Japon pluriel 11 - Société française des études japonaises

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JAPON PLURIEL 11
Le Japon au début du XXI e siècle :
dynamiques et mutations
Actes du onzième colloque
de la Société française des études japonaises
Université Paris-Diderot et Inalco Paris,
12-13 décembre 2014
Sous la direction de David-Antoine Malinas
et Julien Martine
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CHEZ LE MÊME ÉDITEUR
Japon pluriel (1995)
Japon pluriel 2 (1998)
Japon pluriel 3 (1999)
Japon pluriel 4 (2001)
Japon pluriel 5 (2004)
Japon pluriel 6 (2006)
Japon pluriel 7 (2007)
Japon pluriel 8 (2011)
Japon pluriel 9 (2013)
Japon pluriel 10 (2015)
Ouvrage publié avec le concours de la Fondation du Japon,
de la Fondation pour l’étude de la langue et de la civilisation japonaises
agissant sous l’égide de la Fondation de France,
de l’Institut national des langues et civilisations orientales,
du Centre d’études japonaises,
de l’université Paris-Diderot – Paris 7,
du Centre de recherche sur les civilisations de l’Asie orientale,
et du Centre national de la recherche scientifique.
© Editions Philippe Picquier, 2017
Mas de Vert
BP 20150
13631 Arles cedex
En couverture : © Christian Kober/ John Warburton-Lee Photography Ltd
Mise en page : Isabelle Marin (Les Netscripteurs)
Conception graphique : Picquier & Protière
ISBN : 978-2-8097-1226-1
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REMERCIEMENTS
Au nom de la Société française des études japonaises, les organisateurs du colloque, David-Antoine Malinas et Julien Martine souhaitent
remercier pour leur soutien financier et logistique :
– la Fondation du Japon,
– la Fondation de France,
– l’université Paris-Diderot – Paris 7,
– l’Institut national des langues et civilisations orientales (INALCO),
– le CNRS,
– le CRCAO (Centre de recherche sur les civilisations de l’Asie
orientale),
– le CEJ (Centre d’études japonaises).
Que la précédente équipe organisatrice du colloque, Yves Cadot,
Dan Fujiwara, Tomomi Ôta et Rémi Soccocimaro, trouve ici l’expression
de notre reconnaissance pour leur aide et leurs conseils.
Nous renouvelons notre reconnaissance aux équipes techniques ainsi
qu’aux étudiants bénévoles de l’Institut national des langues et civilisations orientales et de l’université Paris-Diderot, qui ont contribué au bon
déroulement matériel de la manifestation.
Notre gratitude va également à : Antonin Bechler, JeanPierre Berthon, Guibourg Delamotte, Eddy Dufourmont,
Paul Jobin, Claude Hamon, Matthias Hayek, Takeki Kamiyama,
Isabelle Konuma, Jacques Jaussaud, Estelle Leggeri-Bauer,
Christine Lévy, Yayoi Nakamura-Delloye, Cécile Sakai, Marion Saucier,
Bernard Thomann et Kazuhiko Yatabe qui, en acceptant de faire partie du comité scientifique, de présider les panels et d’effectuer le délicat
mais nécessaire travail de relecture, ont été les acteurs indispensables
au bon déroulement du colloque et à la publication de ces actes. Qu’ils
soient tous chaleureusement remerciés.
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Nous tenons également à remercier la présidente de la SFEJ, Annick
Horiuchi, pour son soutien et ses conseils qui nous ont beaucoup aidés,
tant pour l’organisation du colloque que pour l’édition de ces actes.
Enfin, nous exprimons notre reconnaissance à l’équipe éditrice des éditions Philippe Picquier pour leur professionnalisme, leur disponibilité et
leur réactivité.
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SOMMAIRE
En guise d’introduction
par David-Antoire Malinas et Julien Martine .........................
11
CONFÉRENCE INAUGURALE
Le « droit de la défense au Japon ».
Propos sur un objet juridique flou
par Eric Seizelet ......................................................................
17
POLITIQUE
La redéfinition de la place de la haute fonction publique dans
les institutions politiques au Japon depuis les années 1990
par Arnaud Grivaud ................................................................
37
Le juré face au juge : une analyse socio-juridique de la
domination au sein du jury populaire
par Dimitri Vanoverbeke .........................................................
47
Le rôle des organisations non gouvernementales japonaises
dans la prise en charge des transfuges de Corée du Nord
(1994-2014) – Le cas des anciens rapatriés coréens et de
leurs femmes japonaises
par Adrien Carbonnet .............................................................
59
Les fantômes des mouvements zenkyôtô dans la culture otaku
par Julien Bouvard ..................................................................
69
Les Zainichi, marge de la génération Zenkyôtô ? Une lecture
alternative du Japon post-1945
par Hosoi Ayame .....................................................................
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81
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Modernité et luttes sociales. La mine d’Ashio à la fin du
XIX e siècle
par Cyrian Pitteloud ................................................................
91
Le rôle des agents d’influence non institutionnels en tant que
groupe de pression sur la conduite de la politique étrangère
du Japon de 1894 à 1911
par Grégoire Sastre .................................................................
99
MARGES SOCIALES ET POLITIQUES
Discours catégoriels et enjeux de la notion de métissage des
populations : le cas des individus nés de couples nippo-philippins
par Frédéric Roustan ...............................................................
111
La littérature « zainichi » existe-elle ?
par Shimosakai Mayumi .........................................................
121
Etre aveugle : entre spécificité et intégration socioprofessionnelle
par Anne-Lise Mithout ...........................................................
131
La question de l’identité culturelle dans les discours sur
la musique d’Okinawa : le cas des ethnomusicologues
par Suzuki Seiko .....................................................................
139
Dynamiques de l’extrême-droite au XXI e siècle :
La Conférence du Japon
par Thierry Guthmann ............................................................
147
Tsurumi Shunsuke et les enjeux de la vulgarisation de
l’histoire du Japon : entre critique intellectuelle (1931-1945)
et valorisation de la culture populaire (1945-1980)
par Brice Fauconnier ...............................................................
157
NORME FÉMINIME : DISCOURS, PRATIQUES, FRONTIÈRE
Analyse linguistique de discours féminins sur le célibat et
le mariage
par Ôshima Hiroko .................................................................
171
Manières de dire : la créativité lexicale autour du mariage
au Japon
par Takahashi Nozomi ............................................................
183
Quand les jeunes parlent du mariage : analyse narrative et
interactionnelle du discours sur le genre
par Higashi Tomoko ................................................................
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191
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Hisayama Hideko : une parodie d’écriture féminine dans
les années 1920 et 1930 ?
par Gérald Peloux ..................................................................
203
Le dénigrement politique envers l’éducation gender free
des années 2000
par Aline Henninger ...............................................................
213
Le refus du mariage : le cas des mères non mariées
par Sarugasawa Kanae ...........................................................
221
LITTÉRATURE ET LINGUISTIQUE
Machiko – Création et posture
par Brigitte Lefevre .................................................................
233
La figure de la prolepse dans Honba de Mishima Yukio
par Thomas Garcin .................................................................
245
Visions utopiques de l’énergie nucléaire dans l'exposition
The Family of Man et sa présentation au Japon dans les
années 1950
par Tsuchiyama Yoko ..............................................................
255
Néologie sémantique de joshi et son mode de catégorisation
des femmes
par Nakajima Akiko ................................................................
267
Quelques remarques sur les « qualificatifs en -yaka » à travers
leur utilisation dans les messages publicitaires
par Jean Bazantay ...................................................................
277
RELIGIONS
Patronage d’établissements religieux : stratégies sociales
de notables locaux durant l’époque d’Edo (1600 – 1868)
par Yannick Bardy ..................................................................
289
Le rôle des confréries durant les premières années de la
proscription du catholicisme : Le cas du fief de Shimabara
par Martin Nogueira Ramos ...................................................
299
La sécularisation par les sanctuaires shintô dans le Japon de Meiji
par Aurélien Allard .................................................................
309
État et religion dans le processus de divinisation de
l’empereur : une sociologie politique du sacrilège
par Inenaga Yûsuke .................................................................
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ECONOMIE ET GESTION
Les travailleurs non réguliers piégés par l'écart grandissant
entre une réalité changeante et des institutions (presque)
inchangées
par Sato Yoshimichi ...............................................................
331
Le Japon sera-t-il le premier grand pays à faire défaut sur
sa dette publique au XXI e siècle ?
par Frédéric Burguiere ...........................................................
347
La catastrophe de Fukushima en 2011 : quelles conséquences
financières et boursières ?
par Sophie Nivoix et Serge Rey ...............................................
355
Les relations interorganisationnelles dans la grande
distribution : vers des relations claniques modernisées
par Claire Capo .......................................................................
367
De Hello Kitty aux yuru kyara : le kawaii au service de la
promotion touristique ?
par Clothilde Sabre .................................................................
377
DYNAMIQUES SPATIALES
La place des minorités dans le renouvellement des espaces
d’exposition de deux musées nationaux
par Alice Berthon ...................................................................
389
Des buraku sans burakumin ? Mutations identitaires des
quartiers de parias au XXI e siècle
par Miyazaki Kaiko ................................................................
397
Dynamisme et « mutations » (vidéo)ludiques : « Pokemon »,
« Ryû ga Gotoku » et « Yôkai Watch »
par David Javet ........................................................................
409
La politique juive de l’Empire du Grand Japon – Le cas
des projets d’une zone d’habitation pour les réfugiés juifs
en Chine (1938-1940)
par Yokohata Yukiko ..............................................................
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EN GUISE D’INTRODUCTION
Nous sommes heureux de présenter ici la onzième édition de la collection Japon pluriel réunissant les actes du colloque de la Société française des études japonaises des 12 et 13 décembre 2014. C’est ainsi que
le colloque s’est déroulé dans les locaux de l’université Paris-Diderot
– Paris 7 et de l’Institut national des langues et civilisations orientales.
Cette onzième édition a démontré une nouvelle fois le formidable
dynamisme de la japonologie francophone. En deux jours, ce sont plus
de cinquante interventions qui ont été présentées devant un public venu
nombreux. Parmi les intervenants, nous avons eu le plaisir d’accueillir des collègues du monde entier, du Japon bien entendu, mais aussi
des Etats-Unis, d’Italie, de Belgique ou encore d’Allemagne. Avec des
présentations en français, mais aussi en anglais, ce colloque a été une
belle occasion de souligner la dimension internationale de la recherche
française et francophone sur le Japon, ouverte sur l’extérieur et intégrée
pleinement dans les réseaux académiques internationaux.
De plus, les soutiens institutionnels, dont ont bénéficié tant le colloque que la publication des actes, témoignent de la reconnaissance qu’a
pu acquérir avec les années cet événement.
Pour cette nouvelle édition, nous voulions mettre à l’honneur les travaux portant sur le Japon contemporain, quelles que soient les approches
scientifiques retenues. Le titre du colloque, « Le Japon au début du
XXI e siècle : dynamiques et mutations », permettait d’avoir cette ouverture disciplinaire et d’accueillir, fait assez rare pour être souligné, des
recherches prospectives nous éclairant sur l’avenir du Japon. Le choix
de cette thématique se justifie en partie par l’augmentation remarquable, ces dernières années, du nombre de travaux portant sur le Japon
contemporain. Nous souhaitions ouvrir une large place aux résultats de
ces travaux. Ce thème général s’est révélé rassembleur, permettant des
échanges et des rencontres fructueuses entre des chercheurs d’horizons
différents, débutants ou confirmés, étudiants et collègues étrangers. Il
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David-Antoire Malinas et Julien Martine
aura permis de donner un aperçu des tendances de la recherche sur la
société japonaise contemporaine, en témoigne l’apparition de nouveaux
panels portant sur les gender studies et les nouvelles technologies.
Cette ouverture plus large vers le Japon contemporain est encore
récente, mais semble répondre à deux tendances fortes. La première est
interne au monde universitaire et touche également la japonologie. Avec
la forte montée des cursus professionnalisants s’est fait sentir un besoin
accru de savoirs dans des disciplines devenues centrales : l’économie, la
gestion, la sociologie, les sciences politiques. Si le Japon attire toujours
plus d’étudiants avides de connaître ce pays, les profils se sont diversifiés et ceux de leurs enseignants également.
La seconde tendance est beaucoup plus ancienne et elle concerne le
Japon même. C’est un pays qui fascine toujours. Et la fin du « miracle »,
marquée par la longue crise économique, puis la crise écologique et
nucléaire, n’y a rien changé. Bien au contraire, ces événements ont eu
pour effet de renouveler l’intérêt porté à ce pays. Tant le milieu académique que le grand public cherchent à découvrir et à comprendre
les solutions développées par le Japon pour faire face à ces nouveaux
enjeux. Le colloque a été l’occasion d’entendre les réponses proposées
par des spécialistes sur des questions ayant trait aussi bien à des problématiques économiques, culturelles que littéraires.
La thématique choisie était ainsi l’occasion de mettre en valeur une
certaine orientation de la recherche, mais comme le veut la tradition, elle
n’était pas restrictive. Ainsi des contributions pouvant porter sur d’autres
périodes historiques ont également été accueillies avec le plus grand
plaisir. La guerre des anciens et des modernes n’aura pas lieu !
Le colloque qui s’est tenu sur les deux journées des 12 et
13 décembre 2014 a démarré avec les formalités d’usages : inscription du
public et des participants, mot d’accueil des organisateurs, allocution de
la présidente de la SFEJ. La première matinée a été consacrée à la conférence inaugurale, assurée magistralement par Eric Seizelet, professeur
à l’université Paris-Diderot. Son intervention intitulée « Le ‘‘droit de la
défense’’ au Japon. Propos sur un objet juridique flou », d’une grande
précision technique, a captivé le public. Les panels ont débuté l’aprèsmidi et se sont déroulés en sessions parallèles sur les deux journées. Le
colloque s’est achevé avec un panel d’honneur dans le très bel auditorium de l’INALCO, par les interventions des professeurs Brinton (université de Harvard) et Satō (université du Tôhoku), toutes deux suivies
d’échanges fructueux avec le public. Leurs recherches, portant respectivement sur les questions de la femme dans le monde du travail et des
travailleurs précaires au Japon, ont montré tout l’intérêt d’une recherche
aux frontières de l’actualité et le rôle de « lanceur d’alerte » que peut
jouer le chercheur.
Ce présent ouvrage est composé de 38 contributions réparties en
7 chapitres. Plusieurs chapitres sont consacrés, dans la logique du col-
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En guise d’introduction
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loque, aux sciences humaines et sociales du Japon contemporain.
Certains chapitres s’inscrivent dans les champs disciplinaires les plus
récents, que ce soit le chapitre introductif en science politique (chapitre 1) ou le chapitre « économie et gestion » (chapitre 6). D’autres
abordent des thématiques particulièrement saillantes que ce soit d’un
point de vue disciplinaire ou sociétal. C’est le cas du chapitre sur les
marges sociales et politiques (chapitre 2), ou du chapitre intitulé « norme
féminine : discours, pratiques, frontière » (chapitre 3). Les chapitres 4
et 5 contribuent à l’enrichissement des connaissances disciplinaires,
recherché dans cette édition, en explorant les champs de la littérature et
de la linguistique pour le premier, et celui des religions pour le second.
Enfin, c’est avec un plaisir particulier qu’un chapitre sur les dynamiques
spatiales (chapitre 7) clôt l’ouvrage.
Nous sommes particulièrement reconnaissants aux auteurs pour leurs
contributions, ainsi qu’à nos collègues, qui ont eu la générosité de prendre
de leur temps pour assurer, en tant que directeurs de panel et membres
du comité scientifique, la relecture des textes jusqu’à leur version finale.
Nous avons pris un grand plaisir, en tant que directeurs de publication,
à relire chacun des textes, tous riches de connaissances. Nous espérons
que chaque lecteur, spécialiste ou amateur, trouvera dans ces travaux une
manière renouvelée de découvrir le Japon dans sa pluralité.
A Paris, octobre 2016
DAVID-ANTOINE MALINAS,
JULIEN MARTINE
Université Paris-Diderot – Paris 7, CRCAO
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CONFÉRENCE INAUGURALE
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ERIC SEIZELET
Université Paris-Diderot – Paris 7, CRCAO, UMR 8155
LE « DROIT DE LA DÉFENSE AU JAPON ».
PROPOS SUR UN OBJET JURIDIQUE FLOU
Le droit de la défense nationale constitue-t-il un objet juridique non identifié ? On pourrait être tenté de le croire lorsque
l’on consulte les moteurs de recherche sur Internet : 66 millions d’occurrences pour « droit de la défense », chiffre considérable, mais qui concerne en réalité les droits de la défense…
dans la procédure pénale. Si l’on recherche à partir d’un mot clé
– droit de la défense nationale – le même moteur de recherche
ne délivre que 37 occurrences jugées les plus pertinentes. Même
constat au Japon pour bôeihô : 4 790 000 occurrences, pour
aboutir finalement à 35 occurrences pertinentes après avoir éliminé les références… en langue chinoise 1. Cela ne signifie pas,
naturellement, que les questions de défense et de sécurité soient
absentes de la Toile – bien au contraire –, mais que le questionnement juridique de ces mêmes questions n’y est pratiquement
jamais référencé. Il convient cependant de nuancer ce constat
en relevant que ce bas niveau de référencement sur le Web ne
signifie pas que le droit de la défense y soit absent, ni que la
littérature sur le droit de la défense serait inexistante : quel que
soit le support – matériel ou numérique – il existe au contraire,
en France comme au Japon, une multitude de publications abordant certains aspects particuliers du droit de la défense, mais
peu d’ouvrages généraux dressant un panorama d’ensemble de
ce même droit, comme si l’on avait du mal à considérer le droit
de la défense comme une véritable branche du droit ayant sa spécificité et sa cohésion propres, au même titre par exemple que
le droit de la consommation ou le droit de la propriété intellectuelle. En d’autres termes, le droit de la défense apparaît éclaté
à travers une multitude de problématiques particulières à partir
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Ces chiffres datent du 1er décembre 2014.
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Eric Seizelet
desquelles il serait extrêmement difficile de construire un objet
juridique clairement identifiable.
Pour la France, ce déficit a deux raisons majeures : 1) dans
le domaine de défense nationale, les questions juridiques ont
longtemps été considérées comme subalternes : l’élaboration de
la politique de défense, sa planification relevaient avant tout de
l’identification des risques et des menaces qui pèsent sur un pays,
des moyens humains, matériels et technologiques pour y faire
face, et des budgets qui y sont alloués, le reste – le droit – n’étant
que de l’intendance. En bref, la défense et la sécurité relèveraient
tout d’abord de la science politique, des relations internationales
et de la géopolitique, voire de la sociologie, rarement du droit ;
2) l’expertise juridique en matière de défense nationale est une
denrée rare à l’Université française. Car les différents concours
d’agrégation de droit – et notamment l’agrégation de droit public –
leurs programmes, leur préparation ne laissent aucune place pour
des thématiques et des centres d’intérêt excentrés, et constituant
pour les candidats autant de chausse-trapes, de chemins de traverse qui ruinent leur chance de réussir au concours. Cependant
depuis les années 2000, la nécessité de combler un tel déficit se
fait de plus en plus pressante : l’inflation de la réglementation
nationale et internationale d’une part, l’ampleur des engagements
de la France à l’étranger d’autre part ont attiré l’attention des
juristes, plus attentifs désormais au cadre institutionnel et juridique dans lequel s’inscrit la politique de défense et plus particulièrement l’action des forces armées 2.
Pour le Japon, il existe d’autres raisons, politiques celles-là : le
tabou qui s’est longtemps attaché aux questions de défense – l’un
des clivages politiques majeurs de l’après-guerre au moins jusque
dans les années 1990 – le fétichisme lié au pacifisme constitutionnel ont freiné sinon la recherche, du moins l’enseignement sur ces
questions. Il en est résulté une externalisation de l’expertise juridique en matière de défense au profit… des militaires, voire des
politistes qui ne sont pas toujours les mieux placés – et formés –
pour traiter de ces questions.
DÉFINITION DU DROIT DE LA DÉFENSE
Le « droit de la défense », bôheihô, peut se définir simplement
comme l’ensemble des règles juridiques qui gouvernent l’organisation et le fonctionnement de la défense nationale. En ce sens :
2. Voir par exemple, Florent Baude et Fabien Vallée, Droit de la défense,
Paris, Ellipses, 2012.
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Le « droit de la défense au Japon ».
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La notion de défense nationale se distingue de celle de « sécurité ».
En effet, la défense nationale n’est que l’un des aspects de la
sécurité qui peut être définie comme l’ensemble des dispositifs
mis en œuvre au sens large pour assurer la prévention, le
traitement et la réparation des atteintes à la protection des
biens et des personnes et, plus largement, garantir l’ordre
social : la sécurité regroupe en conséquence toute une série
d’activités, régaliennes ou non, allant de la police de l’ordre
public, à la lutte anti-terroriste et anti-criminalité, en passant
par la sécurité alimentaire, la sécurité du consommateur, des
lignes d’approvisionnement des lignes et des systèmes de
communication, la sécurité économique. On parlera ainsi au Japon
de « sécurité globale », sôgô anzen. Dans cette perspective, la
défense nationale est une déclinaison, certes majeure de la politique de sécurité, mais avec trois caractéristiques :
a) L’Etat a le monopole de la défense nationale puisque c’est
à lui seul que revient la l’élaboration de la politique de défense,
d’engager les forces armées et de faire la guerre, alors que ce
monopole est pour le moins partagé en matière de sécurité, où des
acteurs privés sont directement associés à l’élaboration et à la mise
en œuvre des politiques publiques de sécurité au sens large.
b) L’exercice de la défense nationale implique l’usage de la
force militaire, ce qui apparaît comme évident, mais pas toujours
dans le cas japonais où l’action des FAD, notamment en ce qui
concerne l’usage légitime de la force armée, est souvent décrit par
rapport au cadre de référencement de la police.
c) La mise en œuvre de la politique de défense nationale met
en œuvre des personnels, des ouvrages et des matériels à finalité
particulière sous contrôle de l’Etat, mais sans qu’il y ait là aussi de
véritable monopole. Ainsi en est-il par exemple de la production
d’armement, contrôlée certes par l’Etat, mais en partie privatisée,
en France comme au Japon.
Le droit de la défense n’est pas le droit de la guerre.
Le droit de la guerre est d’abord régi par les conventions internationales – Conventions de La Haye de 1907 et de Genève de
1949 avec les protocoles additionnels. C’est donc le droit international public humanitaire qui définit les conditions du jus ad
bellum c’est-à-dire les procédures, coutumes et règles conduisant
à l’état de guerre, ainsi que les conditions du jus in bello qui, en
théorie du moins, organisent, encadrent l’usage légitime de la
force armée. Néanmoins, il existe une certaine porosité entre le
droit de la défense, qui est donc un droit interne, et le droit de
la guerre : d’abord, le droit international, les normes produites
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Eric Seizelet
par la communauté internationale sont une source du droit de la
défense. Ensuite, l’adhésion à ces normes peut exiger des accommodements et amodiations sur le plan interne. Ainsi lorsque le
Japon adhère aux conventions internationales sur le droit de la
guerre, il est amené à préciser, par l’adoption d’une loi spécifique,
les conséquences concrètes de cette adhésion par exemple sur le
traitement des prisonniers de guerre. Enfin, le droit de la défense
intervient pour réglementer sur le plan interne les implications
d’une situation de crise ou de conflit : protection des populations
civiles, organisation de la défense civile, réorganisation des
rapports entre l’Etat et les collectivités territoriales, dispositifs
de gestion des crises et des situations d’exception, redistribution
éventuelle des rapports entre pouvoirs civil et militaire…
Le droit de la défense est une catégorie du droit public.
Cette catégorisation découle de quatre facteurs : 1) Le droit
de défense concerne les actes de puissance publique à très forte
valeur compulsive, en temps de paix comme en temps de guerre,
puisqu’ils impliquent, directement ou indirectement, l’usage de
la force armée, et que l’état de guerre ou de crise implique des
restrictions importantes aux libertés publiques. Si tous les actes
de puissance publique sont passibles de sanction, seuls ceux
qui concernent la défense nationale sont gagés sur l’usage ou la
menace de l’usage de la force militaire. 2) La défense nationale
met en jeu des acteurs, des moyens et des actions qui relèvent au
premier chef de l’action régalienne des pouvoirs publics, et ce
depuis que les guerres privées ont été proscrites et que les armées
se sont constituées en armées nationales. 3) Les sources sur lesquelles s’appuie cette action régalienne ont elles-mêmes un caractère public fortement marqué : celle-ci relève tout autant du droit
constitutionnel que du droit administratif. Cependant, il convient
de noter que s’agissant du droit de la défense, les règles du droit
administratif général comportent de nombreuses exceptions qui
tiennent compte du particularisme de la chose militaire : ainsi le
statut de la fonction publique militaire est-il sensiblement distinct
de celui de la fonction publique ordinaire. Et, de façon plus générale, la condition militaire – entendue de façon large – impose des
sujétions et des dérogations plus ou moins importantes au principe
d’égalité et aux libertés normalement accordées au citoyen. 4) En
France comme au Japon, la défense nationale relève enfin au premier chef du pouvoir exécutif, le parlement ne jouant qu’un rôle
plus effacé, par sa mission de contrôle, ou indirect par le biais du
vote du budget.
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Le « droit de la défense au Japon ».
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Le droit de la défense n’englobe que les normes juridiques
produites par l’Etat
Mais la condition militaire intègre toute une série d’usages
et de coutumes qui contribuent à forger la cohésion des forces
armées. Certaines de ces contraintes se situent d’ailleurs à la frontière entre le juridique stricto sensu, et l’esprit de corps. Ainsi en
est-il du principe hiérarchique consubstantiel au statut militaire.
Cependant, l’esprit de corps résulte également de toute une série
de codes propres à la condition militaire – règles protocolaires,
mode de vie, langage, chants, tenue vestimentaire, rites et cérémonies militaires – qui non seulement contraignent le corps et
l’esprit, mais plus encore que l’obéissance au droit, participent de
cette cohésion. On notera cependant que si ces codes ne sont pas
toujours régis par le droit, les conséquences de leur transgression
peuvent être appréhendées par lui à travers le pouvoir de sanction
de l’autorité hiérarchique. La question reste de savoir dans quelle
mesure les usages et coutumes en vigueur dans le cadre des FAD
ne font que reproduire les codes en vigueur sous le Japon impérial ou s’en distinguent : les officiers japonais ne portent plus le
sabre traditionnel, mais les bâtiments des Forces maritimes d’autodéfense arborent le même pavillon que la marine impériale…
En dehors de l’esprit de corps, les contraintes sémantiques
sont également importantes et sont lourdes de signification
particulièrement dans le cas japonais : l’élévation en 2007 de
l’agence de défense au rang de ministère de plein exercice n’est
évidemment pas anodine, quoi qu’en aient pu dire de nombreux
observateurs étrangers ; pas plus que l’appellation de Jieitai en
1954 des nouvelles forces japonaises qui souligne l’aspect purement défensif d’une force qui hésite encore à se qualifier de
militaire. Pour ne rien dire de leur transformation éventuelle
en une « armée de défense nationale », Kokubô gun comme
le préconise le PLD dans son projet de révision constitutionnelle d’avril 2012. De même observe-t-on chez les conservateurs, un glissement du discours politique valorisant le concept
de défense nationale, Kokubô, en sus du discours canonique sur
la sécurité, anzen hoshô, qui a également tout à voir avec la persistance des conflits territoriaux avec la Chine, la Corée du Sud
et la Russie et les crispations nationalistes entre le Japon et ses
voisins, mais qui porte également en filigrane une mise à distance par rapport au « système de sécurité nippo-américain ».
Plus récemment, encore, les débats, parfois byzantins, autour
des concepts de « frappes préemptives » ou d’« autodéfense collective » ne relèvent pas de simples querelles linguistiques ; ils
induisent – ainsi que leur introduction ou leur modification –
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des évolutions juridiques majeures concernant le statut et les
missions des FAD.
Le droit de la défense, dans sa nature et son objet, est tributaire du type de régime dans lequel il est appelé à se déployer.
Dans les pays dans lesquels les forces armées ne sont que le
bras armé d’un système répressif, le droit de la défense – quand il
existe – ne fait que légitimer soit la préséance des forces armées,
soit leur instrumentalisation au service du régime. Les pays démocratiques, dont le Japon fait partie, ont toujours eu à cœur de tenir
les forces armées en lisière du politique. Certains par principe,
d’autres par expérience. Dans le cas japonais, compte tenu des
leçons de l’histoire, le principe de prépondérance civile a été érigé
en une donnée fondamentale à caractère quasi constitutionnel.
Cependant, ce principe ne signifie pas que les militaires ne participent pas à l’élaboration du corpus législatif et réglementaire
du droit de la défense – en réalité ils y sont étroitement associés,
surtout depuis le début des années 1990 –, mais qu’in fine, c’est le
pouvoir civil, issu des urnes, qui tranche.
LES PRINCIPALES CARACTÉRISTIQUES DU DROIT
DE LA DÉFENSE AU JAPON
UNE FAIBLE VISIBILITÉ DANS LE PAYSAGE ACADÉMIQUE
De façon générale, la visibilité du droit de la défense dans le
paysage universitaire est faible, en France comme au Japon. En
France, aucune politique sérieuse de sensibilisation du public aux
impératifs de défense et de sécurité n’a été menée en direction du
grand public, alors même que, contrairement au Japon, la défense
nationale ne figure pas au nombre des enjeux les plus clivants.
L’enseignement et la recherche sur les questions de défense et
de sécurité sont abrités dans quelques masters spécialisés – une
demie douzaine – qui ne comportent pas tous des enseignements
spécifiques sur le droit de la défense et qui, à, des titres divers,
sont plus ou moins liés soit à des institutions ou écoles militaires,
soit à des think tanks spécialisés. Le même constat d’absence de
visibilité du droit de la défense peut être fait pour le Japon, mais
dans un contexte très différent. Depuis les années 1950, le PLD au
pouvoir n’a eu de cesse de réclamer une meilleure prise en charge
par le système éducatif japonais des impératifs de sécurité, afin de
développer dans la population « l’esprit de défense », de sensibiliser l’opinion à la politique de défense et de légitimer l’existence
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Le « droit de la défense au Japon ».
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– longtemps contestée par la gauche japonaise – des FAD. C’est la
raison pour laquelle le ministère de la Défense organise des réunions d’information à destination du grand public lors de chaque
nouveau programme de défense nationale, souvent avec la collaboration active des services académiques locaux et des chambres
de commerce. Cette politique a eu des effets contrastés : si l’opinion japonaise est de plus en plus intéressée par les questions de
défense et si la légitimité constitutionnelle des FAD n’est plus
guère contestée, la place des questions de défense et de sécurité
dans le système éducatif laisse encore très largement à désirer 3,
non seulement au niveau scolaire, où elle se heurte encore aux
réticences du corps enseignant, mais aussi au niveau de l’enseignement supérieur où elle demeure encore marginale, si l’on fait
exception de l’Académie de défense et du Centre de recherche sur
la défense du ministère éponyme qui assurent la formation initiale
et permanente des cadres de la Jieitai. Certes, le ministère de la
Défense cherche à encourager les échanges entre l’Académie de
défense et les cursus de daigaku-in des universités. S’il se félicite
de la création de cursus spécialisés dans les relations internationales, à ce niveau ou dans les Daigaku-in daigaku qui opèrent
au niveau du 3e cycle, il déplore que les cursus spécialisés sur les
questions de sécurité soient encore peu développés au niveau des
universités et qu’il y ait peu de lieux d’échanges entre les jeunes
chercheurs et les experts militaires à l’instar du SWAMOS aux
Etats-Unis qui réunit périodiquement spécialistes universitaires et
experts de l’US Army War Collège, et de l’US Navy War College.
En 2008, seules deux universités japonaises dispensaient des
enseignants spécialisés sur les questions militaires : l’université
Aichi Bunkyô, en premier cycle, et l’université Takushoku en cursus doctoral. En outre, à la différence des Etats-Unis, il n’existe
pas au Japon de diplôme spécialisé sur les questions de défense et
de sécurité nationale. Cette réticence, qui frappe aussi le droit de
la défense, s’explique pour des raisons politiques : les questions
de défense et de sécurité constituant l’une des principales lignes
de fracture de l’après-guerre entre le PLD et la gauche japonaise,
les universités japonaises ont renâclé à mettre en place des cursus spécialisés politiquement sensibles. A tort ou à raison, l’analyse du droit de la défense en tant que droit positif a souffert de la
conjugaison d’un double subjectivisme, soit que l’on en conteste
la teneur au nom du pacifisme constitutionnel, soit que l’on en
dénonce les lacunes au nom de l’inéluctable adaptation du pacifisme à la réalité des rapports de forces en Asie orientale.
3. Katô James, Nihonjin no shiranai anzen hoshô [Ces questions de sécurité ignorées des Japonais], Tôkyô, Maikomi shinsho, 2011, p. 6.
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Eric Seizelet
Certes, les livres blancs de l’Agence de défense et du ministère
de la Défense, plus récemment encore, le Premier plan de stratégie nationale adopté par le gouvernement Abe en décembre 2013
engagent les établissements supérieurs à renforcer l’enseignement
et la recherche en matière de sécurité. En outre, à l’article 3 alinéa 2 du projet de loi-cadre sur la sécurité nationale rendu public
en janvier 2014, il est indiqué que « l’Etat veillera à ce que les
préoccupations de sécurité soient présentes dans toutes les dimensions de la politique intérieure », dont l’éducation, citée en premier lieu. Les milieux d’affaires ne sont pas en reste : récemment
encore, la keizai dôyûkai de la région du Kansai appelait à une
remise en cause des tabous de l’après-guerre en matière de sécurité, tant dans le domaine politique que sur le plan éducatif 4. La
récurrence de ce thème porté au sommet de l’Etat signale en creux
les insuffisances japonaises – mais on remarquera que le terme
même de défense n’est pas utilisé – que cet engagement de l’Etat
pose la question, d’un côté, des moyens propres à stimuler ce type
de recherches et de cursus, de la formation d’enseignants spécialisés, de l’autre, du risque d’instrumentalisation. D’un point de vue
plus global, la question concerne moins le ministère de la Défense
que le ministère de l’Education dans ses rapports avec les universités. Preuve que la question reste sensible : une partie des médias
japonais a critiqué la dernière édition du programme de défense
nationale comme s’écartant de la référence pacifiste traditionnelle, tout en accusant le gouvernement Abe de vouloir restaurer le système de mobilisation idéologique générale de la nation
mis en place à la veille de la Seconde Guerre mondiale. Pire, certaines universités comme Tôdai ont banni toute « recherche militaire », gunji kenkyû, ce qui leur permet, au nom de l’autonomie
des universités, de refuser toute demande de collaboration avec
le ministère de la Défense 5. Certes les questions de défense et de
sécurité n’avaient pas totalement déserté l’université, mais c’était
essentiellement par le biais du droit constitutionnel, et dans une
certaine mesure, des relations internationales et du droit international public qu’elles étaient abordées. Le poids traditionnel du
droit constitutionnel s’expliquait naturellement pas la présence de
l’article 9 et du pacifisme constitutionnel. Mais cette approche,
biaisée, a conduit à une double impasse épistémologique : d’une
part la survalorisation des questions théologiques relatives à la
constitutionnalité des FAD par exemple ou le contrôle civil présent également à l’article 66 de la loi fondamentale, au détriment
d’autres aspects du droit de la défense comme la problématique de
4.
5.
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Sankei shinbun, 17 février 2014.
Tôkyô shinbun, 6 juillet 2014.
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Le « droit de la défense au Japon ».
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l’existence ou non d’une fonction publique militaire. D’autre part,
elle a freiné l’essor d’une véritable réflexion stratégique incapable
de s’affranchir du dogme pacifiste, tant dans son interprétation
« fondamentaliste » que dans sa version « pro-active ».
En dépit, et sans doute du fait, de ce contexte peu favorable,
les spécialistes du droit de la défense ont néanmoins tenté de
s’organiser. Pour se compter d’abord ; pour mettre fin à l’éparpillement dans d’autres disciplines du droit ; pour aborder, par l’autonomisation progressive du droit de la défense, des problématiques
plus spécifiques. La Société japonaise du droit de la défense 日本
防衛法学会 a été ainsi créée en 1975 pour fédérer l’ensemble des
personnes, universitaires, experts et journalistes s’intéressant au
droit de la défense : elle compte à l’heure actuelle 130 membres
et organise, comme la plupart des gakkai, deux journées d’étude.
Ses travaux sont publiés dans une revue annuelle, 防衛法研究.
La Société japonaise pour les études de défense, 日本防衛学会,
s’est constituée en 2007 en tant qu’association indépendante de
l’académie de défense. Ces deux associations possèdent leurs
propres publications.
UNE POLITIQUE DE DÉFENSE SOUMISE À DES CONTRAINTES
JURIDIQUES TRÈS FORTES
Les contraintes constitutionnelles
En dehors de l’examen préalable, il convient de souligner
une spécificité tout à fait particulière au système parlementaire
japonais relativement aux questions de défense : l’importance des
considérations juridiques et plus particulièrement constitutionnelles. En effet, du fait de la présence de l’article 9 et de la proclamation du pacifisme constitutionnel, les questions de défense
ne sont pas seulement discutées à la Diète sous l’angle de l’opportunité politique, de considérations stratégiques ou de ressources
– budgétaires, matérielles, humaines – mises en œuvre, mais aussi
– et peut-être même surtout – du point de vue de leur compatibilité avec les dispositions de la loi fondamentale. Cette contrainte
donne aux considérations juridiques un poids déterminant – et
sans doute trop élevé aux yeux des observateurs étrangers – dans
l’élaboration de la politique de défense et lors des délibérations
parlementaires. Il n’est pas exagéré de soutenir que les politiques
de défense sont élaborées et évaluées en fonction d’abord de leur
compatibilité avec l’article 9 et le corpus des interprétations officielles qui structurent et délimitent ces dernières. Du coup, le processus législatif au Japon se caractérisait par la forte ingérence
d’une instance extra-parlementaire, la direction législative du
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Cabinet, Naikaku hôsei kyoku, qui fait office de conseiller juridique pour le gouvernement et les administrations centrales, et
qui examine à ce titre les projets de loi soumis en conseil des
ministres avant saisine de la Diète. Il veille en particulier à la
compatibilité constitutionnelle des projets de loi soumis à la Diète,
à la cohésion des textes gouvernementaux par rapport aux législations précédentes, et ses avis faisaient autorité en particulier sur
l’article 9. C’est donc à cette instance que revenait le droit de dire
le licite de l’illicite dans l’interprétation des dispositions souvent
ambiguës de l’article 9 sur la notion de « potentiel militaire », de
droit à l’autodéfense, sur l’étendue de l’usage de la force, l’interprétation des accords de sécurité nippo-américains, l’interdiction du
droit de belligérance, la réintroduction éventuelle de la conscription, la possibilité de frappes préventives, l’autodéfense collective,
etc. Comme son directeur ou son remplaçant avait l’habitude de
siéger au parlement au banc du gouvernement, le bureau législatif du Cabinet était naturellement appelé à répondre, devant la
Diète, soit aux sollicitations gouvernementales, soit aux interpellations des élus sur les questions constitutionnelles. Son rôle, qui
dépasse celui d’un technicien du droit, est souvent discuté, car il
a tendance par ses positions à réduire le spectre des évolutions
possibles en matière de défense au grand dam de certains politiques qui souhaiteraient plus de flexibilité dans l’interprétation
constitutionnelle ou qui poussent le gouvernement à s’en affranchir. Aux yeux de certains constitutionnalistes, le bureau empiète
– partiellement au moins – sur le contrôle de constitutionnalité des
lois attribué par la loi fondamentale au pouvoir judiciaire. Pour
d’autres, le conservatisme et la prudence du bureau ne seraient pas
inutiles face à la coalition des instances de défense, du ministère
des Affaires étrangères et du secrétariat général du gouvernement
généralement favorables à l’extension des compétences des FAD 6.
Signe des temps cependant, en août 2013, après la double victoire
du PLD aux élections générales de décembre 2012 et au renouvellement partiel de la chambre des Conseillers en juillet 2013,
la nomination au poste de directeur de l’ancien ambassadeur du
Japon en France, M. Komatsu Ichirô marqua une reprise en main
politique du bureau au moins à deux points de vue : d’abord,
M. Komatsu était un diplomate, non un juriste du sérail. Ensuite,
parce que proche du Premier ministre Abe, il était favorable à une
remise en cause de l’interprétation constitutionnelle canonique
6. Sur les activités du bureau législatif du Cabinet, Richard J. Samuels,
« Politics, Security Policy, and Japan’s Cabinet Legislation Bureau: Who Elected
These Guys, Anyway? », JPRI Working Paper no 99 (March 2004), http://www.
jpri.org/publications/workingpapers/wp99.html. Consulté le 2 avril 2013.
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Le « droit de la défense au Japon ».
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selon laquelle le Japon n’était pas autorisé, du fait de l’article 9,
à exercer le droit à l’autodéfense collective. Un revirement qui a
suscité des remous au sein même du bureau, et qui appellera une
modification subséquente de la loi sur les FAD 7.
Le principe de prédétermination des activités des FAD
Par « prédétermination législative », on entend certes la soumission de la Jieitai au principe de légalité, externe et interne, mais
aussi, plus largement, le fait que les FAD ne peuvent agir hors d’un
cadre législatif précis : « les missions des forces d’autodéfense, la
composition de ses forces, l’organisation et la structure de ses instances ainsi que le commandement et le contrôle des FAD, leurs
activités et leurs pouvoirs sont déterminés par la loi sur les FAD 8 ».
Il est donc impossible aux forces d’autodéfense de s’organiser, se
déployer et agir sans y avoir été invitées par une disposition législative explicite. En ce sens, la notion de prédétermination est plus
contraignante que le seul encadrement. Par exemple, il est interdit aux FAD de se déployer en dehors du territoire national sans
y avoir été autorisées par une disposition législative précise. Et
comme il n’existait pas encore de loi-cadre ou de disposition législative générale permettant l’envoi des FAD à l’étranger dans n’importe quelle configuration, il fallait à chaque fois une loi spéciale
pour l’y autoriser. De même la fixation des effectifs légaux des
FAD n’est pas laissée à la discrétion du gouvernement en fonction
de considérations de politique générale ou budgétaires mais dépend
de la loi de création de l’agence – aujourd’hui du ministère de la
Défense. Enfin, lorsque le législateur assigne une durée à l’engagement des FAD sur un théâtre d’opérations extérieur, comme ce fut
le cas pour la loi anti-terroriste ou de soutien à la reconstruction de
l’Irak, le gouvernement est obligé de revenir devant la Diète à l’expiration du délai accordé pour en obtenir la prolongation. Ce qui
signifie, en d’autres termes, que le pouvoir réglementaire par voie
d’ordonnances du Cabinet, d’arrêtés ministériels ou d’instruction
interne ne peut s’exercer en dehors de tout cadre législatif. En bref,
alors qu’en Occident le cadre légal et réglementaire dans lequel
évoluent les forces armées ménage une certaine souplesse dans leur
mobilisation et leur utilisation, la Jieitai ne peut agir que dans le
cadre strict et limitatif des compétences qui lui sont dévolues par
la loi. Tout élargissement de ses compétences et de ses missions
impose une modification du droit positif 9.
7. Asahi shinbun, 9 août 2013.
8. Loi d’établissement du ministère de la Défense, article 5.
9. Historiquement, cette prédétermination législative remonte au temps
de la création de la Garde de réserve qui avait vocation à intervenir à des fins
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En bref, on peut affirmer que le principe de prédétermination
législative à un double effet : d’une part il empêche le gouvernement d’agir à sa guise en matière de défense à l’insu ou en marge
de la représentation nationale. En ce sens, il constitue un frein au
pouvoir discrétionnaire de l’exécutif dans ce domaine. D’autre part
il a également pour but de cadrer très strictement l’activité des FAD
en lui interdisant de s’auto-mobiliser, de prendre des initiatives
et de faire usage de la force en dehors de tout dispositif législatif contraignant. Là aussi le principe de prédétermination législative, tout comme celui du contrôle civil, tire les leçons du mauvais
comportement des armées impériales avant 1945. La conséquence
de ce principe est une certaine rigidité en raison de la lourdeur
de la procédure législative. Ce constat doit être tempéré au moins
de trois façons : soit que la loi elle-même envisage sinon de s’affranchir du principe de prédétermination législative, du moins d’en
assouplir les modalités, soit que le législateur – en fait le Cabinet –
délègue au pouvoir réglementaire le soin de préciser par voie d’ordonnances du Cabinet, Seirei, certaines des dispositions de la loi,
soit que par les silences et les lacunes de la loi, le Cabinet recouvre
une certaine marge de manœuvre. Cependant, la compétence
privilégiée du législateur ne repose pas toujours sur des critères
clairement identifiables : la loi de 1954 fixe l’organisation interne
des FAD, mais non la nature des forces ni les effectifs de chaque
composante ; c’est également au parlement d’intervenir dans le
transfert du siège du commandement d’une division aérienne, mais
non dans la localisation et les effectifs de celle-ci… Le principe de
prédétermination législative a donc une portée absolue dans son
énoncé, mais relative dans son application 10.
La prolifération législative en matière de défense
On constate en outre que la stratégie gouvernementale a
consisté depuis les années 1960 principalement, après la crise
autour des accords de sécurité nippo-américains, d’éviter de trop
légiférer à la Diète sur les questions militaires : entre 1954 et 2012,
la loi sur les FAD a certes été modifiée à 100 reprises, mais seulement 21 fois entre 1954 et 1989, avec zéro occurrence entre 1954
de police et d’ordre public. Sa transformation en FAD par la suite n’a rien
changé au principe : Yoshihara Tsuneo, « Yûji hôsei to kokusai buryoku funsô
hô. Gurôbaru sutandâto dônyû hitsuyôsei », Les législations de crise et le droit
des conflits internationaux. Plaidoyer pour l’introduction de standards globaux,
Kaigai jijô, vol. 50, no 6, juin 2002, p. 67-68.
10. Sur cet aspect de la détermination législative des missions et activités
des FAD, Nishioka Akira, Gendai no shibilian kontorôru [Le contrôle civil à
l’époque contemporaine], Tôkyô, Chishikisha, 1988, p. 17 ; Bôei handobukku
[Manuel de défense], Tôkyô, Asagumo shinbunsha, 2005, p. 204 et s.
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Le « droit de la défense au Japon ».
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et 1970 11. L’essentiel des modifications est donc intervenu après la
chute du mur de Berlin en 1989 avec 79 occurrences. Le contraste
est donc saisissant entre la période marquée par l’hégémonie du
PLD et une activité législative de basse intensité et la période post1990, dominée par l’ère des gouvernements de coalition à périmètre variable, mais avec un activisme législatif nettement plus
intense, avec 3,4 révisions par an contre 1, 6 seulement au cours
de la période précédente. Cet activisme est lié à la diversification
des missions des FAD qui appelle en vertu du principe précité de
prédétermination législative des réponses appropriées, mais résulte
aussi du tassement à la Diète des formations politiques – socialistes
et communistes – les plus hostiles à cet activisme et aux FAD. Les
discussions autour de la normalisation de la puissance japonaise,
l’instabilité de l’environnement régional de l’Archipel – montée en
puissance de la Chine, inquiétude face aux programmes nucléaires
et balistiques nord-coréens, aggravation des litiges territoriaux entre
le Japon et ses voisins – la relève des générations au Japon même
avec l’arrivée progressive aux commandes de politiciens n’ayant pas
connu la guerre, ont indiscutablement créé un environnement favorable à cette dynamique législative.
Le corpus législatif du « droit de la défense » s’est donc considérablement étoffé depuis les années 1990 12. Etoffé à la fois par
le nombre et la densité de ces dispositifs, mais aussi par leur articulation plus complexe : ainsi la loi sur les situations de crise en
cas d’attaque armée sert-elle de loi-cadre pour la loi sur la protection des populations qui définit les modalités de défense civile.
Surtout, par rapport à la période précédente, l’existence de majorités plurielles et la nature même des législations proposées ont
contraint le gouvernement à des compromis ayant entraîné des
modifications sensibles aux projets présentés à la Diète. On peut
se demander toutefois si le principe de prédétermination législative n’entre pas d’une certaine façon en conflit avec l’appartenance de la défense au pouvoir exécutif. Une partie de la doctrine
– et des politiciens conservateurs – soutient en effet que, dans
un souci de garantir de plus de flexibilité à l’action des FAD – et
conformément aux pratiques observées à l’étranger – le principe
de prédétermination législative devrait être pour le moins réaménagé : à l’affirmation selon laquelle les FAD ne peuvent être
11. Urata Kenji, « Gikai ni yoru gunji he no kontorôru » [Le contrôle des
affaires militaires par la Diète], Jurisuto, précit., p. 189 et s.
12. Pour un examen détaillé de ces législations, notre ouvrage, en coédition avec Régine Serra, Le Pacifisme à l’épreuve. Le Japon et son armée,
Paris, Les Belles Lettres, 2009.
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autorisées à agir que si la loi les y autorise, il conviendrait de
substituer une présomption générale de légalité selon laquelle
les FAD, intégrées à l’action du pouvoir exécutif, sont autorisées à agir, sauf dispositions sens contraire de la loi ou de la
Constitution 13. Dans cette hypothèse, il ne subsisterait plus qu’un
principe d’exception, et non de prédétermination, législative, se
rapportant à l’encadrement juridique des FAD. On pourrait voir
dans cette controverse l’une des déclinaisons du débat sur le sens
à donner à la disposition constitutionnelle qui qualifie la Diète
d’organe de l’Etat le plus élevé. Mais le renversement de présomption précité induit des conséquences politiques telles qu’il
marquerait une rupture, non seulement par rapport à une pratique
législative solidement établie, mais aussi eu égard à la doctrine
constitutionnelle du PLD, favorable comme on le sait à la révision
de l’article 9, mais hostile à une remise en cause du principe de
prédétermination législative.
Il a été favorisé par les changements intervenus dans le paysage politique japonais – sa droitisation – qui ont rendu possibles
des évolutions impensables dans le cadre du « système de 1955 ».
On pense en particulier aux dispositifs de gestion des crises et
de traitement des situations d’exception mis en place dans les
années 2000 et auxquels la gauche japonaise s’était farouchement imposée au nom du pacifisme et du respect des libertés publiques. Dans le même temps, les controverses juridiques
inhérentes à la politique de défense japonaise se sont déplacées :
d’une part, elles traversent l’ensemble des formations politiques.
D’autre part, elles concernent moins l’existence des FAD que ses
activités, notamment extérieures. Par ailleurs la mise en place
de ce corpus n’est pas achevée comme en témoignent l’entrée en
vigueur récente de la loi sur la protection des secrets d’Etat et
les discussions récentes autour du paquet législatif sur la sécurité
nationale en 2015 qui devraient faciliter, entre autres, les engagements extérieurs des FAD. Au total, à l’issue de ce processus, on
est passé d’une situation de pénurie juridique dénoncée officieusement par le haut commandement au milieu des années 1960,
à une relative normalisation dont l’objectif final n’est pas encore
déterminé : soit il s’agirait par là de paver la voie vers la révision
de l’article 9 en faveur d’un pacifisme pro-actif, soit il s’agirait
de contourner l’article 9, non plus non seulement par une straté13. Dans ce sens : les déclarations du directeur de l’Agence de défense
Ishiba Shigeru, commission sur les affaires de sécurité, chambre des
Représentants, 16 mai 2003. Sur les discussions dans la doctrine : Yamashita
Aihito, Kokka anzen hoshô no kôkô gaku, droit public des questions de sécurité,
Tôkyô, Shinzansha, 2010, p. 70 et s.
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gie d’interprétation constitutionnelle, mais par la stratification de
dispositifs législatifs et réglementaires susceptibles d’évoluer et
d’être complétés avec le temps.
LES ZONES D’OMBRES DU DROIT JAPONAIS DE LA DÉFENSE
Si donc l’analyse juridique concernant les FAD s’est considérablement étoffée, notamment en ce qui concerne le statut et
les missions des FAD, l’administration centrale de la défense, ou
la redistribution des rapports entre le centre et la périphérie dans
la gestion des situations de crise ou d’exception, il persiste néanmoins un certain nombre de zones d’ombres qui échappent encore
largement au questionnement juridique.
L’étude du domaine public de la défense nationale
Les ouvrages, dépendances, bases et installations militaires
n’ont guère suscité la sagacité des juristes japonais : les conditions de création de ce domaine public, le régime des cessions de
l’administration et de gestion des biens immobiliers appartenant
à la défense nationale japonaise n’ont guère été étudiés, à l’exception sans doute des bases américaines, mais dans le cadre des
accords de sécurité nippo-américains ou des nuisances diverses
et variées suscitées par elle. Quant aux bases japonaises, elles ont
été principalement étudiées au travers des contentieux constitutionnels mettant en cause les FAD, mais l’identification, la gestion
et la valorisation du domaine public militaire restent encore des
champs à défricher.
