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INTRODUCTION
[« Le vodou haïtien », Nicolas Vonarx]
[ISBN 978-2-7535-1759-2 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
LE VODOU HAÏTIEN : DE LA SORCELLERIE ?
A
vant d’être défini comme une religion afro-américaine au même titre
que le candomblé brésilien, la santéria cubaine, le shango de Trinidad
et d’autres cultes de l’aire caraïbéenne, le vodou haïtien était présenté
comme un ensemble de superstitions et de pratiques scandaleuses. Influencés
par des stratégies de domination géopolitique et par une lecture évolutionniste
des sociétés et des traditions religieuses, certains auteurs proposaient effectivement une image négative du vodou au sein d’une littérature para-anthropologique1 qui prétendait informer en toute objectivité des mœurs et des
coutumes haïtiennes. Des étrangers, européens et américains des XIXe et XXe
siècles tenaient donc un discours sur les Haïtiens, Nouveaux Libres de l’ancienne colonie de Saint-Domingue, qui reposait sur des préjugés de couleur
et des présupposés relatifs aux inégalités des races. Orienté, ce discours justifiait le projet de domination politique et culturelle occidental en rapportant
globalement une réalité sociale haïtienne catastrophique et pleine de cruauté.
On soulignait par exemple de graves problèmes de gouvernance politique en
Haïti, une mauvaise gestion économique et une mascarade militaire sans
commune mesure (D’Alaux 1856) après que les Blancs ont dû abandonner
le pays aux mains des gens de couleur et des esclaves révoltés. Haïti s’éloignait
ainsi, disait-on, du chemin de la civilisation et plongeait à ses risques et périls
dans une barbarie couronnée par des pratiques macabres, des meurtres rituels
et des festins anthropophagiques organisés sous l’autorité de sorciers vodou.
Il n’en fallait pas plus pour faire d’Haïti un monde inhumain enflammé de
1.
J’emprunte l’expression para-anthropologique à Jardel. Celui-ci précise qu’une littérature para-anthropologique consiste en « des discours textuels produits par des auteurs
qui ont voulu mettre en représentation l’Autre et ses pratiques culturelles [ici les Haïtiens
et leur mode de vie], sans être ethnologues ou anthropologues de profession. Ces auteurs
prétendaient informer leurs lecteurs des mœurs, coutumes et comportements des
populations qu’ils observaient » (2000 : 452).
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LE VODOU HAÏTIEN Œ Entre médecine, magie et religion
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sorcellerie et l’exemple d’une indépendance ratée. Cette réputation en faisait
même un haut lieu de curiosité pour des visiteurs étrangers qui débarquaient
sur l’île pour y observer ce qu’ils avaient lu chez Spencer Saint-John (1886),
Prichard (1900), Seabrook (1929), Craige (1933), Loederer (1937) ou chez
d’autres auteurs et romanciers.
Débordante de motifs saisissants, cette littérature sur Haïti et son vodou
influençait inévitablement des représentations occidentales et certains
Haïtiens. Elle affichait une Haïti primitive et un ignoble vodou qui renforçaient bien cette idée du « Nègre cannibale » discutée dans les travaux d’Hurbon (1988). Et Hollywood d’en profiter et d’en rajouter dans des scénarios
et des productions qui retentissent encore aujourd’hui sur grands écrans et
dans notre imaginaire d’Occidentaux. Davantage, ces écrits ont heurté des
intellectuels et politiciens haïtiens2 qui se défendaient dès lors des accusations
et des insultes portées à leur endroit. Ils réagissaient à une lecture raciste de
leur réalité et ne ménageaient pas leurs efforts pour en montrer les absurdités
et les incohérences. Ils réfutaient les accusations d’infériorité et de barbarie
en soulignant que les faits reprochés à Haïti ne lui étaient pas réservés. Certains
invalidaient les postulats sur lesquels on fondait l’inégalité des races et leur
hiérarchisation. Ils avançaient même qu’Haïti était un bel exemple pour
accepter la race noire capable de s’inscrire dans un projet de civilisation.
Quant au vodou, le sujet était d’après eux démodé en raison des interdictions
dont il faisait les frais. Les dérives et péripéties romanesques des étrangers
devaient être alors nuancées, même s’il restait à leurs yeux quelques traces du
vodou chez des paysans qui manquaient encore d’éducation et d’instruction.
Néanmoins, leur plaidoyer en faveur d’une nouvelle image d’Haïti manquait
vraisemblablement de convaincre à une période où l’Église catholique menait
de rudes batailles contre l’idolâtrie, contre les praticiens vodou et leurs soidisant fétiches. Renonçant ainsi à la contestation, d’autres intellectuels
embrassaient les desseins de l’Occident et acceptaient que la réhabilitation
d’Haïti dans un concert de nations civilisées requèrait la disparition du vodou.
Ils formulaient même des stratégies politiques et religieuses capables de mettre
Haïti sur la route du progrès et de l’inscrire dans un projet chrétien de développement. Le rejet du vodou apparaisait dorénavant comme la marque d’un
patriotisme et une disposition sociale et individuelle qui devait garantir le
développement spirituel des Haïtiens, le prestige national, et l’amélioration
de la situation politique, économique et culturelle locale.
2.
Voir notamment les réactions de Janvier (1884, 1883), Firmin (1885), Price (1900) et
Léger (1907).
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Introduction
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De cette façon, la littérature para-anthropologique enfermait le vodou
dans le registre de la sorcellerie. Elle confirmait ce qu’on avait appris de la
période esclavagiste dans les écrits de Moreau de Saint-Méry (1797), de
Descourtilz (1809 [1935]) et d’autres voyageurs qui avaient partagé la part
diabolique et meurtrière du vodou du temps de la colonie. En décrivant une
scène d’ophiolâtrie sur une plantation sucrière, le premier avait effectivement
rapporté l’existence de transes et d’offrandes, en plus d’avertir ses lecteurs
qu’il n’y avait rien de plus dangereux que le culte vodou ; à comprendre selon
lui comme « le plus hideux des empires », des « scènes affligeantes pour la
raison » et « une espèce de bacchanale ». Quant au second, il aurait été témoin
de « vaudoux » en crise qui hurlaient et écumaient comme des bêtes féroces,
comme il eut connaissance de cas cliniques extravagants qui corroboraient
son avis sur la place centrale que jouaient la vengeance, la magie et l’empoisonnement au sein du vodou. Tous deux nous apprenaient finalement qu’il
existait un culte des morts à Saint-Domingue, des sorciers, de la magie, des
rituels collectifs (voir Pluchon 1987). Ils balisaient déjà une littérature à venir
sur le vodou, toujours plus riche en détails, en bizarreries, sur un culte a priori
mystérieux et diabolique, sur des pratiques impitoyables, obscènes et criminelles.
LE VODOU HAÏTIEN : DE LA RELIGION ?
Fort heureusement, la connaissance du vodou ne s’est pas limitée à cette
grande part de fantaisies et d’absurdités. Plus tard, le vodou est devenu un
objet d’étude pour des ethnologues haïtiens et des chercheurs intéressés par
les cultures afro-américaines. Dans le cadre de réflexions et de questionnements plus réfléchis, on retenait qu’il fallait le concevoir comme une religion.
Cette nouvelle construction est apparue dans les années 1920 à la suite des
travaux de Jean Price-Mars (1998 [1928]) et de la publication de son essai
ethnographique « Ainsi parla l’oncle » où le vodou est présenté comme un
témoin important des origines africaines du peuple haïtien. La mise en forme
du vodou par Price-Mars était fondée sur des revendications d’ordre identitaire
et s’alignait sur une valorisation des « cultures noires » qu’on reconnaîtra plus
tard comme les débuts du mouvement de la Négritude. Le vodou intégrait
de cette manière un programme de recherche basé sur l’originalité de la culture
haïtienne et de son folklore. Du même souffle, il passait du statut de croyances et de pratiques superstitieuses à celui de religion une fois soumis aux
critères de définition évoqués par une sociologie religieuse française. D’après
Price-Mars :
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LE VODOU HAÏTIEN Œ Entre médecine, magie et religion
[Le vodou devait être inclus dans le répertoire des religions] parce que tous les
adeptes croient à l’existence des êtres spirituels qui vivent quelque part dans
l’univers en étroite intimité avec les humains dont ils dominent l’activité. Ces
êtres invisibles constituent un Olympe innombrable formé de dieux dont les
plus grands d’entre eux portent le titre de Papa ou Grand Maître et ont le droit
à des hommages particuliers. Le vaudou est une religion parce que le culte
dévolu à ses dieux réclame un corps sacerdotal hiérarchisé, une société de
fidèles, des temples, des autels, des cérémonies et, enfin, toute une tradition
orale qui n’est certes pas parvenue jusqu’à nous sans altération, mais grâce à
laquelle se transmettent les parties essentielles de ce culte. Le vaudou est une
religion parce que, à travers le fatras des légendes et la corruption des fables,
on peut démêler une théologie, un système de représentation grâce auquel,
primitivement, nos ancêtres africains s’expliquaient les phénomènes naturels
et qui gisent de façon latente à la base des croyances anarchiques sur lesquelles
repose le catholicisme hybride de nos masses populaires. (Price-Mars 1998 :
31-32 [1928])
Un virage dans la manière de saisir le vodou était bel et bien amorcé.
Il allait conduire à une école d’ethnologie haïtienne formée à la suite des
travaux de Price-Mars, qui allait d’abord s’exprimer dans des revues indigénistes comme Les Griots , puis publier des articles dans le bulletin du Bureau
national d’ethnologie qu’avaient mis sur pieds Jacques Roumain et Alfred
Métraux en 1941. On traitait ici de la vie du paysan haïtien, et de la famille
en Haïti, des fables haïtiennes, des croyances, des contes, des proverbes et
des légendes du pays, en même temps qu’on s’intéressait au vodou, à son
panthéon, à ses temples, à ses praticiens, à son corps sacerdotal, à ses possessions et à ses initiations. Se succédèrent alors des travaux en sciences sociales
dans la première moitié du XXe siècle où l’on découvrait une génération
d’ethnologues haïtiens animés pour beaucoup par un projet nationaliste et
des positions indigénistes. Ils valorisaient le vodou en même temps qu’ils en
livraient la substance dans quelques monographies qui détaillent le panthéon
vodou, ses temples, ses cérémonies destinées à des lwa, ses techniques de
divination, ses danses et ses chants. À cela s’ajoutaient des questionnements
sur la nature polythéiste ou monothéiste du vodou et sur des liens qu’on
pouvait tisser entre le vodou et d’autres religions afin d’en livrer les lointaines
et mystérieuses origines. Le tout faisait conclure qu’il s’agisisait d’un système
religieux bien organisé, même si on méconnait au fond les méthodes
employées par les chercheurs et leurs informateurs dans leurs enquêtes (Paul
1949), et si cette méconnaissance nous alerte à propos d’éventuelles surinterprétations et exagérations qui auraient servi la défense et la valorisation du
vodou.
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Dans tous les cas, qu’ils soient ou non déterminés par un contexte
sociopolitique particulier, par une redéfinition de l’identité culturelle haïtienne
ou par des catégorisations scientifiques du religieux, ces travaux et ceux
d’auteurs bien connus comme Herskovits (1937), Simpson (1940, 1945,
1954) et Métraux (1958a) se sont concentrés sur le contenu et les composants
du vodou. Ce n’est que plus tard, après la dictature de François Duvalier
(1957-1971), que des recherches ont situé le vodou au carrefour de multiples
dimensions de la vie sociale haïtienne. L’approche ethnographique et les
investigations de terrain ont alors été mises de côté au profit d’une approche
politique de l’objet qui le présentait aux lecteurs comme une religion de classe
sociale, un indicateur des rapports de pouvoir et un espace d’expression pour
un groupe défavorisé. Certaines de ses fonctions sociales étaient rapportées
dans une analyse des rapports de classe, de la situation socioéconomique et
de l’histoire haïtienne enchevêtrée dans des rapports de domination macrosociaux. Le vodou est alors devenu dans la littérature savante un espace social
où l’Haïtien pouvait être à l’abri du contrôle sociopolitique, un espace de
résistance identitaire utile à une libération culturelle et politique, ou encore,
le témoin d’un système social figé sur le plan sociopolitique et économique3.
