I – Les effets perturbateurs des évolutions technologiques sur le droit

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I – Les effets perturbateurs des évolutions technologiques sur le droit
DROIT, DROITS ET NOUVELLES TECHNOLOGIES
par
Jean FRAYSSINET
Professeur à l’Université Paul Cézanne – Aix-Marseille III
Directeur de l’Institut de Recherche et d’Etudes en Droit
de l’Information et de la Communication
Il est des évolutions discrètes, non parce qu’elles se cachent mais parce qu’on
n’y prête pas attention ou que la focale de notre vision est inadaptée ; elles ont
cependant des portées considérables. Tel est le cas des rapports entre le droit (et les
droits, déclinaisons spécialisées), les sciences et technologies. Curieusement on
constate combien la recherche juridique demeure très lacunaire sur l’étude de la
relation de ce couple, de ses conséquences – théoriques et pratiques – alors que le
champ d’investigation est riche, passionnant et important.
Pourtant, il est habituel de caractériser l’époque actuelle par les changements
profonds résultant des découvertes scientifiques, de leurs mises en œuvre
technologiques. L’évolution technique est globale, rapide, incessante, imprévisible,
affecte positivement ou négativement les personnes, les groupements humains, les
états : elle n’est jamais neutre et ses causes et conséquences en font un fait social de
première importance. C’est là que se fait la rencontre forcée ou naturelle des
technologies avec le droit, les droits, là que se situe leur jonction. Sur la ligne de
rencontre, techniques, sciences et droit s’attirent, se combinent, se repoussent,
s’opposent. On assiste à la rencontre de deux grands impérialismes structurants,
voulant façonner la société en fonction de leurs visions logiques et valeurs propres.
Le droit, qui peut aussi être envisagé comme une technologie de l’ingénierie
sociale, tend à orienter, organiser, encadrer, réguler les effets sociaux des technologies
(mot qui vient du grec « tekhnê » signifiant « savoir faire dans un métier »,
correspondant au mot latin « ars » désignant l’habileté acquise par l’étude ou la
pratique) en tendant d’abord de les faire entrer dans le droit commun, façon de nier
leur spécificité ; on propose même le principe de « neutralité technologique ». Le droit
veut attacher des principes et valeurs morales, éthiques, philosophiques, politiques,
culturelles aux technologies alors que ces dernières voient dans le droit un carcan
inadapté, inutile, un frein à leur autonomie de développement. Les sources de
légitimités, les rationalités sont différentes.
Les rapports entre le droit et les technologies sont par conséquent, ambigus,
complexes, contradictoires, conflictuels avant de déboucher sur des conciliations, des
alliances, des apaisements ou des situations de paix armée. En tout cas le prétendu vide
juridique face aux bouleversements scientifiques et technologiques ne s’observe que
très rarement et reste source de fréquents malentendus.
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Aujourd’hui la confiance dans les sciences et techniques devient plus relative
qu’auparavant ; la méfiance s’installe même. Cela joue en faveur du droit parce qu’on
compte sur lui pour empêcher les excès et les sanctionner, pour établir des équilibres
plus harmonieux entre le développement social et technique. Même les techniciens et
scientifiques sont demandeurs d’un encadrement juridique permettant la réception du
progrès technique par l’individu et la société, donnant un cadre établi et accepté, une
sécurité, assurant un développement des usages des technologies, apportant des repères
éthiques et le sens de la responsabilité.
Notre époque n’est pas la première où se produit la rencontre du droit et des
techniques avec des effets croisés. Par exemple, l’imprimerie, la révolution
industrielle, celle des transports, les techniques de construction et d’aménagement, la
radio et la télévision ont eu de grandes conséquences sur le droit : autour d’elles
gravitent des droits spécialisés. Mais avec l’espace, le nucléaire, l’environnement, les
technologies de l’information et de la communication, les biotechnologies, les
technologies de l’énergie, de l’alimentation, de la médecine, de la génétique par
exemple apparaissent des problématiques nouvelles pour le droit qui donnent le
sentiment, à tort ou à raison, d’un saut quantitatif et qualitatif de la nature des rapports
entre les techniques et le droit, d’une nouvelle dimension des enjeux réciproques.