Les contrats en matière de défense nationale
Les juristes japonais ne se sont guère intéressés à cet aspect
pourtant très important – contrats de gré à gré, par appel d’offres,
règles en matière d’exécution des contrats – et qui comporte un
double volet : la fabrication de matériel militaire sous licence américaine d’un côté, le développement d’une industrie autonome de
défense de l’autre. Toutefois les choses devraient évoluer. Les révélations concernant les ententes illicites, les pots-de-vin sur des marchés d’équipement, les rétroversions de commissions à des fins de
financement politique occulte ont déjà coûté son poste à un viceministre administratif de la défense. Mais il s’agit là le plus souvent
d’analyses journalistiques ponctuelles, sous un angle on ne peut
plus traditionnel : la corruption politique. Quant à la restructuration
du marché de la défense, elle reste très largement analysée sous
ses aspects économiques – trouver de nouveaux débouchés à une
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industrie en panne de croissance – et politiques : en quoi l’autonomisation progressive de l’industrie japonaise d’armement serait de
nature à faire évoluer le partenariat stratégique avec Washington.
Le régime des exportations d’armement
On sait que dès 1967, le gouvernement japonais a mis en
place une politique restrictive en matière d’exportation d’armement, assouplie en direction des Etats-Unis en 1985 et en 2005, à
propos des systèmes de défense antimissiles, et que des initiatives
ont été prises par le gouvernement japonais en ce qui concerne
l’exportation en Asie du Sud-Est de matériel militaire, et que les
gouvernements japonais qui se sont succédé depuis le début du
siècle étudient la possibilité d’assouplir davantage ce système
qui passerait de l’interdiction de principe avec des exceptions, au
régime de l’autorisation de principe sous réserve. Un changement
de paradigme qui, sans doute, n’affectera pas sensiblement, à
court terme du moins, la place du Japon sur le marché des armements dominé par les grandes puissances militaires traditionnelles, les Etats-Unis, la France, la Chine, la Grande-Bretagne
et la Russie, mais qui est de nature à modifier l’image de marque
d’un Japon essentiellement exportateur de technologies, de biens
et de produits civils. La question des importations d’armement, en
dehors de la relation avec les Etats-Unis, constitue également un
angle mort important, non seulement sur le plan juridique, mais
aussi politique.
Les sujétions de service public induites par la défense nationale
En temps de paix comme en temps de guerre, la mobilisation des FAD, l’accomplissement de leur mission de défense nationale impliquent un certain nombre de contraintes – réquisition des
biens et des personnes, servitudes de passage, atteintes à la propriété privée, restrictions à la liberté de circulation – qui restent
encore peu évoquées dans la littérature sur le droit de la défense,
en dehors de la description parfois sommaire des dispositifs dont
il s’agit, et de l’existence éventuelle ou non de voies de recours.
La persistance de ces zones d’ombres peut s’expliquer pour
deux raisons majeures. D’abord, sauf exceptions tout à fait remarquables, et récentes, le besoin ne s’est guère fait sentir au Japon
d’une vision globale et « compréhensive », au sens anglo-saxon
du terme, d’un « droit de la défense », considéré dès lors comme
marginal. A cet égard, on peut se demander même si, dans une
certaine mesure, l’organisation des spécialistes au sein d’associations dédiées ne contribue pas à les maintenir, sinon dans un ghetto
intellectuel, du moins dans un entre-soi entretenant cette margi-
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Le « droit de la défense au Japon ».
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nalité. La seconde explication réside sans doute, comme on l’a vu,
dans une constitutionnalisation extrême du droit de la défense. La
réduction des enjeux du droit de la défense à l’interprétation de
l’article 9, même dans ses multiples acceptions et déclinaisons, a
contribué à occulter d’autres dimensions juridiques qui n’y étaient
pas indissolublement liées. Cette focalisation était sans doute inévitable, compte tenu du contexte particulier de la politique de défense
du Japon, mais il a eu des effets délétères à la fois sur le vivier des
juristes intéressés et, plus largement, sur la délimitation de ce droit.
CONCLUSION
Le manque de visibilité sur le Net est partiellement compensé
par une activité éditoriale plus intense : sur les dix ouvrages
publiés au Japon sur le droit de la défense depuis 1947, sept l’ont
été après 2000. Par ailleurs, ce relatif activisme est naturellement lié au développement du corpus législatif et réglementaire
en matière de défense. Ce développement a moins pour objet de
mieux encadrer l’action des FAD que de définir les conditions de
leur plus grande flexibilité.
Trois observations pour terminer : 1) Ces dispositifs font
les délices des juristes, mais ils n’ont pas subi l’épreuve du feu
au sens propre comme au sens figuré. Car le droit de la défense
japonais est moins un droit positif au sens où il s’agirait de traiter des situations existantes qu’un droit prospectif dans lequel il
s’agit dans une large mesure d’anticiper sur des situations que le
Japon d’après-guerre n’a jamais connues ni expérimentées. 2) On
observe l’extrême ténacité avec lequel le PLD a mené cet aggionarmento juridique : la législation sur les états de crise a été inscrite
pour la première fois sur l’agenda gouvernemental en 1978 ; celle
sur les secrets d’Etat remonte au milieu des années 1980. 3) Les
conséquences politiques de cette normalisation juridique menée à
marche forcée sont évidemment importantes. Sur le plan interne,
car le Japon sortira définitivement de cet état d’« après-guerre »
dans lequel il s’est complu et qui a servi à brider la reconstruction
de la puissance politique et militaire japonaise. Sur le plan externe,
car l’accumulation de ces dispositifs législatifs dans une région en
proie à la concurrence des nationalismes et à la course aux armements nourrit, à tort ou à raison, les interrogations sur la stratégie
du Japon à long terme et son rôle en tant que puissance régionale.
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POLITIQUE
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ARNAUD GRIVAUD
Université Paris-Diderot – Paris 7
LA REDÉFINITION DE LA PLACE
DE LA HAUTE FONCTION PUBLIQUE
DANS LES INSTITUTIONS POLITIQUES AU JAPON
DEPUIS LES ANNÉES 1990
En août 2009, le Parti démocrate du Japon (PDJ) remportait
haut la main les élections générales, mettant un terme au pouvoir libéral démocrate qui, depuis 1955, n’avait été interrompu
que quelques mois. Outre les revirements d’orientations d’un certain nombre de politiques publiques, que tout parti d’opposition
visant l’alternance se doit de mettre en avant, le PDJ avait également placé au cœur de son programme la reprise en main par
les hommes politiques du processus décisionnel. Cette dernière
était d’ailleurs exposée comme étant la condition sine qua non de
ces revirements. Mais si ce n’était pas les responsables politiques
qui possédaient jusqu’ici l’initiative dans le processus décisionnel ? La réponse du PDJ, aussi commode que biaisée, était la suivante : les hauts fonctionnaires. Le PDJ reprenait ici la classique
– et pourtant contestée – analyse selon laquelle la politique japonaise était pilotée par la bureaucratie. S’il est vrai que pendant la
Haute croissance, l’administration centrale remplissait des tâches
qui, selon l’idéal type wébérien, devaient échoir aux politiciens,
on a pu constater par la suite que les choses devaient être nuancées et que les hommes politiques étaient loin d’être de simples
marionnettes manipulées par des hauts fonctionnaires spécialistes
de leur domaine 1.
Toutefois, le regain d’influence des hommes politiques s’accompagnait à la fois d’une spécialisation de ces derniers dans
un champ précis des politiques publiques, mais également d’une
défense d’intérêts de plus en plus fragmentés. On a ainsi parlé
d’une « fonctionnarisation des hommes politiques » à propos de
1. Les politologues Muramatsu Michio, Ellis Krauss, Satô Seizaburô,
Matsuzaki Tetsuhisa sont les premiers à avoir remis en cause la thèse classique
d’une haute fonction publique toute puissante (kanryô shihairon).
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ceux que l’on appelait les zoku gi.in. Dans un contexte de croissance où l’enjeu essentiel de la politique semble être la distribution
de retombées positives auprès d’une clientèle qui ne manque pas
de mobiliser ses ressources pour la réélection du généreux parlementaire, ce type de profil est particulièrement approprié, bien que
discutable du point de vue de l’éthique. Mais avec une contraction
des ressources fiscales due à une économie en berne, la nécessité
de réaliser des coupes budgétaires et d’établir des priorités, seuls
des hommes politiques dotés d’une vision générale et transversale
des politiques publiques apparaissaient comme capables de mener
les réformes nécessaires. Nous proposons ici de revenir brièvement sur la nature de ces réformes et de présenter les principales
influences qu’elles ont eues sur les stratégies adoptées par les différents acteurs. Nous insistons enfin sur la nécessité d’intégrer dans
cette analyse l’évolution des mentalités de ces acteurs qui est, nous
le croyons, partiellement à l’origine des mutations observées.
LE TOURNANT DES ANNÉES 1990 : LES RÉFORMES
INSTITUTIONNELLES
Dans les années 1990, toute la classe politique se veut soudainement réformatrice, ou plus exactement se doit de l’être si
elle veut séduire l’électorat avide de changements et inquiet de la
situation. Le paysage politique, extrêmement volatile à la suite de
l’effondrement du « système de 55 » en 1993, se réorganise avec
des partis prônant la réforme toujours plus fortement pour se distinguer de ses concurrents sur le marché électoral 2. C’est dans ce
contexte qu’une importante partie de la classe politique adopta un
discours hostile à la haute fonction publique, très largement relayé
par les médias, érigeant les hauts fonctionnaires en ennemis de
la réforme, responsables de la crise et de sa durée dans le temps.
L’éclatement de scandales impliquant des hauts fonctionnaires
finit de convaincre une opinion publique désabusée et dégoûtée
par ses élites. C’est donc une défiance mutuelle qui remplaça la
coopération étroite – frisant parfois le mélange des genres – existant entre les parlementaires du Parti libéral démocrate (PLD) et
les hauts fonctionnaires, ces derniers se sentant trahis et utilisés
par les premiers à des fins purement électoralistes.
Pour sortir le Japon de son modèle sclérosé qui l’a conduit à
sa chute après lui avoir fait connaître la gloire, la solution sem2. La grande coalition anti-PLD réunissant huit partis ne doit son existence qu’au projet de réforme du système électoral. Elle ne tardera pas à imploser
une fois la loi adoptée à la Diète en 1994.
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blait évidente : il fallait avant tout réformer les institutions afin
de modifier les comportements des acteurs politiques 3. Aussi,
les années 1990 ont-elles vu l’avènement d’une réforme électorale supposée faciliter l’alternance politique, d’une réforme administrative d’une envergure sans précédent et d’une réforme de la
Diète. Cette réforme administrative, dont les débats préparatoires
débutèrent en 1996 sous le gouvernement de Hashimoto Ryûtarô,
s’inscrit en réalité dans une tendance mondiale d’introduction de
logiques managériales dans les administrations publiques 4 (on
parle de « nouveau management public »).
Concrètement, cela consiste sans être exhaustif en une clarification de la répartition des tâches entre hommes politiques
et hauts fonctionnaires ; la réaffirmation d’un leadership politique de type « top-down » sur l’administration ; la rationalisation de l’appareil administratif par la fusion et la suppression de
certaines administrations ; la séparation entre organes élaborant
les politiques publiques et ceux les exécutant par le recours aux
agences ; la décentralisation ; l’évaluation des politiques publiques
sur un axe coût/efficacité ; l’introduction de la notion de « redevabilité » démocratique (accountability, ou fait que les administrations doivent rendre des comptes aux administrés) et de son
corollaire la transparence administrative ; la diversification des
personnels en promouvant les passerelles entre secteur privé et
secteur public ; et l’évaluation des personnels en fonction des
performances et objectifs atteints.
La volonté d’une reprise en main de l’administration par les
responsables politiques – qui n’est en rien l’apanage du Japon –
s’est notamment traduite dans ces changements institutionnels par
un renforcement des capacités de coordination globale du Cabinet.
Le secrétariat général du Cabinet (naikaku kambô) fut réorganisé
et élargi, un bureau du Cabinet (naikakufu) fut créé, les équipes
ministérielles furent renforcées avec la création de vice-ministres
( fukudaijin) et de conseillers politiques auprès des ministres
(daijin seimukan). Les conseillers du Premier ministre (sôridaijin hosakan) virent également leur nombre s’accroître. C’est
donc à une réorganisation et à un accroissement des ressources
institutionnelles et humaines mises à disposition des hommes
3. Selon le courant néo-institutionnel, actuellement courant majeur en
science politique, le comportement des acteurs est déterminé par le cadre institutionnel dans lesquels ils évoluent.
4. Thatcher avait dix ans auparavant mené ces réformes. Le Japon disposait alors d’un certain recul sur les avantages et inconvénients qu’elles contenaient. Un conseiller du Premier ministre fut d’ailleurs envoyé en Angleterre.
La méconnaissance par les élites japonaises de telles réformes à l’époque est
toutefois frappante.
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politiques que ces réformes ont procédé, toujours dans un souci de
servir leur leadership.
LES LIMITES DES RÉFORMES INSTITUTIONNELLES ET LES
DIFFICULTÉS D’EN ANALYSER L’INFLUENCE
Ces réformes mises en place, quelles ont été les mutations
observées ? Ont-elles été celles souhaitées par les réformateurs ?
Les mutations sont-elles le produit des seules réformes institutionnelles ? La réponse négative à cette dernière question semble
certes évidente, mais il n’est pas inutile de la rappeler à nouveau.
Les artisans des réformes eux-mêmes ne s’y trompaient pas et
savaient que tout serait à faire une fois ces dernières adoptées.
Mais dans un contexte où la réforme est portée en valeur absolue
par les élites politiques, lesquelles ont tendance à la présenter au
citoyen comme un remède miracle pour des raisons évidentes, la
réforme en tant que telle apparaît devenir une fin en soi. Si tout
le monde semble admettre que les effets des réformes peuvent
mettre du temps à se manifester (sans expliquer vraiment pourquoi), beaucoup ont considéré les mutations enfin observées
comme des acquis. On a même parlé d’un « système de 2001 »
(TAKENAKA 2006). Mais les réformes institutionnelles n’ont fait
qu’apporter de nouveaux outils aux acteurs concernés. Aussi la
main de l’artisan qui tient l’outil a-t-elle son importance. En réalité, il existe une multitude de facteurs intermédiaires qui pour
certains – n’en déplaise au chercheur – semblent être aléatoires,
rendant toute tentative de prédiction de l’avenir bien vaine.
Il n’est ainsi pas aisé de déterminer ce qui a changé dans le
processus décisionnel et d’en expliquer le pourquoi. En réalité,
ce dernier peut être très différent selon les ministères en charge,
selon les gouvernements qui vont se succéder, selon les acteurs
qui seront impliqués (groupes d’intérêt ou autres), selon des facteurs ayant une incidence sur les rapports de force (coalition,
Diète divisée, nombre de sièges détenus par la majorité, luttes
internes au parti…), selon la visibilité médiatique du projet de
loi (inscrit dans le programme politique, projet de loi mineur…),
selon sa nature (redistributive, distributive, régulatoire, constitutive ou composée 5), ou encore sa technicité. On peut toutefois
tâcher d’observer les comportements des acteurs (en l’occurrence
les hommes politiques et les hauts fonctionnaires ici) pour y
déceler d’éventuels changements de stratégie ou au contraire une
certaine continuité.
5.
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Typologie des politiques publiques réalisée par Theodore J. Lowi en 1972.
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LES MUTATIONS OBSERVABLES
Loin de dresser ici une liste exhaustive des mutations observées au niveau du comportement des acteurs politiques depuis
maintenant plus d’une dizaine d’années, voici quelques tendances
qui semblent durables et attester d’un renforcement – ou du moins
d’une tentative de renforcement – du leadership politique.
Concernant tout d’abord les sources d’informations, on voit
clairement chez les hommes politiques la volonté de les diversifier
et de ne plus dépendre exclusivement des canaux bureaucratiques.
On a pu ainsi voir les gouvernants s’entourer de plus en plus de
conseillers provenant du secteur privé 6. Un ancien cadre supérieur
du ministère des Finances me confiait que les hauts fonctionnaires
avaient également pris conscience du fait que les informations
dont ils disposaient présentaient des limites 7. Il illustrait son propos en affirmant que lui-même, n’avait sur la fin de sa carrière
plus l’impression, comme dans les années 1980, que les informations présentes sur son bureau étaient les plus complètes du Japon.
L’administration centrale aurait ainsi perdu son quasi-monopole de
l’information et du conseil auprès des responsables politiques 8.
Quant à la consolidation du leadership primo-ministériel,
notamment par le renforcement de ses organes de soutien, on a pu
voir une augmentation du nombre de projets de loi adoptés élaborés par le secrétariat général du Cabinet et le bureau du Cabinet
(autour de 12 % en moyenne) ainsi qu’un accroissement des
effectifs de ces organes (ces deux changements allant de pair).
Il est assez intéressant de voir à ce propos que les taux les plus
élevés ont été enregistrés sous les gouvernements Koizumi et les
gouvernements démocrates (les premiers ayant été marqués par
un fort leadership primo-ministériel et les seconds l’ayant tout du
moins prôné).
Pour ce qui est de la réactivation des débats à la Diète, les
effets de la suppression du système selon lequel les hauts fonctionnaires venaient en lieu et place des ministres répondre aux
6. Les Premiers ministres Hashimoto et Koizumi en avaient d’ailleurs
chargé de conduire certaines de leurs réformes.
7. Il est possible que les critiques visant la collusion entre les administrations et les groupes d’intérêt, et les mesures prises pour y remédier, aient également affaibli les capacités de collecte d’informations de ces administrations.
8. Voir ITÔ, Mitsutoshi. « Kantei shudô-gata seisaku kettei shisutemu
ni okeru seikan kankei – jôhô hitaishôsei shukugen no seiji » [Les rapports
entre responsables politiques et hauts fonctionnaires dans un processus décisionnel guidé par le Premier ministre et son équipe – la politique dans un
contexte de réduction de l’asymétrie d’information], Nenpô gyôsei kenkyû,
no 42, mai 2007, p. 32-58.
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questions adressées au gouvernement sont difficiles à évaluer.
Le nombre d’interventions des ministres s’est maintenu et celui
des fonctionnaires a très légèrement 9 diminué (il est encore possible dans certains cas d’y avoir recours). Comme la réforme le
prévoyait, les vice-ministres et conseillers politiques auprès des
ministres sont en revanche intervenus bien plus fréquemment à la
Diète, avec un bond remarquable sous les gouvernements démocrates. Cela étant dit, il nous est compliqué d’évaluer le contenu
de quinze ans de débats à la Diète et il est inutile de dire que
la quantité n’est en rien garante de qualité. Certains témoignages
tendent au contraire à pointer du doigt un appauvrissement des
débats, mais rien ne permet de le confirmer. D’autres ont à juste
titre objecté que même si les ministres répondaient directement
aux questions qui leur étaient posées, le contenu même de leurs
réponses était presque invariablement rédigé par les hauts fonctionnaires 10. Le changement ne serait alors ici que principalement symbolique.
L’autre avantage de cette réforme devait être de responsabiliser
les hommes politiques et de les contraindre à maîtriser leurs dossiers (en filigrane se trouvait l’idée qu’ils seraient ainsi plus difficilement manipulables par les hauts fonctionnaires). On a pu à ce
sujet constater que les nominations des ministres avaient tendance
à échapper de plus en plus aux logiques partisanes (c’est moins
vrai pour les postes de vice-ministres et conseillers politiques), et
favoriser l’adéquation entre leurs connaissances et leur affectation.
Toutefois, même le PDJ qui prônait pourtant la reprise en main
des ministères par les équipes politiques a parfois laissé de côté
cette adéquation du fait de certaines contraintes 11.
UNE APPROCHE CONSTRUCTIVISTE DES MUTATIONS
Si les changements institutionnels ne génèrent pas toujours
les effets escomptés, c’est encore une fois parce qu’une multitude de facteurs intermédiaires entrent en jeu. La théorie néoinstitutionnaliste constructiviste insiste tout particulièrement sur
les changements de mentalités des acteurs pour expliquer les
mutations observées dans leur comportement. Bien entendu, il
n’est pas aisé de définir si l’évolution des mentalités est l’origine
9. La diminution est en revanche conséquente sous les gouvernements
démocrates.
10. C’est la pratique dite des « mémos ».
11. Nombre limité de postes, mécontentement des parlementaires en attente
d’un poste, domaine d’expertise plus ou moins populaire parmi les parlementaires…
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ou la conséquence des changements institutionnels. Il semble raisonnable de penser qu’il existe en réalité une interaction entre
ces deux phénomènes. L’intérêt d’une telle approche est qu’elle
intègre les éléments symboliques – lesquels sont souvent relégués
au rang de simples détails négligeables – dans l’analyse faite des
mutations. Les discours et symboles que les acteurs véhiculent
influencent la vision qu’ils ont des « règles du jeu ». Si ces derniers devaient être empêtrés dans des conceptions archaïques,
il n’y a peu de chances pour que la réforme porte ses fruits. De
même, une vision tronquée de la réalité des rapports entre responsables politiques et hauts fonctionnaires viendra autant, sinon plus,
influencer leurs comportements qu’un changement institutionnel.
L’EXPÉRIENCE (MALHEUREUSE) DU PARTI DÉMOCRATE DU
JAPON
L’expérience des gouvernements démocrates a relativement
bien démontré cette assertion. Le PDJ, en reprenant le discours du
processus décisionnel manipulé par la haute fonction publique, et
en en faisant un élément central de son identité, a lui-même créé
les causes de son échec. En effet, l’extrême défiance de certains
hommes politiques du PDJ vis-à-vis des hauts fonctionnaires les
a amenés à évincer ces derniers du processus d’élaboration des
politiques publiques. Or nier l’interdépendance de ces deux types
d’acteurs ne conduit qu’à une chose : l’inefficacité 12.
La suppression de la réunion des vice-ministres administratifs (jimujikankaigi), l’interdiction pour les hauts fonctionnaires
de ministères différents de se coordonner sans l’accord de leur
ministre, la tentative des équipes politiques de remplir des tâches
incombant aux fonctionnaires par manque de confiance, sont
autant d’éléments qui mènent à la lenteur de l’action gouvernementale et à une aggravation du caractère fragmentée de l’administration. Les démocrates s’en sont d’ailleurs rendu compte plus
ou moins rapidement, mais revenir sur leurs pas les condamnait à
subir des critiques pointant leur incapacité à modifier les rapports
entre responsables politiques et hauts fonctionnaires. Faire de ces
derniers les responsables de l’immobilisme et de tous les maux a
finalement eu pour conséquence d’en créer de nouveaux, certains
ayant des conséquences assez dramatiques lors de la gestion de
« l’après-11 mars » par exemple.
12. Par exemple, les taux d’adoption des projets de loi sous les gouvernements démocrates ont chuté dramatiquement, passant d’une moyenne de 90 à 60 %.
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UNE VISION FIGÉE DES HAUTS FONCTIONNAIRES
Une des grosses erreurs de certains parlementaires du PDJ
fut d’ignorer le fait – ou de faire semblant d’ignorer – que les
fonctionnaires n’étaient plus exactement les mêmes que ceux
décrits dans les années 1980, âge d’or s’il en est du « système
de 55 ». Les politologues ont dégagé trois types de fonctionnaires (MURAMATSU 1994, M ABUCHI 2006), lesquels seraient
apparus dans le temps les uns après les autres 13. Les fonctionnaires se considérant comme les meilleurs défenseurs des intérêts nationaux et ne faisant que peu cas des hommes politiques
(kokushi gata kanryô) ; les fonctionnaires coordinateurs des
différents intérêts marchant main dans la main avec les parlementaires du PLD (chôsei gata kanryô) ; et les fonctionnaires
ayant admis leur subordination aux hommes politiques (ri.in
gata kanryô). Ces derniers, dont l’apparition massive remontrait
aux années 1990 auraient ainsi intégré le paradigme du nouveau management public 14. Et si leur passivité est mise en avant
(contrairement au caractère proactif des deux catégories précédentes), il est également des hauts fonctionnaires qui soutiennent
activement et souhaitent même participer à la réforme 15. C’est
ce que Patrick Dunleavy 16 théorisait avec son fameux « bureaushaping model ».
Le PDJ, en ignorant cette évolution, n’a pas su s’entourer des fonctionnaires pourtant volontaires pour réaliser leurs
réformes comme avait su le faire Koizumi (SHIMIZU 2005).
A titre d’exemple, une partie des hauts fonctionnaires du ministère des Finances avait étudié minutieusement le programme
politique du PDJ dans le cas où il remporterait les élections, afin
d’être immédiatement opérationnels. De nombreux témoignages
rapportent une certaine incompréhension de la part des
13. L’apparition des uns ne signifiant pas la disparition immédiate des
autres, de sorte qu’ils coexistent.
14. En Angleterre, un sondage réalisé auprès de 10 000 fonctionnaires en
1996 nous apprenait que 76 % de ces derniers estimaient que les valeurs du nouveau management public étaient devenues un élément de la culture de la fonction publique. Au Japon, des hauts fonctionnaires me confirmaient avoir ressenti
un changement dans les mentalités dans le courant des années 1990.
15. L’exemple du groupe de jeunes hauts fonctionnaires (Project K) à
l’origine de plusieurs ouvrages dans lesquelles ils appellent à la réforme est le cas
le plus représentatif. Il est possible d’évoquer également les « hauts fonctionnaires
déserteurs » (dappan kanryô), très critiques vis-à-vis de la haute fonction publique.
16. DUNLEAVY, Patrick. « Bureaucrats, Budgets and the Growth of the
State: Reconstructing an Instrumental Model », British Journal of Political
Science, vol. 15, no 3, 1985 : 299-328.
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fonctionnaires quant aux attentes du gouvernement, lequel était
particulièrement avare d’explications claires.
CONCLUSION
Ainsi, l’exemple de la réforme administrative au Japon
illustre bien le caractère multifactoriel des mutations observées
par la suite. Une attente exagérée à l’égard des changements
institutionnels peut de plus nuire fortement aux buts poursuivis
par ladite réforme. On a pu également constater que les discours
et symboles véhiculés avaient une influence non négligeable sur
les comportements des acteurs politiques et pouvaient amener ces
derniers à adopter des stratégies que la théorie du choix rationnel
ne saurait à elle seule expliquer.
Cela ne vient toutefois pas relativiser la nécessité de la
réforme, qui se doit d’être réitérée. Mais le Japon, comme bien
d’autres démocraties, gagnerait à s’exempter du fantasme du
leader, de même qu’il gagnerait à en finir avec ce mythe de la
bureaucratie toute puissante qui condamne les réformes institutionnelles à régler les mauvais problèmes.
BIBLIOGRAPHIE
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[Transformation de la haute fonction publique – des hauts fonctionnaires en
retrait], dans Nihon seiji hendô no 30 nen [Politique japonaise : 30 années de
transformations], sous la direction de MURAMATSU Michio, Tôkyô, Tôyô keizai
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MURAMATSU, Michio. Nihon no gyôsei – katsudôgata kanryô no henbô
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SHIMIZU, Masato. Kantei shudô – koizumi jun.ichirô no kakumei [Le
Premier ministre et son équipe à la tête du processus politique : la révolution de
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SHINDÔ, Muneyuki. Seiji shudô – kanryôsei wo toinaosu [L’initiative politique entre les mains des hommes politiques : remise en cause de la haute fonction publique], Tôkyô, Chikuma shobô, 2012.
TAKENAKA, Harukata. 2006. Shushô shihai – Nihon seiji no henbô [La
domination du Premier ministre : transformations de la politique japonaise],
Tôkyô, Chûô kôron shinsha, 2006.
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DIMITRI VANOVERBEKE
Université de Louvain (KU Leuven), Belgique
LE JURÉ FACE AU JUGE :
UNE ANALYSE SOCIO-JURIDIQUE DE LA DOMINATION
AU SEIN DU JURY POPULAIRE
INTRODUCTION
Cette contribution a pour objet la justice pénale japonaise et
plus particulièrement le jury populaire présenté au Japon comme
l’étape ultime de la démocratisation de la justice depuis la fin de
la Seconde Guerre mondiale 1. Le but premier de cette étude n’est
pas tant de décrire la genèse et le fonctionnement du système de
jury populaire (saiban.in seido), mais plutôt d’analyser la nature
du rapport s’installant au cours du procès entre le juge professionnel et le citoyen juré. Il est important d’apporter un regard critique
sociologique de l’institution du jury populaire au Japon en vue du
grand nombre de publications décrivant les aspects du droit de
cette institution (MIYAZAWA 2014, GOTO 2014). Dans l’analyse de
cette institution japonaise, nous aurons principalement recours aux
outils de la sociologie pratique de Luc Boltanski qui définit l’institution comme « un être sans corps à qui est délégué la tâche de
dire ce qu’il en est de ce qui est » (BOLTANSKI 2008 : 17).
LA LOI SUR LA PARTICIPATION DU CITOYEN DANS LE
PROCÈS PÉNAL
Aux origines de l’introduction récente du système de jury
populaire se trouve la méfiance du grand public à l’égard des procureurs et de la manière dont les aveux sont obtenus des suspects.
1. Voir par exemple les déclarations de Satô Kôji, président de la
Commission délibérative pour la Réforme du Système de la Justice (Shihô
seido kaikaku shingikai), le 12 juin 2001 à l’occasion de la 63e et dernière réunion de cette commission.
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Dimitri Vanoverbeke
La prépondérance, avant l’introduction du jury, de la procédure
écrite ainsi que le taux de condamnation atteignant les 99,9 % sont
deux éléments qui ont suscité des réflexions concernant l’équité
des procès pénaux, alimentées par plusieurs cas d’erreurs judiciaires médiatisés dans les années 1980 (ISA et WATANABE 1996).
L’une de ces réflexions fut conduite par le professeur de droit
pénal de l’Université de Tôkyô, Hirano Ryûichi, qui préconisa en
1985 l’introduction du jury comme seul remède au mal qui rongeait la justice de son pays (HIRANO 1985 : 423).
Ce jury populaire fut finalement introduit au Japon (pour la
seconde fois en réalité) avec la Loi sur la participation du citoyen
dans le procès pénal (Saiban.in no sanka suru keiji saiban ni
kan suru hôritsu) du 28 mai 2004. Son article premier expose
l’objectif principal de la loi : « favoriser la compréhension de
et la confiance dans la procédure pénale ». Le jury est constitué dans les cas où la sanction maximale qu’encourt l’accusé est
la peine de mort ou la réclusion à perpétuité (art. 2-1). Le jury
composé de six citoyens juge les faits et décide de la peine avec
trois juges professionnels (art. 2-2) siégeant au niveau du tribunal régional, un tribunal de première instance. La peine est décidée par vote majoritaire (art. 67). La procédure de composition
du jury n’est pas publique (art. 33) et les jurés doivent respecter le secret de la délibération et la confidentialité des informations auxquelles ils pourraient avoir accès au cours du procès 2
(art. 70). Si ces neuf juges délibèrent ensemble – les juges professionnels doivent assurer à chaque juré l’opportunité de s’exprimer (art. 66) –, ce sont les professionnels qui rédigent le verdict
qui fait fonction de motivation de la décision du collège et qui
est prononcé en public. L’accusé, comme le procureur d’ailleurs,
peut faire appel de la décision du jury, qui est dans ce cas examinée par une cour d’appel constituée seulement d’un collège de
trois juges professionnels.
Les médias japonais prédirent – des mois avant même que
le système soit opérationnel (21 mai 2009) – l’échec du jury au
motif, notamment, que c’était une institution étrangère à la culture
et à la tradition japonaises et parce qu’il était impensable pour un
Japonais de juger son concitoyen (VANOVERBEKE 2015 : 162). Une
enquête conduite en mars 2008 auprès de 1 812 personnes révélait que plus de 70 % des personnes interrogées avaient une opinion négative du jury. 72 % répondaient être réticent (teikôkan),
64 % ne se sentaient pas à la hauteur de la tâche dans l’hypo2. La sanction pour les jurés ne respectant pas cette obligation peut s’élever à une peine allant jusqu’à six mois d’emprisonnement et une amande maximale de 500 000 yens (art. 108).
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thèse où ils seraient choisis pour être juré et 56 % étaient réticents
par considération pour le statut social du juge. Par ailleurs, 30 %
des personnes interrogées se posaient des questions concernant la
réaction de leurs collègues dans l’entreprise (CHÛNICHI SHINBUN :
16 mars 2008).
ACTE I : QUAND LA LETTRE DE CONVOCATION ARRIVE…
Pour de nombreux jurés, la participation au jugement s’est
révélée être une expérience déstabilisante. Cela s’explique notamment parce que cette expérience les a bousculés dans leur vie
quotidienne, les confrontant – souvent pour la première et unique
fois – de manière crue à l’appareil de l’Etat. Elle a fait naître en
eux le sentiment ambigu d’être à la fois privilégiés et manipulés
par les juges (JELLAB et GIGLIO-JACQUEMOT 2012 : 181). Aussi, les
premières impressions des jurés lorsqu’arrive la lettre de convocation sont souvent négatives. A travers une série d’« épreuves »
(BOLTANSKI 2008 : 30-33) – dont fait partie la convocation, mais
aussi la sélection, le procès, les délibérations et la vie après le
procès –, une nouvelle identité se constituera progressivement
chez les jurés.
Fig. 1 : Impression des sondés concernant le fait de participer au jury, avant d’être sélectionné
(2013)
Je souhaitais vraiment devenir juré
695
9%
Je souhaitais devenir juré
1 912
24,8 %
Je préférais ne pas devenir juré
2 413
31,3 %
Je ne souhaitais vraiment pas devenir
juré
1 389
18 %
Indifférent
1 218
15,8 %
Source : Adapté de : LA COUR SUPRÊME DU JAPON, 2014. Saiban.in saiban no jisshi jôkyô
ni tsuite (seido shikô – heisei 26 3 gatsumatsu. Sokuhô) [Au sujet de l’application du
tribunal Saiban.in (du début de la mise en vigueur des procès Saiban.in à la fin du mois
de mars 2014. Bulletin spécial], [En ligne], consulté le 10 mai 2015. URL : http://www.
saibanin.courts.go.jp/topics/pdf/09_12_05-10jissi_jyoukyou/h26_03_sokuhou.pdf.
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Dimitri Vanoverbeke
La lettre les sélectionnant comme juré convoque chez
eux l’image stéréotypée de la justice pénale – l’imaginaire du
crime (JELLAB et GIGLIO-JACQUEMOT 2012 : 154) –, par exemple
celle d’une justice avant tout répressive au service de l’Etat
(K AWASHIMA 1959). Cette conception de la justice s’illustre d’ailleurs dans les travaux scientifiques publiés après la Seconde
Guerre mondiale au Japon dans un contexte de démocratisation
des institutions du pays. Pionnier de ce qui est connu comme les
« thèses sur la perception [des Japonais] du droit » (hô.ishikiron), Kawashima Takeyoshi résume l’image du tribunal telle
qu’elle apparaît aux yeux de ses concitoyens comme « un maître
transcendant » (chôzetsu shita okami) (K AWASHIMA 1959 : 108).
Ce postulat sera graduellement déconstruit à travers l’expérience
du juré.
L’institution du Saiban.in réunit les jurés « dans l’accomplissement d’une tâche » (BOLTANSKI 2008 : 21). On pourrait
comparer, comme l’a fait Anne Jolivet dans son analyse des cours
d’assises en France, l’expérience des jurés à une pièce de théâtre
(JOLIVET 2006 : 203-222). Au début, dans les deux premiers actes
qui se passent derrière les coulisses – la convocation et la composition du jury –, il règne une profonde inquiétude au sujet du rôle
qu’il faudra jouer et de la légitimité à incarner ce rôle en quelque
sorte « tombé du ciel ». Cette inquiétude suscite des moments de
réflexion au sujet de l’institution 3. Suis-je à la hauteur de la tâche ?
En quoi consiste cette institution ? A ce propos, M. Ichikawa,
ancien juré dans le procès d’un homme accusé de viol ayant
entraîné la mort, se rappelle : « [avant le procès] je ne pensais
pas que les avocats pouvaient éprouver les mêmes émotions que
vous et moi. Je pensais peut-être même que ce n’était pas des êtres
humains ordinaires » (TAGUCHI 2013 : 42).
ACTE II : LA CONFRONTATION AVEC LE TRIBUNAL
De leur côté, les juges professionnels avaient, pour ainsi
dire, habité l’institution de la procédure pénale et l’avaient
monopolisée sans trop se poser de questions. Les juges, avant
l’introduction du Saiban.in et encore aujourd’hui dans la plupart
des procès où il n’y a pas de jury, sont, eux aussi, réunis dans
l’accomplissement d’une tâche située dans un « environnent de
l’action » (BOLTANSKI 2008 : 22) – le procès pénal – dont la
légitimité est maintenue et confirmée par des repères intérieurs
3. Une réflexion que Boltanski qualifierait de « métapragmatique »
(BOLTANSKI 2008 : 20).
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et extérieurs. Les repères intérieurs sont surtout les habitudes et
le langage ; les repères extérieurs sont, par exemple, des symboles matériels comme la robe de magistrat, la disposition de
la cour, le mobilier, la présence des policiers, les menottes,
etc. Ce sont ces repères que les jurés profanes retrouvent dès
leur premier contact avec le tribunal et qu’ils jugent en général
« très impressionnant » (TAGUCHI 2013 : 25). Un ancien juré
confirme : « Je devenais très nerveux quand je voyais que l’expression du juge changeait lorsqu’il enfilait sa robe ; l’atmosphère devenait lourde et je trouvais étrange qu’on nous fasse
regarder un film montrant des dauphins et la forêt pendant que
nous attendions le début de la procédure de composition du
jury » (TAGUCHI 2013 : 89).
Dans l’institution du Saiban.in, deux mondes, celui des
juges et celui des citoyens, se rejoignent. L’arrivée des citoyens
dans cette institution du droit pénal accentue l’ambivalence
à l’égard de cette institution qui consiste d’un côté en une
confiance (presque aveugle) dans cette institution et, de l’autre
côté, en une méfiance. Les citoyens, en effet, soupçonnent
cette institution de n’être qu’une fiction dans la mesure où
« seuls sont réels les êtres humains […] » qui, « étant dotés
d’un corps, de désirs, de pulsions, etc. ne possèdent aucune
qualité particulière qui permettrait de leur faire confiance »
(BOLTANSKI 2008 : 20).
ACTE III : LA COMPOSITION DU JURY
Afin de couper court à toute critique que les jurés pourraient
formuler, les juges vont les isoler du groupe qu’ils forment, car
« le travail qu’exerce l’institution sur le corps social est d’abord
un travail de fragmentation » (BOLTANSKI 2008 : 34). Cela se
manifeste par l’importance attribuée au « secret professionnel »
(shuhi gimu) qui interdit au juré individuel de parler de son expérience. Il est encore plus isolé en raison du faible nombre de jurés
convoqués et du fait qu’il ne peut être juré que pour un seul procès dont la fin termine cette expérience. De plus, le juré Saiban.
in a l’impression d’être admis pour ses qualités dans le cercle
restreint des professionnels de justice alors qu’il n’a que 6,3 %
de chances d’être tiré au sort. Bien que beaucoup de candidats
jurés avaient eu une réaction plutôt négative au moment de la
convocation, cette première impression semble évoluer vers un
sentiment de fierté d’avoir été élu. Les jurés ont le sentiment
d’avoir passé une épreuve importante, celle de la récusation
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(kihi). M. Oda témoigne : « J’ai pris un congé [pour pouvoir faire
mon travail de juré] ; j’étais motivé et m’étais rigoureusement
préparé. […] J’avais le pressentiment que je serais élu. Il n’y
avait pas de raison spécifique, mais je le sentais simplement… »
(TAGUCHI 2013 : 10).
ACTE IV : LE JURÉ AU COURS DU PROCÈS – ENTRE ÉMOTION
ET RAISON
Le rôle des jurés dans le procès public est de donner leur opinion comme citoyens et non comme professionnels de justice.
Le système de Saiban.in a justement été introduit pour incorporer le « sens commun » (ippan jôshiki) du citoyen non expert
dans le procès pénal. Le juge professionnel ne veut cependant
pas perdre le contrôle de « son procès » et agit en bon « manager », c’est-à-dire, pour reprendre les mots du sociologue Laurent
Thévenot, comme un coordinateur des « individus détachés de
leur appartenance et donc substituables les uns aux autres, en les
plaçant, chacun pris séparément, sous l’emprise de la règle 4 »
(BOLTANSKI 2008 : 40). Le juge professionnel exerce également son contrôle sur le juré par l’utilisation à sa convenance du
« kit » de justification ou de la « catégorie d’argumentations »
(JACQUEMAIN 2008 : 6). Ce « kit » fournit aux juges une palette
d’éléments de langage, ceux du registre officiel et de la règle
– Boltanski l’appelle la « cité civique » –, qu’ils peuvent alterner stratégiquement avec la « cité domestique » centrée sur une
argumentation plus émotive et convoquant des valeurs telles que
la fidélité (à une tradition) ou la loyauté (à une personne), etc.
(BOLTANSKI et THÉVENOT 1991). Ce faisant, les juges professionnels se mettent, en quelque sorte, à la hauteur du juré. A ce propos, le juge du Saiban.in n’hésite pas à se montrer plus humain
pour convaincre les jurés, avec comme objectif de maintenir sa
domination sur eux. Comme le rapporte un juré, Mme Eguchi,
guide pour une agence de voyages : « Le juge prenait un air
solennel mais il était souvent aussi très comique, pas tellement
diffèrent des touristes que je promène. » Cette volonté de domination est aussi perceptible à travers le mépris de l’émotion en
faveur de la rationalité, un aspect qu’on retrouve dans la procédure du Saiban.in au Japon et qui est manifeste surtout dans la
délibération sur la peine.
4.
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Cette idée est développée dans THÉVENOT 1992.
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Le juré face au juge
ACTE V : LES DÉLIBÉRATIONS (HYÔGI)
Fig. 2 : Est-ce que comme juré vous avez pu participer suffisamment aux discussions au
moment de la délibération (2012) ?
Oui
6 001
Non
637
7,6 %
1 576
18,9 %
117
1,4 %
Je ne sais pas
Pas de réponse
72 %
Source : Adapté de : LA COUR SUPRÊME DU JAPON, 2014. Saiban.in saiban no jisshi jôkyô
ni tsuite (seido shikô – heisei 26 3 gatsumatsu. Sokuhô) [Au sujet de l’application du
tribunal Saiban.in (du début de la mise en vigueur des procès Saiban.in à la fin du mois
de mars 2014). Bulletin spécial], [En ligne], consulté le 10 mai 2015. URL : http://www.
saibanin.courts.go.jp/topics/pdf/09_12_05-10jissi_jyoukyou/h26_03_sokuhou.pdf.
Plus de 40 anciens jurés répondent qu’ils ont été « influencés »
(yûdô ga atta) par le juge professionnel (LA COUR SUPRÊME DU
JAPON 2013 : 175) qui se doit de maintenir sa domination durant
la phase de délibération. Un juré, M. Ichikawa, témoigne de cette
force de management : « le juge avait pour rôle de faire la synthèse
(matomeyaku) de ce qui était dit ; il n’exprimait pas franchement
son opinion. Son rôle était de nous remettre sur la bonne voie
(kid shûsei) lorsque nous nous écartions trop du sujet (dassen) »
(TAGUCHI 2013 : 69). Un autre ancien juré se rappelle que « le juge
aidait le juré dans sa compréhension du droit. Il nous enseignait les
points principaux à discuter et quand les discussions devenaient
trop émotionnelles ou s’écartaient trop du sujet (dassen), il nous
remettait sur la bonne voie de sorte que je savais toujours à quoi je
devais réfléchir » (LA COUR SUPRÊME DU JAPON 2013 : 146).
ACTE VI : LA DÉCISION DE LA PEINE (RYÔKEI HANDAN)
Mme Kodaira se souvient : « [le juge] a ouvert son ordinateur
portable et s’est exclamé : “Voici le résultat, comme vous pouvez le
voir.” Il nous montrait le résultat de sa recherche. Si on effectuait
une recherche en insérant les mots clés “récidiviste” et “tentative
de meurtre”, beaucoup de jugements pour des cas similaires apparaissaient en exemple » (TAGUCHI 2013 : 124). Un autre ancien juré
a un point de vue critique sur cette pratique : « Une peine émise
seulement sur la base d’une base de données comme le Système de
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recherche de peines (ryôkei kensaku shisutemu) nous rendrait inutiles ici » (TAGUCHI 2013 : 124). M. Oda est, lui aussi critique quant
à son expérience : « Honnêtement, après avoir servi comme juré au
tribunal, j’ai l’impression que le tribunal déroule le tapis rouge pour
les jurés. Je pense qu’il ne faut pas procéder de la sorte ; il ne faut
pas traiter les citoyens de cette façon-là. La cour les prend vraiment
pour des imbéciles » (TAGUCHI 2013 : 139).
ACTE FINAL : ASSIMILER UNE EXPÉRIENCE « UNIQUE »
L’objectif fixé par la loi introduisant le système du jury, à savoir
« favoriser la compréhension et la confiance dans la procédure
pénale », semble être atteint si l’on se fie aux témoignages de nombreux jurés. Dans beaucoup de cas, en effet, l’expérience est positive, plusieurs jurés affirment à l’issue de cette expérience avoir
accompli leur devoir de citoyens.
Fig. 3 L’impression des jurés à la fin du procès (2012)
C’était une très bonne expérience
4 570
54,9 %
C’était une bonne expérience
3 360
40,3 %
198
2,4 %
Ce n’était pas une bonne expérience
67
0,8 %
Pas d’opinion
45
0,5 %
C’était plutôt une expérience négative
Source : Adapté de : LA COUR SUPRÊME DU JAPON, 2014. Saiban.in saiban no jisshi jôkyô
ni tsuite (seido shikô – heisei 26 3 gatsumatsu. Sokuhô) [Au sujet de l’application du
tribunal Saiban.in (du début de la mise en vigueur des procès Saiban.in à la fin du mois
de mars 2014). Bulletin spécial], [En ligne], consulté le 10 mai 2015. URL : http://www.
saibanin.courts.go.jp/topics/pdf/09_12_05-10jissi_jyoukyou/h26_03_sokuhou.pdf.
Plus de 84 anciens jurés du tribunal Saiban.in font référence
à leur « devoir de citoyen » (kokumin no gimu) pour expliquer
leurs sentiments positifs après avoir participé comme jurés dans
le procès Saiban.in (LA COUR SUPRÊME DU JAPON 2013 : 151). Une
jurée se souvient : « Maintenant que je suis plus âgée, je suis très
heureuse d’avoir été utile comme citoyenne japonaise au moins
une fois dans ma vie » (LA COUR SUPRÊME DU JAPON 2013 : 151).
Mme A., quant à elle, raconte qu’elle « était contente d’avoir été
jurée parce qu’elle a le sentiment d’avoir accompli son devoir de
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citoyenne japonaise et d’avoir contribué à la société » (LA COUR
SUPRÊME DU JAPON 2013 : 151).
Bien qu’il existe de nombreux témoignages positifs de cette
expérience, un certain nombre des doutes se font entendre chez les
jurés. C’est le cas pour M. Yonezawa qui témoigne comme suit :
Nous étions tous troublés. Nous avions des doutes en ce qui
concerne la peine que nous avions prononcée : la peine de mort…
Le fait de faire partie du groupe qui prononçait cette peine capitale
me pesait lourdement. Je me réveillais souvent la nuit […] je faisais
des cauchemars. Dans ces cauchemars, mon fils était condamné à
la peine de mort alors que j’étais dans le public. Je faisais le même
cauchemar à répétition. […] Quand j’ai raconté à un ami que j’avais
soutenu la peine de mort, sa réaction a été : « tu as tué quelqu’un »
[…] Ce n’était pas mon impression, mais depuis sa réaction j’ai commencé à croire qu’en effet j’avais tué une personne, indirectement
[…]. Je me demandais si [ma décision] était juste […] Maintenant je
suis contre la peine de mort (TAGUCHI 2013 : 112-113).
Des nouveaux liens se forment parmi les jurés « pour contrecarrer la fragmentation à laquelle ils sont assignés, dans la réalité,
en confectionnant des points de repère autour desquels ils [peuvent]
se rassembler » (BOLTANSKI 2008 : 19). Une des manifestations
de ces liens est la création du Réseau des anciens jurés (Saiban.
in nettowâku). Très actif, il a remis en février 2014 une pétition au
ministère des Affaires juridiques pour réclamer un moratoire sur
l’application de la peine de mort et réclamer un débat public sur le
sujet. Un ancien juré, aujourd’hui membre de l’association, raconte :
Jusqu’à présent, plus qu’un citoyen je me considérais comme
membre de la masse (taishû). C’est lorsque j’étais au tribunal que
j’ai réalisé que j’étais aussi un citoyen et que je devais prendre part
à ce procès en tant que tel. Je me suis rendu compte que j’avais
été très passif jusqu’à aujourd’hui. J’étais apathique et vivais dans
un monde bien trop étriqué. Je me suis dit qu’à partir de maintenant cela allait changer ; c’est important que je devienne plus actif
comme le doit être un bon citoyen (TAGUCHI 2013 : 98).
Taguchi Masayoshi, ancien juré et un des fondateurs du
Réseau des anciens jurés souligne que « si les anciens jurés restent
silencieux à propos de leur expérience, ce sera une perte pour la
société » (TAGUCHI 2013 : 2). Les jurés, en réalité, développent
une « lucidité » décrite par Boltanski comme « une compétence
interprétative spécifique visant à identifier des espaces de liberté
en mettant à profit les failles dans les dispositifs de contrôle »
(BOLTANSKI 2008 : 16).
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CONCLUSION : LE SAIBAN.IN COMME ALIBI DE LA JUSTICE
PÉNALE ?
Le Saiban.in apporte un changement important dans la procédure pénale japonaise et se veut être une étape ultime dans
l’aboutissement de la démocratie d’après-guerre. En décomposant
l’expérience des anciens jurés en sept actes, nous avons pu constater que l’expérience est une réelle épreuve dont la signification
varie selon l’étape de l’expérience : la convocation, la sélection, le
procès, la délibération et l’assimilation de l’expérience. Il est toutefois impossible de simplifier cette épreuve en termes génériques
(« bonne » ou « mauvaise » expérience). Une analyse plus nuancée permet de constater que le Saiban.in est – au moins pendant
les cinq premières années qui ont suivi son introduction – fondamentalement une institution ayant pour objectif la justification de la procédure pénale japonaise et donc une réconciliation
entre le citoyen et l’Etat. Le Saiban.in défait les liens qui s’étaient
forgés précisément par la critique de la procédure pénale formulée
par les citoyens, donnant par là du crédit à cette nouvelle institution. La plupart des témoignages semblent accréditer la thèse
selon laquelle cette nouvelle procédure participative est formative
de « bons citoyens », respectueux de l’ordre public. Cependant,
d’autres témoignages montrent que de nouveaux liens se tissent
parmi les juges profanes, à l’image du Réseau des anciens jurés.
Une nouvelle conscience critique à l’égard de la justice et de l’Etat
émerge, même si aujourd’hui elle n’est pas encore suffisamment
développée pour pouvoir faire contrepoids aux pouvoirs établis.
D’autres études de cette jeune institution pourront sans doute
permettre de formuler des conclusions plus définitives quant à sa
place et son rôle dans la société japonaise contemporaine.
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Le juré face au juge
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ADRIEN CARBONNET
Université de Louvain (KU Leuven), Belgique
LE RÔLE DES ORGANISATIONS NON
GOUVERNEMENTALES JAPONAISES DANS LA
PRISE EN CHARGE DES TRANSFUGES DE CORÉE DU
NORD (1994-2014) – LE CAS DES ANCIENS RAPATRIÉS
CORÉENS ET DE LEURS FEMMES JAPONAISES
INTRODUCTION
La question des transfuges fuyant la Corée du Nord (dappokusha 1) pour se rendre en Chine est intimement liée à la situation économique nord-coréenne aggravée par une famine de
1994 à 1998 2. Avec cette crise alimentaire, la nature des transfuges a changé : alors qu’autrefois il s’agissait de quelques diplomates en poste à l’étranger 3, ce sont depuis la deuxième moitié des
années 1990 des Nord-Coréens ordinaires qui franchissent massivement 4 la frontière sino-nord-coréenne (notamment au niveau
du fleuve Tumen peu profond et gelé en hiver) avec ou sans l’aide
de passeurs et surtout pour des raisons économiques. Aussi, ces
migrations n’ont pas toujours pour destination finale la Corée du
Sud : de nombreux Nord-Coréens partent gagner de l’argent et
regagnent la Corée du Nord quelques mois plus tard.