D’UN VODOU CONDAMNÉ À UN VODOU VALORISÉ
Dans l’éventail des savoirs disponibles et produits sur le vodou, ses liens
à la sorcellerie ou à la religion sont deux pistes de réflexion longtemps empruntées par les chercheurs. En fait, au-delà de nombreux travaux qui abordent
les dimensions politiques du vodou, ses aspects historiques et des généralités
habituellement énoncées, de nombreuses publications visent l’exclusion ou
au contraire la valorisation du vodou dans l’espace religieux et culturel haïtien.
La première piste de réflexion est « religio-centrée ». Elle trouve ses inspirations
dans les luttes passées de l’Église catholique contre le vodou qui a atteint des
sommets dans les années 1890 et 1940 avec l’organisation de campagnes
anti-superstitieuses. Désormais, on convient qu’il faut mettre en place des
stratégies évangélisatrices plus tolérantes des cultures locales en s’appuyant
sur le concept d’inculturation qui vise l’enracinement du christianisme dans
différentes réalités culturelles en étant plus tolérant des différences. La réussite
de ce projet dépend dorénavant de prêtres catholiques sensibles aux contextes culturels et invités à libérer les aspects positifs d’une culture en identifiant
dans son contenu des éléments de provenance divine. Une façon d’être et de
vivre, chrétienne, singulière mais néanmoins fondée sur un évangile commun,
3.
Voir par exemple les travaux d’Hurbon (1972), d’Appolon (1976) et de Saint Louis
(2000) qui sont très représentatifs de ces constructions du vodou.
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LE VODOU HAÏTIEN Œ Entre médecine, magie et religion
doit émerger de cet enracinement. Sans devoir encore et toujours affronter
le vodou et ses représentants pour s’en débarrasser, il s’agit donc d’en faire
une analyse qui réponde aux impératifs du projet catholique d’inculturation.
Le vodou est alors étudié pour en tirer profit. Autrement dit, il faut y relever
le bon et le mauvais, le tolérable et l’intolérable à partir des critères et des
valeurs de l’Église catholique. Le vodou et ses éléments sont situés entre deux
pôles, un pôle magique et un pôle religieux. Les pratiques magiques sont
mises à l’index. Vershueren (1948) l’avait déjà fait dans ses travaux prétendument relativistes qui dénonçaient les aspects magiques et démoniaques du
vodou. Les recherches plus sérieuses et mieux détaillées de Kerboull (1973)
avaient encore renforcé ces positions en précisant qu’il était plus juste de
considérer le vodou comme une magie, puisque le pragmatisme des pratiques
y dominait la dimension spirituelle. Bref, dans cette optique d’exclusion du
vodou appuyée par des savoirs scientifiques, l’objet est présenté comme un
ensemble de valeurs acceptables quand elles répondent à la vision chrétienne
de la pratique et du sentiment religieux. Par contre, quand elles n’y répondent
pas et qu’elles contrarient l’esprit de l’Évangile, il faudrait les éliminer comme
le souligne Joint (1999). Ainsi, sur cette piste de réflexion, le vodou n’est plus
intégré dans le registre des religions. Il est plutôt déplacé dans celui du culturel (Augustin 1999). Entendons ici qu’il faut s’abstenir de le présenter comme
une religion à part entière afin de ne pas entrer dans des débats éthiques
évoqués de fait par de nouvelles croisades.
La seconde piste de réflexion va dans un sens bien différent de la précédente. Quand nous la suivons, elle nous conduit plutôt à des rapports
intimes qui existent entre des auteurs et leur objet de recherche dans le cadre
d’une valorisation du vodou comme religion bienfaisante. Certains travaux
publiés avant les années 1950 avaient déjà mis en évidence ce type de rapport
à travers notamment des écrits qui vantaient les dimensions ésotériques et les
principes cabalistiques du vodou (voir Holly 1919 et Rigaud 1953), qui
entretenaient son caractère mystérieux, et gardaient soigneusement ses secrets
pour de rares initiés. Actuellement, des chercheurs en livrent les aspects
positifs au point d’en oublier le reste. Dans une proximité affective avec
l’objet et faisant parfois valoir leur expérience individuelle d’initiés dans la
production de savoirs scientifiques, ils poursuivent cette valorisation discutée
plus haut, et projettent de surcroît de faire reconnaître officiellement le vodou
dans l’organisation politique et religieuse haïtienne. C’est notamment l’objectif de plusieurs associations de défense du vodou4 qui regroupent parfois des
4.
Par exemple, The Congress of Santa Barbara organise des colloques universitaires sur le
vodou à la suite d’un premier colloque qui s’est tenu en 1997 à l’université de Californie
de Santa Barbara. Lors de ces colloques, des chercheurs et praticiens vodou partagent
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chercheurs et professeurs d’université. D’ailleurs, certains d’entre eux ne
tarissent pas d’éloges à l’endroit de son esthétique, de sa théologie, de sa
philosophie, de sa vision du monde et de son potentiel artistique (Michel et
Bellegarde-Smith 1999). On avance, par exemple, que cette religion offre des
principes moraux et une relation au monde riches d’enseignement pour les
Occidentaux parce qu’elle fait accepter les limites de la condition humaine,
qu’elle ne déplace pas la responsabilité des problèmes vers l’individu, et qu’elle
offre un mode de gestion collectif du quotidien (Brown McCarthy 1998).
Le vodou serait un puissant rempart contre les inégalités sociales, un humanisme riche d’entraide, de justice, de respect envers les aînés, de soutien
familial, de pardon et de valeurs communautaires (Michel 1995, 2002). Il
serait un espace de conscientisation et de mobilisation politique susceptible
de renforcer la démocratie et la justice en Haïti (Clérismé 2006), voire une
médecine suprême centrée sur un équilibre énergétique fondamental au regard
de la place que l’Homme prend dans un environnement global (Beauvoir
2006). Leconte (2002) rappelle même que le vodou permet de défendre les
faibles contre les puissants dans un contexte haïtien où la justice est dysfonctionnelle et qu’il soigne et guérit la tuberculose, l’asthme, le tétanos et d’autres
maladies dans un contexte sanitaire précaire où la médecine scientifique est
relativement absente. À le suivre et à consulter d’autres auteurs comme Planson
(1974, 1999) qui demeure un initié de référence, on croirait que le vodou
est bien une religion de l’avenir, celle du troisième millénaire. Il paraît encore
que sa reconnaissance officielle pourrait améliorer la situation socioéconomique haïtienne. Par conséquent, il n’est pas étonnant de voir un vodou
toujours plus familier et plus accessible, parfois déraciné du contexte original
où il prend toutes ses significations. Il apparaît ici et là, passe les frontières,
s’offre sur le réseau Internet à travers des initiations destinées à ceux qui sont
en quête de « magico-religiosité ». Il est encore présenté aux États-Unis et
ailleurs sous une forme matérielle, dans des musées et d’autres lieux où l’on
expose le culturel. Là, il se déploie en objets d’art, épuré et délié, au sens où
quelques esprits, quelques autels et quelques rythmes de musique sont exportés pour servir d’ambassadeurs de la culture populaire haïtienne.
leurs communications et le tout prend parfois des allures de communion avec l’objet
de recherche. Car des prières, des libations et des chants vodou font partie des rencontres scientifiques gérées par des universitaires parfois initiés au vodou.
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L’IMPORTANCE D’ANCRER LE VODOU DANS LE QUOTIDIEN
DES HAÏTIENS
On aura compris des pages précédentes que les travaux ethnographiques
produits sur le vodou jusque dans les années 1960 ont permis de nuancer
une version diabolique. Ils sont encore aujourd’hui des références incontournables du fait qu’ils en ont livré la substance. Rares sont maintenant les
chercheurs qui réalisent des ethnographies similaires ou s’interrogent sur le
vodou de cette manière. On pourrait croire que cette approche n’est plus
vraiment pertinente et se limite à ces connaissances en les reprenant encore
et toujours à l’identique, sans jamais les remettre en question. Il en est de
même en ce qui concerne les analyses des origines du vodou et de ses dimensions politiques qui ne semblent plus apporter de nouveautés (lire par exemple Trouillot 1970, Laguerre 1989, Desquiron 1990, Thornton 1998, Hurbon
1999). Quant aux approches d’exclusion et de valorisation du vodou, et les
discours savants qui les accompagnent, ils sont utilitaristes et visent une
transformation du paysage socioreligieux haïtien à travers la promotion du
vodou ou sa disparition progressive au profit des religions chrétiennes.
Ces contours et dessous d’une production scientifique montrent finalement que des convictions politico-religieuses et un environnement sociopolitique marqué par des rapports de domination orientent la production
des savoirs sur le vodou. En plus de constater divers intérêts et un contexte
particulier qui soutiennent les réflexions scientifiques, on note encore que les
savoirs produits sont limités, tout comme le sont les approches et les pistes
de recherche empruntées pour connaître le vodou. Effectivement, ses aspects
substantifs sont les plus abordés et le vodou comme religion ou comme
ensemble de croyances religieuses domine les études, au point où le vodou
semble d’abord et avant tout se tenir dans le paysage religieux haïtien. Or, la
connaissance qu’on possède du vodou reste partielle comme nous le faisait
déjà remarquer Kerboull en 1973. Selon lui :
De rares chercheurs ont abordé le vaudou des campagnes, beaucoup plus
difficile à observer, évidemment, comme n’étant pas à portée de main.
Herskovits, après un séjour de trois mois en 1934, dans la région de Mirebalais,
en a publié les résultats, et J-B Romain, doyen de la faculté d’Haïti, a consacré
quelque 70 pages, d’excellente venue, à la vie religieuse de la région de Milot.
Mais ce sont là des exceptions limitées, et le professeur Roger Bastide – éminent
spécialiste de l’Amérique latine et tout particulièrement des Noirs brésiliens
– est fondé à écrire : « Certes, les images que les ethnologues nous donnent
du vaudou haïtien sont généralement très proches les unes des autres, mais
c’est qu’elles décrivent toutes le même vaudou local : celui de la région avoisinant la capitale. (Kerboull 1973 : 12)
Introduction
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Laguerre ne le contrariait pas dans les propos suivants :
Bien que beaucoup de travaux aient été publiés jusque là sur le sujet, cette
religion syncrétiste, créole et afro-haïtienne est très peu connue. […] le manque
de recherche de terrain, le manque de rigueur scientifique dans la plupart des
travaux publiés et le dogmatisme des pionniers de l’Institut d’Ethnologie de
Port-au-Prince ont aidé à pérenniser un certain nombre de mythes à l’endroit
du vodou. (Laguerre 1979 : 7)
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Et d’Ans d’appuyer un peu plus tard les auteurs précédents en soulignant
la pauvreté et la partialité des études ethnographiques sur le vodou.
Suite au déferlement des vagues successives de l’exaltation indigéniste et de
l’intérêt ethnologique, on pourrait imaginer que le vaudou est aujourd’hui un
fait bien connu, convenablement décrit et donc facile à synthétiser. Or, cela
n’est que partiellement vrai. D’une part, l’intérêt des intellectuels haïtiens à
l’égard du vaudou a toujours été canalisé par des considérations politiques a
priori plus soucieuses d’utiliser le vaudou à des fins partisanes que d’en prendre
connaissance avec l’attention méthodique et nuancée qui serait de rigueur pour
les études ethnographiques. […] Pour rendre à nos connaissances leur exacte
portée, il faut donc bien préciser tout d’abord que la quasi-inexistence de
témoignages, à la fois venus « de l’intérieur » et non suspects de frelaterie, nous
interdit d’affirmer rien de précis au sujet de la relation existant nécessairement
entre ces trois étages (personnel, familial et collectif ) de la pratique vaudouisante. (d’Ans 1985 : 400-401)
Pour comprendre ces carences, il faut rappeler que l’interdiction des
pratiques vodou et les luttes historiques ont considérablement limité les
possibilités d’obtenir des données sur le vodou (Ramsey 2005). Au final, on
possède quelques descriptions de cérémonies publiques destinées aux lwa et
aux ancêtres, (insuffisamment documentées par Parsons en 1928 et par
Simpson en 1940 et 1954), des descriptions moins complètes chez Herskovits
(1937), Métraux (1958a), Leiris (1951) et Courlander (1960), et pratiquement rien après 1960. En ce qui concerne les autres pratiques vodou, plus
nombreuses et privées, gérées par et pour une famille, à l’abri des regards, on
ne dispose pas d’observation. C’est le cas par exemple des pratiques thérapeutiques vodou dont les connaissances tiennent seulement sur quelques
pages d’observation empruntées à Métraux (1958a). Discutée ailleurs (Vonarx
2005), la pauvreté du matériel empirique et mes connaissances actuelles du
vodou indiquent en plus qu’il faut nuancer quelques conclusions courrament
admises sur le vodou. Après un an et demi de recherche dans les campagnes
en Haïti, j’ai noté par exemple un manque d’homogénéité en ce qui concerne
le panthéon vodou en m’entretenant avec des Haïtiens et des praticiens vodou.
