Cornered Street Society: l`adaptation des jeunes - Larepps
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Cornered Street Society: l`adaptation des jeunes - Larepps
Laboratoire de recherche sur les pratiques et les politiques sociales CAHIERS DU LAREPPS No 08-05 Cornered Street Society : l’adaptation des jeunes en contexte de rue à Niterói, Rio de Janeiro, Brésil par Juliette Jarvis École de travail social Université du Québec à Montréal © LAREPPS/UQAM juin 2008 i Avant-propos J'ai rencontré l'auteure du texte, Juliette Jarvis, le 17 novembre 2006, lors de mon passage à l’Université fédérale de Fluminense, à Niterói, dans le cadre d’une tournée de conférences que je faisais dans le Cône Sud de l’Amérique latine. Ce jour-là, Juliette faisait partie des personnes qui avaient assisté à une conférence que j’avais faite sur les relations entre l’État et la société civile dans les réformes québécoises de politiques sociales. J’avais tenté de mettre en valeur le cadre d’analyse des politiques sociales développé au LAREPPS en partant des sociétés du Nord tout en essayant de soulever des questions concernant les sociétés du Sud. Juliette, étudiante de maîtrise à l’École de criminologie de l’Université de Montréal, faisait son terrain pour son mémoire de maîtrise portant sur les jeunes de la rue à Niterói. En février 2008, j’ai rencontré Juliette Jarvis à mon bureau de l’UQAM. Elle avait terminé son mémoire et obtenu sa maîtrise en criminologie quelques mois auparavant. Elle voulait échanger avec moi sur la possibilité de faire des recherches sur les politiques sociales en tenant compte de ses centres d’intérêt et en mettant à contribution la perspective du LAREPPS sur les pratiques et les politiques sociales. Pour mieux la connaître, je lui ai posé quelques questions sur sa recherche, dans le but de saisir ce que cette expérience lui avait rapporté. Et j’ai lu d’une traite son mémoire de maîtrise. Je l’ai beaucoup aimé. Ce mémoire est bien structuré, bien documenté et bien écrit. Juliette Jarvis possède l’art de faire de belles revues de la littérature sur les jeunes de la rue dans des pays du Sud comme du Nord. Elle a choisi de s’en tenir à une étude ethnographique de type exploratoire dans un souci de fournir avec fidélité, rigueur et finesse, le fruit d'une observation participante d’une durée de quatre mois concernant des jeunes de la rue à Niteroi. Je n’ai pas lu ce texte en me demandant quelle évaluation critique faisait l’auteure des pratiques sociales décrites ou des politiques publiques qui existaient ou n’existaient pas, ou encore qui pourraient être élaborées et appliquées par les autorités locales et les organismes de Niterói concernant les jeunes de la rue. Je ne l’ai pas fait parce que j’ai compris et respecté le fait que l’auteure se préoccupait, dans la recherche dont elle rendait compte, de maintenir une distance vis-à-vis les approches normatives et contrôlantes qui prédominent souvent en référence au phénomène des jeunes de la rue. En somme, la recherche de Juliette Jarvis, pour le moment du moins, ne porte pas sur l’intervention sociale ni sur les politiques publiques existantes ou souhaitables concernant les jeunes de la rue dans les sociétés du Sud. Plus modestement, elle se contente plutôt, à cette étape-ci, de livrer et partager une description du phénomène observé. Ce faisant, elle nous offre des jalons, des points d’appui, qui pourront contribuer ultérieurement à faire surgir d’autres jalons, recherches et initiatives. Grâce à ce cahier, le produit d’une recherche pertinente et valable bénéficiera d’une existence et d’une visibilité publiques. Cela permettra à l’auteure d’amorcer un dialogue avec des lecteurs et d’aller de l'avant dans sa démarche professionnelle et personnelle. Yves Vaillancourt, LAREPPS le 14 avril 2008 ii Résumé Se détachant du regard très souvent négatif porté sur ces acteurs et des conceptions usuelles de la jeunesse, cette étude a visé à distinguer l’adaptation des enfants et des adolescents au sein du contexte de la rue. Le croisement d’une démarche ethnographique et d’une analyse en termes de réseau a permis de découvrir leur monde social selon leur perspective et d’envisager leur situation au sein d’une structure sociale d’opportunités réduites. Au travers d’une démarche d’observation participante, les rapports à l’espace et les rapports sociaux d’un groupe de jeunes situé à Niterói (Rio de Janeiro, Brésil) ont été considérés, ainsi que les stratégies d’adaptation révélées par ceux-ci. Elles ont mis en évidence la création et l’utilisation de capital social au sein du groupe formé, et au-delà, permettant d’accéder à différents moyens et d’éventuelles possibilités de mobilité sociale. Cependant, les limites à l’insertion dans le milieu criminel ou conventionnel sont apparues très marquées, notamment au travers d’approches d’intervention « normalisantes ». Une appréhension ouverte de la signification du mode de vie et de la définition sociale étudiés au sein de ce groupe souligne ainsi l’importance de prendre en compte les réponses adaptatives des jeunes à leur environnement, au regard notamment des implications cliniques. Abstract In spite of the general negative perspective on this subject, associated with the usual conceptions of youth, the purpose of this study was to examine the adaptation of children and adolescents within the context of the street. The combination of an ethnographic approach and social network analysis allowed to discover their social world from their perspective and to consider their situation within a social structure of restricted opportunities. Through participant observation, the spatial and social relations of a group of young people located at Niterói (Rio de Janeiro, Brazil) were considered, as well as the strategies of adaptation revealed. They highlighted the creation and use of social capital within the group, and beyond, enabling them to reach various means and possible ways for social mobility. However, their insertion in the criminal or conventional world was limited, particularly in view of “normalizing” approaches of intervention. An open perception of the significance of the way of life and social definition studied within this group thus stresses the importance to take into account the adaptive responses of youths to their environment, particularly with regards to clinical implications. Resumo Afastado de um olhar geralmente negativo sobre estes atores e das concepções comuns da juventude, este estudo visou a analisar a adaptação das crianças e dos adolescentes no contexto da rua. A combinação de uma abordagem etnográfica e uma análise de rede social permitiu a descoberta do seu mundo social segundo suas perspectivas, e percepção da sua situação numa estrutura social de oportunidades reduzidas. Através de uma observação participante, as relações no espaço e as relações sociais de um grupo de jovens situado em Niterói (Rio de Janeiro de Janeiro, Brasil) foram consideradas, bem como as estratégias de adaptação reveladas por estes. Elas destacaram a criação e a utilização de capital social no grupo formado, e fora, permitindo a eles o acesso a diferentes meios e eventuais possibilidades de mobilidade social. Contudo, os limites à inserção no meio criminoso ou convencional apareceram, nomeadamente através de abordagens de intervenção que tentam "normalizar". Uma apreensão aberta da significação do modo de vida e da definição social estudados neste grupo sublinha assim a importância de ter em conta as respostas adaptativas dos jovens ao seu ambiente, particularmente em relação às implicações clínicas. 1 TABLE DES MATIÈRES Avant-propos Résumé ....................................................................................................................iii Introduction ............................................................................................................................. 1 1. Recension ...................................................................................................................... 2 Le contexte d’existence des enfants de rue ................................................................... 2 À l’extrême marge ............................................................................................................. 2 Enfants « déviants » .......................................................................................................... 3 Les conditions de vie ......................................................................................................... 4 L’identité ........................................................................................................................... 5 Les stratégies d’adaptation ............................................................................................ 6 Les capacités personnelles ................................................................................................ 6 Sociabilités ........................................................................................................................ 8 Le capital social ................................................................................................................ 9 Problématique ................................................................................................................. 13 2. Méthodologie ............................................................................................................... 15 Perspective théorique...................................................................................................... 15 Groupe étudié .................................................................................................................. 17 Collecte des données ....................................................................................................... 18 Codification et analyse .................................................................................................... 20 3. Présentation et analyse des résultats ................................................................... 21 I – Panorama de Niterói ................................................................................................. 21 1. La région métropolitaine ................................................................................................... 21 2. La municipalité ................................................................................................................. 21 Les rues, aire de l’économie informelle..................................................................................... 23 1. « Multiplexité » de l’espace .............................................................................................. 23 2. Stratification des utilisations de l’espace .......................................................................... 25 3. Position des jeunes ............................................................................................................ 27 II – « Little guys » ....................................................................................................................... 31 1. Les membres du groupes .................................................................................................. 31 2. Activités et positions sociales ........................................................................................... 34 3. Embeddedness................................................................................................................... 40 III – Structure et mobilité sociales ............................................................................................ 43 1. Les contacts criminels : street connection ........................................................................ 43 2. Rôle du CAIICA ............................................................................................................... 45 3. Déviance et mobilité sociale ............................................................................................. 48 Conclusion ................................................................................................................................ 51 Épilogue ..................................................................................................................................... 56 Références ................................................................................................................................. 57 1 Introduction « It is these social worlds that exist ‘somewhere between the underworld and the surface’ (Hedbige, 1977) which blur the models of juvenile crime and adult conformity so prevalent in the literature. » (Foster, 1990:1) L’étude présentée décrit le mode de vie d’un groupe de jeunes basés dans la rue, les situant dans la structure sociale au cœur de la région métropolitaine de Rio de Janeiro. Ce focus, qui n’était pas l’objectif initial de recherche, s’est défini par rapport au contexte, qui posait les aspects relatifs à cette situation de manière accrue concernant ces acteurs. Partant observer les stratégies manifestées au travers de différentes implications des jeunes dans l’espace de la rue, considérant le cadre général de leurs activités et de leurs relations sociales, il était en effet question d’analyser globalement l’adaptation dans ce milieu. La « permanence » ne devait donc y être qu’un des thèmes abordés. Cependant, la présence des jeunes dans les aires extérieures s’est révélée moins probante qu’attendue, tandis que les contraintes sociales portaient à s’intéresser particulièrement aux moyens de “débrouillardise” (« jeito de se virar ») de ceux qui y étaient restreints. L’observation relatée ne doit néanmoins pas être vue comme portant uniquement sur la vie dans la rue. Elle se rapporte de manière plus générale à l’adaptation au contexte de la pauvreté urbaine, prenant en compte la perception d’opportunités réduites, et notamment aux réponses collectives développées au sein des communautés. Les formes prises par l’économie informelle dans cette situation sociale y trouvent donc une place, de même que les relations sociales qu’elles contribuent à structurer. Par ailleurs, les éléments culturels de la participation à ce milieu, dans une position en marge du mainstream, amènent également à considérer une définition en résistance à la stigmatisation. L’étude de la configuration des pratiques et du réseau regardant le groupe retenu vise ainsi à restituer son fonctionnement au sein de l’environnement social, soulignant les contraintes structurales À cet égard, il convient d’évoquer la question des représentations reliées à la recherche sur la marginalisation sociale concernant l’application des méthodes ethnographiques à des sujets marqués par des stéréotypes négatifs (Bourgois, 1995). Il s’est agi de se distancer d’approches centrées sur l’identification des caractéristiques du background et du style de vie dans la rue en ces termes plutôt que sur les jeunes eux-mêmes. Il importait de se rapprocher ainsi de la perspective des acteurs en s’attachant à leur monde social. Cependant, la présentation de celui-ci ne doit pas non plus être interprétée selon ces stéréotypes. L’analyse des données à partir d’un certain regard théorique et étranger à la situation, susceptible d’être mis en lien avec d’autres aspects étudiés selon des optiques différentes, a donc cherché à s’en détacher dans un objectif de compréhension. Partant, cette vision a permis d’envisager autrement les attitudes, les positionnements de ces jeunes au sein de la structure sociale, révélant comment ils se distinguent des clichés, à l’écart des milieux criminel et conventionnel. 2 1. Recension Le rapport de l’UNICEF 2006 portant sur la situation des enfants dans le monde, intitulé Exclus et invisibles, met en lumière les habitants d’un monde souvent occulté ou ignoré, des enfants dont les droits sont compromis, exclus des statistiques, des politiques et des services, notamment les enfants de rue1. Les études portant sur ces enfants distinguent plusieurs problématiques touchant les jeunes en situation de marginalité, telles que l’adversité de la vie dans la rue, les formes de délinquance, de toxicomanie et de prostitution, les liens avec des groupes criminalisés et la violence. Cependant, il convient de s’interroger sur l’approche développée à leur égard y compris dans le cours de différentes interventions, afin de suivre une démarche compréhensive par rapport à leur situation sociale et de leur donner véritablement voix. En effet, la plupart des études s’intéressant aux enfants de rue sont centrées sur la description de leur contexte d’existence présenté comme déficient, au travers de leur expérience et de leur identité. Ces aspects sont très souvent abordés selon une perception négative du milieu social dans lequel ils se trouvent, teintant ainsi des interventions de nature protectrice ou répressive. Certaines études décrivent pourtant les capacités d’adaptation et les compétences que les jeunes démontrent au travers de leurs activités et de leurs relations sociales, notamment les compétences sociales. Ceci souligne donc l’importance de porter attention à leurs conditions de vie, aux difficultés qu’ils peuvent rencontrer et aux moyens qu’ils développent pour y faire face, alors qu’un nombre restreint d’études s’est intéressé précisément au cadre de leur expérience. Il serait ainsi possible d’envisager selon une perspective différente, s’attachant aux acteurs, l’adaptation des enfants de rue au sein de leur contexte. Une approche ouverte concernant leurs rapports à l’espace et leurs rapports sociaux permettrait alors de considérer autrement les moyens auxquels ils recourent, mettant en évidence des aspects tels que la “débrouillardise” et la résilience, et leur position dans la structure sociale. Le contexte d’existence des enfants de rue À l’extrême marge La situation sociale des sans-abri dans de nombreuses sociétés actuelles est une situation de marginalité, ces personnes étant l’objet d’une perception négative et de rejet, voire d’exclusion. Leur présence dans la rue est en effet vue comme inappropriée par rapport à la définition contemporaine de cet espace. La rue constitue un espace public, croisement de flux de circulation et d’échanges, où désormais seuls ceux qui y sont restreints demeurent (Tessier, 1994). Elle représente également un symbole de la frontière entre le privé et le public, le moi et l’autre, accueillant marginalités et exclusions. Au-delà des fonctions précises qui lui sont assignées de liaison et de transport, la rue devient alors un espace non balisé, non contrôlé et ceux qui sont dans la rue et ne devraient pas s’y trouver en tirent une étiquette de rejet. Les enfants dans cette situation appartiennent donc à une catégorie sociale marginale, mais sont encore davantage marqués en raison de leur âge. En effet, leur présence dans la rue en dehors de ses usages admis est également en dehors des espaces habituellement attachés à l’enfance. La 1 Ce terme est utilisé afin d’éviter les catégories établies d’« enfants dans la rue » et d’« enfants des rues » discutées infra, référant à un lien avec cet espace, plutôt que l’expression « en situation de rue » apparaissant imprécise. 3 vision contemporaine de cet âge, qui s’est construite en lien avec les idéologies de réforme sociale au cours de la révolution industrielle, définit la place de l’enfant comme devant être maintenu hors de la vie quotidienne de la société adulte (Boyden, 1990). Les changements promus par le mode de vie de classe urbaine riche au cours du XIXe siècle concernant la conception de la famille, de la vie domestique et des habitudes de propriété (rapport sphères publique/privée), s’accompagnant du retrait des femmes et des enfants de l’espace extérieur, ont posé la famille et l’école comme les agents légitimes de socialisation de l’enfant, alors que le « vagabondage » et la « délinquance juvénile » devenaient une priorité des pouvoirs publics (Boyden, 1990; Gilfoyle, 2004; Joyal, 2000; Prout et James, 1990; Shore, 1999). La présence des enfants dans la rue est ainsi associée de manière encore plus accentuée à une absence de contrôle et à une situation de marginalité. Enfants « déviants » Les enfants de rue sont également perçus comme déviants en fonction des conceptions présentes concernant la psychologie et la sociologie de l’enfance. En effet, le concept de développement a constitué un cadre dominant de l’étude de cet âge (Prout et James, 1990). Il lie certains faits de l’immaturité biologique à des aspects sociaux de l’enfance, conçue comme une période d’apprentissage pour la formation de la rationalité. Selon un modèle d’évolution, le développement de l’enfant en adulte représente une progression de la simplicité à la complexité de la pensée, de l’irrationalité à la rationalité du comportement. Les activités des enfants, parole, jeux, interactions, sont donc envisagées sous cet angle, comme signes symboliques du développement cognitif naturel et universel (théories de Piaget). Cette définition de l’enfance au travers du discours psychologique a été transférée aux théories de la socialisation dans les années 1950, définissant le processus de transformation de l’enfant asocial, immature, incompétent, en adulte social et autonome, et le rôle des agents de socialisation. Les enfants qui ne semblent pas suivre le processus de développement et de socialisation sont alors classés dans de nouvelles catégories (échecs scolaires, déviants, enfants négligés). Des images négatives sont ainsi dénotées dans des contextes sociaux et économiques très variés où la présence des enfants dans la rue est marquée. Ils sont considérés comme présentant un développement anormal, déviant et déficient : « They are atypical children, “lacking childhood”, whose characteristics are thus described in negative terms. » (Ennew, 1994:412). Leur situation en dehors des sphères conventionnelles de l’enfance induit une perception comme êtres asociaux ou antisociaux, la préoccupation principale n’étant pas (seulement) les dangers associés à la rue, mais ceux qu’ils représentent eux-mêmes aux yeux de la communauté (Boyden, 1990; Ennew et Swart-Kruger, 2003; Glauser, 1990; Stephenson, 2001; Taracena, 1995). La définition des enfants par l’espace qu’ils occupent, leur style de vie est donc révélatrice, leur simple existence visible, « incontrôlée » au sein de l’espace ouvert, qui interroge les schémas sociaux et culturels, étant vue comme une déviance perturbant la stabilité sociale (Beazley, 2002; Ennew et SwartKruger, 2003; Glauser, 1990)2. 2 Selon Goffman (1975), la signification des déviations dans les groupes sociaux étendus, notamment celles que manifestent les individus qui donnent l’impression de refuser délibérément et ouvertement la place sociale allouée, vient éclairer la notion de marginalité ou de déviance. Les individus qui paraissent engagés dans un refus collectif de l’ordre social sont considérés comme des échecs de la société quant aux motivations, aux allées qu’elle propose. 4 Les conditions de vie Les études réalisées au plan national et international sont ainsi très souvent centrées sur le degré d’exposition des enfants à la rue et leurs conditions de vie. Des catégories sont établies distinguant les enfants selon le temps passé dans la rue, les activités et les liens familiaux, parfois également selon les raisons de la présence dans cet espace. Considérés comme un groupe hétérogène, ils sont classés dans la littérature selon trois principales catégories présentées notamment par l’UNICEF (1984) : les enfants à risque, les enfants dans la rue et les enfants des rues. Les enfants à risque sont ceux qui, en raison de la pauvreté extrême ou de soins et de supervision inadéquats dans leur foyer, sont susceptibles de devenir impliqués dans la vie à l’extérieur. Ils représentent la catégorie dont les deux suivantes émergent. Les enfants dans la rue sont ceux qui y passent la majorité de leur temps, habituellement pour travailler, mais maintiennent un contact régulier avec leur famille. Ils sont susceptibles cependant de devenir encore davantage impliqués dans la vie à l’extérieur. Les enfants des rues sont ceux pour qui la rue représente l’espace de vie principal, qui y participent pleinement à un niveau économique et social, n’ayant pas de contacts réguliers avec leur famille. Cette dernière catégorie inclut les enfants abandonnés (dont les enfants orphelins et réfugiés) qui n’ont aucun lien familial. Un ensemble de facteurs est pris en considération afin de présenter leur contexte, notamment les caractéristiques sociologiques (background), la situation familiale, les raisons de la présence dans la rue ou du départ du foyer, le niveau d’éducation, la poursuite de la scolarité, l’état de santé et les moyens de survie dans la rue (Aptekar, 1988; Kombarakaran, 2004; Lalor, 1999; Lucchini, 1993 ; 1996; Lusk, Peralta et Vest, 1989; Lutte, 1997; Matchinda, 1999; Peralta, 1992; Rizzini et Lusk, 1995; Roux et Smith, 1998; Shorter et Onyancha, 1999; Taracena, 1995, Vogel et Silva Mello, 1991). Les activités de travail, fortement associées à la présence des enfants dans la rue, font l’objet d’une attention particulière, décrites comme différentes activités individuelles ou collectives principalement de trois types : au sein d’un groupe familial, auprès d’un employeur et indépendant (Lucchini, 1993, 1996; Lusk, Peralta et Vest, 1989; Peralta, 1992). Il s’agit de mendicité ; d’offres de services tels que cireurs de chaussures, gardiens de voitures, squeegees, chiffonniers, messagers, porteurs et aides auxiliaires pour les commerces ; de vente de produits tels que tickets de loterie, journaux, cigarettes, fleurs, cartes et souvenirs ; de performances d’art de rue telles que musiciens, chanteurs, jongleurs et cracheurs de feu ; et de formes de délinquance telles que vol et trafic – la limite entre les activités du secteur informel et du secteur illégal n’étant pas toujours clairement apparente (Agnelli, 1986; Kombarakaran, 2004; Lalor, 1999; Lucchini, 1993; 1996; Lusk, Peralta et Vest, 1989; Medina-Mora, Gutierrez et Vega, 1997; Oliveira, 2000; Peralta, 1992; Roux et Smith, 1998; Shorter et Onyancha, 1999; Taracena, 1995)3. Concernant les enfants qui vivent la plupart du temps dans la rue, l’adversité ou les problématiques présentes sont également mises en évidence. Il est question des difficultés pour assurer les besoins tels que l’alimentation, l’abri, la sécurité, l’hygiène, l’espace personnel et l’intimité (concernant notamment le fait de trouver de la nourriture, des vêtements ou un lieu pour dormir, se laver ou s’isoler), de la consommation de psychotropes et de la violence 3 Les jeunes se trouvant dans la rue, très souvent faiblement inclus dans l’économie formelle, s’engagent dans des activités flexibles et variées, certaines criminelles, face aux possibilités limitées. Ils présentent un ensemble de stratégies majoritairement au sein de ce contexte, ceux possédant le moins de ressources (à la fois au niveau de leur background et de leur situation dans la rue) étant les plus susceptibles de s’engager dans des activités plus « risquées » (Gaetz et O’Grady, 2002). 