Parmi ces transfuges se trouvent plusieurs Coréens qui résidaient autrefois au Japon et constituaient au sortir de la Seconde
Guerre mondiale la première communauté étrangère du pays.
1. Le mot vient du coréen t’albukcha (mêmes caractères chinois) et ne
s’est imposé au Japon que dans les années 2000 (ISOZAKI 2009 : 139).
2. Les causes de cette famine s’expliquent à la fois par des facteurs extérieurs (catastrophes naturelles et baisse des subventions octroyées par les pays
frères), mais aussi – et peut-être surtout – par des choix économiques erronés
des autorités nord-coréennes (HAGGARD et NOLAND, 2007 : 9).
3. Ce fut le cas de Ko Yŏng-hwan qui fit défection depuis le CongoBrazzaville en 1991 (KO 1992).
4. Selon les statistiques du ministère sud-coréen de l’Unification,
52 transfuges ont réussi à gagner la Corée du Sud en 1994, 148 en 1999, 1 139
en 2002, 2 548 en 2007 (ISOZAKI 2009: 141). On peut donc en déduire que le
nombre annuel de transfuges arrivant en Chine est encore plus élevé.
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Alors qu’en 1958 Kim Il-sŏng proposait de les accueillir, s’engageant à leur garantir des conditions de vie décentes, le départ pour
la Corée du Nord représentait pour nombre d’entre eux le moyen
de sortir de la pauvreté, de fuir la discrimination, mais aussi la
possibilité de contribuer à l’édification du socialisme voué à triompher. De 1959 à 1984, plus de 93 000 personnes – dont environ
2 000 Japonaises mariées ou vivant avec un Coréen – gagnèrent le
38e parallèle dans l’espoir d’un avenir meilleur 5.
Le présent travail se propose d’examiner le rôle de deux organisations non gouvernementales (ONG) japonaises dans la prise
en charge de ces réfugiés après avoir exposé les politiques adoptées par les Etats concernés (Chine, Corée du Nord, Japon) à
l’égard de ces personnes.
LES AUTORITÉS CHINOISES ET NORD-CORÉENNES FACE AUX
TRANSFUGES
Si depuis 1982 la RPC est partie à la Convention du 28 juillet 1951 et au Protocole du 31 janvier 1967 relatifs au statut des
réfugiés 6, elle ne reconnaît pas les transfuges nord-coréens
comme des réfugiés, mais comme de simples immigrés illégaux
(ISOZAKI 2009 : 152, KIM et ŎM 2012 : 2). Ce faisant, Pékin se
réserve le droit de les expulser vers la Corée du Nord en vertu
d’instruments bilatéraux, notamment l’Accord sino-nord-coréen
d’extradition mutuelle des criminels et déserteurs conclu au début
des années 1960, le Protocole de coopération au maintien de l’ordre
social et de la sûreté de l’Etat dans les zones frontalières (1986),
le Règlement relatif au contrôle des zones frontalières de la province du Jilin (entré en vigueur en 1998) et le Traité d’assistance en
matière de justice civile et pénale (2003). De plus, la RPC a renforcé sa législation en 1997 en créant un délit d’entrave au contrôle
des frontières (art. 8 du Code pénal) prévoyant une peine pouvant
aller jusqu’à cinq ans d’emprisonnement pour les Chinois qui porteraient assistance aux transfuges (KIM et ŎM 2012 : 2).
Dans la pratique, le degré d’application de ces accords semble
conditionné par plusieurs facteurs, notamment l’état des relations
5. Sur ces rapatriements, voir TAKASAKI et PAK 2005, MORRIS-SUZUKI 2007,
K IKUCHI 2009, et PAK 2012.
6. L’article 33 de la Convention dispose qu’« Aucun des Etats Contractants
n’expulsera ou ne refoulera, de quelque manière que ce soit, un réfugié sur les
frontières des territoires où sa vie ou sa liberté serait menacée en raison de sa
race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe
social ou de ses opinions politiques. »
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entre les pays concernés et l’agenda interne chinois 7. Si les extraditions sont effectivement mises en œuvres, les transfuges nordcoréens sont passibles d’une peine dont la gravité varie en fonction
du chef d’inculpation pour lequel ils sont poursuivis et du nombre
de récidives. L’article 233 du Code pénal punit le délit d’entrée ou
sortie illégale du territoire d’une peine de travaux forcés pouvant
aller jusqu’à deux ans et, pour les cas les plus graves, d’une peine
de rééducation par le travail pouvant aller jusqu’à cinq ans. Dans
le cas où le transfuge avait l’intention de se rendre en Corée du
Sud, l’article 62 réprimant le crime de haute trahison s’applique.
Il permet de condamner les personnes ayant « trahi la patrie et fui
vers un pays tiers » à une peine de rééducation par le travail pouvant aller jusqu’à cinq ans et, dans les cas les plus graves, à une
peine de rééducation par le travail à perpétuité ainsi qu’à la peine
de mort et confiscation des biens (KIM et ŎM 2012 : 3).
LA POSITION DU GOUVERNEMENT JAPONAIS
Au Japon, il faut attendre 2004 pour que la question des transfuges soit mentionnée dans le « Livre bleu de la diplomatie » qui
précise (MAEJ 2004 : 42) :
Concernant les « transfuges en provenance de Corée du Nord »
et notamment l’aide apportée aux personnes ayant la nationalité
japonaise et aux Coréens qui résidaient autrefois au Japon, le gouvernement [japonais], attaché à la sécurité des personnes concernées et
par considération humanitaire, prend des mesures en conséquence.
Il est possible de discerner ici l’attitude japonaise à l’égard des
transfuges. Premièrement, le gouvernement agit. Concrètement,
le ministère des Affaires étrangères (MAEJ) délivre, via ses missions diplomatiques et consulaires, un laissez-passer (tokôsho)
permettant à son porteur d’entrer sur le territoire japonais.
Deuxièmement, tous les transfuges ne sont pas autorisés à gagner
le Japon ; seules deux catégories sont visées : les personnes jouissant de la nationalité japonaise – les femmes japonaises 8 notamment – et les Coréens qui résidaient au Japon par le passé 9. Ce
7. Ainsi, les Jeux olympiques de Pékin en 2008 ont été précédés d’une
vague répressive à l’endroit des transfuges de Corée du Nord (ISOZAKI 2009 :
146) mais également des autres pays.
8. Nous avons pu personnellement en rencontrer trois et estimons qu’elles
ne sont pas plus de dix aujourd’hui (avril 2015) sur le territoire japonais.
9. La décision d’autoriser ces Coréens à regagner le Japon fit débat au sein
du gouvernement. Elle fut vraisemblablement prise vers la fin des années 1990.
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laissez-passer est attribué aux nationaux japonais après vérification du registre familial, et aux personnes coréennes après vérification des listes des rapatriés détenues notamment par le ministère
des Affaires juridiques. Troisièmement, le gouvernement invoque
des « considérations humanitaires » pour justifier ces mesures et
prend le soin de ne pas utiliser le terme de « réfugié ». On peut
penser que ce choix s’explique pour deux raisons, une première
d’ordre interne et une seconde d’ordre international. Le gouvernement japonais, en effet, n’octroie que très parcimonieusement
le droit d’asile à ceux qui lui en font la demande 10. Reconnaître
ces transfuges comme des réfugiés et les accueillir sur le territoire
national créerait donc un précédent fâcheux 11, tandis que l’invocation de « considérations humanitaires » lui laisse un pouvoir
discrétionnaire pour apprécier la situation.
Le non-emploi du terme « réfugié » permet également de
ménager la RPC qui, on l’a vu, ne reconnaît pas ce statut aux
transfuges. Les marges de manœuvre des missions diplomatiques
et consulaires japonaises en Chine sont en réalité très limitées,
car si l’on comprend aisément qu’elles peuvent porter assistance
à leurs nationaux, elles éprouvent beaucoup plus de difficultés à le faire pour des Coréens. En effet, si l’asile diplomatique
n’est pas visé expressément par la Convention de Vienne sur
les relations diplomatiques du 18 avril 1961, deux de ses dispositions – reflétant la jurisprudence de la Cour internationale de
Justice 12 – s’appliquent toutefois en l’espèce (ROBERTS 2009 : 110).
Premièrement, l’article 41-1 dispose que les diplomates « ont le
devoir de respecter les lois et règlements de l’Etat accréditaire »
et celui de « ne pas s’immiscer dans les affaires intérieures de cet
Etat », ce qui suppose qu’en l’absence d’une coutume ou d’une
disposition en droit local un diplomate ne peut indéfiniment offrir
l’asile à quelqu’un qui serait réclamé légalement par les autorités de l’Etat accréditaire 13. Deuxièmement, même si l’asile est
10. Des 4 882 demandes qui lui avaient été adressées depuis l’introduction
au Japon d’un système de reconnaissance des réfugiés en 1982 (date à laquelle
sont entrés en vigueur dans le pays la Convention de 1951 et le Protocole de
1967) jusqu›à la fin de l’année 2006, le Japon n’a reconnu le statut de réfugié
que pour 410 d’entre elles. Voir le site Internet du MAEJ : http://www.mofa.
go.jp/mofaj/gaiko/nanmin/main3.html (consulté le 8 mai 2015).
11. On voit mal comment le gouvernement japonais pourrait justifier la
reconnaissance du statut de réfugié uniquement aux transfuges nord-coréens
qui, parce qu’ils y résidaient, ont un lien avec le Japon.
12. Respectivement l’arrêt du 20 novembre 1950 « Affaire du droit
d’asile » et l’arrêt du 13 juin 1951 « Haya de la Torre ».
13. L’arrêt du 20 novembre 1950 dispose que « la décision d’octroyer
l’asile diplomatique comporte une dérogation à la souveraineté de cet Etat. Elle
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octroyé par l’Etat accréditant sans l’accord de l’Etat accréditaire, ce dernier se doit de respecter le caractère inviolable de
la mission (art. 22) et ne peut donc pas y pénétrer par la force
pour déloger un transfuge. Les missions japonaises en Chine
sont donc contraintes de négocier avec les autorités chinoises
afin que les transfuges pour lesquels le Japon a consenti l’octroi
d’un laissez-passer soient d’abord autorisés à quitter le territoire
chinois. Signe de la sensibilité des négociations, ces retours au
Japon étaient tenus secrets par le gouvernement japonais jusqu’à
ce qu’un article du Yomiuri, alimenté par le témoignage du chef du
Bureau de l’immigration pour Tôkyô 14, les révèle au grand public
le 9 novembre 2002.
LE RÔLE DE DEUX ONG JAPONAISES
Au Japon, deux ONG se sont attaquées à la question de ces
transfuges : l’Association pour la défense de la vie et des droits
des rapatriés de Corée du Nord (Kitachôsen kikokusha no inochi
to jinken o mamoru kai) fondée en 1994 et la Fondation pour
le secours aux réfugiés de Corée du Nord (Kitachôsen nanmin
kyûen kikin) créée en 1998. Ces deux associations ont pour
points communs d’être des structures à but non lucratif, non
financées par l’Etat et dont la grande majorité des membres sont
des bénévoles. Elles jouent quatre rôles principaux aujourd’hui.
Premièrement, elles collectent des informations sur les transfuges
et les diffusent par le biais de conférences 15, de lettres d’informations et d’une revue 16. Deuxièmement, si le siège de ces ONG
soustrait le délinquant à la justice de celui-ci et constitue une intervention dans
un domaine qui relève exclusivement de la compétence de l’Etat territorial. Une
telle dérogation à la souveraineté territoriale ne saurait être admise, à moins que
le fondement juridique n’en soit établi dans chaque cas particulier ».
14. Voir son témoignage (SAKANAKA 2005).
15. L’association a par exemple organisé deux conférences en avril 2015
après la tenue de son assemblée générale annuelle. La première fut donnée par
une transfuge dont la mère était partie en Corée du Nord durant les opérations
de rapatriement ; la seconde par un ancien responsable de l’Association générale
des Coréens résidant au Japon, organisation pro-Nord qui joua un rôle moteur
dans les rapatriements en véhiculant une image idéalisée de la Corée du Nord.
16. L’association publie environ trois fois par an une lettre d’information intitulée Karumegi (transcription phonétique japonaise du mot coréen kalmaegi : la mouette, le goéland) et une revue Hikari sase [Que la lumière perce !]
(biannuelle jusqu’avril 2015 ; annuelle depuis). La Fondation publie, elle, une
lettre d’information intitulée plus sobrement Kitachôsen nanmin kyûen kikin
nyûsu [Informations de la Fondation pour le secours aux transfuges de Corée du
Nord] (environ cinq numéros par an).
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est situé au Japon, elles disposent de relais en Chine qui portent
assistance aux transfuges, au risque d’être arrêtés par les autorités
chinoises 17. Ces relais jouent alors le rôle d’intermédiaires entre
les transfuges et les missions japonaises, afin qu’ils soient pris en
charge par ces dernières 18. Katô Hiroshi témoigne des relations
entre la Fondation qu’il dirige et les missions japonaises sur place :
Je ne pense pas que le gouvernement japonais soit très motivé à
l’idée d’accueillir ces transfuges. Mais il ne refuse pas ce que nous
lui apportons. Je crois que c’est bien là sa position sur le sujet. […]
C’est très diplomatique comme approche. […] Il nous demande de
ne pas dire qu’il nous soutient […] et affirme qu’il est opportun
d’agir dans une atmosphère apaisée. Je pense que ces remarques
valent pour la diplomatie en général 19.
La situation semble toutefois avoir évolué alors que cinq
transfuges avaient dû passer six mois (d’août 2008 à mars 2009)
dans le consulat général du Japon à Shenyang, la RPC refusant
de les autoriser à quitter le territoire. Fin 2010 ou début 2011,
au cours des négociations portant sur ces cinq personnes, la
partie japonaise aurait remis aux Chinois une promesse écrite
engageant le gouvernement japonais à ne plus protéger de transfuges au sein de ses missions en Chine 20. Les cinq transfuges
purent par la suite quitter la Chine, en avril (deux personnes) et
mai (trois personnes) 2011. Interpellé à la Diète, le ministre des
Affaires étrangères Genba Kôichirô refusa de se prononcer sur
l’existence du document, se contentant de répondre que « l’affirmation selon laquelle le Japon n’accueille pas les transfuges
arrivés en Chine depuis la Corée du Nord [était] absolument
fausse 21 ». Le témoignage de Katô Hiroshi à ce propos est en
revanche plus explicite :
Le gouvernement ne va bien évidemment pas dire s’il a rédigé
ou non cette promesse. Mais en réalité, le fait que nous ne pouvons
plus solliciter [le consulat général du Japon à] Shenyang prouve que
17. Voir le témoignage de Noguchi Takayuki, membre de la fondation
arrêté en décembre 2003 (NOGUCHI 2013).
18. Une de leurs tâches consistait à introduire les transfuges dans les
missions pour qu’ils y soient pris en charge. Toutefois, avec le renforcement
des contrôles chinois à l’entrée des représentations, plusieurs transfuges ont été
transportés jusque dans l’enceinte des missions grâce aux véhicules du personnel
japonais. Yomiuri shinbun, 8 décembre 2011 (édition du matin).
19. Entretien avec Katô Hiroshi, Tôkyô, 10 septembre 2012.
20. Yomiuri shinbun, 8 décembre 2011 (édition du matin).
21. CLXXIXe Diète, Chambre des conseillers, Commission de la diplomatie et de la défense No 6, 8 décembre 2011.
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c’est bel et bien le cas. Jusqu’alors il avait accordé sa protection à
plusieurs personnes après qu’on lui eut demandé 22.
L’association, de son côté, adressa une lettre au ministre
Genba en date du 12 décembre 2011 en lui demandant de se prononcer sur la véracité des informations du Yomiuri, d’ordonner
l’annulation du document dans le cas où son existence était confirmée et, dans l’hypothèse où les informations du journal étaient
erronées, de manifester son intention de continuer à protéger les
transfuges au sein de ses missions en Chine. C’est ici que s’illustre
le troisième rôle de ces deux ONG, celui de groupe de pression.
Alors que les transfuges sont depuis contraints de fuir la Chine
pour gagner des pays d’Asie du Sud-Est d’où ils pourront – après
un séjour en centre pour réfugiés – gagner le Japon, les ONG
trouvent parmi des parlementaires de précieux relais pour plaider
leur cause et faire avancer les dossiers compliqués :
Les centres de contrôle de l’immigration en Asie du Sud-Est
sont difficiles à supporter et, [lorsque des transfuges s’y trouvent]
on souhaite que le dossier avance rapidement ; cela nous arrive alors
de les [les parlementaires nationaux] solliciter. Dans ces cas-là,
nous faisons en sorte que ces parlementaires nationaux fassent euxmêmes pression pour accélérer le traitement du dossier. Voilà comment nous procédons. Et c’est efficace. Si l’on confie les dossiers
délicats au ministère des Affaires étrangères, on peut attendre un
ou deux ans sans qu’ils ne soient résolus ; donc pour ces dossiers,
on sollicite des parlementaires nationaux influents 23.
Katô précise qu’il sollicite des « barons du monde politique »
– il cite les noms d’Abe Shinzô, Suga Yoshihide et Hirasawa
Katsuei pour le Parti libéral-démocrate 24 (PLD) et Nakai Hiroshi
pour le Parti démocrate du Japon (PDJ) – et affirme qu’il est relativement facile de les contacter. Le quatrième est dernier rôle de
ces deux ONG réside dans la prise en charge des transfuges – ils
seraient aujourd’hui environ 200 au Japon – une fois arrivés sur le
territoire japonais. L’édition 2014 du « Livre bleu de la diplomatie » précise à ce titre que le gouvernement « en lien étroit avec les
différentes administrations concernées, met en œuvre des mesures
visant à les aider à s’installer au Japon » (MAEJ 2014 : 23). La
Loi relative aux mesures concernant la question des enlèvements
et les autres questions de violation des droits de l’homme par les
autorités nord-coréennes (Loi no 98 du 23 juin 2006), si elle vise
22. Entretien avec Katô Hiroshi, Tôkyô, 10 septembre 2012.
23. Ibid.
24. Le PLD était dans l’opposition lors de notre entretien avec Katô Hiroshi.
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principalement les victimes d’enlèvements 25, engage d’ailleurs le
gouvernement à « prendre des mesures visant à protéger les transfuges et leur fournir une assistance » (art. 6-2). Dans la pratique
toutefois, cette tâche est déléguée aux membres des deux ONG qui
s’efforcent d’accompagner les transfuges dans la recherche d’un
logement et d’un travail ainsi que dans les différentes démarches
administratives qu’ils doivent accomplir. Des liens personnels se
tissent parfois entre les transfuges et les membres des ONG. Par
exemple, un responsable de l’association emploie aujourd’hui plusieurs d’entre eux dans la fraiseraie qu’il gère. L’apprentissage de
la langue japonaise – que certains transfuges ne maîtrisent pas
du tout à leur arrivée 26 – est assuré, lui, par la fondation qui a
mis en place un Centre pour l’enseignement du japonais dont les
cours sont financés par l’Agence de la Culture à la hauteur de
1,4 millions de yens en 2011 (120 heures ; 12-13 apprenants).
CONCLUSION
Les deux ONG présentées dans cet article ont un rôle quadruple.
Elles collectent et diffusent des informations sur le sort des réfugiés,
font pression sur les acteurs capables d’accélérer leur prise en charge
par le gouvernement japonais, leur porte directement assistance et,
enfin, s’occupent de leur réinsertion dans la société japonaise. Cette
étude succincte nous invite également à sortir d’un schéma trop simpliste qui verrait dans les ONG des entités œuvrant systématiquement
contre l’Etat. Certes, ces organisations savent se montrer critiques
de l’action (ou de la non-action) des autorités publiques, mais elles
sont également conscientes que les diplomates japonais accrédités
en Chine disposent d’une marge de manœuvre limitée à la fois pour
des raisons juridiques et politiques 27. Les rapports sur place entre
le gouvernement et ces deux ONG s’apparentent plus à une relation
de subsidiarité ou de complémentarité qu’à un rapport d’opposition.
25. Il s’agit de Japonais enlevés dans les années 1970 et 1980 par des
agents nord-coréens. Kim Chŏng-il reconnut ces enlèvements lors d’une rencontre avec le Premier ministre Koizumi en septembre 2002. En octobre de la
même année, cinq victimes purent regagner le Japon. Sur cette question, voir
notre article (CARBONNET 2012).
26. C’est le cas notamment des enfants des rapatriés qui sont, eux aussi,
admis sur le territoire japonais.
27. Il est à ce propos intéressant de noter que le président de l’association
a commenté la réponse du MAEJ à la lettre du 12 décembre 2011 en précisant :
« il est nullement dans notre intention de minimiser les efforts (gokurô) dont fait
montre le MAEJ lors des négociations [avec la Chine] sur place », http://hrnk.
trycomp.net/news.php?eid=00743 (consulté le 11 mai 2015).
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Subsidiarité pour les rares cas concernant les transfuges de nationalité japonaise, dans la mesure où ces ONG investissent un champ
relevant traditionnellement des prérogatives de la mission diplomatique : la protection de ses nationaux à l’étranger. Complémentarité
dans le cas des transfuges coréens qui résidaient autrefois au Japon,
car le gouvernement les autorise à s’installer sur le territoire japonais sans pouvoir préalablement leur octroyer officiellement sa protection diplomatique. En ce sens, les ONG constituent un chaînon
indispensable dans la prise en charge de ces transfuges.
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JULIEN BOUVARD
Université Jean Moulin – Lyon 3, IETT
LES FANTÔMES DES MOUVEMENTS ZENKYÔTÔ
DANS LA CULTURE OTAKU
Au premier abord, on peut sans doute se demander ce qu’il y
a de commun entre l’héritage contestataire des mouvements zenkyôtô et le phénomène otaku, deux événements qui apparaissent
à des époques différentes et qui semblent concentrer des enjeux
radicalement opposés. Ils sont souvent perçus comme des symboles paradigmatiques de la société japonaise d’après-guerre et
sont mis en opposition par le philosophe Ôsawa Masachi comme
représentatifs d’une époque de l’Idéal (risô no jidai) pour le
premier et d’une époque de la fiction (kyokô no jidai) pour le
deuxième (ÔSAWA 1998). D’autre part, on peut se demander si
l’on peut légitimement parler d’une culture de divertissement
comme le manga sous l’angle politique, voire idéologique alors
qu’on en remarque généralement l’apolitisme. Cet article consistera tout d’abord à répondre à ces interrogations. Pour ce faire, il
nous faut en premier lieu nous entendre sur les termes du sujet.
Les mouvements zenkyôtô (zenkyôtô undô) ont désigné à la fin
des années 1960 des organisations d’extrême gauche qui se sont
caractérisées par leur radicalité et par l’agitation qu’elles ont provoquée dans le Japon entre 1968 et 1970. Les idéaux politiques
de cette génération seront néanmoins discrédités dans un premier
temps par la déception de nombreux activistes face au renouvellement du Traité de sécurité nippo-américain en 1970 et dans un
deuxième temps par les actions sanglantes de l’Armée rouge unifiée (Rengô sekigun), notamment la prise d’otages dans le chalet
Asama en 1972 qui marqua une rupture franche dans l’engagement des « soixante-huitards » japonais. Le terme otaku est ici
utilisé dans un sens large en tant que culture (otaku bunka), voire
mouvement culturel, apparu au milieu des années 1970 avec les
premières communautés organisées de fans de mangas ou de
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Julien Bouvard
dessins animés, même si le terme otaku ne se fixera qu’au début
des années 1980 1.
Nous voudrions ici observer comment l’expérience, le souvenir, voire les idées des mouvements zenkyôtô s’expriment en
filigrane dans la culture otaku des années 1970 et 1980 à travers les carrières d’artistes, mais aussi et surtout dans l’éclosion
de genres subversifs (manga pornographique, comique) et dans
l’organisation d’un événement fonctionnant sur l’autogestion,
l’indépendance vis-à-vis des professionnels : le Comic Market.
Le choix du terme « fantôme » se justifie par le fait qu’il n’y ait
rien d’évident à envisager la persistance des zenkyôtô dans la
culture otaku. Concrètement, dans les années 1970 et 1980, peu
d’œuvres issues de cette culture apparaissent clairement engagées
politiquement, de la même manière que peu d’artistes revendiquent leur appartenance passée aux mouvements étudiants. Nous
pensons néanmoins que des œuvres, des parcours et des débats
suggèrent que les zenkyôtô et une partie de leur philosophie persistent dans la culture populaire du Japon contemporain à travers
la culture otaku naissante.
PORNOGRAPHIE ET PARODIE : LES REFUGES POUR LES
ANCIENS ACTIVISTES
Au début des années 1970, le monde de l’édition du manga
(comme celui du cinéma) accueille un grand nombre d’anciens
activistes des années 1960 qui trouvent dans la bande dessinée
japonaise un espace d’expression alors en plein développement et
une liberté qui n’a sans doute aucun équivalent dans les sociétés
post-industrielles 2. L’un des genres où ils se retrouvent le plus,
c’est le manga pornographique qui est alors appelé ero-gekiga ou
sanryû gekiga. On ignore que bon nombre de mangaka célèbres
ont fait leurs premières armes dans ce type de publications. C’est
le cas d’Ishikawa Jun, qui, interviewé à ce propos indique que de
nombreux étudiants après les mouvements anpo ne pouvaient pas,
à cause de leur passé d’activiste, intégrer des grandes sociétés et
ont commencé à créer de petites maisons d’édition de mangas por1. Avec l’article fondateur du journaliste Nakamori Akio dans la revue
Manga Burikko en 1983.
2. Dans les deux autres grandes aires géographiques de bande dessinée
que sont les Etats-Unis et la France, les lois de protection de la jeunesse (Comic
Code en 1954 et loi no 49-956 du 16 juillet 1949 sur les publications destinées
à la jeunesse) sont encore en vigueur et malgré un assoupissement des règles,
ne permettent pas une éclosion aussi forte de la bande dessinée destinée aux
adultes qu’au Japon.
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nographiques dans lesquels ils trouvaient une grande liberté d’expression. (KINSELLA 1998 : 2-3) Ishikawa Jun est un bon exemple
de cette jeunesse qui a eu du mal à trouver sa place dans la société
japonaise des années 1970. En 1975, il rentre chez Toyota, mais
arrête deux ans plus tard pour monter à Tôkyô et réaliser son rêve
de devenir mangaka.
Le manga pornographique a donc été à partir du début des
années 1970, la terre d’accueil de beaucoup de jeunes dessinateurs engagés dans les mouvements étudiants des années précédentes. Ces jeunes gens, qui travaillent dans cette partie adulte du
manga, sont d’ailleurs soit mangaka, soit henshûsha, c’est-à-dire
[éditeur] dans des magazines de prépublication. Il faut dire que
les années 1970 sont l’âge d’or de ce genre éditorial qui permet à de nombreuses maisons d’édition de publier un nombre
impressionnant de titres : on estime en effet, à l’époque, qu’entre
80 et 100 revues de prépublication de mangas pornographiques
étaient commercialisées tous les mois, chacune des revues étant
généralement tirée entre 5 000 et 12 000 exemplaires (BESSATSU
SHINPYÔ 1979). Au-delà des jugements de valeur et de la condamnation morale qui sont le lot commun du discours sur la pornographie (DUBOIS 2014 : 7), il faut plutôt saluer la grande diversité
des titres proposés à cette époque qui constituent alors un genre
nouveau et qui, malgré les « figures imposées » que sont les représentations d’actes sexuels, ont constitué un terrain d’expérimentations, démontrant ainsi des possibilités créatives insoupçonnées
pour ce genre. Des auteurs comme Dâti Matsumoto ou Shimizu
Osamu ont notamment produit des œuvres originales qui ont le
point commun de contourner avec intelligence la censure. Car
ces mangas, comme les autres produits culturels, sont soumis à
l’article 175 du Code pénal qui interdit en théorie toute représentation obscène et certains magazines se voient interdits de vente
par décret préfectoral. Il existe alors une forte résistance face à
ce phénomène éditorial de la part de la frange conservatrice de la
société japonaise, comme les PTA (Parent Teacher Association)
qui recommandent l’interdiction de leur vente en distributeur automatique (NAGAYAMA 2006 : 62-63) aidés en cela par une campagne
de presse hostile aux mangas pornographiques. Le journal Shûkan
Shinchô publie en 1979 un article sur ces magazines de gekiga érotiques en qualifiant leurs auteurs et éditeurs de « gauchistes attardés » (Shinsayoku kuzure), expression classique des ennemis de
la nouvelle gauche qui se moquent des parcours chaotiques des
anciens membres des zenkyôtô (Shûkan Shinchô 1979).
Si on peut tisser un lien entre ces mangas et le passé de
leurs auteurs, c’est aussi à travers le rapport qu’ils entretiennent
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avec l’autorité, l’Etat ou les lois. En distribuant des mangas qui
dévoilent les tabous sexuels de la société, ils continuent, dans
un sens renouvelé, le mouvement « contre-culturel » du manga
des années 1960. Leur rapport à l’autorité, même s’il est d’apparence obéissant (car finalement peu de condamnations ont touché
le manga dans ces années), est en fait fondé sur le détournement
des lois. S’il est interdit théoriquement de représenter les organes
génitaux et les poils pubiens, les mangaka ont imaginé dans ces
années des moyens de passer outre la censure, utilisant les imperfections d’une loi dont le terme « obscène » reste assez ambigu.
En dehors des classiques bandes blanches ou noires qui recouvrent
l’interdit, il existe des manières originales et parfois comiques :
utilisation de phylactère, de silhouette, de métaphore, d’objet ressemblant, voire même anthropomorphisme de l’organe génital
(TAKEKUMA 1995 : 120-124).
Cette manière de se moquer des lois et de la bienséance est
également présente dans le manga comique et son impertinence
intrinsèque. A ce propos, le mangaka Yamagami Tatsuhiko a une
carrière étonnante puisqu’il dessinait à la fin des années 1960 des
mangas engagés contre l’impérialisme américain et le militarisme,
mais il est beaucoup plus connu comme étant l’auteur de Gaki
Deka publié dans Shônen Chanpion entre 1974 et 1980. Manga
comique le plus populaire à l’époque et aujourd’hui encore un classique souvent réédité, il raconte les histoires farfelues d’un jeune
garçon qui s’autoproclame le premier enfant policier (shônen keisatsukan). Ce sont ce personnage et son attitude étrange, comme
son penchant pour dire shikei [peine de mort !] dans n’importe
quelle situation, qui rendent ce manga particulièrement amusant et
impertinent. En 1978 et 1979, une polémique concernant la portée
politique de ce manga a éclaté. Dans une revue intellectuelle classée à gauche, Gekkan sôhyô, sont en effet parus pendant près d’un
an plusieurs articles concernant le manga, principalement signé
de Tsumura Takashi 3 et Inaba Michio 4. Ces articles sont en fait
des réponses que l’un et l’autre se renvoient à tour de rôle pendant
des mois. La querelle qui les oppose, même si elle s’étale sur des
dizaines de pages d’arguments et de contre arguments peut néanmoins être résumée dans cette question : « est-ce que le manga
est un medium révolutionnaire ou le prolongement de l’idéologie
capitaliste ? » Dans ce débat très animé, Inaba prend l’exemple de
3. Né en 1948, de la génération zenkyôtô, il est d’abord critique, puis
homme politique engagé dans le parti socialiste japonais (shamintô). Il est
aujourd’hui professeur de qi gong (kikô en japonais).
4. Inaba (1927-2002), sociologue et professeur à l’université de Tôkyô,
est l’auteur de nombreux ouvrages sur les médias de masse.
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mangas comiques qui n’ont pas de portées politiques, comme Gaki
Deka, mais Tsumura lui répond que la révolution doit s’exprimer
dans tous les domaines de la société, notamment dans la culture
populaire (TSUMURA 1978 : 52). Inaba, qui est un communiste
orthodoxe ne comprend pas quelle influence le manga peut avoir
dans la praxis révolutionnaire. Nous avons là une opposition qui
est celle de la gauche traditionnelle (du Parti communiste japonais) et celle de la nouvelle gauche (KOYAMA 2007), impliquée sur
des nouveaux terrains qui concernent la culture, les discriminations, l’aide aux étrangers, aux exclus, le soutien aux communautés
rurales, etc. (KAJITA 1990).
On voit donc que dans une certaine mesure, on peut envisager
de nombreux mangas de type pornographique et comique comme
subversifs par leur insolence vis-à-vis de l’Etat, la police, les lois,
etc. Ce sont d’ailleurs ces deux genres qui sont le plus représentés
dans le manga amateur, autre phénomène qui apparaît au milieu
des années 1970.
L’ÉTHIQUE DU COMIC MARKET
Le Comic Market, aussi appelé « Komike » ou « Comiket »
est un événement organisé par une association à but non lucratif pour la première fois en 1975. L’événement est financé par
la participation de groupes de mangaka amateurs qui louent
des emplacements pour vendre leurs productions. C’est un lieu
d’échange entre fans de mangas dont la dimension communautaire
est assez évidente. Le Comic Market a aussi un côté « carnaval » avec ses performances de cosplay. En cela, il constitue un
« monde à part », qui fonctionne de manière démocratique, autogérée et autofinancée, ce qui ne l’empêche pas d’être de nos jours
encore, l’un événement culturel majeur au Japon puisqu’il réunit un demi-million de visiteurs deux fois par an. Dans son livre
sur les origines de l’otakisme, Yoshimoto Taimatsu définit en six
points une éthique de cet événement dont l’esprit anti-commercial,
l’importance de l’entraide entre participants, l’ouverture sur tous
les genres, etc. (YOSHIMOTO 2009 : 87-88).
Comme le fait Yoshimoto, on peut remarquer que la plupart
de ces principes sont hérités de la génération zenkyôtô. Car, loin
d’être un simple « salon d’exposition » de mangas amateurs, les
auteurs de fanzines sont aussi invités à participer à l’événement,
à donner leur avis, le tout de manière bénévole. Dans le catalogue
du Comic Market numéro 74 de décembre 2008, le comité d’organisation établit un bilan des trente ans d’activité et s’interroge sur
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le sens de la convention (SUGIYAMA 2008 : 1296-1305). Deux mots
reviennent pour qualifier l’identité du Comic Market : matsuri
[la fête] et un autre concept : bunka undô [mouvement culturel].
Si l’événement a d’abord été conçu comme espace légitime pour
les amateurs de mangas, Yonezawa Yoshihiro 5 l’a toujours considéré comme l’expression d’un « mouvement » au sens politique du
terme quand il dit que « Si l’expression (culturelle) peut changer
les gens, les gens peuvent aussi changer la société et le monde »
(SUGIYAMA 2008 : 1301). C’est avec ce vocabulaire hérité de la
nouvelle gauche des années 1960 que Yonezawa conçoit son événement. Plus qu’une fête, c’est aussi un espace pour un mouvement
dont le but est de prendre de l’ampleur pour créer une « révolution » (culturelle). N’oublions pas que le Comic Market est né
d’une opposition face à un événement précédent : la Nihon manga
taikai qui avait déçu de nombreux fans. Yonezawa faisait d’ailleurs partie des mécontents avait vivement dénoncé l’organisation
« mercantile » de l’événement et surtout le fait qu’on y accorde si
peu d’importance aux mangas amateurs (SHIMOTSUKI 2008 : 123127). Le fanzine auquel participait Yonezawa, intitulé manga Shin
hihyô taikei [Anthologie de la nouvelle critique du manga] publie
alors un manifeste (undô sengen) dans lequel il est écrit :
Le manga contemporain est entré dans une ère de chaos
et de décadence. […] Nous nous y opposons en criant de toutes
nos forces : « à mort ! » Nous voulons libérer toutes les possibilités cachées dans le manga qui sont retenues prisonnières dans la
« bastille » des mass medias. Dans le même temps, nous voulons
transformer la situation des fans, qui est contrôlée par le flanc de
l’ancien régime. Il est temps de changer de partenaire, de passer
de la droite des grandes maisons d’édition à la gauche des valeureux groupes de fans, et de se défaire des œillères de notre autosatisfaction (SHIMOTSUKI 2008 : 123-127).
C’est donc dans des termes très politiques que s’est fondé ce
groupe d’amateurs de mangas qui créeront quelques mois après,
le Comiket. On peut ici noter les références aux mouvements étudiants qui marquent le lien entre les passionnés de mangas et le
goût pour la politique et la révolution. De la même manière, ce
qui constitue l’essence de l’événement, c’est la défiance vis-à-vis
du monde des professionnels qui répond à un besoin d’indépendance exprimé par les communautés de fans. Il y a d’ailleurs
un paradoxe dans le nom de cet événement : « Comic Market »
fait d’abord penser à un marché, mais même s’il s’agit bien d’un
5. Yonezawa Yoshihiro est l’un des fondateurs du Comic Market, dont il a
été président de l’événement de 1980 à 2006.
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endroit où s’échangent les mangas, cela n’a rien à voir avec un
commerce professionnel bien structuré, c’est même ce contre
quoi s’est fondée la convention. Outre le nom même de la manifestation, le paradoxe tient aussi dans le contenu : l’objectif de
Yonezawa de découvrir les nouvelles possibilités d’expression du
manga comme medium est assez contradictoire avec le fait que
les mangas amateurs sont en grande majorité ce que l’on appelle
en japonais, des nijisôsaku, des [créations de seconde génération],
c’est-à-dire des adaptations de mangas et anime célèbres réutilisés
le plus souvent dans une optique parodique et/ou pornographique.
LA REMISE EN CAUSE DE L’HÉRITAGE ZENKYÔTÔ AU DÉBUT
DES ANNÉES 1980 OU LES PARADOXES DE L’OTAKISME
Si l’héritage des mouvements zenkyôtô peut être perçu dans les
activités organisées par ces fans qui sont à l’origine d’un mouvement culturel autonome et non commercial, il semble néanmoins
qu’au début des années 1980, cette culture otaku naissante soit
partagée entre cet héritage et une contestation de celui-ci. Cette
ambiguïté se cristallise notamment autour du groupe d’étudiants
de l’université Ôsaka Geijutsu Daigaku, qui deviendront par la
suite les fondateurs du studio d’animation Gainax, connu pour la
production de séries d’animation célèbres comme Fushigi no Umi
no Nadiya ou Shin Seiki Evangerion. A l’occasion d’un événement
de fans de science-fiction d’Ôsaka intitulé Daicon, ils réalisent
alors leurs premiers films amateurs dont Aikoku Sentai Dainippon
[L’escadron patriotique du Grand Japon], un film de 19 minutes
réalisé par Akai Takami, et Anno Hideaki en 1982. Il s’agit d’un
sentai, un genre que l’on connaît en Occident sous sa version américanisée des Power Rangers. L’histoire est manichéenne, mais ici,
le groupe de héros a tout des attributs nationalistes classiques du
Japon : leur nom, leurs costumes qui arborent fièrement le drapeau
de la marine impériale japonaise, ou encore leur robot géant dont
l’attaque spéciale reproduit les formes du mont Fuji. De l’autre
côté, l’adversaire de nos héros, connu sous le nom de Red Bear,
est composé de personnages rappelant l’URSS ou le socialisme ;
ils s’appellent par exemple desumarukusu shokichô, un jeu de
mots entre « death mask » et « death Marx » ou Kasutoro maô (en
référence à Fidel Castro et à Mao). Ce film amateur conçu comme
une parodie de sentai a bien sûr comme but de faire rire le spectateur habitué aux codes du genre qui peut aussi être amusé par
l’aspect propagande (nationaliste et anti-communiste voire antirusse) des personnages et situations.
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Il s’agit donc d’une parodie, mais manifestement le film n’a
pas fait rire tout le monde et Aikoku Sentai Dainippon est resté
dans les mémoires comme le nom d’une polémique importante
chez les amateurs de science-fiction au Japon (TATSUMI 2000 :
30-31). C’est le fanzine de critiques de SF Isukâchuri, qui s’est le
plus engagé contre ce film. Les motifs sont doubles. D’une part, la
critique vise le discours nationaliste du film : c’est sans doute la
peur du fascisme qui amène les auteurs de Isukâchuri à réagir de
la sorte. L’année de la production du film amateur était marquée
par l’affaire des manuels scolaires (rekishi kyôkasho mondai). De
plus, certains membres de la revue étaient socialistes et la vocation
internationale du journal (qui publiait des traductions de textes
de science-fiction venus du monde entier et notamment d’URSS)
pouvait difficilement être compatible avec ces moqueries. Le deuxième motif de discorde réside dans l’approche commerciale (shôgyôshugi) du groupe General Products (le nom de l’époque de la
société Gainax) qui aurait profité d’événements à but non lucratif
comme les conventions de science-fiction pour faire la publicité
de ses talents 6 et de leurs produits (puisque le groupe de fans avait
aussi créé une boutique spécialisée dans les produits dérivés de
dessins animés).
Il est possible d’interpréter cette polémique comme une
fracture entre deux types de science-fiction : l’une, attachée
à la culture littéraire (celle de la revue Isukâchuri) et une autre,
plus visuelle, plus proche de l’entertainment (celle de General
Products). Mais il ne faut pas non plus oublier les questions de
générations qui sont sans doute à l’origine de la dispute. Les futurs
créateurs de Gainax, considérés comme la première génération
d’otaku diffèrent grandement de celle des zenkyôtô qui compose
la revue de science-fiction. Pour cette dernière, il est sans doute
déplacé, voire douteux de ridiculiser le socialisme. Le fait de réutiliser, ne serait-ce que de manière ironique l’esthétique du Japon
impérial dans un sens héroïque est déjà problématique.
Au contraire, pour les auteurs de la parodie, leur œuvre n’a
aucun message politique. C’est même là que se trouve leur message : désacraliser les idéologies pour en rire. Nous avons là
l’illustration du passage d’une génération à une autre, de celle pour
laquelle la politique est une affaire sérieuse, qui croit au progrès
de l’humanité, à celle qui, lassée des débats politiques interminables, affirme la primauté de sa passion pour les fictions. Ce relativisme par rapport à la guerre, au fascisme, au socialisme marque
6. Anno Hideaki va ainsi être recruté sur plusieurs dessins animés
comme Chôjikûyôsai Macross ou le film d’animation Kaze no Tani no Naushika
(Nausicaä de la vallée du vent) réalisé par Miyazaki Hayao.
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en fait le cœur de l’identité de cette génération. Okada Toshio, le
fondateur de General Products et de Gainax, est en cela un symbole de cette manière de penser typique de la première génération d’otaku, lorsqu’il fait preuve d’un relativisme particulièrement
poussé à propos des « valeurs » de bien et de mal dans la subculture et dans l’histoire de son pays (OKADA 2007 : 37-38), qui le
place en opposition face à ceux qui croient aux valeurs de démocratie, d’humanisme, voire au marxisme pour les anciens activistes zenkyôtô.
Kitada Akihiro résume l’esprit de cette époque en affirmant
qu’un nouveau positionnement opposé aux grandes réflexions
sur le monde des années 1960 apparaît dans les années 1980
et qu’il nomme une « non-réflexion subversive » qu’il associe à
l’ironie de la société de consommation (K ITADA 2005 : 77).
Aikoku sentai dainippon correspond bien à l’esprit de l’époque
décrit par Kitada : les caractéristiques de la culture du début des
années 1980 proposées par le sociologue japonais, à savoir le refus
de la réflexion (politique) qui s’oppose à l’engagement politique
de la génération précédente, l’ironie, ainsi que l’aspect « société
de consommation » (General Products est d’abord une société qui
vend des figurines inspirées de dessins animés) constituent l’essence du film, comme celle du studio Gainax.
CONCLUSION
Ces quelques exemples ne suffisent sans doute pas à rendre
compte de l’influence des mouvements étudiants de la fin des
années 1960 sur la culture otaku naissante au Japon. Nous aurions
pu également parler de Yasuhiko Yoshikazu, ancien activiste qui
se retrouve à la fin des années 1970 être l’un des auteurs de la
série Gundam, ou de Oshii Mamoru, réalisateur de films d’animation qui est lui, né trop tard et regrette de ne pas avoir pu participé à ces mouvements. Les études sur le manga représentent
également un domaine intéressant à ce sujet car le courant formaliste, proche de la sémiologie se coupe alors totalement des discours précédents, notamment celui de la revue Shisô no Kagaku
qui envisageait le manga en relation avec les contradictions de la
société, une manière de plus de faire table rase du passé et évitant les sujets politiques. Pour des questions pratiques, nous avons
donc limité notre propos à ces quelques exemples qui traduisent
les tensions autour de la naissance de la culture otaku. Il y a d’un
côté un héritage des mouvements étudiants qui s’exprime à travers
des parcours personnels et une volonté revendicative de créer un
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mouvement culturel libérateur et autonome. De l’autre côté, ces
principes s’opposent au côté fondamentalement commercial et
conservateur de l’industrie de la culture populaire que bon nombre
de chercheurs ont déjà démontré (ADORNO 2001). Les différentes
polémiques qui traversent les années 1970 et 1980 prouvent aussi
que les enjeux politiques, voire idéologiques concernant les mangas et les dessins animés produisent des affrontements et parfois
des ruptures au sein des communautés de fans. Malgré le discours
qui consiste à envisager une opposition binaire entre générations
zenkyôtô et otaku, que certains se risquent à considérer comme
une véritable conversion politique, tenkô (SASAKIBARA 2004 :
159), il semble que l’idéologie de la nouvelle gauche ait trouvé
dans cette culture populaire japonaise un espace de survie, même
si ce n’est que sous la forme d’un fantôme dont certains aimeraient
se débarrasser.
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HOSOI AYAME
Université Jean Moulin – Lyon 3, IETT
LES ZAINICHI, MARGE DE LA GÉNÉRATION ZENKYÔTÔ ?
UNE LECTURE ALTERNATIVE DU JAPON POST-1945
INTRODUCTION
Certains nomment les mouvements contestataires contre
le colonialisme et anti-impérialistes, qui sont apparus dans les
années 1960-1970, « les mouvements 68 ». Georgy Kastiaficas
attire notre attention sur la continuité temporelle et sur l’interaction
spatiale de ces événements au niveau mondial 1. Cette simultanéité spatio-temporelle (dôjidaisei) serait le mot clé pour examiner le contexte socio-politique de cette époque tourmentée.
Le Japon post-guerre, qui a vu la montée de la contestation étudiante, d’abord sous la forme d’une manifestation contre le Traité
de sécurité nippo-américain (l’Anpo de 1960), puis sous celle de
l’insurrection étudiante (Zenkyôtô), ne fait pas figure d’exception. Aujourd’hui, certaines études réalisées comme une sorte de
réflexion a posteriori sur ces mouvements, pendant lesquels les
étudiants japonais étaient politisés plus que jamais dans l’histoire
du Japon moderne, essayent de comprendre les causes de leur
échec ainsi que d’évaluer l’héritage de ces événements. Durant la
même période, le Japon a été submergé par la contestation provenant d’une autre composante de la société, les Zainichi (= terme
abrégé de Zainichi chôsenjin. Ce terme désigne les descendants
des ressortissants coréens établis au Japon). C’était la période où,
quel que soit le milieu, tous les membres de la société avaient le
« shisô ni yoru jikojitsugen no yume » (rêve de la réalisation de soi
par l’accomplissement d’une cause idéologique) (YOSHIMI 2009).
Pourtant, nous ne voyons pas de participants zainichi, à quelques
exceptions près, dans la mobilisation menée par Zengakuren (la
1. Par exemple, les mouvements de Mai 68 en France et ceux du Black
Panther Party for Self-Defense aux Etats-Unis.
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centrale syndicale fédérant les différentes associations étudiantes
actives). Par comparaison aux situations rencontrées à la même
époque dans d’autres pays, cette absence et l’indifférence mutuelle
entre les composantes ordinaires de la société et celles « minoritaires » dans « les mouvements 68 » au Japon, est un trait singulier.
Cette absence se reflète également dans le domaine artistique
et intellectuel. Bien qu’exceptionnels, des exemples de liens peuvent
néanmoins être mentionnés. Ôshima Nagisa, qui est considéré
comme un cinéaste représentatif de ce milieu, a été inspiré par l’affaire d’un criminel zainichi, Kim Hiro, et il a réalisé un film dénonciateur du racisme anti-coréen : Kôshikei [La pendaison] (1968). Le
film contemporain Pacchigi ! (2004) d’Izutsu Kazuyuki raconte,
quant à lui, une histoire croisée des jeunesses japonaises et zainichi
pendant la période de Zenkyôtô. Faisant partie, comme Ôshima,
du monde intellectuel japonais de gauche, Suzuki Michihiko, qui
observait attentivement les mouvements des intellectuels pendant
la guerre d’Algérie en tant qu’envoyé spécial en France et qui était
aussi engagé dans les activités du Collectif de lutte pour la paix
au Vietnam (Beheiren), a suivi et a soutenu l’accusé zainichi Kim
Hiro tout au long du procès 2. Ce sont des cas qui nous montrent
l’attention portée à cette population marginale et les liens de cette
dernière avec les mouvements de gauche des années 1960-1970.
Cependant, du fait de l’absence de liens explicites entre ces
composantes politisées qui surgissaient quasi simultanément, les
études qui traitent des Zainichi dans ce contexte du mouvement
Zenkyôtô restent très pauvres. Or, ceux-ci formant la communauté
la plus importante issue de la colonisation, ne devrions-nous pas
nous poser la question suivante : pourquoi les Zainichi étaientils absents des événements politiques et idéologiques clés de la
société japonaise d’après-guerre ? Dans la présente étude, nous
proposons une lecture alternative de la période des « mouvements 68 japonais » à travers l’écrit d’un Zainichi afin d’éclaircir
cette ombre des années 1960.
KAYAKO NO TAME NI : CROISEMENT DU MONDE ZAINICHI ET
DE LA SOCIÉTÉ JAPONAISE D’APRÈS-GUERRE
Regardons le domaine littéraire : d’un côté, il existe des œuvres
racontant une expérience réelle ou une histoire inspirée de Zenkyôtô.
Nous pouvons citer, par exemple, Bokutte nani (1977) de Mita
2. Quelques activistes de la nouvelle gauche ont soutenu également ce
criminel zainichi lors de son procès qui a débuté en 1968, mais ils étaient minoritaires (SUZUKI : 2007).
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Masahiro (né en 1948), Hikari no ame (1998) de Tatematsu Wahei
(né en 1947) comme œuvres traitant de cet événement de manière
explicite. Certaines œuvres des écrivains de la génération postZenkyôtô telles Koi (1994) de Koike Mariko (née en 1952), Tenshi
ni misuterareta yoru (1994) de Kirino Natsuo (née en 1951), 69 sixty
nine (1987) de Murakami Ryû (né en 1952), Ayafuya na kisetsu
(1988) d’Izumi Asato (né en 1956) décrivent Zenkyôtô de manière
implicite, les mouvements étant placés en arrière-plan. Et d’un
autre côté, nous avons des œuvres qui traitent de la cause zainichi
(ISOGAI 2004, KAWAMURA 1995 et 1999). Mais, ici encore, nous ne
pouvons trouver que peu de traces du croisement des deux mondes,
celui de la jeunesse japonaise et celui de la jeunesse zainichi.
Kayako no tameni[Pour Kayako](nous l’appellerons Kayako)
est un roman autobiographique de l’écrivain zainichi Lee Feson
(né à Sakhaline en 1935). L’histoire raconte la vie sentimentale
d’un jeune étudiant zainichi, Sanjuni, épris d’une fille japonaise,
Kayako. L’année de parution de ce roman (1970) correspond à la
période où l’on a commencé à prendre conscience des problèmes
de discrimination existant au sein de la communauté zainichi.
Lee Feson est considéré comme l’un des précurseurs du mouvement littéraire traitant de ces problèmes. La discrimination envers
la population zainichi, qui existait déjà bien avant, est d’ailleurs
présentée comme l’un des obstacles à la vie commune pour ces
jeunes amoureux japono-zainichi. Kayako permet de révéler
au lecteur certains des problèmes auxquels sont confrontés les
Zainichi au sein de la société japonaise et lui offre également un
rare exemple dans le monde des Lettres où il est possible d’apercevoir un mouvement pré-Zenkyôtô.
A l’occasion de son retour (dans sa ville natale), Sanjuni a vu
ses amis du lycée. Il sentait toujours une sorte de culpabilité à leur
égard. Ce sentiment venait, peut-être, du fait qu’il avait quitté shinpoteki gakusei undô (le mouvement progressiste des étudiants) qui
était répandu chez les étudiants japonais quand il était en première.