Dans ce contexte, parfois en faisant ressortir le trait sans trop de nuance, on
s’interrogera d’abord sur certains effets des technologies sur le droit, pour ensuite
prôner un droit qui ne renonce pas à son essence, qui ne confonde pas les fins et les
moyens, contribuant efficacement à la responsabilisation des développements
technologiques.
I – Les effets perturbateurs des évolutions technologiques sur le droit
Il est fréquent de lire ou d’entendre dire que les technologies sont neutres : si
elles ont des rapports avec le droit celui-ci ne serait pas affecté. On observera que la
relation inverse, à savoir l’effet du droit sur le développement et l’évolution des
technologies, est une thématique moins considérée bien que pertinente et riche sur le
fond.
Pour notre part nous refusons toute idée de neutralité dans les rapports
réciproques des technologies quelles qu’elles soient et du droit en général ; d’ailleurs à
chaque technologie majeure correspond rapidement un droit ayant un certain degré de
spécialité qui vient border leur développement, les usages et les risques.
Pour illustrer ces considérations de principe on mettra simplement l’accent sur
certains effets généraux constatés.
Un nouvel espace-temps pour le droit
Le droit classique était habitué à se concevoir et à s’appliquer dans l’espace
étatique national, cadre de la souveraineté, même si le droit européen et international
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sont venus bousculer parfois fortement les choses. Les technologies contribuent à
renverser l’ordre des espaces du droit car elles ne connaissent pas les frontières (cas de
l’Internet). Le droit international public et privé, le droit communautaire européen
dictent largement le contenu des droits nationaux. Les Etats n’ont plus qu’une
souveraineté limitée quant à la maîtrise du droit des technologies. Il peut en résulter
des rapprochements ou des confrontations de grands systèmes juridiques comme c’est
le cas entre les Etats-Unis et l’Europe en matière de propriété intellectuelle, du droit de
la protection des données personnelles, du droit de l’Internet et des biotechnologies. A
l’évidence l’encadrement des usages et des effets des technologies favorise la
globalisation, la mondialisation du droit. Il en résulte la nécessité de concevoir de
nouveaux outils et modes de gouvernance et d’élaboration du droit.
La création, l’assimilation, l’application du droit s’inscrivent dans une certaine
durée. L’évolution rapide, continue, imprévisible des technologies, de leurs usages et
de leurs effets s’effectue à un autre niveau de l’échelle temporelle.
Le risque est de faire un droit rapidement contesté, dépassé, inadapté, surtout
s’il entre dans le détail. Comment déterminer le moment adéquat d’intervention ?
Comment poser des principes de base stables et les faire ensuite évoluer ? La qualité et
la stabilité des normes juridiques, nécessaire à la sécurité juridique, souffrent de
l’essoufflement du droit à suivre le rythme de l’évolution technologique. Ne voit-on
pas se multiplier les lois nouvelles qui fixent une date proche de révision, ou qui
imposent l’obligation de procéder à un bilan périodique d’adaptation et d’effectivité
d’application des règles ?
Enfin comme en astrophysique, l’espace et le temps entretiennent des rapports
avec la matière. Si le droit de l’environnement aboutit à donner un statut juridique à
l’air, à l’eau en les considérant forcément comme des biens matériels, d’une façon
générale le droit des technologies consacre la forte progression du droit de
l’immatériel, la reconnaissance des biens immatériels non sans de multiples
difficultés : absence de statut juridique clair de la notion d’information, droit de
propriété contesté, déséquilibre de la propriété intellectuelle, positionnement des
données personnelles entre droits de la personnalité et exploitation économique etc.