Dans les campagnes où j’ai enquêté pendant un an et demi, j’ai relevé l’inexistence des cheminements initiatiques présentés dans la littérature qui informe
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sur les étapes à suivre et à passer pour devenir initié ou praticien vodou et
l’inexistence de confréries vodou à l’image de confréries devenues populaires
comme celles de Souvenance et Nan Soukri. Bref, les conclusions issues de
mon terrain anthropologique et d’une mise à l’épreuve d’une organisation et
d’un contenu vodou qui font consensus dans la littérature supposent que
nous fassions l’analyse critique des savoirs disponibles sur ce sujet. On est
loin de tout connaître sur le vodou et il est impératif de renouer avec des
études ethnographiques même si le terrain haïtien n’est pas simple et l’objet
difficile d’accès. Retenons encore qu’il ne s’agit pas de revenir sur de vieux
débats et de remettre en question le fait que le vodou est une religion afroaméricaine, puisque cette étiquette lui est garantie par des critères5 de sociologie des religions. Il s’agit plutôt de prendre garde aux excès de sens qui
enferment le vodou dans des catégories inadéquates. À ce titre, il m’apparaît
important de composer avec des pratiques et des représentations locales, avant
que ne s’opèrent des transformations dans le vodou compte tenu du dynamisme des associations de défense du vodou, de restructuration et de réhabilitation.
En empruntant cette voie, le vodou se déploie dans le quotidien des
Haïtiens et le recours aux praticiens vodou est sous la loupe des chercheurs.
L’accent mis sur les aspects substantifs du vodou, sur les dimensions politiques
du vodou, sur son histoire et ses origines n’a pas permis de bien montrer la
nature des rapports que les Haïtiens entretenaient avec le vodou. Ainsi,
l’analyse des aspects fonctionnels de cet objet en termes d’usages sociaux est
selon moi plus fructueuse. Effectivement, c’est dans la gestion des événements
et des problèmes de la vie quotidienne que le vodou a du sens. En fait, les
dimensions religieuses, politiques, historiques et identitaires du vodou me
semblent moins animer la planification des pratiques et le recours aux praticiens que ne le font des motivations relatives à l’usage du vodou. S’intéresser
alors aux circonstances et aux modalités des recours qui conduisent les Haïtiens
vers les praticiens et les rituels vodou dans une approche plus microsociologique, comme mettre en question les réponses qu’on leur propose est une
tâche essentielle pour comprendre les significations du vodou dans leur
5.
Voir notamment les critères de sociologie des religions avancés par Lambert (1991).
Selon ces critères, un système de croyances et de pratiques peut être qualifié de religion
quand il répond à certains critères précis. Pour Lambert, nous sommes en présence
d’une religion quand on trouve : 1) des références à un monde surnaturel, à une ou à
des entités invisibles et/ou transcendantales ; 2) des stratégies de communication entre
les hommes et ce surnaturel ; 3) une forme communautaire ou de regroupement qui
se présente comme un lieu d’expression des croyances, d’exercice de la pratique religieuse
et de partage de sentiments.
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réalité. Il faut donc mettre l’accent sur les usages sociaux du vodou dans une
analyse en profondeur des pratiques, des comportements et de la réalité des
acteurs.
Cette approche empruntée, le vodou nous livre un certain nombre de
fonctionnalités. Il fournit par exemple une vision du monde et maintient les
liens de parenté à partir de cérémonies familiales. Il alimente des conceptions
du monde visible et du monde invisible, formule et diffuse des théories sur
l’existence de phénomènes surnaturels, sur la place d’entités non humaines
(les lwa) dans la réalité haïtienne, et sur les rapports qui existent entre les
humains et celles-là. De la même manière, des rituels planifiés sur les habitations familiales, soutenus par des obligations, des devoirs envers les lwa ou
des dettes héritées envers les lwa d’un lignage, renforcent des liens et une
cohésion sociale en convoquant les membres d’une même famille afin qu’ils
assument ensemble quelques responsabilités et des festivités. Le vodou offre
encore une ligne de conduite et limite l’agressivité physique en proposant des
règlements sous des formes alternatives. Sa dimension magico-religieuse et
sorcière, identifiée dans des pratiques qui ont pour finalité d’envoyer une
maladie, de provoquer la mort ou de rendre justice à quelqu’un, agit sur les
façons de se comporter dans la communauté, sur la qualité des relations
sociales et sur les représentations qu’ont les Haïtiens des événements de la vie
quotidienne. Il suffit d’ailleurs d’observer le travail de quelques praticiens
vodou pour se rendre compte de la vitalité des pratiques qui s’inscrivent dans
le registre de la magie agressive et de la sorcellerie. Le compte-rendu suivant
d’une pratique que j’ai observée dans le cimetière de Port-au-Prince l’illustre
assez bien.
À midi, quatre personnes étaient présentes devant certaines croix très visitées
du cimetière de Port-au-Prince. Nous étions devant la croix du lwa Baron
Lakroi, encore appelé Kriminèl, dont un vieil homme boiteux, une femme
maigre habillée en jaune, une femme plus corpulente et une troisième à l’apparence plus chic. Ils sollicitaient un des lwa les plus macabres du vodou. Devant
la croix, ils avaient enfoui une demande écrite sur un morceau de papier blanc.
Ils l’accompagnaient d’un morceau de pain et de quelques libations de klèren6
(alcool de canne à sucre). La femme corpulente précisait ensuite sa demande
oralement, se plaignait de ne pas profiter des ressources financières de son fils
immigré récemment. Elle mettait en avant ses mérites personnels dans l’éducation et le succès de ce dernier, disait avoir souffert et tout donné pour
l’éducation de ses enfants. Aujourd’hui on ne lui reconnaissait pas ses efforts.
6.
Le klèren est un alcool local produit à partir du jus de canne à sucre. Il est distillé dans
des guildiv. Il est meilleur marché que le rhum haïtien et se consomme souvent avec
des racines et des feuilles macérées.
12
LE VODOU HAÏTIEN Œ Entre médecine, magie et religion
[« Le vodou haïtien », Nicolas Vonarx]
[ISBN 978-2-7535-1759-2 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
Sa belle-fille en était la cause. Elle exprimait alors sa litanie, ses plaintes et sa
demande sur un ton dur et directif, puis ordonnait au lwa Kriminèl de lui
rendre justice et de satisfaire sa demande. Assistée par les autres participants,
elle fouettait la croix de plusieurs coups de bâton et l’agressait de trois coups
de poignard. Elle demandait au lwa de faire couler le sang de sa future victime.
On entendait que sa belle-fille devait mourir dans les sept jours à venir et
comprenait que les gestes précédents devaient l’atteindre par sympathie mimétique. Ils s’en allaient ensuite devant la croix du maître du cimetière, le lwa
Baron Samdi. Là, devant cette croix géante noircie par les pratiques déroulées
à ses pieds, ils continuaient leur demande et faisaient le tour des autres lwa
mortifères animés des mêmes intentions.
La croix du lwa Baron Lakroi dit Kriminèl. Cimetière de Port-auPrince.
S’adresser au lwa Baron Lakroi avec quelques ingrédients, libations
et promesses pour en obtenir les faveurs. Cimetière de Port-auPrince.
[« Le vodou haïtien », Nicolas Vonarx]
[ISBN 978-2-7535-1759-2 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
Introduction
13
Le praticien met donc sa magie et sa sorcellerie à la disposition de ses
clients dans un esprit de vengeance. Redresseur de torts à ses heures, il règle
aussi des conflits et punit des coupables. Il enclenche ainsi des procédures
judiciaires parallèles aux tribunaux, aux juges de paix et aux administrateurs
des sections rurales. Ainsi, les conflits, les escroqueries, les mésententes, les
vols, les humiliations et divers problèmes mènent souvent chez le praticien
vodou. Disons que ses pratiques magico-religieuses évitent au commanditaire
de réaliser des actions physiques lourdes de conséquences pour lui et sa famille,
et qu’elles lui permettent d’agir dans une logique de vengeance sans qu’il ait
à nommer une victime dont le sort dépend surtout de sa culpabilité et du
bon jugement des lwa. Le vodou canalise ainsi une agressivité et régule des
rapports sociaux que l’État haïtien ne gère pas. Comme solution de rechange,
le vodou montre ici un de ses aspects positifs à condition, bien sûr, de sousestimer l’efficacité des pratiques de sorcellerie pour ne retenir là qu’une forme
d’action symbolique apaisante pour les plus contrariés.
Un autre aspect de l’offre vodou consiste à répondre aux problèmes
économiques des consultants. À ceux qui cherchent les moyens de changer leur misérable sort, qui veulent se protéger d’infortunes, garantir leur
réussite sociale, augmenter leur capital de chance dans un quotidien où
les aléas mènent souvent à la perte, le vodou offre une palette de services.
Dans un contexte d’extrême pauvreté où la majorité des Haïtiens vivent
dans des campagnes improductives et des bidonvilles, les praticiens sont
sollicités pour leurs pratiques magiques. On attend d’eux qu’ils donnent
les moyens d’améliorer des activités commerçantes, d’attirer les clients,
de concurrencer les autres vendeurs et de protéger les biens. Les personnes avides de quitter le pays trouvent chez eux des moyens de passer une
frontière sans être inquiétées. Celles qui veulent obtenir un emploi y
trouvent les moyens d’assurer le succès d’un entretien d’embauche. Bref,
beaucoup acquièrent chez le praticien vodou un pwen (point)7 ou un
7.
Le pwen est un procédé magique, une force ou un pouvoir, une propriété exagérée hors
du commun. Il est plus fréquent, plus répandu et moins coûteux que l’engagement. Il
apparaît sous plusieurs formes. Parfois, il s’agit de charger un objet d’une force particulière qui permettra à celui qui le possède d’atteindre des objectifs souhaités (habit,
bijou, foulard, mouchoir, machette, étant les objets les plus communs). C’est le cas des
marchandes qui font charger leur bourse d’un « pwen chaud » pour vendre plus et se
protéger d’éventuelles pertes financières. C’est aussi le cas des joueurs de loterie avides
de gains et de ceux qui cherchent un travail, qui veulent garantir la sécurité de leur
emploi ou s’attirer les faveurs de leur employeur. Mais le oungan peut aussi placer un
pwen dans un lieu. Le pwen est alors symbolisé par un objet ou par un lwa, qu’on
installe ou qu’on enterre. Les marchés, les boutiques, l’habitation, les jardins, les camions,
les taxis et même les églises pentecôtistes en bénéficient aux dires de praticiens vodou.
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LE VODOU HAÏTIEN Œ Entre médecine, magie et religion
[« Le vodou haïtien », Nicolas Vonarx]
[ISBN 978-2-7535-1759-2 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
angajman (engagement)8 qui améliorent leurs conditions de vie, les éloignent
par exemple de diverses infortunes ou les protègent des échecs.