A cette époque (1952-), Sanjuni s’engageait au sein de ce mouvement dans son lycée. Le mouvement progressiste, dont l’objectif
était de contester la transformation des lycées en écoles préparatoires afin de préserver la liberté des écoles, était répandu dans son
lycée aussi. Mais il (= Sanjuni) souffrait d’une sorte de mal-être
déjà à cette époque. Jusqu’alors il se comportait comme un « étudiant japonais ». Extérieurement il était joyeux et il feignait même
l’indifférence. Mais, intérieurement, il souffrait de son comportement hypocrite d’« étudiant japonais ». Plus il s’engageait dans ce
mouvement, plus cette contradiction surgissait (LEE 1970 : 135).
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Le mouvement progressiste mentionné ici est un mouvement
radical contre l’impérialisme américain vis-à-vis du peuple japonais. Cela a abouti à l’affaire sanglante du 1er mai de 1952 qui
est considérée par les autorités comme un outrage des gauchistes
radicaux envers l’Etat. En conséquence, la loi sur la prévention des
activités subversives (hakaikatsudôbôshihô) est entrée en vigueur
en juillet 1952. Ce mouvement était sans doute un terrain préparatoire qui, ayant la même cause, c’est-à-dire l’anti-impérialisme
américain, a débouché sur les manifestations de l’Anpo de 1960 3,
ensuite sur le mouvement Zenkyôtô. On peut se demander pourquoi Sanjuni sentait une contradiction dans son engagement en
tant que militant au sein de ce mouvement ?
Sans parler de l’avant-guerre, ils (= les jeunes zainichi)
n’avaient aucun espoir même après la guerre. Tout cela était sûrement dû à leur statut étrange de « daisangokujin 4 » et à leur vie
précaire. Exclus en amont des professions et des métiers avantageux rien que par le fait d’être coréens, beaucoup de jeunes (zainichi) travaillaient en tant qu’ouvriers dans la construction ou en
tant que chauffeurs de camion. Même pour les étudiants universitaires la situation était du pareil au même. Malgré leur diplôme en
droit, ils n’avaient aucune chance de devenir avocats. Même s’ils
étaient brillants tout au long de leur scolarité, aucune entreprise ni
aucun centre de recherche ne les recruteraient (LEE 1970 : 72-73).
Certaines universités japonaises (celles d’Etat en particulier) ne reconnaissaient pas les diplômes délivrés par les établissements ethniques coréens (minzokugakkô), ce qui empêchait
les diplômés de ces derniers de passer les concours d’entrée des
universités japonaises. La situation financière défavorable des
foyers zainichi ou l’entourage handicapant durant la scolarité des
enfants avec des parents qui ne maîtrisaient pas suffisamment la
langue japonaise étaient aussi des causes d’abandon des études
supérieures chez les jeunes issus de cette communauté. Ainsi,
de jeunes zainichi étaient souvent exclus du milieu universitaire,
3. Le Traité de sécurité nippo-américain conçu en révision du Traité de
San Francisco de 1951. Il confirme la mise de la défense japonaise sous l’égide
des forces américaines.
4. A la suite de la défaite de la Seconde Guerre mondiale, les Etats-Unis
en tant que pays vainqueur, de même que son peuple, étaient alors désignés
sous l’appellation « daiikkoku-jin » (peuple de la première nation) ; le perdant
japonais « dainikoku-jin » (peuple de la deuxième nation) ; enfin venaient les
anciennes colonies japonaises, Taïwan et la Corée, « daisangoku-jin » (peuple
de la troisième nation). Or, le terme « daisangoku-jin » qui était simplement la
traduction du terme anglais commençait à prendre petit à petit une connotation
péjorative chez les Japonais.
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en amont de celui-ci. Même si certains, comme notre protagoniste, réussissaient à en faire partie, ils ne pouvaient pas envisager
le même avenir professionnel que leurs camarades ordinaires à
cause de la discrimination existant encore dans plusieurs secteurs.
Certaines fonctions publiques (hauts fonctionnaires) exigent la
clause de nationalité 5 (kokusekijôkô). La distance, voire l’indifférence du protagoniste zainichi vis-à-vis de ce climat politique
et de tension existant au sein de ses camarades japonais qui forment la composante dominante de la société, permet aux lecteurs
d’apercevoir la réalité vécue par la population zainichi. C’est une
réalité souvent cachée par les mouvements contestataires menés
par la population majoritaire.
ZENKYÔTÔ, SON « ÉCHEC » ET SON « HÉRITAGE POSITIF »
Nous voulons ici attirer l’attention sur le fait que les acteurs
principaux du mouvement Zenkyôtô sont parfois qualifiés « d’enfants pourris gâtés de la période du miracle économique du
Japon ». Comme traits caractéristiques des étudiants de Zenkyôtô,
nous pourrions mentionner « le caractère infantile, l’immaturité » (yôjisei), « la frivolité » (yûgisei) et « le désir de se différencier des autres » (tasha to no saika) (KOTANI 1996). D’un côté,
le mouvement Zenkyôtô peut être considéré comme un mouvement culturel non politisé dont l’expression et la performance en
tant que spectacle étaient des objectifs en soi. Cet aspect récréatif a fait de la contre-culture un héritage, constituant une partie
du fondement de la culture populaire japonaise. D’un autre côté,
certaines critiques sont portées sur la vision myope des étudiants
universitaires bourgeois, qui étaient les acteurs principaux de ce
mouvement. Rappelons que la prospérité économique du Japon
dont bénéficiait la génération Zenkyôtô est due, en partie, à la
guerre de Corée (chôsentokuju), le pays auquel la grande majorité des Zainichi est attachée affectivement (LEE 1970 : 136). Or,
les enfants du Japon post-1945 étaient dépourvus du sentiment
du péché originel de leur nation, c’est-à-dire que leur conscience
collective ne reconnaissait pas la responsabilité directe et indirecte de leur pays dans la dernière guerre, laquelle est, bon gré,
mal gré, le fondement du Japon moderne. Cela pourrait expliquer
l’absence de sentiment de solidarité chez les étudiants zainichi
envers les mouvements menés par cette jeunesse japonaise, c’està-dire, la contestation de Zenkyôtô et même celle de pré-Zenkyôtô
5. Théoriquement, les postes des fonctionnaires de région sont ouverts à
ceux qui n’ont pas la nationalité japonaise.
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de laquelle s’est détaché Sanjuni dans Kayako. La vision myope
de ces enfants « pourris gâtés » les empêchait eux-mêmes de
prendre conscience de l’existence des autres membres marginaux de la société. Même lorsqu’il existait des solidarités entre
les étudiants radicaux et les associations de citoyens japonais
comme dans le cas des manifestations contre les projets d’infrastructures à Sanrizuka (1966), leur cohésion était déséquilibrée
par des divergences de fond et de forme. Alors à plus forte raison avec les Zainichi, la solidarité ou la véritable collaboration
était quasi totalement absente. En conclusion, certains considèrent
le mouvement Zenkyôtô comme un moyen d’évacuer les frustrations personnelles des enfants de la génération du baby-boom
(KOTANI 1996, SIROT 2012). Ainsi, nous pourrions considérer que
ce qui rendait la « zainichisité » stigmatisante était également une
absence de sentiment de culpabilité chez les acteurs principaux
de la contestation étudiante.
Le mouvement Zenkyôtô est souvent considéré comme un
échec et certains attribuent la cause de cet échec à l’immaturité
de ses acteurs. Comme nous venons de le souligner, il est vrai
que le lien solidaire entre les acteurs principaux et leurs marges,
notamment celles qui ne font pas partie du peuple japonais, était
absent durant ce mouvement d’étudiants. Nous devons attendre les
années 1970 pour voir l’apparition de mouvements solidaires s’ouvrant sur la périphérie tant sur le plan géographique que social.
Cette évolution est due à l’acquisition d’une vision rétrospective
de la responsabilité du Japon dans la guerre du Pacifique en Asie
et à la prise de conscience de son envahissement économique
après-guerre dans cette zone géographique. Parmi les exemples de
luttes contre les discriminations, la naissance des mouvements de
femmes (Women’s Lib) constitue un exemple significatif fortement
lié à Zenkyôto. Car, ce fut l’accusation de la répartition inégalitaire
des tâches et de harcèlement sexiste portée contre les militants
masculins de Zenkyôtô qui a servi de terreau au féminisme au
Japon. Nous pouvons également citer à titre d’exemples les mouvements de la communauté zainichi ou d’autres mouvements s’étendant sur la plupart des territoires de l’Asie. Le congrès des peuples
d’Asie (en 1974) marque un tournant dans la lutte contre l’imaginaire collectif du Japon moderne en tant que pays insulaire privilégié en Asie. Ces liens de solidarité établis grâce à la maturité
acquise par les (ex-)militants seraient considérés comme l’héritage
« positif » de 68 au Japon.
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IKIZURASA (MAL-ÊTRE) CHEZ SANJUNI
Nous avons précédemment étudié la zainichisité présentée comme une particularité handicapante sur le plan socioprofessionnel chez notre protagoniste. De plus, la zainichisité
intériorisée se présente également comme une cause de son sentiment d’échec sur le plan personnel.
Quand j’ai quitté la maison au printemps il y a deux ans, je
devais quitter cette maison du père avec ce souhait fort de « devenir un Coréen ». Alors pourquoi ai-je de nouveau ce conflit avec
mon père ? C’est une question que je dois me poser encore une fois.
Après tout, ce que je peux dire, c’est le conservatisme chez lui (que
je ne supporte pas). On dirait qu’il porte toujours un gat 6. Avec
le recul, je pense que j’essayais à tout prix de m’échapper de son
conservatisme (LEE 1970 : 72).
Comment dire ce qu’on ressent, nous, la 2e génération ? Enfin,
je crains de terminer ma vie en tant qu’étranger, qui n’est ni considéré comme Japonais ni comme Coréen… (idem : 96).
Comme le père de Sanjuni, conservateur et toujours attaché
à son pays natal imaginaire, le peuple zainichi harassé d’une vie
laborieuse au Japon rêvait, à cette époque, de rentrer dans son
« chijô no rakuen » (paradis terrestre), la Corée du Nord. C’est
ainsi qu’un projet de renvoi des Zainichi (kitachôsen kikoku jigyô)
a été organisé par la Croix-Rouge japonaise en collaboration avec
la Croix-Rouge nord-coréenne, par suite de l’accord de Calcutta.
Le projet a débuté en 1959 et durant les années 1960, environ 100 000 Zainichi sont rentrés en Corée du Nord. Ce projet a
été soutenu par un certain nombre d’intellectuels japonais ayant
soi-disant « une bonne conscience ». Quelques films de fiction
décrivant d’une manière émotionnelle le portrait de Coréens qui
rentrent dans leur « pays natal », tels Umi o wataru yûjô [Une amitié qui traverse la mer] (Mochizuki Yûko, 1960), Kyûpora no aru
machi [La ville de la fonderie] (Urayama Kirio, 1962) et Miseinen
[Les mineurs] (Nomura Takashi, 1965), ont été réalisés dans les
années 1960. Ce phénomène intégré dans le monde cinématographique a rendu visible l’existence des Zainichi, mais il situait cette
population encore en marge ou à l’extérieur de la société japonaise.
Etant donné que les études sur le mouvement Zenkyôtô mentionnent le « mal-être » de la jeunesse des années 1960-1970 et
que les études sur la jeunesse japonaise actuelle utilisent ce même
6. Le nom du chapeau traditionnel de la dynastie Lee (la période Joseon
qui a duré de 1392 à 1910).
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terme associé à d’autres termes clés (tels que « netto.uyoku »
[l’extrême droite anonyme sur Internet], « kakusa shakai » [la
société inégalitaire], « yasashisa no yukue » [l’avenir de la valeur
de la notion de tendresse], etc.) afin d’analyser les spécificités de
cette catégorie, nous pourrions considérer qu’il s’agit d’un terme
récurrent lorsqu’on parle de la jeunesse, quelle que soit son origine socio-ethnique et quelle que soit l’époque (SIROT 2012 ;
BOUISSOU 1992 ; KOTANI, DOI, H AGA et ASANO 2011). Kayako
nous invite également à porter attention au mal-être (ikizurasa)
de la jeunesse. Mais nous voulons souligner que le mal-être de la
jeunesse zainichi a un trait qu’elle ne partage pas avec les autres
membres, ordinaires, de la société. Souffrant de leur situation
suspendue, la plupart des jeunes zainichi s’orientaient, durant
la période de Zenkyôtô, vers la recherche de leur place dans la
nouvelle Corée. L’une des deux associations d’étudiants zainichi
représentatives de la mobilisation étudiante, « zainichi kankoku
gakusei dômei » (l’association d’étudiants zainichi ayant la nationalité sud-coréenne), réclamait la démocratisation de la Corée du
Sud et l’autre, « zainihon ryûgakusei dômei » (l’association des
étudiants « étrangers » zainichi ayant la nationalité de Joseon)
à laquelle notre protagoniste appartenait lors de sa vie universitaire, cherchait son chemin vers la réalisation de la Corée réunifiée. En dehors du milieu étudiant, on peut également citer, en
tant qu’associations partageant la même préoccupation, zainichi
kankoku seinen dômei (l’association des jeunes zainichi d’origine
sud-coréenne) et zainihon chôsen seinen dômei (l’association des
jeunes zainichi d’origine Joseon). Mais le mal-être de Sanjuni est
encore plus complexe. Les passages ci-dessus nous montrent que
le mal-être du protagoniste provient du tiraillement entre deux
mondes, la société japonaise qui ne reconnaît pas l’existence de
la population des ex-colonisés en tant que membre à part entière
de la société et la communauté zainichi qui est toujours attachée à
une Corée rêvée, voire inventée : un pays non natal pour la jeune
génération. La réflexion de Sanjuni est le germe de « la troisième
voie » dans la recherche d’une manière de vivre pour cette population – vivre la zainichisité – qui verra le jour ultérieurement.
CONCLUSION
Nous avons tenté une lecture alternative des mouvements politiques des années 1960-1970 à travers un roman autobiographique
d’un écrivain zainichi. Par cette lecture, nous avons extrait les deux
mots clés suivants : l’absence de conscience collective (chez la jeu-
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nesse japonaise) et le mal-être. Comme nous l’avons précédemment présenté, l’expérience douloureuse vécue durant la période
de Zenkyôtô et la prise de conscience de l’histoire du passé proche
du Japon ont fait naître des mouvements solidaires chez les jeunes
Japonais avec d’autres membres marginaux de la société. Quant
au mal-être lié à la situation « suspendue » vécue par la jeunesse
zainichi que notre protagoniste exprime, ne pourrions-nous pas
ouvrir notre propos et dégager une structure plus large afin de parler du Vernacular Cosmopolitanism (BHABHA 2004) de l’ère postcoloniale ? Ainsi, le mal-être de la jeunesse zainichi pourrait être
considéré comme un sujet de portée universelle.
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CYRIAN PITTELOUD
Université de Genève, Suisse
MODERNITÉ ET LUTTES SOCIALES.
LA MINE D’ASHIO À LA FIN DU XIX E SIÈCLE
Au Japon comme ailleurs, l’industrialisation rapide provoque
des dégâts environnementaux considérables : la mine de cuivre
d’Ashio, dans le Tochigi, en est un cas emblématique. Exploitée
depuis le XVII e siècle, la mine d’Ashio est rachetée en 1877 1 par
l’industriel Furukawa Ichibê (1832-1903) et connaît une importante rationalisation de même qu’une intense modernisation
technologique dans les décennies suivantes. Dans le cadre de la
politique d’industrialisation du gouvernement de Meiji, le cuivre
joue un rôle stratégique non seulement pour l’électrification du
pays (câbles, fils télégraphiques) ou pour le domaine militaire
(fabrication de munitions), mais aussi comme produit d’exportation privilégié. Dès le milieu des années 1880 et jusque vers 1900,
les mines Furukawa fournissent à elles seules entre 35 à 40 % de
la production nationale de cuivre, dont l’essentiel (entre 75 à 85 %
pour cette même période) provient d’Ashio (SHÔJI 1982 : 19-20).
Par conséquent, des impératifs de production pèsent lourdement
sur la mine. L’accroissement de l’activité minière a un impact
majeur sur l’environnement de la région. En dépit du nom donné
à ce cas de pollution industrielle 2, ce n’est pas tant le cuivre que
les produits toxiques utilisés aux différents stades de sa transformation qui contaminent la région. Après l’extraction du cuivre, les
déchets de minerai sont entreposés sous la forme de terrils, dont
une partie termine au fond des cours d’eau lors des fortes pluies,
quand ils n’y sont pas tout simplement déversés par manque d’espace de stockage. Ces déchets de minerai contiennent entre autres
1. Furukawa acquière la mine d’Ashio le 30 décembre 1876, mais le
contrat n’est signé que le 10 février 1877 (KOMATSU 2013 : 29).
2. L’Affaire de pollution au cuivre de la mine d’Ashio (Ashio dôzan
kôdoku jiken).
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Cyrian Pitteloud
de l’arsenic, du chlore, du sulfate de cuivre, du soufre ainsi que
des métaux lourds tels que le cadmium, le plomb, le mercure et
le zinc. La rivière Watarase est le principal déversoir et véhicule
de ces produits toxiques. Par ailleurs, les fumées des fonderies de
la mine, contenant du dioxyde de soufre (anhydride sulfureux),
empoisonnent les environs. Les pluies acides font dépérir la végétation et le phénomène est aggravé par une déforestation intensive
destinée à fournir à la mine du bois de construction et du combustible pour ses installations, sous la forme de charbon par exemple.
Dès 1880, les effets de cet empoisonnement se font tout
d’abord ressentir sur la faune et la flore de la Watarase, ce qui
affecte directement les habitants qui vivent de la pêche. Entre
1881 et 1888, le nombre de pêcheurs de la région passe de 2 773
à 788 personnes (KOMATSU 2013 : 31). En 1885, la presse locale
puis régionale commence à attribuer à la mine la responsabilité de
la disparition des poissons, ainsi que la décrépitude de la végétation aux alentours de la mine. Si l’effondrement de l’activité économique de pêche suscite relativement peu de réactions, il en va
tout autrement lorsque les dégâts s’étendent aux terres agricoles.
L’élément déclencheur prend la forme d’importantes inondations
en 1889 et en 1890. La déforestation en cours et l’érosion qu’elle
provoque, couplées au déversement de terrils, font augmenter le
niveau des rivières et par conséquent la fréquence et l’étendue des
inondations. Non seulement les crues causent des dégâts, mais en
plus elles ne remplissent plus du tout la fonction bénéfique précédente. Auparavant, les crues de la Watarase contribuaient à fertiliser les terres agricoles de la région de Shimotsuke, en déposant un
limon enrichi par la végétation des forêts. Mais dès lors c’est une
boue toxique que la rivière répand sur les rizières, les vergers de
mûriers qui servent à nourrir les élevages de vers à soie, ainsi que
sur les cultures d’orge. Toute l’économie de la région est en déséquilibrée. L’industrie teinturière, célèbre pour son indigo, s’écroule
également, car l’eau polluée altère le rendu des couleurs. Les habitants de la région se voient ainsi privés de leurs moyens de subsistance et leur santé est mise en danger, le taux de mortalité dans les
régions contaminées étant largement supérieur à celui du reste du
département.
LES LUTTES SOCIALES CONTRE LA POLLUTION
A la fin des années 1880, les premières actions de protestations sont essentiellement menées par des paysans et des
notables villageois dont les terres agricoles sont rendues impro-
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Modernité et luttes sociales. La mine d’Ashio à la fin du XIX e siècle
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ductives par suite de la contamination. Ces actions consistent en
des assemblées villageoises qui formulent des pétitions adressées aux autorités locales pour exiger des indemnisations financières, des dégrèvements fiscaux ainsi que l’arrêt des activités
minières. Ces revendications sont parfois soutenues par les autorités locales, mais bien souvent elles se heurtent à leur inaction, voire à leur complicité avec le propriétaire de la mine,
lequel s’évertue à obtenir le silence des paysans en échange de
maigres compensations pécuniaires. A Tochigi et Gunma, les
chefs de villages ainsi que les parlementaires, qui sont souvent
les mêmes personnes, tentent de faire passer des résolutions dans
les assemblées départementales et commanditent des analyses des
sols pollués dans le but d’établir la responsabilité de la mine, mais
les instituts scientifiques affiliés au gouvernement refusent.
En septembre 1896, de nouvelles inondations aggravent la
contamination des terres. Les contestataires passent alors à une
autre phase. Plusieurs marches de protestation (oshi dashi) sont
organisées à destination de Tôkyô. Leur but est non seulement d’attirer l’attention des habitants de la capitale, mais surtout de remettre
ces pétitions aux autorités supérieures, après que les autorités
locales se soient révélées incapables d’accéder aux demandes des
paysans. Ces marches font directement référence aux révoltes paysannes (hyakushô ikki) du XVIIe et du XVIIIe siècle où, dans certains
cas, on tentait d’accéder aux autorités supérieures, que ce soit le seigneur ou le shogun, en raison d’un conflit avec les autorités locales
ou de leur inaction. Elles en empruntent les « codes vestimentaires » que sont le manteau de pluie (mino) et le chapeau en paille
de riz. On dénombre en tout cas six marches de grande ampleur
entre 1897 et 1902 qui peuvent réunir jusqu’à 10 000 paysans.
Un chef de village de la région, Tanaka Shôzô (1841-1913), va
devenir une figure centrale du mouvement de protestation. De par
son statut d’élu du département de Tochigi au parlement (shûgiin), Tanaka relaie la question d’Ashio au sein des premières institutions parlementaires du pays. Dès 1891, lors des séances de la
Diète, il interpelle le gouvernement sur son inaction et exige que
ce dernier prenne position sur le sort de ses concitoyens, invoquant l’article 27 de la Constitution sur le droit de la propriété,
ainsi que les lois minières de 1890. Il donne ainsi à cette question une dimension de même qu’une visibilité politique. D’autre
part, Tanaka joue un rôle essentiel dans la formation, à partir de
la seconde moitié des années 1890, d’un large front de soutien
aux victimes de la contamination. A travers une intense activité
de communication, par exemple l’organisation de visites dans la
région contaminée et de conférences afin de faire connaître la
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situation, Tanaka parvient à intéresser des personnalités issues
d’horizons politiques et de milieux sociaux forts variés. Parmi
les personnes qui se mobilisent, on trouve des journalistes, des
agronomes, des hommes politiques ou encore des groupes d’avocats. Dans le sillage de Tanaka, plusieurs organisations de soutien se mettent en place à l’initiative d’étudiants, de femmes ou de
militants socialistes. Des manifestations sont organisées à Tôkyô,
de même que des actions de solidarité en faveur des populations
des régions touchées.
Selon l’historienne Carol Gluck, le contexte de l’époque
explique en partie cette diversité dans les modalités d’actions
déployées par les protestataires. Dans son étude de la « longue
Restauration de Meiji » qui court de 1850 à 1880, elle compare
les importants changements du Japon durant cette période à un
« séisme historique ». Selon ses termes, ces « glissements tectoniques » induisent des « changements cumulatifs en contexte » qui
combinent des aspects micro – comme la situation spécifique des
campagnes du Tochigi, la modification du système administratif
local et de perception des impôts – à des éléments macro tels que
l’industrialisation du pays, le rôle stratégique de la production de
cuivre ou encore l’adoption d’une constitution. Ces changements
profonds déboucheraient sur un état de « désynchronisation », où
les anciens mécanismes de résolution de conflit ne seraient plus
opératoires et où les nouvelles instances de régulation n’auraient
pas encore été établies. Par conséquent, les pratiques sociales
antérieures deviendraient alors caduques puisqu’elles ne seraient
plus en phase avec la nouvelle situation, elle-même en pleine redéfinition. Confrontés à cette phase de transition, les protagonistes
du conflit d’Ashio se verraient contraints d’improviser dans le
contexte changeant de la modernité. Parmi ceux-ci, elle inclut non
seulement les protestataires, mais également le gouvernement ou
l’industriel minier Furukawa (GLUCK 2011 : 586-589). Par conséquent, pour Gluck, ce qui fonde la « modernité » d’Ashio, c’est
une inadéquation entre d’anciennes méthodes de résolution de
conflit auxquelles il n’est plus possible de recourir, car les structures ont changé, et le fait que les nouvelles ne sont pas encore
en place. A titre d’exemple, elle prend le cas des anciennes terres
communes, ou encore celui des exemptions fiscales. Auparavant,
il était courant de procéder à l’annulation des dettes, au retour
des terres mises en gage ou à l’exemption d’impôt pour apaiser
le mécontentement populaire. Mais la réforme de l’impôt foncier
(chisokaisei) de l’été 1873 a introduit des changements importants
dans ce domaine. Le taux de cet impôt est à présent établi sur la
valeur estimée de la terre. Les terres contaminées étant fortement
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Modernité et luttes sociales. La mine d’Ashio à la fin du XIX e siècle
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dévaluées, il en résulte que les membres des communautés rurales
de la région ne paient pratiquement plus d’impôts et se voient par
conséquent retirer leur droit de vote, puisque celui-ci est censitaire. Ainsi non seulement le dégrèvement fiscal employé par le
gouvernement à titre de dédommagement ne résout pas de manière
durable le problème de baisse de revenus des villageois victimes
de la contamination, mais en plus ceux-ci se retrouvent privés
de leur droit d’élire des représentants régionaux susceptibles de
prendre leur défense sur le plan politique. Ceci explique en partie
pourquoi de nombreux chefs de villages et propriétaires terriens
participent au mouvement contre la mine d’Ashio à la suite de la
perte de leur représentativité, que ce soit à l’assemblée départementale ou au parlement.
Le concept d’improvisation avancé par Gluck semble pertinent pour décrire les difficultés rencontrées par les protagonistes
de la société de Meiji lorsqu’il s’agit de composer avec les changements apportés par les phénomènes liés à la modernisation du
pays. Toutefois, il présente certaines limites, par exemple dans
le cas des marches paysannes de protestation. Sur quels points
peut-on considérer qu’elles se distinguent des révoltes paysannes
classiques ? Le fait que les protestataires tentent d’interpeller le
ministère de l’Agriculture et du Commerce (Nôshômushô), voire
le département du Palais (Kunai-shô) et non plus le shogun ne
modifie pas fondamentalement le mécanisme qui consiste à
s’adresser aux échelons supérieurs du pouvoir, quand bien même
ceux-ci auraient changés. De même, dans le cas du gouvernement, la notion d’improvisation ne paraît pas établir une différence significative entre la période de Meiji et d’autres périodes.
On peut estimer que la nécessité de s’adapter est inhérente à
l’exercice du pouvoir. C’est à Tanaka que la notion d’improvisation semble s’appliquer au mieux. Il personnifie cette adaptation à un environnement changeant de par les moyens multiples
qu’il mobilise dans son combat, notamment face à l’inefficacité
du recours aux instances politiques nouvellement constituées. De
plus, il réussit à donner une visibilité médiatique importante au
sort des régions contaminées et la question de la mine d’Ashio
sera au cœur de débats durant les années 1890. En œuvrant à
la formation d’un mouvement de protestation qui dépasse une
échelle uniquement locale et en parvenant à intéresser un grand
nombre de citadins de Tôkyô au sort des campagnes, il décloisonne les revendications rurales.
Ainsi, plus qu’une opposition entre l’ancien et le nouveau,
le cas d’Ashio s’avère le révélateur du caractère transitionnel du
contexte de Meiji. Dans cette perspective, la tentative de Tanaka
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Shôzô de faire appel directement à l’empereur afin d’attirer son
attention sur le sort des régions contaminées est significative. Le
10 décembre 1901, Tanaka tente de remettre personnellement
à l’empereur une missive 3 dans laquelle il implore la bienveillance du souverain. A travers ce geste hautement symbolique, il
fait directement référence à des pratiques culturelles antérieures.
Durant la période d’Edo, il arrivait que lors de conflits opposant la
population d’un domaine à un seigneur, des représentants, souvent
des chefs de village, se sacrifient en faisant appel aux échelons
supérieurs de la hiérarchie et en s’adressant directement au shogun pour lui faire part de leurs revendications. Dans la plupart des
cas de ces appels directs (jikiso), leurs initiateurs étaient ensuite
sévèrement punis, voire exécutés, parfois avec des membres de
leur famille, mais leurs demandes (baisser le montant des taxes
sur les récoltes, annulation de dettes) étaient en revanche le plus
souvent prises en considération. Pour le seigneur qui n’avait pas su
administrer le domaine dont il avait la charge et résoudre le conflit,
cela représentait généralement des sanctions et dans certains cas
la relégation à un statut plus humble. En raison de leur sacrifice,
les meneurs paysans étaient considérés par la population comme
des martyrs (gimin ou des gijin) et des cultes leur étaient rendus,
le plus célèbre d’entre eux étant le personnage mythique de Sakura
Sôgorô 4. Or, la figure des martyrs paysans à laquelle fait référence Tanaka ne peut être interprétée sans tenir compte de l’usage
qu’en firent les militants de l’opposition libérale du Mouvement
pour la liberté et les droits du peuple (Jiyû minken undô) des
années 1874 à 1884. Comme le rappelle l’historien Robert Stolz,
lors de leurs meetings politiques ou de leurs conférences tenues
dans des temples ou des sanctuaires locaux, les opposants au
régime utilisèrent Sakura Sôgorô en tant que figure contestataire
de la lutte contre l’injustice afin de se dépeindre comme les nouveaux défenseurs des intérêts de la population et d’asseoir leur légitimité. A travers le personnage de Sakura, les révoltes paysannes
furent ainsi débarrassées de leurs composantes locales et homogénéisées en vue d’une adhésion au projet national de construction
de l’Etat (STOLZ 2006 : 29). Dans la prolongation de l’historiographie récente sur Tanaka, Stolz bat en brèche les représentations
qui tendent à faire de Tanaka Shôzô le dernier représentant d’un
monde rural sur le déclin. Ainsi, lorsqu’il tente de faire appel directement à l’empereur en 1901, Tanaka n’emploie pas une pratique
3. Une traduction en est proposée par Pénélope Roullon dans l’ouvrage
dirigé par Dominique Bourg et Augustin Fragnière (BOURG et FRAGNIÈRE 2014 :
106-111). Pour une version anglaise, voir Robert Stolz (STOLZ 2014 : 207-209).
4. Sur ces questions, voir l’ouvrage d’Anne Walthall (WALTHALL 1991).
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culturelle inaltérée qui remonte à la période d’Edo puisque celle-ci
a déjà été largement utilisée, et par là même passablement modifiée, par les militants du Mouvement pour la liberté et les droits du
peuple. Ayant lui-même milité au sein de ce mouvement, il ne peut
l’ignorer. Il ne redécouvre donc pas une pratique, pas plus qu’il ne
puise dans un répertoire de pratiques sociales inchangées depuis la
période Tokugawa. Il en va de même pour les marches de protestation organisées par les habitants des régions contaminées, certaines de celles-ci étant l’occasion de mises en scène sur le mode
des révoltes populaires des périodes précédentes.
CONCLUSION ET PERSPECTIVES DE RECHERCHE
La lutte contre la mine d’Ashio présente donc une nature
mixte, tant par la diversité des acteurs qu’elle réunit qu’au niveau
des multiples modes de protestations employés. Elle mêle des
éléments inspirés des pratiques contestataires de la période
Tokugawa et adaptés par les protestataires, ainsi que le répertoire des droits tels que perçus par les militants du Mouvement
pour la liberté et les droits du peuple, et fait appel à une presse
nationale en plein développement ainsi qu’à l’opinion publique.
Le personnage de Tanaka Shôzô assume un rôle important dans
la diversification de ces moyens d’action, en se faisant le relais
de la cause des populations au sein des institutions et auprès de
nombreuses personnalités politiques. Un travail sur les aspects
normatifs qu’il a pu imposer à la lutte contre la pollution reste
néanmoins à accomplir. De même, le sort des mineurs d’Ashio
est relativement peu connu, bien qu’ils furent probablement exposés eux aussi à la contamination dans une certaine mesure. C’est
généralement à l’occasion de l’émeute qu’ils déclenchèrent en 1907
(Ashio bôdô jiken) qu’on les évoque, mais celle-ci concerne des
questions propres à l’exploitation de la mine. Compte tenu de leur
absence dans la plupart des recherches consultées jusqu’à présent,
le concept d’« invisibilité » paraît à même de mettre en avant ces
protagonistes qui jouèrent pourtant un rôle dans l’affaire de contamination au cuivre par la mine d’Ashio. Issue de la recherche
en psychologie et en développement comportemental, la notion
d’invisibilité sociale est employée en sociologie pour traiter des
groupes sociaux victimes d’exclusion et de non-reconnaissance
(TOMÁS 2010). Il conviendrait notamment de se demander si l’audience et la visibilité que les paysans ont obtenues au moyen de la
lutte contre la mine n’ont pas relégué le sort des mineurs hors des
préoccupations de la sphère publique.
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Cyrian Pitteloud
BIBLIOGRAPHIE
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GLUCK, Carol. « Meiji et la modernité. De l’histoire à la théorie », dans
Japon pluriel 8. La modernité japonaise en perspective. Actes du 8e colloque
de la Société française des études japonaises, sous la direction de THOMANN
Bernard et BERLINGUEZ-KÔNO Noriko, Arles, Ed. Philippe Picquier, 2011,
p. 575-595.
KOMATSU, Hiroshi. Tanaka Shôzô. Mirai o tsumugu shisôjin [Tanaka
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KOMATSU, Hiroshi. Tanaka Shôzô no kindai [La modernité de Tanaka
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SHÔJI, Kichirô. Ashio dôzan kôdoku jiken [L’incident d’empoisonnement au
cuivre de la mine d’Ashio], Tôkyô, Kokusai rengô daigaku, 1982, 65 p.
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TOMÁS, Júlia. La notion d’invisibilité sociale, 2010, disponible sur le site
Research gate : http://www.researchgate.net/publication/228333139_La_
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WALTHALL, Anne. Peasant Uprisings in Japan. A Critical Anthology of
Peasant Histories, Chicago/Londres, The University of Chicago Press, 1991,
268 p.
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GRÉGOIRE SASTRE
Université Paris-Diderot – Paris 7
LE RÔLE DES AGENTS D’INFLUENCE
NON INSTITUTIONNELS EN TANT QUE GROUPE
DE PRESSION SUR LA CONDUITE DE LA POLITIQUE
ÉTRANGÈRE DU JAPON DE 1894 À 1911
Les agents d’influence non institutionnels, aussi connus
sous l’appellation tairiku rônin 1, furent parmi les intervenants
qui façonnèrent la politique étrangère japonaise de la fin du
XIX e siècle et la première moitié du XX e. Ils virent le jour durant
les années qui suivirent la restauration Meiji, et plus précisément
durant les années 1880. L’échec des insurrections, qui prirent fin
en 1877 avec la guerre de Seinan, et la mort de Saigô Takamori
(1827-1877) entraîna une remise en question des méthodes d’action
de ces militants, principalement membres de l’ordre des guerriers.
Ayant constaté la difficulté, voire l’impossibilité d’infléchir la
politique du Japon par l’action directe sur le territoire national, ils
décidèrent de développer de nouveaux moyens d’action.
C’est dans le giron du Mouvement pour la liberté et les droits
du peuple alors bourgeonnant que cette réflexion put se faire
(NAGATANIGAWA 1974). Ainsi, la Gen.yôsha, association fondamentale dans le développement de l’action des agents d’influence,
créée en 1881 à Fukuoka, se trouve être l’héritière d’une série de
structures liées à ce mouvement (GEN.YÔSHASHASHI HENSANKAI HEN 1917). La Gen.yôsha, dont les trois membres fondateurs
furent Tôyama Mitsuru (1855-1944), Hiraoka Kotarô (1851-1906) et
Hakoda Rokusuke (1850-1885), concentra son action sur la politique
étrangère japonaise. Pour faire face à la menace occidentale, ses
membres considéraient qu’il était nécessaire de mener une politique
de puissance. Aussi leurs actions eurent-elles pour objectif de renforcer la présence japonaise à l’étranger par le biais d’une politique
expansionniste. Ce positionnement invite aujourd’hui à considérer la
Gen.yôsha comme l’un des piliers de l’ultranationalisme japonais.
1. Par souci de concision, nous les nommerons « agents d’influence »
dans le reste du texte.
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Leur réflexion sur la méthode les mena à définir leur action
sur deux axes complémentaires, d’une part l’action directe hors
les frontières japonaises et d’autre part l’usage de ces actions
pour influencer les responsables politiques et militaires japonais.
Dès lors se pose la question de la réalité de cette influence : dans
quelle mesure les agents d’influence parvinrent-ils à infléchir l’action gouvernementale et militaire japonaise ? Leur influence ne
fut-elle que ponctuelle ou eut-elle des répercussions plus larges sur
la politique internationale japonaise ?
FACE À LA « QUESTION » CORÉENNE
Le nom de Gen.yôsha – qui a pu être traduit par « Société
de l’océan noir » (NORMAN 1944) – fait référence à la mer de
Genkai, qui s’étend face à Fukuoka. Il est ainsi aisé d’y voir une
référence à ce qui sépare l’Archipel du continent : ce nom tourne
résolument l’association vers l’étranger, vers le continent, et plus
immédiatement vers la Corée. Pour les agents d’influence, la
péninsule coréenne revêt une importance stratégique, car c’est
autour d’elle que se nouent les enjeux de contrôle et de puissance
en Asie de l’Est et, à travers ceux-ci, la défense de la souveraineté
japonaise contre les agressions extérieures. C’est par conséquent
autour de la Corée que les agents d’influence concentrèrent leurs
premières actions.
A la suite de l’incident de Jingo en 1882, qui vit le consul japonais fuir la Corée, Hiraoka Kôtarô mit sur pied une opération dont
le but était d’envoyer sur la péninsule un groupe d’agents d’influence pour faire pression sur les négociations entre le Japon et
la Corée (KOKURYUKAI 1937). Si cette force dérisoire parvint trop
tard au but, il s’agit là de leur première tentative pour influencer
les décisions politiques japonaises. C’est cette méthode qu’ils raffinèrent au cours des années.
L’assassinat de Kim Okkyun (1851-1894) en Chine, opposant
coréen en exil au Japon protégé par la Gen.yôsha, le 28 mars
1894, poussa l’association à tenter d’obtenir le soutien du gouvernement japonais. Matono Hansuke (1858-1917) se rendit auprès
du ministre des Affaires étrangères d’alors, Mutsu Munemitsu
(1844-1897), pour l’exhorter à entreprendre une action punitive
contre la Chine, responsable de cet assassinat. Il s’agissait ni plus
ni moins que de pousser le Japon à une guerre contre la Chine.
Cette rencontre démontre la relation de proximité entre la Gen.
yôsha et le pouvoir (G EN.YÔSHASHASHI HENSANKAI HEN 1917 :
436). Face à cette demande, Mutsu conseilla à Matono de se
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Les agents d’influence non institutionnels en tant que groupe de pression
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rendre auprès de Kawakami Sôroku (1848-1899), alors vice-chef
d’état-major de l’armée de terre. Celui-ci, proche des idées de la
Gen.yôsha, expliqua à Matono les réticences du Premier ministre
Itô Hirobumi (1841-1909) à se lancer dans un conflit. Cependant,
il ne s’opposa pas à la proposition de Matono consistant à envoyer
en Corée des agents d’influence pour déstabiliser la péninsule
et, ainsi, donner au Japon les raisons d’agir plus directement.
Cette proposition fut acceptée par Tôyama Mitsuru ainsi que par
Hiraoka, qui rendit lui-même visite à Kawakami. Selon Hiraoka,
il était de la responsabilité du Japon de régler le « problème
chinois ». Arguant que nombre de membres de la diète impériale
n’avaient pas d’opinion arrêtée concernant la politique à mener
sur le continent, Kawakami conseilla à Hiraoka de se présenter aux élections législatives à venir pour pouvoir influencer les
vues de la diète en la matière. Si ces rencontres entre agents d’influence et responsables politiques et militaires démontrent une
proximité certaine, elles posent aussi la question de l’indépendance des agents d’influence ; en tant qu’éléments libres, ils ont
pu en effet servir des intérêts particuliers, en l’occurrence ceux de
Kawakami Sôroku. Néanmoins, leurs actions tendent à montrer
qu’ils ne s’engagèrent pas dans des entreprises qui ne servaient
pas en premier lieu leur agenda personnel : l’influence, dans ce
cas, semble donc mutuelle.
L’action en Corée proposée par la Gen.yôsha fut concomitante à la montée en puissance de la révolte du Tonghak en
Corée, en 1894. En mai de la même année, un petit groupe, principalement composé de membres de la Gen.yôsha qui s’était formée à Pusan en 1893, reçut des informations concernant cette
révolte. C’est sous le nom de Tenyûkyô qu’ils rallièrent une
colonne du Tonghak le 8 juillet 1894. L’aide qu’ils fournirent fut
pour le moins faible : elle se limita à une déclaration de principes
et un peu de dynamite (HATSUSE 1980 : 43). Le Japon déclara la
guerre à la Chine le 1er août 1894 et, si le Tonghak fut bien au
centre du déclenchement du conflit, il serait hasardeux de considérer que le Tenyûkyô y contribua plus que marginalement. En
l’espèce, ce n’est cependant pas le résultat qui compte, mais plutôt la méthode employée. Celle-ci est divisée en deux étapes : il
s’agit d’abord de prendre contact avec des responsables politiques
et militaires, puis d’organiser une action de déstabilisation directement sur le terrain. L’action des agents d’influence se construisit systématiquement sur ce modèle, liant l’action politique à
l’action directe.
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FACE À LA RUSSIE
La victoire du Japon sur la Chine en 1895 lui permit d’obtenir
le contrôle de Taiwan et de la péninsule chinoise du Liaodong.
Cependant la Russie avait elle-même des vues sur cette péninsule
stratégique. Avec le soutien de l’Allemagne et de la France, elle
força le Japon à rétrocéder la péninsule à la Chine le 5 mai 1895,
dans ce qui reste connu sous l’appellation de « Triple intervention ». Par la suite, la Russie obtint de la Chine une concession
de vingt-cinq ans le 15 mars 1898. Cette action fut ressentie
comme une honte nationale. Mais plus que la colère et l’humiliation d’avoir dû s’effacer face à ces puissances, c’est la menace que
faisait maintenant peser la Russie sur le Japon qui devint le point
focal de l’action des agents d’influence. En effet, la reine Min de
Corée (1851-1895) chercha à obtenir le soutien de la Russie pour
limiter l’influence japonaise dans la péninsule. De fait, la Russie
prit la suite de la Chine dans le jeu politique coréen. Ce faisant,
elle devint le nouvel adversaire des agents d’influence.
La réaction des agents d’influence face à cette menace fut
sensible sur le terrain politique intérieur japonais comme sur le
territoire russe. L’action la plus notoire fut celle d’Uchida Ryôhei
(1873-1937), proche de la Gen.yôsha et lui aussi originaire de
Fukuoka. Au mois d’août 1895, il prit la route de Vladivostok pour
y mener une campagne de renseignement (NISHIO, UCHIDA 1978).
Au cours de ses séjours en Russie, il fit la rencontre de membres
du renseignement militaire japonais, ce qui lui permit d’approfondir ses relations avec l’armée et d’essayer de transmettre son avis
sur la réponse à donner à la menace russe.
Pour répondre de manière concertée à la « question russe »,
Uchida créa, le 3 février 1901, l’association Kokuryûkai. La création de cette association est importante pour l’action des agents d’influence en Russie : ce fut le début du resserrement des liens entre
les agents et le monde politique japonais. Cette association réalisait une forme de synthèse entre les deux versants de leur action :
elle réunissait les hommes de terrain qui travaillaient à la récolte de
fonds ou à l’organisation d’actions directes, et les cercles politiques
japonais. Inukai Tsuyoshi (1855-1932) et Nakae Chômin (18471901) en sont les membres « bienfaiteurs ». De plus, l’association se
dota de moyens d’édition et publia six revues différentes au cours
de son histoire. Certaines furent interdites comme la première,
Kaihô. Celle-ci, comme la suivante, Kokuryû, eut un tirage relativement faible (SAALER 2008), conséquence de l’esprit élitiste de ces
hommes qui ne souhaitaient s’adresser qu’à un nombre restreint de
personnes choisies pour leur influence (HATSUSE 1980).
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Ce ne furent pas les seules publications de la Kokuryûkai :
des cartes accompagnées de commentaires furent publiées ; elles
furent achetées entre autres par l’armée. Une rencontre avec le
ministre des Affaires étrangères d’alors, Kômura Jutarô (18551911), permit à Uchida d’obtenir une commande de la part de
ce ministère (NISHIO, UCHIDA 1978 : 83). Cette politique d’information avait pour objectif direct de faire prendre conscience
des faiblesses réelles de la Russie et de la réalité de son statut
dans le concert des nations (UCHIDA 1977). On voit bien dans
cette association l’interface qui se crée entre l’action sur le terrain russe et le monde politique et militaire et politique japonais.
C’est par ailleurs ce travail qui va permettre à Uchida de nouer
des contacts avec Itô Hirobumi, Konoe Atsumaro (1863-1904)
et Inoue Kaoru (1836-1915), entre autres, lors de la création de
l’Association russo-japonaise. L’un de ses présidents fut Terauchi
Masatake (1852-1919). Uchida sut faire usage de toutes ces relations par la suite.
L’immixtion des agents et de l’armée se fit aussi de plus en
plus forte à l’approche de la guerre, d’une part parce qu’ils partageaient des relations personnelles sur le terrain, d’autre part parce
que certains des officiers étaient en accord avec les positions de
la Kokuryûkai. Il y eut ainsi une influence réelle des agents d’influence sur l’armée de terre japonaise.
ANNEXION DE LA CORÉE
A la suite de sa victoire sur la Russie, le Japon se tourna à nouveau vers la question coréenne. Dans ce processus, les agents d’influence, et principalement Uchida, jouèrent un rôle central. Par le
biais du député et membre de la Gen.yôsha Sugiyama Shigemaru
(1864-1934), Itô Hirobumi prit à nouveau contact avec Uchida
pour lui proposer de l’accompagner en Corée, alors qu’il en était
nommé premier résident général. Il apparaît qu’Itô craignait de
devoir contrôler un nombre trop grand d’agents d’influence sur
le territoire coréen. Leur propension à agir selon leur agenda
propre les rendait peu désirables. Ainsi, Itô souhaitait voir Uchida
contrôler ces hommes. Uchida n’en fit rien, bien au contraire ; c’est
contre Itô et son manque d’enthousiasme quant à l’idée d’annexer
la Corée que celui-ci se retourna. Uchida accepta ainsi la proposition d’Itô (KOKURYUKAI 1966).
Arrivé en mars 1896, il construisit son influence en Corée
par le biais du contrôle de l’association politique coréenne,
l’Illchinhoe. C’est à travers celle-ci qu’Uchida mena sa campagne
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pour l’annexion de la Corée. Fondée en 1904, elle était une émanation du Tonghak. La relation entre Uchida et l’Illchinhoe débuta
alors que l’association était en difficulté, financière et judiciaire.
Uchida joua de ses relations pour obtenir de la résidence générale des financements ainsi que la fin des poursuites judiciaires
menées à l’encontre de Song. Se rendant indispensable à l’association, il en devient « conseiller » le 9 octobre 1906. En réalité,
il jouissait du contrôle de l’association et, à ce titre, entreprit d’en
faire un acteur de premier plan de la politique coréenne. Pour ce
faire, Uchida eut recours à Sugiyama qui, depuis Tôkyô, appuya
sa position auprès de membres du Genrô-in tels que Yamagata
Aritomo (1838-1922). En somme, l’influence projetée par Uchida
remonta au sommet de l’Etat japonais. Ainsi, lors de la visite
d’inspection de Terauchi Masatake en Corée, Uchida fit en sorte
qu’il rencontre les dirigeant de l’association.
Les manœuvres d’Uchida permirent à l’Illchinhoe d’accéder
à des postes de ministres au sein du gouvernement coréen. Le but
de cette opération était de pousser le roi à l’abdication 2. En situation de force, Uchida s’opposa directement à Itô Hirobumi sur la
question de l’annexion de la Corée. Dans cette lutte politique, il
mit une fois encore à profit les réseaux de la Gen.yôsha, réclamant
aux Genrô Yamagata et Katsura Tarô (1848-1913) de faire pression sur Itô. Durant l’année 1908, Uchida tenta de pousser Itô à la
démission. Le gouvernement japonais de Katsura articula sa politique coréenne autour de l’annexion prochaine de la Corée, ce qui
provoqua la démission d’Itô en juin 1909.
L’étape suivante fut de pousser le gouvernement coréen à
réclamer de lui-même l’annexion de la Corée par le Japon. Il joua
de ses relations pour parvenir à ses fins ; ce fut encore les événements qui lui en offrirent l’opportunité. Le 26 octobre 1909, Itô
fut assassiné en gare de Harbin par un indépendantiste coréen.
De retour à Tôkyô pour les funérailles, Uchida se servit de
membres de la Kokuryûkai présents dans des journaux pour lancer une campagne de presse en faveur de l’annexion. En Corée,
Yi Yongggu (1868-1912), en tant que président de l’Illchinhoe,
transmit à l’empereur de Corée, au résident général de Corée ainsi
qu’au Premier ministre coréen, une « pétition » concernant la
« fusion » nippo-coréenne (HAN SAN-IL 1984). La pétition, cependant, ne fut pas rédigée par des Coréens, mais à Tôkyô, dans les
locaux de la Kokuryûkai. Elle ne fut d’ailleurs transmise à Yi que
trois jours avant qu’il ne la fasse parvenir à qui de droit.
Cependant, toute à ses tractations en haut lieu, l’Illchinhoe ne
jouissait que d’une assise très faible au sein de la société coréenne,
2.
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A la suite de l’incident de la Haye, l’empereur abdique le 18 juillet 1907.
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ce qui montre une des limites de l’action des agents d’influence.
Ainsi, la « pétition » fut très mal reçue par la population et le
gouvernement. L’annexion fut décidée lors du conseil de cabinet
le 6 juin 1909 et signée le 22 août 1910 par le Premier ministre
coréen Yi Wang-yong (1858-1926) et le nouveau résident général
de Corée Terauchi. Pour Uchida, par contre, la méthode employée
démontra son efficacité, tant que celle-ci était couplée avec le soutien de responsables politiques et militaires.
UNE CHINE CENTRALE
La Chine fut centrale dans le dispositif mis en place par les
agents d’influence. Le rapport du Japon à la Corée se construisit en effet dans une évidente rivalité avec la Chine, autant que
la relation avec la Russie, dont l’antagonisme doit grandement
à l’intérêt que celle-ci portait à la Corée et aux territoires sous
contrôle chinois tels que la Mandchourie. Qu’il s’agisse de la première guerre sino-japonaise, de la guerre russo-japonaise ou de la
question mandchoue, les agents d’influence ont systématiquement
mené des actions sur le territoire chinois dans le but d’influencer
les décideurs japonais.
En septembre 1890 est inauguré le Centre de recherche sur
le commerce sino-japonais (I NOUE 1910). A l’origine du projet
se trouve Arao Sei (1859-1896), qui avait précédemment opéré
en Chine avec un groupe d’agents d’influence en tant qu’agent de
renseignements pour le compte de l’armée de terre japonaise. Ce
centre avait pour objectif de former de jeunes gens aux us et coutumes chinois pour étendre l’influence japonaise sur place. S’il
ne survécut pas à la guerre sino-japonaise, il se trouve être l’embryon sur lequel se construisit la Société est-asiatique de la culture
commune, Tôadôbunkai (ZHAI 2001). Fondée en 1898, elle est un
bon exemple des liens qui unirent le monde politique japonais et
les agents d’influence, car ses rangs comptèrent nombre de personnalités de premier plan. Konoe Atsumaro (1863-1904) en fut le
premier président. Cette association avait pour objet la formation
de jeunes gens et servait un agenda politique partagé par la Gen.
yôsha, les disciples d’Arao et les responsables politiques qui en
étaient membres.
Il était à leurs yeux nécessaire de « forcer » la Chine
à entreprendre des réformes de grande ampleur. La même
année, Kang Youwei, qui prit part à la fondation de la société
(ZACHMAN 2011), entreprit de réformer l’administration chinoise,
mais échoua. Miyazaki Tôten (1871-1922), agent d’influence, fut
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financé par le ministère des Affaires étrangères et permit la fuite
de Kang au Japon (TOTEN 2005). Par la suite, Tôten, et avec lui
la Gen.yôsha, vint en aide à Sun Yat-sen (1866-1925). L’objectif,
là encore, était de réformer la Chine pour servir les intérêts japonais 3. Lorsque éclata la révolution chinoise de 1911, Uchida n’eut
de cesse de chercher des soutiens financiers, politiques et militaires pour soutenir Sun Yat-sen en même temps qu’il espérait le
tenir redevable de cette aide et, par conséquent, mener une politique en accord avec les intérêts japonais en Chine.