Les technologies ont sur le droit un effet déstabilisant
On peut constater que de sa rencontre avec les technologies, le droit ne ressort
jamais intact ; elles constituent même aujourd’hui un facteur nouveau et puissant de
changement ou d’évolution du droit en ayant, selon les cas, un effet de « poil à
gratter » ou subversif aboutissant parfois à la mue ou à la caducité du droit existant.
Par exemple, les technologies médicales ou de la biotechnologie amènent à
reconsidérer la notion et le statut de la personne, de l’embryon, des applications de la
génétique, de la frontière entre la vie et la mort. Les nouvelles technologies de
l’information et de la communication ont favorisé la consécration du droit et de
l’économie des biens immatériels, la reconsidération des notions d’écrit et de signature
pour les étendre à l’écrit et à la signature électroniques, l’adaptation du droit de la
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preuve ; la loi va jusqu’à consacrer l’acte authentique électronique si l’organisation du
processus de passation répond aux conditions imposées de sécurité juridique.
La mise en œuvre des technologies provoque l’apparition de nouveaux
contextes dans lesquels le droit trouve des espaces pour « tourner » autrement. Dans
l’univers numérique la facilité de reproduire, transformer, faire circuler les œuvres
intellectuelles a profondément déséquilibré tout le droit de la propriété intellectuelle :
les mêmes règles doivent protéger certains auteurs contre la contrefaçon du fait du
téléchargement illégal et permettre à d’autres auteurs de cultiver la culture du partage,
(logiciel libre, créatives commons…), de favoriser une propriété communautaire ou
régulée. Le débat européen sur la brevetabilité du logiciel constitue un autre exemple
pertinent.
On demande au droit de définir un équilibre entre des propriétés jugées parfois
à portée excessive, contestées par les capacités des technologies entre les mains
d’utilisateurs tout aussi excessifs estimant que « tout est à tout le monde », et les
libertés d’expression, de communication et de création. Les nouvelles technologies de
l’information et de la communication, notamment avec l’Internet, imposent une
révision du système de protection des droits et libertés fondamentaux des personnes
avec le droit de la protection des données personnelles, une reconsidération des
notions d’identité de la personne qui peut être éclatée (identité génétique,
informationnelle etc.) pour déboucher sur des formes d’ubiquité fonctionnelle de
l’individu.
Pour éviter de segmenter le droit en fonction des technologies qui
correspondent à un même domaine, il est préconisé au niveau européen et national de
faire jouer le principe dit de « neutralité technologique » pour appliquer les mêmes
règles à toutes les technologies connexes. Mais la pratique montre que cela n’est pas
aisé et que les évolutions techniques obligent à une certaine déclinaison spécifique des
règles générales : on l’observe par exemple dans le secteur des médias, de la
communication, des télécommunications. Pour rester opérationnel et efficace, le droit
doit intégrer le « principe de réalité technologique », facteur de différentiation et de
complexité de la norme.
L’effet décapant des technologies sur le droit
Avec le temps, comme certains objets, le droit à tendance à s’oxyder ou à
s’enrober. La confrontation avec les technologies amène fréquemment à redécouvrir, à
revisiter, à redessiner, des concepts et des catégories juridiques fondamentaux, en
retrouvant leurs caractéristiques essentielles sous les strates temporelles peu
cohérentes, datées. Il en est comme en archéologie.
Le juriste doit revenir à l’essence, au sens premier des notions et catégories
pour les rendre applicables à l’environnement nouveau induit par les technologies ; il
s’agit d’une sorte d’épreuve du feu pour vérifier leur caractère opératoire, leur
pertinence et utilité, leur capacité d’évolution. Il en va ainsi pour des notions comme la
personne, l’identité, la propriété, la vie privée et la vie personnelle, la distinction entre
l’espace public et l’espace privé, la responsabilité, la sécurité, le contrat, le principe de
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précaution, les procédures. Le paysage juridique peut s’en trouver modifier. Par
exemple, du fait des technologies qui transforment le droit de la propriété
intellectuelle, l’opposition entre le système européen et celui du copyright américain
devient moins pertinente. De même les notions d’auteur, d’œuvre, d’original, de copie
privée, de reproduction, de représentation sont revisitées et leur plongée dans le bain
des technologies leur donne une apparence de nouveauté.
