«À 52 ANS, JE SOUFFR E DE L` ALZHEIMER »

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«À 52 ANS, JE SOUFFR E DE L` ALZHEIMER »
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GRAND ANGLE
GRAND ANGLE
LE MATIN LUNDI 18 AOÛT 2014
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LUNDI 18 AOÛT 2014 LE MATIN
«À 52 ANS, JE SOUFFR E DE L’ ALZHEIMER »
P
TÉMOIGNAGE La terrible maladie ne touche pas que les aînés.
Karin raconte à quel point elle et sa famille sont livrées à elles­
mêmes, car il n’existe pas de structures adaptées en Suisse.
armi les 113 000 personnes atteintes de
démence en Suisse, il
existe une minorité
dont on ne soupçonne
pas l’existence: les malades de
l’alzheimer jeunes. Ils seraient
environ 2700, âgés de 45 à 64 ans.
Karin, 52 ans, est de ceux-là. Chez
elle, les tout premiers symptômes
de la maladie sont apparus iI y a
six ans déjà. La Vaudoise a
d’abord pensé à une grosse fatigue. Elle ne s’est pas inquiétée.
C’est à la veille de ses 50 ans
qu’elle a dû reconnaître qu’il y
avait un problème. Lors d’une
randonnée avec des amies, elle ne
tient pas le rythme et abandonne.
Là, elle consulte un médecin, qui
diagnostique une dépression. Plus
tard, voyant que les antidépresseurs n’ont aucun effet et ne se
sentant plus elle-même, Karin
entame une batterie d’examens.
Scanner, IRM… Rien. Aucun problème, conclut-elle. Son neurologue n’est cependant pas du
même avis: justement, on ne voit
rien, c’est donc l’alzheimer, lui
annonce-t-il.
Un ennemi dans la famille
«Ça a été une bombe. D’autant
que je ne pensais pas que la maladie pouvait se déclarer si jeune.
Pour moi, c’était pour les personnes âgées, se souvient Karin.
C’est un grand ennemi qui entrait
dans la famille.» Son mari et ses
quatre enfants, âgés de 14 à
22 ans, sont convoqués tous ensemble chez le neurologue.
«Après une longue période de vague et d’incertitude, nous pensions enfin trouver des réponses.
La maladie identifiée, nous voulions savoir ce qui allait se passer», intervient Margot, 20 ans
aujourd’hui, qui habite toujours
sous le toit parental avec sa cadette. Mais leurs attentes ne seront pas satisfaites. Il y a autant
d’évolutions que de malades, leur
répond-on.
«On finit par rater le train»
A eux donc de s’organiser pour vivre avec cette nouvelle réalité.
Karin plaisante: «Maintenant, je
suis tout le temps surveillée. Ça
m’énerve!» Autrefois extrêmement active – elle a toujours travaillé aux côtés de son mari, sur
les marchés ou à l’épicerie qu’il a
reprise il y a quelques années –
elle tourne maintenant beaucoup
en rond. «C’est une maladie fatigante. On n’est jamais sûr de soi.
Si on doit faire quelque chose, on
prépare tout jusqu’au moindre
détail. Et parfois on finit quand
même par rater le train ou tout
louper.» Pour Karin, le plus difficile à vivre, c’est que «les fissures
sont à l’intérieur». A l’extérieur,
L’EXPERT
MARIANNA GAWRYSIAK
«De nombreux
g Maintenant,
je suis tout
le temps surveillée.
Ça m’énerve!»
Karin, mère de famille
Les premiers symptômes
de l’alzheimer chez Karin
sont apparus il y a six ans.
● La maladie d’Alzheimer
touche­t­elle massivement
les moins de 65 ans?
Non, les malades jeunes restent
une minorité. On parle de moins
de 3000 personnes. Mais je pense
que ces chiffres sont sous­estimés.
En effet, beaucoup de malades
s’ignorent car le diagnostic est long
et difficile à poser. On pense souvent
au départ qu’il s’agit d’une dépression
ou d’un burnout.