5 (Kombarakaran, 2004; Lalor, 1999; Oliveira, 2000; Roux et Smith, 1998). La précarité, l’insécurité dans ces conditions de vie, et l’anxiété (peur d’être attaqué, blessé, malade, arrêté) et les difficultés sur le plan émotionnel (solitude et manque d’affection, d’attention, de respect) qui en résultent sont ainsi soulignées. La plupart des études citées décrivant les conditions de vie des enfants de rue concernent le contexte de l’Amérique latine. Une synthèse de recherches menées dans différents pays permet ainsi de préciser les aspects de la situation dans cette région (Rizzini, 1998). Les données de terrain de quatre-vingt-dix études recueillies auprès d’enfants de quinze pays dans vingt-cinq villes, la majorité au Brésil, durant les années 1980 et 1990 sont présentées, dressant un portrait des enfants, de leur situation familiale, des raisons de leur présence dans la rue et de leur expérience de vie dans la rue. Selon ces études, la population d’enfants et d’adolescents présents dans les rues de cette région est majoritairement masculine (moyenne d’environ 80 %), la plupart âgés de dix à quatorze ans environ, issus de minorités au Brésil et au Pérou où ces aspects ont été documentés, migrants originaires des aires périphériques des villes et des régions rurales pauvres. Les données se rapportant aux relations familiales sont un élément de description de leur appartenance à un milieu socioéconomique « défavorisé », les familles étant catégorisées comme « déstructurées », « désintégrées » ou « désorganisées », suivant le stigmate de négligence et de violence marquant historiquement les milieux pauvres. La majorité représente de larges familles (six personnes en moyenne), souvent monoparentales, au sein desquelles les effets de la pauvreté et de la marginalisation sociale sont fortement ressentis et où le sentiment de confiance et d’appartenance ne pourrait fréquemment se développer. Une explication de l’abandon de la famille par les enfants est ainsi présentée comme la rupture des bases de l’alliance familiale, lorsque celle-ci échoue à remplir son rôle de socialisation. Les principales raisons de la présence dans la rue évoquées sont à la fois le besoin de produire un revenu pour leur famille ou pour eux-mêmes et les conflits familiaux. Cependant, il apparaît que seule une minorité d’enfants ont perdu tous contacts avec leur famille. Par ailleurs, la description de l’expérience de la vie dans la rue souligne la violence que les enfants subissent dans le rapport de force de la hiérarchie des acteurs de la rue, notamment de la part d’agents légitimes ou non, de la police et d’organisations criminelles. Différentes activités associées à la « dangerosité » de la rue sont notées, notamment de travail semblables à celles décrites précédemment, ainsi que des formes de délinquance et de consommation de drogues (alcool, tabac, marijuana, solvant, psychotropes, cocaïne et crack), bien qu’il soit difficile de mesurer la prévalence et l’implication dans ces activités. Enfin, il apparaît que la majorité rapporte une fréquentation, bien que très variable et irrégulière, du milieu scolaire. Les espoirs qu’ils expriment concernant le futur sont ainsi d’acquérir une éducation et un travail, bien que ceux-ci leur paraissent peu réalisables. L’identité Une autre approche concernant l’étude des enfants de rue vise à connaître les conditions de vie mais également les modes de structuration et de construction de l’identité (Taracena, 1995). Reconnaissant la difficulté d’appliquer les distinctions établies par les catégories dans certains cas, les enfants évoluant au sein d’un ensemble de relations et de lieux dont la rue n’est qu’un élément parmi d’autres et peut prendre différentes valeurs (par exemple instrumentale pour le travail), cette perspective considère le continuum entre les enfants à risques et les enfants des rues selon la définition des enfants par rapport à cet espace (Lucchini, 1993, 1996). Les enfants « en situation de rue » sont ainsi vus comme constituant un groupe social hétérogène au point de 6 vue psychologique (Lucchini, 1998). Prenant en compte leur mobilité spatiale et leurs activités similaires, ainsi que la particularité des trajectoires personnelles, leur caractérisation est envisagée selon leur rapport à l’espace, un processus graduel pouvant amener l’enfant vers la rue (Glauser, 1990). Lucchini (1993, 1996, 1998) développe la notion de « système enfant-rue » afin de rendre compte de la dynamique par laquelle l’enfant actualise progressivement son statut d’enfant de la rue, présentant neuf dimensions constitutives : les dimensions spatiales et temporelles (modalités de la mobilité spatio-temporelle de l’enfant), l’opposition entre le monde de la rue et le monde familial, l’organisation sociale (formes de sociabilité), les activités dans la rue, la socialisation et la sous-culture, la dimension identitaire, l’aspect motivationnel et le genre (accès différentiel au monde de la rue entre filles et garçons). Selon cette perspective, l’enfant investit progressivement la rue et peut se trouver dans des situations intermédiaires ; son appartenance à la rue, conçue comme le résultat d’un apprentissage, dépend alors de la relation symbolique développée au travers des rapports établis et des activités réalisées. La rue est vue comme une sous-culture, avec différents degrés de participation et d’intégration, les représentations qui médiatisent le rapport entre l’enfant et la rue, l’appropriation de l’espace et du système identitaire, et la distanciation par rapport au lieu d’origine permettant de saisir la diversité des situations personnelles. Les dimensions du « système enfant-rue » influent ainsi dans la construction des différentes phases d’une « carrière d’enfant de la rue », plus ou moins longue et engagée, qui n’est pas envisagée selon une trajectoire linéaire, mais selon une progression en fonction de l’identité personnelle (statuts et rôles) dont l’étape finale est la sortie de la rue – notamment par la rupture de l’attachement au monde la rue (Lucchini, 2001). Une grande part des études s’intéressant aux enfants de rue traduit une perception de leur situation en termes négatifs. Leur présence au sein de cet espace et leurs conditions de vie induisent une représentation de mésadaptation, impliquant un dysfonctionnement cognitif et émotionnel et des comportements inappropriés. Les capacités et les différentes activités qu’ils développent ne sont donc pas véritablement considérées, vues comme étant inadéquates. Cette approche reflète une conception de la rue associée à une sous-culture déviante, qui peut être également dénotée dans la considération de l’identité des enfants selon le rapport à la rue. Bien qu’elle inclue des dimensions variées, les enfants étant pris en compte en tant qu’agents actifs en interaction avec différents environnements, celle-ci est structurée au travers du concept de « carrière » qui s’inscrit dans une dynamique binaire, opposant le monde de la rue au monde conventionnel. Un changement de perspective de la rue comme espace inacceptable et malsain aux enfants eux-mêmes, portant attention à leurs stratégies face à l’adversité, vise ainsi à dépasser une conceptualisation unidimensionnelle de leur vie, qui ne rend pas compte du contexte général de leurs activités et de leurs relations sociales (Panter-Brick, 2002). Il s’agit de reconnaître les ressources que les enfants peuvent trouver, ainsi que l’initiative et les compétences dont ils peuvent faire preuve dans leurs circonstances de vie, au-delà de catégories trop restrictives pour rendre compte de ce qui est un processus dynamique. Les stratégies d’adaptation Les capacités personnelles Depuis les vingt dernières années, les recherches mettent en effet en évidence l’utilisation créative de l’espace public par les enfants à diverses fins notamment de travail, de loisir, de socialisation et d’apprentissage, constituant différentes stratégies pour survivre, voire améliorer 7 leur bien-être. L’adaptation et les compétences démontrées au travers de leurs activités et de leurs relations sociales sont ainsi signalées, bien que rarement spécifiquement étudiées. Quelques études s’attachent cependant à décrire les capacités personnelles distinguées concernant les enfants ou les jeunes de rue, a contrario d’une vision d’irrationalité et d’incompétence. Ainsi, McCarthy et Hagan (2001) se sont intéressés à l’effet du capital humain et du capital personnel en considérant les revenus d’une activité criminelle basée dans la rue, la vente de drogues, parmi des jeunes adolescents vivant dans ce contexte dans deux villes canadiennes, Toronto et Vancouver. Le capital humain peut être défini comme les habiletés développées et l’expertise, notamment les connaissances spécifiques (la spécialisation pouvant apporter des avantages plus importants), tandis que le capital personnel réfère aux attitudes, aux préférences et aux caractéristiques personnelles qui constituent également des ressources en vue de réaliser des buts. Les résultats d’analyses quantitatives mesurant ces compétences et les revenus de l’activité criminelle sélectionnée indiquent qu’un aspect du capital humain, la spécialisation, et deux aspects du capital personnel, la volonté de collaborer (reliée à la volonté de prendre des risques) et un désir de richesse (désir d’améliorer le bien-être, pouvant amener un investissement personnel plus important dans les activités productives), influencent positivement les revenus. De plus, la compétence, autre caractéristique du capital personnel (incluant des habiletés telles que la capacité intellectuelle, la fiabilité, la confiance en soi ou l’efficacité), intensifie deux de ces effets et augmente les revenus au travers de l’interaction avec la spécialisation et la volonté de collaborer, ainsi qu’avec la volonté de prendre des risques. L’effet du capital personnel peut ainsi également être observé au travers de la codélinquance (McCarthy, Hagan et Cohen, 1998). Considérant que la décision de s’engager dans la coopération criminelle, qui représente certains dangers pour des acteurs dans des circonstances d’incertitude, peut être influencée par différentes conditions sociopsychologiques, impliquant l’utilisation de la rationalité collective et la volonté de se risquer à faire confiance4, son effet est testé par rapport à une autre forme de criminalité de rue, le vol. Différentes orientations sont distinguées selon les offres d’assistance effectuées et reçues concernant cette activité criminelle, soit individualiste par rapport aux répondants présentant un score inférieur à la moyenne du groupe d’étude pour les deux, soit coopérative par rapport à ceux présentant un score supérieur. Cette dernière, supposant davantage de consultation et de circulation de capital entre les acteurs, inclut trois approches de recruteurs (effectuant plus d’offres qu’ils n’en reçoivent), de subordonnés (recevant plus d’offres qu’ils n’en effectuent) et de collaborateurs (effectuant et recevant autant d’offres). Parmi les attitudes de coopération, la collaboration apparaît ainsi avoir l’effet le plus important sur l’implication dans l’activité criminelle, les relations réciproques augmentant le plus significativement les opportunités et les revenus. Les personnes ayant la volonté de prendre des risques et de coopérer pour maximiser les expédients, particulièrement au travers de la collaboration, et une certaine compétence seraient donc peut-être plus actives et effectives à mettre en œuvre de leurs réseaux de ressources, la réussite pouvant constituer un indice des capacités personnelles. Le rôle de la collaboration suggère cependant l’importance des 4 L’influence de conditions structurelles est également notée, les défis de l’adversité notamment de la vie quotidienne dans la rue reliée au manque de ressources, la socialisation et les interrelations au sein d’un groupe, et les relations avec des codélinquants potentiels pouvant augmenter la volonté de se risquer à faire confiance (Hagan et McCarthy, 1997). 8 relations sociales, l’implication « in deviant street networks » (embeddedness5) constituant également un élément déterminant. Sociabilités Les moyens développés utilisant différentes ressources ou opportunités dans l’espace urbain sont en effet décrits particulièrement au travers des associations ou groupes formés en lien avec ceuxci (Boyden et Holden, 1991; Connolly, 1990; Lalor, 1999; Roux et Smith, 1998; Shorter et Onyancha, 1999). Le rôle des rapports sociaux est noté concernant l’acquisition d’un registre d’attitudes et de comportements permettant de négocier la présence sur les lieux et la pratique active de ceux-ci (Madoeuf, 1995; Vogel et Silva Mello, 2004). Les espaces urbains, représentant diverses possibilités, tolèrent des formes de marginalité selon certains codes – notamment une fonctionnalisation de l’espace – dont l’apprentissage est facilité par les relations sociales. Lucchini (1993) s’intéresse donc non aux stratégies de survie elles-mêmes, mais aux compétences symboliques et sociales qu’elles indiquent, afin de souligner les ressources des enfants de rue. En effet, les compétences personnelles (physiques, affectives, cognitives, culturelles, sociales) et l’insertion sociale (groupes, réseaux) paraissent nécessaires afin de mettre en œuvre les opportunités de la rue, constituées en fonction de l’espace social « quand un acteur peut, grâce à ses ressources, profiter des circonstances pour réaliser ses fins » (Cusson, 1981:168, cit. par Lucchini, 1993:61). La constitution de groupes d’enfants plus ou moins larges ou structurés ressort ainsi comme une source de soutien matériel et émotionnel, offrant aide (concernant le travail et les besoins tels que la nourriture, l’abri et les soins), protection, support, amitié et solidarité (Boyden et Holden, 1991; Campos et al., 1994; Connolly, 1990; Kombarakaran, 2004; Lalor, 1999; Medina-Mora, Gutierrez et Vega, 1997; Roux et Smith, 1998; Shorter et Onyancha, 1999; Trussell, 1999). Le groupe est vu comme une forme de substitut par rapport à la famille, les enfants réalisant toutes ou certaines de leurs activités quotidiennes ensemble (dormir, travailler, manger, jouer) et se tournant vers leurs pairs concernant le soutien social. Cependant, les représentations de l’adaptation des enfants de rue au travers de la sociabilité restent souvent envisagées uniquement en fonction de leur rôle pour la survie et selon une perspective de déviance. En effet, bien que les associations et le partage des ressources soient observés entre les enfants, l’instrumentalité, l’instabilité et la violence sont mises en évidence dans ces relations sociales. Elles sont vues comme étant basées sur les besoins immédiats et pouvant entraîner des effets négatifs, notamment l’apprentissage de comportements tels que la consommation de tabac, de psychotropes, et la délinquance, et des formes d’exploitation (Agnelli, 1986; Boyden et Holden, 1991; Kombarakaran, 2004; Shorter et Onyancha, 1999; Trussell, 1999; Vogel et Silva Mello, 2004). Bien qu’elles puissent occuper une place importante dans la vie quotidienne des enfants, elles sont donc décrites comme des liens faibles et transitifs, voire nuisibles. Les groupes constituent l’aspect principalement étudié, présentés comme des gangs hiérarchiques selon une vision « traditionnelle » ou des structures versatiles peu cohésives. Il est question de groupes ou de gangs composés surtout de jeunes vivant la plupart du temps dans la 5 Cette notion est présentée par Coleman (1988) comme une forme prisée de capital, générant obligations, attentes, confiance, fiabilité, information, normes et sanctions qui contribuent aux capacités d’une personne ou d’un groupe à s’engager dans l’action sociale. Elle s’inscrit bien cependant dans les rapports entre les acteurs : « Unlike other forms of capital, social capital inheres in the structure of relations between actors and among actors. » (1988:S98). 9 rue (street-based), dont l’association est renforcée par plusieurs mécanismes tels que l’utilisation de codes verbaux et gestuels propres, les rites d’initiation, la hiérarchie et l’application de sanctions violentes par rapport au non-respect des règles communes (Agnelli, 1986; Boyden et Holden, 1991; Campos et al., 1994; Connolly, 1990; Fleisher, 1995; Rizzini, 1998; Shorter et Onyancha, 1999; Vogel et Silva Mello, 2004). Ainsi, l’habileté à former des groupes assurant des fonctions en substitution à la famille est vue comme un mécanisme de survie important, mais, contrairement aux pairs constituant des agents de socialisation en présence d’une supervision adulte, la sociabilité au sein de ces gangs est discutée en raison du code de loyauté et d’honneur strict développé, impliquant de la violence. De plus, si l’apprentissage de la sous-culture et l’implication dans des réseaux sociaux de rue sont vus comme nécessaires à la survie, les relations sociales et économiques ne seraient qu’à court terme et n’apporteraient pas de perspectives à plus long terme, ni ne créeraient de capital social (Fleisher, 1995; Shorter et Onyancha, 1999). À l’inverse, selon Lucchini (1993), bien que la mobilité spatiale et les contraintes matérielles, sociales et affectives des enfants ne permettent pas la formation de liens sociaux stables et durables, l’absence de territoire attitré et exclusif (à défendre), conçu comme donnant une identité sociale et culturelle au groupe, distingue ces associations de structures telles que les gangs. Il s’agit ainsi surtout de rapports utilitaires et instrumentaux d’exploitation (survie et activités ludiques), amenant à considérer la notion de near-group (Yablonsky, 1979, cit. par Lucchini, 1993:79). Fondée sur une définition du réseau comme « un ensemble de liens entre acteurs (individuels ou collectifs) qui forment une base de ressources mobilisables pour la réalisation d’objectifs spécifiques à des conditions particulières » (Houchon, 1990:213, cit. par Lucchini, 1993:79), cette notion renvoie à une structure ponctuelle et flexible. Le réseau est caractérisé par une définition diffuse des rôles, une cohésion restreinte, une nature transitoire, un consensus normatif minimal, une appartenance instable au groupe (processus d’associations individuelles multiples et changeantes, en lien avec la carrière) et des attentes limitées envers le groupe. L’organisation des enfants est donc présentée en termes de mobilité, les activités déterminant le mode d’association, mieux adaptée aux conditions de vie dans la rue qu’une forme hiérarchique et rigide. La composante utilitaire est vue comme prédominante dans la coopération, alors que la solidarité et la confiance sont plus limitées, et que l’acquisition de compétences influe une restructuration permanente des rapports entre les enfants, par la formation de nouvelles relations de dépendance plutôt que par la solidarité. Le capital social Certaines recherches portent cependant un regard sur la sociabilité des enfants de rue selon une approche différente des relations sociales. Il est ainsi possible de distinguer le développement de liens significatifs et de réseaux de soutien en considérant les rapports sociaux dans leur contexte (Ennew, 1994). En effet, la formation de groupes parmi les enfants est souvent vue en termes négatifs car certains aspects sont interprétés sans tenir compte de la situation de rue. D’une part, alors que le groupe de pairs est considéré comme dominant et participant au développement entre les âges de huit et quinze ans concernant aux enfants dans un contexte conventionnel, il est décrit comme une forme de socialisation déviante concernant les enfants de rue, car développé en dehors d’une supervision adulte (Ennew, 1994). Pourtant, il pourrait s’agir d’une forme d’adaptation « normale » qui prendrait une dimension particulière dans le contexte de vie de la 10 rue : « These groups [camadas6], then, were not a pathological response to being without families, but a normative development coping mechanism that the street children had utilized remarkably well, but perhaps more intensely than their more traditional peers. » (Aptekar, 1988:127). D’autre part, l’instabilité des liens mise en évidence comme indiquant leur nature transitive et utilitaire peut être reliée à la mobilité des enfants de rue, qui donne cette impression à l’observateur extérieur (Ennew, 1994). Elle ne résulterait donc pas de l’incapacité des enfants à établir des liens durables, mais correspondrait au changement fréquent des rôles et des contacts, représentant un mécanisme d’adaptation aux soutiens sociaux disponibles dans la rue, qui offrent des ressources et des relations à court terme. Enfin, le caractère « forcé » de la coopération dans des relations hiérarchiques de dépendance pourrait être envisagé autrement selon la dynamique des rapports de protection, les rôles concernant l’apprentissage de certaines compétences et la coordination d’activités pouvant apparaître, notamment au travers de liens avec d’autres acteurs de la rue et du milieu criminel (Aptekar, 1988; Connolly, 1990). Les rapports au sein des groupes formés dans la rue pourraient donc également être considérés en termes de coopération « volontaire », permettant le développement d’un sens de responsabilité et le partage de valeurs et de règles établies entre les enfants. En effet, le rôle actif des membres de groupes ou de réseaux dans les modes d’interaction (organisation, échanges) peut être mis en évidence, ainsi que la réciprocité, par exemple au travers d’un système de crédits et de dettes (Aptekar, 1988; Awad, 2002; Plympton, 1997; Swart, 1990). Ces aspects correspondent aux études sur les relations sociales au cours de l’enfance dans d’autres contextes, indiquant que les rapports d’amitié entre les enfants se développent au travers du soutien, des échanges permettant la construction des expressions émotionnelles et des idées, et du partage des ressources, tandis que ceux-ci sont interprétés par les enfants selon des principes de réciprocité, de coopération et de responsabilité mutuelle (Youniss, 1994). Ainsi, les réseaux sociaux d’enfants de rue pourraient se révéler avoir différentes fonctions, offrant des ressources et permettant l’acquisition de compétences dans le contexte de liens sociaux. Il importe donc de considérer les bénéfices que peuvent présenter les rapports entre les enfants et avec d’autres acteurs, qui peuvent influencer l’adaptation au milieu de vie de la rue. Ils doivent dès lors être compris non en fonction de notions et de structures préconçues, mais du capital social créé au travers des liens sociaux établis selon des codes propres. Les associations génèrent du capital social quand elles procurent de l’information et qu’elles créent des opportunités et des obligations qui permettent aux individus de réaliser des buts. La nature et le statut des liens sont ainsi à distinguer, toutes les relations n’ayant pas le même rôle concernant cette dimension : « Homeless youth establish a variety of relationships with people they meet on the street. These associations generate different levels of the intangible resources of trust, commitment, and reciprocity that contribute to a person’s social capital. » (McCarthy, Hagan et Martin, 2002:831). Étudiant cet aspect parmi des adolescents vivant dans la rue dans le contexte de deux villes canadiennes, McCarthy, Hagan et Martin (2002) soulignent les effets bénéfiques souvent négligés des relations avec les pairs, qui peuvent augmenter ou remplacer l’intimité, le soutien et d’autres ressources habituellement offertes par la famille, et montrent que la structure particulière des street families représente une source de capital social plus importante que d’autres formes d’associations. Elles se distinguent des relations au sein de « groupes de rue », incluant des liens d’amitié basés sur la convergence en certains lieux, des affinités ou des 6 Terme utilisé dans certains pays d’Amérique latine hispanophones (ici, la Colombie), pour désigner les groupes préadolescents formés par des enfants vivant principalement dans la rue, partageant intimité et amitié. 11 similarités, qui apparaissent plus faibles. Les membres de street families adoptent des identités familiales et des comportements en accord avec ces rôles, ces relations étant distinguées par les acteurs comme des personnes à qui ils font confiance, sur qui ils comptent concernant la réciprocité (liens forts)7. Celles-ci impliquent donc davantage l’échange mutuel de ressources, le soutien, l’engagement émotionnel et la volonté d’aider et de protéger les autres, influant sur l’identification au groupe, la cohésion et le sens de responsabilité. Les analyses de nature quantitative réalisées indiquent qu’elles augmentent en effet l’aide reçue concernant les besoins tels que l’alimentation, l’abri et le revenu, et réduisent la victimisation, effets non observés pour les autres formes d’associations. Ces familles fictives peuvent ainsi être comparées aux réseaux de parenté fictive (kinship), créés dans des situations où les personnes ont accès à des ressources limitées, et permettre de considérer les possibilités de recapitalisation offertes par les relations formées dans des contextes non conventionnels8. Une telle approche prenant en compte le capital social reconnaît les liens entre les relations, les ressources intangibles et l’organisation des personnes impliquées, soulignant l’intérêt à porter aux caractéristiques et aux contextes des relations de groupes qui contribuent aux difficultés ou les réduisent, afin de comprendre leurs conséquences. La rue constituant l’espace social principal de certains enfants, ces aspects peuvent également être étendus au contexte des relations avec leur environnement immédiat, notamment avec des sansabri adultes, des professionnels, des commerçants, des passants et des personnes impliquées dans la délinquance (Oliveira, 2000). Des relations de parenté fictive semblent pouvoir être établies entre des enfants de rue et des adultes ou des pairs plus âgés, éclairant différemment les rapports interprétés comme des formes d’exploitation concernant le travail ou la criminalité, considérant le soutien moral et matériel apporté, et le rôle intermédiaire dans les relations avec le monde de la rue et le monde conventionnel. Il est alors possible d’analyser les stratégies des enfants de rue en lien avec l’accumulation de capital social. S’intéressant aux enfants présents dans la rue à Moscou, Stephenson (2001) montre les familles de substitution et les appartenances sociales ad hoc qu’ils peuvent trouver, leurs réseaux informels sociaux et économiques étant créés et utilisés dans un effort de construire des opportunités pour les besoins de survie immédiats et pour une mobilité sociale à plus long terme. Ainsi, l’implication dans le milieu de la rue, l’économie informelle et la délinquance, parfois au sein d’organisations menées par des adultes ou des pairs plus âgés, apparaît comme un moyen d’être intégré dans une communauté sociale. En effet, la participation dans certains lieux 7 L’implication dans les relations structurelles peut être révélatrice, le réseau social ayant plus d’effets lorsqu’il génère de la confiance, des attentes, et renforce les croyances sociales et les normes (Granovetter, 1985; 1992). 