Les technologies favorisent un métissage du droit
Les technologies et leurs usages ignorent les frontières. Le droit qui se met en
place autour d’elles ne peut être conçu exclusivement dans un cadre national ou en
ignorant les ressources et approches des différents systèmes juridiques ; d’autant plus
que l’information et la connaissance circulent rapidement à l’échelle planétaire. Les
technologies favorisent, voire provoquent, une globalisation, une mondialisation, du
droit par voie d’échange, de migration, de contamination : le droit communautaire
européen est un bon champ d’observation du phénomène du droit poreux ; la
conclusion de la Convention de Budapest sur la cybercriminalité du 23 novembre 2001
est une illustration qui montre que nécessité fait loi.
La distinction classique pour nous du droit privé et du droit public s’affaiblit,
devient de moins en moins justifiée, voire inopérante parce que ces deux branches se
cumulent et interfèrent par la mise en place d’un droit adapté aux différentes
technologies. C’est le cas par exemple pour le droit de la protection des données
personnelles, le droit de l’environnement, des nanotechnologies, des biotechnologies.
Si on conserve la distinction traditionnelle, on observe que le droit privé est sollicité et
dynamisé par les technologies de manière plus fréquente et plus ample que le droit
public.
L’encadrement juridique des technologies ou de leurs effets oblige
fréquemment à croiser de nombreuses disciplines juridiques générales ou spéciales,
créant ainsi des rapports nouveaux, transversaux. Par exemple dans le cadre du droit
d’auteur, la consécration juridique des mesures techniques de protection et la nécessité
de l’interopérabilité débouche sur le droit du contrat et de la consommation ; il en va
de même pour le droit concernant le commerce électronique. Il en résulte une
accumulation de couches des droits applicables à un environnement technologique
donné, obligeant le juriste à circuler horizontalement et verticalement dans le champ
du droit ; ceci impose la remise en cause de certaines cloisons étanches dans les
connaissances et les raisonnements juridiques si on ne veut pas d’un « droit en mille
feuilles ». L’ambiance technologique favorise une ouverture de l’esprit du juriste, une
fécondation croisée des disciplines juridiques devenant plus interopérables.
En réalité il n’y a pas un droit de chaque technologie ; mais chacune invite les
branches et disciplines juridiques à se cumuler et à se combiner de manière nouvelle et
originale pour être opératoires et assurer les fonctions normatives et régulatrices du
droit.
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C’est pourquoi les technologies contribuent, comme la tectonique de la Terre, à
dessiner une nouvelle géologie et cartographie, un nouveau relief du droit en induisant
des mouvements sensibles ou insensibles des matières du droit.
Les technologies, une chance pour les disciplines juridiques
Si l’environnement technologique vient perturber la stabilité du droit, ce qui
chagrine parfois certains esprits conservateurs, il est aussi un élément de progrès du
droit. Les remises en cause ou les insuffisances du droit positif favorisent l’exercice de
l’esprit critique et d’analyse, un effort de création et d’imagination de la part du juriste,
magistrat, avocat, législateur, enseignants-chercheurs. Il est rassurant d’observer que la
communauté des juristes est capable de relever les différents défis soulevés par les
évolutions technologiques en apportant des réponses législatives, jurisprudentielles
doctrinales adaptées et novatrices sans retard excessif. Les structures professionnelles
se sont adaptées avec l’apparition de cabinets d’avocats spécialisés capables de
répondre à la demande de conseil juridique des laboratoires de recherche des
industriels et utilisateurs des technologies. Cela induit de nouveaux profils de juristes
professionnels.