En plus de gérer des rapports sociaux, des rapports amoureux, des
rapports au monde et de marquer globalement un paysage socioculturel
haïtien, le vodou offre des moments d’amusement lors de festivités. Dans des
rituels annuels ou de simples rencontres organisées chez un oungan, les participants habitués, visiteurs d’un soir ou simples badauds, viennent se divertir et rompre avec une monotonie quotidienne riche en embarras. Ils viennent
agrémenter leur journée, boire un coup, manger, rire et faire des rencontres
de bon voisinage entrecoupées de quelques déhanchements sur un fond de
tambourinage et de mélopées entraînantes. Cette dimension festive du vodou
n’est pas négligeable pour de nombreux Haïtiens qui profitent ici de menus
plaisirs et qui ne viennent pas forcément chez un praticien pour une consultation et une demande spécifique. Enfin, notons que le vodou est fortement
enraciné dans la réalité haïtienne et qu’il en prend le pouls pour s’y ajuster.
Avec ses pratiques magico-religieuses, il répond aux manques et s’inscrit dans
une quête de mieux-être. Avec ses oungan justiciers, leurs pratiques menaçantes et leurs messages éducatifs formulés dans certaines occasions et dominés par les notions de sanction et de culpabilité, il aide à la gestion des rapports
interpersonnels. En inscrivant les individus dans une relation indélébile avec
des lieux et une famille élargie, il aide à conserver les liens familiaux et réduit
l’éclatement des communautés locales dans un contexte d’exode rural important. Avec ses contrats d’engagement signés avec des lwa, il présente une
interprétation des inégalités sociales en les expliquant sous l’angle d’une bonne
ou d’une mauvaise moralité. Bref, il se trouve plusieurs aspects dans le vodou
dont l’analyse est requise quand il est question de le comprendre dans la
réalité haïtienne et la vie des Haïtiens.
8.
Il est bon de rappeler qu’on trouve dans certaines îles des Caraïbes des références à des
alliances que contractent certaines personnes avec une entité surnaturelle. On entend
notamment parler de pacte diabolique aux Antilles françaises (Revert 1979 ; Degoul
2000), ou de contrat faustien dans lequel l’individu bénéficie d’avantages financiers
importants en échange de sacrifices qui ne sont pas des moindres. On retrouve des
éléments de même nature en Haïti quand on lit les premières publications de Métraux
(1953a) sur le vodou. On entend communément parler de personnes engagées avec
un lwa qu’elles ont acheté chez un oungan et dont elles devront payer un jour de leur
vie les services (ou de celle d’un proche). Dans ce cas, l’engagement ne trompe personne,
puisque tout le monde sait pertinemment que la fortune ne sourit pas du jour au
lendemain, qu’elle est liée au travail d’un oungan malfaiteur, et qu’elle entraîne avec
elle un décès précoce, une fin de vie pénible ou des événements terribles dans une
famille.
Introduction
15
VODOU ET MALADIE : UN RAPPORT INCONTOURNABLE
Des multiples aspects fonctionnels du vodou, celui des usages qu’en
font les Haïtiens pour améliorer leur santé et guérir la maladie est le plus
important. Conway l’avançait avant moi en 1978, et citait encore Murray
pour dire que :
[« Le vodou haïtien », Nicolas Vonarx]
[ISBN 978-2-7535-1759-2 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
The houngan has had many faces in haitian history. But of these many faces,
the houngan of… Kinanbwa is first and foremost a healer, and the major
manifest function of the entire voodoo cult in the research region is the prevention, diagnosis, and healing of illness. If one had to sum up domestic
voodoo in a sentence, it would have to be described as a folk-medical system…
(Murray 1977, cité par Conway 1978 : 105-106)
Laguerre allait dans le même sens en affirmant :
C’est peut-être l’aspect le plus important du vodou au point de vue de l’anthropologie appliquée. La plupart des cérémonies sont exécutées pour prévenir ou
guérir des maladies. Les préoccupations médicales sont au cœur même du
vodou. Le rôle du prêtre vodou comme médecin ou psychiatre traditionnel
ou comme rebouteux mérite d’être étudié spécialement dans ses techniques
de soins. La richesse de la pharmacopée vodoue n’a pas encore été étudiée. La
place du vodou dans la médecine populaire doit être étudiée pour une meilleure
adaptation des services de santé publique en Haïti. (Laguerre 1979 : 12)
Ces préoccupations pour la santé et la maladie sont d’ailleurs identifiées
dans toutes les religions afro-américaines9. On l’a constaté à Trinidad auprès
de praticiens et thérapeutes du shango qui sont en charge de certains maux
et traitent les malades dans le cadre de rituels assez complexes. De la même
manière, on a défini la santéria cubaine comme un système thérapeutique de
soins de santé mentale et comme un système de prise en charge holistique
de la maladie qui est alternatif à la biomédecine. Ses représentants prendraient
en charge les problèmes relationnels avec les esprits, le mauvais œil, les attaques de sorcellerie, les envois d’esprits maléfiques et les faiblesses spirituelles
occasionnées par le départ d’un élément qui compose la personne. Les Cubains
y recouraient en premier lieu pour des raisons de santé. Au Brésil, les pères
de saint et les médiums initiés du candomblé accueillent des malades et
répondent à des troubles physiques et mentaux à l’aide de prières, de plantes,
de bains, de cataplasmes, d’infusions et de rituels. Dans son analyse comparée de certaines religions afro-américaines, Murphy précisait que cette religion :
9.
Lire à ce sujet les travaux de Simpson (1962), Boghen et Boghen (1972), Aho et Minott
(1977), Sandoval (1979), Loyola (1982), Dorival (1996), Yoyo (2000), Du Toit (2001),
Anthony (2002) et de Wedel (2004).
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LE VODOU HAÏTIEN Œ Entre médecine, magie et religion
[« Le vodou haïtien », Nicolas Vonarx]
[ISBN 978-2-7535-1759-2 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
…provides services to the wider community in the form of counseling and
therapy. Priestesses charge fees for consultations and serve a community that
has virtually no access to the services of university-trained medical and legal
professionals. […]. Candomble offers a thorough system of diagnosis and
prescription based on the reading of sixteen cowrie shells. […]. The consultee
is referred to the spiritual sources of his or her difficulty and offered a prescription for its resolution, usually involving certain ritual steps which will
reestablish his or her connection with the orixa that has offered the paradigmatic problem and solution. The most frequent treatments involve the use of
healing leaves, and priestesses learn a vast pharmacopeia of spiritually and
chemically plants. (Murphy 1994 : 57)
Des caractéristiques identiques ont aussi été relevées au sein des pratiques magico-religieuses populaires des Antilles françaises, où des praticiens
quimbois et séanciers sont sollicités pour des maux physiques et des troubles
mentaux. Ils utilisent une pharmacopée locale dans des pratiques proches de
celles observées dans les îles voisines.
La majorité des systèmes religieux et magico-religieux afro-caribéens
entretiennent donc à leur façon des rapports plus ou moins prononcés avec
la santé et la maladie. J’ai constaté la même chose au sujet du vodou lors de
mes premiers passages en Haïti en 1998 et 1999. J’étais alors engagé au sein
d’une organisation de solidarité internationale dans certaines campagnes et
mon intérêt pour les stratégies locales de guérison et la gestion de la maladie
m’avait conduit chez des praticiens vodou. La médecine créole haïtienne était
devenue le point focal de mes activités de recherche tout comme l’interprétation locale des maladies, les conceptions du corps et de la mort. Dans ce
contexte, je trouvais toujours plus flagrante la place du vodou dans les épisodes de maladie, dans les discours et les pratiques de santé des Haïtiens. Il
était indéniable que le vodou façonnait la réalité haïtienne, qu’il participait
pleinement à l’interprétation des événements de la vie quotidienne comme
la mort, la maladie et d’autres infortunes, qu’il était un lieu de recherche
d’aide et proposait des réponses à des maladies qu’on devait traiter et prévenir. Il était présent comme un secteur de recours aux soins dans le paysage
médical haïtien au même titre que la médecine occidentale. Cela dit, même
si cette articulation entre le vodou et la maladie semble claire et évidente, le
sujet est partiellement abordé dans la littérature. Plusieurs auteurs10 qui se
sont penchés sur une maladie en particulier, sur des modèles explicatifs de
maladie, des itinéraires thérapeutiques et la médecine créole, rapportent
effectivement que le vodou est un lieu de recours aux soins, ou qu’il apparaît
10.
Voir notamment les travaux de Wiese (1971), Tremblay (1992, 1995), Brodwin (1996)
ou Farmer (1990, 1994, 1996).
[« Le vodou haïtien », Nicolas Vonarx]
[ISBN 978-2-7535-1759-2 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
Introduction
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dans des logiques étiologico-thérapeutique qui guident l’adoption de comportements. Mais ils ne nous en apprennent pas plus. En fait, cet aspect du
vodou est un peu mieux documenté dans le champ de la santé mentale même
si on s’arrête beaucoup ici sur le phénomène de transe et de possession. Sur
ce point, des conclusions sur les bienfaits du vodou côtoient des positions
plus nuancées. En théorisant par exemple sur le phénomène de possession
vodou ou « crise de possession vodouesque », Dorsainvil a défini la crise comme
une psychopathologie du vodou et le vodou comme une « psychonévrose
religieuse, raciale, héréditaire ». Plus précisément, pour ce psychiatre haïtien,
la crise serait la manifestation de cette psychonévrose ou « un dédoublement
de la personnalité avec altérations fonctionnelles de la sensibilité, de la motilité
et prédominances des symptômes pithiatiques » (Dorsainvil 1931 : 58). Repris
plus tard par Price-Mars (1998 [1928]), le sujet de la possession était cette
fois enraciné dans un univers culturel et perdait en morbidité. Le délire était
toutefois reconnu comme une de ses composantes principales et l’équilibre
mental du possédé était toujours douteux. La possession était un désordre
potentiel et le possédé un sujet malade, voire un demeuré ou un être psychologiquement perturbé si l’on en croit les travaux d’E. Douyon (1964). Pour
finir, on a ajouté que le système de croyances vodou jouait un rôle dans
l’apparition des maladies mentales (Bijou 1963 ; Philippe 1981) parce qu’il
trompait certains Haïtiens sur la vraie réalité, qu’il nourrissait les scénarios
délirants de type mystique et paranoïde (jalousie, persécution) et renforçait
les sentiments d’oppression et d’anxiété.
À l’inverse, des auteurs11 se sont penchés sur les liens positifs qui existaient entre le vodou et la santé mentale. Ils ont parlé d’une ethnopsychiatrie
vodou dont les thérapeutes pouvaient identifier et décoder les troubles mentaux en rapport avec les spécificités de la réalité et de la culture haïtiennes.
Ils ont encore mis l’accent sur les phénomènes de transe et de possession
déclenchés dans des cérémonies vodou en soulignant qu’elles correspondaient
à un défoulement émotionnel et à une expulsion de tensions psychiques et
physiques. Elles s’apparenteraient à un exutoire qui libère l’individu d’encombrantes « crasses de l’esprit », qui lui permet de régler ses comptes avec certaines personnes et le conduit vers une certaine relaxation. Bref, parce
qu’elles mobilisent un ensemble d’énergies physiques et psychiques, qu’elles
conduisent l’individu possédé à s’exprimer librement sous couvert d’une autre
identité, la possession et la transe seraient une mise en scène thérapeutique
capable de résoudre et de prévenir divers problèmes. Aux vertus de ce
11.
Voir à ce sujet les travaux de Mars (1948), de Kiev (1961, 1966b) et de L. Douyon
(1967).
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LE VODOU HAÏTIEN Œ Entre médecine, magie et religion
[« Le vodou haïtien », Nicolas Vonarx]
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psychodrame s’ajouterait encore l’élection d’un individu par des lwa qui ne
possèdent pas n’importe qui. Une autre fonction de la possession serait alors
de réhabiliter dans leur communauté des individus mis à l’écart et de désamorcer et de régler des conflits.