8 Ce phénomène a pu être observé notamment en lien avec les activités économiques locales développées au sein d’aires urbaines pauvres. Wiegand (1992), reprenant la notion d’économie souterraine (principalement des études états-uniennes sur l’activité parallèle dans les rues de ghettos), soutient la possibilité d’envisager une systématisation (patterns d’activité) dans ce qui se trouve être dans l’irrégularité. Il relève ainsi l’importance de la dimension sociale des échanges, pouvant être rapprochée de la notion d’économie clandestine exposée par Henry (1978). Considérée non comme irrégulière mais comme non officielle, elle serait un miroir du contexte social (des restrictions et régulations, de même que de l’habilité et la volonté d’application de ces règles), présentant comme l’économie formelle une structure et des processus sociaux particuliers. Il développe à partir du détail de son organisation le concept d’un réseau d’échange, relation sociale basée sur l’inclusion dans un cercle social, la confiance et la réciprocité, révélant sa valeur matérielle secondaire par rapport à sa signification symbolique. Visible au travers des dynamiques de compétition et de réciprocité (éviter l’arrestation, « battre le système », partager les opportunités et les revenus, échanger des faveurs…), la communauté formée au sein d’un tel réseau peut apparaître de cette manière tout autant, voire plus importante du fait de ses fonctions. 12 et activités économiques tels que le marché informel de rue peut s’y avérer difficile, étant restreinte à des réseaux de connaissances ou des communautés sociales et ethniques. Les enfants expriment donc la volonté de quitter le monde des « small bomzhi » (petits sans-abri), dont la survie au travers de petites activités de travail ou de délinquance n’offre pas de stabilité et de protection, pour joindre des communautés ou des groupes urbains. Alors que certains s’engagent dans la prostitution organisée par des adultes, d’autres cherchent à s’intégrer à une communauté de jeunes particulière, le Système Arbat (Arbatskaia Sistema). Référant à un quartier de la ville, devenue une zone d’activités informelles ou illégales, dans lequel elle est basée, cette communauté regroupe plusieurs sous-groupes marginaux (punks, hippies, ravers…) au sein desquels les enfants évoluent. Ce système représente un attrait en raison des avantages qu’il offre, notamment la protection, l’abri et les relations avec des personnes en position stratégique concernant des projets de mobilité sociale, par exemple l’installation dans la ville et d’éventuelles possibilités d’emploi ou d’éducation. Ainsi, il repose sur une structure sociale complexe de réseaux extensifs incluant des relations d’obligation et de confiance (souvent quasi familiales, selon des rôles correspondants), notamment une forme stable d’échange de ressources matérielles et de soutien émotionnel, et se distinguant des autres acteurs de la rue, notamment par un code normatif relatif aux activités économiques, qui impose aux membres de ne pas s’impliquer dans les activités liées aux « bomzhi » telles la mendicité, la délinquance ou la prostitution. Par ailleurs, certains enfants s’insèrent dans des gangs plus ou moins structurés, engagés dans des activités légitimes et criminelles, notamment la criminalité de rue, le trafic de drogues et les activités de protection. Les plus organisés sont vus comme de « petites familles » reposant sur le soutien mutuel, la protection et la loyauté entre leurs membres. Il importe à cet égard de souligner le rôle particulier des associations criminelles, qui représentent une forme d’organisation sociale importante en Russie face à l’érosion du système social conventionnel (contexte d’État faible). Ainsi, la participation à des activités criminelles ou la contribution à la « zona9 » peuvent constituer un moyen d’établir une réputation et de faciliter une intégration dans ces milieux, offrant des possibilités de carrière et des mécanismes de protection sociale. L’implication dans des sous-cultures non criminelles et criminelles peut donc être étudiée comme une stratégie pour accéder à des ressources et des réseaux, au travers de l’accumulation d’un capital humain et social spécifique. Ceci montre que les enfants peuvent utiliser leurs compétences personnelles et des normes sous-culturelles appropriées afin d’être acceptés dans une communauté et de poursuivre des carrières alternatives, éclairant différemment l’adaptation à une sous-culture « déviante » et le développement de compétences et de comportements « inappropriés », tels que la consommation de psychotropes et la délinquance. Il importe plutôt de considérer comment les enfants participent à l’espace urbain, le construisent et s’en servent de manière variée et complexe parmi les autres acteurs de ce milieu, leurs stratégies incluant l’utilisation du capital social à court et à plus long terme. Alors que les capacités personnelles démontrées indiquent la possibilité de développer différents moyens et compétences dans le contexte de la rue, l’inscription des enfants dans des réseaux sociaux ainsi que leurs modes spécifiques de relation et d’appropriation de l’espace ne sont pas réellement reconnus au travers des conceptions qui interprètent leur sociabilité en termes négatifs. Il s’agit ainsi de prendre en compte la création de liens sociaux et de capital social, afin 9 Système de soutien économique pour les membres du milieu criminel incarcérés. 13 d’envisager autrement le positionnement et l’action des enfants dans la rue, et de considérer les stratégies d’adaptation présentées en lien avec leur situation sociale. Problématique La situation des enfants de rue est très souvent perçue selon des traits de marginalité et de déviance. De nombreuses études réalisent une description de ces acteurs comme un groupe social défavorisé, mettant en évidence leur contexte et l’adversité de leurs conditions de vie en lien avec des éléments de mésadaptation. Leur présence au sein de l’espace extérieur et du secteur économique étant considérée comme inappropriée, leur autonomie et leurs capacités, notamment les moyens développés dans le secteur informel ou illégal, se trouvent ainsi difficilement valorisées. Cette vision associant la rue à une sous-culture déviante peut être également dénotée dans la considération de l’identité des enfants selon le lieu, les conditions et les moyens de vie, ainsi que dans l’étude de la sociabilité au sein de différents groupes soulignant l’instrumentalité, l’instabilité et la violence. La diversité des usages de la rue et la mobilité des enfants au sein d’une constellation de relations et de lieux s’étendant à plusieurs champs sociaux sont donc observées, mais ne sont pas développées suivant une approche globale, inclusive en termes de réseau prenant en compte la création de liens sociaux. Il importe ainsi de considérer le monde social des enfants de rue de manière plus large en identifiant la diversité des ressources disponibles et leurs compétences, qui leur permettent d’entrer en action dans ce contexte. Des aspects tels que la “débrouillardise” et la résilience (streetwise behavior) peuvent alors apparaître, définis suivant le rôle positif des capacités personnelles en réponse à l’adversité – soit au travers d’un changement de perspective des risques à la manière de négocier les situations à risques – incluant notamment le processus de construction d’un réseau social. Les stratégies d’adaptation présentées par les enfants de rue pourraient alors être vues comme reflétant une réponse rationnelle et efficace aux circonstances de l’environnement, au contexte de la pauvreté urbaine, prenant en compte la perception d’opportunités réduites dans leur position au sein de la structure sociale (McCarthy et Hagan, 2001; Taylor et Veale, 1996). Les stratégies développées par les enfants de rue amènent de fait à considérer leurs moyens en lien avec les relations établies et leur signification sociale. Tel que le relève Stephenson (2001:542), le type de comportements présentés dans le cas de cette dernière étude, dont l’implication dans des activités délinquantes, « fits very well with similar ethnographic research in the West, which has emphasized economic motivation of crime and crime as a reflection of a perception of a social structure of restricted opportunity » (Bourgois, 1995; Foster, 1990; McCarthy et Hagan, 2001; Moore, 1978; Sullivan, 1989) et manifeste également le développement de structures, d’identité et de normes de groupe « similar to those described in the classical criminological literature on delinquent street societies » (Adler, 1985; Liebow, 1967; Trasher, 1927; Whyte, 1943). Il s’agit ainsi de croiser les champs de théorie et de recherche de l’économie informelle et de la criminologie sociologique (Gaetz et O’Grady, 2002). Une approche ethnographique par rapport aux parcours de jeunes dans différentes communautés (notamment les inner-cities), décrivant diverses stratégies produites au travers des relations sociales qui y ont cours, a en effet permis de mettre en évidence la relation entre le choix 14 individuel et les contraintes structurales (contextes locaux spécifiques d’opportunités économiques et d’organisation sociale) : Individuals do not respond only individually to societal constraints. They respond also as members of distinct communities that mediate between them and the larger structures of economic and political organization. The social life of communities is powerfully constrained yet not completely determined by these structures. Within local communities people devise collective ways of coping with the demands imposed by larger structures. (Sullivan, 1989:232) L’importance du secteur informel et/ou illégal dans certaines communautés (activités économiques locales développées dans des contextes non conventionnels) peut ainsi influencer l’expérience du monde social au sein de l’environnement des acteurs. Un comportement de « déviance » tel que la délinquance peut alors y être envisagé en continuité avec la structure sociale, faisant usage des opportunités locales, des connaissances et des connexions accessibles (Foster, 1990). L’étude présentée propose donc une perspective de recherche alliant une démarche ethnographique et une analyse en termes de réseau, afin de découvrir à partir d’eux-mêmes le monde social des enfants de rue. L’objectif est d’analyser les moyens d’adaptation des enfants par rapport à leur milieu de vie conçu comme un contexte d’action, en vue d’appréhender leur situation sociale. Considérant le répertoire de stratégies qu’ils peuvent présenter, il s’agit d’observer : – Les rapports à l’espace (conditions de vie concernant l’adversité ou le bien-être, soit les privations, difficultés et dangers ou les gains, opportunités et protections liées à l’environnement, et activités sociales développées par les acteurs, soit économiques, de loisir ou de socialité) ; – Les rapports sociaux (relations sociales entre les enfants et avec d’autres acteurs, notamment les groupes qui peuvent se former et les modes d’organisation, de soutien, d’instrumentalité ou de conflit qui peuvent s’établir, ainsi que le statut de ces liens sociaux) ; – Les stratégies d’adaptation (manière dont les enfants se servent de l’espace social dans leur contexte, afin notamment de faire face à l’adversité ou d’augmenter leur bien-être, et d’y trouver une place à plus ou moins long terme). 15 2. Méthodologie Perspective théorique La critique des conceptions et des approches centrées sur l’identification des caractéristiques du style de vie dans la rue plutôt que sur les enfants eux-mêmes donne lieu à une autre démarche. En effet, l’histoire de l’étude de l’enfance dans les sciences sociales est marquée par l’invisibilité et le mutisme des enfants dans les données (Qvortrup, 1990). L’essor des perspectives interprétatives, en particulier l’interactionnisme et la phénoménologie sociale, a cependant favorisé un intérêt pour les enfants en tant qu’acteurs sociaux et pour l’enfance en tant que réalité sociale particulière ; ceci notamment au travers des activités sociales quotidiennes, dont l’explication requiert de saisir le sens pour les participants dans le contexte spécifique de leur occurrence, et de la sémiologie, permettant une description du comportement et du langage en termes non présocial ou prérationnel, mais du sens expressif dans leur vie sociale (Prout et James, 1990). Selon cette perspective, l’ethnographie permet une expression plus directe des enfants et leur participation à la production des données sociologiques (Prout et James, 1990). Elle offre également de recueillir des données sur des personnes aux marges d’une société qui leur est hostile, impliquant une présence physique et une implication personnelle du chercheur au sein des communautés étudiées et la création de rapports durables (Bourgois, 1995). Elle favorise ainsi l’étude d’une situation particulière, telle celle d’enfants au sein d’une aire urbaine, afin de rendre une représentation aussi exhaustive que possible du monde social des acteurs qui s’y trouvent (Laperrière, 1997). Le monde social a une signification particulière et une structure pertinente pour les acteurs qui y vivent et l’interprètent par de nombreuses constructions courantes de la réalité quotidienne (Schutz, 1987). Ces constructions déterminent leurs comportements et définissent le but de leurs actions, indiquant l’importance de s’attacher au sens qu’ils donnent à leur univers. Selon une approche interactionniste, celles-ci s’opèrent dans le cours de l’interaction sociale, de la vie sociale reliant les acteurs entre eux par diverses lignes d’action : It is necessary to recognize that the sets of meanings that lead participants to act as they do at their stationed points in the network have their own setting in a localized process of social interaction – and that these meanings are formed, sustained, weakened, strenghtened, or transformed, as the case may be, through a socially defining process. (Blumer, 1969:19) Les significations sont formées par les comportements des acteurs et leur manière d’agir les uns envers les autres, en évolution constante. Le monde social empirique peut ainsi être vu comme consistant en leur expérience et leur action, individuelle et collective, recouvrant un large complexe d’activités interreliées et une variété de relations entre les participants (Blumer, 1969). Il convient donc dans le cadre de l’étude d’une situation sociale de s’intéresser aux interactions, afin de comprendre sa signification et sa structure du point de vue des acteurs : [...] the empirical social world consists of ongoing group life and one has to get close to this life to know what is going on in it. [...] This is particularly true in the case of human group life because of the persistent tendency of human beings in their 16 collective life to build up separate worlds, marked by an operating milieu of different life situations and by the possession of different beliefs and conceptions for handling these situations. (Blumer, 1969:38) La perspective développée s’inscrit dès lors dans le courant de recherche de l’écologie urbaine et la tradition des community studies, la sociabilité10 constituant une des dimensions analysées pour comprendre le fonctionnement des communautés : A man’s attitude cannot be observed but instead must be inferred from his behaviour. Since actions are directly subject to observation and may be recorded like other scientific data, it seems wise to try to understand man through studying his actions. This approach not only provides information upon the nature of informal group relations but it also offers a framework for the understanding of the individual’s adjustment to his society. (Whyte, 1943:268) La démarche vise à découvrir à partir des acteurs le monde social au sein duquel ils vivent, parvenir à une connaissance intime de la vie locale quotidienne et observer l’organisation des activités de leur groupe afin d’envisager leur place dans la structure sociale (Whyte, 1943). L’étude de l’environnement social, y compris dans des conditions d’apparente « désorganisation » ou « déviance » peut révéler l’existence de communautés, particulièrement importantes concernant l’adaptation dans un contexte d’adversité. La description de tels milieux mettant en valeur l’organisation sociale et les ressources qu’ils peuvent contenir permet d’envisager un système complexe de réseaux d’amitié et de parenté, de liens formels et informels, central concernant la recherche sur la cohésion et la confiance (capital social) (Yen et Syme, 1999). Ces notions développées au regard de la configuration des relations sociales (analyse de réseau) peuvent ainsi être adaptées à l’étude de groupes sociaux, « not primarily a theory or even a set of complicated research techniques, but rather a comprehensive new family of analytical strategies, a paradigm for the study of how resources, goods, and even positions flow through particular figurations of social ties » (Emirbayer, 1997:298). Cette approche implique non le choix d’une population spontanée, tel que favorisé par l’échantillonnage par cas unique, mais la détermination d’un groupe en fonction des liens observés. Il s’agit en effet de se détacher d’une appréhension théorique de la réalité en termes de catégories, construites par agrégation d’individus aux attributs jugés similaires et a priori pertinents pour le problème traité, plutôt qu’en termes de relations entre acteurs, afin de dépasser le stade de la « sociographie » (Degenne et Forsé, 2004). L’objet de recherche est conçu non comme un groupe isolé mais comme un groupe dans ses interrelations avec les autres, soit établi dans les rapports sociaux, les acteurs étant investis des représentations sociales propres et de celles des autres groupes (Calogirou, 1995). L’analyse de réseau constitue alors le moyen d’une analyse structurale, dont le but est de montrer en quoi la forme du réseau a une incidence sur les phénomènes analysés, tout en étant le résultat des interactions qui y ont cours (Degenne et Forsé, 2004). Elle tente de trouver les régularités de comportement et les groupes qui présentent ces régularités par induction, analysant les relations entre individus afin de dégager des groupes pertinents a posteriori. De fait, les réseaux sont construits par les acteurs, qui choisissent leurs relations par leurs associations et leurs modes d’interactions, en fonction des contextes sociaux auxquels ils participent : « Every day, we decide to see people or avoid them, to help or not, to 10 Sens sociologique, référant à la manière dont s'établissent les relations sociales entre individus et groupes (Simmel, 1999). 17 ask or not; we modulate the nuances of our relations; we plan, anticipate and worry about the future of those relations. We each build a network – which is one part of building a life. » (Fischer, 1982:4). Le rôle des acteurs est souligné, dans le cadre des circonstances sociales déterminant les liens qu’ils peuvent former. Les réseaux sociaux établis tendent ainsi à associer des personnes partageant des expériences, des attitudes, des croyances et des valeurs semblables, adoptant des styles d’expression et d’apparence similaires, fréquentant les mêmes lieux et s’engageant dans les mêmes activités, et développant par le fait une culture commune (social world) (Fischer, 1982). Ce type d’analyse est donc une manière de comprendre concrètement comment la structure contraint les comportements tout en émergeant des interactions, la circularité entre structure et action faisant de la structure un cadre à la fois déterminant et déterminé (interactionnisme structural) (Degenne et Forsé, 2004). Groupe étudié Le point d’origine de l’observation a été le centre de jour accueillant et dispensant différents services dans le cadre du programme destiné « aux enfants et aux adolescents en situation de risque social et personnel » du secrétariat d’assistance sociale de Niterói, le CAIICA (Centro de Atenção Integrada e Integral à Criança e ao Adolescente), qui représentait un lieu de convergence des jeunes présents dans les rues de cette aire urbaine11. La fréquentation de cette ressource a été le moyen de lier connaissance avec ces acteurs, également à l’extérieur grâce à l’inclusion dans différentes activités dont le travail de rue, de se situer par rapport à eux et de commencer à distinguer les lieux où ils se rencontraient et certaines de leurs pratiques, données étendues au fil du temps. Elle a également permis de caractériser quels étaient les jeunes vivant dans les rues de Niterói, la présence prolongée dans l’espace urbain ayant révélé une vingtaine d’enfants et d’adolescents qui se trouvaient rassemblés le plus souvent dans les quartiers centraux et utilisaient le centre de jour sur une base quotidienne, formant un groupe ayant pu devenir le centre de l’observation. La population enregistrée comme usagers de cette ressource était des enfants et des adolescents âgés de sept à dix-sept ans, considérés comme étant « en situation de risque social et personnel », la grande majorité « en situation de rue » (26 sur 33 jeunes au cours de la période d’observation). Parmi eux, une minorité de filles (environ 10 %) et un tiers provenant d’autres municipalités de la région métropolitaine (environ 35 %) selon les statistiques du centre, alors que tous étaient de couleur de peau noire ou métisse (profil correspondant aux recherches présentées dans la littérature recensée). Les données personnelles12 compilées indiquaient qu’un tiers était de niveau scolaire primaire, un tiers de niveau secondaire et un tiers analphabète, tandis que plus de la moitié possédaient une référence familiale. Leurs communautés d’origine se situaient dans les quartiers populaires ou les favelas de la ville (Barreto, Morro do Estado, Ititioca, Largo da Batalha, Cantagalo, Itaipu et Jacaré) ou dans d’autres municipalités plus pauvres limitrophes 11 Le développement de l’observation à Niterói s’est décidé en fonction de l’accessibilité, les rapports établis en particulier au sein des services d’assistance sociale y ayant présenté une plus grande ouverture, alors que cet espace urbain plus restreint apparaissait également plus évident à “cerner”. Au vu de la diversité des structures de la région, parmi lesquelles il était notamment difficile de déterminer les organismes existants, et de la complexité de l’observation des jeunes dans le milieu extérieur, souvent non aisément repérables, cette orientation a permis d’entrer en contact avec les acteurs recherchés et de fixer le cadre spatial de la recherche. 12 Selon les dossiers individuels, contenant les informations que les intervenants parviennent à rassembler. 18 (São Gonzalo, Itaborai, Itaipuaçu et Cabo Frio), quelques-uns provenant de favelas de Rio. Il a également été déterminé au travers des échanges qu’environ la moitié de ceux « permanents » dans la rue (12 sur 26) avait déjà connu un placement en foyer et au moins dix d’entre eux un contact avec les autorités judiciaires (police, tribunal de la jeunesse, institutions). Ces éléments permettent de poser quelques caractéristiques sociales de la population de cette étude « connue des services sociaux », la composition du groupe, délimité au cours de l’observation, étant détaillée au travers de l’analyse. La considération des rapports dans le cadre d’observations et d’échanges quotidiens a ainsi défini un réseau d’acteurs autour de l’association distinctive formée par les jeunes « en situation de rue », incluant également des agents des services sociaux et d’autres acteurs de la rue, ce découpage correspondant aux relations sociales les plus significatives notées. Ces jeunes représentaient les acteurs les plus manifestes concernant la situation étudiée, l’affiliation des enfants plus jeunes avec des adolescents indiquant d’analyser le groupe dans son ensemble avant de réaliser une distinction le cas échéant, de même qu’avec les autres acteurs du milieu. Il a été possible par suite de concevoir le pôle essentiel que représentait le centre des services sociaux au sein d’une aire où aucun autre organisme actif n’intervenait à l’extérieur, la position singulière du groupe retenu dans cet espace social soutenant la pertinence de son étude. Collecte des données La prise de contact réalisée dans le cadre du CAIICA par l’introduction des intervenants, bien que nécessitant de faire une distinction quant au rôle d’intervention, s’est révélée importante du fait du rapport de confiance préexistant entre ces acteurs et du point de référence offert subséquemment, par exemple vis-à-vis d’acteurs rencontrés directement dans la rue. De plus, la participation à des activités de travail de rue avec les intervenants a servi les contacts dans le contexte extérieur, révélant les points de convergence des jeunes et amenant à faire connaissance avec d’autres acteurs de ce milieu, notamment des adultes en rapport avec eux. La présence journalière13 au sein du programme a donc offert d’entrer en relation avec les jeunes dans ce cadre et dans la rue, et de former une idée de leur rythme quotidien, se trouvant généralement au centre des services sociaux le matin, circulant entre plusieurs lieux des quartiers centraux de la ville (rues commerçantes, gares de transport, places publiques, bord de mer) l’après-midi et le soir, et dormant aux petites heures. Les périodes d’observation ont suivi ce schéma, alternant néanmoins régulièrement les temps en matinée à l’extérieur et suivant les variations des habitudes des acteurs (notamment les semaines au cours desquelles la fréquentation du centre de jour baissait). Elles ont également été axées sur les différentes activités des jeunes précisées peu à peu, soit mobiles au travers des déplacements dans l’espace urbain, soit statiques aux points de convergence. Une grande part d’imprévu caractérisait ainsi leur déroulement, suivant le mouvement des acteurs, incluant parfois de longs intervalles consacrés à leur localisation dans la ville, notamment lorsqu’ils se trouvaient dispersés souvent à la suite d’évènements problématiques (par exemple, une opération policière). La technique d’observation s’est aussi modifiée en fonction de l’adaptation aux pratiques et aux modes de socialisation des acteurs, notamment au travers des rapports développés avec eux. Une 13 L’observation a été réalisée de manière intensive au cours de la période de terrain de quatre mois. 19 positon initiale en retrait a permis de se distancer de l’intervention, tout en apprenant progressivement les références et les attitudes vis-à-vis des jeunes par la participation aux activités. Bien que l’intérêt pour leur situation et le fait de chercher à créer des contacts avec eux aient paru singuliers au début, ces échanges sans objectif d’intervention ont pu servir de base au développement de rapports différenciés14. L’acceptation au sein du groupe a ainsi reposé sur les relations établies avec les acteurs, selon le statut d’une personne de la sphère conventionnelle se mêlant avec eux en lien avec des travaux académiques. L’inclusion dans les modes relationnels y ayant cours, tels que le jeu, le partage de denrées, les discussions ou le fait de passer des messages et de garder des biens personnels, tout en ne participant pas à d’autres activités tels que les jeux d’argent, l’usage de drogues ou les actes de délinquance, ont pu être considérés comme des signes d’affiliation selon ce statut particulier (le comportement au sein du groupe se révélant tant important que le milieu d’appartenance). Cependant, malgré le rapprochement avec les acteurs concernés, les éléments liés aux objectifs d’étude ont paru dans un premier temps difficiles à saisir. Contrairement à l’impression tirée de la littérature reliée, selon laquelle l’information pourrait notamment être recueillie au travers du discours des jeunes en fonction d’un lien de confiance et de conditions favorables, l’observation produisait l’effet d’assister à un film muet, sans intertitres. Les acteurs du groupe s’exprimaient peu et les discussions révélaient certains tabous touchant aux activités illégales et socialement réprouvées ainsi qu’aux relations familiales, faisant l’objet de peu d’échanges y compris au sein du groupe. De plus, malgré les marques de confiance données dans les rapports15, l’hermétisme et la dissimulation entourant souvent leurs pratiques et l’importante mobilité donnaient l’impression de manquer des scènes. L’observation semblait ainsi le cours d’actions et d’interactions notées sans parvenir à obtenir de détails concernant leur nature, leur organisation et leur signification pendant une période intermédiaire de la réalisation du terrain. Dans une situation ne permettant pas de tout voir ou discuter ouvertement, les activités et les relations étant complexes à aborder, il s’est donc agi de se distancer du modèle méthodologique “classique” afin de trouver les moyens particuliers de recueillir des informations selon les possibilités du terrain, de mettre en évidence les éléments significatifs à relever. Le rapprochement avec les jeunes du groupe étudié par l’intérêt porté à leur mode de vie a ainsi favorisé une adaptation à celui-ci, par une technique d’observation flexible reposant notamment sur le comportement non verbal et l’induction. De fait, la fluctuation de leurs lieux, leurs habitudes, les aléas des contacts avec les autorités judiciaires exigeaient une forme de souplesse concernant la continuité des observations, à restituer malgré les coupures et les interruptions. De plus, l’enregistrement des informations devait se faire dans le mouvement incessant des acteurs y compris durant les périodes d’observation, ces circonstances nécessitant donc de s’habituer à distinguer et prendre note de différentes actions et interactions simultanées ou entrecoupées, à séparer et rapprocher différentes séquences du cadre général. Ceci a été facilité progressivement par la familiarisation avec les lieux et les types d’activités, tandis que différentes techniques, telles que les schémas spatiaux, ont permis de mieux décomposer et relier les différents éléments 14 Notamment, ceux-ci n’incluaient pas les recours que les jeunes pouvaient rechercher auprès du personnel du centre. 