CONCLUSION
La question du rôle des agents d’influence non institutionnels dans la politique internationale japonaise est une question
complexe qui « ne peu[t] s’accommoder d’une réponse simple ».
S’il est certain qu’ils jouèrent un rôle de premier plan dans les
menées japonaises en Asie, leurs succès furent pour le moins
circonstanciels, comme le montre le cas de la Chine. En effet,
les autorités japonaises agirent sans tenir compte de la position de ces agents : au grand dam d’Uchida, le Premier ministre
Ôkuma Shigenobu (1838-1922) soutint Yuan Shikai (1859-1916).
Cependant, le cas de la Chine était autrement plus complexe que
celui de la Corée, car il était nécessaire de composer avec les politiques des puissances occidentales, ce qui limitait grandement
la marge d’action japonaise. Aussi, lorsque des événements tels
que la Première Guerre mondiale créèrent un vide de puissance
en Asie, des agents purent tenter une action visant à donner au
Japon le contrôle de la Mandchourie avec la participation de l’armée de terre et le soutien tacite du gouvernement 4. L’action de ces
hommes constituait l’extrême du spectre politique concernant la
politique internationale du Japon. Les liens qu’ils surent tisser avec
le personnel politique et militaire japonais leur permirent d’acquérir une influence indéniable. L’incident de Mandchourie de 1931
partage ainsi beaucoup des méthodes et des idées portées par les
agents d’influence. Le projet politique porté par la Gen.yôsha possède nombre de similitudes avec celui qui mena le Japon à la création de la Sphère de coprospérité de la Grande Asie.
3. En l’espèce, Miyazaki Tôten est un cas à part.
4. Premier mouvement d’indépendance de la Mandchourie et de la
Mongolie en 1913, et Second mouvement d’indépendance de la Mandchourie et
de la Mongolie en 1915 (HATANO 2001).
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MARGES SOCIALES ET POLITIQUES
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FRÉDÉRIC ROUSTAN
Aix-Marseille Université, Aix-en-Provence
Institut de recherches asiatiques (IrAsia-UMR 7306)
DISCOURS CATÉGORIELS ET ENJEUX
DE LA NOTION DE MÉTISSAGE DES POPULATIONS :
LE CAS DES INDIVIDUS NÉS
DE COUPLES NIPPO-PHILIPPINS
Depuis la fin des années 1970, nous observons une diversification ethnique 1 de la société japonaise, certes limitée, mais
réelle, due principalement à l’accroissement d’une présence de
non-nationaux résidant durablement dans le pays (KOMAI 1994 :
46-85). Des diverses interactions entre la société d’accueil et les
populations de migrants nous retiendrons que les contacts intimes
entre étrangers et Japonais ont favorisé la naissance d’enfants
catégorisés comme « métis 2 » (OKAMURA 2013 : 23-47) ayant
potentiellement la nationalité japonaise et représentant plus de
20 000 naissances par an 3.
A l’encontre des discours essentialisant les étrangers, depuis
quelques années, des groupes de jeunes tels que le « Hâfu project » (2008, Tôkyô) se réapproprient et revendiquent la catégorie médiatique et populaire de hâfu (de l’anglais half) en usage
depuis les années 1970, ou en créent de nouvelles comme mixroots 4. Néanmoins, la pratique de ces catégories se limite souvent à des individus nés de couples occidento-japonais alors que
70 % des enfants nés au Japon d’un couple Japonais/ étranger
ont leur parent non japonais originaire d’un pays d’Asie 5
(TAJIMA 1998).
1. Voir le site du ministère de la Justice. Mots clés : moj, betsu gaikokujin
tôroku shasû, suii.
2. Catégorie utilisée pour tout individu né d’un parent japonais et d’un
parent étranger. Il existe une trentaine de termes pour les qualifier. Les plus
communs sont konketsu et hâfu.
3. Voir le site du ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales
(ensuite MSTA). Mots clés : fubo, kokuseki betsu, suii09.
4. Promue par le « Mixed-roots Japan » (depuis 2006, Kôbe).
5. Voir le site du MSTA. Mots clés : fubo, kokuseki betsu, suii09.
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Il y a peu, Akimoto Sayaka, une vedette télévisée dont la
mère est philippine, déclarait que les hâfu nippo-philippins
étaient différents des autres (AKIMOTO 2014), rappelant ainsi les
liens entre l’expérience du métissage et la trajectoire migratoire
de leurs parents. Depuis les années 1990, un grand nombre de
Nippo-Philippins ont fait l’objet d’attentions particulières, avec la
production de discours et de catégorisations spécifiques. D’après
l’estimation des ONG d’aides aux enfants nippo-philippins, ils
seraient plus de 300 000 individus (ERPELO 2009 : 7). La parenté
philippine de ces acteurs provient en grande partie d’un phénomène migratoire qui débute vers la fin des années 1970 et
composé de femmes à environ 80 % 6, un phénomène qui fut rendu
possible par l’invention d’un visa dit spectacle ou kôgyô biza.
Fruit d’un terrain réalisé entre 2010 et 2013 au sein du laboratoire de sociologie transnationale de l’université de Hitotsubashi,
j’analyse ici le processus catégoriel touchant ces populations à partir du début des années 1990.
REPRÉSENTATIONS TÉLÉVISUELLES
La télévision est la première à aborder le sujet de ceux qu’elle
ne qualifie pas de hâfu mais de Nippi konketsuji [métis nippophilippin], appellation qui reprend le terme fortement connoté de
konketsuji, tout en précisant les origines ethniques du mélange.
Focalisant son attention sur l’aspect le plus médiatique du phénomène, entre avril et septembre 1988, la chaîne FujiTV dans le
programme News Busters (GUNJI 1996 : 14-17) présente une série
de reportages intitulée Nippi konketsuji mondai [La question des
métis nippo-philippins] qui fait découvrir au grand public japonais l’existence « problématique » de cette population de métis. De
façon notable, les exemples présentés ne prennent pas place dans la
société japonaise mais aux Philippines. Le programme met en place
les grandes lignes qui structureront le discours médiatique pendant
la décennie 1990 : les Nippi konketsuji sont des enfants d’entertainer (avec un sens de prostituée), vivant dans la misère, avec un père
japonais absent, et ne possédant pas la nationalité japonaise.
Les Nippo-Philippins réapparaissent ensuite à la télévision
japonaise en 2009 dans le drama « Smile » sur TBS, dans lequel
l’acteur Jun Matsumoto joue le rôle d’un Nippo-Philippin vivant
au Japon. Au-delà de l’histoire, ce qui est remarquable dans ce
6. Les Philippins représentent 10 % de la population étrangère du Japon.
Voir le site http://www.e-stat.go.jp, avec les mots clés tôroku gaikoku hito tôkei
pour les années 2006, 2008, 2011.
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programme est le fait que, pour les besoins du drama, l’acteur a
été grimé pour que sa couleur de peau soit artificiellement foncée
« pour faire philippin ».
Plus récemment, d’octobre 2012 à mars 2013, dans le drama
de la NHK « Jun to Ai » un personnage de jeune femme nippophilippine est représenté. Cette fois-ci, le rôle est tenu par
une Japonaise de mère philippine et de père japonais, Maryjun
Takahashi. Or, si pour son travail de mannequinat elle est représentée avec la peau claire 7, pour le drama elle a été représentée
avec la peau très foncée. Pour compléter la catégorisation, son personnage a été abandonné par ses parents, travaille dans un bar
à hôtesses et tombe enceinte à cause de l’un de ses clients. Nous
retrouvons là l’essentiel des stéréotypes qui ont été appliqués aux
femmes philippines migrantes au Japon.
Les constructions visuelles et comportementales à la
télévision des individus nippo-philippins fixent des stéréotypes
racialisés, qui font ressortir le côté étranger des individus représentés. La couleur de la peau joue un rôle distinctif, qui clairement
établit une dichotomie avec la catégorie des hâfu car, quand les
médias veulent représenter un individu dont l’un des parents est
philippin, ils créent visuellement une catégorie spécifique.
Entre la première apparition en 1988 et les drama des
années 2010, d’autres acteurs interviennent dans le processus de
catégorisation de ces individus.
LES ASSOCIATIONS D’AIDE
Une des conséquences de la médiatisation va être la création
d’une première association japonaise spécialisée dans l’aide aux
enfants de parents nippo-philippins en 1993 : le JFC Bengodan
[The Lawyers’ Association for Japanese Filipino Children].
C’est une association d’avocats bénévoles qui inaugure une nouvelle catégorie : Japanese Filipino Children 8 (JFC). Devenue le
JFC Network, elle a depuis 2006 le statut d’ONG au Japon 9 et
concentre son activité à rechercher les pères des enfants, à leur
faire reconnaître l’enfant et à le faire inscrire sur le registre familial, et si possible à obtenir un soutien financier.
Matsui Yayori (1934-2002), féministe engagée, essayiste et
journaliste du Asahi en est l’un des membres fondateurs. C’est elle
7. Voir sur Internet avec les mots clés : official, ameba, maryjun / cancam.tv, archive.org, maryjun.
8. Entretiens avec Itô Rieko, présidente du JFC Network, Tôkyô, 10 mai 2011.
9. Idem.
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qui est derrière la création de la catégorie de JFC, supposée valorisante 10 et évocatrice du biculturalisme (KOKUSAI KODOMO KENRI
SENTÂ 1998 : 12). JFC est créée contre l’appellation de Nippi konketsuji ou son équivalent philippin Japino, jugés discriminants.
L’usage de cette catégorie est adopté par les autres associations qui
s’investissent ensuite dans les mêmes actions comme le Kokusai
kodomo kenri sentâ en 1994, ou aux Philippines, DAWN créé en
1996 et le Batis Center for Women créé en 1988.
Pour faire connaître leurs actions, les associations publient
dans les années 1990 divers ouvrages dans lesquels le choix de la
catégorie JFC y est explicité et le terme défini de façon ouverte
comme des individus de père japonais et de mère philippine,
précisant aussi que parmi eux certains ont été abandonnés par
leur parent japonais (MATSUI 1998 : 2). Néanmoins, les exemples
présentés dans le corps des ouvrages n’exposent que des cas
d’individus paupérisés, abandonnés par leur père, et vivant à
Manille. Parfois, les JFC sont labélisés comme un « problème
de société » dont les mères sont exclusivement des entertainer
(JÔ 1999 : 5-7), travail généralement assimilé à la prostitution
au Japon. Dans ces exemples comme dans les autres publications des associations, la catégorie de JFC se limite à décrire
une population marginalisée. Les associations exposent la réalité
des existences de familles monoparentales dans leurs diverses
communications au public mais, de fait, le discours sur ces métis
est fixé sur une situation bien précise. Ainsi disparaissent les
individus et les familles nippo-philippines résidant au Japon,
ainsi que celles qui ont connu une trajectoire autre que la marginalisation. Cependant, les Nippo-Philippins sont de plus en plus
présents au Japon, de plus en plus visibles aussi, poussant les
associations, japonaises ou philippines, à adapter leur activité et
à s’investir également, depuis le milieu des années 2000, dans
des actions au Japon. Les catégories comme JFC sont étendues
dans la pratique aux individus vivant au Japon, englobant une
population très diverse de nationaux japonais et philippins. Or,
cette catégorie voulue valorisante fonctionne comme une frontière symbolique et exprime une gradation dans l’appartenance
au national. Si JFC 11 est un moyen d’empowerment des individus dans la société philippine, il agit comme un stigma dans la
société japonaise (SUZUKI 2002 : 187).
10. Comme souvent, le recours à l’anglais fonctionne comme un processus
d’euphémisation d’une réalité délicate à dire.
11. En dehors de JFC, notons l’existence du terme de shin-nikkeijin utilisé
par des associations aux Philippines depuis le milieu des années 2000. Voir
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Pour faire connaître la situation des Nippo-Philippins, outre
des colloques annuels 12, les ONG tentent de mobiliser l’opinion à
travers la presse.
LES NIPPO-PHILIPPINS DANS LA PRESSE
Ainsi, la presse commence à s’emparer du sujet à partir du
début des années 1990 13. La terminologie utilisée varie et évolue en fonction des titres de presse. Les journaux utilisent dans
un premier temps le terme de Nippi konketsuji [métis nippophilippin], que certains remplacent par celui, censé être moins
discriminant, de Nippi kokusaiji [enfant international nippophilippin], puis, à partir de 1994, par JFC. Or, quels que soient
les termes employés, le catégoriel reste le même.
Il nous semble que la presse enferme les individus dans une
définition historiquement associée à la catégorie de métis en les
marquant comme « problème de société », « bâtard », ou encore
« enfant de prostituée ». De plus, la quasi-totalité des articles
consultés entre 1985 et 2012 parlent d’individus présents aux
Philippines. A les lire, il semble que les Nippo-Philippins soient
absents du Japon. Les quelques articles évoquant leur présence
dans la société japonaise affirment d’ailleurs que la majorité de
ces enfants sont « sans nationalité 14 ». Peu d’informations sont
fournies, à commencer simplement par leur nombre, et leurs
tentatives pour rencontrer leur père sont rarement évoquées. Le
processus catégoriel exclut clairement ces enfants de la société
japonaise et contribue à les penser comme non japonais. De plus,
la presse n’utilise pas la catégorie à la mode de hâfu pour désigner ceux qu’ils appellent JFC. Nous retrouvons là la distinction
évoquée dans l’analyse des drama mettant en scène des NippoPhilippins.
Ainsi, la presse japonaise, dans son utilisation des catégories,
participe à un processus de stigmatisation des individus nippophilippins vivant au Japon, même si le but originel est de soutenir
les associations.
12. Par exemple le Nippi shônen kôryû shinpojiumu, 26 octobre 1997.
13. D’après l’analyse des articles de l’Asahi et du Yomiuri entre 1985 et
2013. Le premier article est daté du 24 mars 1991, dans l’Asahi shinbun.
14. Asahi shinbun, articles des 22 et 24 novembre 1994, 5 août 1995.
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CATÉGORISATIONS ET TRAVAUX ACADÉMIQUES
Dans les travaux académiques aussi, la catégorie de JFC a été
la plus communément utilisée pour parler des individus nés de
couple nippo-philippins, mais depuis peu, cela fait débat.
Il faut attendre 2010 pour voir sortir une série de travaux dont
le thème principal est consacré aux Nippo-Philippins. Dans un
premier temps, ces travaux sont le fait des chercheurs qui travaillent depuis longtemps sur l’immigration des femmes philippines et qui bien souvent sont investis dans des associations de
soutien à ces femmes. Suzuki Nobue est dans ce cas. Dans son
article sur le changement de la loi sur la nationalité, en 2008, à
la suite de l’obtention de la reconnaissance par l’Etat japonais de
l’effectivité de la nationalité d’enfants de parents nippo-philippins
(SUZUKI 2010 : 31-50), elle choisit d’utiliser JFC, contrairement sa
position antérieure (SUZUKI 2002 : 187). Si l’auteure reconnaît que
cela induit aussi une catégorisation, elle se justifie par le fait que
ses informants l’utilisent, en omettant de mentionner que la catégorie a été créée par l’ONG qui a mené le combat juridique et qu’il
existe un processus de production de JFC par cette même ONG.
En 2011, Hara Megumi, une doctorante de l’université
d’Ôsaka, publie un article (HARA 2011 : 4-25) dans lequel elle
conteste l’utilisation de JFC qu’elle considère comme porteuse de
stigma, s’opposant en particulier à Ogaya Chiho 15, principale promotrice de la catégorie dans le milieu académique. Ogaya répond
l’année suivante (OGAYA 2012 : 29-40) en redonnant une définition large de JFC, catégorie qu’elle qualifie de transnationale. Elle
réaffirme son utilité comme un outil d’empowerment, reprenant
ainsi le discours des ONG, dont elle est aussi un membre actif.
Sur le plan académique, elle prône, afin de déconstruire les stéréotypes, le développement de JFC kenkyû. Notons que ce débat sur
les catégories, les stigma qu’ils véhiculent, leur performativité et
leur réappropriation par certains acteurs comme outil d’empowerment est similaire au débat qui existe sur l’utilisation de la catégorie de hâfu, mais évoluent tout deux dans des mondes distincts.
Depuis le début des années 2000, la question des catégories
apparaît systématiquement dans chacun des travaux consultés, permettant de voir apparaître au fil du temps une certaine démarcation
entre chercheurs très investis dans les actions des ONG et ceux
plus critiques vis-à-vis des catégories utilisées par ces derniers.
Enfin, nous compléterons cette réflexion en évoquant les
usages faits des catégories par les principaux acteurs concernés,
les métis eux-mêmes.
15. Maitre de conférence à l’Université nationale de Yokohama.
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USAGES DES CATÉGORIES PAR LES MÉTIS
Lors de nos enquêtes 16 avec des individus nés et éduqués au
Japon, aucun n’a utilisé JFC pour se définir. Les acteurs interrogés
choisissent majoritairement leur nationalité, hormis certains adolescents et jeunes adultes qui utilisent hâfu en justifiant leur choix
par l’image populaire des idols appartenant à cette catégorie. En
effet, si l’image des hâfu est actuellement assez positive dans la
société japonaise, le rattachement à une origine philippine est au
contraire source de marginalisation.
A l’inverse, pour les métis récemment immigrés au Japon,
étant généralement venus grâce à l’aide d’une ONG, ils utilisent
JFC conformément à l’usage enseigné par cette dernière. Parmi
eux, nous pouvons citer aussi le cas d’une jeune adulte métisse,
ancienne présidente de l’association philippine d’aide aux NippoPhilippins Batis Yoghi 17 qui ne considérait pas les NippoPhilippins comme appartenant à la catégorie hâfu qu’elle associait
aux métis de parenté occidentale, pour des raisons similaires à
celles d’Akimoto Sayaka. Comme cela a été évoqué dans l’analyse
des travaux de chercheurs, les ONG présentes aux Philippines 18
construisent l’appartenance des enfants et adolescents à cette
catégorie par le biais de diverses activités (ERPELO 2009 : 73-75,
GARCIA 2010) à des fins d’empowerment, mais aussi pour leur permettre d’accroître leurs chances d’obtenir un visa ou la nationalité
japonaise (KONDO 2012 : 3).
Ainsi, nous observons une différence d’auto-catégorisation
entre les métis qui ont vécu la majeure partie de leur vie au Japon
et qui s’assimilent aux hâfu, catégorie qu’ils perçoivent comme
étant positive, et les newcomers, qui utilisent JFC, forme d’empowerment aux Philippines, mais qui dans la société japonaise est
porteuse de stigma.
CONCLUSION
La situation des Nippo-Philippins dans la société japonaise
n’est ni homogène ni statique. Malgré une grande similitude dans
les trajectoires des mères, la diversité des situations rencontrées
conteste l’existence d’une catégorie telle que Japanese-Filipino
16. Réalisées à partir de questionnaires et d’entretiens à Tôkyô et Nagoya
entre 2010 et 2013, avec 46 personnes.
17. Entretien, Tôkyô, 4 mai 2012. Batis Yoghi est une section du Batis
Center for Women, Manille.
18. Observations, Maligaya House, Manille, septembre 2011.
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Frédéric Roustan
Children comme un groupe unique essentialisable. Les catégories
utilisées par les ONG et la presse révèlent un écart entre l’objectif
et la pratique, entre le Japon et les Philippines. La limite des catégorisations se fait aussi sentir dans la production académique, les
chercheurs proches des ONG évitant un travail de déconstruction
et s’empêchant de voir les phénomènes racialisant créés.
La catégorie de JFC montre un des aspects de la complexité de
la question du métissage si l’on considère l’échelle transnationale.
Cependant, si les individus nippo-philippins ont longtemps été
dépendants de supports extérieurs qui leur assignaient une identité
dans un objectif très précis, nous constatons que les jeunes NippoPhilippins commencent à s’organiser entre eux et à construire des
ponts avec d’autres populations métisses, devenant peu à peu plus
acteurs de la production de discours les concernant.
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hâfu to wa chigau” » [Par le passé, j’ai souffert de préjudices en tant que hâfu
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SHIMOSAKAI MAYUMI
Université d’Orléans
LA LITTÉRATURE « ZAINICHI » EXISTE-T-ELLE ?
La littérature « zainichi » existe-t-elle ? La question est posée
quelque peu brusquement, cependant, ce débat existe depuis la
naissance de la littérature des Coréens au Japon (zainichi chôsenjin bungaku) et demeure fondamental. En effet, il nous semble
légitime de poser les questions suivantes : L’écriture coréenne
dans la littérature de langue japonaise s’impose-telle comme une
évidence ? En quoi diffère-t-elle, au niveau littéraire, de la littérature japonaise ? Si la littérature des Coréens au Japon se distingue
de la littérature japonaise, comment cette différence apparaît-elle ?
LA NAISSANCE D’UNE LITTÉRATURE
Sans trop nous attarder sur le sujet, nous abordons l’histoire
de la littérature de langue japonaise écrite par des écrivains
coréens. Les premiers ouvrages ont commencé à apparaître dans
les années 1930, pendant la période coloniale. Cependant, le
nombre de publications a sensiblement augmenté après la défaite
du Japon et l’indépendance de la Corée. D’après Isogai Jirô,
l’apparition de « la littérature des Coréens résidant au Japon »
et son établissement se situent vers le milieu des années 1960
(ISOGAI 2004 : 12). Cette période a coïncidé avec celle de l’installation durable des Coréens au Japon. Entre les années 1970 et
le milieu des années 1980, plusieurs écrivains coréens de langue
japonaise ont obtenu des prix littéraires et leur existence est
alors largement reconnue. Depuis le milieu des années 1980, les
écrivains appartenant à une génération plus jeune publient des
romans éloignés de la thématique « classique » de cette littérature
qui se concentre sur la patrie ou l’identité. Isogai appelle cette
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Shimosakai Mayumi
nouvelle littérature, « littérature des zainichi » (zainichi bungaku), pour la distinguer des œuvres des générations précédentes.
Avec la publication de l’anthologie de la littérature « zainichi »
en vingt-cinq volumes en 2006, cette littérature s’impose comme
une littérature à part entière.
Le fait de classer la littérature des Coréens résidant au Japon
comme « littérature japonaise », ou bien comme « littérature
coréenne » fait l’objet d’un débat depuis sa genèse (ISOGAI 2004 :
14). En effet, à cause de la situation particulière de cette littérature, la question de son appartenance nationale se pose inévitablement. L’utilisation de la langue de l’ancien colonisateur oblige
les écrivains coréens à une constante remise en question de leur
écriture. Cette « anomalie » est pour certains la preuve du fait que
cette littérature est en sursis. Le premier écrivain étranger lauréat
du prix Akutagawa, Yi Hoe-seong affirme dans un entretien que
la littérature de langue japonaise par les immigrés coréens a pour
destin de disparaître. Pour cet écrivain, les écrivains coréens résidant au Japon retourneraient en Corée une fois la réunification
des deux Corées réalisée, écriraient en coréen et feraient partie
de la littérature coréenne. Il affirme ainsi que la disparition dans
un futur proche de la littérature des Coréens au Japon est même
souhaitable (YI et ODA 1972 : 192).
Par ailleurs, Kim Seok-peom tente de retourner cette situation
et de tirer une force régénératrice de cette contradiction imposée
aux écrivains coréens au Japon. Il écrit ainsi (KIM 1976 : 53-54) :
On considérait jusque-là que la littérature des Coréens résidant
au Japon faisait partie de la littérature japonaise et était de la même
nature que les œuvres écrites par les écrivains japonais. Cependant,
je pense que si l’on ne crée pas une littérature à la fois particulière
et originale, mais également porteuse d’un certain universalisme,
on ne peut en garantir la liberté et l’autonomie. Il m’est ainsi arrivé
de dire, à un moment donné, que c’était une littérature de langue
japonaise (nihongo bungaku), et non la littérature japonaise (nihon
bungaku) et que c’est une littérature particulière. Je voudrais que la
littérature des écrivains coréens au Japon soit une littérature particulière au sein de la littérature de langue japonaise.
Dans la situation paradoxale dans laquelle il s’est trouvé du
fait de l’histoire coloniale, Kim Soek-poem cherche alors une possibilité littéraire tout en sachant que son entreprise est loin d’être
idéale. En effet, l’histoire coloniale entre la Corée et le Japon
le poursuit. De plus cette situation est accentuée par la position
dominante de la littérature japonaise qui jouit, du fait de son
ancienneté, d’une prédominance incontestable. Kim Soek-poem
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La littérature « zainichi » existe-elle ?
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affirme que la littérature des Coréens est considérée par les critiques comme une littérature située au rang le plus bas de la littérature japonaise. D’après lui, la reconnaissance de cette littérature
par les intellectuels japonais est le fruit d’un sentiment de culpabilité découlant du colonialisme fortement teinté d’une conviction inconsciente de la nette supériorité de la littérature japonaise
(TAKEUCHI 2013 : 232).
Nous constatons ainsi que la construction de la littérature des
écrivains coréens résidant au Japon n’est pas née du simple hasard,
mais d’une volonté déterminée. Les écrivains étaient précisément
à la recherche d’une nouvelle identité littéraire au sein de la littérature de langue japonaise. Comme le signale Takeuchi Emiko,
avant même l’apparition des études postcoloniales, Kim Soekpoem commença à employer le terme de « littérature de langue
japonaise » ; ce terme aujourd’hui pleinement reconnu par les critiques était inconnu dans les années 1970.
La crainte d’être classé dans la sous-catégorie d’une grande
littérature hante également Yang Sok-il qui manifeste son désir
de ne pas être enfermé dans la catégorie « écrivain zainichi »
(YANG 1999 : 232-233) :
Je suis Coréen du Japon (zainichi chôsenjin), mais je n’ai
jamais aimé, et ce depuis mes débuts, être classé dans la catégorie
« Coréens du Japon ». Car, le fait que je sois coréen est une évidence. Juger mon écriture à travers le prisme réservé aux Coréens du
Japon, alors que je n’ai aucun doute sur mon origine, risque de pousser à négliger une question fondamentale concernant également les
Coréens du Japon : la raison d’être de tout être humain. Or, ce type
de critique biaisée est clairement généralisé. Je refuse à la fois la
déviation et la généralisation de la littérature des Coréens au Japon.
Yang Sok-il, qui a commencé à publier dans les années 1980,
insiste nettement sur la création d’une nouvelle littérature.
Cependant, il met en exergue, tout comme Kim Soek-poem, la
nécessité de la quête de l’universel, partant d’une littérature
mineure.
Kawamura Minato affirme que la littérature des Coréens au
Japon est bâtie sur un paradoxe fondamental : écrire en japonais
au Japon tout en soulignant son appartenance à la Corée. Pour ce
critique, la reconnaissance obtenue par cette littérature au sein du
milieu littéraire au Japon réside justement sur cette position ambiguë (KAWAMURA 1999 : 22-23) :
La littérature des Coréens au Japon n’est ni une littérature
coloniale, ni une littérature ethnique, ni une littérature d’exil. Elle
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exprime une position, une situation, une condition des Coréens au
Japon. En même temps, elle se situe à une frontière et dévie de la
nation ou de l’ethnie et par là même elle symbolise une existence
fragile et excitante.
La littérature « zainichi » nous invite ainsi à dépasser le cadre
des littératures existantes et à dépasser le schéma classique des
littératures « nationales ».
UNE ÉCRITURE À PART ?
Si l’existence de la littérature « zainichi » semble évidente,
découle-t-elle simplement de la nationalité des écrivains ? La
particularité de cette littérature est-elle perceptible au niveau de
l’écriture ? Afin d’élucider ces questions, deux romans semblent
intéressants comme objets d’analyse. Il s’agit de L’Opéra des
gueux de Kaikô Takeshi publié en 1956 et Parier la nuit de Yang
Sok-il publié en 1994. Ces deux romans abordent un sujet identique, mais l’un a été écrit par un écrivain japonais tandis que
l’autre l’a été par un écrivain coréen.
L’intrigue de ces deux romans porte sur un fait réel dans le
Japon des années 1950. En 1870, le gouvernement japonais a fait
construire un arsenal à Ôsaka (Ôsaka hôhei kôshô). Agrandi
à plusieurs reprises, ce vaste lieu regroupe plusieurs usines.
Celui-ci est bombardé et détruit peu avant la fin de la Seconde
Guerre mondiale. Après la guerre, l’arsenal est abandonné par
le gouvernement japonais. Les gens pauvres venus habiter à côté
des usines en ruine commencent à déterrer la ferraille, disponible en grande quantité, afin de subvenir à leurs besoins. La
police essaie de traquer ces voleurs du patrimoine national et
le combat entre ces gens appelés « les Apaches » et les forces
de l’ordre dure jusqu’à ce que ces dernières parviennent à les
disperser.
Chez Kaikô Takeshi, l’intrigue se déroule autour du personnage central qu’est Fukusuke, un clochard affamé et repéré par la
femme de son futur chef pour faire partie des « Apaches ». Ni son
origine, ni son âge, ni son passé ne sont évoqués dans ce roman.
Les seules informations que le lecteur possède sont son prénom
écrit en katakana et son état de clochard. L’écriture en katakana
de son nom laisse supposer que ce nom n’est pas celui du registre
officiel de l’état civil. Ce personnage sans racine est en fait un
personnage parfait pour intégrer les « Apaches ». Ces derniers
sont décrits ainsi par le chef (KAIKÔ 1985 : 45) :
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Alors, Faut que je t’dise, mon gars…, fit-il, ici, c’est la famille
du tout-venant. On est des Coréens, des Japonais, des gens d’Okinawa, des pas-de-frontières ; les impôts, ça n’existe pas, l’état civil,
on sait pas ce que c’est. Pas de trente-huitième parallèle pour les
Coréens de chez nous. Y a des cambrioleurs comme y a des voleurs
de bicyclettes, des casseurs en cavale et de (sic) immigrés clandestins, et même un ancien mineur viré pour fait de grève.
Les « Apaches » sont présentés comme des exclus de la
société, et ce quelle que soit leur nationalité. La communauté qui
s’est formée près des ruines de l’arsenal n’est pas décrite comme
intrinsèquement coréenne, a contrario du roman de Yang Sok-il.
Le lecteur devine cependant qu’une partie des « Apaches » est
coréenne sans que ce fait soit clairement explicité. Par exemple, le
chef de Fukusuke s’appelle Kim, patronyme explicitement coréen.
Les personnages tels que Gon ou Aomori ont un problème pour
s’exprimer en japonais. Ou encore, les spécialités culinaires présentées dans le roman sont coréennes. Kawamura Minato considère que le choix de Kaikô de ne pas décrire les « Apaches »
en tant que communauté coréenne dénote une volonté de créer
un univers apatride. Dans cet univers, la langue commune est la
langue créole « apache » (KAWAMURA 1999 : 217).
A travers l’univers des « Apaches » de Kaikô, transparaissent
plus particulièrement l’orgueil du Japon impérial ainsi que la
décadence et la dégénérescence de la société japonaise d’aprèsguerre. Le lieu de besogne des « Apaches » est présenté ainsi
(KAIKÔ 1985 : 25) :
Déjà ravagé par des bombardements répétés, celui-ci reçut un
coup de grâce le quatorze août mille neuf cent quarante-cinq : la
veille même de proclamation impériale de la fin des hostilités, en
plein jour de surcroît, il était anéanti par une effroyable attaque.
Ainsi que l’ont révélé de nombreux documents rendus publics,
plus d’une semaine avait déjà passé depuis qu’avait été acceptée
la Déclaration de Potsdam. Comme quoi l’on est en droit de voir
dans ces gigantesques décombres l’image même, dans toute sa
crudité, de l’orgueil démesuré, des tergiversations des politiciens
de la clique militaire et de l’empereur. Combien réchappèrent des
soixante-dix mille travailleurs embrigadés ? On l’ignore, mais imagine sans peine le nombre de foyers de la ville et de sa banlieue où
ne rentrèrent pas ceux qu’on attendait, au soir de ce quatorze août,
tous les pères et les époux, les frères et les sœurs dispersés aux
quatre horizons ce jour-là, sacrifiés inutilement à la plus folle, à la
plus stupide des vanités.
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Les « Apaches » sont également les victimes de « la plus stupide des vanités » des militaires et de l’empereur. Dans ce roman,
une lutte acharnée est menée entre les « Apaches » et la police,
mais les gardiens de l’arsenal sont en dehors de ces jeux. En effet,
achetés par les « Apaches », ces gardiens ferment les yeux sur
leurs activités illicites. Les gardiens travaillent pour le bureau
local du ministère des Finances mais n’en restent pas moins
des employés temporaires mal payés. Cet épisode dénonce à la
fois la corruption dans la sphère d’Etat et la précarité de travailleurs abandonnés par les autorités. Les activités des « Apaches »
paraissent dans cette situation comme une résistance des pauvres
contre l’Etat. La fin du roman est symbolique, car la tribu des
« Apaches » se disperse face à la difficulté de continuer leur activité devant les moyens imposants déployés par la police. La résistance est ainsi brisée par les autorités.
Parier la nuit de Yang Sok-il reprend le même sujet que
Kaikô Takeshi presque quarante ans plus tard. Contrairement à
L’Opéra des gueux, ce roman est basé sur l’expérience personnelle
de l’écrivain. En effet, Yang Sok-il faisait partie des « Apaches »
dans sa jeunesse. Les récits concernant les aventures des
« Apaches » présentent suffisamment de points communs pour
ne pas laisser de doute sur le fait que les deux romans sont basés
sur la même communauté. En revanche, dans Parier la nuit, les
« Apaches » sont exclusivement coréens (YANG 2006 : 116) :
Nous créâmes trois groupes, avec Kanamura, Hirayama et
Matsuda en tête de chaque groupe. Tous ont un nom japonais, mais
ils sont coréens. Les Japonais semblent ne pas comprendre pourquoi les Coréens portent un nom japonais, mais c’est parce que le
Japon les a contraint à le faire. En effet, basé sur la politique d’assimilation de la Corée, le gouvernement japonais a instauré une
loi sur le changement de patronyme en novembre 1939 en Corée,
alors colonie du Japon. La loi fut mise en application dès le mois
de février de l’année suivante et les Coréens furent obligés de porter un nom japonais. Pour le refuser, certains préférèrent le suicide. Après la défaite du Japon à la Seconde Guerre mondiale, les
Coréens au Japon continuèrent à employer leur nom japonais en
tant que nom d’usage.
Non seulement les « Apaches » sont tous coréens, mais le
narrateur saisit l’occasion de leur présentation pour ajouter une
explication historique qui rappelle et enseigne aux lecteurs l’histoire des Coréens au Japon. Les informations pédagogiques sans
rapport direct avec le contenu du roman ne se limitent pas à ce
passage. Ainsi, la souffrance des Coréens déplacés de force pour
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travailler à la construction du barrage de Kurobe dans de terribles conditions, le rapport entre le Parti communiste japonais
et les Coréens du Japon, l’histoire du camp d’Ômura sont relatés en citant souvent des dates historiques. Le choix d’écrire sur
les « Apaches » ne constitue pas pour Yang Sok-il une simple
occasion de raconter ses propres expériences, mais un vaste projet
permettant d’illustrer le destin des Coréens au Japon.
Kawamura Minato critique cet aspect exclusivement coréen,
car cela empêche ce roman de dépasser et sortir du cadre de
la littérature « zainichi ». Or, après la publication du roman de
Kaikô Takeshi, n’avait-il pas justement besoin de ramener les
« Apaches » vers le territoire des Coréens au Japon ? Sa tendance pédagogique semble pouvoir être expliquée par la période
des années 1990, période pendant laquelle la mémoire des
Coréens de la période de l’après-guerre tendait à s’effilocher et à
disparaître.
Parier la nuit ne se termine pas par le démantèlement de
la communauté « Apache ». Un tiers du roman est consacré au
récit de l’un des « Apaches », Kim Yoshio, qui se trouve dans
le camp d’Ômura à Nagasaki. Ce camp que l’un des prisonniers
appelle « Auschwitz du Japon » (YANG 2006 : 295) est un camp
de Coréens qui attendent leur expulsion dans des conditions de
rétention déplorables. L’épisode des « Apaches » et celui du camp
n’ont pas réellement de lien. Le choix de réunir les deux lieux
semble un pari risqué pour l’écrivain, car ce déplacement géographique crée ainsi une impression décousue dans le roman.
Pourquoi a-t-il fait ce choix ? N’est-ce pas parce que ces deux
lieux représentent tous les deux la marge de la société japonaise ?
De ce point de vue, le camp d’Ômura est hautement symbolique,
car après la communauté des « Apaches », située dans les basfonds de la société, un endroit encore plus bas ne peut être que ce
camp pour faire qu’un ancien « Apache », déjà au bas de l’échelle
sociale, puisse encore chuter plus bas. Ainsi, dans ce roman, les
deux lieux qui symbolisent les Coréens à la marge de la société
se rejoignent.
La comparaison entre les deux romans montre ainsi que l’écriture d’un écrivain coréen se distingue clairement de celle d’un
écrivain japonais malgré un sujet commun. Il en découle donc
une réelle séparation entre ces deux littératures, séparation sanctionnée par la reconnaissance par les critiques de l’existence de la
littérature des Coréens au Japon. L’écriture par un écrivain « zainichi » se démarque donc clairement de la littérature japonaise.
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CONCLUSION
La nécessité de créer une écriture coréenne au sein de la littérature de langue japonaise est exprimée par Kim Soek-poem dans les
années 1970. Dans son roman publié en 1994, Yang Sok-il semble
poussé par la même motivation. Sur ce fait, la littérature « zainichi »
ou la littérature des Coréens au Japon existent donc bel et bien.
Cependant, la prévision de Yi Hoe-seong n’est pas totalement fausse
non plus. La réunification des deux Corées n’est pour l’instant pas
d’actualité et nous ne pouvons plus dire que le destin de la littérature
« zainichi » soit lié à celui de la Corée. Or, l’écriture d’écrivains plus
jeunes tels Yû Miri ou Kaneshiro Kazuki, lequel affirme sa volonté
de « démanteler » (kaitai suru) la littérature des Coréens au Japon
est de plus en plus éloignée de la communauté coréenne au Japon
(K ANESHIRO 2001). Leur écriture sera-t-elle suivie par d’autres
jeunes écrivains ? Se formera-t-il ainsi une nouvelle tendance de la
littérature « zainichi » qui se distinguera de la littérature japonaise
de façon durable ? Ou bien, la littérature « zainichi » disparaîtrat-elle faute d’écrivains d’une nouvelle génération la revendiquant ?
L’avenir nous le dira. Dans tous les cas, l’existence de la littérature
« zainichi » a montré la possibilité d’une littérature de langue japonaise « non nationale ». De nos jours et alors que plusieurs écrivains non locuteurs natifs de japonais publient des œuvres littéraires
en japonais, cette littérature représente les débuts encourageants et
incontestables d’une catégorie « littérature de langue japonaise ».
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ANNE-LISE MITHOUT
Université Paris-Dauphine, Paris
ETRE AVEUGLE :
ENTRE SPÉCIFICITÉ ET INTÉGRATION
SOCIOPROFESSIONNELLE
Aujourd’hui, dans n’importe quelle ville japonaise, sur n’importe quelle avenue, dans n’importe quelle gare, on ne peut manquer de remarquer les longues lignes jaunes en relief qui tracent à
travers l’espace public un chemin pour les personnes déficientes
visuelles. Mais l’observateur attentif est doublement frappé :
par l’omniprésence de ces aménagements, puis par la rareté de
leurs utilisateurs.
L’exemple des tenji burokku, bandes podotactiles à destination
des personnes aveugles et malvoyantes, n’est qu’une des facettes du
paradoxe de la situation des personnes en situation de handicap au
Japon, à la fois mises en avant par des aménagements spécifiquement dédiés et pourtant « invisibles » en tant qu’individus. Sans nier
que le traitement social des individus soit à de nombreux égards différencié selon le type de handicap considéré, cet article a pour objectif d’analyser la déficience visuelle comme révélateur de l’ambiguïté
de la position des personnes handicapées au sein de la société.
L’anthropologue Robert Murphy (1987) et, à sa suite, HenriJacques Stiker (2003), parlent du handicap comme d’une position
« liminale », un concept emprunté à l’anthropologie des rites de
passage, correspondant à la phase de transition entre l’isolement
(période d’instruction de l’initié) et la renaissance rituelle qui permet d’être réincorporé à la société avec un nouveau rôle. La personne handicapée se trouve sur un seuil, ni formellement exclue
(quoique différenciée, du fait de son étiquetage en tant que « handicapée »), ni pleinement intégrée.
On s’interroge ici sur la pertinence de cette hypothèse pour
comprendre la position des personnes déficientes visuelles au
Japon : les Japonais aveugles et malvoyants se situent-ils « sur le
seuil » d’une société qui, tout en mettant en œuvre des politiques
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Anne-Lise Mithout
d’intégration, les place en position de marginalité ? On montrera
que les personnes déficientes visuelles sont marquées par la représentation sociale de « l’aveugle » comme personne ayant une forte
spécificité, spécificité qui à la fois lui confère une forme de reconnaissance (et de protection) et limite sa participation à la société
majoritaire. On montrera tout d’abord comment cette ambiguïté
s’est construite au fil de l’histoire, puis on analysera comment elle
se traduit dans la société contemporaine.
LES AVEUGLES DANS L’HISTOIRE :
DES MARGINAUX INTÉGRÉS
Dès les temps antiques, les aveugles sont à la fois marqués
par le sceau de la « différence » et considérés, du fait de cette
différence, comme capables d’assurer des fonctions inaccessibles
aux autres membres de la société. Dans l’imaginaire populaire,
la cécité leur confère des pouvoirs surnaturels issus d’une supposée relation particulière aux esprits. Il est donc fréquent qu’ils
deviennent chamans, intermédiaires entre les hommes et les kami,
distincts de la société profane, mais indispensables à elle.
Dans la société médiévale, un glissement s’opère vers des
fonctions moins directement religieuses et ils deviennent musiciens itinérants. A ce titre, ils jouent un rôle essentiel dans le
développement de la poésie épique, notamment dans la diffusion du Heike Monogatari (YAMASHITA 2012). Ils appartiennent
à la population des saltimbanques et comptent parmi les marginaux, marqués par la « souillure » des métiers de divertissement et pourtant prisés pour leur art par le peuple et les classes
dirigeantes. A la période Muromachi, leur réunion en guildes,
tôdôza pour les hommes, gozeza pour les femmes, leur permet
d’obtenir un pouvoir collectif et certains privilèges liés à l’exercice de leur métier. Ainsi, malgré la méfiance envers le handicap qui imprègne la culture bouddhique, les aveugles bénéficient
d’un certain statut social : hommes et femmes peuvent exercer
une activité professionnelle et parvenir à l’autonomie financière (TANIAI 1996). A l’aube de la période Edo, en plus de la
musique, ils pratiquent également le massage et l’acupuncture.
Avec la fondation d’écoles d’acupuncture, à commencer par celle
de Sugiyama Waichi (1610-1694), la première école d’aveugles
au monde, ils peuvent accéder aux rudiments de la lecture et
de l’écriture. Ainsi, jusqu’à l’ère Meiji, ils se voient confier
des fonctions particulières qui, si elles reposent sur une forte
association entre leur cécité et l’attribution d’une identité spéci-
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fique (limitant leur participation au reste des activités sociales),
leur confèrent néanmoins un statut social et des revenus 1.
A partir de l’ère Meiji, l’ambiguïté de leur position prend une
forme nouvelle. Avec la dissolution des guildes, ils perdent leur
organisation collective et leurs privilèges professionnels. Si cela
peut apparaître comme une dégradation de leur statut, la réalité
est plus complexe. D’une part, les malvoyants parviennent pour
partie à trouver leur place dans la classe ouvrière naissante (au
contraire des non-voyants qui sont considérés comme inaptes au
travail et tombent dans la pauvreté) (RI 2013). D’autre part, avec
le renouveau du christianisme, des institutions de charité sont fondées pour porter assistance aux personnes handicapées (en particulier dans le domaine éducatif). Ainsi, de nouvelles « filières »
se créent pour les aveugles : leur handicap entraîne leur prise en
charge par des institutions spécialisées qui leur apportent éducation et protection, mais les isolent du reste de la société. Enfin,
la représentation sociale des aveugles se modifie avec la promulgation du décret sur la conscription de 1873 qui les place dans la
catégorie des infirmes (haijin), incapables de servir dans l’armée.
Toutefois, dès la guerre russo-japonaise (1904-1905), cette image
évolue à nouveau avec le retour des mutilés de guerre : un homme
handicapé peut alors être un soldat qui a servi le pays au péril de
son corps. Avec la montée du militarisme, les blessés de guerre
sont les vecteurs d’un nouveau regard sur le handicap (tout au
moins celui des hommes adultes), avec la création des premières
mesures de protection sociale qui vise à apporter aux vétérans
soutien financier et aide à la réadaptation à la vie civile.
Après 1945, c’est également la volonté de réintégration sociale
des blessés de guerre qui est à l’origine de la création du système
de protection sociale à destination des personnes handicapées,
progressivement étendu à une population de plus en plus large. Le
terme de « handicap » (shôgai) émerge à cette époque, unifiant à
l’intérieur d’une même catégorie des situations auparavant traitées
de manières très différenciées. La déficience visuelle (shikakushôgai) devient alors une sous-catégorie du handicap, traitée, à ce
titre, avec la même ambiguïté que les autres déficiences, entre des
politiques visant à la réhabilitation et à la normalisation et des pratiques qui promeuvent une prise en charge spécialisée (voir infra).
Ainsi, l’histoire des aveugles est marquée par un paradoxe.
Loin d’apparaître comme victimes d’une discrimination explicite,
ils sont plutôt reconnus comme des personnes ayant une forte spécificité qui les entraîne vers des filières particulières. Cela leur
1. Ce qui n’est pas le cas de la plupart des autres communautés de personnes handicapées qui pratiquent plutôt la mendicité (KONO 2003).
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donne accès à un certain statut social et certaines formes de protection, mais les place cependant dans une position marginale,
limitant leur intégration au fonctionnement de la société majoritaire. Comment cette ambiguïté se traduit-elle aujourd’hui ?
ETRE DÉFICIENT VISUEL AUJOURD’HUI : ENTRE FILIÈRES
SPÉCIALISÉES ET PARTICIPATION SOCIALE
Etre déficient visuel signifie avant tout être reconnu comme
tel, posséder une carte d’invalidité et être marqué par les représentations sociales associées. Le diagnostic est l’étape d’entrée dans
une trajectoire de vie en tant que personne déficiente visuelle, différenciée de la population non handicapée, mais bénéficiant à ce
titre de prestations spécifiques visant à la réintégration dans le
corps social.
En analysant cette trajectoire, on observe que la vie (notamment scolaire et professionnelle) des Japonais déficients visuels
est toujours marquée par cette ambiguïté de la figure de l’aveugle,
entre spécificité et marginalisation. La question de l’éducation, en
école ordinaire (ouvrant en principe l’accès à une grande diversité de perspectives d’avenir) ou en école spécialisée (faisant
entrer l’enfant dans les « filières pour aveugles ») est à cet égard
déterminante, à une époque où les « filières spécialisées » ne
jouent plus le rôle intégrateur qu’elles avaient par le passé.
ETRE ÉDUQUÉ
Si les enfants reconnus comme déficients visuels ont été pris
en charge dans des écoles spécialisées jusqu’aux années 1980,
les politiques visent aujourd’hui à favoriser l’intégration scolaire, c’est-à-dire la scolarisation dans des écoles ordinaires. Cela
découle d’une part de l’influence des grandes organisations internationales (en particulier l’UNESCO) et, d’autre part, des revendications des associations de personnes handicapées. Dans les
années 2000, une transformation majeure s’effectue avec le passage, dans la terminologie officielle, de « l’éducation spécialisée »
(tokushu kyôiku) à « l’éducation de soutien spécialisé » (tokubetsushien kyôiku). Cette transformation a lieu dans le cadre
de la réforme générale de l’éducation menée en 2006-2007. Elle
vise à généraliser les dispositifs d’accueil des enfants en situation de handicap mis en place jusqu’alors dans certaines écoles
ordinaires. Elle répond à la fois aux revendications des militants
de l’intégration et aux règles de la réforme néolibérale de l’Etat,
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dans une perspective de réduction du coût extrêmement élevé des
écoles spécialisées.
Pour les militants, les raisons de la revendication d’une scolarisation en école ordinaire sont de deux ordres. D’une part, un enjeu
pédagogique. En principe, l’enseignement en école spécialisée est
le même qu’à l’école ordinaire, avec des méthodes pédagogiques
adaptées ; à cela s’ajoutent des activités spécifiques à la déficience
visuelle qui permettent à l’enfant de développer son autonomie. Or
en pratique les écoles spécialisées mettent en œuvre une éducation
extrêmement protectrice, avec un taux d’encadrement des enfants
très élevé (dans les écoles d’aveugles, en moyenne un enseignant
pour trois élèves) : ces conditions sont critiquées pour leur effet
contre-productif sur le développement de l’autonomie des enfants.
D’autre part, dans le très compétitif système éducatif, les taux
d’accès à l’université à la sortie d’une école spécialisée sont faibles
et les débouchés, limités. Dans les faits, en dehors d’une école
(l’école pour aveugles rattachée à l’université de Tsukuba qui fait
figure d’école d’élite), il est très rare que des écoles d’aveugles
envoient des jeunes à l’université (il s'agit alors principalement des
universités à cursus court). Pour les autres, les débouchés sont :
les formations professionnelles spécialisées dans la médecine
chinoise (la profession traditionnelle des aveugles), le travail dans
des ateliers adaptés ou l’inactivité.
Alors que la scolarisation en école ordinaire s’est fortement développée pour d’autres types de handicaps, elle demeure
une solution minoritaire dans le cas de la déficience visuelle :
aujourd’hui, près de 80 % des enfants déficients visuels sont scolarisés en école spécialisée (MONBUKAGAKUSHÔ 2014). Cela s’explique notamment par le fait que peu d’enseignants sont formés à
la prise en charge des enfants déficients visuels ; aussi, il peut être
difficile de trouver, en dehors des écoles d’aveugles, des enseignants capables d’assurer des cours de soutien individualisé ou de
prendre en charge une classe spécialisée.
De plus, plus l’âge augmente, moins la scolarité en milieu ordinaire est développée. Les statistiques montrent que les effectifs
des écoles spécialisées au niveau lycée sont nettement supérieurs
au niveau collège. Cela signifie qu’il existe, pour les enfants déficients visuels, d’importantes barrières au moment du passage au
lycée qui empêchent la poursuite d’une scolarité en école ordinaire. D’une part, cela s’explique par l’inexistence de dispositifs
de soutien adapté dans les lycées ordinaires. D’autre part, on peut
supposer que ces barrières sont liées au manque d’adaptation des
concours d’entrée dans la plupart des lycées à des candidats en
situation de handicap, mais surtout à des considérations d’ordre
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socio-culturel : l’évaluation du potentiel d’un élève handicapé reste
marquée par l’idée « qu’à partir d’un moment, il ne pourra plus
suivre » en classe ordinaire et, plus implicitement, l’idée qu’un
élève en situation de handicap « risque de ralentir la classe »
demeure communément répandue. Notons que, s’il est possible,
à tout moment de la scolarité, de passer du milieu ordinaire au
milieu spécialisé, l’inverse n’est pas possible : un passage en école
spécialisée s’apparente à une sortie définitive du système ordinaire.
Ainsi, l’univers scolaire est le lieu d’une forme de sélection
entre les personnes déficientes visuelles qui, en influant sur l’accès
de celles-ci à l’éducation supérieure, détermine les perspectives
d’avenir de chacun : intégré à la société majoritaire pour quelquesuns, dans des filières spécialisées marginales pour les autres.
Cela pose alors la question de l’entrée dans la vie professionnelle des Japonais déficients visuels et de l’intégration sociale des
adultes issus des formations spécialisées.
TRAVAILLER
C’est dans l’univers professionnel que se révèlent de la manière
la plus nette les difficultés de la position actuelle des personnes
déficientes visuelles, héritières d’une histoire dans laquelle leur
marginalité agissait comme vecteur d’intégration sociale, à une
époque où leur « spécificité » continue d’être fortement marquée
mais se révèle de moins en moins facteur intégratif.
Comme décrit précédemment, l’accès à l’université pour
les jeunes déficients visuels est très faible. Pour tous ceux qui
n’entrent pas dans l’éducation supérieure, le principal débouché est
la médecine traditionnelle (acupuncture, massage, moxibustion),
pour laquelle la plupart des écoles spécialisées disposent d’un
département de formation professionnelle. Une enquête récente
(NAIKAKUFU 2013) montre qu’aujourd’hui, parmi les adultes déficients visuels exerçant une activité professionnelle identifiée par le
sondage, 39 % sont des praticiens de ces disciplines, héritage de la
longue histoire de prise en charge de cette fonction sociale par les
aveugles 2. Cependant, avec l’ouverture massive de cette profession
aux voyants et le déclin progressif de l’usage de ce type de médecine, cette activité offre, pour les jeunes aveugles, de moins en
moins de perspectives d’avenir.