Finalement, les études des rapports entre le vodou et la maladie se sont
beaucoup limitées au domaine de la santé mentale. Il n’y a rien là d’étonnant,
puisque le sujet de la santé a longtemps été réservé aux médecins et que les
approches ont généralement été influencées par des présupposés biomédicaux
et par une division entre le corps et l’esprit qui ont servi à distinguer les
pratiques thérapeutiques et à mesurer leur efficacité. Dans cet ordre d’idées,
les praticiens vodou ne pouvaient être qu’habiles dans le traitement des maux
de l’esprit. Tous les autres bienfaits de leur prise en charge sur la santé des
malades devaient s’expliquer par des principes actifs qu’on trouvait dans
l’usage de simples ou par des effets placebo de la pratique symbolique religieuse. N’oublions pas toutefois dans ce panorama, de revenir sur les travaux
d’Alfred Métraux qui se distinguent des précédents. Effectivement, en 1953,
l’auteur a publié un texte très général sur la « fonction médicale » du vodou
qu’il considérait comme très importante. Pour la première fois, un auteur
donnait quelques détails sur les catégories de maladies en Haïti, en présentant
des exemples de maladies, leurs diagnostics et leurs étiologies. C’est véritablement une des rares sources ethnographiques qui fournit quelques données
relatives à des pratiques thérapeutiques et des cas concrets de prise en charge
des personnes malades chez les praticiens vodou. Dans ces observations, on
reconnaît que les oungan sont des thérapeutes de la médecine populaire qui
ne s’occupent pas seulement de désordres mentaux ou comportementaux. Ils
gèrent aussi des problèmes graves, chroniques et désespérés, au point où
Métraux a souligné qu’il était « … malavisé de condamner le vodou comme
une superstition coûteuse et inutile tant que l’on n’aura pas procuré au peuple
haïtien l’équivalent de ce que le vodou lui permet et essaye de réaliser pour
lui » (1953b : 66). Malgré toute la richesse de ce texte, retenons quand même
que ses observations de pratiques soignantes vodou tiennent sur quelques
pages, qu’elles se réduisent à un traitement réalisé pour un malade affecté par
des âmes et à différentes techniques diagnostiques.
NOUVELLE PROPOSITION SUR LE VODOU
Cet état des lieux ou recension d’écrits sur le vodou et la maladie indique que l’on possède bien des informations sur la possession et les façons
dont elle influence la santé des possédés, une vie collective et des relations
sociales. Nous avons en main des informations sur des pratiques diagnostiques
[« Le vodou haïtien », Nicolas Vonarx]
[ISBN 978-2-7535-1759-2 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
Introduction
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et quelques données sur des étapes de gestion de la souffrance par les oungan.
Nous disposons en plus d’éléments sur un type de maladie dont les praticiens
auraient l’exclusivité ou pour lequel ils seraient des soignants appropriés, et
savons que la préoccupation relative à la santé et à la maladie dans certains
rituels religieux reste encore à déchiffrer. Finalement, nous pouvons conclure
qu’il reste encore à apprendre sur les rapports qu’entretient le vodou avec la
maladie. Les travaux sur le sujet datent pour beaucoup, et ne renseignent pas
sur les prises en charge proposées par les oungan aux malades, sur les savoirs
relatifs à la maladie qu’ils mobilisent dans leurs prises en charge, et sur les
pratiques qu’ils planifient pour répondre à la maladie. Pourtant, Métraux
avait amorcé cette réflexion, et Kiev (1966b) avait envisagé une collaboration
entre les praticiens de la médecine occidentale et ceux du vodou dans les
années 1960. Mais nous en sommes restés à ces premiers pas, auxquels se
sont ajoutées ici et là des bribes d’observations et de réflexions. Ces manques
et zones d’ombre s’expliquent sans doute par l’approche substantive qui a
dominé les études sur le vodou et qui en a limité la connaissance. Ils relèvent
encore d’un accès difficile à des pratiques de guérison vodou, car les modalités d’accès à des pratiques vodou privées sont différentes de celles qui
conduisent vers des cérémonies publiques accessibles à tous. J’en dirai
d’ailleurs quelques mots plus tard.
Compte tenu de ces carences, j’ai décidé d’explorer cette dimension du
vodou en 2002, en ayant à l’esprit qu’on ne pouvait pas faire abstraction des
Haïtiens dans une recherche sur le vodou et qu’il fallait connaître sa place et
son rôle dans leur quotidien. En adoptant cette approche et en profitant de
mes premières connaissances du vodou lors de terrains d’enquête préalables,
j’ai décidé d’aborder le vodou comme un espace de recours aux soins pour
les personnes malades et comme un lieu de pratiques et de savoirs relatifs à
la maladie. Plus précisément, je me suis intéressé à la souffrance des Haïtiens,
à leurs comportements et à la gestion des événements qui nécessitaient une
recherche d’aide, des solutions et la mobilisation d’un ensemble de ressources.
Je devais chercher dans les expériences vécues par les malades comment les
savoirs, les pratiques et les praticiens vodou y étaient convoqués et mobilisés.
Concrètement, mes objectifs étaient d’analyser :
1) la place du vodou au sein du pluralisme médico-religieux haïtien ;
2) comment les savoirs, les pratiques et les discours des praticiens vodou
intervenaient dans les épisodes de maladie ;
3) les prises en charge et les pratiques de soins que proposaient les
praticiens à ceux qui les sollicitaient.
[« Le vodou haïtien », Nicolas Vonarx]
[ISBN 978-2-7535-1759-2 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
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LE VODOU HAÏTIEN Œ Entre médecine, magie et religion
J’ai alors élargi la notion de pluralisme médical pour utiliser celle de
pluralisme médico-religieux en raison d’une présence évidente du religieux
dans le champ de la santé en Haïti. Je retenais que ce pluralisme renvoyait à
la multiplication de secteurs de soins relativement distincts qui composent
un système médical. La pluralité apparaît ici à un niveau social où la biomédecine côtoie souvent d’autres médecines qu’on dit profanes, traditionnelles,
populaires ou alternatives. Mais elle se rapporte encore à une conjugaison
d’éléments d’origines diverses dans les pratiques de soins et dans les savoirs
mobilisés par les thérapeutes pour répondre aux problèmes de santé. Elle se
dissimule aussi dans les itinéraires des malades qui vont et viennent de secteur
en secteur, multipliant ainsi leurs comportements et ajustant le sens qu’ils
donnent à leur maladie en fonction de traditions de soins différentes. L’analyse
du pluralisme médico-religieux supposait donc une lecture à plusieurs niveaux
pour en saisir la totalité. En suivant les réflexions de Brodwin (1996) sur ce
sujet, je devais d’abord m’intéresser à l’organisation sociale, aux médecines,
religions et aux autres institutions qui composaient une organisation médicoreligieuse (premier niveau). Je devais poursuivre ensuite l’examen des pratiques
afin d’identifier dans les traditions de soins et les expériences de maladie la
coexistence de multiples éléments (second niveau).
Situer le vodou au sein du pluralisme médico-religieux consistait à
retracer historiquement la présence des différents secteurs de soins en Haïti
et à comprendre leurs interrelations. La présence du vodou dans ce pluralisme
devait être analysée en tenant compte d’un ordre plus global, en fonction de
dynamiques sociales et de relations que cet espace de soins entretenait avec
les autres. Et puisque le pluralisme médico-religieux consistait aussi en une
coexistence de pratiques et de savoirs au sein des différents lieux de soins,
situer le vodou au sein du pluralisme médico-religieux revenait à identifier
cette coexistence dans les pratiques et les savoirs des différents thérapeutes,
en relevant des phénomènes de contact, d’échange et d’éventuels emprunts.
Aussi, le projet d’analyser les pratiques et les savoirs vodou, et leur place
dans les épisodes des malades, m’obligeait à suivre des itinéraires thérapeutiques. Entendus en anthropologie médicale comme une progression de l’épisode de maladie caractérisée par une succession de décisions qui s’inscrivent
dans un cadre social élargi et qui fait référence au vécu de l’individu et à la
société dans laquelle il vit (Csordas et Kleinman 1990), les itinéraires devaient me conduire vers différents secteurs de soins du pluralisme médico-religieux. Ils devaient donc me donner accès à des pratiques relatives à la santé
et la maladie. En suivant des itinéraires d’Haïtiens, les portes du vodou
devaient s’ouvrir, des pratiques se laisser observer et appréhender dans la quête
de guérison, et les discours des différents acteurs devenir plus intelligibles.
Introduction
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[« Le vodou haïtien », Nicolas Vonarx]
[ISBN 978-2-7535-1759-2 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
Enquête dans certaines campagnes haïtiennes
Pour atteindre ces objectifs, j’ai privilégié une ethnographie de terrain
centrée sur les champs d’investigation délimités précédemment. Une immersion dans la société haïtienne et une proximité avec la population étaient des
conditions essentielles pour mener à bien ce projet. Elles permettaient encore
d’enraciner des phénomènes dans leur contexte ou de les situer sur une toile
de fond socioculturelle et de les analyser avec une connaissance détaillée du
cadre général où ils prennent leurs significations. Avec ce qu’elle implique
comme engagement et comme posture, une inscription physique dans la
société haïtienne me semblait incontournable pour étudier les pratiques
vodou. Un terrain anthropologique de huit mois a donc succédé aux deux
terrains12 dont j’ai dit quelques mots auparavant.
Mes enquêtes se sont ainsi déroulées dans le département de l’Artibonite,
à Bwa-Bijou, une commune rurale composée de plusieurs sections et de
nombreuses localités dont les contours ont surtout du sens pour les habitants
qui s’y réfèrent pour préciser leur appartenance, leur attachement à certaines
terres et leurs liens de parenté. Dans cette commune dominent d’innombrables mornes et vallées qui entourent un bourg rural agrandi chaque jour par
l’arrivée et l’installation de nouveaux habitants descendus des sections rurales. Ceux-là se greffent à sa périphérie, allongent sans cesse des allées de
maisons exiguës composées de deux pièces et collées les unes aux autres. La
vie quotidienne s’accommode ici d’une précarité bien connue en Haïti, avec
des problèmes d’eau potable, l’absence d’électricité et des services publics
quasiment inexistants. Aux sorties du bourg commencent les sections dont
le sort tombe en disgrâce. Il faut traverser des rivières, monter et descendre
des mornes pour atteindre l’extrémité de la commune en cinq ou six heures
de marche en fonction de la section visitée. Progressivement, la piste cède sa
place à un réseau complexe de sentiers qui n’a aucun secret pour les habitants.
La description qu’en a livrée Moral (1961) il y a 50 ans est toujours d’actualité, comme le sont les clichés du monde rural haïtien fournis par Métraux
en 1957. On a l’impression que rien n’a véritablement changé. Les sentiers
se faufilent toujours « à travers les jardins, gravissent les pentes abruptes en
vertigineux lacets, passent les têtes de ravine en surplombs impressionnants,
suivent les lignes de crête, les « tranchants », épousent les moindres accidents
12.
Ceux-là m’avaient déjà fourni des données relatives à la maladie et à sa gestion en Haïti,
permis d’apprendre la langue créole haïtienne, d’établir des relations avec de nombreux
intervenants biomédicaux et des thérapeutes de la médecine créole haïtienne. Ils avaient
servi à planifier de nouvelles stratégies d’enquête et à identifier des lieux et des personnes pertinentes pour aborder mon objet d’étude.
[« Le vodou haïtien », Nicolas Vonarx]
[ISBN 978-2-7535-1759-2 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
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LE VODOU HAÏTIEN Œ Entre médecine, magie et religion
du relief, pour former une trame serrée apparemment inextricable » (Moral
1961 : 237). Et là se trouve un habitat relativement dispersé, une intimité
plus grande que dans le bourg de la commune, et beaucoup moins d’avantage.
L’eau se trouve cette fois dans les rivières, les ravines ou à certaines fontaines
quand une organisation de solidarité internationale est passée là et que le
terrain était propice à ce type d’installation. Les maisons ne sont pas faites
de blocs de ciment, mais construites en colombage avec du torchis badigeonné
de chaux. Pour les moins fortunés et les plus nombreux, le sol est en terre
battue et le toit fait de branches de mil. Quant à la cour (ou au lakou en
créole), elle est délimitée par une haie de plantes grasses et épineuses qui la
protège des intrus et des animaux en liberté qui cherchent désespérément
quelque chose à se mettre sous la dent. Quelques poules, cabris, cochons et
l’immanquable chien de garde rachitique y déambulent souvent. On y trouve
le grenier sur piliers, avec la cuisine, certains outils indispensables comme le
mortier et son pilon, et parfois un ou deux arbres qui offrent un peu d’ombre
et servent de reposoir pour sécher les épis de maïs.