15 Il n’a pas été relevé d’éléments indiquant une gêne, une méfiance ou une volonté de soustraire des actions à l’observation après les premières semaines, lorsque la présence parmi le groupe s’est établie. En réponse aux remarques d’autres acteurs du milieu de la rue sur les informations qu’ils partageaient ou laissaient voir, plusieurs des jeunes indiquaient que cela ne posait pas de problème, notamment en raison de l’attitude amicale et nonintervenante : « Ela é maneira » (elle est correcte). 20 observés afin de reconstruire le scénario de leur vie quotidienne. Par ailleurs, le recoupement d’informations obtenues au travers des contacts avec les intervenants, les représentants d’organismes officiels et d’autres ressources, et de documents (tels que le descriptif des politiques et des programmes des secrétariats municipaux, des articles de presse et les actes de réunions des conseils communautaires de sécurité publique des aires urbaines centrales de la région métropolitaine de Rio de Janeiro), ainsi que de certains échanges privilégiés avec les jeunes côtoyés ont contribué à développer une compréhension du schème général des activités, des relations sociales et de l’environnement du groupe16. Codification et analyse Une telle recherche de type exploratoire vise à développer et rendre une image aussi complète et exacte d’un sujet d’étude que les conditions le permettent (Blumer, 1969). Cette image d’une sphère de la vie sociale doit, au-delà de la description, de l’examen direct attentif, inclure également une « inspection » impliquant des éléments analytiques clairs (items généraux ou catégoriques) et la mise en évidence de relations entre ces éléments (référant aux aspects tels que processus, organisations, réseaux, états, événements). Les thèmes dégagés par degré se rapportaient ainsi à la participation des jeunes dans l’économie informelle de rue, présentant pas de traits d’organisation permanente, de même que leur implication dans des activités délinquantes, et au milieu d’appartenance se dessinant autour d’eux. Les trois dimensions à l’étude – soit les rapports à l’espace incluant leurs diverses pratiques, les rapports sociaux au sein du groupe ainsi qu’à l’extérieur, et les stratégies d’adaptation – ont permis d’en préciser les éléments, le contexte spécifique de l’observation ayant également été inclus. Les notes concernant le cadre urbain et le centre des services sociaux de la municipalité, un des pôles de convergence importants du groupe, ont donc été rapportées, tandis que l’analyse s’est centrée sur la communauté formée par ces jeunes, considérant leur situation en rapport aux autres acteurs de référence de leur réseau. Ce cadre conceptuel général visait à envisager l’adaptation des jeunes dans leur milieu de vie au travers de la configuration et du fonctionnement de ce groupe social, et leur position au sein de leur environnement général. 16 Les données externes étant de nature générale, telles les statistiques, utilisées afin de préciser la mise en contexte et ainsi présentées dans le cours de l’analyse en rapport aux données spécifiques recueillies auprès des jeunes. 21 3. Présentation et analyse des résultats I. Panorama de Niterói Une riche périphérie Niterói est une municipalité d’environ 460 000 habitants17, située en face de Rio de Janeiro dans la baie de Guanabara. Elle apparaît comme un centre urbain dynamique, profitant de sa position dans une région métropolitaine majeure du pays et de son ancien statut de capitale régionale, ayant sans doute favorisé le développement des industries et des services. 1. La région métropolitaine Située dans le Sudeste du Brésil, la région métropolitaine de Rio de Janeiro est en effet l’un des pôles d’une zone présentant une concentration exceptionnelle de population et d’activités : avec plus de 72 millions d’habitants, soit 43 % de la population nationale, les deux plus grandes agglomérations urbaines du pays, les trois quarts de la production des industries de transformation et les pouvoirs de commandement économique, cette part du territoire est souvent appelée le « Brésil utile »18. Rio de Janeiro est ainsi, après São Paulo, la seconde aire métropolitaine avec plus de 14 millions d’habitants, la seconde aire industrielle en importante et le second centre financier au regard du volume d’affaires sur le marché boursier et bancaire. La métropole abrite diverses activités des secteurs de l’industrie et du commerce, de l’administration et de la finance, comptant de nombreux sièges sociaux de compagnies privées et de corporations étatiques, telles que Esso, Shell et Petrobrás, ainsi que du domaine de la culture et de l’éducation, notamment plusieurs centres nationaux de recherche gouvernementaux. Ce développement influe donc sur le niveau de vie, cette région ayant l’un des revenus per capita et des niveaux d’éducation les plus élevés du pays, et l’un des meilleurs ratios concernant le nombre de lits d’hôpitaux et de docteurs. 2. La municipalité Cette situation inclut cependant de fortes inégalités sociales et spatiales, notamment entre les quatorze municipalités composant l’aire métropolitaine qui comprennent des extensions des banlieues souvent moins bien loties que le centre. Niterói en revanche, vraisemblablement du fait de son histoire, se distingue comme une périphérie riche. Son dynamisme est soutenu par les activités industrielles de la région (chantier naval, textile, agroalimentaire, métallurgie, productions minières non métallurgiques, chimiques et pharmaceutiques), par les entreprises de commerce et de services, ainsi que par les avantages de son site. Offrant une vue directe sur Rio de Janeiro, d’accès facile notamment grâce à un pont traversant la baie, et des infrastructures de qualité, dont des constructions d’Oscar Niemeyer, elle représente un cadre attractif. Elle constitue 17 18 Source : Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística, Censo Demográfico 2000. Sources : EncyclopédieUniversalis; Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística, Encyclopédia Britannica. Censo Demográfico 2000; 22 une ville dynamique, à proximité de la métropole, dans un environnement cependant plus restreint recouvrant 131 km2. Niterói apparaît ainsi comme la troisième localité du Brésil en termes de qualité de vie (première ville de l’état), aspect reflété notamment au niveau de l’éducation : elle est également la troisième localité du Brésil concernant la qualité de l’enseignement, le taux de scolarisation et le nombre d’étudiants entre dix-huit et vingt-quatre ans inscrits à l’université, et présente le taux d’alphabétisation le plus élevé de l’État de Rio de Janeiro, soit 96 % de la population de plus de quinze ans, et la moyenne nationale la plus élevée de permanence des élèves à l’école, soit 9,5 ans19. La structure du tissu urbain, assez similaire à celle de Rio de Janeiro, révèle pourtant également des inégalités sociales et spatiales marquées. S’étendant le long de la côte à la limite de la baie, la ville comprend un centre d’affaires (Centro), une zone industrielle (Ponta d’Areia), un second quartier d’affaires également résidentiel aisé (Icaraí), puis des quartiers populaires (notamment parmi les plus pauvres Morro do Estado, São Lorenço, Ilha da Conceição, Barreto, Tenente Jardim, Baldeador, Santa Barbara, Sapé, Caramujo, Ititioca, Largo da Batalha, Maceio, Cantagalo, Charitas, Jacaré, Rio d’Ouro, Várzea das Moças) et quelques quartiers résidentiels aisés en périphérie (notamment Piratininga et Camboinhas situés autour de la lagune de Piratininga en bord de mer). Les constructions sont en majorité des tours de bureaux et d’appartements dans le centre, des bâtiments moins élevés et des maisons particulières dans les quartiers périphériques, ainsi que des habitations en briques dans les zones de favelas20 situées sur les collines de différents quartiers. Tel est le cadre dans lequel s’est déroulée cette étude. Bien que la reconnaissance des lieux sur le site choisi ait inclus le contexte général de l’aire métropolitaine, l’inscription de l’observation dans la municipalité de Niterói a notamment permis d’acquérir une perception précise de l’organisation de cet espace, ainsi que de la distribution des différentes activités. Un trait marquant relié aux objectifs de recherche, noté également au travers des localités de la région, était en effet une économie informelle très visible dans les rues, de même que d’autres aspects d’une vie sociale active à l’extérieur. Les caractéristiques de cet environnement urbain, y déterminant une présence des jeunes plus marginale que la situation attendue, ont fortement influencé la démarche de terrain et la constitution du groupe d’étude, et valent donc d’être détaillées. La recension des études sur la situation des enfants, centrées en majorité sur leur degré d’exposition à la rue et leurs conditions de vie, a fait ressortir l’importance des activités économiques, fortement associées à leur présence dans ce milieu. L’observation a ainsi débuté recherchant particulièrement les enfants impliqués dans des activités telles que la mendicité, l’offre de petits biens ou services et la performance d’arts de rue ou des formes de délinquance telles que le vol et le trafic. À travers la découverte de l’espace de la ville, les déplacements étaient l’occasion de tenter de repérer les emplacements, les heures où il serait possible de voir ces enfants en action et d’entrer en contact avec eux. 19 de Educação, 2005. boisées dans cette région), souvent sans accès aux services tels que la distribution d’eau potable ou d’électricité, bien que différents moyens de “débrouillardise” existent comme le piratage des lignes. 20 Source : Prefeitura Municipal de Niterói, Fondação Municipal Constructions sans permis sur des aires “libres” (les collines 23 Pourtant, une des premières constatations a été la faible visibilité des jeunes dans les aires extérieures ; l’image de l’enfant jongleur, cireur ou vendeur de bonbons, présentée comme un lieu commun par la littérature et par les agents des services locaux, contrastait avec le nombre relativement restreint noté. Il convient de se représenter les rues de Niterói comme un espace occupé en réalité par de multiples acteurs, particulièrement pour des activités économiques, mais également d’autres aspects de la vie sociale. Dans le cadre d’une grande animation, il s’avérait souvent difficile de distinguer les personnes travaillant, baguenaudant ou vivant dans la rue, alors que la présence des jeunes n’y était pas très manifeste. La caractérisation de cette aire économique et sociale, marquée par la coexistence de différentes utilisations de l’espace, a de ce fait été un élément nécessaire afin d’appréhender la perception et l’organisation de la rue qui peuvent naître dans un tel contexte, ainsi que la position que les jeunes peuvent y tenir. Les rues, aire de l’économie informelle 1. « Multiplexité » de l’espace La rue est généralement conçue comme un espace public, croisement de flux de circulation et d’échanges, convergence de divers secteurs d’activités et milieux sociaux (Tessier, 1994). Plusieurs fonctions peuvent être définies, principalement de liaison et de transport, d’autres se développant selon le contexte, notamment de commerce et de socialité. Représentant en quelque sorte une zone libre (et accessible), différentes activités sociales peuvent y prendre place suivant le degré de réglementation et de contrôle qui en font plus qu’une aire de transition. Les rues de Niterói apparaissaient ainsi à la fois comme un lieu de passage, d’économie informelle et/ou illégale et de hang out, les échanges de nature commerciale constituant une dimension particulièrement importante. En effet, le contexte urbain de l’étude se situe dans une région dynamique, où l’économie informelle s’est fortement développée en lien avec la croissance socioéconomique observée au cours des cinquante dernières années. Ce phénomène permet dès lors d’envisager l’expansion de plusieurs fonctions dans les aires extérieures, créant un environnement très animé. La région métropolitaine de Rio de Janeiro constitue un pôle fortement actif, et aux agences étatiques, aux industries et aux services situés dans les édifices se greffe un secteur parallèle extérieur, attiré et produit par son importante population. En effet, la croissance démographique des zones urbaines du Sudeste est liée aux migrations internes de la population rurale ayant débuté dès les années 1950, parallèlement à l’expansion du parc industriel de cette région rendant ces zones économiquement attractives, et à l’accroissement naturel de la population résidente21. Le taux moyen de croissance de la population du Sudeste s’est élevé à 3 % au cours des années 1950, puis à 2,6 % au cours des deux décennies suivantes et se maintient à 1,7 % depuis les années 1980. Cependant, l’économie formelle ne semble pas avoir balancé cet accroissement concernant la génération d’emploi et de revenu. Cette évolution peut ainsi être reliée à l’économie informelle urbaine, étudiée pour la première fois dans les statistiques nationales en 1997 afin de mieux connaître le rôle et la dimension de ce secteur au sein de l’économie générale. Les petites entreprises qui le composent, en majorité situées dans le Sudeste, y représentent une 21 Source : Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística, Censo Demográfico 2000. 24 part significative en termes de création d’emploi et de revenu, leur nombre ayant augmenté de 10 % entre 1997 et 200322. Sur une population active nationale d’environ 109 598 000 personnes, ce secteur d’activité occupait en 2003 environ 13 860 900 personnes incluant les travailleurs à compte propre (69 %), les petits employeurs (20 %) et les autres travailleurs (11 %). Les formes prépondérantes de cette économie informelle étaient l’industrie de transformation ou extractive (16 %), la construction civile (17 %) et le commerce et la réparation (33 %), les données indiquant que les entreprises à compte propre (88 %) réalisaient un profit moyen de 670 R$ et les entreprises de petits employeurs (12 %) de 2 300 R$, comparativement au revenu moyen au plan national s’élevant à 769 R$ selon les estimations du dernier recensement23. Parmi ces entreprises, dont 77 % ne possédaient pas de licence municipale ou étatique, 20 à 30 % environ opéraient sur la voie publique en fonction de leur nature, principalement le commerce et la réparation. Le secteur des activités de rue, élément de cette économie, peut alors être envisagé comme une des sources de revenus disponibles dans les espaces urbains, particulièrement les zones de forte concentration de population telle la région métropolitaine de Rio de Janeiro où les flux sont plus intenses, multipliant les opportunités d’échanges. Les rues de Niterói présentaient ainsi de nombreuses affaires extérieures, surtout dans le centreville, le quartier d’Icaraí et les quartiers populaires, peu dans les quartiers résidentiels aisés, situées en bordure des trottoirs des artères principales, dans les allées piétonnes, sur les places publiques, aux intersections, aux feux de signalisation, aux abords des gares de transport et des centres commerciaux. Il s’agissait de négoces de produits et services en tout genre généralement offerts à un coût inférieur par rapport aux commerces formels, soit des camelots de vêtements, de sacs, parapluies et autres accessoires, de fruits et légumes, de boissons, de sandwiches, pâtisseries et sucreries, de jouets, d’articles de quincaillerie et de téléphonie mobile ; des réparateurs de montres et autres objets mécaniques, cordonniers, cireurs, serruriers, menuisiers, écrivains publics, etc. Ces types de vendeurs portaient leur marchandise ou tenaient des stands, incluant des emplacements officiels et des installations informelles de toute sorte telles que des carrioles, des présentoirs de bois et de carton ou le coffre de voitures. Il est possible de se les représenter postés à ces emplacements ou circulant sur le trottoir et la rue, sollicitant les passants et les véhicules en allant à leur rencontre et/ou clamant leurs offres (par exemple, les cireurs installés à un siège avec marchepied affichant leurs services, les vendeurs de sucreries ou de boissons parcourant les voies de voitures arrêtées aux carrefours ou les vendeurs de pop-corn annonçant le passage de leur carriole). S’inscrivant dans le contexte d’une économie informelle urbaine plus large comprenant également des entreprises fonctionnant dans un véhicule et dans un magasin ou atelier (fréquemment ouvert sur l’extérieur), les activités notées se trouvaient de cette manière souvent à la limite du secteur légitime, difficile à déterminer. À diverses affaires d’apparence plus ou moins légale s’ajoutaient donc celles plus clairement définies comme illégales, notamment la vente de matériel audiovisuel piraté, de biens de contrebande et de substances illicites, réalisée plus discrètement. L’espace extérieur apparaissait comme la jonction de ces différents secteurs, se partageant l’accès au “marché” des échanges au milieu des flux de piétons et de véhicules générés par les autres industries et services localisés dans la ville. Leur croisement, produisant une grande animation, donnait ainsi lieu à de nombreuses formes d’interactions, outre les transactions économiques. Les 22 Source : Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística, Coordenação de Trabalho e Rendimento, Economia Informal Urbana 1997/2003. 23 1 BRL ≈ 0,63 CAD. 25 vendeurs pouvaient souvent être observés discutant entre eux, avec les marchands de boutiques à proximité ou des personnes les accompagnant, soit des amis ou des membres de leur famille, alors qu’ils avaient également des échanges prolongés avec certains clients ou des connaissances s’arrêtant pour les saluer. Un marchand de fruits installé régulièrement à une intersection proche du CAIICA, tenant parfois son stand avec deux de ses fils adolescents l’après-midi, était, par exemple, salué par certaines personnes des services municipaux et d’autres travaillant dans ce secteur du centre-ville, et souvent aperçu en conversation avec le vendeur du kiosque à journaux voisin. De plus, les clients créaient des attroupements en consommant auprès de ces vendeurs, la pratique de rester dans la rue notamment pour se restaurer et discuter étant répandue. La convergence d’acteurs et les interactions entraînées par la présence de commerces sur la voie publique y développaient donc les rapports sociaux, en faisant également un lieu de socialité ( – il est possible de se représenter l’atmosphère des street fairs organisées dans les villes nordaméricaines, quotidienne plutôt qu’occasionnelle). De ce fait, la multiplexité de ces aires urbaines était un élément marquant du contexte de l’étude. L’économie de rue, se situant entre les secteurs légitime et illégitime, en était une dimension importante, constituant une activité substantive pour une part significative de la population et un mode de consommation courante plus abordable pour une grande part possédant un faible revenu (le revenu médian dans la région de Rio de Janeiro était estimé à 470 R$ lors du dernier recensement). Une perception de la rue comme un espace d’opportunités économiques, concurremment à ses autres fonctions, en ressortait, et au travers des diverses formes d’échanges sociaux qui les accompagnaient, comme un espace de vie adjacent à d’autres milieux plus formels. 2. Stratification des utilisations de l’espace Si les rues peuvent apparaître comme une aire ouverte permettant le développement de différentes activités, elles ne sont pourtant généralement pas exemptes de tout contrôle ou balises. La réglementation ou la tolérance des utilisations de la voie publique déterminent la forme de ces pratiques, notamment les lieux, les heures et la répartition. L’action des autorités à Niterói a ainsi pu être observée variant selon la localisation, la nature de la marchandise et les personnes impliquées dans les activités. La caractérisation des pratiques montre que, tandis que l’offre de biens et services courants semblait permise surtout dans les aires les plus passantes, les produits illégaux faisaient l’objet d’une surveillance ; qu’une présence prolongée dans la rue était admise, cependant moins de la part des personnes considérées comme marginales. Il est possible de distinguer de cette manière certains usages socialement acceptés par rapport à d’autres suscitant une réaction sociale, reflet d’une stratification au sein de cet espace. Au plan de l’économie informelle et/ou illégale réalisée dans la rue, certaines activités semblaient reconnues comme des services nécessaires ou utiles et étaient tolérées, voire même dans quelques cas formalisées. Les échanges avec les agents des services sociaux rencontrés et avec les vendeurs travaillant sur la rue connus par leur intermédiaire ont révélé deux exemples de l’organisation d’occupations ayant été reprises et désormais gérées par la municipalité. Le ramassage des déchets pour la récupération de matériaux recyclables (rachetés par les décharges) et le gardiennage de voitures dans le centre-ville et certaines zones animées, mis en place par différents acteurs et petits groupes indépendants au fil des ans, avaient été pris en charge globalement par des équipes des services municipaux depuis environ deux ans, bien qu’ils soient 26 toujours pratiqués en free-lance de manière isolée. Il pouvait s’agir de personnes indépendantes circulant le soir autour des tables des cafés et des bars installés sur le trottoir et la rue afin de ramasser les canettes vides ; parcourant les rues commerçantes avec des carrioles afin de récolter des cartons ; ou se postant dans les rues des quartiers d’affaires et nocturnes où le stationnement n’est pas réglementé, assurant une surveillance en échange de quelques reais (entente tacite). Ces activités “normalisées” ne faisaient pas l’objet d’intervention et étaient donc pratiquées ouvertement. Par ailleurs, la vente de produits alimentaires et d’articles divers, et les services de réparation et autres semblaient admis en tout temps dans les quartiers centraux et populaires, certains espaces étant cependant investis de manière plus importante à des horaires particuliers, tels que les abords des gares de transport le soir et durant la fin de semaine en l’absence d’unités policières. À l’inverse, les vendeurs de produits illégaux, principalement du matériel audiovisuel piraté et des biens de contrebande (tels que lunettes, cigarettes ou sacs), cherchaient quotidiennement à éviter l’arrestation ou la saisie de leur marchandise, se plaçant dans les rues et aux intersections les plus animées du centre-ville afin de mieux dissimuler leur stock en cas d’intervention policière, et préférant la fin de semaine. Il s’agissait d’installations informelles, souvent des cartons ou des draps tendus, facilement escamotables pour être emportées en courant ou dissimulées (par exemple dans un recoin, une poubelle ou une bouche d’égout). Les vendeurs de substances illicites ont pu eux être observés réalisant des échanges ponctuels et discrets dans les lieux les plus passants du centre-ville (places publiques, abords des gares de transport), cette activité étant apparue plutôt pratiquée dans les quartiers populaires plus “protégés” notamment aux « bocas do fumo »24. D’autre part, l’occupation de l’espace public donnait également lieu à des réactions différentes suivant le profil des personnes impliquées. La présence de personnes travaillant, socialisant dans la rue autour de différentes activités (commerce, restauration, jeux) semblait commune et acceptée pour ceux ayant une apparence conventionnelle, tandis que celle de personnes vendant ou consommant des substances illicites, de la « population de rue »25 mendiant ou vendant des sucreries était considérée comme dérangeante, occasionnant de nombreuses opérations de la police et des services sociaux afin de faire cesser leurs activités et tenter de les déplacer hors de la rue (ou de vue)26. La perception sociale différentiée de ces acteurs était également perceptible au travers des discours des vendeurs rencontrés, qui se définissaient comme des « travailleurs » dont les activités étaient un moyen de gagner leur vie, de s’insérer socialement, par rapport aux « trafiquants » et à la « population de rue » dont ils décrivaient les activités comme déviantes. Ceci pouvait être mis en lien avec la manière dont ils se positionnaient dans la rue, déclarant s’y trouver pour leurs affaires non en dehors du mainstream, alors que les pratiques divergentes des autres acteurs les rattachaient plus particulièrement à cet espace marginal. Il ne s’agissait pas seulement du temps ou de la part des activités à l’extérieur, beaucoup de personnes travaillant dans la rue s’y trouvant de manière presque constante, mais plutôt de l’utilisation de l’espace pouvant créer une démarcation de la société conventionnelle. De la même manière, alors que les vendeurs étaient acceptés par la population générale, la présence de « trafiquants » et de 24 25 26 Lieux de vente connus en bordure ou dans les zones favelisées. Terme utilisé pour désigner les personnes habitant dans la rue. Scheper-Hughes et Hoffman (1998) notamment ont souligné l’augmentation de l’intolérance par rapport à la « population de rue », associée au phénomène de la violence urbaine, dans le contexte d’un accroissement de la privatisation des espaces publics et de certaines aires urbaines privilégiées au Brésil. 