2. Après retraitement des données pour exclure les catégories non identifiées par le sondage, le rapport fait état de la répartition suivante pour les
autres métiers : professions techniques (14 %), emplois agricoles (11 %), emplois
ouvriers (10 %), emplois de services (10 %), emplois de bureau (10 %), emplois
dans la vente (3 %), emplois de cadres (3 %).
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Par ailleurs, des mesures ont été prises par le gouvernement
pour promouvoir l’emploi des personnes handicapées, notamment avec l’instauration d’un quota minimum par entreprise qui
est aujourd’hui de 2 %. Toutefois, l’objectif fixé n’est pas atteint
(KÔSEIRÔDÔSHÔ 2014). De plus, dans le cas de la déficience
visuelle, un effet contre-productif est à l’œuvre avec la création
d’un nouveau métier : masseur-acupuncteur en entreprise (herusu
kîpâ). Ainsi les entreprises augmentent la proportion de personnes
déficientes visuelles parmi leurs employés sans pour autant ouvrir
la porte de leurs métiers principaux aux aveugles, cantonnant
ceux-ci à leur rôle traditionnel.
Enfin, selon les statistiques les plus récentes disponibles
(SHÔGAISHA SHOKUGYÔ SÔGÔ CENTÂ 2006), sur les 71 000 personnes déficientes visuelles exerçant une activité professionnelle,
48 000 sont des hommes (alors que la prévalence du handicap
visuel est sensiblement identique entre les sexes). Ce résultat paraît
d’autant plus frappant que, pour les raisons historiques exposées
ci-dessus, les femmes aveugles étaient traditionnellement des
femmes actives.
Ainsi, si aujourd’hui une partie des Japonais déficients visuels
accède au monde du travail, ce fait masque d’importantes inégalités de situation. Les carrières professionnelles de ceux-ci sont
toujours, pour une proportion importante, déterminées par la
représentation sociale d’une spécificité qui les destinerait à un seul
type de métier : la médecine traditionnelle. Néanmoins, les conditions d’exercice de ce travail ont fortement changé au cours du
dernier siècle et, aujourd’hui, cette orientation professionnelle traditionnelle agit de moins en moins comme facteur d’intégration,
alors que les possibilités d’autres choix professionnels se développent à un rythme lent.
CONCLUSION
Ce panorama de la vie des personnes déficientes visuelles
n’aborde pas la question du mariage et de la parentalité ni celle
des personnes déficientes visuelles vieillissantes, qui nécessiteraient des enquêtes spécifiques. Il trace cependant les grandes
lignes de l’expérience professionnelle des personnes aveugles et
malvoyantes dans le Japon contemporain. On a montré que le
handicap visuel s’inscrit dans une Histoire complexe, au cours de
laquelle il a joué, pour les personnes concernées, à la fois comme
facteur de marginalité et comme vecteur d’intégration, en leur
offrant des « débouchés » spécifiques, fondés sur l’idée d’une forte
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différenciation entre les aveugles et le reste de la société, mais
reconnaissant néanmoins leur capacité à contribuer à celle-ci.
Aujourd’hui, les personnes déficientes visuelles se situent encore
en position liminale, d’une manière différente : la reconnaissance
administrative de leur situation de handicap leur donne accès à
un système de protection, leur permet de bénéficier de prestations
spécialisées, mais leur entrée dans les filières « spécialisées » ne
coïncide plus avec la possibilité d’obtenir à travers celle-ci une
intégration sociale et professionnelle. Le système scolaire joue à
cet égard un rôle paradoxal, développant l’intégration de quelquesuns, renforçant l’isolement des autres. On observe ainsi, dans les
faits, une dynamique très inégalitaire dans le processus de normalisation, avec un écart croissant entre ceux qui bénéficient
d’une assimilation dans l’éducation ordinaire, qui leur ouvre des
perspectives d’avenir diversifiées, et ceux qui suivent un cursus
spécialisé, dans lequel marginalité se conjugue de moins en moins
avec intégration.
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SUZUKI SEIKO
CRCAO, Paris
Université des arts et du design de Kyôto, Kyôto et Tôkyô
LA QUESTION DE L’IDENTITÉ CULTURELLE DANS
LES DISCOURS SUR LA MUSIQUE D’OKINAWA :
LE CAS DES ETHNOMUSICOLOGUES
Après l’annexion définitive du royaume de Ryûkyû par le
Japon en 1879, les intellectuels, de la métropole mais également
d’Okinawa, commencent à vouloir prouver un lien culturel fondamental entre ces deux nations. Cet impérialisme culturel des
intellectuels qui soutiennent l’assimilation ou la japonisation
d’Okinawa produit une « thèse de l’origine commune des ethnies
japonaise et de Ryûkyû » (nichiryû-dôsoron 1). En 1896 et 1904,
l’anthropologue Torii Ryûzô (1870-1953) fait ses recherches
archéologiques à Okinawa en cherchant l’origine des peuples japonais. Dans les années 1900 et 1910, influencé par Torii, le folkloriste d’Okinawa Iha Fuyû (1876-1947) affirme que les peuples
d’Okinawa et du Japon ont la même origine en prenant comme
exemple la ressemblance de l’ancienne langue japonaise avec la
langue actuelle d’Okinawa. En 1921, le folkloriste Yanagita Kunio
(1875-1962) part visiter Okinawa et encourage Iha en y cherchant
« les couches les plus fondamentales de la culture du Japon ».
En 1922, sur la recommandation de Yanagita, Tanabe Hisao
(1883-1994), le premier ethnomusicologue japonais, fait ses
1. Voir OGUMA Eiji, Tan.itsu minzoku shinwa no kigen [Les origines
du mythe du peuple homogène], Tôkyô, Shin.yôsha, 1995. Id. « Nihonjin » no
kyôkai [Les frontières des Japonais], Tôkyô, Shin.yôsha, 1998 ; BEILLEVAIRE
Patrick, « Les noms d’Okinawa. Une japonité singulière », Mots : les langages
du politique, « Discours d’Asie : Identités et ruptures », 66, 2001 : 71-89 ; NANTA
Arnaud, « Torii Ryûzô : discours et terrains d’un anthropologue et archéologue
japonais du début du XX e siècle », Bulletins et mémoires de la Société d’anthropologie de Paris, 22, 2010 : 24-37 ; SAKANO Tôru, « Nihonjin kigenron to
kôkoku shikan » [La théorie de l’origine du peuplement japonais et la conception de l’histoire centrée sur l’empereur], dans Shôwa shoki no kagaku shisôshi
[Histoire des sciences de la pensée de la première moitié de l’ère Shôwa], sous la
direction de K ANAMORI Osamu. Tôkyô, Keisôshobô, 2011 : 253-257.
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Suzuki Seiko
recherches sur le terrain à Okinawa et sur les îles Yaeyama. Il
considère la musique d’Okinawa comme l’origine primitive de la
musique japonaise, dans une perspective évolutionniste qui prévaut dans la musicologie occidentale à l’époque.
En 1958, Koizumi Fumio (1927-1983), un des disciples de
Tanabe, analyse les modes de la musique d’Okinawa pour clarifier « la structure fondamentale de la musique japonaise », et,
en 1963, part conduire des enquêtes de terrain à Okinawa encore
sous occupation américaine. Dans le cadre de « la restitution »
d’Okinawa au Japon par les Etats-Unis, effective en 1972, il
entend démontrer une relation « homogène » entre les modes
musicaux d’Okinawa et du Japon.
Soutenant la politique gouvernementale, une tradition de l’ethnomusicologie japonaise vise donc à établir une continuité musicale entre Okinawa et le Japon, et à montrer comment l’identité
culturelle d’Okinawa s’inscrit dans cette continuité musicale. Nous
réfléchissons ici sur les problèmes inhérents à la perpétuation de
cet héritage, des années 1920 jusqu’aux années 1970, en examinant les discours de deux des ethnomusicologues les plus représentatifs de la métropole : Tanabe Hisao et Koizumi Fumio. En
d’autres termes, nous démontrons comment, dans l’ethnomusicologie, l’affirmation de l’identité culturelle d’Okinawa est héritée
d’une supposée continuité entre l’île et la métropole construite
avant-guerre, et renforcée après-guerre.
L’ÉVOLUTIONNISME DANS LA MUSIQUE CHEZ TANABE HISAO
Durant l’ère Meiji, au nom de modernisation, le Japon établit
le système scolaire ou gakusei en 1872, en prenant appui sur les
modèles occidentaux. Dans l’enseignement de la musique, la classe
des « chansons scolaires » ou shôka est mise en place en imitant
celle des Etats-Unis. Pour créer les chansons scolaires de cette
classe, le ministère de l’Education installe l’Institut de recherches
musicales en 1879. L’Institut publie trois volumes de Shôgaku
shôka shû [Recueil de chansons scolaires] (1882-1884), qui font
apprendre la gamme occidentale à sept tons (OKUNAKA 2008,
TSUKAHARA 2009). L’Institut deviendra en 1887 l’Ecole nationale de musique de Tôkyô et formera des enseignants de shôka
et des musiciens professionnels de musique classique occidentale.
Les élites de l’Université impériale de Tôkyô, qui savent lire les
ouvrages occidentaux de théorie musicale dans leur langue d’origine, les traduisent et les enseignent aux étudiants de l’Ecole
nationale de musique.
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L’identité culturelle dans les discours sur la musique d’Okinawa
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C’est dans ce contexte que Tanabe Hisao commence à étudier
la théorie de la musique occidentale, alors qu’il est encore lycéen.
A la faculté des sciences de l’Université impériale de Tôkyô,
son mémoire de master porte sur l’acoustique des instruments à
vent en partant de la théorie d’Hermann von Helmholtz. Mais
lorsqu’il entre en doctorat en 1907, il choisit pour sujet de thèse
la musique japonaise et en vient à s’opposer au choix fait pour le
système scolaire de n’enseigner que la musique occidentale. En
1919, son premier ouvrage sur la musique japonaise Nihon ongaku
kôwa [Conférence sur la musique japonaise] (Iwanami shoten)
devient un best-seller. Le succès de cette étude s’explique par le
fait qu’elle est très originale dans son analyse évolutionniste du
gagaku, considéré comme l’origine de toutes les musiques populaires du Japon. Il est important pour lui d’adopter la théorie évolutionniste qui prévaut dans d’autres domaines scientifiques à
l’époque, pour démontrer que cette nouvelle étude est aussi scientifique que d’autres.
La même année, en recevant la bourse de la Fondation
Keimei-kai pour ses « recherches scientifiques sur la théorie de la
musique orientale », il fait des recherches musicales sur le terrain
en des lieux colonisés par le Japon comme la Corée où il se rend
en 1921, Taïwan en 1922, Okinawa et Yaeyama en 1922, et l’île de
Sakhaline en 1923, etc.. Nous nous limiterons ici à son étude sur
la musique d’Okinawa.
Tanabe séjourne du 26 juillet au 3 août sur l’île principale
d’Okinawa et sur l’île d’Ishigaki des îles Yaeyama 2. Il apprécie
particulièrement le chant de Yaeyama pour deux raisons contradictoires. Premièrement, parce qu’il pense y découvrir une origine
« malaise ». Sa théorie est influencée par Ko-ryûkyû [L’Ancien
Ryûkyû] (1911) d’Iha Fuyû, qui affirme que les Malais habitaient
sur les îles Yaeyama jusqu’au XV e siècle comme ce fut le cas sur
la métropole japonaise à la préhistoire. Evaluant ce chant comme
« malais », donc comme « primitif », il le considère comme l’origine de la musique japonaise.
Deuxièmement, Tanabe et ses contemporains pensent que la
musique la plus « évoluée » et « moderne » est la musique occidentale. Or, Tanabe trouve le chant de Yaeyama aussi « polyphonique » et « harmonique » que la musique classique européenne
(TANABE 1922 : 7). Dès lors, dire que l’harmonie « moderne »
existe « déjà » dans le chant de Yaeyama « primitif » lui permet
2. Tanabe a publié des articles sur le voyage et les recherches dans des
revues entre les années 1920 et 1930, réédités en 1968 sous forme de collection de Nanyô Taïwan Okinawa ongaku chôsa kikô [Voyage musical dans le
Pacifique Sud, à Taïwan et à Okinawa] (Ongakunotomosha).
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d’affirmer la nature aussi évoluée de la musique japonaise originale que la musique occidentale.
En 1926, dans son Nihon ongaku no kenkyû [Etude sur la
musique japonaise] (Kyôbunsha), il développe sa propre histoire
de la musique japonaise, en partant de la « musique primitive du
peuple japonais » qui comprend la musique de Yaeyama, celle des
aborigènes taïwanais et celle des Aïnous. Dans cette perspective,
ses recherches sur le terrain ont pour objectif de trouver et de
prouver l’origine de la musique japonaise, tandis que son histoire
se termine par l’avènement de la « nouvelle musique japonaise »
(Shin nihon ongaku), ce mouvement musical des années 1920 destiné à « moderniser » la musique traditionnelle japonaise en la
métissant à la musique occidentale (WATANABE 2004). Il participe
à ce mouvement à la fois comme conseiller musical et comme
compositeur.
Dans ses compositions, Tanabe s’inspire des chants d’Okinawa
et de Yaeyama, comme en témoigne sa « Mélodie nostalgique
des îles du Sud » (Nantô jôchô) créée en 1928 3. A l’image d’un
répertoire occidental classique, cette pièce comporte trois mouvements avec un chœur polyphonique, tandis que la plupart des
paroles sont interprétées dans la langue officielle japonaise, et non
dans la langue d’Okinawa. Pour Tanabe, le chant polyphonique de
Yaeyama permet donc de moderniser la musique japonaise, mais
à condition de le plier à la langue japonaise et au mode musical
européen. Tanabe affirme que l’identité musicale d’Okinawa ne
se réduit pas au seul fait d’être l’origine du Japon, mais que la
musique d’Okinawa est amenée à se moderniser.
On retrouve un souci analogue de moderniser la musique
traditionnelle chez des compositeurs contemporains d’Okinawa
même comme Miyara Chôhô (1883-1939), professeur de shôka
à l’école ; Yamauchi Seihin (1890-1986), musicien de l’ancienne
cour du royaume de Ryûkyû et un des disciples de Tababe ;
Fukuhara Chôki (1903-1981), musicien de chant populaire et
fondateur d’une maison de disque d’Okinawa ; et Kanai Kikuko
(1906-1986), ancienne élève de la classe de composition de
musique occidentale de l’Ecole nationale de musique de Tôkyô.
Ils créent des chansons en utilisant la mélodie du chant folklorique
d’Okinawa mais toujours dans la langue japonaise et en suivant les
3. Pour comparer, on peut écouter un chant traditionnel de Yaeyama
enregistré en 1934 : SP ban fukugen ni yoru okinawa ongaku no seizui
[L’essence de la musique d’Okinawa rééditée à partir du disque 78 tours], 4,
COCJ-35015, Nippon Columbia, 2008, et un morceau arrangé par Tanabe pour
le deuxième mouvement de son Nantô jôchô enregistré en 1941 : Rohm Music
Foundation CD reproduction series from a 78rpm (SP) record collection, 4,
CD5, ANOC-6141, Rhom music foundation, 2009.
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L’identité culturelle dans les discours sur la musique d’Okinawa
143
formes musicales européennes pour « universaliser » la musique
d’Okinawa. Tanabe apprécie les compositions de Kanai et soutient
son activité en tant que vice-président du Comité de patronage de
Kanai (HÔDA 2002, HANAOKA 2009).
A l’aide de Tanabe, Yamauchi publie ses articles sur la
musique d’Okinawa à partir de 1925 à la métropole. En critiquant les travaux de Yamauchi, Kanai publie son étude musicologique Chant folklorique de Ryûkyû en 1953. Yamauchi et
Kanai assistent au Congrès international de musique folklorique (IFMC) tenu au Brésil en 1953 en tant que représentants
du « Japon », alors qu’Okinawa est encore sous occupation
américaine.
L’ESSENTIALISME DANS LA MUSIQUE CHEZ KOIZUMI FUMIO
En analysant les œuvres de Tanabe, de Yamauchi et de Kanai,
à la fin des années 1950, l’ethnomusicologue Koizumi Fumio
commence à étudier la musique d’Okinawa.
Après avoir écrit son mémoire de licence sur la musique
classique de style allemand à l’Université de Tôkyô en 1951,
influencé par le cours de l’histoire de la musique japonaise de
Kikkawa Eishi (1909-2006), un des disciples de Tanabe, il choisit
la musique japonaise comme objet d’étude quand il entre à l’école
doctorale de l’université de Tôkyô.
En 1958, il publie son Etude sur la musique traditionnelle
japonaise, dont il analyse les modes du chant folklorique des différentes régions pour clarifier « la structure fondamentale de la
musique japonaise ». Dans son Etude, il explique que la musique
japonaise peut reposer sur quatre modes : (1) le mode min.yô
[chant folklorique], (2) le mode miyakobushi [air citadin], (3)
le mode ritsu [un des modes d’origine chinoise], et (4) le mode
Ryûkyû [propre à Ryûkyû] (fig. 1) (KOIZUMI 1958).
Fig. 1 : Le mode Ryûkyû
Il est remarquable qu’il traite le mode propre à Ryûkyû
comme quatrième mode de la musique japonaise sur un pied
d’égalité avec les autres modes. La particularité de son étude est
de considérer les modes musicaux comme l’essence de la musique
d’un pays qui garantit son identité nationale.
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Suzuki Seiko
Après ses études musicales en Inde en 1957 et 1958, il devient
le premier professeur d’ethnomusicologie à l’Université des arts de
Tôkyô. Dans la continuité de son Etude de 1958, avec ses étudiants,
il organise des missions de terrain à Tôkyô en 1961 et à Okinawa en
1963 pour recueillir les chants d’enfant et folkloriques.
En 1969, l’accord Satô-Nixon annonce la restitution d’Okinawa au Japon par les Etats-Unis, qui deviendra effective en 1972.
Les habitants d’Okinawa souhaitent la restitution depuis longtemps parce qu’ils espèrent qu’ainsi les bases militaires américaines et les crimes des soldats américains sur l’île disparaîtront.
Cependant, les gouvernements japonais et américain décident de
maintenir les bases militaires en ignorant la demande d’Okinawa.
Des grèves générales sont déclenchées, mais le gouvernement
japonais ne cède pas.
Dans ces conditions, l’Union de neuf sociétés académiques ou
Kyûgakkai rengô, fondée en 1947 et subventionnée par le ministère
de l’Education, choisit comme sujet d’étude annuel de 1970 :
Okinawa 4. L’Union rassemble les Sociétés japonaises d’ethnologie,
d’anthropologie, de sociologie, de folklore, d’archéologie, de linguistique, de géographie, des sciences des religions et de psychologie.
Elle mène ses recherches sur Okinawa pour démontrer la particularité d’Okinawa tout en prouvant un lien culturel entre Okinawa et
le Japon. Nous remarquerons ici qu’elle omet la question des bases
militaires, soutenant en cela la politique gouvernementale.
Koizumi y participe dans le cadre de la Société pour les
recherches sur la musique asiatique (Tôyô ongaku gakkai), fondée en 1936, sous la direction de Tanabe. Dans son analyse de la
musique d’Okinawa au congrès annuel de l’Union de 1970, Koizumi
vise à démontrer le lien supposé fondamental entre la musique
d’Okinawa et celle de la métropole (KOIZUMI 1971 : 167-184). Dans
son Etude de 1958, comme nous l’avons évoqué précédemment, il
a présenté les quatre modes de la musique japonaise. Mais en 1971,
il les reprend avec une nouvelle explication. En premier lieu, il
explique que la musique japonaise repose sur (1) et (2), tandis que la
musique d’Okinawa comporte (3) et (4). Puis, il écrit que la relation
entre (1) et (4) ainsi que celle entre (2) et (3) sont « homogènes ».
4. Concernant l’Union, voir SAKANO Tôru, Fiirudowaaku no sengo shi :
Miyamoto Tsuneichi to kyûgakkai rengô [Histoire des recherches sur le terrain
de l’après Seconde Guerre mondiale : Miyamoto Tsuneichi et l’Union de neuf
sociétés académiques], Tôkyô, Yoshikawa kôbunkan, 2012. Sur le rattachement
de la Société pour les recherches sur la musique asiatique, voir KOJIMA Tomiko,
« Kyûgakkai rengô to ongakugaku : minzoku ongakugaku seiritsu eno ichikatei » [Union de neuf sociétés académiques et musicologie : un processus vers la
naissance de la musicologie folklorique], Jinrui kagaku [Sciences humaines],
42, 1990 : 203-223.
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L’identité culturelle dans les discours sur la musique d’Okinawa
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Enfin, il pose l’hypothèse que si elles en sont venues à se différencier l’une de l’autre, les musiques d’Okinawa et du Japon n’en
reposent pas moins sur une même « structure originaire ».
Cette hypothèse qui ne repose sur rien de tangible lui sert à
affirmer la continuité musicale entre le Japon et Okinawa. Nous
pouvons donc dire que Koizumi suppose un lien fondamental entre la musique d’Okinawa et celle du Japon, en traitant des
modes musicaux comme preuves intrinsèques qui garantissent
l’identité culturelle d’Okinawa et celle du Japon.
CONCLUSION
Koizumi considère les modes musicaux d’Okinawa comme un
marqueur de l’identité culturelle à la fois d’Okinawa et du Japon.
Pour lui, ces modes musicaux considérés comme immuables
portent en eux-mêmes la valeur identitaire de la musique. Cette
vision essentialiste s’arrête sur le moment de l’origine de la
musique, là où Tanabe se situe dans une perspective évolutionniste
qui soutient la politique impérialiste. Nous pouvons dire que la
théorie de Koizumi sur l’identité musicale d’Okinawa succède à
celle d’avant-guerre de Tanabe, et la renforce dans le contexte d’un
nationalisme culturel après la guerre et avant la restitution.
Certes, ils construisent tous les deux l’identité musicale d’Okinawa pour construire celle du Japon. Mais dans le même temps,
a contrario de leurs contemporains, ils reconnaissent la particularité de la musique d’Okinawa. Leurs articles dans les journaux,
passages à la radio et à la télévision sont très suivis, et permettent
de faire connaître les musiques non occidentales au plus grand
nombre en à rebours de l’occidentalisation des milieux musicaux
japonais. Leur discours contribue à faire connaître la musique
d’Okinawa dans la métropole, malgré une certaine vision soutenant la politique gouvernementale.
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Suzuki Seiko
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THIERRY GUTHMANN
Université de Mie, Tsu, Japon
DYNAMIQUES DE L’EXTRÊME DROITE
AU XXI E SIÈCLE : LA CONFÉRENCE DU JAPON
Les médias japonais de façon générale répugnent à utiliser
le terme d’extrême droite (uyoku) ou de nationalistes (nashonarisuto ; kokkashugisha) à l’endroit de groupes ou de politiciens
qui seraient classés sous cette appellation en France. Ils préfèrent parler de conservateurs (hoshu). A l’opposé, les médias
français parlent volontiers de « nationalistes », voire « d’ultranationalistes » lorsqu’ils présentent des personnages comme Abe
Shinzô, actuel Premier ministre. Afin de tenter de déterminer
lequel des deux points de vue est le plus proche de la réalité,
l’étude du principal lobby « conservateur » du Japon contemporain, la Conférence du Japon (nihon kaigi), fera l’objet du présent article.
Avant de présenter en détail les origines, l’organisation et
l’idéologie de la Conférence du Japon (que nous abrégerons dans
ce qui suit par « la Conférence »), ainsi que les formes concrètes
prises par son action politique, précisons brièvement dans cette
introduction ce que la Conférence n’est pas. Cela devrait permettre
d’éviter certains malentendus.
Lorsqu’il est question d’extrême droite ou de nationalisme
dans le Japon contemporain, le public japonais – ainsi que la plupart des Occidentaux connaisseurs de ce pays – pense généralement aux camions noirs extrêmement bruyants qui circulent le
dimanche dans les rues des villes japonaises. Ces véhicules sont
souvent décorés du drapeau national et surmontés de haut-parleurs
qui hurlent des slogans patriotiques, ou encore, diverses invectives.
Cette démonstration folklorique et souvent inquiétante du sentiment national a en fait une très mauvaise image auprès du public
et, par conséquent, n’a pas de véritable impact politique. De plus,
la Conférence n’entretiendrait pas de liens particuliers avec ces
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Thierry Guthmann
groupuscules qui sont le plus souvent plus proches de la pègre que
des mouvements politiques 1.
Il en va de même pour le phénomène appelé « l’extrême droite
sur Internet » (netto uyoku) avec lequel la Conférence n’a pas de
liens directs. Il s’agit dans la plupart des cas d’un public jeune
qui, sur la toile – notamment sur la fameuse « Deuxième chaîne »
(ni chan.neru) –, exprime avec plus ou moins d’agressivité, et de
manière souvent anonyme, des opinions nationalistes, voire ultranationalistes. Ces mouvements sur Internet ont été accompagnés
récemment par des manifestations de rue appelées « les discours
haineux » (heitosupîchi) (organisées par l’Association des citoyens
qui ne tolèrent pas les privilèges des résidents coréens au Japon).
Mais l’ampleur de ces manifestations reste très limitée : quelques
centaines de personnes. Cette activité sur Internet ainsi que ces
démonstrations de rue constituent en fait plus une forme de défoulement qu’un véritable mouvement politique. Il n’en demeure pas
moins cependant que ces activités nationalistes créent un climat
favorable à la diffusion et à la réception des messages politiques
émis par des organisations comme la Conférence du Japon.
PRÉSENTATION DE LA CONFÉRENCE DU JAPON
ORIGINES
La Conférence est une organisation relativement jeune
puisqu’elle s’est constituée en 1997. Elle est le fruit de la fusion
de deux organisations nationalistes plus anciennes. La première
regroupait autour de l’Agence des sanctuaires shintô (jinja honchô) un certain nombre de nouvelles religions ; la seconde rassemblait des associations d’anciens combattants ainsi qu’un
certain nombre de groupes professant des idées nationalistes,
dont le Comité consultatif de la jeunesse du Japon 2 (nihon seinen
kyôgikai).
Pour Mark Mullins, et un certain nombre d’autres spécialistes du Japon, cette fusion et ce nouvel élan sont les conséquences naturelles du sentiment de crise généré en 1995 par le
grand tremblement de terre de Kôbe et l’attentat au gaz sarin perpétré par la secte Aum dans le métro de Tôkyô (MULLINS 2012).
1. D’après des interviews menées par l’auteur auprès de représentants de
la Conférence.
2. Ce comité est issu d’un mouvement étudiant qui s’était constitué à la
fin des années 1960 en réaction à la très forte poussée des mouvements étudiants
de gauche.
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Mais à l’origine de cette fusion, il y aurait également eu des
raisons plus pragmatiques. En effet, les membres des associations
d’anciens combattants, cinquante ans après la fin de la guerre,
étaient vieillissants et ils auraient ainsi bénéficié d’un coup de
jeune apporté par les différentes nouvelles religions. L’apport
financier de ces dernières aurait également joué en faveur de
cette fusion.
ORGANISATION
Les membres de la Conférence le sont soit à titre individuel
– l’organisation se considère avant tout comme un mouvement
citoyen – soit à titre collectif. A titre individuel la Conférence
compte aujourd’hui environ 35 000 membres. Elle s’est fixé
comme objectif d’atteindre le plus rapidement possible le seuil des
100 000 membres. Mais il semblerait que depuis quelques années
les effectifs n’augmentent pas de manière significative.
Parmi les membres à titre collectif, on trouve donc tout
d’abord l’Agence des sanctuaires shintô et son bras politique, la
Ligue politico-shintoïste 3 (shintô seiji renmei). L’Agence des sanctuaires shintô fédère la quasi-totalité des sanctuaires du pays et
constitue une organisation privée issue de l’agence qui au sein du
ministère de l’Intérieur a géré directement les sanctuaires shintô
jusqu’à la fin de la guerre du Pacifique. Notons également que les
grands sanctuaires shintô du pays, à savoir celui d’Ise, les sanctuaires Atsuta, Meiji et Yasukuni comptent tous des représentants
au sein du conseil d’administration de la Conférence. Il faut préciser cependant que leur degré d’implication varie, les plus actifs
étant les sanctuaires Meiji et Yasukuni.
La Conférence compte par ailleurs parmi ses membres à titre
collectif une dizaine de nouvelles religions qui en France seraient
classées dans la plupart des cas dans la catégorie « sectes ».
Enumérons ici les principales d’entre elles : Reiyûkai, Sûkyô
mahikari, Bussho gonenkai, Rinri kenkyû-jo, Morarojî kenkyû-jo,
Kurozumikyô, Gedatsukai, Nenpô shinkyô…
La Conférence constitue donc un groupement hétéroclite d’organisations nationalistes et de mouvements religieux d’obédience
shintô et bouddhiste. Le point commun entre tous ces groupes
et individus est avant tout un très fort sentiment national qui se
concentre sur la personne de l’empereur.
3. Pour plus de détails sur cette organisation, voir l’ouvrage de l’auteur
cité en bibliographie.
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Thierry Guthmann
IDÉOLOGIE DE LA CONFÉRENCE DU JAPON
La famille impériale, et en particulier l’empereur, constitue
le principal élément fédérateur de la Conférence. Héritière de la
doctrine nationaliste d’avant-guerre, et par conséquent du shintô
d’Etat, la Conférence et tous ses membres affichent un respect
et une dévotion sans faille à l’égard de la famille impériale. Car
il faut bien comprendre que le sentiment nationaliste japonais
contemporain est inséparable du culte de l’empereur. Celui-ci
constitue pour ainsi dire la clé de voute idéologique et émotionnelle sans laquelle l’édifice nationaliste s’effondrerait. L’empereur
ne peut pas faire l’objet de critiques. Notamment son irresponsabilité en ce qui concerne les crimes commis pendant la Seconde
Guerre mondiale ne peut pas être remise en cause. Pour les
membres de la Conférence, l’empereur est le père désintéressé de
la nation, animé d’une seule et unique préoccupation : la prospérité du Japon et des Japonais.
Le second élément essentiel de l’idéologie commune à l’ensemble de l’extrême droite est une forte volonté de révisionnisme
historique. La logique de ce révisionnisme est le suivant : le tribunal de Tôkyô où furent jugés les prétendus crimes commis par
l’armée japonaise en Chine ou ailleurs en Asie fut un tribunal
organisé par les vainqueurs pour juger les vaincus. Ce tribunal
est donc fondamentalement inique et tous ses jugements sont nuls
et non avenus. Par conséquent, les célèbres criminels de guerre
de classe A constituent des victimes de la vindicte américaine et
sont innocents des crimes dont on les a affublés. Plus largement,
l’armée japonaise n’aurait à son actif aucun crime contre l’humanité : le massacre de Nankin est une invention de la propagande
chinoise, la prostitution forcée des femmes, notamment coréennes,
est un mensonge d’Etat, l’entrée en guerre du Japon a été provoquée délibérément par l’attitude sans concession des Etats-Unis
d’Amérique… En bref, les Japonais d’aujourd’hui n’ont plus à être
dans le repentir et doivent au contraire être fiers du comportement
héroïque de leurs aïeuls. Ce concept de fierté nationale est central dans l’idéologie de l’extrême droite et on le retrouve naturellement dans le principal slogan de la Conférence, à savoir : « Pour la
construction d’un pays fier de lui-même ! »
De cette non-nécessité du repentir découle toute une série de
revendications.
La Conférence est tout d’abord une fervente partisane des
visites officielles du Premier ministre, et surtout de l’empereur,
au très controversé sanctuaire Yasukuni. En effet, pour cette organisation – comme nous venons de l’évoquer – les criminels de
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guerre de classe A ne sont coupables d’aucun crime ; au contraire,
ils auraient sacrifié leur vie pour le bien de la nation. L’insertion
en 1978 de cette catégorie de « victimes de guerre » au sein du
groupe des âmes vénérées au Yasukuni aurait donc constitué un
acte tout à fait légitime. Par ailleurs, la guerre du Pacifique n’ayant
pas été voulue, mais ayant été subie, la Conférence considère que
le Yasukuni est un sanctuaire dédié à la paix et non à la guerre.
L’autre revendication qui est une conséquence directe de la
non-nécessité du repentir est la révision du contenu des manuels
d’histoire utilisés dans les écoles. En collaboration avec la Société
pour la rédaction de nouveaux manuels d’histoire, la Conférence
milite pour l’enseignement d’une histoire glorieuse du Japon et,
en particulier, pour une histoire qui rendrait honneur à la geste de
l’armée impériale.
La Conférence du Japon réclame également le retrait du
communiqué Kôno. Il s’agit d’une déclaration officielle du gouvernement japonais datant de 1993 dans laquelle celui-ci reconnaît
les crimes commis par l’armée impériale, et tout spécialement la
prostitution forcée des femmes en Corée. Le gouvernement japonais y présente ses excuses pour les souffrances infligées. La
Conférence estime que ce communiqué ne repose sur aucun élément de preuve historique et qu’il nuit fâcheusement à l’honneur
de la nation.
Dans le prolongement de cette logique de non-nécessité du
repentir, la Conférence demande la révision de l’article 9 de la
Constitution : le texte constitutionnel devra à l’avenir reconnaître
au Japon le droit de détenir une armée. En effet, la clause dite
pacifiste a été imposée par l’occupant américain et n’aurait eu
d’autre but que d’empêcher le pays de redevenir une puissance
militaire d’importance. Il n’y aurait cependant – du point de vue
de la Conférence – aucune raison historique ou morale qui pourrait empêcher le Japon de se remilitariser et ainsi de redevenir un
« pays comme les autres ».
La Conférence se veut en fait le défenseur d’une position
basée sur une perspective de realpolitik ; ceci à l’opposé des partisans de la non-révision de l’article 9 qui eux vivraient dans un
univers idéalisé dans lequel les nations du monde n’auraient que
des intentions pacifiques. Pour les membres de la Conférence, il
est nécessaire de traiter les conflits territoriaux avec la Chine,
la Corée du Sud ou la Russie en se dotant des moyens militaires
adéquats. Il ne s’agirait cependant pas d’une volonté d’entrée en
guerre avec ses voisins, mais d’une volonté d’avoir les moyens de
les dissuader d’occuper par la force des territoires qui appartiendraient légitimement au Japon. Ainsi la Conférence s’inscrit-elle
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dans une logique de dissuasion militaire qui serait la façon la plus
réaliste et la plus efficace de préserver la paix.
ACTION POLITIQUE : LIENS AVEC LES POLITICIENS JAPONAIS
ET EN PARTICULIER AVEC LE GOUVERNEMENT ACTUEL
La Conférence est un lobby politique et par conséquent a pour
principal objectif d’influer sur la politique du gouvernement. Cette
organisation s’est donc donné les moyens d’agir en ce sens.
Elle a tout d’abord mis à sa disposition l’Amicale des parlementaires de la Conférence du Japon. Au 30 mai 2014, 289 parlementaires issus des deux chambres et de différents partis étaient
membres de cette amicale 4. Les membres du Parti libéral démocrate y sont largement majoritaires. Parmi les cadres et administrateurs de cette amicale se trouvent des politiciens de tout
premier plan, à commencer par le Premier ministre actuel, Abe
Shinzô. L’actuel chef de gouvernement y occupe aujourd’hui le
poste de conseiller spécial (tokubetsu komon) et entretient des
liens forts avec la Conférence depuis le tout début de sa carrière de parlementaire. L’ancien gouverneur de Tôkyô, Ishihara
Shintarô, était quant à lui conseiller de l’amicale. Mais ce dernier
est surtout, depuis de nombreuses années, un des administrateurs
de la Conférence.
Il est difficile d’évaluer l’efficacité réelle de l’action d’un
groupe de pression. De plus, les parlementaires japonais sont chacun membres d’un nombre important d’amicales partant du principe que pour être réélu toutes les voix sont bonnes à prendre.
Aussi le nombre élevé de parlementaires inscrits à une amicale
donnée ne veut pas forcément dire que cette amicale est influente.
Ceci étant dit, certains éléments permettent d’affirmer que l’influence de la Conférence est aujourd’hui loin d’être négligeable.
Ainsi, sur les dix-huit membres du second gouvernement Abe,
constitué en septembre 2014, quatorze feraient partie de l’amicale
de la Conférence, au point que le journal du parti communiste ait
pu baptiser ce gouvernement : « Le Gouvernement “Conférence du
Japon” ». Plus précisément, des membres importants de l’amicale de
la Conférence ont été nommés à des postes ministériels. Shimomura
Hakubun, vice-président de l’amicale, est devenu ministre de
l’Education. Takaichi Sanae, autre vice-présidente de l’amicale, a été
nommée au poste de ministre des Affaires intérieures. Yamatani Eriko
et Arimura Haruko, deux politiciennes très actives au sein de l’amicale
de la Conférence, ont également obtenu des postes ministériels.
4.
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Selon un document interne de la Conférence.
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Les similitudes nombreuses existant entre l’action politique d’Abe Shinzô et les attentes de la Conférence sont un autre
indice qui indique que l’influence de cette organisation sur le
Premier ministre est réelle. Concrètement, lors de son premier
mandat de Premier ministre, entre 2006 et 2007, Abe avait
réussi en une année à réformer dans un sens plus patriotique la
loi-cadre sur l’éducation, à faire de l’agence de la Défense nationale – jusqu’alors sous l’autorité directe du Premier ministre – un
ministère à part entière, et enfin, était parvenu à faire voter une
loi organisant le référendum populaire à l’occasion d’une éventuelle proposition d’amendement constitutionnel. Depuis son nouveau mandat, débuté en décembre 2012, Abe Shinzô s’est rendu
en pèlerinage au sanctuaire Yasukuni, a ordonné une enquête
sur les conditions dans lesquelles le communiqué Kôno avait été
rédigé et a décidé par décret gouvernemental que le Japon disposait désormais du droit de légitime défense collective ; c’est-à-dire
du droit de mener des opérations de guerre si l’allié américain
venait à être attaqué.
CONCENTRATION DE TOUTES LES ÉNERGIES SUR UN SEUL
OBJECTIF : LA RÉFORME DE LA CONSTITUTION
A l’occasion de l’assemblée générale de la Conférence, en
mars 2014, fut annoncé le principal programme d’action de l’organisation pour les trois années à venir. Le conseil d’administration
expliqua ainsi à ses membres qu’il avait été décidé de concentrer
l’essentiel des efforts sur l’objectif de la réforme constitutionnelle.
En effet, le conseil avait estimé qu’une telle chance ne se présenterait peut-être plus et qu’il fallait par conséquent faire tout le possible pour soutenir le Premier ministre Abe dans sa volonté de
réformer la Constitution.
Dans le cadre de cette mobilisation générale, la Conférence
appelle à la réalisation de sept réformes constitutionnelles. Parmi
celles-ci on trouve notamment l’évocation des valeurs traditionnelles japonaises dans le préambule, la mention de l’existence
d’une armée d’auto-défense et la réaffirmation de l’importance de
la famille.
Un plan d’action précis pour générer les conditions favorables
à un référendum constitutionnel a été arrêté. Ainsi, si l’on se base
sur ce programme, le référendum en question devrait avoir lieu à
la fin du mandat d’Abe. Avant cela, différents mouvements pétitionnaires auront été lancés. Tout d’abord au sein des parlements
régionaux la Conférence a mobilisé ses soutiens de manière à ce
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Thierry Guthmann
que le nombre le plus élevé possible de collectivités locales votent
une déclaration appelant à la réforme de la Constitution. Par ailleurs, à l’automne 2014, fut créée une organisation dénommée le
Rassemblement citoyen pour la rédaction d’une belle Constitution
japonaise (utsukushii nihon no kenpô o tsukuru kokumin no kai).
Avec à sa tête la journaliste Sakurai Yoshiko et le président de la
Conférence, ce rassemblement citoyen s’est fixé pour objectif la
mise en place d’un réseau de dix millions de sympathisants.
En parallèle, la Conférence s’est lancée dans un grand mouvement d’éducation populaire. Elle publia notamment en 2014 un
petit livre destiné aux femmes. Dans celui-ci, sous la forme d’une
conversation dans un salon de thé, leur sont expliquées de manière
décontractée et simple les raisons pour lesquelles la réforme de la
Constitution est une nécessité. En collaboration avec des enseignants d’université fut élaborée également une série de DVD présentant dans le détail les sept projets de réforme constitutionnelle
proposés par la Conférence. Enfin, dans le but de toucher le public
le plus large possible, un artiste de rakugo a également mis son
talent et son humour au service du projet de réforme constitutionnelle. Dans ce DVD, l’artiste tourne notamment en dérision le
préambule de la Constitution.
CONCLUSION
A l’issue de cette brève étude consacrée à la Conférence du
Japon, la conclusion semble s’imposer : ce sont les médias français qui ont raison lorsqu’ils présentent le Premier ministre actuel
et son gouvernement comme nationalistes. En effet, Abe Shinzô,
en raison de l’ancienneté de son engagement aux côtés de la
Conférence, en raison de la détermination dont il fait preuve dans
l’exécution d’un agenda politique extrêmement proche de celui de
l’organisation d’extrême droite est sans aucun doute le Premier
ministre japonais le plus nationaliste de l’après-guerre.
On peut se demander cependant pour quelles raisons les
médias japonais répugnent à utiliser les termes pourtant adéquats
de « nationaliste » ou « d’extrême droite ». Il y a à cela principalement deux raisons. Premièrement, ces deux termes ont des
résonances extrêmement négatives au sein du public japonais.
Ainsi, animés d’une volonté typiquement japonaise de ne pas
blesser, les médias éviteront d’utiliser ces mots pour qualifier des
hommes politiques ayant de surcroît reçu l’aval du suffrage universel. Deuxièmement, des individus comme Ishihara Shintarô,
Hashimoto Tôru (le maire d’Ôsaka) ou Abe Shinzô ne deviennent
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Dynamiques de l’extrême-droite au XXIe siècle : La Conférence du Japon
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pas des personnages politiques de premier plan par hasard. Leurs
élections et réélections révèlent une droitisation générale de l’opinion publique. Aussi, la Conférence du Japon, et les politiciens
qui lui sont proches, n’apparaissent-ils plus aux yeux de l’opinion
et des médias comme des organisations ou des personnalités aux
idées particulièrement extrêmes.
BIBLIOGRAPHIE
GUTHMANN, Thierry. Shintô et politique dans le Japon contemporain,
Paris, L’Harmattan, 2010.
MULLINS, Mark R. « Secularization, Deprivatization, and the Reappearance
of “Public Religion” in Japanese Society », Journal of Religion in Japan, 1,
2012, p. 61-82.
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BRICE FAUCONNIER
CEJ-INALCO, Paris
TSURUMI SHUNSUKE ET LES ENJEUX DE
LA VULGARISATION DE L’HISTOIRE DU JAPON :
ENTRE CRITIQUE INTELLECTUELLE (1931-1945) ET
VALORISATION DE LA CULTURE POPULAIRE (1945-1980)
INTRODUCTION
« L’histoire est l’accumulation d’innombrables vies humaines.
J’entends continuer à contester le fait que cette histoire et ces vies
reposent sur la mémoire des “grands noms” (the big names) et le
quasi-oubli des “petits noms” ou des “anonymes” (the nameless) »
(TSURUMI 1984 1 : 287).
Telle est l’affirmation par laquelle débute un court essai du
philosophe Tsurumi Shunsuke (1922-2015) publié pour la première
fois en 1969 2. L’objectif est clair : se défaire des grandes figures
comme Staline, Mao, Churchill, De Gaulle ou Yoshida Shigeru 3
(1878-1967), au nom desquelles l’histoire peut être faite et écrite,
pour remettre le vécu de ce qu’il appelle, sans connotation péjorative aucune, les « seconds rôles » (wakiyaku) au centre du récit
historique. Les « seconds rôles » n’étant pas les assistants des
« grands noms » promis à les remplacer, mais la masse de la population qui ne figure pas dans les manuels d’histoire et dont les productions et les pratiques culturelles ont, en un sens, autant, voire
plus de valeur que les figures les plus en vue, dans la mesure où
elles constituent le substrat de la culture japonaise.
Tsurumi s’intéresse dès le début des années 1950 à ces absents
de l’Histoire, si l’on peut dire, notamment dans les premiers textes
1. Nous prenons les dates des premières éditions des deux recueils objets
de cet article, publiés en collection de poche en 2001.
2. Il s’agit de « Wakiyaku Second rôle », originellement publié durant
l’automne 1969 dans la série « Taishû bungaku no sekai » [Le monde de la littérature populaire] du quotidien Yomiuri shinbun (édition d’Ôsaka).
3. Diplomate et homme politique, il fut cinq fois chef de cabinet de
mai 1946 à décembre 1954.
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Brice Fauconnier
sur l’essor de la culture radiophonique ou le cinéma, auxquels
s’ajoutent rapidement des études sur des formes culturelles considérées comme traditionnelles 4. L’interprétation du Japon moderne,
c’est-à-dire des raisons des changements brutaux effectués à partir de l’ère Meiji (1868-1912) – dénommés « tenkô », littéralement
« changements d’orientations » – et ses conséquences contemporaines sont réinterprétés à travers le prisme de la persistance de
pratiques dites « ancestrales », dont les sujets individuels sont souvent non identifiables et aux origines non datables. Ce projet définit
ainsi le cadre d’une partie de ses recherches (TSURUMI 1975, vol. 4 :
5-6). Mais Tsurumi est confronté aux difficultés intrinsèques aux
essais de vulgarisation, auxquels il répond de manière originale.
D’abord, en tant qu’introducteur des philosophes pragmatiques américains, spécialiste de sémiotique et membre fondateur
du Groupe d’étude scientifique de la pensée 5, Tsurumi est engagé
dans des recherches très conceptuelles. De quelle manière relie-t-il
ce type d’activité très abstraite et l’intention ouverte d’inverser certaines priorités des descriptions de l’histoire ? Ensuite, son projet de
revalorisation de la masse des négligés se base sur une sorte de tentative d’histoire immédiate. Comment traite-t-il les données brutes
souvent empruntées à l’actualité et de quelle façon en fait-il « de
l’histoire » ? Enfin, aspect souvent remarqué, son propre vécu de
la période de la guerre est totalement atypique. Issue d’une famille
de politiciens et de hauts fonctionnaires d’Etat, Tsurumi Shunsuke
est le petit-fils de Gotô Shinpei (1857-1929) et le fils de Tsurumi
Yûsuke 6 (1885-1973). En décalage avec son milieu, il est envoyé
4. Voir par exemple : « Rajio bunka » [Culture radiophonique], première
publication dans Nihon hyôron [Critique au Japon], novembre 1950, et « Eiga
to gendai shisô » [Cinéma et idées actuelles], première publication dans Eiga
bunka [Culture cinématographique], mai 1950. Sur les arts dits « traditionnels »
et leur remodelage pendant la modernisation, on peut citer : « Chokugo, karuta,
janken » [Rescrits impériaux, cartes, jeu des ciseaux, de la pierre et de la feuille],
Asahi shimbun (édition d’Ôsaka), 3 janvier 1953 ; « Ikebana no ichi » [Statut de
l’ikebana], originellement publié sous le titre « Ikebana sono ta » [Ikebana et
autres choses], Kadô [Arrangement floral], numéro de mars 1953.
5. Shisô no kagaku kenkyû-kai. La revue du groupe, Shisô no kagaku
[Science de la pensée], fut lancée le 15 mai 1946, après la création de la maison
d’édition Senku-sha le 6 février.
6. Le premier fut président des Chemins de fers de la Mandchourie du
Sud (Minami manshû tetsudô, fondée en 1906). Promoteur de la colonisation,
il fut successivement ministre des Communications, de l’Intérieur et maire
de Tôkyô. Il œuvra, entre autres, à la reconstruction de Tôkyô après le grand
tremblement du Kantô (1923) ainsi qu’au rétablissement des relations nipposoviétiques. Le second fit une carrière de politique « libéral », devint membre du
Comité d’enquête sur les problèmes du Pacifique (Taiheiyô mondai chôsa-kai,
fondé en 1925), puis conseiller auprès de l’Association politique de soutien au
trône (Yokusan seiji-kai, fondée en 1942) durant la guerre du Pacifique. Purgé
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aux Etats-Unis. Il y passe plusieurs années de son adolescence, sort
diplômé de Harvard avant même de l’être au Japon et est rapatrié
après Pearl Harbor 7. L’éloignement de la société japonaise en pleine
militarisation n’en fait-il pas le moins qualifié pour présenter une
série d’événements qu’il n’aura vus qu’après leur déclenchement ?
Selon une démarche qui lui est coutumière, Tsurumi applique
ses acquis théoriques de la sémiotique et du pragmatisme américain en considérant simplement toute expression (ou acte) culturelle ou sociale comme « signe kigô », dont la valeur n’est pas à
trouver dans le discours hiérarchisant qui lui est porté, mais dans
sa fonction et sa manière de s’insérer parmi d’autres expressions
sociales. Ce principe lui permet de se concentrer sur les activités accessoires, mais essentielles à ses yeux, qu’il appelle « arts
limites » (genkai geijutsu), résultats d’activités non spécialisées,
non institutionnalisées, dont les formes peuvent se retrouver bien
avant la modernisation (TSURUMI 1975, vol. 4 : 5, 6-8). De fait,
l’actualité la plus directe des médias est une source d’investigation, car les « arts limites » naissent du quotidien et non, selon ses
termes, des « arts purs » (junsui geijutsu) des experts de l’évaluation critique ou de la reproduction de masse des marchandises
des « arts populaires » (taishû geijutsu) (TSURUMI 1975, vol. 4 :
5). Nous le verrons plus bas, le terme « populaire » (taishû) n’implique ici aucune dévalorisation, puisque au moins une partie des
objets reproduits et diffusés proviennent des pratiques les plus quotidiennes et que le regard sur l’histoire de Tsurumi lui permet d’en
montrer certaines étapes de leur évolution. Il essaie ainsi de pratiquer un double regard : celui d’une sorte d’exilé éloigné du Japon
choqué par son rapatriement au début de la guerre du Pacifique,
celui des regards croisés entre Japonais et étrangers et des Japonais
sur eux-mêmes.
REGARDS CROISÉS ENTRE HISTOIRE INTELLECTUELLE ET
HISTOIRE CULTURELLE
Deux ouvrages concentrent, à notre avis, ces éléments brièvement résumés ci-dessus. Ils sont tout à fait représentatifs de son
discours en tant qu’intellectuel, de son intérêt pour l’histoire en
après la défaite, il poursuivit ses activités dans le Parti libéral démocrate (Jiyû
minshû-tô). Il fut ministre de la Santé du premier cabinet Hatoyama (1954-1955).
7. Indiscipliné et rétif à l’éducation imposée par sa famille, Tsurumi
Shunsuke fut envoyé par son père aux Etats-Unis en 1937. Intégré à Harvard
en 1939, il y restera jusqu’en 1942. Interpellé par le FBI, il fut rapatrié dans un
navire suédois.
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général et d’une présentation équilibrée de la modernisation et des
legs de la guerre, une revalorisation des pratiques populaires. La
présentation de ces deux recueils constituera donc l’objet principal
du présent article. Il s’agit de :
– Histoire intellectuelle du Japon durant la période de la
guerre 1931-1945 (noté plus bas TSURUMI 1982 suivant l’année de la
1re édition) ;
– Histoire de la culture populaire du Japon d’aprèsguerre 1945-1980 (noté plus bas TSURUMI 1984, suivant l’année de la
1re édition).
L’intérêt de ces deux petits livres est multiple.
En premier lieu, ils constituent une reformulation synthétique
des travaux encore dispersés des années 1950 aux années 1970 sur
deux grands axes : l’identification des changements d’orientation
provoqués par le choc de la modernisation du Japon, les modes
de pensée des dirigeants et leurs relations avec les dirigés. Dans
l’esprit du passage cité plus haut, ces deux ouvrages offrent de
plus une version abordable, alternative et indépendante de l’histoire et de ses représentations. Le choix du découpage chronologique est à cet égard central. Initiateur de l’expression « guerre
de quinze ans » (jûgo nen sensô) (1931-1945) (EGUCHI 2009 : 12,
TSURUMI 1982 : 240-241), Tsurumi entend critiquer par cette formulation la « normalité » de l’état de guerre au Japon autant que
son corrélat : l’agression militaire en Asie. Pour ce faire, il ne
sépare pas hermétiquement les périodes 1931-1945 et 1945-1980.