L’ensemble est de petite taille et l’on convient que le lakou ancestral
haïtien composé de plusieurs maisons, de plusieurs membres d’une famille
et de leur descendance n’est plus du tout d’actualité. En fait, ces lakou qui
auraient existé au XIXe siècle, qui seraient liés à d’anciennes politiques agraires qui limitaient les déplacements des paysans et les attachaient à la terre
pour la travailler, qui répondaient à des exigences de rentabilité, et supposaient
Petit sentier à flanc de Montagne. En arrière plan l’intensité du déboisement dans les
départements de l’Ouest et du Sud-est.
Introduction
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[« Le vodou haïtien », Nicolas Vonarx]
[ISBN 978-2-7535-1759-2 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
l’autorité d’un aîné sur les membres d’une famille, ont bel et bien disparu.
Leur disparition, la division des terres à la suite d’héritages, le déplacement
des cultivateurs vers des terres plus fertiles et le changement de cultures
vivrières ont favorisé l’éclosion de petites unités familiales. Aujourd’hui, la
cour est bien différente de ce lakou mythique dont on parle à propos d’Haïti,
alors qu’on en connaît juste le déclin et la disparition avec les travaux de
Bastien (1985). L’organisation familiale est maintenant bien différente. La
cour est celle d’un couple et de ses enfants, située au voisinage d’un frère,
d’un oncle ou d’un cousin qui a hérité d’un morceau de terrain ou l’a obtenu
à son mariage pour y construire sa maison. Ainsi, dans chaque localité se sont
installés en majorité les membres d’une famille qui ont un ancêtre commun.
Une rue dans le bourg de Bwa-Bijou.
Place du marché de Bwa-Bijou.
[« Le vodou haïtien », Nicolas Vonarx]
[ISBN 978-2-7535-1759-2 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
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LE VODOU HAÏTIEN Œ Entre médecine, magie et religion
Dans un lakou. Le grenier Un lakou bordé par une haie de plantes grasses et épineuses.
et la cuisine derrière la La maison faite de paille et de chaume.
grand-mère et l’enfant.
Cultivateur de père en fils.
Dans la cuisine, en train de préparer du riz
et des intestins de poule.
[« Le vodou haïtien », Nicolas Vonarx]
[ISBN 978-2-7535-1759-2 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
Introduction
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Ils sont en majorité des paysans qui ne sont pas toujours propriétaires
des terres cultivées. Leurs ressources foncières se sont divisées, leurs récoltes
amoindries et le contexte climatique n’a fait qu’aggraver la situation en
balayant la terre des mornes de ses pluies torrentielles. Aujourd’hui, à BwaBijou, les jardins ne produisent plus beaucoup et le paysan cultive quelques
denrées sur des petits lopins de terre. Il est laissé à lui-même et travaille pour
subsister et vendre une part de ses récoltes afin de se procurer de l’huile, de
la farine, du riz, d’autres aliments et matériaux nécessaires pour les repas et
d’autres activités. Comme ailleurs, la pauvreté est la règle, la mort est quotidienne et n’ignore pas le bien-portant comme l’avance brutalement un
proverbe haïtien. Quand elle franchit le seuil de la porte du lakou, il faut
d’ailleurs vendre des animaux, un morceau de terrain et le peu qu’on possède
pour organiser de dignes funérailles, acheter un costume, payer un cercueil,
louer une place au cimetière et préparer les festivités qui suivront l’enterrement. En plus de la souffrance morale qu’elle provoque, la mort accable par
les coûts qu’elle impose aux vivants. Pour le dire brièvement, les campagnes
haïtiennes et leurs habitants font voir la désolation d’un système longtemps
totalitaire et les effets désastreux qu’a opéré une domination politico-économique occidentale dans l’histoire d’Haïti. Les malheurs et les chargins jalonnent les tranches de vie, malgré les remarques de certains observateurs et
visiteurs qui insistent parfois pour dire que le sourire affiché de l’Haïtien
témoigne d’une douceur de vivre en ce pays.
Techniques d’enquête
C’est sur ce terrain, et tout particulièrement dans deux sections rurales
et le bourg, que mes enquêtes ont été réalisées et que j’ai rencontré des informateurs d’août 2002 à avril 2003. Une observation de la vie quotidienne,
des interactions et des conduites locales m’a fourni des repères pour m’inscrire
dans ce milieu et ajuster mes stratégies d’enquête. Cette observation était
surtout concentrée sur les lieux de pratiques vodou et dans les autres lieux de
recherche d’aide où des malades étaient soignés. Aussi, une observation directe
ciblait des pratiques spécifiques qu’il m’était données de voir lors de visites
chez des praticiens ou en fréquentant des lieux susceptibles d’accueillir des
pratiques thérapeutiques. Je répétais mes passages dans ces lieux et chez les
oungan. Je rendais visite à plusieurs d’entre eux une même journée pour
connaître leurs activités à venir. Je suivais de près leur emploi du temps.
L’occasion d’être convié à des pratiques dépendait en fait de nos relations, de
leur bon vouloir et de mon habileté à être informé des activités en perspective
et en préparation. Mes observations étaient notées sur des carnets et certaines
pratiques étaient parfois enregistrées sur bande vidéo. Une retranscription
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LE VODOU HAÏTIEN Œ Entre médecine, magie et religion
[« Le vodou haïtien », Nicolas Vonarx]
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suivait l’observation à partir d’une grille d’analyse préalablement établie,
ajustée en fonction des situations observées, et inspirée des travaux de Laguerre
(1987) qui portent sur l’analyse des rituels thérapeutiques et préventifs religieux dans les médecines de la Caraïbe, des publications de Maisonneuve
(1988) qui présentent la mise en scène des rituels et leurs caractéristiques
générales, et celles d’Arsenault (1999) qui portent sur la prestation et les
procédures structurant les rituels.
Finalement, dans cette recherche, j’ai profité de plusieurs jours d’observation et de nombreuses visites dans des cimetières et sur un lieu de pèlerinage
vodou. J’ai observé une quinzaine de pratiques thérapeutiques et préventives
isolées, et plusieurs autres pratiques vodou aux finalités multiples. J’ai suivi
trois prises en charge complètes de personnes, composées de plusieurs pratiques soignantes vodou étalées sur plusieurs jours. J’ai observé huit rituels
organisés annuellement chez des praticiens vodou et une quinzaine de consultations chez des oungan. J’ai aussi suivi en détail deux services familiaux
organisés sur des habitations en l’honneur d’ancêtres et de lwa. Plusieurs fois,
j’ai eu l’occasion d’observer le travail de praticiens issus de différents secteurs
de soins. J’ai alors observé des pratiques de soins dans les structures de santé
biomédicales, des pratiques dans des églises protestantes pentecôtistes et chez
les autres thérapeutes de la médecine créole.
D’un autre côté, parce qu’il fallait obtenir un discours sur plusieurs
thèmes relatifs à mon sujet j’ai eu recours à la technique de l’entretien individuel. Cette technique ciblait les pratiques réalisées par les oungan, leurs
savoirs relatifs à la maladie, le pluralisme médico-religieux, les relations entre
les différents thérapeutes, les rôles de chaque secteur de soins, et les différentes étapes des itinéraires thérapeutiques. Pour ma recherche, j’ai exploité
trente-neuf entretiens formels réalisés auprès de dix-sept oungan et de quatre
manbo. À ces entretiens se sont ajoutées de nombreuses rencontres avec quatre
oungan et deux manbo que j’ai fréquentés régulièrement, et avec lesquels j’ai
constamment échangé sur les savoirs et les pratiques vodou. Auprès des praticiens des différents secteurs de soins, j’ai réalisé vingt entretiens en plus de
rencontrer de nombreux accoucheurs pendant une formation qui leur était
offerte par le ministère de la Santé et de la Population. Pour recueillir des
données relatives au vodou et aux pratiques de soins des différents thérapeutes, j’ai réalisé vingt entrevues avec des personnes susceptibles de compléter
mes connaissances. J’ai rencontré un tambourineur, un laveur de morts,
plusieurs personnes très âgées, des assistants de oungan, des gardiens de
cimetière, des participants dans les rituels vodou et d’autres personnes bien
informées de certains sujets. Pour finir, j’ai conduit de courtes entrevues avec
des malades dans les structures de santé biomédicales, des entrevues plus
Introduction
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[« Le vodou haïtien », Nicolas Vonarx]
[ISBN 978-2-7535-1759-2 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
longues avec des malades ou d’anciens malades dans leur maison, et des
entrevues répétées avec des personnes auprès de qui j’étudiais la globalité de
leur itinéraire thérapeutique.
Je rencontrais souvent les informateurs dans les différents secteurs de
soins et les thérapeutes étaient choisis en fonction de leur notoriété, de leur
présence sur les lieux de mes enquêtes, et de leur participation dans les épisodes de maladie que j’analysais. Bien sûr, ces rencontres étaient aussi déterminées par d’autres circonstances, mais elles découlaient surtout des réseaux
de relations dans lesquels j’évoluais durant mon séjour. Une première rencontre servait à évaluer la pertinence et l’intérêt de m’entretenir avec un
informateur potentiel. Elle précédait généralement des échanges plus formels
et des observations quand l’informateur était volontaire pour participer sans
rémunération à mes enquêtes.
Mes entretiens étaient réalisés chez les répondants ou à mon domicile
et enregistrés. Là où je logeais, leur contenu était confidentiel. Ailleurs, cet
aspect de l’entretien dépendait des lieux physiques et des exigences de certains
répondants qui préféraient parfois la présence de proches pendant la rencontre. Dans tous les cas, des thèmes précis guidaient son déroulement sans que
ces derniers m’empêchent de gérer l’entretien à ma guise en fonction du
discours produit et du répondant. Même s’ils étaient centrés, mes entretiens
étaient composés de questions ouvertes et me laissaient l’entière liberté de
redéfinir des directions, d’approfondir certains sujets ou d’en aborder d’imprévus. La plupart du temps, il s’agissait d’user d’habiletés dans une langue que
je maîtrisais, et sans intermédiaire, pour obtenir des discours sur des sujets
souvent délicats. La qualité des entretiens dépendait bien entendu de différents
facteurs, et Merriam (1988) précise sur ce point que les compétences personnelles de l’intervieweur y sont centrales et déterminantes. Un style personnel
d’entretien apparaissait alors progressivement et chaque nouvel entretien se
nourrissait des précédents et des connaissances obtenues progressivement. Il
fallait bien sûr rassurer les répondants et les informer sur l’utilisation des
données qu’ils allaient me permettre de recueillir, comme il fallait les informer
de mon projet de recherche et leur demander s’ils consentaient à y participer
sous la forme que je leur proposais.
Enfin, et puisqu’un terrain anthropologique ne se réduit pas du tout à
l’usage de quelques techniques d’enquête, j’ai retranscrit mon itinéraire dans
les campagnes en tenant un journal de terrain en plus de fiches sur lesquelles
je notais mes réflexions, mes interrogations et ma première analyse des phénomènes étudiés. Dans ce journal, je laissais les traces de mon itinéraire en
Haïti et de mes activités. Mon aventure de chercheur y était contée du premier
au dernier jour. J’y rapportais mes foulées d’enquêteur, des questionnements
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LE VODOU HAÏTIEN Œ Entre médecine, magie et religion
[« Le vodou haïtien », Nicolas Vonarx]
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relatifs à ma construction du vodou comme objet de recherche, mes réflexions
sur le déroulement de ma collecte de données et des directions que devait
prendre ma recherche. J’y ai inscrit mes rencontres, mes activités et mes
efforts, mes moments perdus, mes épisodes de maladie, mes succès, mes
échecs, mes satisfactions et mes ras-le-bol, bref mon quotidien et mes préoccupations de chercheur. Ce journal m’a ensuite servi pour comprendre ma
démarche dans la quête des données, pour ne pas oublier les modalités qui
entouraient l’utilisation des techniques d’enquête, pour me donner des pistes
d’analyse et me rappeler des points essentiels à traiter dans de futures publications.