27 « population de rue » suscitait des plaintes aux autorités, influant une intervention27. La rue, bien que constituant un espace économique et social, ne se trouvait donc pas ouverte à tout et à tous. En parallèle à une part des activités informelles et/ou illégales et à d’autres formes d’échanges connexes, tolérées ou considérées comme socialement acceptables selon certaines règles, existaient d’autres acteurs et pratiques, vus comme plus interlopes et réprouvés. Il était ainsi possible de distinguer une stratification au travers des usages de l’espace public, les acteurs exerçant les activités plus réprimées se présentant également comme les plus marginaux. 3. Position des jeunes La présence des jeunes au sein des rues devait donc être envisagée dans le contexte d’ensemble de cette aire économique et sociale active. Dès le début des observations menées à Niteroí, la participation restreinte des enfants, et dans une moindre mesure des adolescents aux affaires de rue a pu être notée. Bien que réalisant différents usages de la voie publique, ils ne semblaient pas occuper une position très conséquente dans l’économie informelle et/ou illégale y ayant cours. Il convient ainsi de les resituer dans cet espace au regard des aspects détaillés précédemment, afin d’envisager la position spécifique des jeunes au centre de cette étude. Malgré la position des institutions officielles condamnant le travail infantile28, il n’est pas rare que des enfants et des adolescents exercent une forme d’activité économique, notamment afin de contribuer au revenu familial. Cependant, il importe de spécifier la proportion de jeunes concernés ainsi que le type d’occupation particulièrement dans le Sudeste, région riche du Brésil. En effet, le taux de fréquentation scolaire des personnes âgées de cinq à quatorze ans y est de 93 %, étant de 91 % dans l’ensemble du Brésil29. Parmi les jeunes âgés de dix à quinze ans, il a été évalué que 6 % travaillaient tout en suivant leur cursus scolaire, 1 % travaillant uniquement, alors que ces catégories étaient respectivement de 21 % et 8 % parmi les jeunes âgés de seize à dixsept ans. Au plan national, elles représentaient 10 % et 1 % parmi les dix à quinze ans et 23 % et 10 % parmi les seize à dix-sept ans. Il apparaît ainsi que le taux d’activité est plus bas parmi les plus jeunes dans cette région, la proportion des jeunes ayant commencé à travailler avant neuf ans étant de 22 % pour l’ensemble du pays, mais de 9 % dans le Sudeste, la part de ceux ayant commencé à travailler entre dix et quatorze ans étant respectivement de 54 % et 51 %, et de ceux ayant commencé à travailler entre quinze et dix-sept ans de 24 % et 40 %. Ceci pourrait être relié au type d’occupation, l’âge auquel les jeunes débutent étant de manière générale plus précoce dans les régions rurales par rapport aux régions urbaines (le taux de fréquentation scolaire y étant également plus faible), alors que la répartition selon le type d’activité des jeunes de dix à dix-sept ans indique que 33 % travaillaient sur un site agricole au plan national, 15 % dans le Sudeste et 2 % à Rio de Janeiro. Il est à noter que seuls 5 % travaillaient sur la voie publique à l’échelle nationale et dans le Sudeste, cette part s’élevant à 11 % dans la région de Rio de Janeiro, tandis qu’une proportion d’environ 60 % des jeunes de cet âge ayant une occupation pouvait être rattachée au secteur informel. Les jeunes âgés de dix à dix-sept ans exerçant une activité 27 Cet aspect, vu au travers des dénonciations du public présentées dans différents documents officiels et de presse, est détaillé ensuite concernant les jeunes. 28 Différentes actions des pouvoirs publics et d’organismes sociaux sont développées afin de réprimer ce phénomène, notamment le PETI (Programa de Erradicação do Trabalho Infantil) mis en place par le gouvernement fédéral en 1996. 29 Source : Instituto Brasileiro de Geografia e Estatística, Pesquisa Nacional por Amostra de Domicilios 1997, 2005. 28 contribuaient globalement jusqu’à 30 % du revenu familial pour 75 % d’entre eux, de 30 à 50 % pour 15 % et à plus de 50 % pour 10 %. Ces données s’accordent donc avec l’importance de l’économie informelle urbaine constatée dans les grandes métropoles de la région, bien que la participation des jeunes y semble rester limitée. Les observations réalisées à Niteroí ont permis de caractériser l’implication des enfants et adolescents dans l’économie informelle et/ou illégale ainsi que leurs usages de la rue. Des visites dans quatre établissements scolaires primaires publics classés en « aire de risque social » – en bordure de zones favelisées dans les quartiers de Fonseca, Morro do Estado, Ititioca et Cantagalo – ont permis d’échanger avec des élèves âgés de cinq à quatorze ans, et de les interroger sur leurs pratiques extrascolaires. Parmi eux, environ un tiers réalisait une activité de travail, aidant un membre de leur famille, auprès d’un employeur ou seul (par exemple commis dans de petites entreprises de commerce et réparation ou offre indépendante de petits biens et services) afin de contribuer au revenu familial ou de disposer d’argent de poche. En outre, la majorité indiquait passer du temps dans la rue au sein leur « communauté » ou des quartiers du centre pour des activités de loisir (jeux et sports) ou simplement hanging out avec leurs amis. De petits groupes d’écoliers en uniforme pouvaient ainsi être notés se baladant, venant jouer aux jeux vidéo et participant également aux échanges économiques et sociaux dans les rues du centre-ville en fin d’après-midi. Au cours des déplacements ou du temps passé à l’extérieur, il a été possible de voir des enfants accompagnant des adultes travaillant dans la rue, bien que cela n’ait pas été très fréquent, ainsi que de petits groupes d’enfants et d’adolescents (d’une triade à une dizaine) réalisant quelques activités lucratives telles que les arts de rue (jonglage, acrobatie), la vente de sucreries, la mendicité et le gardiennage de voitures dans les espaces non réglementés. Trois associations dont le nombre variait ont été principalement notées l’après-midi et le soir aux intersections centrales et dans les quartiers touristiques et nocturnes (Icaraí, São Francisco), alternant entre ces activités. Les jeunes rencontrés, certains sur une base régulière, d’autres occasionnellement ou durant une période limitée, venaient ainsi ponctuellement « arrumar dinheiro » (faire de l’argent) dans la rue et retournaient ensuite vers leur domicile, la plupart fréquentant un établissement scolaire. Par exemple, un adolescent de 16 ans vu régulièrement pratiquait du jonglage ou vendait des sucreries aux feux de signalisation environ trois après-midi ou soirs par semaine après ses cours. Il se trouvait généralement avec d’autres réalisant la même activité ensemble ou en rotation, ou effectuant de la mendicité ou du gardiennage de voitures à proximité. Durant ces moments, ils réalisaient également différentes activités similaires aux autres jeunes présents dans cet espace, telles que jouer (par exemple aux cartes ou quelques passes de football), se regrouper pour discuter, se restaurer ou se balader30. Contrairement aux stéréotypes rencontrés dans la littérature, l’implication des jeunes dans le secteur de l’économie informelle de rue, vue comme précipitant le décrochage scolaire, l’engagement dans la délinquance et la fugue du domicile familial31, apparaissait donc limitée. Il semble que cet espace constituait, tout comme pour une part de la population adulte, une aire sociale offrant également des opportunités économiques (particulièrement concernant les 30 Les jeunes présents dans les rues du centre-ville et des favelas visitées ont également pu être observés consommant parfois des drogues (solvant et marijuana), bien que cette pratique n’ait pu être détaillée. 31 Andrade Castro, 2004 (étude de cas de délinquants juvéniles référés à la DEGASE - Departamento Geral de Ações Sócio-Educativas); Vogel et Silva Mello, 2004 (étude ethnographique de l’occupation de l’espace public par les jeunes). 29 quartiers centraux par rapport aux périphéries plus pauvres), dont ils faisaient pour la plupart une utilisation passagère. Lieu de différentes pratiques, la rue n’était pas perçue comme un milieu étranger, tandis que la participation à des activités économiques était considérée comme relativement commune et acceptée selon les jeunes rencontrés. Cependant, celle-ci demeurait restreinte, probablement en raison notamment de l’occupation conséquente de ce secteur économique par une population adulte nombreuse. Elle ne semblait pas ainsi antithétique avec le maintien de l’implication dans d’autres sphères sociales, ne représentant pas nécessairement le point de passage vers la permanence dans la rue. De plus, les possibilités d’engagement dans des activités illégales pouvaient également paraître limitées. En effet, selon plusieurs des adolescents rencontrés travaillant dans la rue, qui indiquaient qu’ils avaient auparavant été impliqués dans le trafic de stupéfiants, ce moyen pouvait être considéré comme plus avantageux que les rôles subalternes qu’ils pouvaient y tenir (notamment de « mule »), considérant les risques et les revenus. Des indices suggèrent que les risques liés à cette activité auraient récemment augmenté, tandis que les revenus diminueraient. L’Observatoire de favelas de Rio de Janeiro, dans une étude ayant suivi deux cent trente travailleurs du trafic entre 2004 et 2006, révèle une baisse des revenus des « vapores » (dealers) depuis 2001, passés de l’équivalent de dix à quinze fois le salaire minimum à trois fois au plus, et une augmentation significative des risques de mort et des risques pénaux (au cours de la période de l’étude, quarante-cinq des participants (environ 20 %) avaient été assassinés et 73 % avaient été appréhendés par la police)32. Considérant qu’une « mule », utilisée notamment pour assurer l’approvisionnement d’un point de vente, gagne généralement un faible pourcentage des revenus des vendeurs (dealers), entre 10 et 20 %, les gains des activités de rue de ces jeunes, en moyenne 15 R$ par soir, pouvaient être vus comme plus avantageux et « tranquilles ». L’un d’eux les comparait de cette manière aux difficultés ayant suivi son arrestation en possession d’une arme et d’un stock de drogues, sa famille ayant dû rembourser les « trafiquants » tandis qu’il avait passé environ un an en institution33. Ironiquement, par rapport au cliché, la participation à l’économie de rue pouvait donc constituer une alternative à l’implication dans le trafic et contribuer au maintien dans une sphère moins marginale, alors que d’autres formes de délinquance n’étaient pas très manifestes dans le contexte d’observation (dont on peut supposer analogiquement qu’elles n’offriraient que de petits rôles faiblement rémunérés)34. Ainsi, l’idée d’un engagement progressif vers la rue provoqué par l’implication dans des activités économiques informelles et criminelles n’était pas évidente dans la situation étudiée, alors que la place restreinte des jeunes a amené à considérer spécifiquement la position de ceux « permanents » dans la rue. 32 33 Source : Carta Capital número 424, 2007, fournie par la DEGASE. Les échanges avec les responsables administratifs des institutions pour mineurs de la région de Rio de Janeiro ont suggéré une baisse de la participation des jeunes dans le trafic au regard de la baisse de la clientèle pour ces délits et de l’augmentation d’autres formes de délinquance; cependant les statistiques n’ont pu être obtenues. Les données de la 2a Vara da Infância e da Juventude [tribunal de la jeunesse] de l’État de Rio de Janeiro indiquent que parmi les huit catégories d’infractions les plus fréquentes (90 % des cas), la proportion de jeunes poursuivis pour trafic de drogues représentait 8 % des cas en 2006, comparativement aux cas de vol (27 %), de lésions corporelles (18 %) et d’usage de drogues (10 %). 34 a À titre indicatif, les données de la 2 Vara da Infância e da Juventude comptabilisent 7 400 jeunes ayant fait l’objet d’un processus judiciaire en 2006, correspondant à un taux de délinquance juvénile de 5 0/00 (population de douze à dix-sept ans de 1 488 000 dans l’État de Rio de Janeiro). Malgré les limites de ces données officielles (les chiffres obtenus par ailleurs auprès de l’Instituto de Segurança Pública [institut de recherche] révèlent qu’environ 10 800 infractions commises par des mineurs ont été constatées dans l’État de Rio de Janeiro en 2004), ces estimations permettent une considération relativisée de ce phénomène. 30 De fait, les jeunes impliqués dans les activités de rue étaient généralement identifiés à des jeunes de quartiers « défavorisés », originaires des mêmes milieux et fréquentant souvent les mêmes lieux que les jeunes « en situation de rue » qui apparaissaient cependant plus en marge. Il était frappant de constater qu’ils étaient comparativement encore moins inclus dans ces activités, se limitant à la mendicité et la vente de sucreries ou de substances illicites à petite échelle. Ces pratiques ainsi que leurs autres usages récréatifs et quotidiens de la rue étaient l’objet d’interventions de la part des autorités et des services sociaux, alors que l’écart par rapport à la société conventionnelle pouvait également être perçu à travers leurs faibles rapports avec d’autres sphères sociales, notamment le groupe familial, le milieu scolaire et la « communauté » d’origine. En effet, il a été possible de déterminer au travers des rapports établis avec les jeunes « en situation de rue » qu’ils avaient peu de contacts avec des membres de leur parenté, certains n’ayant aucune référence familiale, ne fréquentaient pas d’établissement scolaire et très rarement leur quartier de provenance ou d’autres quartiers similaires. Ils se trouvaient en quasi-permanence dans les rues des quartiers centraux de la ville (Centro, São Domingos, Gragoatá, Boa Viagem, Icaraí et São Francisco), évoluant notamment en fonction des opérations réalisées par rapport à la « population de rue ». La présence de ces jeunes particulièrement est le sujet de fréquentes dénonciations35 de la population, vue comme dérangeante et criminogène tel que cela apparaît au regard des plaintes rapportées par le public au sein des conseils communautaires de sécurité publique et dans la presse écrite : ils y sont décrits comme intimidant et troublant les habitants par leurs pratiques (mendicité, consommation de drogues) et comme une source de criminalité, principalement concernant les vols et les agressions36. « Não queremos discriminar, mas eles estão ameaçando e roubando os moradores, além de causar enorme constrangimento ao pedir dinheiro. Tanto a prefeitura quanto a polícia têm culpa nessa história. » (Sans vouloir discriminer, ils menacent et ils volent les habitants, en plus d’imposer une énorme contrainte en demandant de l’argent. Tant la préfecture que la police sont responsables dans cette histoire.) Témoignage d’un habitant du quartier d’Icaraí, Journal O Globo, 12 novembre 2006. Il existe donc une pression importante pour l’intervention des forces policières et des services sociaux, centrée sur les points de convergence connus afin de « retirer » cette population de la rue et d’effectuer une « resocialisation » par des mesures d’assistance et d’inclusion sociale, favorable aux programmes de formation ou d’occupation sociale « positive » contribuant à la sécurité publique37. Au cours de la période de l’étude, quatre opérations majeures de ce type ont eu lieu à Niteroí, amenant un déplacement de ces jeunes entre différents quartiers du centre-ville, alors qu’ils étaient régulièrement interpellés et fréquemment l’objet de regards insistants et de remarques réprobatrices de la part des passants. 35 pour signaler un délit ou une situation problématique. de Janeiro, Secretaria do Estato de Segurança Pública, Instituto de Segurança Pública, actes des réunions des conseils communautaires de sécurité publique des aires urbaines centrales de la région métropolitaine de Rio de Janeiro de l’année 2006 ; Zona Sul, 13 juillet 1006 ; O Globo, 1 octobre, 2 novembre, 12 novembre 2006 (dossiers de presse de l’Instituto de Segurança Pública). 37 Source : Prefeitura Municipal de Niterói, Secretaria Municipal de Assistência social, descriptif des programmes et des interventions. 36 Appels dirigés aux autorités municipales Sources : Governo do Estado do Rio 31 La position marginale de ces jeunes considérés comme une part de la « population de rue », devant trouver des moyens d’adaptation dans le contexte d’une économie informelle déjà relativement saturée et stratifiée, a ainsi retenu l’attention. Il s’agissait de considérer la manière dont ils pouvaient se servir de cet espace social pour y vivre, au regard la faible implication notée dans les activités de rue et de leur image sociale négative. L’observation s’est centrée de ce fait sur l’association qu’ils formaient au sein de cette aire urbaine et sur le fonctionnement de ce groupe social. II. « Little guys »38 1. Les membres du groupe Le cercle de jeunes autour duquel s’est développée cette étude constituait le centre de gravité des enfants et adolescents établis dans le contexte de la rue de manière relativement constante. Il apparaissait comme une structure souple formée par l’association des jeunes dans cette situation à Niteroí, pouvant évoluer selon leur mobilité – soit des passages en institution39, des déplacements temporaires à l’intérieur de la région métropolitaine ou des retours occasionnels vers le domicile familial. Au cours de la période de l’étude, ce groupe comprenait vingt-six jeunes, âgés de dix à dix-sept ans, originaires de Niteroí et d’autres municipalités de la région métropolitaine. Il était difficile de déterminer de quelle manière il s’était initié, ou s’il s’inscrivait dans la continuité d’une structure précédente, mais il était possible de distinguer une certaine chronologie selon l’arrivée des jeunes dans la rue ou la présence dans ce milieu. Sa formation, fonction des histoires personnelles40, révélait ainsi des liens selon l’« ancienneté » et les âges. Certains avaient en effet une expérience de vie dans la rue depuis plusieurs années, se connaissant de plus longue date. Il s’agissait d’enfants et d’adolescents ayant pu alterner entre différents lieux de la région et des périodes de placements en institution. Sans former un sousgroupe initial, ils pouvaient être considérés comme les « anciens ». Cleo (17 ans) et Delia (16 ans), deux sœurs s’étant trouvées dans les rues de Niteroí depuis l’enfance, constituaient des figures importantes de ce milieu. De parents d’une municipalité pauvre limitrophe (São Gonzalo) vivant en alternance dans la rue, elles avaient connu des placements dans les services sociaux et restaient seules à l’extérieur depuis environ quatre ans. Elles avaient de nombreuses accointances parmi les personnes occupant cet espace et faisaient également allusion à des jeunes présents antérieurement ou à de jeunes adultes évoluant désormais séparément parmi la population de rue. Leur « ancienneté », impliquant des connaissances (les personnes des services sociaux et différents acteurs de rue ou du quartier parlaient souvent avec elles à l’extérieur), semblait ainsi leur conférer un certain statut de référence au sein du groupe, alors qu’elles étaient liées particulièrement aux plus âgés. 38 Baz (16 ans) était également présent dans cette localité depuis plusieurs années, représentant un « visage connu » parmi la population de rue. Adopté très jeune à Rio de Janeiro dans des Whyte, 1943. Centres de détention et foyers de placement pour mineurs. 40 Les éléments biographiques présentés ne sont pas exhaustifs, mais correspondent aux informations recueillies à partir des données non confidentielles du centre des services sociaux et des échanges directs avec les jeunes du groupe. Afin de protéger leur identité, les noms ont été modifiés. 39 32 conditions inconnues, il avait été rejeté par sa famille adoptive à la naissance d’un enfant naturel, et avait depuis alterné entre des périodes dans la rue à Rio de Janeiro et Niteroí et en institution. Environ quatre mois avant le début de l’étude, il avait été victime d’un évènement de violence (dont les raisons ne semblaient pas avoir été éclaircies), une ou des personne(s) ayant mis feu à ses vêtements pendant son sommeil. Il s’était trouvé dans le coma durant deux mois et gardait des séquelles motrices. Il était retourné avec les jeunes qu’il connaissait au sein du groupe au cours de l’étude, après un mois passé dans un foyer pour adolescents, et apparaissait lié surtout à Cleo, Delia, Geo et Alex. Ross (12 ans), orphelin et lui aussi sans autre référence familiale, était également un acteur antérieur du milieu. Ayant été placé plusieurs fois en foyer, suivant un cursus scolaire et des programmes du CRIAA41, il y connaissait cependant des difficultés et se trouvait en alternance dans les rues de Niteroí depuis plusieurs années. Il avait ainsi des liens parmi les acteurs plus anciens du groupe, étant surtout proche de Baz mais également d’autres jeunes du même âge ayant été en institution ou arrivés plus récemment dans la rue (Henry, Otto, Pete, Lec, Klaus, Ian et Joel). Alex (15 ans) était originaire de Niteroí et avait vécu dans la rue durant environ deux ans. Après le décès de sa mère, ayant des relations difficiles avec les membres de sa famille éloignée, il avait évolué entre les rues de Rio de Janeiro, Niteroí et Cabo Frio avec d’autres jeunes connus auparavant dans sa « communauté » et directement dans la rue. Après être passé par différentes institutions, se trouvant dans un foyer pour adolescents et suivant un cursus scolaire et des groupes de thérapie au CRIAA depuis plusieurs mois, il était retourné dans la rue au début de la période de l’étude et s’était joint au groupe au sein duquel il connaissait déjà les plus âgés, Cleo, Delia, Geo et Baz, mais également des plus jeunes notamment ayant été en institution, tels Otto, Pete et Lec. Geo (16 ans), de Niteroí également, était parti du domicile familial à la suite de difficultés relationnelles depuis environ deux ans, y retournant cependant occasionnellement. Il avait déjà travaillé dans la rue auparavant, principalement comme cireur ou réalisant de petits services et continuait ses activités à Niteroí, s’étant lié surtout avec Cleo, Delia et Baz. Yorke (17 ans) avait un parcours similaire, mais n’était pas impliqué dans le secteur informel de rue, participant plutôt à certaines activités illégales. Il était également lié à Cleo, Delia et Ugo depuis plusieurs années, bien qu’il ait développé plutôt des relations avec des personnes arrivées plus récemment dans la rue. Ugo (17 ans) provenait lui d’une autre municipalité de la région (Cabo Frio), ayant connu diverses expériences de travail dans la rue au sein de son groupe familial depuis l’enfance et y ayant vécu par périodes ainsi qu’à Niteroí. Revenu au sein du groupe au cours de la période de l’étude, il avait des connaissances antérieures parmi les plus âgés du groupe, principalement Cleo, Delia, Xander et Yorke. Xander (17 ans), originaire d’une grande favela de Rio de Janeiro, avait vécu dans le contexte de la rue depuis le début de son adolescence, étant venu plus récemment à Niteroí. Issu d’une famille réputée « criminelle » selon les dires des acteurs du milieu d’étude, il avait connu plusieurs expériences avec les autorités judiciaires et placements en institution, et était lié 41 Centro Regional Integrado de Atendimento ao Adolescente [service public gratuit offrant un suivi clinique pour la prévention et le traitement de la violence et de la toxicomanie aux enfants et aux adolescents]. 33 antérieurement à certains parmi les plus âgés du groupe, Cleo, Delia et Ugo, et plus récemment à Sam avec qui il avait une affinité particulière. Valt (16 ans) et son demi-frère Will (12 ans) dont la mère était incarcérée pour une longue période et sans autre référence familiale, se trouvaient depuis environ quatre ans dans la rue, alternant apparemment entre Rio de Janeiro, Niteroí et Cabo Frio. Mis à part Yorke, ils étaient cependant surtout proches des plus jeunes du groupe, pour la majorité plus récents dans la rue. Les autres enfants et adolescents du groupe se trouvaient dans la rue depuis une période moins longue, environ un an ou moins. Généralement plus jeunes, ils semblaient s’être associés au sein du groupe particulièrement à ceux du même groupe d’âge. Emil (15 ans) et Frank (10 ans) vivaient dans la rue depuis environ un an. Ces deux frères venant d’une communauté rurale pauvre plus éloignée (Itaborai), dont la mère se trouvait emprisonnée pour trafic de stupéfiants, n’avaient pu être recueillis comme leurs plus jeunes frères par la famille maternelle en raison des moyens limités dont elle disposait. Ils s’étaient ainsi liés surtout à Yorke et aux autres membres du groupe plus jeunes. Ian (15 ans) et son cousin Joel (12 ans), issus d’une autre communauté rurale pauvre (Itaipu), avaient quitté leur domicile familial depuis environ un an pour venir à Niteroí, où ils restaient ensemble au sein du groupe, proches de Ross et des plus jeunes (Henry, Otto, Pete, Lec et Klaus). Mark (16 ans) et Nat (14 ans), de Niteroí, se trouvaient dans la rue depuis plusieurs mois à la suite de difficultés familiales. Leur père vivant dans la rue depuis plus de dix ans, ils étaient sortis du domicile de leur mère alors qu’elle se trouvait dans une situation précaire et ne l’avaient pas suivie en foyer d’accueil avec leurs quatre frères et sœurs plus jeunes. Ils apparaissaient surtout associés avec Yorke, Valt et Will, Emil et Frank, Qod, Ted et Zach. Qod (14 ans), Ted (15 ans) et Zach (16 ans), de Niteroí également, avaient quitté leur domicile familial depuis environ un an, évoquant des difficultés relationnelles, et étaient principalement reliés à des acteurs du même groupe d’âge (Mark et Nat, Emil et Frank). Henry (12 ans) ainsi que d’Otto (12 ans), Pete (12 ans) et Lec (12 ans) présentaient une situation semblable ; ces derniers, ayant connu des passages en institution, étaient particulièrement liés avec divers acteurs du même groupe d’âge et certains plus anciens (Valt et Will, Emil et Frank, Alex, Ross, Ian et Joel). Celle de Klaus (11 ans) était quelque peu différente ; il avait délaissé le domicile de sa mère situé en bordure de Niteroí, celle-ci s’y trouvant périodiquement en situation de rue ou dans d’autres municipalités. Son grand frère y demeurant toujours et son petit frère pris en charge par un oncle, il évoluait seul dans la rue depuis quelques mois et s’était lié surtout aux membres plus jeunes du groupe, notamment ayant connu comme lui un placement en institution. Sam (10 ans), originaire d’une municipalité pauvre limitrophe (São Gonzalo), avait lui été rejeté par sa mère et les membres du cercle familial dans le contexte de difficultés relationnelles. Il se trouvait dans la rue depuis environ un an et était distinctivement proche d’acteurs plus âgés (Xander, Mark et Nat, Valt et Will, Emil et Frank). Il importe de pouvoir se représenter les liens qui sous-tendent la structure du groupe, afin d’envisager la manière dont il se compose et dont il s’actionne (les activités décrites infra, partagées par tous, pouvant reposer notamment sur ces relations). Bien que formant un groupe unitaire, les acteurs plus proches avaient tendance à s’associer préférentiellement, les 34 interrelations attachant l’ensemble (Schéma 1). Les affiliations au sein du groupe révèlent ainsi pour part une chronologie des liens, certaines associations reposant sur une connaissance antérieure, de même qu’une concentration selon les groupes d’âge, ce qui peut être vu comme un phénomène commun concernant les groupes de pairs formés au cours de l’enfance et de l’adolescence. Les relations familiales et celles initiées dans la « communauté » d’origine42, dans les milieux institutionnels ou directement dans la rue apparaissaient pouvoir être à la base de l’agrégation de ces jeunes dans cette aire urbaine, permettant le développement de rapports également selon les affinités et l’inclusion dans ce cercle social. Schéma 1. Matrice d’affiliation G B Cleo . Delia X U A Y R S Mar Valt Q od T d liens Emil . He nry Ot to Pe Ian . Note : La disposition des acteurs ne correspond pas à un statut relatif, mais vise à faciliter la lecture du schéma ; ceux placés au même niveau sont cependant en position structuralement comparable (ayant des liens relativement équivalents). 