Il est aussi rassurant d’observer que le droit a une capacité de création,
d’évolution, d’adaptation, parfois aux prix d’hésitations, de blocages et d’erreurs
temporaires ; sa plasticité dépend plus de l’évolution des mentalités sociales
bousculées par les usages des technologies que par les contraintes proprement
techniques. On retrouve la capacité de réaction du droit au niveau des institutions
publiques avec la création des autorités administratives indépendantes dont nombre ont
pour fonction de réguler les conséquences sociétales de différentes évolutions
technologiques majeures.
Les technologies ouvrent de nouveaux champs à la réflexion juridique, à
l’épistémologie du droit, au droit comparé, à la collaboration thématique ou en équipe
avec les scientifiques et les promoteurs des technologies.
La recherche juridique et l’enseignement du droit en sont bénéficiaires. Il suffit
d’observer le développement des enseignements du droit de l’environnement, de la
santé et des biotechnologies, des nouvelles technologies de l’information et de la
communication par exemple dans les Facultés de droit, de constater combien la
recherche juridique s’est nourrie de l’évolution technologique. Inversement on observe
une intégration nouvelle de l’enseignement du droit adapté dans les formations des
ingénieurs et techniciens.
L’effectivité et l’efficacité relatives du « droit technologique »
Si le droit est capable d’encadrer l’usage des technologies grâce à des règles ou
des mécanismes de régulation ayant une apparence et une cohérence conceptuelles,
ceux-ci sont-ils efficaces et d’application effective ? On relèvera plutôt un manque
d’adhérence du droit aux réalités technologiques : il y a un côté cour et un côté jardin.
La matière technologique donne souvent le sentiment de s’écouler en partie hors du
cadre juridique qui lui est assigné. Ne reste-t-il pas alors un droit en trompe l’œil parce
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que non adapté aux réalités, un droit alibi qui donne de fausses garanties et de fausses
assurances ? Les technologies ont une réelle capacité de contournement du droit car
elles favorisent la mise en place de pratiques sociales stables ou évolutives parallèles à
celles recherchées par le droit. Le degré de non application du droit conçu en fonction
de l’environnement technologique est souvent surprenant sans que cela nuise aux
technologies et au développement de leurs usages.
Au surplus ce décalage bénéficie d’une large impunité. Les sanctions
administratives, civiles, pénales sont rares ou faibles. La solution politique prend la
place de la solution juridique. Les exemples sont innombrables : la contrefaçon et le
droit d’auteur, le statut des cellules souches, l’affaire Swift dans le secteur bancaire et
du « passager number » des compagnies aériennes pour la protection des données
personnelles, le non respect du droit de l’environnement etc.
Sur la base du constat on s’explique la recherche d’une plus grande efficacité du
droit applicable aux technologies. A côté de la loi et du règlement se développent les
mécanismes et institutions de régulation, de co-régulation, d’autorégulation, de
standards, de médiation, de conciliation et d’arbitrage, de comités d’experts.
On recherche le consensus évolutif dégagé avec pragmatisme, on redécouvre les
usages et les expérimentations. L’évolution profite plus à la démarche contractuelle
qu’à la norme, à un droit conçu en réseau, polycentrique où les structures privées et
publiques sont à égalité.
Il n’est plus rare de voir ensuite la loi récupérée le résultat de ce mouvement
brownien au départ.
II – Pour un droit qui ne confonde pas les fins et les moyens
Pour relever les défis résultant des évolutions technologiques, le droit doit
apporter des réponses adaptées, relativement stables, en temps voulu. Cela dépend de
sa réactivité, de son réalisme, de sa capacité à intégrer les aspects techniques évolutifs
et nouveaux et les incidences politiques, économiques, sociales, culturelles,
idéologiques et éthiques liées. Les processus de création, de connaissance et de
compréhension, d’application, de pilotage, de la règle de droit sont tous concernés. Sur
ces points les technologies jouent un rôle de révélateur de certaines évolutions
notables. Mais celles-ci ne doivent pas porter atteinte à l’essence du droit, à son âme.