● Quels sont les premiers
symptômes qui doivent alerter?
Psychologue de l’Association Alzheimer Suisse
malades s’ignorent»
La maladie s’installe très
insidieusement. Cela commence avec
des pertes de mémoire, des problèmes
d’orientation dans l’espace, d’équilibre,
de concentration. Une certaine passivité
peut aussi être observée, tout comme
des réactions inattendues.
● Quels sont les problèmes
spécifiques auxquels les malades
jeunes font face?
Ils sont actifs. Les premières
difficultés surviennent donc dans
leur vie professionnelle, ils ne peuvent
plus gérer leur emploi de la même
manière. Ils ont aussi une famille
à charge.
● Sont­ils bien pris en charge?
Non. Hormis le groupe d’écoute
et d’entraide que j’anime dans
le canton de Fribourg, il n’existe
aucune structure. Ils sont donc
constamment en porte­à­faux.
Les foyers de jour ou les EMS
ne sont pas des lieux adaptés
à leur mode de vie. Pour faire
du sport, par exemple. Les
malades et leur famille cherchent
de l’aide. C’est clair. ●
elle est toujours la même. Et,
quand cette quinquagénaire
pleine de vie demande de l’aide,
les gens la regardent sans comprendre. Sa fille renchérit: «Elle a
la même apparence, la même
odeur, les mêmes petits coins où
mettre sa tête, mais sa personnalité change. Son humour, sa patience, ses réactions sont diffé-
g Maman
est le
noyau dur
de la famille.
Et ce noyau
est de plus
en plus mou
et instable»
Margot, sa fille de 20 ans
rentes. On ne sait jamais comment l’appréhender.» Pour
Margot et sa famille, c’est comme
assister à un vieillissement prématuré et accéléré. «Maman est
le noyau dur de la famille. Et ce
noyau est de plus en plus mou et
instable.»
Structures inexistantes
Au quotidien, Karin et ses proches
estiment plutôt bien s’en sortir.
Son mari a pris le relais du côté ad-
ministratif et comptable. Ses filles
gèrent les tâches liées au foyer. Ses
fils – qui ont quitté la maison –
aussi donnent un coup de main.
«On ne sait pas ce que maman fait
la journée. Parfois, elle nous raconte. Parfois, elle ne sait plus,
mais on voit quelques traces,
quelques indices. Elle n’est en tout
cas pas un danger pour ellemême.» Des solutions sont donc
trouvées dans
cette famille
soudée. Et ce,
même si, à peine
appliquées, il
faut déjà en
trouver d’autres
pour coller à
l’évolution de la
maladie.
En revanche,
du côté des
structures de
soutien, c’est le désert. Le jour où
la Vaudoise – qui ne touche pas
encore l’AI alors que le diagnostic
a été posé il y a deux ans – ne
pourra plus rester chez elle, les
seules possibilités seront un foyer
de jour ou un EMS. Des organisations qui ne sont pas adaptées aux
besoins et mode de vie des malades jeunes. Margot charrie sa
mère en lui disant qu’elle fera des
concours de tricot avec les mémés
de l’EMS. Tout le monde rit. La
famille veut vivre le présent, qui a,
depuis le diagnostic, une saveur
nouvelle. «La vie est devenue plus
épaisse. Quand c’est bien, c’est
vraiment bien, explique Karin. Et
puis l’alzheimer ne fait pas mal.»
Elle a la plus belle ordonnance
La motricité fine est en perte de
vitesse. Certains jours, Karin ne
sait plus former un A ou faire une
céramique, même en se concentrant très fort, alors qu’auparavant elle le faisait sans y penser,
en menant trois autres choses en
parallèle. Elle fait avec. Elle a
aussi des projets: reprendre des
cours d’art. Et puis elle a reçu «la
plus belle des ordonnances»: lire
beaucoup.
● TEXTES: CLÉA FAVRE
[email protected]
● PHOTOS: YVAIN GENEVAY