2. Activités et positions sociales Une part importante de l’association entre ces jeunes impliquait différentes activités sociales pratiquées conjointement et des rapports d’échange reliés, qui peuvent être considérés dans la description du mode de vie et de l’organisation au sein du groupe. Les jeunes se trouvaient rassemblés à différents points dans les quartiers centraux, sur les places publiques, aux abords des gares de transport et des locaux des services sociaux, en bord de mer (Schéma 2), passant le temps assis ensemble ou vaguant aux alentours dans les rues commerçantes, discutant, jouant, se bagarrant, faisant usage de drogues, gagnant de l’argent… Ils réalisaient ainsi ensemble des activités de loisir, de socialité de même que des activités économiques informelles et/ou illégales, qui pouvaient être mises en lien avec les modes de rapports développés entre eux. 42 Provenance des mêmes quartiers selon les dossiers du centre des services sociaux. Schéma 2. Points de convergence 1 et 2 : gares de transport routières et maritimes 3 : complexe des ressources des services sociaux pour la population de rue 4, 5 et 6 : zones de carrefour 7, 8, 9, 10 et 11 : zones de bord de mer 1cm ≈ 0,5 km Note : La représentation spatiale permet d’aborder la configuration de l’espace et des activités du groupe dans le cours de la présentation des pratiques. Les jeunes circulaient dans cet espace, gravitaient autour du groupe, lequel se fixait alternativement à un de ces points de convergence. 36 Parmi les occupations courantes de loisir et de socialité du groupe se retrouvaient des activités pouvant être vues comme habituelles dans ces cohortes d’âges. Ils se tenaient le plus souvent ensemble, hanging out à l’un de leurs différents points de convergence autour de ces différentes pratiques : ils discutaient de leurs connaissances, des évènements survenus dans leur quotidien, des agissements d’autres acteurs de la rue, de leurs relations amoureuses, de leurs envies, de références culturelles telles que les productions audiovisuelles (musique, télévision) ; ils partageaient des « lanches » (collations), soit les entremets, croustilles, sucreries et sodas qu’ils pouvaient obtenir ; ils faisaient du vélo (celui-ci appartenant à un adulte de rue qui le leur prêtait et qu’ils se passaient à tour de rôle), se baignaient aux plages populaires qu’ils fréquentaient (plages à l’intérieur de la baie, plus polluées et moins prisées), jouaient au football, à la course, à se bagarrer, aux jeux vidéo dans les salles de jeu lorsqu’ils disposaient d’argent ou avec des objets trouvés ou donnés (par exemple, un bodyboard cédé par un passant à Mark, expérimenté par tous cherchant différentes manières de l’utiliser, ou des récipients récupérés pour exécuter des rythmes de musique). Plus particulièrement, deux types de jeux d’argent (gambling) ont été notés comme des pratiques usuelles au sein du groupe, un jeu de cartes et une forme de “pile ou face”. Ils avaient lieu aux emplacements plus retirés en zones de bord de mer, mais également aux endroits où le groupe pouvait se poster aux abords du complexe des services sociaux et dans les zones de carrefour, dans le courant d’autres activités. Fonctionnant par courtes séquences impliquant de petites mises (un real ou moins), ils permettaient la participation de tous les membres y compris ceux disposant de très peu d’argent. Les joueurs, de deux à quatre, déposaient un montant égal pariant sur un atout ou un côté de la pièce, le gagnant remportant l’ensemble des mises43. Plusieurs parties pouvaient ainsi se succéder avec différents joueurs, les autres observant parfois leur déroulement. Les séries de mises continuaient généralement jusqu’à l’épuisement de la somme totale engagée par l’un d’eux (rarement plus de cinq reais par partie), permettant aux autres de réaliser quelques gains. Ces jeux apparaissaient donc comme une activité sociale du groupe ayant également une composante économique. Par ailleurs, l’ensemble des jeunes du groupe faisait usage de certaines drogues. Ils étaient observés presque en permanence fumant des cigarettes et inhalant du solvant, et régulièrement consommant de la marijuana et du crack44 par petites quantités (généralement environ une dose, soit 0,5 g) – mis à part les filles et certains parmi les plus jeunes (Klaus, Frank, Lec et Pete) expliquant éviter cette dernière substance en raison des effets de dépendance. Ces produits, consommés relativement ouvertement en tous lieux, étaient obtenus par ceux « com dinheiro » (ayant à ce moment de l’argent) ou achetés en commun par plusieurs et partagés entre eux. Ils se passaient ainsi les cigarettes des uns et des autres après avoir pris chacun plusieurs bouffées, de même que les joints, inhalant sinon du solvant d’un bout de tissu ou d’un contenant qu’ils gardaient à la main ; le crack était prisé par ceux intéressés lorsqu’ils en disposaient (généralement une prise, parfois plus pour ceux l’ayant acheté ou ayant contribué plus). Ils expérimentaient également ensemble les sensations, par exemple, descendant une côte abrupte en courant ou tournant rapidement sur eux-mêmes en se tenant par les bras afin d’éprouver les effets 43 Similaires au blackjack ou au jeu de dés, entraînant une perte ou un gain à chaque retournement d’une série de cartes ou lancement de la pièce. 44 Les contacts par lesquels ils se procuraient ces substances sont présentés dans la section III. 37 hallucinatoires. À l’instar des jeux d’argent, il s’agissait d’une activité sociale ordinaire du groupe, présentant un aspect économique (discuté infra). Ces activités révélaient ainsi différents modes d’échange, de partage et de coopération au plan relationnel et matériel, les ressources se trouvant réparties entre les membres du groupe. En effet, la discussion de sujets personnels et de référents socioculturels de même que l’usage en commun des denrées impliquaient un échange mutuel des moyens, tandis que les jeux dénotaient également le concours des acteurs nécessaire à leur déroulement. Plus spécifiquement, les jeux d’argent – reposant sur le hasard – pouvaient être considérés à la fois comme une activité collective et une forme de transfert des ressources assurant une certaine redistribution de l’argent au sein du groupe, puisque tous pouvaient y participer et y trouver notamment une opportunité de “se refaire” lorsqu’ils gagnaient contre d’autres, dont certains plus fortunés à ce moment. Ces schémas d’interactions se retrouvaient également concernant d’autres occupations pratiquées en vue d’« arrumar dinheiro » (faire de l’argent) ou d’assurer les besoins de base. Au cours de leurs déplacements ou de leurs errances dans les rues des quartiers centraux, les jeunes du groupe mendiaient fréquemment et vendaient occasionnellement des confiseries, seuls ou s’associant par deux ou trois de manière variable. Ils arrêtaient ainsi les passants sur le trottoir pour leur demander de l’argent, se postant parfois à des emplacements particuliers soit à proximité des banques, des gares de transports ou dans les rues les plus animées par le commerce informel. Ils s’arrêtaient également pour demander de l’argent ou un « lanche » aux clients des petits cafés ouverts sur la rue ou des stands extérieurs. Ils récoltaient de cette manière quelques vivres et quelques reais (en moyenne 5 R$) quotidiennement. Lorsqu’ils vendaient eux-mêmes des sucreries, achetées en quantité moyenne dans des magasins spécialisés, ils se posaient généralement à plusieurs dans les avenues passantes. Ils semblaient parfois pouvoir réaliser cela pour une adulte, la « Tia » (tante)45, qui achetait cette marchandise, en échange d’un pourcentage variable sur la vente (apparemment entre un tiers et la moitié, par exemple 10 reais pour une boîte de 250 confiseries vendues 10 centavos à l’unité). Cependant, cette occupation restait occasionnelle et n’était pas décrite comme un moyen très efficace de faire de l’argent. Elle ne paraissait donc pas constituer une activité régulière organisée par cette adulte, mais plutôt une ressource disponible afin d’obtenir un revenu notamment en s’associant avec une personne proche du groupe. Une autre activité économique de base, pratiquée exclusivement au sein du groupe et sur les lieux en retrait des zones de bord de mer, était la vente (deal) d’une substance illicite, le solvant46. Elle était généralement assurée par un nombre restreint, un ou deux jeunes, variant quelque peu au cours de la période étudiée. Il semble que Yorke ait été le vendeur principal du groupe au début des observations, puis Mark, Valt et dans une moindre mesure Henry et Sam ont paru être responsables de la majorité des transactions, se faisant en petites quantités équivalentes à un ou deux reais (environ 50 ml, pouvant être inhalé pendant environ une heure). Ils transvasaient ainsi le solvant de jerricans dans de plus petits contenants, généralement des bouteilles, qu’ils gardaient dissimulés, facilitant la vente et la discrétion. D’autres membres du groupe pouvaient également jouer un rôle dans cette activité, réalisant l’achat (aux garages ou quincailleries) et le transport de la substance, conservant les revenus ou achetant parfois d’un peu plus grandes 45 Le groupe se trouvait souvent avec un autre groupe familial présent par périodes dans la rue (comprenant de jeunes adultes et une figure importante, la « Tia », mère de plusieurs d’entre eux, dont le rôle est discuté dans la section III) et pratiquait le même type d’activités, s’associant parfois avec eux, mais le plus souvent indépendamment et indifféremment en leur absence. 46 La vente de cette substance à l’usage de drogue constitue un délit. 38 quantités pour les revendre à leur tour à quelques pairs. Par ailleurs, lorsque certains se trouvaient sans ressource pour en acheter, bien que pouvant bénéficier des dons des autres47, il leur était possible d’emprunter auprès de leurs pairs ou d’engager une dette à l’égard des vendeurs, repayant par la suite sous forme d’argent, d’objet ou de service. Du fait de l’importance de la consommation de cette substance au sein du groupe, cette activité économique représentait donc un moyen de soutien central, impliquant de nombreuses transactions quotidiennes (en moyenne une centaine par jour) ainsi que d’autres échanges concernant les rôles reliés et les formes de prêt. Enfin, ces jeunes commettaient certains actes de délinquance économique, principalement le vol. Seuls ou s’associant souvent par paires, ils réalisaient des vols et du pickpocket principalement des téléphones cellulaires, portefeuilles et bijoux, aux abords des gares routières en particulier le soir et dans les rues passantes des quartiers au sein desquels ils évoluaient selon les heures (quartiers d’affaires, touristique, nocturne et résidentiel aisé). Les rôles étaient ainsi répartis de manière variable, notamment concernant la dissimulation et l’écoulement des objets volés. Par exemple, un des jeunes pouvait exécuter un vol, transmettre les objets à un autre immédiatement après, qui retirait les éléments permettant une identification directe (puces des téléphones cellulaires, papiers) et les conservait jusqu’à pouvoir les revendre. Ils pouvaient également commettre un acte à plusieurs afin de détourner l’attention ou de surveiller et d’entraver l’intervention d’agents de sécurité et des autorités48. De plus, les échanges étaient fréquents au sein du groupe sur les techniques ou les “coups” à faire, ainsi que sur leur efficacité et les possibilités de revente (généralement à l’extérieur du groupe en raison des moyens limités des jeunes) et de revenu49. Par exemple, la manière de voler un cellulaire, en l’attrapant soit dans la poche ou le sac d’un passant, soit de sa main alors qu’il l’utilise, ainsi que les prix obtenus selon la nouveauté du modèle et ses options (photo, mp3) étaient discutés suivant les expériences de l’ensemble des membres du groupe. Ils pouvaient ainsi retirer de faibles bénéfices de cette activité délinquante, variant entre 50 et 100 R$ environ partagés entre les acteurs impliqués, bien que ces revenus soient apparus irréguliers et incertains. Il existait donc également des schèmes de coopération concernant les activités économiques réalisées très souvent conjointement, qui incluaient le partage des revenus pouvant être retirés ou des biens acquis, ainsi qu’un système d’échange et de prêt autour de la revente de la substance la plus utilisée, le solvant. Ceci pouvait être vu comme permettant l’inclusion de tous les membres du groupe dans les différentes pratiques, assurant l’obtention et la distribution des ressources parmi eux. En effet, la possibilité d’acquérir une somme d’argent ou des biens était nécessaire à la participation aux échanges se rapportant aux denrées et aux jeux, alors que le partage et les formes de redistribution assuraient la circulation des moyens. Ainsi, l’association de ces jeunes se présentait comme un groupe basé sur des relations d’échange, de partage et de coopération autour des activités principales formant leur quotidien. Les biens et les ressources intangibles circulaient de différentes manières entre eux, selon le principe « what goes around comes around » (Sullivan, 1989:235). Le fonctionnement de ce 47 Des “fonds de bouteille” (contenant usuel pour ce liquide, à la fois pour l’aspect pratique et pour dissimuler l’usage du produit, également illicite) ou une « molhada » (quelques gouttes versées sur un tissu) accordés par les vendeurs et les autres consommateurs, ou quelqu’un partageant sa dose. 48 Ces actes, réalisés de manière spontanée et furtive et dont l’occurrence variait, n’ont été observés qu’à quelques reprises, le mode de fonctionnement présenté reposant sur les explications données par les jeunes et les exemples de recel plus fréquemment notés. 49 La question de l’écoulement des objets volés est abordée dans la section III, en lien avec les contacts criminels des jeunes. 39 système semblait de ce fait pouvoir être expliqué par le changement fréquent des positions observé parmi les jeunes, assurant notamment que « what goes around keeps coming around ».. En effet, dans leurs différentes pratiques, particulièrement les jeux et les activités économiques, les acteurs n’occupaient pas une position fixe, soit joueur, observateur, initiateur ou acolyte dépendant des circonstances, des associations. Il n’existait pas de division claire entre les fournisseurs et les consommateurs de drogues ; un certain nombre pouvait jouer un rôle ou l’autre, tandis que tous pouvaient être impliqués dans les autres activités participant aux relations d’échange au sein du groupe. Il était ainsi possible de distinguer plusieurs modes de participation adoptés alternativement, s’inspirant des attitudes par rapport à la coopération dans les activités criminelles présentées par McCarthy, Hagan et Cohen (1998) dans le cadre d’une étude réalisée auprès de jeunes vivant en contexte de rue dans deux villes canadiennes. D’une part, une attitude individuelle pouvait être observée lorsque les acteurs prenaient l’initiative de réaliser plus d’actions par eux-mêmes, sans consulter les autres membres du groupe notamment concernant les opportunités économiques informelles et/ou illégales, et montraient une plus faible implication dans les différentes formes d’échange avec les autres. Tel était plus souvent le cas des plus âgés : Alex et Ugo paraissaient chercher à mener également quelques « affaires » à l’extérieur du groupe de manière indépendante concernant des opportunités de vol ou de deal ; Cleo et Delia comptaient surtout l’une sur l’autre, réalisant la plupart de leurs activités ensemble ; Geo, Baz, Xander et Yorke semblaient plus souvent vouloir maintenir une participation limitée dans les activités du groupe liées aux jeux et aux drogues, poursuivant parfois une activité “personnelle” telle que la mendicité, le vol, la vente de sucreries ou cireur. Certains parmi les plus jeunes agissaient cependant aussi ainsi par périodes, notamment Mark, Will, Sam et Pete. D’autre part, une attitude collaborative était généralement notée au sein du groupe, envisagée comme une forme de coopération flexible supposant un partage des rôles de leader et subordonné ou une égalité entre les acteurs. Elle se manifestait par la mise en commun des ressources par les jeunes, l’implication dans les activités collectives ainsi que le partenariat dans les activités économiques. Certains apparaissaient plutôt comme leaders – Emil, Valt, Mark, Sam, Henry, Pete et Otto, pouvant agir comme recruteurs par rapport aux opportunités économiques informelles et/ou illégales, et recevoir différentes formes d’aide concernant la technique, l’écoulement, l’assistance physique ou la protection. Cependant les rôles étaient souvent inversés dans les petites équipes formées ; par exemple, Mark ou Valt pouvaient coordonner durant une période les échanges se rapportant à la vente du solvant, mais être subordonnés ou collaborateurs à d’autres moments et dans d’autres schèmes d’activité économique telle que le vol. Ainsi, la plupart des activités étaient réalisées sur la base d’un partenariat égalitaire, notamment à l’égard du partage des revenus et des ressources retirés, ce qui peut être vu comme ayant l’effet d’offrir une plus grande possibilité d’associations (variables et multiples au sein du groupe) et d’augmenter les opportunités des acteurs. Ils pouvaient de cette manière accomplir avec diverses personnes, non uniquement celles dont ils étaient proches ou du même groupe d’âge, leurs différentes activités, notamment celles nécessitant d’être plusieurs, et tirer un profit avantageux à la fois des opportunités qu’ils initiaient ou de celles présentées par d’autres. Ces deux modes de participation au groupe pouvaient donc se présenter alternativement, permettant une certaine indépendance par moments ou sur certains aspects, tandis que la collaboration assurait la cohésion et le fonctionnement du groupe basés sur l’intérêt mutuel. Les changements de position semblaient de ce fait soutenir la coopération et la base de réciprocité 40 dans les rapports. Les acteurs étant susceptibles de se trouver dans différents rôles (individuel, leader, aide, associé), il devenait important pour tous de maintenir la stabilité de ces relations. Ainsi, la collaboration restait essentielle, aucun des acteurs ne fonctionnant de manière complètement autonome. Même les activités développées “personnellement” constituaient des moyens permettant de s’impliquer ensuite dans les autres activités du groupe (par exemple, en pariant l’argent obtenu ou en partageant ses biens) et d’établir parfois des partenariats. De plus, la grande versatilité des ressources dans la rue a pu être observée et ceux en position de leader ou réalisant une activité pendant quelque temps (par exemple, la vente de solvant) étaient également régulièrement sans moyens (« duro »), dépendant des autres membres du groupe. La participation aux activités du groupe permettait alors d’acquérir un statut au sein de ce cercle social, créant des rapports d’interdépendance et d’obligation entre les acteurs. Le fait de s’investir dans les interactions, les jeux, les activités économiques informelles et/ou illégales et d’appliquer le système d’échange, de partage et de coopération assurait sa stabilité et la place des jeunes dans cette association par la contribution apportée au travers des différentes positions occupées (soutien, information, habileté, aide, protection). Il était même possible de voir un élément d’entraînement dans ces rapports concernant la réussite des activités, le leadership ainsi que les témoignages d’amitié, les faveurs et l’entraide, moyens de reconnaissance et d’intégration auprès des pairs, qui maintenaient les relations à un point d’équilibre. 3. Embeddedness Les liens établis au travers des échanges, fondant ainsi une certaine solidarité favorable à l’ensemble du groupe, pouvaient être envisagés en termes de réseau : « It is this linking of relationships through the acquisition and exchange of goods and services that forms trading networks » (Henry, 1978:18). Il s’agit bien de l’aspect social, de la communauté qui peut se créer dans le cours de ces activités économiques, considérant que « the material flow underwrites or initiates social relations. » (Sahlins, 1972:186, cit. par Henry, 1978:80). Particulièrement dans un contexte d’illégalité et d’adversité, où la confiance et la solidarité sont nécessaires à la protection des actions engagées et à la survie commune, apparaissent dès lors des règles de fonctionnement propres et différents usages, signes d’un rationnel partagé (attitudes, mode de vie) indiquant que les acteurs se reconnaissent impliqués ensemble dans cette communauté. En effet, les rapports entre les jeunes révélaient l’existence d’une forme d’obligation les uns envers les autres, impliquant un soutien constant en ce qui concerne les moyens, les services, l’aide et la protection. Ainsi, une règle implicite était le fait de partager les ressources dont chacun pouvait disposer : « O que tem, tem que dividir » (celui qui a se doit de partager) (Delia). Ceux qui se plaignaient de se faire prendre ou réclamer leur chipe ou leur bouteille de solvant, ou une part de leurs objets personnels (par exemple des cigarettes ou de la nourriture) se faisaient critiquer et acceptaient cependant, les refus étant très rares et généralement motivés par un conflit. De plus, les uns et les autres se rendaient service, comme faire une commission, conserver des biens ou des revenus, aider à réaliser un vol ou à se dissimuler des autorités, non sur la base d’une contrepartie immédiate mais de manière informelle et spontanée en permanence. Les jeunes du groupe faisaient référence à cet égard au système d’aide à l’intérieur des institutions de détention, permettant aux personnes en mauvaise posture (par exemple, un membre isolé d’une faction rivale) de s’en sortir en offrant des services à d’autres, qui partagent 41 en retour une partie de leurs biens avec eux et leur assurent une certaine protection. Il s’agissait donc de respecter un code établi dans ces relations, un devoir d’entraide relié à la collaboration inscrite dans le fonctionnement du groupe. Ceci suggère que la finalité des échanges ne doit pas être envisagée uniquement selon un point de vue économique. Leur valeur ne serait pas tant le bénéfice monétaire direct que la valeur sociale qui peut leur être accordée, par les relations et l’appartenance au groupe qui s’établissent dans le cours de ces interactions. Il s’agirait davantage de la formation d’une “communauté d’intérêts” que strictement des gains, qui restent très limités du fait de la taille des activités et des pratiques de redistribution. Considérant leurs pratiques non selon une logique de marché, comme des rapports d’échange structurés par le milieu relativement stable du groupe, l’économie transactionnelle, essentiellement substantive mise en place par ces jeunes apparaît en effet reposer sur des dynamiques de réciprocité et de redistribution : Reciprocity involes exchange based on ongoing social relationships that are not primarily motivated by profit. [...] Redistribution involves the flow of goods and services to a center and back out. [...] Economic transactions based on reciprocity and redistribution grow out of, create, and maintain social relationships apart from the market. (Sullivan, 1989:233). Ces types d’échange, qui permettent d’établir une solidarité sociale durable, fonctionnent comme moyen subsidiaire à la logique de marché surtout lorsque que celle-ci se trouve limitée. Ainsi, dans un contexte de vie présentant des ressources restreintes tel que le milieu de la rue dans la situation sociale étudiée, ils peuvent apparaître comme des moyens d’adaptation développés conjointement. Face à l’avantage ou la nécessité souvent de coopérer, les acteurs tendent à utiliser la rationalité collective et à s’associer, « pooling ressources to obtain a shared goal » (McCarthy, Hagan et Cohen, 1998:165). Il s’agirait alors d’une stratégie économique imbriquée dans les relations sociales, permettant aux jeunes de se “débrouiller” dans la rue, qui ne serait pas atypique dans un tel contexte : Reciprocity among poor urban people allows them to adapt to unstable and insufficient sources of income by circulating resources. Yet reciprocity merely circulates insufficient resources, evening the effects of uncertain income without augmenting it. Another set of nonmarket processes, those of redistribution, actually increases resources. (Sullivan, 1989:235). La communauté formée autour de ces rapports peut ainsi être comparée à un réseau de parenté fictive (kinship) ou aux familles fictives (street families) observées par McCarthy, Hagan et Martin (2002). Ces réseaux, créés dans des contextes où les personnes ont accès à des ressources limitées, peuvent être envisagés selon les possibilités de recapitalisation offertes par les relations formées dans des contextes non conventionnels. Dans le cas du groupe étudié, l’insertion y permettait aux jeunes d’obtenir du support et de l’aide en rapport avec les besoins de base, le revenu, la protection, représentant une source de soutien matériel et émotionnel par l’échange mutuel des ressources. La réciprocité était apparente dans le partage des biens de ceux qui en possédaient, la collaboration dans les activités informelles et/ou illégales et les interactions de socialité ou plus personnelles. Les ressources circulant entre eux étaient également augmentées par les pratiques économiques extérieures au groupe, notamment criminelles, permettant ensuite leur redistribution (par le système d’échange, de partage et de coopération). Suivant les différents modes de participation observés, la réalisation de la plupart des activités quotidiennes en 42 commun faisait donc ressortir la volonté d’aider les autres, et par suite la cohésion et le sens de responsabilité qui pouvaient naître au sein du groupe. Malgré parfois quelques récriminations suscitant le rappel des règles implicites de collaboration, les jeunes montraient par leurs actions qu’ils souhaitaient ou se sentaient devoir de supporter les autres le plus souvent spontanément. Il importe alors de considérer les bénéfices retirés non seulement directement, mais en rapport avec le capital social créé au travers de liens sociaux établis selon des codes propres, et notamment les ressources intangibles de la confiance, l’engagement et la réciprocité qui contribuent à ce capital. Les rapports au sein du groupe permettaient aux acteurs de s’impliquer ensemble dans des activités risquées et de compter sur la protection des autres, ainsi que sur le partage des ressources et des opportunités selon les moyens de chacun à différents moments. Ces relations étaient par conséquent distinctives du fait de la collaboration, mais aussi de la confiance et l’assurance de la réciprocité démontrées dans les interactions. Les conséquences d’une telle association, qui se rapporte également à un apprentissage, à la socialisation au sein du groupe, peuvent dès lors être envisagées au-delà au niveau symbolique. En effet, le développement des échanges participe à la fois de l’économie et de la culture, et implique donc la constitution et la pérennisation du groupe via l’ensemble de ses activités : The products of patterned interaction include the allocation of goods and services along with the definitions of self and other, solidarity and opposition, own group and outsiders. Nonmarket economic transactions are deeply intertwined with the total life of the community. (Sullivan, 1989:234). Une communauté de valeurs contribuant à la formation du groupe et structurant le comportement, les interactions et l’émergence de significations peut ainsi être mise en évidence concernant la particularité de certains usages. La consommation de drogues et le vol, quasi unanimement associés aux jeunes de rue dans la perception sociale et fortement condamnés, étaient présentés par les acteurs du groupe comme faisant partie de la dynamique de la rue, pratiqués par tous ceux vivant dans ce milieu et perçus comme une normalité. La drogue, considérée comme un « remedinho » (placebo), semblait sciemment utilisée pour ses effets apaisants et ludiques parce que « ça soulage les douleurs, les problèmes, ça remonte le moral, ça fait du bien » (Valt), tandis que la délinquance apparaissait comme une nécessité liée à leur situation, « Si je vais chercher du travail, personne ne veut m’en donner, alors je vais faire quoi? Je vais voler, qu’est-ce qu’il y a d’autre à faire? » (Cleo)50. Les pratiques de jeux d’argent au sein du groupe constituaient également une activité spécifique. Leur fonctionnement et leur rationnel restaient partiellement hermétiques aux outsiders. Il était possible de distinguer dans le jeu de cartes une alternance des tours pour mélanger, couper et distribuer, la mise des joueurs sur un atout, puis le retournement de deux à six cartes pour déterminer le gagnant, mais la hiérarchie des atouts et les règles parfois changeantes demeuraient difficiles à saisir. Le rationnel de la participation également, le fractionnement de ces jeux en très courtes parties n’offrant de possibilités de gains que de très petites mises. Par sa nature, le jeu 50 Au cours des échanges portant sur le visionnement de films (All the invisible children, 2005, collectif de courts métrages commissionné par l’UNICEF, coproduit par Maria Grazia Cucinotta, Chiara Tilesi et Stefano Vernruso, MK Film Productions S.r.l.) et sur des photos de Montréal montrant notamment des squeegees – matériel apporté au CAIICA, certains membres du groupe ont noté la différence des contextes où des jeunes dans leur situation « travaillent », par contraste avec l’un des films situé au Brésil, faisant ressortir la difficulté de s’insérer dans les activités économiques de rue en lien avec la compétition pour ces opportunités. 