L’élaboration et la connaissance des normes liées aux technologies
La culture du personnel politique ne fait pas une place suffisante à la
compréhension des évolutions techniques complexes et variées ; même les milieux
scientifiques et techniques ont du mal à suivre. La remarque est valable pour les juges,
les avocats, les enseignants-chercheurs et les agents publics qui participent à
l’élaboration, la connaissance, la diffusion et à l’application des normes. Est posée la
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question du contenu de la culture générale du juriste d’aujourd’hui, de sa formation
générale et universitaire.
Mais il ne faut pas exagérer la difficulté ; elle est compensée par l’intérêt, le
savoir et la compétence de certains parlementaires qui jouent le rôle de chefs de file au
moment de la préparation et de la discussion des lois. La qualité des rapports
parlementaires sur des textes à ambiance technologique forte le démontre. Au surplus
les assemblées parlementaires se dotent de structures adaptées : c’est le cas en France
avec l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques créé
par la loi du 8 juillet 1983, structure paritaire commune à l’Assemblée nationale et au
Sénat, chargée de recueillir des informations, de mettre en œuvre des programmes
d’études, de procéder à des évaluations pour éclairer les décisions des élus. La qualité
des rapports et études de l’Office atteste son utilité et sa qualité.
Les services de l’administration sous l’autorité de l’exécutif, la représentation
des corps techniques de fonctionnaires permettent une mobilisation de ressources au
service de l’écriture et de l’évaluation de la norme de droit dans un environnement
technologique.
Mais indéniablement les technologies contribuent à la multiplication des
normes, à l’insécurité juridique, accentuent l’illisibilité et la complexité de la norme de
droit.
Heureusement, la connaissance et la compréhension du droit bénéficient
fortement de l’apport des technologies de l’information et de la communication.
Bénéficiant des moteurs de recherche, les bases de données des textes législatifs et
réglementaires, de la jurisprudence, des codes, des journaux et bulletins officiels, de la
doctrine, des textes du droit international et communautaire, les sites Internet officiels
et professionnels, les sites documentaires publics et privés, émanant parfois de simples
particuliers, ont bouleversé les modes d’accès au droit et l’édition juridique devenue
aussi électronique. Le juriste comme les techniciens disposent sur l’Internet de sites
informatifs permettant de combler les lacunes réciproques des connaissances et
d’échanges des points de vue ; des forums organisés, la libre disposition de résultats de
colloques peuvent contribuer à éclairer la puissance publique et l’opinion publique.
Les technologies-outils aident aussi à la considération du droit sous des angles
nouveaux grâce à la jurimétrie, l’étude de la logique du droit, l’apparition des systèmes
experts et d’aide à la décision, la légistique.
Le pouvoir de l’expertise
Le droit rattaché aux technologies, par ses caractères particuliers, favorise le
recours aux experts et leur association à la création et à l’application du droit.
Dans les milieux juridiques les technologies provoquent une certaine
spécialisation au niveau des avocats (cabinets spécialisés), des magistrats, de la
doctrine (enseignants spécialisés). Les autres juristes se tournent naturellement vers
ces compétences qui segmentent le champ professionnel et donnent à certains un
pouvoir d’influence. Ceci n’est pas nouveau et a un caractère naturel ; on peut même y
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voir la capacité des professionnels du droit à s’adapter aux évolutions technologiques
de façon dynamique. Les milieux techniques trouveront pour leur part des juristes
capables de faire le lien entre la technique et le droit, de maîtriser les vocabulaires et
concepts dans le cadre d’un traitement cohérent.