Nous le verrons plus bas dans le tableau synthétique des chapitres
des deux ouvrages, la place accordée à la population, par contraste
avec l’histoire plus officielle des « grands noms » et des institutions, incite à reconnaître les effets sur le quotidien des « sans
noms » de la guerre d’agression en Asie de l’Est. Cependant,
patriotisme et révérence envers le tennô (l’empereur) parmi le
peuple, pour ne citer que ces deux exemples, ne sont pas exclus
pour autant. De fait, les essais rassemblés ici restent d’actualité
dans un Japon où l’histoire officielle de la guerre repose sur des
occultations, des déformations ou des édulcorations répétées.
En second lieu, sans constituer des études ethnologiques ou
anthropologiques à proprement parler, les essais des deux ouvrages
relativisent constamment les lieux communs à partir des regards
croisés entre Amérique du Nord et Japon (ou Occident anglophone
et Japon en Asie). Les deux volumes rassemblent en fait une série
de conférences données en anglais à l’université McGill au Canada
de la fin 1979 au début de 1980 8. Traduites pour leur diffusion
8. La première conférence, correspondant au chapitre Ier d’Histoire intellectuelle..., est datée du 13 septembre 1979 par l’auteur. La dernière conférence (cha-
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par une grande maison d’édition japonaise, elles furent enrichies de notes, statistiques et nombreuses références 9. La diffusion d’un regard critique sur l’histoire du Japon auprès d’un public
certainement plus sensible aux interprétations plus officielles de
la guerre 10 sert, en retour, à éclairer les Japonais sur leur propre
histoire à travers sa reconstitution historique (objet principal du
volume 1) et le vécu des Japonais (objet principal du volume 2).
Enfin, toujours dans cet esprit, un équilibre entre discours
savant et exercice de vulgarisation est maintenu. Si le premier volet
est « intellectuel » (seishin, littéralement « esprit, mental »), il
n’est pas une histoire des idées ou des courants de pensée au sens
strict. Il sensibilise le public à la logique des modes de pensée des
Japonais au sens général proche de « mentalités » chez Tsurumi, et
tout particulièrement aux vicissitudes des interactions entre Japon
et étranger. Il se présente selon la même méthode que le second
volet traitant de la culture dite populaire (taishû, littéralement
« peuple, public, masses »), c’est-à-dire suivant des entrecroisements entre exemples concrets et témoignages (l’expression sociale
et culturelle des signes) et références académiques (les interprétations possibles de ces signes). Mais le plus important réside sans
doute dans le fait qu’en tant qu’intellectuel engagé, résolument
pacifiste et diffuseur de savoir, Tsurumi évite soigneusement de
parler au nom des « sans noms ». L’argument d’autorité n’est pas
pitre IX d’Histoire de la culture...) est datée du 20 mars 1980. Chaque chapitre, révisé
et enrichi de notes dans la version japonaise, reprend le texte d’une conférence.
9. Tsurumi cite massivement Yanagita Kunio (1875-1962) et Yanagi
Muneyoshi (1889-1961), anthropologues ou folkloristes, pour contextualiser certaines pratiques culturelles pré-modernes. Il fait par ailleurs appel à des historiens qui ont une expérience de la guerre comme Inoue Kiyoshi (1913-2001) et
Inenaga Saburô (1913-2002) pour étayer sa critique de la mobilisation générale
et des responsabilités de Hirohito. Mis à part les enquêtes de ministères et des
grands groupes de presse, les spécialistes américains et les nombreux chercheurs
cités, Tsurumi mobilise enfin des auteurs et journalistes contemporains, dont
les plus connus sont : Nakano Shigeharu (1902-1979, écrivain marxiste exclu du
PCJ) ; Shiba Ryôtarô (1923-1996, auteur de romans historiques), Kaiko Takeshi
(1930-1989) et Matsumoto Seichô (1909-1992), tous deux auteurs de romans
policiers et scénaristes. Outre un attachement à la description du quotidien,
ces trois derniers personnages ont en commun une réflexion sur l’histoire de la
modernisation du Japon et chacun une position particulière sur le nationalisme,
le patriotisme et les caractères propres au Japon.
10. L’influence des écrits sur l’histoire du Japon d’Edwin O. Reischauer
comme véhicule de lieux communs et d’une vision de la légitimité américanocentrée des relations nippo-américaines serait à analyser. Il n’est pas étonnant
que Tsurumi ne le cite pas une fois, alors que Japan, The Story of a Nation
fut publié en 1970 et connut le succès éditorial que l’on sait. Pour une version
française, voir R EISCHAUER Edwin O., Histoire du Japon et des Japonais, Paris,
Seuil « point histoire », 1997, 2 vol.
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utilisé, quelles que soient les évaluations qu’il porte. S’il faut indéniablement imputer ce recul à sa propre expérience de la guerre
(les effets désastreux sur la population japonaise autant que la perception américaine du Japon lui-même), ses travaux en sémiotique
auront également permis, à partir de la question de l’équivalence
et de la fonction sociale des signes au sens large, de présenter des
formes et des pratiques culturelles triviales ou sans intérêt, au
même titre que les événements et les personnages retenus comme
les plus marquants de l’Histoire avec un grand H.
CONTENU ET TRAITEMENT DE LA PÉRIODE 1931-1980 : DEUX
HISTOIRES QUI SE CROISENT
Une courte présentation montrera comment Tsurumi recadre
les questions d’actualité et se propose d’équilibrer les deux parties
de son diptyque. Le tableau ci-dessous comporte la traduction de
chaque chapitre et un résumé de leur contenu.
TABLEAU 1. PRÉSENTATION SYNTHÉTIQUE DU CONTENU DES CHAPITRES
Histoire intellectuelle du Japon durant
la période de la guerre 1931-1945
Histoire de la culture populaire du
Japon d’après-guerre 1945-1980
I. « Une approche du Japon des
années 1931-1945 »
Rétablir les responsabilités de la
guerre en Asie-Pacifique à partir
de l’« Incident de Mandchourie »,
18 sept. 1931.
I. « Occupation : le style de vie américain imposé »
Continuité et responsabilité de la guerre
chez les élites, troubles de l’immédiat
après-guerre et chocs sociaux en milieu
urbain.
II. « Sur le tenkô »
Histoire des reconversions des Japonais
face à l’étranger ; les revirements successifs des gauchistes japonais vers le
nationalisme et le soutien de guerre,
puis vers le communisme d’après 1945.
II. « Occupation et sensibilité à la
justice »
Limite des responsabilités établies par
le procès de Tôkyô, légitimité des sentences et attachement à Hirohito parmi
la population japonaise.
III. « Le pays enchaîné* »
Réactions et mode de pensée des
Japonais face à l’introduction de
« cultures étrangères », difficultés
du « retour au Japon natal » chez les
marxistes reconvertis au nationalisme.
III. « Mangas du Japon d’aprèsguerre »
Positionnement de la narration de
quelques auteurs de mangas face au vécu
de la guerre et aux implications politiques d’après 1945.
IV. « A propos de l’essence nationale »
Sacralisation du terme « essence nationale kokutai » par le système éducatif
de l’ère Meiji et fonction d’unification
nationale pour la mobilisation de la
nation entre 1931 et 1945.
IV. « Un art de la variété »
Histoire des « arts de la parole », dont
le manzai (dialogue humoristique à
deux), de ses origines théâtrales et
chorégraphiques du XVI e siècle aux
formes contemporaines diffusées par
les médias.
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Tsurumi Shunsuke et les enjeux de la vulgarisation de l’histoire du Japon
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V. « La grande Asie »
Projets de libération des peuples asiatiques sous la direction du Japon, réalité
et effondrement de la Sphère de coprospérité de l’Asie de l’Est entre 1940 et
1945.
V. « Les récits qui ont nourri une
culture commune »
Les thèmes des feuilletons-fleuves (historiques et sentimentaux) sous divers
supports : expositions, diffusions télévisuelles de masse et cinéma.
VI. « Les formes de non-tenkô »
Maintien des credo religieux, de la
répression des crypto-chrétiens du
XVII e siècle aux témoins de Jéhovah
pendant la Seconde Guerre mondiale.
VI. « Sur les chansons à la mode**
d’après les années 1960 »
Histoire des chansons japonaises de la
période d’Edo (XVII e -XIX e siècle) aux
années 1970, de leur occidentalisation
sous l’égide du ministère de l’Education
depuis 1868.
VII. « La Corée dans le Japon »
Souffrances, exploitation et importance
du rôle des Coréens résidant au Japon
de 1868 aux années 1970.
VIII. « Viser la déstalinisation »
Les formes de socialisme indépendantes de l’URSS au Japon, des
années 1920 à la question des soldats
stationnés en Sibérie dans l’immédiat
après-guerre.
IX. « L’idée de sacrifice au combat »
Relativisation de l’image du fanatique
et responsabilité de Hirohito dans la
guerre à travers une courte histoire de
la guerre du Pacifique et des écrits de
militaires.
X. « La vie quotidienne pendant la
guerre »
Privations, répression et encadrement
de la population de 1937 à 1945.
XI. « En tant que victime de la bombe
atomique »
Motifs des bomba rdements de
Hiroshima et Nagasa k i, essais
nucléaires américains dans le Pacifique,
témoignages et mouvements antinucléaire au Japon.
XII. « La fin de la guerre »
Territoire japonais entre ancienne et
nouvelle guerre menée par son partenaire américain.
XIII. « Regard sur le passé »
Importance du tenkô dans l’histoire de
l’assimilation des idées et techniques
importées ainsi que comme retour à
une forme de « japonité » en réaction
aux incursions étrangères.
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VII. « Citoyens ordinaires et mouvements citoyens »
Les possibilités de résistance et les
contestations organisées par les intellectuels et les simples citoyens au niveau
local et international de 1937 à la fin des
années 1970.
VIII. « Sur les modes de vie »
Continuité et bouleversements de l’habitat, de la nourriture, de la santé et du
souci de soi dans les années 1960-1970.
IX. « Sur les guides de tourisme »
Regards croisés sur les opinions et les
représentations des Japonais et des
Américains, à travers les guides, les caricatures et certains travaux universitaires.
* En japonais : sakoku. Cette
expression fait généralement référence
au contrôle des relations avec l’extérieur
durant la période d’Edo, d’un édit de
1639 à l’arrivée en 1853 des navires de
Matthew Calbraith Perry, envoyé officiel
des Etats-Unis. Elle désigne aussi l’interdiction du christianisme. Il s’agit, dans
l’optique de Tsurumi, de noter une attitude
récurrente de repli puis d’ouverture des
Japonais face aux pressions des étrangers.
** Le terme japonais utilisé ici est
« hayari uta », littéralement les « chansons en vogue/à la mode », mais il était
employé pour désigner des airs repris
du kabuki ou des thèmes musicaux pour
marquer l’entrée ou la sortie d’un personnage lors des kyôgen (intermèdes
comiques). L’usage qu’en fait Tsurumi
désigne donc plus que des chansons à la
mode du XX e siècle.
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Un premier aperçu nous renseigne sur différentes caractéristiques du choix des thèmes et de leur exposition : le rapport
à l’étranger et la vie quotidienne sont omniprésents. Si les titres
des livres semblent délimiter des tranches temporelles précises,
les chapitres sont plus thématiques que chronologiques. Certains
débordent d’ailleurs sur des périodes antérieures (jusqu’à la
période d’Edo – 1603-1867 –, voire Heian – 794-1185) afin d’insister sur la présence de pratiques séculaires, mais ils se rejoignent
tous dans le thème global de l’occidentalisation et des réactions
des Japonais à ce processus 11. Le terme « tenkô », évoqué plus
haut (littéralement « changement d’orientation »), cher à Tsurumi
(TSURUMI 1982 : 265), désigne les réactions à l’introduction d’idées
étrangères (ici occidentales). Ouvertures et fermetures face aux
pressions exercées sur le Japon autant qu’un mode de pensée
(vol. I, chap. III), il est caractérisé par l’adoption puis l’abandon
de credos politiques, idéologiques, voire religieux. L’exemple des
marxistes (vol. I, chap. II, VIII), fidèles à l’URSS et opposés au
tennô, puis « convertis » au nationalisme et au soutien à la guerre
à cause de la coercition des autorités, et de nouveau « reconvertis » en membres du parti communiste après 1945, constitue le
cas le plus identifiable du phénomène. Il est mis en contraste avec
la stabilité des croyances religieuses les plus naïves mais stables
tout aussi « occidentales » : l’inflexibilité des témoins de Jéhovah
emprisonnés pendant la guerre (vol. I, chap. VI). Le premier chapitre du second volume est sur ce point éloquent puisqu’il présente
les mesures de l’occupant (avec l’accord de dirigeants japonais
du moment) non comme négatives en soi, mais comme inconsidérément imposées de l’extérieur. Les pratiques quotidiennes
d’une population marquée par la guerre font office de norme et
d’autonomie contre les revirements des élites, qu’elles soient
proaméricaines ou prosoviétiques d’ailleurs. Mais il ne s’agit pas
uniquement d’opposer peuple et élites. Si cette occidentalisation
forcée est en partie inappropriée, c’est uniquement dans la manière
de l’appliquer au cas japonais (la démocratisation imposée par
le haut) et elle n’en demeure pas moins une aspiration pour les
masses. L’acculturation est en marche tout en demeurant au service
d’une identité japonaise, comme les chapitres III, IV, V et VI du
volume II l’indiquent. En ce sens, la société de consommation, les
11. De nombreux chapitres développent clairement des thèmes identiques,
si ce n’est connexes, on peut noter : la vie quotidienne et le style vie (vol. I,
chap. II, III, VII, IX, X, XI ; vol. II, chap. I, V, VI, VII, VIII, IX) ; les aspects
négatifs, voire catastrophiques, du partenariat avec les Américains (vol. I,
chap. IX, X, XI, XII ; vol. II, chap. I, II, VII) ; les résistances et les contestations
populaires (vol. I, chap. VI, VIII, IX, X ; vol. II, chap. I, II, VII) ; la valeur d’un
certain patriotisme (vol. I, chap. IX ; vol. II, chap. II), etc.
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mass-medias voire le consumérisme effréné des années 1970 ne
sont pas présentés comme des dérapages. Ils représentent tout au
plus un « mode de vie » propre aux Japonais, car assimilé et allié
à des pratiques pérennes, le signe d’une sorte de vitalité dont les
excès n’ont rien à envier au mode de vie des Anglo-Saxons.
Trois exemples montreront sans doute mieux le traitement de
l’actualité par Tsurumi.
TROIS EXEMPLES DU MODE DE PRÉSENTATION DE TSURUMI :
RÉÉQUILIBRER LES RÔLES ET LES VALEURS
Le premier concerne le patriotisme et le devoir de révérence
envers le tennô évoqués juste avant. Ces deux principes furent un
des piliers de la fondation de l’Etat-nation moderne à partir de
l’ère Meiji et encadrèrent la population, notamment au moyen de
rescrits impériaux et d’une dévotion quasi religieuse inculquée au
sein du système éducatif. La mobilisation vers la guerre et l’idée
de sacrifice au combat (en l’honneur du tennô) sont présentés par
Tsurumi en confrontant les preuves de la responsabilité indéniable
de Hirohito avec le dévouement résigné teinté de bouddhisme des
lettres et des poèmes des simples soldats. Le patriotisme, en tant
qu’attachement affectif au tennô, est dissocié du militarisme, mais
le second n’est pas totalement accusé. Tsurumi présente, à titre
de preuves, les écrits de hauts gradés de la Marine pessimistes
sur les chances de victoire du Japon impérial et soumis au devoir
d’un sacrifice absurde. Sans remettre en cause les faits (l’existence
de kamikazes ou les exactions contre les criminels de guerre),
le fanatisme largement diffusé par la propagande américaine
durant la guerre est replacé entre les impératifs du discours officiel et les témoignages privés des victimes japonaises du conflit
(TSURUMI 1982 : 184-194, TSURUMI 1984 : 54-56, 65).
Le second exemple, en lien avec le premier, est la relation
victime/bourreau. Particulièrement délicate, elle est analysée par
Tsurumi à partir de trois grands cas : les milliers de prisonniers
de guerre japonais gardés en Sibérie par l’URSS après 1945, les
bombardements de Tôkyô et l’arme nucléaire. Une nouvelle fois,
la guerre lancée par les Japonais est reconnue comme une invasion et une série de violences. Tsurumi ne verse pas pour autant
dans la rhétorique de victimisation à outrance du Japon concernant
Tôkyô, Hiroshima et Nagasaki. Ces trois cas servent à dénoncer
l’incurie des dirigeants et leur mépris relatif de la population (il
fallut de longues années pour rapatrier les soldats japonais). Mais
ils sont aussi mis en perspective avec l’anticommunisme fanatique
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Brice Fauconnier
de certains généraux américains et surtout le programme de tests
de bombes atomiques à l’air libre dans le Pacifique. Le retour à
la paix d’après 1945 rappelle sous certains aspects une population massivement sacrifiée vers la fin de la guerre (TSURUMI 1982 :
160-169, 230-238).
Dernier exemple, les Coréens présents sur le territoire japonais. Minorité déplacée des colonies ou y résidant volontairement,
leur sort fut souvent tragique : massacrés suite au tremblement
de terre du Kantô, servant de main d’œuvre surexploitée, femmes
esclaves sexuelles de l’armée japonaise, hommes morts comme
soldats engagés durant la guerre du Pacifique ou assimilé de force
par japonisation du leur patronyme, ils furent victimes de la politique de discrimination de l’occupant américain puis de la guerre
froide. Le simple choix de traiter de ce groupe revient à s’interroger sur la capacité de la majorité des Japonais à gérer l’exclusion
relative de ce qu’on pourrait appeler « l’autre proche » (et généralement connu dans son quartier). Tsurumi choisit ici de donner la parole aux Coréens eux-mêmes (écrivains et intellectuels),
mais aussi de montrer comment les contacts avec la péninsule
coréenne furent cruciaux dans l’histoire du Japon et, plus récemment, essentiels pour le développement du mouvement marxiste au
XX e siècle. Qui plus est, il cite la critique justifiée, par des intellectuels coréens et japonais, de la vision empreinte de colonialisme
de la culture coréenne chez des folkloristes japonais renommés 12
(TSURUMI 1982 : 132, 141-142).
CONCLUSION
Remettre au centre de la description historique la masse
des anonymes et leur potentialité est inséparable du cadre analytique de Tsurumi : la censure et les privations des années 19311945 n’ont pas empêché des résistances ou contestations privées ;
la libéralisation des années 1945-1980 n’a guère changé le rapport dirigeants/dirigés en profondeur, malgré la démocratisation.
12. Il s’agit des remarques du poète japonais Ishikawa Takuboku (18861912) et de la critique par des Coréens des très connus Yanagita Kunio et
Yanagi Muneyoshi, qui, par ailleurs, constituent les références les plus citées
par Tsurumi. Ce thème sera développé par Oguma Eiji dans les années 1990. De
longs développements sur cette question seraient nécessaires. Signalons juste que
Yanagita et Yanagi sont amplement cités comme précurseurs et spécialistes des
études folkloristes par Tsurumi. Citer les critiques de certaines assertions de ces
deux grandes figures ne revient donc pas à les rejeter en bloc, mais à revaloriser
le rôle de la péninsule coréenne et le discours de certains intellectuels coréens
sur le Japon, exercice de décentrement par excellence.
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C’est la vitalité de la population et sa capacité à s’auto-organiser
qui indique une autonomie des individus et des groupes. Sous cet
angle, les retournements et changements d’orientation suivant les
conditions de l’environnement international n’entament guère la
persistance de pratiques culturelles issues de la base. A notre sens,
Tsurumi maintient avec succès un équilibre délicat entre le simple
nihonjin-ron, ou essai de valorisation des particularités japonaises, et la critique des années 1930-1950 en termes de fascisation, notamment chez les marxistes ou le politologue Maruyama
Masao. Mais à insister sur de simples différences, il verse à notre
sens dans le culturalisme, sans doute influencé par l’anthropologie américaine de l’époque. Afin de déterminer les relations entre
sa propre méthode influencée par la sémiotique américaine et les
influences du culturalisme, il faudra approfondir plusieurs éléments centraux de sa démarche : le choix et la représentativité des
exemples (notamment des mangas, des « chansons de variétés ») ;
le traitement de la pérennité, des survivances et de l’évolution des
formes culturelles dans le temps et surtout la typologie des arts qui
sous-tend méthodologiquement l’ensemble de sa revalorisation des
« sans noms » de l’histoire.
BIBLIOGRAPHIE
EGUCHI Keiichi. Jûgo nen sensô shôshi [Précis d’histoire de la guerre de
quinze ans], Tôkyô, Aoki shoten, 2009, p. 297 (1re éd. 1991).
OGUMA Eiji. Tan.itsu minzoku shinwa no kigen nihonjin jigazô no keifu
[Les origines du mythe d’une ethnie homogène. Une généalogie de l’auto-représentation des « Japonais »], Tôkyô, Shinyô-sha, 1995, p. 450.
R EISCHAUER Edwin O. Histoire du Japon et des Japonais, Paris, Seuil
« point histoire », 2 vol., 1997 (1re éd. 1970).
TSURUMI Shunsuke. Senjiki nihon no seishin-shi 1931-1945 nen [Histoire
intellectuelle du Japon durant la période de guerre 1931-1945], Tôkyô, Iwanami
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TSURUMI Shunsuke. Sengo nihon no taishû bunka-shi 1945-1980 nen
[Histoire de la culture populaire du Japon d’après-guerre 1945-1980], Tôkyô,
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TSURUMI Shunsuke. Tsurumi shunsuke chosaku-shû [Œuvres choisies de
Tsurumi Shunsuke], Tôkyô, Chikuma shobô, 5 vol., 1975.
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NORME FÉMININE :
DISCOURS, PRATIQUES, FRONTIÈRE
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ÔSHIMA HIROKO
Université Paris-Diderot– Paris 7, CEJ
ANALYSE LINGUISTIQUE DE DISCOURS FÉMININS
SUR LE CÉLIBAT ET LE MARIAGE
Deux changements sur le mariage au Japon se sont produits
après la Seconde Guerre mondiale (SEKIGUCHI et al. 2000 : 183187). Premièrement, le mariage, qui était une affaire familiale
avant la guerre, est devenu une affaire personnelle : il revient à
chaque individu de décider s’il se marie ou non et, si oui, quand
et avec qui. Deuxièmement, la haute croissance économique, qui
a commencé à la fin des années 1950, a créé une situation sociale
permettant à un(e) Japonais(e) de vivre sans être marié(e). Divers
styles de vie sont ainsi devenus possibles. Le mariage, qui était
obligatoire dans la vie d’un Japonais est devenu une option. Il
est certain que ce changement de statut du mariage au sein de la
société a modifié la conception qu’en avaient les femmes et, en
parallèle, leur style de vie.
Par ailleurs, les statistiques démographiques montrent que
les Japonaises se marient de plus en plus tard. L’âge moyen du
premier mariage chez les femmes, qui était de 24 ans dans les
années 1960, est passé à 29,2 ans en 2014 (YUZAWA 2014 : 59).
Cela ne signifie toutefois pas exactement que les Japonaises
n’ont plus envie de se marier, car d’autres statistiques montrent
que 90 % des femmes se marient au moins une fois avant d’avoir
atteint 50 ans (YUZAWA 2014 : 24).
Dans ce contexte, comment caractériser le célibat féminin de
nos jours au Japon ? Que ressent une femme célibataire vis-à-vis
de sa situation ? Comment réagit son entourage ? Pour répondre à
ces questions, nous allons procéder à une analyse linguistique des
discours féminins sur le célibat et le mariage.
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PRÉSENTATION DU CORPUS
Dans cette étude, nous utilisons un corpus constitué de
l’ensemble des messages envoyés au site de la série télévisée
Kekkonshinai [Je ne me marierai pas] par les téléspectateurs.
Les 11 épisodes qui composent cette série ont été diffusés du
11 octobre au 20 décembre 2012, le jeudi soir de 22 h à 22 h 54
sur Fuji TV. Ce créneau que la chaîne appelle Mokujû [jeudi soir
10 heures] est réservé aux séries qu’elle veut mettre en avant. Son
audimat moyen était de 11,8 %.
Les deux héroïnes de Kekkonshinai sont Chiharu et Haruko.
La première a 35 ans et travaille en CDD dans une agence de
voyages à Yokohama. Elle vit chez ses parents et n’a pas eu de
petit ami depuis cinq ans. A cause du mariage de sa sœur cadette,
elle a l’impression d’avoir perdu sa place dans la maison parentale.
Elle quitte donc ses parents et va vivre en parasite chez Haruko ;
Haruko a 44 ans et est jardinière paysagiste dans une grande
société. Elle a un passé sentimental douloureux avec un homme
marié. Depuis elle mène une vie solitaire.
Le nombre total des messages publiés sur le site par les téléspectateurs est de 868, y compris 23 contributions masculines. Les
845 contributions féminines se répartissent comme suit : 0-9 ans
(1), 10-19 ans (69), 20-29 ans (194), 30-39 ans (336), 40-49 ans
(138), 50-59 ans (78), 60-69 ans (6) et sans précision (23). Nous
comprenons que 80 % des messages ont été écrits par des femmes
entre 20 et 49 ans.
Le scénario de cette série est dû à deux femmes : Yamazaki
Uko et Sakaguchi Riko. Pour l’écrire, elles ont recueilli des renseignements et des informations auprès de nombreuses femmes
trentenaires et quadragénaires. Elles ont ainsi intégré au scénario
de véritables anecdotes et des propos recueillis.
AVIS DE TÉLÉSPECTAFGTRICES
LES PERSONNAGES ET LEURS RÉPLIQUES
Comme les exemples suivants le montrent, les téléspectatrices éprouvent en général de l’empathie pour les personnages,
leurs répliques et les sentiments exprimés. Certaines répliques
sont particulièrement douloureuses à entendre car elles correspondent parfaitement à ce qu’elles ressentent. Les téléspectatrices
ont l’impression que les personnages parlent pour elles. Voici des
exemples de messages postés :
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1. Kyôkan (20-29 1) « Empathie »
2. Marude jibun ga itteiru ka no yô (20-29) « J’ai l’impression
de m’entendre parler. »
3. Kimochi ga wakatte setsunaku naru (20-29)
« Je comprends leurs sentiments et j’éprouve du chagrin. »
4. Watashi niwa riaru sugite kanjôinyû shite shimatte nakinagara mitemashita (30-39)
« C’est très réaliste pour moi, je me suis identifiée aux
personnages et j’ai regardé la série en pleurant. »
SCÈNE ET RÉPLIQUES QUI ONT TOUCHÉ LES TÉLÉSPECTATEURS
Dès le premier épisode de la série, une scène a suscité un écho
particulier auprès des téléspectateurs : Haruko est brusquement
mutée dans une succursale à cause de son célibat et Chiharu,
après une désillusion amoureuse avec un ancien camarade,
apprend que sa dernière amie encore célibataire est enceinte et va
se marier. Les deux femmes s’écrient :
5. Haruko : Kekkon shite inakute nani ga warui
« Mais pourquoi m’accuse-t-on de ne pas être mariée ? »
Chiharu : Onna wa kodomo o umu dôgu janai. Kekkon shiteru
no ga futsûda toka yûna
« Une femme n’est pas une machine à faire des enfants. Arrêtez
de dire qu’il est normal d’être mariée. »
Haruko : Sôda kekkon shinakutatte dame janai
« Oui, même si on n’est pas marié, on n’est pas mauvais. »
Les commentaires éveillés par cette scène montrent que les
téléspectatrices l’ont trouvée réaliste, touchante, encourageante ou
encore libératrice :
6. Kimochi ga riaru sugite nakemashita (30-39)
« Les sentiments très réalistes m’ont fait pleurer. »
7. Ironna kattô o shinagara shakai ni mitomerareru yôni ganbatteru […] Chotto yûki o moratta ki ga suru (30-39)
« Elles sont confrontées à toutes sortes de conflits et malgré
cela elles font des efforts pour être reconnues par la société. […]
Cela m’a donné du courage. »
1. La tranche d’âge de celui qui a écrit le message est présentée entre
parenthèses. S’il n’y a rien marqué, cela signifie qu’aucune précision n’est donnée.
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8. Ima made naku koto o gaman shiteita kedo, Haruko-san ya
Chiharu-san iitai koto o sakenderu no o mite sukoshi sukkiri shimashita (30-39)
« Jusqu’à maintenant, je m’étais retenue de pleurer. Mais en
voyant Haruko et Chiharu crier tout leur saoul, je me suis sentie un
peu délivrée. »
L’ÂGE DU MARIAGE
Autrefois, les filles célibataires ayant atteint l’âge limite pour
trouver un bon époux étaient qualifiées de « bûches de Noël »
par comparaison avec le gâteau qui doit absolument être vendu
avant une date particulière – ici le 25 décembre – sous peine
de voir son prix diminuer. A l’époque où cette métaphore était
utilisée, l’âge moyen du premier mariage chez les filles se situait
autour de 24 ans. Bien que cette expression soit tombée en désuétude, on peut se demander s’il existe encore de nos jours, dans
l’esprit des Japonais, un âge nubile pour le mariage des filles et,
si oui, quel est-il ?
Comme le montrent les messages suivants, il semble que
l’âge de 30 ans constitue un certain cap dans l’imaginaire des
étudiantes :
9. Gakusei no korowa 30 madeni kekkon dekiteiru darô to
omotteita (30-39)
« Lorsque j’étais étudiante, je pensais que je serais mariée
avant l’âge de 30 ans. »
10. Gakusei-jidai toka ni omoiegaiteita arasâ no jibun wa,
20-dai wa sukina shigoto baribari yatte, koi mo takusan keiken
shite, 30-sai mae niwa kekkon shite kodomo unde 30-dai wa PTA
toka yatte….. demo ima 29-sai (20-29)
« Ce que j’imaginais, quand j’étais étudiante, c’est que je ferais
un travail que j’aime de manière dynamique et que j’aurais beaucoup d’expériences amoureuses dans ma vingtaine. Je me marierais
et aurais un enfant / des enfants avant d’avoir 30 ans, et ensuite je
participerais aux activités scolaires de mon (mes) enfant(s)… Mais
j’ai déjà 29 ans. »
L’exemple 10 projette deux vies féminines complètement différentes : une vie d’une célibataire active professionnellement et sentimentalement avant l’âge de 30 ans et celle d’une femme engagée
dans une vie familiale après l’âge de 30 ans.
Le message suivant parle des parents :
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11. Oya kara wa 30-sai made ni yome ni dasu no ga oya no
gimu to iware tsuzuketa (30-39)
« Mes parents m’ont toujours dit : “Les parents doivent marier
leur fille avant qu’elle ait 30 ans.” »
L’exemple 11 montre que les parents poursuivent le même
objectif que leur fille. Nous avons dit plus haut que le mariage
est devenu après la guerre une affaire personnelle. Cependant,
nous comprenons que les parents restent marqués par la mentalité d’avant-guerre et continuent de considérer que le mariage est
une affaire de famille et que marier leur fille fait partie de leurs
obligations. C’est ce que révèle aussi le choix de l’expression Yome
ni dasu [faire sortir sa fille de la maison en mariage (pour qu’elle
puisse aller vivre dans la maison de son époux)].
Si le mariage à 30 ans est un objectif, il est naturel que
son accomplissement soit considéré comme un succès et le cas
contraire, un échec :
12. Watashi wa 29-sai 3-kagetsu de nyûseki 29-sai 10-kagetsu
de shussan to girigiri no tokoro de jinsei no tenki o erande
kimashita (30-39)
« Je me suis mariée à 29 ans et 3 mois et ai eu un enfant à
29 ans et 10 mois. C’est ainsi que j’ai réussi à opérer un changement
de vie juste à temps. »
L’adverbe girigiri [juste à temps] est utilisé pour exprimer une
réussite obtenue juste à la limite.
13. 30-sai o mokuzen ni dondon kekkon shiteitta tomodachi to
30-sai o koeta ima mo dokushin no watashi (30-39)
« Mes amies, l’une après l’autre, se sont mariées, et ont eu un
enfant juste avant l’âge de 30 ans, et moi, j’ai passé cet âge et je suis
toujours célibataire. »
Dans l’exemple 13, la locutrice considère le mariage à 30 ans
comme une ligne de démarcation entre les gagnants et les perdants. Nous comprenons qu’elle se situe elle-même du côté des
seconds.
PRESSION DE L’ENTOURAGE
A L’APPROCHE DE 30 ANS
Lorsqu’une fille célibataire est sur le point d’avoir 30 ans, son
entourage commence à faire une pression sur elle :
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14. 30-mokuzen watashijishin no kangae wa Haruko-san
dakedo shûi wa yurushite kurezu konkatsu-chû desu (20-29)
« J’ai presque 30 ans et, de même que Haruko, je ne veux pas
me marier. Mon entourage, trouvant cela intolérable, m’oblige à
faire des efforts pour trouver un époux. »
Ce témoignage montre que le célibat d’une fille de 29 ans
est considéré par son entourage comme une situation intolérable.
Dans l’exemple 15, les parents essaient même de faire en sorte que
leur fille renonce à une relation amoureuse qui, à leurs yeux, ne
pourra pas conduire à un mariage immédiat :
15. Oya ni wa « Môsugu 30-sai dashi fumôna ren.ai wa
hayaku mikiri o tsukete » to iwaremashita (30-39)
« Mes parents m’ont dit d’abandonner ma relation amoureuse
actuelle le plus tôt possible, considérant cette relation stérile,
car j’aurai bientôt 30 ans et cette relation ne leur semble pas me
conduire à un mariage immédiat. »
TRENTE ANS PASSÉS
La pression de l’entourage s’intensifie lorsqu’une fille célibataire dépasse les 30 ans :
16. 30 mo sugiru to oya kara shûi kara wa kekkon kekkon to kao
o miru tabi sekasare, watashi mo kekkon shitai to omotteru noni
nakanaka kono hito to omou hito ni deau kikkake mo nai nichijô.
Aseri to akirame no mannaka de nenrei ga dondon agatteiku (30-39)
« Depuis que j’ai eu 30 ans, mes parents et mon entourage n’arrêtent pas de me parler de mariage chaque fois qu’ils me voient.
Moi aussi j’ai envie de me marier, mais dans la vie quotidienne je
n’ai pas d’occasion de rencontrer quelqu’un. Je prends de l’âge partagée entre impatience et résignation. »
17. Mainichi oya kara dô suru nda to tsuttsukare mô bakuhatsu
sunzen, kocchi ga kikitaittsû no (30-39)
« Tous les jours, mes parents me lancent des piques en me
demandant ce que je vais faire pour me marier. Je suis sur le point
d’exploser. J’ai envie de leur poser la même question ! »
Dans ces deux messages, la pression intense des parents ou de
l’entourage ainsi que les effets de cette pression sur la fille célibataire sont exprimés à l’aide de divers moyens linguistiques :
a. Expressions de la fréquence importante
Kao o miru tabi [chaque fois qu’on se voit] et mainichi [tous
les jours].
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b. Répétition des éléments comme intensifiant
Kekkon kekkon to iu [dire le mariage, le mariage] qui est interprété comme un ordre « Marie-toi ».
Tsutsuku [action répétée de piquer] qui peut provoquer une
douleur.
c. Passif de détriment 2
Oya kara sekasareru [je suis pressée par mes parents].
Oya kara tsutsukareru [je suis l’objet de piques de la part de
mes parents].
d. Expression très forte sémantiquement
Bakuhatsu sunzen [je suis sur le point d’éclater].
e. Changement phonétique comme procédé intensifiant orale
Tsuttsukareru [être piqué] au lieu de tsutsukareru.
Watashi ga kikitaittsû no [J’ai envie de leur poser la même
question !] au lieu de Watashi ga kikitai to iu no.
Dans l’exemple 16, l’énoncé Aseri to akirame no mannaka de
nenrei ga dondon agatteiku « Je prends de l’âge partagée entre
impatience et résignation » laisse entendre que la locutrice se
trouve dans un état psychologique compliqué. Aseri s’emploie pour
décrire le sentiment que l’on éprouve lorsqu’on perd son calme et sa
tranquillité, lorsque les choses n’avancent pas comme on le souhaiterait et qu’on se sent pressé par le temps. Ici, le personnage féminin a 30 ans passés, veut se marier, mais ne trouve personne, et elle
se rend compte qu’elle avance en âge. Akirame, le deuxième terme
qu’elle utilise pour décrire ses sentiments, s’emploie lorsqu’on
renonce à un souhait (ici le mariage) contraint d’admettre qu’il est
irréalisable, ou bien lorsqu’on accepte une situation (ici le célibat)
car elle est inévitable et qu’on ne peut pas s’y opposer. La locutrice
dit se trouver juste entre les deux sentiments, « impatience » et
« résignation » ce qui laisse entendre qu’elle se trouve dans une
situation sentimentalement instable, qu’elle n’arrivera pas à trouver
un époux toute seule, mais qu’elle ne peut non plus se résoudre à
abandonner complètement son souhait de se marier un jour, et, partant, que son célibat est subi plutôt que choisi.
LE REGARD DES AUTRES
Examinons comment ces femmes ressentent les regards des
autres sur leur célibat :
2. Le passif de détriment implique que le procès exprimé est défavorable
à un participant, soit la locutrice ici.
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18. Wake-ari-ningen no yôni mirareteiru (30-39)
« On me regarde comme si j’avais un défaut particulier m’empêchant de me marier. »
Dans l’exemple 18, l’expression wake-ari-ningen [quelqu’un
ayant un défaut particulier empêchant le mariage] est un nom composé qui sert à catégoriser une personne dans un groupe stigmatisé.
19. Kekkon shiteinai to kôkina me de miraremasu (30-39)
« Les célibataires sont regardés comme des bêtes curieuses. »
Dans l’exemple 19, le regard des autres est qualifié de kôkina
me [regard curieux] par la locutrice.
20. Kekkon shite inai onna ikôru kawaisôna onna toshite atsukaware (30-39)
« Une célibataire est traitée comme une femme qui n’a pas de
chance. »
L’exemple 20 montre qu’il existe un schème interprétatif associant mécaniquement / mettant sur le même plan « une célibataire » et « une femme qui n’a pas de chance ».
SENTIMENTS ÉPROUVÉS
Devant la pression de leurs parents, de leur entourage, et les regards
des gens qui les stigmatisent, que ressentent les femmes célibataires ?
21. Oime [charge psychologique qu’on ressent par rapport à
quelqu’un envers lequel on a des obligations, ou envers lequel on
ressent une culpabilité]
Dokushin da to nandaka shakai kara mitomerareteinai yôna
oime ga arimashita (30-39)
« J’ai eu le sentiment pesant que les célibataires ne sont pas
reconnus dans notre société. »
22. Sogaikan [sentiment d’isolement]
Kekkon shiteinai koto ni sogaikan o oboeta (30-39)
« Je me sentais isolée à cause du célibat. »
23. Zaiakukan [sentiment de culpabilité]
Zaiakukan o kanjiru (30-39)
« J’éprouve un sentiment de culpabilité. »
24. Katamiga semai (30-39) [locution exprimant un sentiment
d’infériorité et de honte vis-à-vis des autres]
« Je me sens honteux. »
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25. Ushirometasa [un poids sur la conscience]
Kekkon dekinai koto ni ushirometasa o kanjiru (30-39)
« J’ai mauvaise conscience de ne pas pouvoir me marier. »
Les femmes célibataires ont l’impression qu’elles n’ont pas de
place dans la société et elles culpabilisent ou se sentent honteuses.
Ces sentiments sont exogènes, c’est-à-dire qu’elles les éprouvent
par rapport aux autres ou à cause des autres : parents, entourage
ou société.
PASSÉ 40 ANS
Les messages montrent que les parents exercent moins de pression sur leur fille pour qu’elle se marie lorsqu’elle a atteint 40 ans :
26. 41-sai de oya mo akirame hanbun (40-49)
« J’ai 41 ans. Mes parents ont à moitié baissé les bras. »
27. Watashi ga kono bangumi o miteiru to tonari de ryôshin ga
tameiki o tsuiteita (40-49)
« Lorsque je regardais cette série, mes parents poussaient des
soupirs à côté de moi. »
Dans l’exemple 27, « mes parents poussaient des soupirs »
signifient qu’ils ont renoncé à harceler leur fille pour qu’elle se
marie, bien que cette question les préoccupe encore.
Selon les messages suivants, lorsque la célibataire atteint
40 ans, non seulement la pression de ses parents et de son entourage
diminue, mais son envie de mariage aussi devient moins forte :
28. 40-dai ni haitte sugoku kekkon shitai-do wa sagatte
kimashita ga hitori de iru koto ni taishite kono mama de ii no ka tte
fuan mo arimasu. (40-49)
« Entrant dans la quarantaine, mon envie de mariage
commence à diminuer, mais j’éprouve de l’inquiétude sur le fait
d’être seule et me demande si c’est bien de continuer ainsi. »
29. Chiharu kurai no nendai dewa yahari tottemo kekkon ni
akogarete orimashita. […] Haruko-san no nendai ni nattara hitori
de itahô ga ki ga rakudashi tanoshii kamo to omoimashita (40-49)
« A l’âge de Chiharu (35 ans), j’aspirais à me marier, mais à
l’âge de Haruko (44 ans), je me suis dit que c’était peut-être plus
confortable et joyeux d’être seule. »
Tant que la pression pour qu’elle se marie est très intense, la
célibataire culpabilise parce qu’elle ne peut pas satisfaire l’attente
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Ôshima Hiroko
de ses parents et de son entourage. Mais si cette pression tombe,
elle semble plus à l’aise et commence à penser à sa vie au sens
propre du terme.
Nous trouvons un message intéressant qui témoigne d’un changement radical dans l’esprit des parents selon l’âge de sa fille :
30. Musume o motsu oya mo 30-dai no uchi wa Hayaku kekkon
shinasai to itteitemo 40 o sugite mada shinai to kondo wa ie ni
kono mama ite jibuntachi no kaigo o shite hoshii to omou. (50-59)
« Les parents ayant une fille lui intiment de se marier tant
qu’elle a la trentaine, mais lorsqu’elle a passé 40 ans, et si elle est
toujours célibataire et vit chez eux, ils commencent à désirer qu’elle
reste toujours à la maison pour s’occuper d’eux. »
CONCLUSION
En dépit des discours actuels sur la variété des styles de
vie possibles pour les femmes et sur le mariage qui ne serait
plus qu’une option parmi d’autres dans la vie d’une Japonaise,
cette étude linguistique des discours féminins sur le célibat
et le mariage montre au contraire que la pression sociale sur
le mariage reste encore très forte vis-à-vis des femmes, surtout lorsqu’elles ont autour de 30 ans. Cette pression génère en
elles un sentiment de culpabilité ou de honte qui les tourmente.
Peut-on dire que le mariage japonais reste toujours une affaire
familiale ? Certes, beaucoup de parents se sentent obligés de les
harceler sur le mariage. Mais les parents japonais de nos jours
n’ont plus ni le droit ni la force de marier leurs filles comme
ils le voudraient, par conséquent ils ne peuvent que manifester leur inquiétude et intervenir par des paroles sur le mariage
de leurs filles. De plus, une fois que leur fille a atteint un certain âge, les parents, non seulement acceptent son célibat, mais
commencent aussi à profiter de sa présence à la maison pour
leurs vieux jours. Il semble que l’ancien modèle familial, dans
lequel l’épouse du fils aîné s’occupait des parents en fin de vie,
ne fonctionne plus. De nos jours, l’idée que ce sont les enfants
qui s’occupent de leurs propres parents est devenue majoritaire
(YUZAWA 2014 : 98).
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Analyse linguistique de discours féminins sur le célibat et le mariage
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BIBLIOGRAPHIE
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TAKAHASHI NOZOMI
Université Bordeaux-Montaigne
CLLE-ERSSàB UMR 5263
MANIÈRES DE DIRE : LA CRÉATIVITÉ LEXICALE
AUTOUR DU MARIAGE AU JAPON
Cet article vise à examiner comment les mots du japonais qui
concernent le mariage ont changé en termes de conception, de
représentations et de pratiques. Il appréhende dans une approche
pluridisciplinaire des questions que la démographie japonaise
rend aiguës. Le rôle commercial de l’agence matrimoniale et de
l’intermédiaire est encadré par la loi. Par son importance accrue
à notre époque, il fait désormais partie de l’idéologie collective
et institutionnelle (OKAMOTO et SHIBAMOTO SMITH 2004). Sakai
(2010 : 91-111) et Kuwahara (2010 : 84-98) retracent, à travers une
large recherche bibliographique, l’évolution depuis Meiji jusqu’à
l’avant-guerre. Ces changements sont intervenus sous l’effet de
facteurs économiques, psychologiques et sociétaux, voire technologiques (notamment numériques), que nous mentionnerons
rapidement (GARRIGUE 2000, JOLIVET 2010). La modification du
statut juridique de la femme, avec l’intervention étatique, est venue
renforcer la quête individuelle de liberté de celle-ci et influence
ainsi les conditions de la rencontre (KONUMA 2010 : 135).
La méthode suivie consiste à analyser, sur des sites web
d’agences matrimoniales, les mots nouveaux (comme zerokon,
cérémonie à frais minimum) ou chargés d’un sens nouveau (konsheruju, entremetteur), particulièrement dans la recherche de rencontre
(konkatsu) et la cérémonie nuptiale (kekkonshiki), bien étudiée
par Ishii (2004 : 23-50) et Yamada (2010). Ishii met en lumière
une accélération des changements du rituel, notamment aprèsguerre. Nous nous intéresserons à l’organisation et au fonctionnement de ces agences matrimoniales, ainsi qu’aux intermédiaires
certifiés (nakôdoshi) et à des acteurs périphériques, tels que les
parents. Les données linguistiques seront complétées par une analyse de commentaires d’internautes (adhérents ou non) concernant
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les agences, trouvés sur des forums en ligne. Nous mettons l’éclairage, en somme, sur l’évolution sociolinguistique du japonais
contemporain à travers l’exemple du mariage et d’institutions, ou de
dispositifs, qui lui sont associés, les agences matrimoniales.
Nous pensons que les résultats attendus de l’étude de la
variation linguistique (YONEKAWA 1992 : 50-57, NOMURA 1977 :
245-284), en termes de néologie formelle (construction des mots,
cooccurrences) et sémantique (dimensions historiques, anthropologiques, sociétales, individuelles), pourraient révéler une fragmentation des discours destinés à des publics diversifiés, avec des
moyens nouveaux qui répondent aux contraintes apparues sur le
plan national.
PROBLÉMATIQUE
Lorsque l’on parle du mariage au Japon, au xxi e siècle, on peut
observer une tendance continue : celle du mariage tardif (bankonka) (GARRIGUE 1998 : 267). On note par ailleurs l’importance
de la population célibataire (mikon) et de ceux qui sont encore, par
choix, « non-mariés » (hikon).
Selon les résultats d’une enquête faite en 2005 auprès
d’hommes et de femmes de 25 à 34 ans, deux cas de figure apparaissent : l’un où les répondants déclarent ne pas vouloir se marier,
répondants dont le « célibataire parasite » (paraisato shinguru),
vivant jusqu’à un âge élevé chez ses parents, est un exemple ; et
l’autre, où l’on affirme ne pas en avoir la possibilité. Les raisons
avancées par ces personnes déclarant ne pas pouvoir se marier
sont, d’abord, qu’elles n’ont pas encore rencontré quelqu’un, et
qu’elles ont des problèmes financiers ou matériels (revenus, conditions de travail et de vie) qui les en empêchent 1. Ces réponses sont
à peu près partagées entre les deux cas de figure.
Une conclusion provisoire porterait sur trois points : le premier aurait trait à l’intérêt du phénomène sociétal, le mariage
semble toujours être la condition du bonheur au Japon, comme
l’écrit Jolivet (2010), et l’avenir de la société japonaise être en jeu
dans cette question : on pense au rôle du mariage, à défaut de naissances extra-conjugales, au regard de la baisse de natalité du pays
(shoshika), si inquiétante selon le ministère de la Santé, de l’Emploi et de la Protection sociale. Le deuxième point tiendrait à la
traduction du concept tel qu’il apparaît dans les médias, notam1. Source : National Institute of Population and Social Security
Research, 2005.
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ment les supports professionnels où il se manifeste à travers des
discours et des représentations (séries télévisées, publicités…). Le
dernier point qui retiendrait plus précisément notre attention porterait sur les conséquences linguistiques observables dans la langue
et les pratiques langagières collectives.
D’abord, on observe la banalisation d’un néologisme, konkatsu,
mot créé par le sociologue Yamada en 2008. La réalité est que,
au Japon, les styles de vie sont plus variés, que la conception du
mariage est plus diversifiée (selon les générations, les régions, les
professions), et enfin, que le modèle de vie conjugale est plus personnalisé que par le passé. Cette problématique induit des besoins
auxquels les agences matrimoniales vont tenter de répondre 2.
Actuellement, le nombre d’exploitants de ce type d’entreprise
peut être évalué entre 3 700 et 3 900. On estime le nombre d’adhérents (de clients) à 600 000. On peut donc considérer que les agences
matrimoniales sont des dispositifs sociaux (au sens de Foucault) au
Japon, comme l’école, la prison ou l’hôpital, mais elles sont aussi
des entreprises commerciales et elles n’ont pas pour vocation de
régler le fonctionnement de la société. Il existe depuis 2008 un certificat professionnel, appelé CMS, pour lequel on trouvera plus de
détails sur le site du ministère de l’Economie, du Commerce et de
l’Industrie. Le certificat vise, évidemment, à l’amélioration de la
qualité professionnelle, du service et de la sécurité.
Les agences matrimoniales offrent des services plus variés que
dans l’imagerie traditionnelle :
– informer : donner des occasions d’activités de rencontre (promenades, actions bénévoles, sorties au restaurant…) ;
– conseiller : comment s’adresser au partenaire possible, comment séduire lors de la première rencontre, quel type d’habits porter, quel rituel adopter jusqu’à la préparation de la célébration…
et enfin :
– répondre aux différents types de publics avec des outils technologiques séduisants et modernes, en particulier Internet.
Dans cette configuration forcément systémique, où chaque élément renvoie à un autre, essayons de résumer. On voit comment
sont mis en relation trois termes : 1) des acteurs sociaux, caractérisables par âge, genre, région, profession, etc., 2) une instance de
médiation, celle des agences, avec leurs sites Internet, leurs blogs,
leurs représentations locales, leurs salons, et 3) la structure sociale,
avec ses traditions, ses usages langagiers, et ses rites culturels.
2. Ce sont des questions que nous avons examinées sous d’autres angles,
par exemple générationnel et idéologique, pour une classe d’âge spécifique, celle
des quadragénaires (Arafô), « à la recherche du bonheur » (TAKAHASHI 2014).
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Donnons, en dépit des dimensions restreintes de ce texte
quelques informations sur la méthodologie de recueil de données
que nous avons employée. Les corpus recueillis proviennent de
50 sites web d’agences matrimoniales. Le nom de l’agence est suggestif, évoquant bonheur et vie à deux : « lamour » (mot français
synonyme de chic et romantique), « fufu » (donné en rômaji, mais
il peut être compris comme : couple conjugal [fûfu], ou onomatopée pour un éclat de rire [fufu], ou encore synonyme de l’italien « fortissimo »), « happykamukamu » (le bonheur arrive)…
Le site type est construit autour d’une page d’accueil attirante,
avec photographie d’une jeune mariée et d’un conseiller ou
d’une conseillère. Si les personnages sont jeunes, un onglet est
parfois dédié aux « seniors ». Le site web indique également les
lieux physiques d’implantation de l’agence, réseaux nationaux
ou simplement locaux. Des blogs y figurent, qui montrent des
résultats atteints, seikon ankêto (enquête de mariage), qui désigne
ici la décision du mariage et qui est préféré à kekkon, le fait de
devenir un couple. Sites et blogs permettent le repérage de lexèmes
nouveaux ou, plus largement, d’expressions ou formulations nouvelles, autour des termes kekkon et konkatsu, ou de mots chargés
d’un sens nouveau.
RÉSULTATS
Le premier lexème retenu est otonakon. Le mot est composé
de otona(adulte) et de kon qui vient de konkatsu ou de kekkon.
Otonakon ajoute de la valeur au mariage, et il distingue ainsi
une manière différente d’envisager le mariage chez les jeunes.
Il recouvre deux sens remarquables. D’abord, c’est le konkatsu
de la personne qui a dépassé l’âge habituel de se marier et c’est
aussi celui de la personne qui souhaite se remarier. Par exemple,
on parlera d’otonakon pour la rencontre entre un homme et une
femme indépendante, du type « jeune active ». Otonakon désignera aussi un konkatsu de niveau élevé. On entendra dire : « Ne
pourrait-on pas faire otonakon à Hiroshima ? » C’est donc un
marqueur social.