43 définissant ses propres dimensions (espace-temps et règles) « promotes the formation of social groupings which tend to surround themselves with secrecy and stress their difference from the common world by disguise or other means. » (Huizinga, 1949:32). Ainsi, ces formes pouvaient être vues dans l’économie générale des pratiques comme un procédé de redistribution et une activité sociale propre aux acteurs de ce groupe. De plus, la participation dans l’ensemble de ces activités, reconnues comme illicites, pouvait entrer en compte concernant l’intégration auprès de pairs non conventionnels par l’élément de prise de risque. Le fait de s’y investir était un moyen de valorisation démontrant la capacité de s’engager dans ces pratiques « mal vues » ou hasardeuses. Les autres membres du groupe apportaient contribution, approbation et appréciation (par exemple, dans le cas d’un vol réussi et fructueux), dénotant donc une évaluation et un sens particuliers attribués au travers de références communes à ces actes sinon socialement réprouvés. Selon une vision interactionniste, une culture, tout comme une économie, est produite par les interactions sociales au sein d’un milieu, pouvant être définie comme « the shared understandings of those in like circumstances » (Sullivan, 1989:244). L’inscription dans cette communauté pouvait alors procurer une certaine connivence dans la pratique d’activités spécifiques, socialement marginales, et une appartenance. La formation d’un « réseau d’échange » conférait ainsi aux acteurs un capital social important concernant les moyens d’adaptation à la vie dans la rue, de même qu’un milieu d’appartenance (Henry, 1978). Leurs pratiques, activités leur étant accessibles, peuvent être comprises en rapport avec la réponse d’une plus grande part de la population aux possibilités restreintes dans le secteur légitime, les stratégies individuelles étant liées à l’organisation des communautés. Il est possible d’y voir une réponse sociale collective de ces jeunes au sein de leur environnement, eu égard aux contraintes sociales de ce contexte ainsi qu’à la stratification observée dans la rue, notamment concernant l’économie informelle. L’inscription au sein d’une telle communauté représentait le moyen de trouver une place afin de soutenir un mode de vie dans cet espace social ; cependant, leur position y apparaissait distinctement restreinte, ces jeunes n’étant pas des acteurs importants (big shots51) de cette scène mais s’y trouvant en situation de marginalité. Il est apparu alors pertinent de considérer les conséquences de celle-ci par rapport à la structure sociale et aux possibilités de mobilité que ces jeunes pouvaient trouver au travers de leurs rapports à l’extérieur du groupe, afin de mieux saisir les implications de ce mode de vie. III. Structure et mobilité sociales 1. Les contacts criminels : street connection Au sein de l’espace social dans lequel ils évoluaient, les jeunes côtoyaient également des adultes et des familles présents dans la rue, composant un groupe social défini comme la « population de rue », tandis que leurs activités amenaient des contacts avec des personnes impliquées dans l’économie informelle et/ou illégale. Ces rapports pouvaient ainsi être vus comme participant d’un “milieu” lié à la rue, source d’un capital social dont l’incidence restait cependant limitée. 51 Whyte, 1943. 44 Se tenant à l’écart des personnes apparaissant dans un état de mendicité, s’agissant très souvent des plus âgés pratiquant cette unique activité aux abords des gares de transport et des principales intersections du centre-ville, les jeunes du groupe entretenaient des contacts assez fréquents avec les jeunes adultes de rue plus impliqués dans diverses activités de trafic ou de délinquance. Ils se retrouvaient dans les lieux extérieurs qu’ils occupaient, notamment aux abords des locaux des services sociaux52, discutant de la situation présente dans la rue, soit les activités, les whereabouts des uns et des autres, les évènements tels les épisodes de violence ou les arrestations, et parfois également d’aspects personnels tels que leurs relations amoureuses ou leurs difficultés (particulièrement le manque de moyens et les expériences institutionnelles). Certains jeunes adoptant alternativement une attitude individuelle par rapport au groupe pouvaient être impliqués avec ces acteurs dans des activités telles que le vol ou la revente de cigarettes volées (limitée au cercle de connaissances de la rue), sans que cela représente néanmoins leur principal moyen économique. Par exemple, durant quelques semaines Alex accompagnait deux jeunes adultes de rue afin de voler des bicyclettes à proximité d’institutions scolaires du centre-ville, avant d’être arrêté pour cela. Ce type d’association avec des personnes proches du groupe en position subalterne pouvait donc être considéré comme une source de revenus possible, n’étant cependant pas au centre de leurs rapports de nature plus sociale qu’économique. La « Tia » (tante), une adulte d’une trentaine d’années ayant une longue expérience de la rue, était ainsi présentée comme une personne importante par les jeunes non seulement en raison des relations d’échange pouvant exister concernant la vente de confiserie (en contrepartie parfois de drogues ou d’autres biens, l’association pouvant apparemment susciter des dons de sa part en d’autres occasions), mais surtout pour son rôle de soutien, représentant quelqu’un à qui s’adresser qui pouvait comprendre leur situation et apporter une aide. Par ailleurs, des liens avec des adultes réalisant de la vente de drogues dans la rue (deal) ont pu être notés occasionnellement, la participation directe des jeunes du groupe à cette activité semblant très restreinte. Seul Ugo évoquait des « affaires » de cette nature pendant une courte période durant laquelle il cherchait à gagner de l’argent, avant d’être arrêté pour trafic de marijuana et de cocaïne (quantité d’environ 15 g). Les vendeurs (dealers) paraissaient donc socialiser avec le groupe, réaliser des échanges lorsque les jeunes cherchaient à se procurer des drogues (marijuana et crack) et offrir parfois quelques biens (cigarettes, nourriture), sans pour autant jouer un rôle important concernant l’organisation ou les moyens de vie du groupe. Ceux-ci impliquaient cependant d’autres contacts avec des acteurs reliés au secteur illégal. En effet, les jeunes indiquaient qu’ils revendaient les objets obtenus par le vol – des téléphones cellulaires et des bijoux principalement, parfois d’autres appareils (photo, palm) – à des connaissances engagées dans différentes activités informelles et/ou illicites dans les « morros » (favelas). Ces relations s’avéraient pourtant également limitées, considérant l’absence de systématisation de leurs actes de délinquance. Les vols étaient commis selon les opportunités, périodiquement, sans certitude concernant les possibilités d’en tirer profit. Il arrivait donc que les jeunes ne trouvent pas à écouler les biens volés, ce qui peut être vu comme un indice de la faiblesse ou du moins de la faible structuration de leurs liens avec des revendeurs potentiels. Des intervenants des services sociaux révélaient que les jeunes leur proposaient quelquefois des biens, 52 Complexe des ressources des services sociaux pour la population de rue, distincts pour mineurs et adultes. 45 ainsi qu’à diverses connaissances dont ils ne craignaient pas d’être dénoncés, tendant ainsi à montrer qu’ils ne s’inscrivaient pas dans un réseau fortement organisé. Les possibilités d’insertion dans l’économie informelle au travers des contacts du “milieu” relié à la rue semblaient donc réduites. La position de ces jeunes, pouvant agir comme exécutants pour d’autres adultes ou s’organiser entre eux, ne leur permettait pas de retirer un revenu important de leurs activités ni de les développer, notamment en raison de la faible ampleur de la délinquance pratiquée (ou accessible), des contraintes liées à l’écoulement de matériel volé (valeur moindre, impossibilité de stockage) et du peu de structuration des liens53. Au final, si ces jeunes réalisaient une certaine exploration de quelques activités criminelles, leur permettant d’apprendre des techniques, ils en restaient à pratiquer des formes non spécialisées n’exigeant pas une expertise ou une organisation importante. De même que l’on ne distinguait pas de réelle stratification au sein du groupe, il n’existait pas véritablement d’organisation verticale au travers des contacts dans leur environnement, leur donnant des opportunités de progresser dans ces activités. Ces relations demeuraient ainsi plutôt un élément de référence, constituant un réseau de connaissances parmi les acteurs évoluant dans le même espace, qui pouvait parfois contribuer à l’économie du groupe, mais aussi apporter une autre forme de soutien social. 2. Rôle social du CAIICA Les personnes extérieures au groupe avec lesquelles les jeunes avaient des rapports réguliers étaient essentiellement les intervenants des services sociaux, qui occupaient de ce fait une position significative dans leur réseau social. Les relations établies avec ces acteurs constituaient leur principal lien avec le monde conventionnel et représentaient un autre pôle de référence, offrant différentes ressources importantes concernant le maintien d’un certain équilibre dans la rue, de même que des possibilités de mobilité sociale. La fréquentation du programme prévu à leur intention au CAIICA se révélait ainsi un moyen d’accéder à des services et à un milieu social prisés. La routine journalière du centre les voyait arriver généralement tôt, à partir de sept heures du matin, afin de déjeuner avec l’éducateur de planton. Certains arrivaient plus tard, attendant d’être amenés par le van de la préfecture chargé de « l’approche » dans la rue. Après dix heures, différentes activités étaient proposées selon les jours et les intervenants présents, soit du sport (surtout le football), de l’artisanat de papier journal ou de la musique. Les jeunes pouvaient choisir d’y participer, préférant sinon souvent hanging out dans la petite cour extérieure en avant du centre à parler entre eux, fumer, lire le journal ou d’autre matériel disponible. Lorsque ces activités n’étaient pas offertes, la télévision était installée afin qu’ils puissent regarder les programmes d’animation pour enfants, de musique populaire et funk, les novelas ou des films. Les jeunes appréciaient également le jeu de dominos et les activités éducatives réalisées notamment le dessin, les jeux de construction, la consultation 53 Les chiffres concernant les catégories d’infractions et le nombre de mineurs selon celles-ci, qui ne sont pas comptabilisés de manière centralisée, n’ont pu être obtenus. Les données rendues disponibles par l’Instituto de Segurança Pública de l’État de Rio de Janeiro permettent cependant de présenter quelques indications concernant la “criminalité de rue”. Ainsi, le taux de criminalité concernant le total des vols qualifiés était de 731 0/00 en 2004, et de 775 0/00 concernant le total des vols simples et du pickpocket. Le taux de délinquance juvénile estimé à titre indicatif, considérant le nombre de ces délits constatés commis par des mineurs soit 4 970 en 2004, aurait été d’environ 3 0/00. Ces taux peuvent donc servir à apprécier l’amplitude des activités délinquantes des jeunes du groupe. 46 de matériel visuel. Par ailleurs, il leur était obligatoire de prendre une douche au cours de la matinée, les intervenants veillant à cette occasion à l’hygiène et la santé personnelles, par exemple la nécessité de changer de vêtements ou d’apporter des soins, malgré souvent des réticences. Ils avaient également occasionnellement un suivi clinique avec l’équipe professionnelle de psychologues et d’assistantes sociales, qui planifiait et les accompagnait dans différentes démarches telles que des rendez-vous dans les services administratifs ou médicaux. Le dîner était servi vers midi, la plupart partant très rapidement ensuite ; ceux qui restaient sur place pouvaient sans cela effectuer les mêmes activités durant l’après-midi. Le centre représentait de ce fait une ressource estimée par les jeunes. Au cours d’une discussion, plusieurs (Emil, Frank, Ian, Klaus, Mark, Ted et Valt) le décrivaient à un adolescent de passage dans la rue comme un lieu « legal » (cool), où il était possible de rester le temps désiré durant la journée, d’avoir un repas et plusieurs collations par jour, de regarder la télévision ou de faire d’autres activités proposées, avec la seule obligation de prendre une douche. De plus, ils valorisaient l’aide reçue concernant l’obtention de soins ou la réalisation de requêtes officielles, considérant les intervenants comme des personnes fiables auxquelles s’adresser pour cela, et montraient généralement beaucoup d’enthousiasme à participer aux évènements organisés à leur intention par ces services sociaux, tels que des sorties au zoo, au musée, à la plage ou des activités lors de célébrations comme la coupe du monde et le carnaval. Le centre pouvait alors apparaître comme un espace intermédiaire offrant des liens vers la sphère conventionnelle pour les jeunes du groupe. En effet, les intervenants agissaient pour l’obtention de papiers officiels, la formulation de demandes de réintégration scolaire et d’autres affaires similaires, ainsi que pour tenter d’établir un contact familial, au travers de la recherche des coordonnées de proches et de communications téléphoniques et écrites, et/ou envisager les possibilités de placement lorsque la réintégration familiale ne semblait pas réalisable. Les activités prévues, éducatives et récréatives, visaient également à leur permettre de s’impliquer dans des pratiques similaires à la jeunesse “ordinaire”. Le programme constituait donc une ressource utile et appréciable, ainsi qu’un pôle de référence, permettant de maintenir, rétablir, développer des liens avec la société formelle sous différents aspects. Les services du centre pouvaient dès lors apparaître nécessaires à plusieurs niveaux, contribuant aux moyens de vie des jeunes parallèlement au groupe. Bien que ceux-ci aient pu être observés demeurer certaines périodes sans fréquenter le centre (au maximum une quinzaine de jours) et se “débrouiller” sans, il restait un appui disponible lorsqu’ils se trouvaient en difficulté, notamment lorsque l’économie du groupe était “low”, et sur le long terme complétait peut-être les ressources limitées au sein du groupe. Il était notable ainsi que le fait de ne pas pouvoir être inclus dans le programme puisse restreindre la possibilité de rester (« permanecer ») dans la rue. Le petit frère de Klaus, trop jeune pour être reçu au centre, n’avait pas pu s’insérer dans le milieu de son frère lorsqu’il l’avait rejoint dans la rue, Klaus ayant alors trouvé avec son grand frère un arrangement avec un oncle acceptant de s’occuper de lui. Geo, lui, était retourné au domicile familial durant quelques semaines lorsque des conflits répétés avec les intervenants avaient entraîné sa « suspension », lui interdisant temporairement l’accès au centre. Un autre cas était celui de Cleo qui, devenue majeure et ne pouvant plus être suivie au centre, semblait avoir perdu sa dynamique acquise au sein du groupe et était tombée gravement malade, hospitalisée à la suite de l’intervention des agents des services sociaux. L’apport des ressources du centre semblait donc en partie nécessaire afin de pouvoir subvenir aux besoins de base, mais peut-être également concernant d’autres aspects du soutien matériel et émotionnel essentiel dans ce milieu de vie, 47 donnant notamment accès à des bénéfices liés à la sphère conventionnelle sinon difficiles à obtenir dans leur situation. Il convient ainsi de considérer une composante relationnelle dans leurs contacts avec les intervenants. Les échanges entre ces acteurs portaient le plus souvent sur la situation des jeunes dans la rue, leur bien-être (santé, privations, dangers), leurs activités et leurs habitudes de vie (notamment la consommation de drogues et les relations sexuelles), ainsi que leurs perspectives concernant le futur (projets de retour aux études, chez eux ou en foyer, types d’emploi). La valeur accordée à ces liens par les jeunes semblait donc dépasser les simples rapports de convenance (convenience), les intervenants représentant des interlocuteurs de référence pour des aspects personnels, parfois encore après une réintégration familiale, un placement en foyer d’accueil ou leur sortie du programme à la majorité. Le fait de porter une attention particulière à leur état de santé, à leur situation à la suite d’évènements survenus dans la rue (par exemple, une intervention policière), de leur apporter du soutien et de se préoccuper de leur avenir établirait une relation de nurturance, dont l’importance était soulignée par les jeunes à certaines occasions. Ainsi, lors d’une célébration des anniversaires du mois, un éducateur ayant plaisanté sur le fait qu’ils n’avaient pas besoin de cette fête puisqu’ils avaient leurs camarades, plusieurs jeunes avaient répondu sérieusement qu’au contraire ils avaient véritablement besoin de la présence des intervenants, que cela était très significatif pour eux. Les rapports créés contribueraient donc au maintien d’un équilibre personnel de ces jeunes, représentant une source de capital social à l’extérieur du groupe. La portée de ces relations suggérerait ainsi des possibilités de mobilité sociale, au travers du lien vers le monde conventionnel ; cependant, les opportunités présentes restaient limitées, suscitant un décalage entre la vision de la mission et du rôle d’intervention au sein des services sociaux, et leur fonction dans le contexte de vie des jeunes. Les intervenants considéraient qu’ils devaient par leurs contacts faire passer et respecter certaines règles en vue d’une rééducation, d’un apprentissage des cadres normatifs, les jeunes étant vus comme vivant dans la rue sans contraintes. Les règlements du centre, comme le fait de ne pas fumer à l’intérieur, d’adopter une attitude « correcte » (par rapport au langage, à la tenue) ou de respecter les lieux et participer à certaines tâches quotidiennes (par exemple, la vaisselle), étaient appliquées en ce sens, permettant de discuter les comportements socialement « acceptables ». L’objectif du travail effectué était ainsi principalement orienté vers la réintégration des jeunes. Les intervenants émettaient des critiques lorsque les jeunes ne faisaient à leurs yeux qu’« utiliser les services » et ne « voulaient rien savoir du suivi », et ils exprimaient une frustration par rapport aux difficultés afin d’intéresser les jeunes aux activités et de les réinsérer en milieu familial ou en institution. Il existait un souci de ne pas contribuer au maintien des jeunes dans la rue en offrant un soutien concernant les nécessités immédiates et non sur le long terme, considérant même parfois les autres moyens qu’ils possédaient comme suffisants. La fréquentation du programme devait amener les jeunes à une “normalisation” de leur situation au travers des moyens disponibles, soit les alternatives à la vie dans la rue, les programmes d’éducation, de formation et de thérapie. Cependant, ces démarches comportaient souvent des délais importants (par exemple, la réintégration scolaire n’était possible qu’au début de chaque semestre) ou souffraient de la discontinuité des interventions (les approches développées en institution pouvaient être très variables et inconstantes ; à titre d’exemple, un groupe de thérapie familiale mis en place au CAIICA au cours de l’année avait cessé de fonctionner après quelques séances faute d’organisation ou de suivi), tandis que les milieux familial ou institutionnel étaient souvent les mêmes où se présentaient déjà des difficultés, dans une situation sociale où les opportunités au 48 sein du secteur légitime sont restreintes. Bien que la démarche des intervenants ait une orientation visant à connaître le mode de vie des jeunes et à se rapprocher d’eux, elle représentait donc une “one-way” adaptation, n’offrant pas de possibilités de mobilité sociale très tangibles pour ces jeunes. Une ambivalence concernant la finalité de ces contacts pouvait ainsi apparaître à certains moments dans leurs rapports quotidiens. Les jeunes exprimaient, surtout lorsque questionnés, le désir de retourner aux études, d’occuper un emploi « plus tard », sans doute en partie pour maintenir les rapports et leur accès au service, mais également en raison de l’association de ces contacts (représentant une implication sociale dans la sphère formelle) à certaines de leurs aspirations. Pourtant, ils disaient parfois avoir l’impression que les services sociaux agissaient surtout en réponse aux dénonciations54, à la limite d’une démarche de répression. Ils indiquaient que dans leurs échanges, les intervenants avaient souvent déjà une vision de ce qui était bon pour eux, sans véritablement leur prêter une écoute attentive, et montraient une certaine lassitude des remarques concernant la nécessité d’étudier, de sortir de la rue pour s’intégrer dans la société à l’âge adulte. Le rôle des ressources semblait alors plutôt en rapport avec leur contexte de vie présent dans la rue, les aidant à maintenir une position sociale en marge du monde conventionnel. Une alternance “dedans/dehors” pouvait en effet être notée dans l’expérience des jeunes du groupe, semblant indiquer peut-être un équilibre indécis. Plusieurs d’entre eux avaient déjà connu une période antérieure dans la rue et une réintégration familiale ou un placement en institution, et ils paraissaient ainsi souvent hésiter entre le choix de se « réintégrer » ou de poursuivre dans le milieu de la rue. Dans une phase transitoire, expérimentant un mode de vie, la fréquentation du centre et d’autres ressources représenterait donc pour les jeunes un moyen de maintenir un lien avec la sphère formelle et une position intermédiaire, permettant éventuellement d’y revenir. 3. Déviance et mobilité sociale Les opportunités de mobilité sociale qui se présentaient aux jeunes du groupe par leurs contacts criminels ou conventionnels se révélaient dès lors assez réduites. Ils se trouvaient dans une situation marginale, devant s’adapter à la vie dans la rue et opter pour une stratégie à (plus) long terme dans un contexte restreint. Cette question peut ainsi être considérée au travers des référents construits dans le courant des interactions au sein du groupe, en résistance à la stigmatisation dont ils faisaient l’objet. Les éléments de définition présents dans le groupe pouvaient être vus comme correspondant pour part à la jeunesse conventionnelle dont ils pouvaient tendre à se rapprocher, et d’autre part à des attributs particuliers, participant d’une « contre définition » de jeunes marqués par une stigmatisation sociale (Goffman, 1975). En effet, ce phénomène – passant par les interactions au travers des signes qui rappellent l’écart à la norme sociale – implique l’apprentissage de la perception du stigmate55, la reconnaissance de la possession d’un tel stigmate et de ses conséquences. Les réactions peuvent alors être de tenter de le corriger ou de se redéfinir socialement de différentes manières. Il est notamment possible de trouver du soutien social parmi les personnes qui partagent le même stigmate, permettant d’assimiler les « trucs » pour se 54 Appels dirigés aux autorités municipales pour signaler la présence de jeunes dans la rue et demander une intervention. 55 Attribut qui rend une personne différente des autres membres de la catégorie de personnes à laquelle elle serait rattachée. 