En conclusion, ces techniques d’enquête m’ont permis de collecter un
matériel de terrain qui s’est greffé à un ensemble de données obtenues en
consultant des ouvrages, des articles et diverses documentations sur Haïti et
sur les thèmes majeurs de cette recherche. Pour être complet, il faut aussi
ajouter les nombreuses rencontres informelles et quotidiennes pendant lesquelles les conversations étaient centrées sur les thèmes de ma recherche. Elles
se comptent en centaines d’heures de discussion aussi importantes que les
entretiens, puisque ces heures se transformaient en notes, en fiches et en pages
de journal. Ces heures me permettaient de reprendre les points obscurs de
rencontres et d’observations précédentes, de m’interroger sur un fait observé
et de confirmer mes connaissances. J’étais ainsi présent, auprès de oungan,
de manbo, de malades et d’anciens malades, dans une relation plus amicale
et moins officielle, jour après jour dans ma quête d’informations, à questionner et à récolter toujours. Des rendez-vous ratés m’en donnaient l’occasion.
Mes ballades à bicyclette me conduisaient vers l’imprévu au détour de carrefours. Des sons de tambours me guidaient spontanément vers des rituels et
le hasard m’accompagnait dans mes efforts incessants pour récolter des
données. Ma collecte s’apparentait parfois à une brocante pour reprendre
l’expression de Jean Benoist (cité dans Lévy 2000). Je ramassais de-ci, de-là,
pour être capable de meubler des synthèses ultérieures, pour comprendre et
interpréter les faits que j’étudiais.
Les particularités d’une enquête sur le vodou
L’utilisation des techniques décrites plus haut ne pouvaient se passer
d’une présence dans un monde haïtien et d’un rapport singulier avec une
population, qui sont déterminants d’une approche ethnographique réussie.
En même temps, cette présence et ce rapport sont modulés par la spécificité
d’un objet vodou qui invite le chercheur à adopter des stratégies et une posture particulières. Je pense d’ailleurs que l’absence de matériel empirique sur
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[ISBN 978-2-7535-1759-2 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
Introduction
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le vodou s’explique en partie par un objet qui n’est pas toujours accessible.
Bien sûr, le oungan cache rarement sa fonction de praticien. Il s’affiche souvent
ainsi et son habitation est jalonnée de signes qui ne trompent pas le visiteur
avisé. Certaines activités se déroulent encore au vu et au su de tout le monde,
qu’il s’agisse de soirées dansantes ou de cérémonies annuelles dont on vante
souvent la grandeur et la popularité. Mais les activités du praticien qui ont
pour finalité de donner la mort, la maladie, de rendre justice à une offense,
de protéger, de rendre chanceux un consultant ou de traiter une maladie sont
moins visibles. Elles sont aussi moins bruyantes et les participants y sont
beaucoup moins nombreux. Moins accessibles aussi parce qu’elles commencent souvent à la tombée de la nuit et qu’elles se poursuivent tard, dans
l’enceinte d’un lieu de travail privé (le badji) et à l’extérieur, quand on ne
distingue pas qui va là et quand le moment n’est pas propice aux visites de
voisinage. Tout Haïtien sait à ce propos que le monde de la nuit est réservé
au travail des lwa, à l’activité des praticiens vodou, des sociétés secrètes et à
toutes les autres manifestations semblables qui hantent les carrefours et les
sentiers. On évite alors de s’y retrouver quand on n’est pas de ceux-là et quand
on ne possède pas les moyens de faire face à des situations inquiétantes et a
priori dangereuses. Pour accéder aux pratiques de oungan noctambules, il faut
donc se déplacer accompagné, avoir de bonnes références et établir une relation de proximité avec des praticiens. La durée du terrain et la personnalité
du chercheur sont ici déterminantes pour que se crée un rapport de confiance
et que s’ouvrent ensuite les portes d’un vodou nocturne, dans le cas où le
chercheur n’a pas choisi de monnayer ses observations ou de solliciter un
travail pour son propre compte.
Les portes framchies, la patience, la persévérance et la résistance sont à
leurs tours essentielles dans l’épreuve du terrain et la collecte de données.
Effectivement, le travail de terrain dans les campagnes haïtiennes est loin
d’être une détente, parce ce qu’en plus de monter les mornes pendant des
heures afin d’observer une pratique qui n’aura peut-être pas lieu, les activités
vodou ne s’observent pas en une ou deux heures. Certes, des praticiens travaillent rapidement, mais souvent, il s’agit de rester dans des pièces de six à
dix mètres carrés pendant six heures et plus, tard dans la nuit, de prendre des
notes à la chandelle dans une atmosphère où se mélangent des parfums, des
poudres et des liquides le plus souvent fétides et très gênants. Il faut revenir
le lendemain et le surlendemain pour poursuivre les observations, terminer
dans la nuit et reprendre au lever du jour. Autant dire que tout observer d’une
prise en charge thérapeutique pose quelques problèmes, tout comme suivre
l’ensemble des étapes des itinéraires thérapeutiques dès qu’on s’éloigne du
malade et de ceux qui organisent la thérapie.
[« Le vodou haïtien », Nicolas Vonarx]
[ISBN 978-2-7535-1759-2 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
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LE VODOU HAÏTIEN Œ Entre médecine, magie et religion
Évidemment, ces conditions ont influencé mon accès aux données,
puisqu’il était indispensable d’observer des pratiques dans mon projet. Sans
cela, j’aurais été obligé de me satisfaire de discours recueillis en interrogeant
des praticiens et des Haïtiens sur le vodou. À ce sujet, j’aurais aussi été très
limité puisque dire et faire sont parfois très éloignés quand on parle de rapports au vodou. D’abord, les discours des oungan ne rendent pas complètement compte de la dimension de leurs pratiques. Étant le plus souvent
possédé par un ou plusieurs lwa lors de pratiques qui ne relèvent pas de
protocole explicite, le praticien ne dévoile qu’un schéma grossier de ses activités lors d’entretiens. En plus, il prend des précautions pour ne pas divulguer
certaines connaissances et restreint considérablement les informations récoltées quand on cherche les détails de pratiques et de savoirs vodou. L’entretien
le met dans une situation délicate (d’où il se sort souvent habilement), parce
qu’il est invité à partager des connaissances qui relèvent du secret, de l’héritage
et d’une transmission divine. Pour collecter alors des données, il faut soit
« s’initier » au vodou avec un ou plusieurs praticiens, moyennant un certain
prix, ou fouiller constamment tel un renard pour reprendre l’analogie proposée par Geertz (1986) au sujet du travail de l’anthropologue.
Dans ce contexte, j’ai choisi la seconde option pour obtenir chaque
jour un peu plus de données, même si des praticiens me proposaient
un apprentissage en règle et si je savais pertinemment que certaines dimensions
des pratiques et des savoirs vodou allaient m’échapper. En fouillant, je devais
négocier chaque fois pour obtenir des informations en avançant que le sujet
m’était familier et que je possédais déjà des connaissances sur les pratiques et
les savoirs vodou. Souvent, et avant tout, je devais donner aux oungan des
confirmations sur mes connaissances pour dépasser des généralités et délier
les langues. Car les Haïtiens ne tiennent pas toujours des propos sur tout, et
ne donnent pas leur avis en toute impunité sur des faits qui les touchent ou
concernent leurs voisins. Au contraire, le discours est sous contrôle et les
barrières qui limitent la parole sont nombreuses. Dans une société où la
coercition et les régimes autoritaires ont toujours muselé la population, où
chaque mot à propos d’autrui est pesé, mesuré, où le créole haïtien donne le
loisir de partager sa pensée en usant de suggestions et d’implicites, il n’est pas
facile d’obtenir des informations personnelles sur le vodou et de recueillir des
expériences vécues. Le chercheur doit composer avec ce silence et en tenir
compte. La confiance et la proximité avec les individus sont à nouveau les
ingrédients essentiels pour des échanges productifs.
Qu’en est-il alors des discours de ceux qui ont participé à des pratiques
vodou et qui donnent des informations sur ce sujet ? Considérant d’abord
que les Occidentaux véhiculent sur le vodou certains a priori et qu’ils atten-
[« Le vodou haïtien », Nicolas Vonarx]
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Introduction
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dent souvent qu’on mette en mots leur imaginaire, on entend parfois qu’il
n’y a pas de vodou dans les environs, ou que des pratiques scandaleuses se
réalisent encore chez d’autres Haïtiens, plus loin quand on s’éloigne dans les
campagnes. Des histoires et des anecdotes sur le vodou confirment aussi
certains propos d’anciens romanciers. Et quand il s’agit d’aborder la participation de l’un ou de l’autre à des pratiques et d’apprendre comment ils
organisent un recours éventuel vers les praticiens, les discours s’ajustent à des
espaces de moralité. On se défend d’être de ceux qui recourent au vodou, on
s’en cache et exclu toute participation. On mobilise un discours de rejet
historiquement et socialement enraciné dans la société haïtienne, qui s’ajuste
à la moralité et à l’intégrité sociales de l’individu qu’une parole ou qu’un vécu
dévoilé pourrait très bien entacher. Il est ainsi difficile d’être invité par un
consultant dans une pratique ou pour une consultation sans rapports privilégiés. Une relation qui dépasse celle d’informateur à chercheur est souvent
nécessaire. Elle permet de dissiper les apparences du socialement correct et
acceptable. Elle libère l’informateur d’un ordre du discours en privilégiant
cette fois son vécu et ses problèmes, en le situant dans son rapport quotidien
avec des praticiens vodou et avec ce qui motive ses consultations.
Enfin, l’utilisation des techniques d’enquête est encore indissociable
des perceptions locales à l’endroit du chercheur. Même si des efforts sont faits
pour rappeler des objectifs de recherche et les raisons d’une présence, en
cohérence avec des considérations éthiques de la recherche, on n’arrive pas
toujours à s’acquitter complètement de cette tâche. Mon expérience l’illustre
bien puisque ma présence en Haïti a pris progressivement une signification
singulière. Là, une représentation des observés, observateurs à leur tour, ont
influencé la collecte des données. Plus précisément, ma proximité évidente
avec les praticiens vodou et ma fréquentation quasi maladive des lieux de
pratiques m’associaient au vodou et me rendaient sympathisant du vodou
aux yeux de la population. On me prêtait des intentions dans ce domaine et
me disait praticien vodou, colportait que j’étais là pour obtenir certains
pouvoirs dont j’allais faire usage à mon retour au Canada. Des enfants me
montraient parfois de la méfiance et d’autres me prévenaient des risques que
j’encourais à mettre le nez dans les « affaires de Satan ». Des croyants convaincus voulaient éperdument me convertir et me faire accepter Jésus comme
sauveur personnel. Certains me disaient fou, en exil et en pleine errance. Des
professeurs de l’école où j’ai séjourné quelques mois avaient même rapporté
à leur direction qu’il fallait se méfier de ma présence à cause de ma proximité
avec le vodou. J’étais donc sous surveillance et devenais le sujet de conversations dans une population qui devait absolument aborder les motifs de ma
présence afin de définir encore la nature des relations qu’elle allait entretenir
avec moi.
[« Le vodou haïtien », Nicolas Vonarx]
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LE VODOU HAÏTIEN Œ Entre médecine, magie et religion
On m’attribuait la réputation de bòkò blan (praticien vodou blanc)
même si ma présence dans les campagnes était kaléidoscopique, que je visitais
souvent des pasteurs pentecôtistes et les pères catholiques, que j’avais des amis
protestants baptistes, et que j’ai logé quatre mois chez deux sœurs catholiques.
Il va sans dire que mes activités auprès des oungan prévalaient sur le tout.