Cela n’empêchera pas que fréquemment il faudra se tourner vers une expertise
technique à la demande des parties et du juge. Naturellement le poids du contexte
technologique pour la compréhension et l’application du droit va donner aux experts
scientifiques et techniques une grande influence sur les décisions du juge et du
législateur ; on parle du pouvoir des experts, des comités d’experts, qui paraissent
dicter le droit et sortir du rôle que le droit leur assigne. On a observé le même fait
auprès des autorités politiques. Mais on sait que plus on rentre dans la science et la
technique, plus il est probable de déboucher sur une bataille d’experts. Ceci peut
bénéficier au droit et au juriste qui retrouvent alors leur autonomie. On l’observe pour
les biotechnologies par exemple.
Enfin le pouvoir d’expertise technologique débouche sur l’élaboration de
nombreuses normes techniques, des standards, de recommandations, de guides de
bonnes pratiques, qui viennent se conjuguer avec la norme juridique étatique ou sont
homologués par la puissance publique, faisant apparaître, là encore, de nouveaux
processus d’élaboration et de nouveaux types de normes juridiques.
Il résulte des remarques précédentes le risque de voir le droit placer en son
centre la science et la technologie pour être déterminé par elles. Si elles sont des
causes et des conséquences que le droit doit considérer attentivement, celui-ci doit les
mettre en perspective pour dégager des équilibres ou imposer des règles d’orientation
en leur intégrant les facteurs sociaux-culturels, les valeurs idéologiques et humaines,
les choix politiques, qui sont les fondements de nos sociétés. Ces aspects doivent rester
au cœur du droit et c’est à eux de déterminer les usages des technologies. Il ne faut pas
confondre les causes et les conséquences, les buts et les moyens comme c’est trop le
cas pour le droit actuel.
Le poids des enjeux économiques sur le contenu de la norme
Bien entendu le droit doit d’abord intégrer avec réalisme et pragmatisme tous
les aspects liés aux techniques ce qui n’est pas forcément, on l’a écrit auparavant, une
opération facile ni sans conséquences sur le fond et la forme des normes. Par rapport à
l’évolution rapide des sciences et des techniques le droit doit intervenir ni trop tôt ni
trop tard ; mais la détermination du moment optimal n’est pas aisée. Ensuite le droit
connaît une obsolescence rapide qui impose la réouverture des chantiers juridiques ; ce
n’est pas par hasard si les normes prévoient alors une durée limitée de stabilité avant
de procéder obligatoirement à un bilan évaluatif à finalité correctrice. Une loi connaît
alors des versions successives comme pour les logiciels !
A travers les enjeux représentés par les sciences et technologies et leurs usages
le contenu et les finalités du droit afférent est très déterminé par les aspects
économiques nationaux et internationaux, affichés ou cachés. C’est évident pour les
droits des médias, des télécommunications, des technologies de l’information et de la
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communication, le droit pharmaceutique et agroalimentaire, la propriété intellectuelle,
les biotechnologies etc. L’énormité des intérêts économiques, donc industriels,
commerciaux, sociaux, politiques, est telle que les droits des technologies sont souvent
conçus pour protéger ou au contraire pour limiter la puissance des opérateurs. Le
pouvoir de l’argent dépendant des technologies détermine le fond du droit qui peut être
instrumentalisé pour donner l’illusion que l’intérêt général prime les intérêts
particuliers ou sectoriels, que la puissance publique a la maîtrise des systèmes. La
compréhension et l’application des droits touchant aux technologies passe alors
nécessairement par une analyse économique du droit correspondant à une autre
logique de finalité et de fonctionnement de la norme juridique. On s’explique pourquoi
par exemple le droit de la concurrence, le droit économique, le droit des affaires ont
des relations privilégiées avec les droits technologiques.
Dans ce contexte, le droit entre dans une analyse économique des risques de
l’action. Il devient même un de ces risques. On parle de principe de précaution, de
sécurité, de prévisibilité et de lisibilité du droit. Par exemple, si le coût de la sanction
juridique de la contrefaçon sur Internet est faible, la norme d’interdiction est intégrée
au calcul du risque ce qui encouragera la violation massive du droit de la propriété
intellectuelle ; on pourrait le dire aussi à propos de la violation du droit de la protection
des données personnelles, de l’environnement etc. Dans cette ambiance économique le
droit devient un instrument de management qui inverse les rapports entre les fins et les
moyens.