49 comporter en fonction de cet attribut, et de trouver un sentiment d’acceptation manquant. Selon une adaptation « conforme » ou non, une résistance peut ainsi exister face à la stigmatisation, entre autres au travers de la constitution d’une communauté, dénotant souvent un sentiment d’ambivalence des stigmatisés par rapport au rattachement à leur groupe ou catégorie. Les jeunes du groupe cherchaient de fait à avoir une apparence “normale”, adoptant un style vestimentaire rudimentaire (t-shirt et short de type sport, parfois un pull ou un blouson et des tongs) assez commun parmi la population, et prenant soin de leur aspect physique lorsqu’ils utilisaient le centre des services sociaux. Ils indiquaient ne pas vouloir « mal paraître », notamment lorsqu’ils participaient à des activités extérieures organisées par le centre, attachant une importance à leur allure. Ceci était également visible par les éléments de mode qu’ils pouvaient suivre, tels que les articles de marques de vêtements de sport (généralement les moins chers, tels que les t-shirts, les casquettes et les bracelets), les coiffures (par exemple, les tresses ou la tête rasée selon des motifs géométriques ou le symbole de marques) ou le nail-art pour les filles. Ainsi, ils se rattachaient aux jeunes conventionnels au travers de différentes références culturelles, se tenant au fait notamment de la musique populaire et funk, des novelas ou des séries télévisées fétiches telles « Rebelde »56 (notamment au cours de leurs passages au centre de services sociaux ou aux divers kiosques et cafés ouverts sur l’extérieur). Ils se distinguaient cependant au regard d’attributs propres au sein du groupe, qui pouvaient être reliés à une culture moins conventionnelle. La plupart adoptaient des pratiques moins répandues, se décolorant les cheveux et réalisant des piercings et des tatouages artisanaux. Ils utilisaient également l’argot employé par les personnes du “milieu”de la rue et/ou criminel, qui donnait lieu à des surnoms en fonction des caractéristiques et des habiletés personnelles (par exemple la couleur de peau, la rapidité pour le vol, la force), l’hermétisme de ce langage étant vu comme leur donnant un moyen de communication particulier, dont ils s’amusaient. Il pouvait de surcroît servir à les inclure dans cette sphère sociale, alors qu’ils cherchaient à se relier à deux des « factions » (groupes criminels) existantes à Rio, dont ils inscrivaient les initiales tatouées sur eux ou sur leurs vêtements, et dans les lieux qu’ils fréquentaient. Bien qu’ils n’aient pas été observés prendre part aux activités de ces organisations, auxquelles certains des vendeurs (dealers) avec qui ils entraient en contact appartenaient probablement, ceci pouvait apparaître comme un élément de définition symbolique du groupe ( – les jeunes venant de zones où d’autres factions étaient majoritaires pouvaient s’y joindre et adopter ces références). Ils se rapprocheraient donc aussi de figures marginales ou criminelles au travers de certaines de leurs pratiques, tout comme les jeux de bagarres, d’un aspect violent parfois difficile à déterminer d’une réelle altercation pour les personnes extérieures, pouvant être vus comme reproduisant la violence se rapportant à ces groupes57. Ambivalents, ces traits représenteraient la manière dont les jeunes de ce groupe se situaient en réponse à la réprobation sociale dont leur mode de vie était l’objet. Contrairement à l’image de jeunes de rue « problématiques », associés à la criminalité, notamment au trafic de stupéfiants et à la violence dans la perception sociale, ils se montraient peu différents de la jeunesse “ordinaire”, s’appropriant les mêmes référents culturels. Cependant, en situation de marginalité, 56 Feuilleton télévisé mexicain, dont l’action, située dans un prestigieux établissement secondaire, est centrée sur quatre étudiants formant un groupe de musique pop, qui se produit également en dehors de la série. 57 Aux occasions où des photos ont été prises sur un mode interactif à leurs points de convergence dans la rue (à quelques reprises), les jeunes ont pris des poses formant les lettres ou symboles de ces groupes avec leurs mains et simulant des mouvements de combat. 50 ils trouvaient également des références et peut-être une valorisation dans des éléments de la sphère “parallèle” au sein de laquelle ils évoluaient. Étiquetés du fait de leur situation sociale, sans pour autant être réellement fortement impliqués dans des activités criminelles, ils adoptaient néanmoins des caractères de figures de ce milieu. Les opportunités de mobilité sociale au travers de ces implications culturelles devaient dès lors être envisagées entre celui-ci et le monde conventionnel. Les jeunes pouvaient adopter des compétences et des normes appropriées afin d’être inclus dans une sphère sociale, représentant des stratégies d’adaptation permettant d’accéder à des réseaux et des ressources, au travers de l’accumulation d’un capital humain et social spécifique. L’assimilation de certains référents et comportements pouvait être vue comme un moyen de s’insérer et de chercher à s’établir parmi les acteurs du “milieu”, les possibilités d’y développer une participation économique s’avérant cependant très limitées. Il leur était alors possible soit de rompre avec cet aspect, cherchant à « réintégrer » le monde conventionnel, soit de maintenir une position en marge de ces deux sphères, conservant un mode de vie, une définition appris notamment au travers du groupe58. Un signe de cette continuité possible serait la présence de jeunes adultes dans la rue, ayant connu un parcours similaire aux jeunes du groupe étudié. De plus, les jeunes percevaient un “âge limite” par rapport à cette mobilité, considérant les risques judiciaires après douze, puis seize ans selon les règles juridiques, d’autant plus à la majorité, de même que le support des services sociaux comme moins favorables à une « réintégration » après, dans le cas où une place n’a pu être obtenue d’une part ou d’autre. Ainsi, sans opportunités ou moyens d’adaptation du côté criminel ou légitime, les jeunes se trouveraient dans l’incapacité de modifier leur position, contraints en situation de rue. 58 Il est possible de dresser un parallèle avec l’étude de James Spradley sur le groupe social des “hobos”, You owe yourself a drunk: an ethnography of urban nomads (1970), montrant le partage d’une connaissance spécifique produite par un ensemble de règles de survie et un jargon particulier exprimant une connaissance commune, et ainsi le processus d’apprentissage afin de devenir un “hobo”. 51 Conclusion La réalisation de l’étude dans la région métropolitaine de Rio de Janeiro, à Niteroí, a influencé une certaine orientation de la recherche, qui a été centrée sur un groupe d’enfants et d’adolescents vivant la plupart du temps dans la rue (street-based). En effet, tout en s’accordant avec l’optique adoptée, la démarche de terrain a mis en évidence des éléments spécifiques de la situation, ayant amené à adapter l’approche initiale. Cette orientation a ainsi permis de faire ressortir plusieurs aspects en rapport avec la problématique posée, qui soutiennent principalement trois constatations. Dans un premier temps, la place restreinte des jeunes au sein de l’espace extérieur relativement à d’autres acteurs est apparue marquante dans le contexte étudié. La vie sociale y étant très active, notamment du fait de l’économie informelle, la présence des enfants et des adolescents y était moins visible et pouvait sembler moins atypique. Les rues constituaient une aire économique et sociale utilisée à différentes fins, et des jeunes pouvaient s’y trouver pour des activités de loisir, de socialité ou économiques au milieu d’autres acteurs. Cependant, leur participation aux affaires de rue s’est révélée limitée, contrastant avec le stéréotype des jeunes jongleurs, cireurs, vendeurs de sucreries et autres emplissant la voie publique. Un certain nombre pratiquait ces activités, mais non de manière constante ou systématisée. De même, l’implication dans des activités criminelles paraissait leur laisser peu de possibilités à petite échelle ou dans des rôles subalternes. Ceci pourrait être lié à l’importante part de la population adulte occupant le secteur informel et/ou illégal et vivant de ces activités, diminuant les opportunités pour les plus jeunes. Il serait alors intéressant de considérer la situation dans d’autres contextes où cette forme d’économie est particulièrement développée, considérant que la place des jeunes pourrait ainsi y être souvent restreinte. Cet aspect pourrait également dépendre du développement d’autres secteurs, laissant peut-être parfois plus de marge, d’opportunités à combler au sein de la sphère informelle. Il semblerait néanmoins qu’il convienne de l’aborder, alors que la majorité de la littérature concernant les enfants et les adolescents de rue fait référence à leurs activités sans égard à ces caractéristiques contextuelles. Le manque de précision concernant la position des jeunes dans le milieu de la rue renverrait de ce fait aux difficultés identifiées par rapport à l’estimation de leur nombre et de la forme de leurs activités, en raison notamment des catégories utilisées (enfants à risque, enfants dans la rue et enfants des rues). Ne tenant pas compte de la diversité des usages de la rue et de la mobilité sociospatiale des acteurs, celles-ci peuvent amener à des représentations inexactes et des estimations très variables de ce phénomène au regard d’études plus récentes reconnaissant ces aspects59. Ces catégories apparaîtraient ainsi trop restrictives pour appréhender leur situation, de même que le modèle qu’elles sous-tendent, qui suppose un continuum entre les enfants à risque et les enfants des rues selon un processus graduel les amenant vers cet espace (telle la notion de « système enfant-rue » développée par Lucchini, 1993, 1996, 1998). Dans le cas de la situation étudiée, les observations n’ont pas mis en évidence cette continuité entre les jeunes réalisant différentes activités à l’extérieur, notamment économiques, et ceux « permanents », l’idée d’un 59 Cette question est encore actuellement l’objet de débat concernant la situation dans la région de Rio de Janeiro, notamment entre les autorités officielles (particulièrement les services des secrétariats d’assistance sociale), qui estiment que le nombre de jeunes « en situation de rue » diminue et les membres de différentes institutions et organismes, qui évaluent un accroissement de leur présence (Zona Sul, 13 juillet 2006). 52 engagement marqué vers la rue provoqué par l’implication dans ces activités n’étant pas évidente. S’il existait bien une distinction entre eux, contrairement à la catégorie d’ensemble attendue incluant des variations, elle ne semblait pas reposer sur leur rapport à cet espace, dont ils faisaient des usages similaires. La permanence dans la rue n’aurait donc pas été liée à la pratique étendue de ces activités actualisant un statut, mais plutôt à des raisons particulières relatives à la situation personnelle (telles que des difficultés dans le milieu familial ou institutionnel). La différence était ainsi surtout perceptible concernant leur situation sociale, les jeunes « en situation de rue » faisant l’objet d’une réprobation sociale, alors que l’écart par rapport à la société conventionnelle apparaissait également au travers des faibles liens avec d’autres sphères. Ceci souligne l’intérêt de considérer la position des acteurs, la mobilité sociospatiale dénotée par les pratiques et les rapports sociaux plutôt que des catégories construites a priori, afin de mettre en évidence les modes d’utilisation, d’organisation, les associations formées selon la situation sociale. Dans le cadre de la présente étude, cette approche a fait ressortir la participation limitée d’une faible proportion de jeunes de cette aire urbaine dans l’économie informelle de rue, faisant de cet espace un usage transitoire, tandis que la forte implication de ceux « permanents » dans la rue, se situant très en marge dans un contexte restreint, a amené à considérer plus spécifiquement leurs moyens d’adaptation. Par suite, l’observation centrée sur ces jeunes a permis de décrire leur mode de vie, s’intéressant à l’association qu’ils formaient au sein de cette aire urbaine. Il est apparu en effet qu’ils s’y regroupaient, selon des affiliations reposant sur les liens familiaux et les relations initiées dans la « communauté » d’origine, dans les milieux institutionnels ou directement dans la rue. Bien qu’une concentration selon les groupes d’âge ait pu être notée, les enfants plus jeunes étaient ainsi liés aux adolescents au sein de ce cercle social, participant à son fonctionnement sur une base égalitaire. Les jeunes réalisaient la plupart de leurs activités quotidiennes ensemble, dans le groupe ou par pairages, révélant des formes d’échange, de partage et de coopération. Les modes de rapports développés entre eux étaient donc fondés sur une collaboration, le partage des moyens, la coopération dans les activités informelles et/ou illégales et les interactions de socialité ou plus personnelles observés ayant fait ressortir les dynamiques de réciprocité et de redistribution. La circulation des ressources au sein du groupe, soutenue par le changement fréquent de positions des acteurs et les rapports d’interdépendance et d’obligation créés, pouvait dès lors induire à le concevoir comme un réseau d’échange, source de soutien matériel et relationnel par différents apports (support, information, habileté, aide, protection). Ceci permettait également d’envisager la cohésion et le sens de responsabilité qui pouvaient naître au sein du groupe, autour du partage de valeurs et de règles établies entre les jeunes, tandis que d’autres aspects culturels venaient renforcer leur association au niveau symbolique également, tels que l’utilisation de codes verbaux et gestuels propres ou la connivence autour de la pratique d’activités spécifiques. Ces aspects correspondent à plusieurs égards aux études sur les relations sociales au cours de l’enfance et de l’adolescence dans d’autres contextes. L’association décrite constitue un groupe de pairs, considéré comme dominant et participant au développement au cours de cette période (notamment selon les groupes d’âge), qui prendrait une dimension particulière dans le contexte de vie de la rue (tel que discuté dans le cas des camadas par Aptekar, 1988). De plus, elle montre l’établissement de rapports au travers du soutien, des échanges permettant la construction de référents et du partage des ressources, interprétés selon des principes de réciprocité, de coopération et de responsabilité mutuelle, tel qu’observé dans les milieux conventionnels (Ennew, 1994; Youniss, 1994). La question de l’implication dans la codélinquance serait l’objet 53 d’une discussion plus approfondie ; il est possible cependant de mentionner un élément de compréhension relié au contexte. Selon McCarthy, Hagan et Cohen (1998), les conditions d’adversité et les contacts avec des délinquants potentiels peuvent notamment augmenter la volonté de se risquer à faire confiance et l’engagement dans la délinquance. Dans le cadre de leur étude, réalisée auprès de jeunes vivant en contexte de rue dans deux villes canadiennes, le fait d’être membre d’un groupe décourageait pourtant l’attitude de collaboration dans des activités délinquantes, sans doute favorisée et compensée au regard d’autres moyens au sein de ces associations (notamment les street families). Tous les groupes formés dans la rue ne seraient donc pas de nature criminelle ou du type d’un gang, contrairement à la vision « traditionnelle ». Il s’agit néanmoins d’acteurs disposant d’opportunités restreintes, généralement à la limite du secteur formel selon la situation sociale. Dans le cas du groupe de la recherche présente, l’engagement dans la délinquance pourrait dès lors être vu en réponse aux très faibles ressources et opportunités légitimes ou informelles dont les jeunes pouvaient disposer, par contraste avec d’autres systèmes dans lesquels les jeunes trouvent d’autres moyens (par exemple, le Système Arbat présenté par Stephenson, 2001). Cette activité ne représentait toutefois qu’une des pratiques autour desquelles les rapports de collaboration étaient développés au sein du groupe, incluant également d’autres procédés d’acquisition et de partage des ressources, et des interactions de socialité et de loisir. Ainsi, les liens sociaux observés soutiendraient la possibilité de développer différents moyens et compétences dans le contexte de la rue, pouvant être reliés aux les réponses collectives au sein du contexte social. Les jeunes démontraient des capacités personnelles (habiletés relatives notamment aux activités de vente et de délinquance, et attitude de collaboration) et des compétences pratiques et sociales spécifiques (concernant les usages et les interactions liés au mode de vie du groupe) dans la formation d’une communauté, qui dénotait une adaptation consistante avec les contraintes structurales et l’organisation des communautés dans une situation d’opportunités réduites. Ceci souligne donc l’importance d’envisager de manière compréhensive les associations entre les jeunes notamment dans le milieu de la rue, afin de mettre en évidence l’organisation sociale et les ressources qu’elles peuvent contenir, et de prendre en compte la création de capital social. Les relations au sein de ce groupe sont apparues distinctives du fait du réseau d’échange et du milieu d’appartenance constitués autour valeurs et de d’intérêts communs, qui permettaient d’acquérir une telle forme de capital et de soutenir un mode de vie. Enfin, les stratégies d’adaptation présentées, en lien avec l’inscription des jeunes dans des réseaux sociaux, ont permis de considérer leur situation sociale. En effet, ils entretenaient également des rapports avec des personnes extérieures au groupe pouvant être vus comme une autre source de capital social et d’éventuelle mobilité. D’une part, leur position et leurs activités amenaient des contacts avec d’autres acteurs de la « population de rue » et avec des personnes impliquées dans l’économie informelle et/ou illégale, participant d’un “milieu” lié à la rue. Ces relations représentaient une référence, constituant un réseau de connaissances parmi les acteurs évoluant dans le même espace, qui pouvait parfois contribuer à l’économie du groupe et apporter une autre forme de soutien social. D’autre part, les jeunes avaient des rapports réguliers avec les intervenants des services sociaux, qui ressortaient comme leur principal lien avec le monde conventionnel. Le centre duquel ils dépendaient pouvait ainsi apparaître comme un autre milieu de référence, offrant différentes ressources importantes concernant le maintien d’un certain équilibre dans la rue. Il contribuait aux moyens de vie des jeunes parallèlement au groupe, afin de subvenir aux besoins de base, de maintenir des liens et l’accès à des activités ou bénéfices au sein de la sphère formelle, mais également à l’égard d’autres aspects du soutien matériel et émotionnel 54 essentiel par rapport à leur position, au travers d’une relation de nurturance. De cette manière, il était possible de voir les appartenances sociales que les jeunes pouvaient trouver dans leur espace social, s’efforçant de construire des opportunités pour leur situation immédiate et pour une mobilité sociale à plus long terme. Ils pouvaient adopter des compétences et des normes appropriées afin d’être inclus dans l’une ou l’autre de ces sphères sociales, représentant des possibilités de recapitalisation au travers de la participation et des relations formées dans ces milieux, par l’accumulation d’un capital humain et social spécifique. L’assimilation de certains référents, comportements d’une culture « déviante », tels que des éléments de style et un code verbal et gestuel, pouvait être vue comme un moyen de s’insérer et de chercher à s’établir parmi les acteurs du “milieu”. Par ailleurs, la participation aux activités du centre des services sociaux, le respect de certaines règles de comportement et attentes par rapport à l’inclusion dans ce milieu plus formel aurait été un moyen d’y garantir une implication, et ainsi une position intermédiaire permettant une éventuelle « réintégration » vers la société conventionnelle. Cependant, les opportunités de mobilité sociale offertes par ces rapports sont apparues très limitées. Du fait de leur position, les jeunes ne pouvaient développer leurs activités économiques informelles et/ou illégales et progresser dans ce secteur, ce qui apparaissait notamment dans la faible structuration et l’absence d’organisation verticale des contacts du “milieu” relié à la rue. Concernant les possibilités présentées par les services sociaux, elles impliquaient le plus souvent une réinsertion en milieu familial ou institutionnel, les mêmes où se posaient déjà des difficultés, et ne donnaient les moyens que d’une “one-way” adaptation, sans réelles alternatives ou perspectives de mobilité sociale très tangibles (limite des moyens d’intervention, situation sociale d’opportunités restreintes). Ne parvenant pas à y trouver une place, il semblait alors possible pour les jeunes « permanents » dans la rue de maintenir une position en marge de ces sphères sociales, au travers du mode de vie et de la définition sociale appris notamment au sein du groupe. Une approche ouverte dans la considération des attitudes permet ainsi d’envisager autrement le positionnement et l’action des jeunes dans la rue, et les contraintes sociales liées à leur statut de marginalité. Plutôt qu’en termes de déviance, la manière dont ils tentaient de se placer dans la structure sociale pourrait être conçue comme un ajustement, ne s’inscrivant pas en rupture mais représentant une réponse adaptative à leur environnement. Une des difficultés concernant la situation étudiée serait dès lors les manques des solutions institutionnelles préétablies, “socialement correctes”, qui n’offrent pas d’autres possibilités et moyens d’empowerment aux acteurs, et parallèlement le processus d’étiquetage en dehors de celles-ci. Tandis que l’attention prééminente accordée aux facteurs macrosociologiques de la présence des jeunes dans la rue a souvent amené à considérer que seuls manquaient les moyens pour une adaptation « conforme », il semble au vu d’une telle situation que les aspects microsociologiques n’aient pas toujours été vus avec la même importance (notamment les difficultés sociales, familiales, psychologiques). Or, il importerait également de prendre en compte la volonté et les besoins propres qui peuvent être exprimés par les jeunes, ceux-ci ne suivant peut-être pas toujours l’ordre de la pyramide de Maslow (1943) et des manques pouvant amener à s’adapter d’une manière vue comme « risquée » ou « inappropriée » (du moins, certainement marginalisante et stigmatisante). Notamment, il est possible que les besoins d’estime et d’appartenance, le malaise ressenti dans une situation sociale conduisent à trouver d’autres moyens, compromettant les besoins de base et de sécurité. La reconnaissance de cette capacité et du pouvoir de décision personnel serait nécessaire afin d’envisager les sources de difficultés rencontrées et les possibilités de changement, apportant d’autres ressources et supports aux acteurs par rapport à ceux dont ils disposent, qui puissent donner lieu à la recherche d’une réelle alternative. Whyte (1943:108) 55 notait concernant les parcours sociaux : « Consistent patterns of action cannot be changed by a mere act of will ». La modification d’une définition sociale, réalisée également au travers des interactions, implique ainsi le capital social qui contribue à créer d’autres potentialités. Mais il conviendrait peut-être de considérer ce processus dans le cadre conventionnel selon une autre modalité que la « réintégration » vers un statut prédéfini, donnant plus de voix à l’individualité, à l’initiative et aux choix particuliers. Cette approche serait dès lors d’une importance particulière dans une situation où les contraintes structurales s’appliquant aux acteurs sont apparues très fortes, définissant un espace de mobilité restreint. 56 Épilogue L’étude réalisée visait à apporter une contribution aux champs théorique et empirique de la littérature concernant les enfants et les adolescents de rue, un nombre restreint de recherches académiques ayant été réalisées dans ce domaine, alors qu’une approche en termes de réseau suggérée par différentes observations n’a pas été approfondie. Présentant les moyens dont ils peuvent disposer et leurs attitudes, il s’agissait de développer une compréhension de leur adaptation par rapport à leur contexte, et plus généralement de l’adaptation à une situation de marginalité, qui permette d’envisager les implications pour une intervention qui y soit sensible et offre des opportunités d’engager leur capital social. L’approche mise en œuvre a ainsi permis de faire ressortir que les jeunes, et même les plus jeunes, peuvent acquérir un sens d’autonomie et de responsabilité, et “se débrouiller” avec leurs moyens dans un contexte peu favorable. Une étude de cas, portant sur un groupe et un mode d’adaptation à un point donné, n’exclut pas d’autres cas de figure possibles – il pourrait se présenter des situations d’adaptation plus difficile, alors que peuvent être relevées les limites des stratégies développées dans cette structure sociale particulière. Elle pose néanmoins certaines notions pouvant servir à découvrir des régularités susceptibles d’être examinées dans d’autres cas expérimentalement et/ou quantitativement. Il serait également nécessaire de répéter la démarche dans un cadre temporel plus long, afin de caractériser ces aspects de manière plus extensive notamment en ce qui a trait aux dynamiques sociales et aux changements qu’elles peuvent révéler. La mise en lumière d’une perspective souvent méconnue en raison du statut de ces acteurs offre donc des indications en vue de la développer et de mieux saisir les différents rapports entre structure et individu qui s’exercent selon les situations. Les aspects relatifs à la résilience (stratégies d’adaptation, pouvant être définies également selon d’autres termes) et la manière dont les jeunes se positionnent dans leur contexte pourraient dès lors être intégrés à l’analyse des conditions spécifiques d’intervention, des manières particulières d’aborder les situations personnelles. Il apparaîtrait en effet essentiel que ces actions soient attentives aux capacités et aux besoins révélés, considérant les contraintes d’une seule “normalisation”. Il ne s’agirait pas en premier lieu de leur présence en dehors des schémas sociaux et culturels attendus, mais des difficultés qu’ils rencontrent et des moyens de les modifier. S’inspirant de ceux développés par eux-mêmes, et des problématiques qu’ils dénotent, les pratiques viseraient ainsi plutôt à construire des perspectives pour de meilleures conditions, des possibilités de mobilités plus ouvertes et socialement mieux acceptées, qu’à rétablir un processus de développement et de socialisation interrompu. La “marge” représente un corrollaire ou une extension nécessaire par rapport à la norme, espace de ce qui ne cadre pas ; l’enjeu est celui de l’adaptation de la latitude qu’elle peut offrir de manière moins défavorable et stigmatisante, sans réduire le potentiel d’ajustement et d’innovation qu’elle détient. 57 RÉFÉRENCES Adler, P. (1985). Wheeling and dealing: an ethnography of an upper-level drug dealing and smuggling community, New York, Columbia University Press, 175 p. Agnelli, S. (1986). 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