Loin de contrarier ma recherche, cette identité qu’on m’avait attribuée favorisait finalement mon accès aux praticiens et à leurs pratiques comme elle
l’avait fait pour Favret-Saada (1977) lors de ses travaux sur la sorcellerie en
France. Mettre les pieds dans le registre de la sorcellerie renvoie au sujet du
pouvoir et à l’usage des connaissances obtenues, puisque nous ne pouvons
être qu’envoûteur, désenvoûteur ou envoûté, disait Favret-Saada. D’évidence,
nous sommes concernés, et l’auteure d’ajouter qu’ « il ne s’agit pas exactement
d’une situation classique d’échange d’information, dans laquelle l’ethnographe pourrait espérer se faire communiquer un savoir innocent sur les croyances et les pratiques de sorcellerie. » (Favret-Saada 1977 : 24), et qu’on ne peut
pas « étudier la sorcellerie sans accepter d’être inclus dans des situations où
elle se manifeste et dans le discours qui l’exprime. » (Favret-Saada 1977 : 34).
Mon statut de praticien vodou potentiel ou de praticien confirmé me conférait donc le droit d’en savoir plus et d’en apprendre plus que d’autres sur le
vodou, la maladie en Haïti et sa gestion. Mes enquêtes profitaient de cette
identité qui orientait chacun sur le type de rapport à entretenir, et les propos
qu’on devait et pouvait me tenir.
LE VODOU EST UN SYSTÈME DE SOINS
OU UNE ETHNOMÉDECINE
Mes enquêtes et l’analyse des données qui les a suivies me font conclure
aujourd’hui que le vodou est un système de soins au sein du pluralisme
médico-religieux haïtien. Davantage, je constate qu’il faut l’accepter comme
un système de soins aux dimensions magico-religieuses, au lieu de le définir
d’emblée comme une religion afro-américaine dont certaines dimensions
renvoient à la maladie. Considérant les nombreux auteurs qui ont cherché à
faire du vodou une religion à part entière, qui en font la promotion comme
religion ou qui ne remettent plus en question cette construction, ma thèse
est pleine de provocation. Elle remet en question plus d’un demi-siècle de
production socio-anthropologique sur le vodou à la lumière des significations
locales que prennent les pratiques, en suggérant une nouvelle approche du
phénomène religieux haïtien. Elle présente une autre lecture de cet objet et
n’accepte pas simplement que des rituels vodou ont une dimension thérapeutique ou préventive et que le vodou fournit un discours sur la maladie et
influence les itinéraires thérapeutiques. Elle va plus loin en définissant cette
Introduction
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[« Le vodou haïtien », Nicolas Vonarx]
[ISBN 978-2-7535-1759-2 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
fois le vodou comme une ethnomédecine ou un système organisé de pratiques
et de savoirs relatifs à la maladie, aux soins et à la guérison, géré par des
praticiens thérapeutes et mobilisé dans des épisodes de maladie.
Évidemment, les faits magiques et religieux ne sont pas exclus et ne
sont pas mineurs dans cette ethnomédecine. Au contraire, ils y sont pleinement convoqués. L’intention de changer l’ordre des choses et vouloir agir sur
des réalités difficiles, des infortunes et des maladies, en mobilisant différents
éléments qu’on sait animés de forces, sont au cœur des pratiques thérapeutiques et préventives, des pratiques de soins et de guérison. Caractéristique
de la magie et du religieux (Samedy 2005), cette visée pratique qui se nourrit aux sources de l’invisible, du mystérieux et du sacré, anime une part
essentielle des activités et des savoirs médicaux vodou. Le geste engagé dans
le maintien de la santé, dans la prévention de la maladie ou dans son traitement a de quoi puiser dans un champ sacré vodou riche en objets divers
(matériaux, liquides et poudres par exemple), en lieux physiques (comme les
cimetières, les carrefours et l’habitation familiale), en symboles, en entités
(des lwa, des morts et des ancêtres notamment), en rituels, en végétaux et en
animaux (préparés pour devenir l’objet de sacrifice par exemple). Pour le dire
dans les termes de Mircea Éliade (1970), cette variété d’éléments sont des
hiérophanies et manifestent une dimension du sacré dans le contexte haïtien
d’aujourd’hui. Pour les Haïtiens et tout particulièrement pour les praticiens
vodou, pour des raisons précises et parce qu’on leur attribue une certaine
efficacité (nous le verrons), ils sont consacrés et sont des plus disposés à être
empruntés afin de transformer le monde visible et matériel de la vie quotidienne et ordinaire. De fait et à partir de ces brèves précisions sur le phénomène magico-religieux, l’arrimage entre médecine, magie et religion sont
immanquables dans le vodou. On ne saurait véritablement réduire le vodou
à une seule de ces trois propositions.
Bien entendu, je propose d’appuyer cette présentation du vodou comme
ethnomédecine aux dimensions magico-religieuses et de faire la démonstration de cette thèse dans le présent ouvrage. Mais avant de nous engager sur
cette voie déjà amorcée dans les pages précédentes à l’aide d’une analyse
critique des savoirs produits sur le vodou, revenons sur la définition d’un
système de soins qui s’applique selon moi au vodou haïtien. Un rapide survol
de la littérature en anthropologie médicale est très utile ici puisque ce domaine
de l’anthropologie s’est concentré sur l’étude comparative de systèmes médicaux qui ont été étudiés pour comprendre la gestion de la maladie et de la
santé dans différentes sociétés. Ces systèmes ont notamment été analysés par
une anthropologie appliquée à la promotion de la santé qui voulait connaître
les pratiques de thérapeutes et déterminer leur efficacité en vue d’intégrer
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LE VODOU HAÏTIEN Œ Entre médecine, magie et religion
[« Le vodou haïtien », Nicolas Vonarx]
[ISBN 978-2-7535-1759-2 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
différentes médecines dans des systèmes de santé. Dans cette optique, les
systèmes médicaux ont surtout été définis à partir de leur contenu et de leurs
fonctions. Par exemple, Fabrega a précisé que le système médical :
embraces the knowledge, tradition, guidelines and values that groups have
vis-à-vis illness and disease. It also includes their way of handling disease and
illness, embracing social institutions, health behavior practices and rules, and
identified personnel and structures involved in the delivery of medical care.
[…] This system includes practitioners, organizations of practitioners, ways
in which these carry out their work, places or physical structures where they
practice, and see persons with illness and disease, institutionalized ways of
certifying and passing judgment on the quality of practitioners, legally binding
and politically grounded forms of medical practice regulations, etc. (Fabrega
1977 : 204 et 224)
Foster et Anderson (1978) les a définis comme un complexe de savoirs,
de croyances, de techniques, de rôles, de normes, de valeurs, d’idéologies,
d’attitudes, d’habitudes, de rituels, de symboles et d’autres éléments qui
participent à la gestion des problèmes de santé. Young (1983) a ajouté qu’un
système médical était une combinaison de différents éléments (idées, pratiques, compétences médicales...) où l’on trouvait des secteurs médicaux et des
traditions médicales. Quant à Kleinman (1978), il apportait encore d’autres
précisions dans un modèle théorique qui devait permettre de comparer ces
systèmes. En plus de rappeler et d’organiser leur contenu, de retenir l’agencement de trois secteurs de soins (populaire, alternatif et officiel), il énonçait
les fonctions des systèmes médicaux, avançait qu’ils devaient fournir une
construction culturelle de la maladie, apporter des éléments pour expliquer
et classer les maladies, proposer des pratiques thérapeutiques, donner des
indications sur les modalités des recours aux soins, indiquer des comportements préventifs, gérer la mort, les maladies chroniques et les résultats des
prises en charge.
Si l’on retient de ces auteurs phares que les systèmes médicaux assurent
certaines fonctions, comprennent des éléments relatifs à la santé, à la maladie
et aux soins, qu’ils sont pluriels, animés et guidés par une vision du monde,
simples ou plutôt complexes, il faut aller encore plus loin pour définir les
systèmes de soins qui sont des sous-systèmes du système médical. Si nous
distinguons le système de soins du système médical, nous ne disposons pas
de définition explicite de ces sous-systèmes. Nous devons déduire des auteurs
précédents et d’autres comme Landy (1977), Genest (1978) Rubel et Hass
(1990) qui se sont penchés sur les ethnomédecines, qu’un système de soins
peut être propre à un groupe et faire référence à une tradition médicale particulière, qu’il partage certaines fonctions et certains contenus avec le système
Introduction
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[ISBN 978-2-7535-1759-2 Presses universitaires de Rennes, 2012, www.pur-editions.fr]
médical. Plus précisément, j’avance qu’un système de soins est : 1) un ensemble organisé, cohérent, ancré socialement et culturellement dans une société
donnée ; 2) que cet ensemble est composé - de praticiens reconnus comme
des guérisseurs et consultés pour cette raison - de lieux de soins et de prises
en charge dans lesquels ses praticiens rencontrent des malades, les traitent et
proposent des réponses aux problèmes qu’ils doivent résoudre - de pratiques,
de techniques, de protocoles et de savoirs spécialisés, appris et communs aux
guérisseurs, qui servent essentiellement à promouvoir la santé, à traiter les
maladies et à les prévenir ; 3) qu’il propose des théories sur la maladie (étiologie, nosographie, diagnostic…) ; 4) qu’il planifie des pratiques thérapeutiques, préventives et soignantes ajustées à ces théories ; 5) qu’il indique des
comportements qui servent à prévenir la maladie.
LES CHAPITRES DE L’OUVRAGE
Puisqu’ils définissent sur le plan conceptuel ce que j’entends par système
de soins, ces critères doivent s’appliquer au vodou pour qu’on accepte la thèse
énoncée plus haut. Ils vont donc guider les chapitres suivants et ma démonstration. Je commencerai alors par présenter le vodou comme un lieu de
recherche d’aide qui appartient à un système médical haïtien. Je l’isolerai
ensuite pour l’aborder de l’intérieur en posant mon regard sur les praticiens
vodou, leurs lieux de travail, leurs savoirs et leurs pratiques qui apparaissent
dans des épisodes de maladie. Je procéderai alors en deux étapes : 1) je situerai le vodou comme lieu de recours aux soins au sein d’un paysage médical
pluriel et, 2) j’orienterai mon intérêt vers les activités des praticiens vodou,
leurs pratiques et leurs savoirs médicaux. Dans la première partie du présent
ouvrage, des itinéraires thérapeutiques nous conduiront vers la médecine
créole haïtienne, la biomédecine et les Églises aux missions de guérison qui
sont les trois secteurs de soins du pluralisme médico-religieux haïtien. En
circulant dans ces secteurs auprès de multiples thérapeutes, je me concentrerai sur la place du vodou, sur sa vitalité et son enracinement pour le voir
comme un espace de soins de la médecine créole, et pour montrer qu’il est
diffusé dans les différents secteurs de soins. Nous verrons effectivement que
le vodou et des éléments qui lui sont liés sont présents chez les thérapeutes
et dans la variété des pratiques de soins qui composent le pluralisme médicoreligieux haïtien.
Dans la deuxième partie, j’ouvrirai les portes du vodou pour entrer dans
l’organisation et le contenu de ce système. Je délimiterai les contours et
détaillerai les pièces maîtresses qui le composent. Je montrerai que les praticiens vodou sont d’abord des thérapeutes et documenterai les modalités qui
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leur permettent d’acquérir des savoirs relatifs à la maladie. Je décrirai ensuite
une topographie vodou qui accueille leurs pratiques en donnant certains
détails qui témoignent de la dimension soignante de rituels vodou. Mais j’irai
encore plus loin que ces rapports évidents entre des phénomènes religieux et
la maladie pour explorer un système explicatif de la maladie vodou à travers
des scénarios habituellement énoncés par les thérapeutes vodou dans leurs
consultations. Nous serons alors dans un système de savoirs directement ou
indirectement liés à la maladie, dans un système de savoirs organisés et signifiants pour les malades. Le vodou comme système de pratiques soignantes,
thérapeutiques et préventives sera un aspect complémentaire du précédent.
Nous serons là en pleine description ethnographique de pratiques vodou liées
à la maladie, et je n’oublierai pas de livrer ici, et en détails, les significations
des réponses proposées par les thérapeutes vodou aux malades.

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