L’indispensable réintroduction de l’esprit du droit dans les « droits
technologiques »
De manière provocante on peut se demander si les droits des technologies,
tiraillés entre les aspects scientifiques et techniques et leurs enjeux économiques, sont
encore du droit. Répondent-ils bien aux fonctions du droit d’édiction de normes
impératives, acceptées et sanctionnées, régulant le fonctionnement de la société dans
l’intention de dégager et de protéger l’intérêt général défini par les institutions et
processus légitimes et démocratiques ?
Les droits des technologies révèlent plutôt la puissance et l’efficacité des
groupes de pression défendant leurs positions dominatrices, leurs intérêts financiers.
Leur capacité d’influencer le contenu de la norme du droit ou d’empêcher son
existence, de détourner sa finalité, de limiter la sanction de sa violation est
impressionnante. Cela n’est pas nouveau ; mais là encore, on observe un saut du
niveau d’état qui fait passer du changement quantitatif au changement qualitatif.
Surtout les droits des technologies manquent d’âme et d’épaisseur humaine. Ils
oublient qu’ils sont faits pour l’homme, le citoyen, envisagé comme une personne ou
composante du corps social. Les droits marqués par les technologies apparaissent
d’abord comme des droits attachés à des choses matérielles et immatérielles, à leur
valeur économique à travers les usages. Même la personne est réifiée sous les vocables
de consommateurs, bénéficiaires, utilisateurs etc. ; ces droits mettent en scène des
opérateurs, des promoteurs, des développeurs, etc. C’est par les référentiels juridiques,
notamment les droits et libertés fondamentaux aux contours redéfinis à l’aune du
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monde technologique moderne qu’on peut réintroduire de l’éthique, des idées et
valeurs humanistes dans les droits des technologies très matérialistes. Le droit vient
alors combler en partie les insuffisances des institutions politiques.
La déficience dénoncée est aussi celle des citoyens, des associations et des
médias, des responsables politiques, des intellectuels qui justifient le faible niveau de
leur connaissance et de leur manque de courage d’action derrière l’excuse facile de la
complexité des sciences et des techniques, l’alibi d’une nature propre les séparant des
faits de société, des sciences sociales, des idéologies. L’évolution en 2004, par
exemple, de la loi française relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés de
1978, pour transposer notamment une directive communautaire de 1995 s’est faite sans
vrai débat de fond. Le gouvernement et le parlement ont volé « au ras des
pâquerettes » alors que la technique et ses usages induisent des choix de société et
touchent directement aux droits et libertés fondamentaux. On pourrait hélas citer
tellement d’autres exemples… Le droit contribue alors à techniciser l’individu et le fait
social ; il est réduit à être le logiciel de commande du fonctionnement de la société tout
en dissimulant les mains invisibles agissantes. Etant axé en fait sur les moyens, le droit
contribue à la négligence des finalités qui devraient être les points de levier pour
l’encadrement juridique des technologies en insufflant en leur sein l’esprit de
responsabilité et d’utilité sociale.
Conclusion
Si les rapports entre le droit et les sciences et technologies sont complexes et
réciproquement ambigus, ils incitent cependant à une vision optimiste. Le droit et le
juriste démontrent, même dans la difficulté, leur utilité et leur capacité d’adaptation à
l’environnement scientifique et technologique. Celui-ci a de plus en plus besoin de
cadres juridiques, réclame du vrai droit, du droit du fond, et pas seulement de la
technique du droit. Placé au cœur des matières techniques, le droit ne doit pas perdre
sa nature profonde, son essence.
Le droit a des choses à dire aux sciences et techniques comme les sciences et
techniques peuvent contribuer à un certain renouveau du droit et de la fonction des
juristes dans le monde contemporain.
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