Lorsque otonakon désigne la cérémonie, il implique que des
soins sont offerts aux invités, mais sans frais inutiles pour la
« mise en scène », et sans mauvais goût. On voit dans les commentaires, sur certains forums de discussion, quelle représentation de
la cérémonie se construit autour de ce mot : « cérémonie chic »,
« prendre bien soin des participants », « service avec une mise en
scène simple et des plats raffinés »…
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Regardons ensuite des termes qui évoquent des activités liées
au mariage, tel que asakonkatsu (activités pour une rencontre pendant la matinée). Ce mot est bâti sur le même modèle que certains mots existants déjà : asakatsu, qui désigne les activités avant
d’aller au bureau le matin, ou encore asapettokonkatsu, promenade
avec son animal domestique, asapikunikkukonkatsu (projet de
pique-nique), et enfin asadokushokonkatsu, lecture faite dans un
café. On voit aussi apparaître le mot d’origine anglaise run (courir) dans ran-katsu, jogging fait ensemble, et le très actuel ekonkatsu, activités bénévoles pour l’environnement, lexème qui intègre
un phonème ko de eko (écologique) et konkatsu. En général, ces
activités sont organisées d’abord en groupe de plusieurs participants, les affinités se dégageant peu à peu. Il existe, par exemple,
des râmenkonkatsu, auxquels on peut participer avant même d’être
adhérent de l’agence.
La variété des propositions montre comment se catégorisent
les activités dans des loisirs personnels, par exemple un travail
fait en commun par le couple au lieu du simple repas traditionnel
pris ensemble. Cette catégorisation, cet étiquetage, dessine le portrait d’un couple qui préfigure l’avenir qu’il se rêve en commun.
Dans cet esprit, certaines agences ont engagé une collaboration
avec la communauté locale pour organiser des activités qu’elles
proposeront aux adhérents. Par exemple, nôkon, de nôgyô, agriculture, et de kon, issu de konkatsu (chercher un partenaire en
s’adonnant à des travaux agricoles). On peut voir ici un double
objectif. D’une part, aider – dans une mesure évidemment limitée
car symbolique – à résoudre un problème actuel grave, celui du
manque d’épouses dans les régions agricoles. D’autre part, donner
une occasion aux hommes et aux femmes d’une rencontre par des
activités coopératives et productives dans une ferme, plus près de
la nature, dans un environnement dont on connaît l’importance aux
yeux de la culture japonaise. Les adhérents qui ont participé à ces
activités racontent, sur les blogs ou les forums, leur intérêt pour
ce type de konkatsu, qui propose un travail en commun, une rencontre active plutôt que formelle et réduite à la conversation.
Examinons, dans un autre temps, les mots qui concernent
les « metteurs en scène », les personnels des agences. D’abord,
le nakôdoshi (intermédiaire certifié par un centre « non-profit »
[sans but lucratif], qui organise la formation des intermédiaires).
Le terme nakôdo (intermédiaire) est affecté par le suffixe -shi qui
indique le diplôme. Ce mot entend montrer la qualité professionnelle du désigné, tout en y associant la sécurité et la confiance.
Un autre mot, konsheruju, peut se traduire par « conseiller ». Ce terme – on le voit sans difficulté – vient du mot français
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« concierge ». Le dictionnaire (Daijirin, édition 2006) note un
changement du sens de konsheruju, jusqu’à ce qu’il désigne une
personne qui donne des informations sur un secteur déterminé.
Dans le domaine matrimonial, il s’agira donc de conseillers, à
l’écoute des clients jusqu’à pleine réussite.
Parmi les acteurs sociaux, en dehors du couple voué à se rencontrer, nous voyons apparaître les parents, désignés par le terme
oyakon, de oya (les parents) et kon (de konkatsu). Il s’agit d’un
konkatsu où les parents se substituent à leurs enfants – adultes –
pour examiner les profils des partenaires possibles. Les agences
proposent, en effet, aux parents des candidats au mariage des
séminaires pour le mariage de leurs enfants, ou même des rencontres entre les parents. Sur certains sites, on trouvera un discours
publicitaire du genre de ceux-ci : « Le nombre des parents qui se
font du souci est en train d’augmenter rapidement. N’hésitez donc
pas à nous contacter », ou encore : « Nous sommes peut-être dans
une époque où les enfants ne peuvent pas se marier sans que leurs
parents ne bougent. » Dans les forums de discussion, apparaissent
notamment des commentaires suggestifs, approbateurs ou non,
désabusés, dubitatifs…, qui montrent l’écart des intentions entre
les parents et leurs enfants et, donc, entre leurs conceptions respectives du mariage. On pourrait se demander également s’il n’y a
pas, dans ces pratiques, une réapparition ou une continuité avec le
système familial traditionnel du mariage arrangé (omiai).
Enfin, concernant la cérémonie du mariage, on voit naître des
mots qui soulignent la dimension économique des phénomènes
observés : « une cérémonie pas chère, avec un engagement de
temps ou financier limité », ce sera sumakon, cérémonie à peu de
frais, rakukon, cérémonie sans complications, ekokon, « les prix
de la cérémonie sont bas, mais pas la qualité », et même le zérokon, la cérémonie du mariage « à zéro yen », sans frais excessifs.
A partir de ce corpus, on doit s’interroger sur la construction
de la néologie dans le domaine étudié. Avant Yonekawa (1992),
Nomura avait bien montré quels mécanismes rendent possibles
la création d’un mot, sa mise « à la mode » (ryûkô) et aussi sa
disparition (NOMURA 1977 : 247). Le mécanisme de la création
lexicale est basé sur une combinaison de mots, avec souvent une
abréviation. Par exemple, nôgyo (agriculture) abrégé en -nô et
placé devant konkatsu, abrégé lui-même en -kon. On observera que
dans les trois types de lexique dont dispose le japonais, comme le
signale Oshima (2011 : 3), entre wago, mots d’origine japonaise,
gairaigo, d’origine étrangère généralement occidentale et kango,
d’origine sino-japonaise, c’est la troisième catégorie qui, dans cette
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étude, est prépondérante, éventuellement en combinaison avec gairaigo (rankon, sumakon).
Une interprétation de ces observations pourrait consister
à chercher quels facteurs interviennent dans les transformations
remarquables : facteurs économiques, par exemple, dans la situation de crise actuelle où se trouve la société japonaise, marquée
par la perte du travail, le statut d’embauche précaire ; relationnels
et affectifs, vis-à-vis des parents, collègues, amis… ; sociétaux,
en terme de fonctionnement, de rapports sociaux, de lien social,
de « vivre-ensemble » ; politiques : la question de la baisse de la
natalité, déjà évoquée, est un sujet de préoccupation pour le gouvernement actuel 3. Enfin, rien de tout ce qui vient d’être décrit et
analysé, fonctionnement et manières de dire, ne serait complètement explicable sans l’existence et l’emploi des moyens de communication technologiques modernes.
Nous en venons à penser que la création lexicale liée à la
notion de konkatsu donne une image inédite, une image à la mode,
mais aussi une image étrange, intrigante, surtout pour un public
qui n’utiliserait pas le service des agences matrimoniales. La créativité que recèlent les mots composés avec konkatsu est constante
dans le corpus. On pourrait dire que la variation lexicale et, plus
largement, langagière – les mots changent et on change de mots –,
se situe dans une société elle-même en changement rapide, où le
temps et l’argent sont comptés.
Pour conclure, on peut voir dans notre corpus une fragmentation des discours, ces discours étant à proprement parler destinés
à des publics diversifiés. Pour mieux s’adapter à cette diversité,
les agences n’hésitent pas à employer des moyens nouveaux, individualisés et simples d’accès. Ceux-ci répondent aux contraintes
et aux ressources apparues sur le plan national et sociétal en ce
début de XXI e siècle. Le paysage bouge. Des perspectives s’ouvrent
donc à la réflexion et à la discussion. Y a-t-il une réelle crise des
modèles (JOLIVET 2010), entre tradition et nouvelle modernité,
ou simplement une évolution ? Le travail des agences contribue à créer, à travers les mots et en termes de culture populaire,
un mythe autour du mariage, en en donnant une représentation
qu’elles visent à rendre finalement réalité, à justifier : une mythopoesis, « justification transmise à travers la narration », au sens de
Fairclough (2012 : 156-158).
3. N’était pas concernée par notre enquête l’hypothèse pourtant bien
réelle des rencontres entre nationaux et étrangers/-ères, liée à une immigration
de l’Asie de l’Est qui emprunte d’autres voies.
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Takahashi Nozomi
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HIGASHI TOMOKO
Université Grenoble-Alpes, LIDILEM, Grenoble
QUAND LES JEUNES PARLENT DU MARIAGE :
ANALYSE NARRATIVE ET INTERACTIONNELLE
DU DISCOURS SUR LE GENRE
INTRODUCTION
Au début du XXI e siècle, les nouvelles orientations sociales
telles que la diversification du style de vie ou l’individualisation de la famille (OCHIAI 2002 : 242) laissent entendre que la
vision standardisée du mariage a changé. En même temps,
les médias continuent à diffuser des images de confort et de
bonheur liées au modèle familial conventionnel. Dans ce contexte
social mouvant et ambivalent, comment les jeunes Japonaises
et Japonais d’aujourd’hui se positionnent-ils par rapport à ces
deux pôles, à savoir celui de la nouvelle orientation et celui de
la norme existante, et se projettent-ils dans leur avenir familial
et professionnel ? Pour répondre à ces questions, nous avons
demandé à huit étudiants japonais faisant leurs études en France
de discuter librement sur des questions relatives au genre
telles que le mariage, la femme et le travail. Leurs attitudes se
sont avérées assez conventionnelles au premier abord, car
leur conversation traitait principalement de l’âge du mariage
standardisé. Toutefois, l’objectif de la présente étude n’est pas
de relater ce qui a été dit, mais d’aborder une dimension plus
complexe du discours : analyser d’un point de vue narratif et
interactionnel le processus de positionnement et de négociation
identitaire des locuteurs sur ces questions de l’âge du mariage.
Dans cet article, après une courte présentation du cadre théorique
et du corpus utilisé, nous tâcherons de mettre en évidence
la manière dont les jeunes locuteurs japonais construisent et
co-construisent leur discours sur le mariage.
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Higashi Tomoko
CADRE THÉORIQUE
L’analyse narrative conversationnelle s’avère propice pour
aborder les processus identitaires des locuteurs. Cette approche
repose, d’une part, sur l’analyse de conversations, en considérant la narration non pas comme un monologue contenant une histoire personnelle relativement longue (« big
story »), mais une succession de récits courts « small story »,
co-construits par les participants instant par instant (DE FINA et
GEORGAKOPOULOU 2012). D’autre part, la narration est considérée
ici comme le mode fondamental permettant de comprendre le
monde et d’analyser l’identité du narrateur (« narrative turn »)
(DE F INA, SCHEFFRIN et BANBERG 2011). Dans cette optique,
notre analyse a recourt à la théorie du positionnement (positioning theory, BAMBERG 1997), développée pour analyser l’identité
en tant que processus socialement négocié et construit. Bamberg
(1997) propose d’analyser ce processus de positionnement en distinguant trois niveaux : « comment est la relation entre le personnage principal et une autre personne à l’intérieur de la narration »
(niveau 1), « comment est la relation entre le locuteur et ses interlocuteurs dans la situation d’interaction » (niveau 2), et « comment
le narrateur se positionne au-delà de la situation conversationnelle
locale » (niveau 3).
CORPUS
Cette étude repose sur un corpus conversationnel, constitué de deux sessions de discussions menées respectivement par
quatre Japonais. Ils ont été sollicités pour discuter librement sur
des questions relevant du genre, qui se déclinent en trois thèmes
à savoir l’homme et la femme d’aujourd’hui, les femmes et le
travail, le mariage. Le groupe 1 est composé de deux étudiants
(H1 et H2) et deux étudiantes (F1 et S2), tous âgés de 21 ans ; le
groupe 2 est composé de deux hommes (H3 et H4) de 31 ans et
30 ans (un post-doc, un chercheur) et de deux étudiantes (F3 et
F4) de 22 ans et de 20 ans. Chaque session d’environ 30 minutes a
été filmée et transcrite selon la méthode de l’analyse des conversations. Les données ont été traitées avec le logiciel ELAN
(EUDICO Linguistic Annotator) qui a permis d’inclure une analyse multimodale.
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ANALYSES
Rappelons d’emblée que notre analyse ne s’appuie pas sur « ce
qui est dit », mais sur la manière dont la narration interactionnelle
est négociée et réalisée. Les dispositifs principaux de l’analyse sont
les ressources linguistiques (ex. construction syntaxique, lexique,
spécificités énonciatives…), multimodales (ex. rire, regard, gestualité) ainsi que les mécanismes d’interaction (ex. accord/désaccord,
chevauchement).
AGES DU MARIAGE
Le premier exemple est extrait de la discussion du groupe 2.
La séquence précédente, dont le principal narrateur était H3, portait sur l’âge du mariage des hommes qui a tendance à reculer. H3
s’adresse alors aux deux étudiantes (F3 et F4) afin d’orienter la
discussion sur les tendances chez les filles sur ce sujet.
Exemple 1 : (groupe 2, 12 min 55-14 min 03)
H3-1 : Bankon-ka suru to omou jibuntachi ? « Pensez-vous vous
marier tardivement, vous ? »
F3-2 : Dô nandarô. <F3 regarde F4, elles se regardent>
Demosa nanka igaito mawari wa nanka kekkon shitai tte itteru ko
ooi. « Je me demande… En tout cas autour de moi, ça peut paraître
surprenant, mais il y a pas mal de filles qui disent qu’elles veulent
se marier. »
F4-3 : Kekkon shitai tte itteru ko ooi yone kekkô. <F3 regarde
F4, elles se regardent> « C’est vrai, il y en a pas mal qui disent
qu’elles veulent se marier. »
F3-4 : Un. « Oui. »
H3-5 : Nande ? « Pourquoi ? »
F3-6 : Nande darô. « Je me demande pourquoi. »
H3-7 : E <rire> wakarahen toka itte. « Ah bon, tu ne sais pas ? »
F4-8 : Nanka futsû no seikatsu o okuritai tte itteru ko ga ooi.
<F3 regarde F4, elles se regardent> <rire> « J’sais pas, il y en a pas
mal qui disent qu’elles veulent mener une vie normale. »
H-5-9 : Futsû no seikatsu tte. (Une vie normale ?)
F4-10 : Nanka mô hayaku hayaku kekkon nanka imamade iwareteita yôna (H : un) nijûgoroku de kekkon shite (H : un) kodomo
motte (H : un) zutto shufu yatte (H : un, H : un) shiawase ni
kurashitai tte itteru ko ga kekkô mawari ni ite « J’sais pas, il y des
filles autour de moi, qui disent qu’elles veulent se marier tôt, sans
attendre… comme on l’a toujours dit… se marier à 25 ou 26 ans,
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avoir des enfants, être continuellement une femme au foyer et mener
une vie heureuse… »
H4-11 : Aa jibun mo sô omou [tashô wa ? « Toi aussi, tu penses
un peu comme ça ? »
F3-1 : [ <secoue la tête>
H4-13 : Omowanai omowanai « Tu n’le penses pas vraiment ? »
F3-14 : <rire>
H4-1 : Dô dôiu seishin shiteru no « T’es spéciale ! » <rire>
< H4 se moque de F3 qui n’a pas la même sensibilité que les
autres.>
H4-16 : Zenzen omowanai no kanâ. « Tu ne le penses pas du
tout alors ? »
F3-1 : Mattaku omowanai. <rire> « Je ne le pense absolument
pas. »
<F3, F4, H3 ; H4 rient>
F3-18 : Demo shufu nanka shufu ni akogareteiru hito tte kekkô
ookute « Mais il y a pas mal de filles qui rêvent d’être femme au
foyer. »
F4-19 : Ooi. « Il y en a beaucoup. »
H3-20 : Fûn igai yana. « Ah bon… c’est étonnant. »
F4-2 : Ichinen mae gurai atashi mo sô deshita. « Il y a environ
un an, j’étais aussi comme ça. »
Analyse
H3 demande à ses deux interlocutrices (F3 et F4) si elles
pensent se marier tardivement, tendance qu’ils viennent d’aborder dans la séquence précédente : bankon-ka « se marier
tardivement ». Bien que la question porte sur les intentions de
ces deux étudiantes, les réponses de celles-ci consistent à relater
des attitudes des filles de leur entourage (mawari « autour de
moi »). Nous allons procéder à l’analyse du niveau 1 (supra.
« Cadre théorique ») en nous appuyant sur les ressources linguistiques. La structure syntaxique récurrente est : X tte itteiru
ko/ X hito ga ooi « Il y a beaucoup de filles qui disent que X, il
y a beaucoup de personnes qui X » (4 occurrences). Sur le plan
énonciatif, on peut parler de non-prise en charge énonciative, voire
de distanciation (VION 2012). F3 et F4 se positionnent à l’écart de
« ces filles qui cherchent à se marier » sans toutefois exprimer une
divergence. Néanmoins, la récurrence des marqueurs énonciatifs
d’incertitude tels que nanka « j’sais pas » (6 occurrences), darô
« forme d’auto-interrogation » (2 occurrences), igaito « à ma
surprise » laisse apparaître une incompréhension à l’égard d’une
telle prédisposition. Dans la construction « X tte itteiru ko » (fille
qui dit que X), il convient de remarquer que la partie de la cita-
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tion X n’est pas au discours direct, mais est reformulée par F3 et
F4. Les qualificatifs utilisés tels que futsû « normal » (F4-8) ou
ima made iwareteita yôna « comme on le disait jusqu’à présent »
(F4-10) sont des jugements portés par F3 et F4, ce qui nous
montre clairement que F3 et F4 établissent dans leur discours une
dichotomie « normal/conventionnel vs non conventionnel ».
L’analyse des ressources multimodales et interactionnelles auxquelles ont recours les quatre participants pour se positionner (analyse niveau 2) montre tout d’abord que le cadre de l’interaction
s’est spontanément organisé de façon que les deux hommes (H3
et H4) se placent dans un même camp et les deux filles (F3 et F4)
dans l’autre. La première question de H3 « jibuntachi » (soi-même,
vous-même) sous-entend ainsi « vous les filles ? », ce qui amorce
la division. Les deux filles ont tendance à chercher un accord entre
elles avant de s’exprimer, soit par en échangeant des regards vers la
fin de leur tour de parole (F3-2, F4-3), soit en utilisant la marque
linguistique yone (particule finale demandant l’accord de l’interlocuteur sur une idée déjà censée partagée). De plus, le recours à des
phrases thématisées commençant par « danshi wa » (concernant
les hommes), « joshi wa » (concernant les filles) favorisent la catégorisation des participants au cours de l’interaction.
Sur le plan interactionnel, nous pouvons noter la manière
dont F3 réagit pour exprimer son désaccord. A la question de H3
« Tu penses aussi comme ça ? » (H4-11), F3 répond sans aucune
hésitation négativement par un signe de tête. Quand H3 demande
une confirmation « zenzen omowanai ? » (Tu ne le penses pas du
tout ?), F3 répond en répétant la même syntaxe, mais en substituant
l’adverbe par son synonyme « mattaku omowanai », sans ajouter
aucune marque de modalisation. Tout cela produit un effet plus
emphatique que la simple répétition dans sa réponse. Au début de la
séquence, le discours de F3 restait distant par rapport à la catégorie
normative dite mawari (autour de moi), mais à la fin elle se positionne très nettement dans l’autre catégorie. Lorsque F3 déclare
qu’elle ne pense pas comme son entourage (F3-12, 17), cela suscite
un rire collectif (y compris celui de F3). Cet aspect semble être lié
à la connivence que nous aborderons avec l’exemple suivant.
Exemple 2 : (groupe 1, 24 min 8-24 min 27)
H1-1 : Iya mada sonna kamo shirenkedo mawari kekkon shidashitara yabaizo. « En ce moment c’est encore bon, mais quand
mon entourage commencera à se marier, ça va nous stresser. »
F1-2 : Yabaide yabaide <Rire de tous> « Ça pour craindre, ça
craint. »
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Higashi Tomoko
F1-3 : Zettai yaabaide nijû/ de mô sugu ya tabun sono bûmu
kuruno <Rires de tous> « C’est absolument stressant vingt/ ça va
bientôt arriver de toutes parts. »
H1-4 : Soyana sotsugyô shite= « Oui, quand on finira nos
études et. »
F1-5 : = San yo ne go (xx) tabun « Dans 3, 4 ans (xx) peut-être. »
F2-6 : Zettai <grand hochement > « Oui c’est sûr. »
F1-7 : Nijû roku ka jan tabun « Quelque chose comme 26 ans,
peut-être. »
Analyse
Dans cette séquence, F1, H1 et F2 co-construisent une narration imaginaire fondée sur deux catégories de protagonistes :
mawari (l’entourage qui représente la catégorie standard) et euxmêmes décrits comme des personnages soucieux de montrer
qu’ils n’appartiennent pas à la catégorie précédente. L’interaction
est marquée par des accords emphatiques consistant en une répétition immédiate (POMERANTZ 1984). Contrairement à l’exemple
précédent, les participants ne s’identifient pas au groupe de
garçons ou de filles mais ils se catégorisent tous comme des
étudiants de 21 ans. Il convient de souligner que cette séquence
est fondée sur un jeu métacommunicatif : en répétant le terme
« yabai » (ça craint) et en décrivant de façon collaborative les âges
du mariage, les participants confirment qu’ils partagent les mêmes
idées sur le mariage standardisé. Bien qu’ils se comportent comme
s’ils avaient peur de ne pas pouvoir se marier vers 26-27 ans, il
conviendrait de ne pas interpréter ce comportement au premier
niveau. Le rythme de l’interaction et les rires qui les accompagnent
nous laissent supposer qu’il s’agit plutôt d’un jeu métacommunicatif basé sur la connivence et une plaisanterie.
SE POSITIONNER HORS DE LA CATÉGORIE STANDARD CENTRALE
Dans l’exemple suivant, H3 (homme de 31 ans) développe à
son initiative une narration afin d’expliquer pourquoi il est encore
célibataire.
Exemple 3-1 (groupe 2, 7 min 46-8 min 21)
H3-1 : Gakubu sotsugyô shite shûshi itta dankai de (.) mô
sore dokoro janai mitai na kenkyû kenkyû mitaina kanji de « Déjà
au stade où j’ai fini ma licence et je suis entré en master, je me
comportais comme si ce n’était pas le moment (de me marier),
j’étais pris par mes recherches. »
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F3, F4-2 : Aa « Ah. »
H3-3 : Uun kenkyû kenkyû, mâ bando yatteta kara bando
bando mitaina jikan nai mitaina kanji de (.) sorede kô totemo janai
kedo kekkon toka sonna kangaetenaiyo mitaina (.) de shûshi sotsugyô shite hakase ittara (.) mâ sono dankai de daibu kawatta hito
atsukai ni narukara shikamo hakase wa ne kekkon dekihen mitaina
mâ arushu densetsu mo attari shite <F3 F4 rire> Aaa mô sonna dô
demo ii toka itte kenkyû kenkyû ga omoshiroi kara mitaina kanji
de yattete « Oui, je me disais “allez, les recherches”. Comme j’étais
dans un groupe de musique, je me disais “allez, la musique”, “je n’ai
pas de temps”, “ce n’est pas le moment de penser à me marier”…
Quand j’ai fini mon master et j’ai commencé mon doctorat, à ce
stade, on me prenait pour quelqu’un de pas normal. En plus, il y
a aussi une légende comme quoi un docteur ne peut pas se marier
<rire>. Alors je me disais “oh là, ce type de chose m’intéresse pas
parce que les recherches sont intéressantes” et je continuais ainsi. »
Analyse
La narration de H3 illustre ses intérêts pour les études et la
musique ainsi que son rythme de vie, en recourant à des styles
énonciatifs reconstituant ses propres comportements et ses propres
paroles de l’époque concernée. En empruntant les termes de
Goffman, H3 est à la fois l’animateur (celui qui anime la narration), l’auteur (celui qui a choisi les expressions et la structure de la
narration) et le responsable (celui qui assume ce qu’il raconte dans
le contexte d’interaction) de cette narration (GOFFMAN 1987 : 155).
En tant qu’auteur, il a choisi la construction syntaxique Xmitaina/
mitaina kanji de/ toka itte, donnant un effet vivant et pitresque
(HIGASHI 2008 : 93). En tant qu’animateur, H3 prononce la partie X avec expressivité, en s’appuyant sur les substantifs répétés
(kenkyû kenkyû) accompagnés d’un geste iconique imitant l’action
de taper sur le clavier d’un ordinateur. La partie citée telle que
mô soredokoro janai « ce n’est pas le moment » est prononcée
comme si H3 (protagoniste de l’histoire) adressait à son entourage
dans le monde narratif. Sa narration est clairement basée sur l’idée
qu’il existe deux conceptions du mariage, conventionnelle et non
conventionnelle. La catégorie conventionnelle est représentée par
l’entourage, les amis, etc., comme dans les exemples précédents.
Bien qu’il se positionne hors de la catégorie standard, les
ressources linguistiques choisies par H3 dans sa narration et sa
manière de l’animer montrent qu’il est épanoui et sûr de lui.
Après l’exemple 3-1, H3 explique qu’il s’est séparé de son amie
avant son départ pour la France. Nous allons examiner la courte
séquence qui le suit.
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Exemple 3-2 : (groupe 2, 8 min 33-09 min 06)
H3-1 : Ja iku taimingu de kekkon dekihenya to natte (F4 : fun)
ima kônatteru toko. De koko made kiteshimauto nanka mô sono
dôdemo ii tteittara chotto kotoba warui kedo anmari sono minna
tteiuno inakunaru. Tatoeba daigaku yattara mawari tomodachi ga
minna kekkon shiteiku toka. Minna kôsuru kara mitaina nanka sô iu
shakaiteki na shibari mitai nano ga sa « Alors, il s’est trouvé que je ne
pouvais pas me marier au moment de partir. (F4 : hum) Et en arrivant
à ce stade, ce n’est peut-être pas une bonne manière de dire, mais je
m’en fiche. Ce qu’on appelle minna “tout le monde” a disparu. A disparu par exemple, si j’étais à l’université le fait que mon entourage et
mes amis se mettent tous à se marier, ou quelque chose comme cette
contrainte sociale qui fait qu’on doit faire c’que tout le monde fait. »
Analyse
Ayant terminé le récit de sa situation antérieure à son arrivée
en France, H3 se repositionne dans un contexte actualisé, en dehors
de la catégorie conventionnelle. Il convient ici d’examiner les gestes
que font les narrateurs. Nous avons constaté dans notre corpus
que certaines séquences narratives sont accompagnées de gestes
des mains : celles-ci sont placées latéralement, en particulier dans
les séquences qui se réfèrent au positionnement entre la catégorie
standard et la périphérie. Parmi les différentes catégories de gestes
utilisés dans l’interaction verbale, nous nous intéressons ici à la
catégorie du geste métaphorique, exprimant une image mentale abstraite 1. H4 place devant son corps ses mains qui forment une entité
centrale conjointement à l’émission verbale des notions telles que
minna, mawari no tomodachi ainsi que shakaiteki shibari. Cela
montre clairement que sa narration est construite de façon à placer
la catégorie standard au milieu, et les autres idées à la périphérie.
Minna
Mawari tomodachi
Shakaiteki shibari
Tout le monde
Entourage, amis
Contrainte sociale
Fig. 1 : Gestes métaphoriques se référant à la catégorie standard
1. Les gestes censés d’exprimer l’image mentale en parlant sont dits
gestes illustratifs et se divisent en deux : 1) le geste iconique qui exprime l’image
d’une chose ou une action concrète (ex. le geste de taper sur le clavier d’un ordinateur pour dire que le locuteur travaille, voir exemple 3-1), et 2) le geste métaphorique (MCNEIL 2005, K ENDON 2004).
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NARRATION COLLABORATIVE IMAGINAIRE
Nous allons observer la séquence qui suit l’exemple 1. H3 réagit à l’énoncé de F4-21 (il y a un an, elle était comme d’autres filles
qui voulaient être femmes au foyer).
Exemple 4 : (groupe 2, 14 min 4-14 min 19, la suite de l’exemple 1)
H3-1 : Sore tte nande ? (Et pourquoi donc ?)
F4-2 : Nanka shigoto nanka sonnani shitai shigoto tokamo
hokani <H3 a> nanka miete nakattashi (H3 : un) nanka shiriattara
nanka (H3 : nanka) nanyarô tokuni koretteiu shigoto mitsukerunjanakute (H3 : un) ma sukinahito to kekkon shite (H3 : un) ma sonohito ni hataraitemoratte (H3 : un) jibun wa sonoaida nanka <F3
regarde F4> chanto chanto kono ma kore o shôrai no shigoto nishitai toiu no o (H3 : un) un nanka hataraite shumitoka o mitsukete
ikiteitte (F4 RIRE) sorenarini (xx) // « Je ne sais pas… Je n’avais pas
d’idée sur le travail que je voulais faire. Si je rencontre quelqu’un, je
ne chercherais plus de travail, je me marierais avec cette personne,
qui travaillera pour la famille, et comme ça je continuerai à chercher
ce que je veux faire comme futur travail ou comme hobby… »
H3 : // Tochû de kô […] jibun no gijutsu o migaite itte kô
mitaiya toka. (En attendant, tu te perfectionnes sur tes compétences… par exemple.)
F4 : Toka. (par exemple.)
H3 : Toka. (par exemple.)
F4 : Toka. (xxx) Saikin wa mô omowanaku narimashita. <F3,
H3, H4 Rire> (Par exemple. (xxx) Mais maintenant je ne pense plus
comme ça).
Analyse
Le récit de F4 est construit de façon collaborative avec H3
qui a déclenché ce récit par une question (H3-1). H3 aide F4 à
décrire les attitudes du protagoniste (F4 d’autrefois) en émettant
les régulateurs (un…), recourant au moyen linguistique de l’illustration et de l’exemplification mitaina et toka. F4 s’aligne sur la
proposition de H3 en répétant toka. Le personnage co-construit
par H3 et F4 reflète l’image d’une femme au foyer plus moderne,
car tout en étant femme au foyer, elle continue à développer une
de ses compétences et prépare son éventuel retour dans le monde
du travail (OCHIAI 20 : 168). Du point de vue multimodal, il
convient d’attirer l’attention sur le fait que F3 place ses mains en
plein milieu devant son corps lorsqu’elle décrit son vrai travail
futur. L’idée de devenir femme au foyer est accompagnée par le
geste des mains placées à côté de son corps, qui semble évoquer la
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métaphore du fait secondaire ou temporaire 2. Malgré le discours
parfois hésitant concernant le fait d’être indépendant et de travailler après le mariage, ces gestes montrent métaphoriquement que
pour ces filles, le travail occupe une place centrale et le statut de
femme au foyer est secondaire.
Shigoto o
mitsukeru
Kekkon shite
Hataraite moratte
Me marier
(Mon mari) travaille
Trouver un travail
Chanto shita
Un vrai (travail)
Kore o shôrai no
shigoto ni
Ma future carrière
Fig. 2 : Gestes métaphoriques pour le travail
et le statut de femme au foyer
CONCLUSION
En se référant à l’analyse 3 (« Cadre théorique »), le discours sur le
mariage chez les jeunes Japonais que nous venons d’examiner présente
clairement la prise en compte d’une norme sociale représentée par les
termes mawari (autour), futsû (normal), minna (tout le monde). Les
participants construisent ou co-construisent un monde narratif comprenant une catégorie de la majorité conventionnelle, tout en se positionnant à l’écart de cette catégorie. Ils cherchent à négocier leur identité
en dehors de cette catégorie normative incarnée par leurs « amis » et
les autres. La généralisation de réseaux sociaux favorise sans doute cet
amalgame entre les gens de l’entourage et la norme sociale.
2. Une autre locutrice (F2) utilise le même type de gestualité. Elle place
ses mains devant son corps en disant qu’elle veut continuer à travailler même
après le mariage, mais lorsqu’elle dit qu’elle se demande si ce sera mieux de
devenir femme au foyer ordinaire, elle place une main à coté et fait le geste de
balayer vers l’extérieur.
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GÉRALD PELOUX
Université de Cergy-Pontoise, AGORA, CRCAO
HISAYAMA HIDEKO :
UNE PARODIE D’ÉCRITURE FÉMININE
DANS LES ANNÉES 1920 ET 1930 ?
Le 26 novembre 2014 s’éteignait P. D. James. Auteure d’une
vingtaine d’ouvrages, elle fait partie de ces femmes qui règnent sur
le roman policier mondial depuis la seconde partie du XX e siècle.
Cette féminisation du roman policier, à l’œuvre également au
Japon, reste difficile à expliquer. Dans un article de L’Express de
mars 1997, les éditeurs français de romans policiers ne semblent
pas d’accord : certains n’y voient rien de spécifique – si ce n’est
que les meilleurs manuscrits sont ceux de femmes – tandis que
d’autres trouvent l’écriture féminine plus crue, à la violence et à la
sexualité plus exacerbées 1.
Cependant, ce phénomène ne doit pas cacher le fait que certaines femmes s’étaient déjà emparées du genre dès le début du
XX e siècle, Agatha Christie (1890-1976) constituant l’exemple le
plus célèbre. Or, le cas japonais semble ne pas avoir suivi la même
voie. Actuellement un Japonais serait bien en peine de citer le nom
d’une écrivaine de roman policier d’avant-guerre de son pays alors
que ce genre y a connu une période faste dans les années 1920 et
1930. D’ailleurs, moins d’une dizaine de femmes 2 ont été effectivement repérées dans l’énorme production jusqu’en 1945 de la
revue Shinseinen [L'homme moderne], fer de lance du genre au
début des années 1920.
Il est dès lors d’autant plus important de s’intéresser à ces rares
« voix féminines » entendues alors. Parmi celles-ci, celle de l’écrivain Hisayama Hideko (1896-1976) se détache par son extrême
1. Interview consultable à l’adresse suivante : http://www.lexpress.
fr/culture/livre/les-filles-a-l-assaut-du-polar_800126.html (consultée le
21 octobre 2016).
2. On pourra citer, parmi les plus connues, Matsumoto Keiko (18911976), Ichijô Eiko (1903-1977) et Ôkura Teruko (1886-1960).
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Gérald Peloux
originalité. Il s’agit en effet du pseudonyme féminin d’un auteur
masculin à l’identité complexe puisqu’une partie de son œuvre
consiste en une autobiographie fictionnelle : un « je » féminin mis
en scène par un écrivain homme.
Les raisons du choix d’un pseudonyme masculin par une
femme sont connues : « échappe[r] ainsi sinon à une misogynie
ouverte du moins à un ostracisme condescendant » (TOURET 2010).
Quel intérêt alors pour cet auteur de prendre un pseudonyme féminin alors que le genre, dans les années 1920, est presque entièrement monopolisé par les hommes ? Cet exemple unique pourrait-il
paradoxalement nous renseigner sur une spécificité d’une écriture
typiquement féminine ?
L’ŒUVRE ET LE PERSONNAGE DE HISAYAMA HIDEKO
L’identification de la personne se cachant derrière le pseudonyme de Hisayama Hideko a posé durant de nombreuses années
de grandes difficultés. En effet, l’auteur a volontairement dissimulé son identité au point qu’il a fallu attendre le milieu des
années 2000 pour être relativement sûr de sa biographie.
Hisayama Hideko serait donc Katayama Noboru. Diplômé
de littérature japonaise de l’Université de Tôkyô en 1922, il commence à enseigner à l’université Risshô en 1925. C’est exactement à la même date (avril 1925) qu’il publie sa première nouvelle
sous le pseudonyme de Hisayama Hideko. Il ne deviendra cependant jamais un professionnel de l’écriture. Il continue, en parallèle, à enseigner dans différents établissements jusqu’à sa retraite
(HISAYAMA 2006a : 454-456).
De fait, le genre policier, à part de rares exceptions comme
Edogawa Ranpo (1894-1965) ou Maki Itsuma (1900-1935), ne
permettait pas encore à un honnête écrivain de gagner sa vie. Le
choix du pseudonyme féminin vient donc renforcer a contrario
cet aspect dilettante. L’écriture pour cet écrivain est restée toute
sa vie un passe-temps, un jeu. Il ne s’est jamais départi de son
pseudonyme, sauf pour quelques nouvelles où il prend le nom de
Hisayama Michiyo, celui de la cadette de Hisayama Hideko. Cet
autre choix montre combien sa « supercherie » pseudonymique
prend appui sur sa volonté de mettre en place un monde fictionnel
qui dépasse les pages de la revue Shinseinen.
Son œuvre se compose de trois grands types de textes. Un
premier groupe constitué d’une vingtaine de nouvelles publiées
entre 1925 et 1937 décrit les aventures fictionnelles de Hisayama
Hideko, toutes écrites à la première personne. Un second groupe
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réunit huit torimonochô publiés de 1955 à 1958, récits criminels
se déroulant durant la période d’Edo 3. Enfin un troisième groupe,
hétéroclite, est composé entre autres de courts textes jouant un rôle
primordial dans la mise en place d’une fiction caractérisée par un
discours féminisant.
LA SÉRIE DE HAYABUSA O-HIDE
Ses nouvelles « autobiographiques » sont souvent réunies sous
le titre de « série de Hayabusa O-Hide », dénomination correspondant au nom de guerre que l’héroïne utilise pour ses activités
de pickpocket et de chef de gang. Le pseudonyme prend ici toute
sa saveur : l’écrivain ne l’emploie pas pour se cacher derrière un
masque lui permettant d’effacer son identité. Au contraire, il surdétermine celle-ci en créant un personnage de fiction, Hisayama
Hideko alias Hayabusa O-Hide, qui va s’adresser directement
aux lecteurs, à la première personne. La structure narrative de la
série s’appuie ainsi sur un schéma plus complexe que le schéma
classique différenciant auteur et narrateur. Ici, l’auteur – celui
qui crée l’histoire – intercale entre lui et la narratrice – Hayabusa
O-Hide – une instance tierce, Hisayama Hideko, qui emprunte à la
fois à l’écrivain de chair et de sang mais aussi au personnage fictif,
invitant le lecteur à un aller-retour constant entre les deux pôles
que constituent réalité et fiction.
La série est fortement ancrée dans le quartier d’Asakusa de
Tôkyô, espace de loisirs et de plaisirs dans la capitale d’avantguerre. Les cinémas et leur obscurité bienveillante, les salles de
spectacle, le parc d’Asakusa, lieu de rencontre des laissés-pourcompte et des marginaux, forment un arrière-plan convaincant.
Les questions sociales, sans être omniprésentes, ne sont pas
absentes : dans la première nouvelle, Ukarete iru « Hayabusa 4 »
[« Hayabusa » en joie], l’héroïne s’en prend à un proxénète qui
pousse de jeunes campagnardes désœuvrées vers la prostitution,
tandis que dans Hayabusa no kaiketsu 5 [La solution de Hayabusa],
elle vient en aide à des Coréens contraints de travailler pour des
salaires de misère. L’aspect réaliste est aussi renforcé par des
références à la petite et à la grande histoire du pays. Lorsqu’un
de ses compagnons mentionne le nom de « Onikuma » dans
3. De très nombreux manuscrits d’autres nouvelles dans la veine du torimonochô ont été retrouvés au cours des années 2000 et publiés, de manière posthume, à l’occasion de la parution de ses récits chez Ronsôsha (volumes 3 et 4).
4. Shinseinen, avril 1925.
5. Shinseinen, décembre 1927.
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Gikyoku Hayabusa tôjô 6 [Pièce de théâtre : Hayabusa entre en
scène], le lecteur contemporain fait sans aucun doute le lien avec
l’affaire du même nom – une série de meurtres suivie d’une chasse
à l’homme – qui défraya la chronique durant l’été 1926. Dans
Bônasu kyôsôkyoku 7 [La rhapsodie du bonus], le terme hijôji
(« temps d’exception »), utilisé dans les années 1930 pour désigner la situation de crise continuelle que connaît le pays, apparaît,
mais dans un contexte humoristique. Enfin, la dernière aventure de
Hayabusa est rapportée dans Hayabusa jûgo no maki 8 [L’épisode
de Hayabusa soutenant les troupes] à la fin de l’année 1937 alors
que la guerre entre la Chine et le Japon vient d’éclater. La nouvelle présente des personnages radicalement changés puisque, si
Hayabusa continue à délester ses victimes dans l’obscurité des
cinémas (mais elle y entre sous le prétexte d’aller voir les dernières
informations sur le conflit), un de ses acolytes est envoyé sur le
front. Une fête d’adieu est organisée, à laquelle participe le policier
Takayama, l’ennemi de toujours. L’ambiance est désormais à la
mobilisation et à la solidarité entre toutes les couches de la société.
C’est en fait toute une faune qui apparaît au long des nouvelles : les compagnons de Hayabusa (Yoshikô et Kenkichi), sa
sœur Chiyoko, la cheftaine d’un gang rival, Hama no O-Masa,
mais aussi des policiers, dont Takayama qui ne cesse de vouloir
arrêter, sans succès, l’héroïne. Il entretient d’ailleurs des rapports
ambigus avec elle, car elle facilite parfois la mise sous les verrous de personnes qu’elle considère à son tour comme criminelles.
Autre relation complexe, celle avec le détective privé Tomita
Takkan : elle n’hésite pas à partager avec lui certaines informations glanées au gré de ses activités, voire à participer à certaines
enquêtes du détective.
Cette héroïne interlope fait clairement référence à Thubway
Tham, un personnage créé aux Etats-Unis par Johnston McCulley
(1883-1958), le père de Zorro, et dont les rocambolesques aventures
new-yorkaises ont eu un gros succès avant-guerre (publication de
1918 à 1960). Affublé d’un zozotement, il officie dans le métro
new-yorkais, délestant les poches de ses victimes. La filiation, particulièrement visible, fut remarquée dès les premières parutions des
textes de Hisayama, d’autant plus que les nouvelles de Thubway
Tham furent traduites à partir de 1922 dans Shinseinen.
Mais, comme le remarque Hasebe Fumichika, si la ressemblance est frappante, les nouvelles où intervient l’héroïne japonaise ne se limitent pas à une simple transposition à Asakusa des
6.
7.
8.
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Tantei shumi [Goût pour la déduction], décembre 1926.
Shinseinen, novembre 1931.
Shinseinen, décembre 1937.
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péripéties de Thubway Tham (HASEBE 2007 : 51-52). Les récits
américains reposent en effet sur un schéma narratif récurrent : les
tentatives des policiers pour « pincer » Thubway Tham échouent
systématiquement. En revanche, les dispositifs narratifs impliquant
Hayabusa sont beaucoup plus variés. Le discours parodique, absent
des textes de McCulley, explique, nous semble-t-il, cette diversité.
Les récits de Hayabusa peuvent se lire comme de simples
aventures d’une jeune femme à Asakusa. Cependant, une telle lecture, tout en étant déjà jubilatoire d’un point de vue humoristique,
ne permet pas de saisir toutes les subtilités que l’auteur a intégrées.
Sa volonté de maintenir le secret de son identité – alors même que
le sérail des auteurs de Shinseinen et les lecteurs attentifs semblaient parfaitement au courant 9 – se retrouve jusque dans les
questionnaires adressés aux auteurs de la revue. L’exemple suivant
(« Pourquoi sont-ils devenus écrivains ? ») est d’autant plus intéressant que Hisayama mélange avec un malin plaisir réalité et fiction.
D’ailleurs, une fois qu’on a compris que je n’étais pas une
écrivaine professionnelle de roman policier, alors le problème, c’est
de savoir ce que j’écris. En fait, c’est ma vie. Et si vous pensez que
ce sont des mensonges, vous n’avez qu’à demander aux personnes
qui y apparaissent. […]
Pourtant, il y a des gens qui imaginent que je suis bel et bien
un homme. Et ça me dérange ! Et ça, ça vient d’Edogawa Ranpo.
Comme il blague lorsqu'il écrit « Hirayama Hideko est un fonctionnaire de l’Etat tout ce qu’il y a de plus réel 10 », les gens m’ont
confondue avec cette Hirayama Hideko, alors que moi je suis bien
réelle. Et puis, ce Ranpo, en fait, il s’appelle Egawa Ransuke. C’est
un garçon très charmant, svelte, aux yeux fins, qui se laisse pousser
une moustache à la Chaplin 11 (HISAYAMA 2004b, 289).
Suit une série de considérations où réalité et fiction s’entrecroisent allègrement : puisque même un homme de loi (référence à Hamao Shirô, 1896-1935) écrit des romans policiers /la
réalité/, elle ne verrait pas pourquoi des criminels /la fiction/ ne
le pourraient pas. Elle a découvert pour la première fois la revue
Shinseinen /la réalité/ grâce à Tomita Takkan /la fiction/. Elle a
été éblouie /la fiction/ par la nouvelle D-zaka no satsujin jiken [Le
meurtre de la Côte D] d’Edogawa Ranpo /la réalité/. Elle a donc
9. Par exemple la lectrice Nagae Midori, qui émet des doutes sur l’identité féminine de Hisayama Hideko dans la rubrique Maikurofon [Microphone] de
Shinseinen en juillet 1926.
10. Il s’agit d’une référence à Injû [La bête dans l’ombre] d’Edogawa
Ranpo, publié d’août à octobre 1928 dans Shinseinen.
11. A cette époque, Edogawa Ranpo était loin de ressembler à ce portrait.
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répondu /la fiction/ à une annonce de la revue qui recherchait de
nouveaux auteurs /la réalité/ 12.
Le style de langue utilisé participe aussi de cette porosité entre
fiction et réalité. Que ce soit dans des épisodes de sa vie de voleuse
au grand cœur (autobiographie fictionnelle) ou dans des interventions pour des interviews, des essais (« non-fiction fictionnelle »),
le style reste le même. Les marques linguistiques féminines (les
particules finales wa et no, la tournure grammaticale – kute yo,
le pronom personnel de la première personne – systématiquement
atashi), un niveau de langue très oral 13, mâtiné d’argot du monde
des truands ou du spectacle, sont mobilisés dans les textes.
Les interventions de Hisayama Hideko en tant qu’écrivaine
tentant de naturaliser sa féminité sont doublées d’un discours
de connivence à l’encontre des écrivains de son entourage. Nous
avions vu la référence à Injû d’Edogawa Ranpo dans l’extrait cité
plus haut. Cette connivence s’exprime aussi visuellement. Dans
le frontispice sous forme d’une vignette dessinée du numéro de
janvier 1928 de Shinseinen représentant Edogawa Ranpo, Kôga
Saburô (1893-1945) et Kosakai Fuboku (1890-1929), on la retrouve
dans une tenue typique de dame patronnesse britannique au
regard toujours sévère. De même, lors de la publication en 1929
par la maison d’édition Kaizôsha du seizième volume du Nihon
tanteishôsetsu zenshû [Œuvres complètes du roman de détective
japonais], le lecteur peut trouver une photographie de Hisayama
Hideko sous les traits d’une jeune femme vêtue d’un kimono,
reprenant toutes les caractéristiques de la féminité japonaise la
plus classique.
L’impression persistante de jeu dans l’écriture est enfin confirmée par des citations d’autres œuvres policières mais aussi par un
récit entièrement parodique, Daihyô sakka senshû ? 14 [Sélection
d’auteurs représentatifs ?]. La pickpocket raconte avoir joué de
malchance en dérobant deux manuscrits et en en récupérant deux
autres grâce à son acolyte Yoshikô. Les titres et les auteurs qu’elle
nous propose de lire font immanquablement penser aux écrivains
majeurs de romans policiers et à leurs œuvres : Sumidagawa
Sanpo (Edogawa Ranpo), Kyôga Saburô (Kôga Saburô) et Osakie
Hobaku (Kosakai Fuboku), mais aussi Yarisaku Jun.ichirô
12. Cet estompage de la frontière entre réalité et fiction semble être une
technique souvent utilisée par les écrivains de Shinseinen. Nagayama Yasuo
explique ainsi que certains d’entre eux laissaient sous-entendre qu’ils avaient
effectivement visité les lieux (parfois exotiques) qu’ils décrivaient dans leurs
récits alors qu’ils n’avaient pas quitté leur bureau (NAGAYAMA 1999 : 21-22).
13. Rappelons que la langue japonaise marque clairement le genre des
locuteurs à l’oral.
14. Shinseinen, juillet 1926.
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(Tanizaki Jun.ichirô 15). Ces récits parodiques reprennent les styles
et les thématiques propres à chacun.
UNE ÉCRITURE FÉMININE ?
Ce jeu entre l’écrivain et ceux qui étaient dans le secret pourrait laisser croire qu’il s’agissait d’une simple « pochade ». C’est
un fait que Hisayama Hideko n’a jamais cherché à vouloir vivre
de son écriture. Il s’est toujours exprimé sous ce pseudonyme et
semble donc n’avoir jamais tombé le masque. Peut-être peut-on
envisager un début de réponse à ce choix en se rappelant que le
roman policier de l’époque reste encore balbutiant, un genre limité
à certains groupes d’aficionados. Les clins d’œil, le jeu, voire cette
parodie du genre auraient été ainsi d’abord un divertissement à
usage interne, adressé aux collègues écrivains.
Mais, surtout, sa volonté affichée de jouer le rôle d’écrivaine
dans le monde fictif ne laisse pas de nous interroger sur ce que
pourrait être une écriture féminine.
Se pose tout d’abord la question de la réception des textes policiers écrits pas des femmes auprès du lectorat. Komatsu Shôko
constate qu’il y avait alors un intérêt fortement teinté de curiosité pour ces nouvelles femmes écrivains de romans policiers
(HISAYAMA 2004b : 321-322). C’est dans le cadre de ce mouvement
que l’on peut replacer Hisayama Hideko. L’écrivain qui n’avait visiblement pas de velléité de vivre de ses textes aurait pu peut-être
prendre un pseudonyme féminin pour mettre en avant ce nouvel
intérêt – sans en subir les conséquences éventuelles d’un point de
vue économique. Etait-ce ironique ? Il est difficile de le dire, mais
ses nouvelles « autobiographiques » ne marquent jamais de dédain
envers les écrivaines du genre policier.
La première remarque qui viendrait à l’esprit pour définir une
écriture féminine en japonais serait la présence de marqueurs
lexicaux et grammaticaux genrés. Chez Hisayama Hideko, le
texte est, comme nous l’avions remarqué, saturé d’indices linguistiques indiquant que le narrateur est une femme. Ils imposent au
lecteur un contrat de lecture : pour pouvoir profiter pleinement
de ces nouvelles, le lecteur doit accepter que le narrateur soit une
femme. Mais c’est en fait dans les essais, les productions identifiées comme les plus réelles puisque c’est l’écrivaine qui s’exprime
15. Tanizaki Jun.ichirô (1886-1965) a écrit dans les années 1910 et 1920
plusieurs nouvelles policières, par exemple Tojô [Chemin faisant] en 1920, ou
Yanagiyu no jiken [L’affaire du « Yanagiyu »] en 1918, qui fait l’objet de la parodie dans le texte de Hisayama Hideko.
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(et non plus le personnage intradiégétique), que les marques d’une
écriture genrée sont les plus visibles. Dans la partie autobiographique, elles sont moins présentes, sauf le pronom atashi, et
laissent la place à un texte plus neutre. C’est donc surtout grâce à
l’appareil paratextuel que Hisayama impose une certaine image de
sa narratrice, d’autant plus que le personnage qu’elle crée rappelle
à l’envi qu’elle n’est pas une écrivaine, justifiant ainsi son style très
oral et, par conséquent, très personnel.
Les critères stylistiques d’identification d’une écriture féminine ne semblent donc pas opératoires.
D’autre part, quand on compare les nouvelles à celles de
Thubway Tham, il est difficile de faire ressortir une quelconque
spécificité thématique qui pourrait être imputée à une écriture
féminine. Le format de la nouvelle humoristique impose d’autre
part des contraintes particulières : chaque épisode doit apporter
quelque chose de nouveau qui puisse donner aux lecteurs l’envie de
poursuivre sa lecture à chaque livraison.
La première nouvelle, Ukarete iru Hayabusa pourrait être
considérée comme la plus marquée par la question féminine
puisque l’héroïne sauve de la prostitution une jeune femme. Plus
largement, comme nous l’avons mentionné, les questions sociales
sont abordées de manière diffuse dans différentes nouvelles.
Pourtant, cet intérêt clairement lié à la question féminine n’est pas
l’apanage des écrivaines du genre policier des années 1920 et 1930
au Japon. Elle est en fait peu abordée frontalement par les auteurs.
On pourra cependant citer Edogawa Ranpo qui traite de l’avortement clandestin dans Dokusô 16 [L’herbe empoisonnée].
On pourrait tout aussi bien évoquer la question du genre, ou
plutôt celle de la fluidité du genre, particulièrement à l’œuvre dans
la nouvelle séminale Ukarete iru Hayabusa dans laquelle l’héroïne
se fait passer pour un homme et devient la proie consentante des
avances de jeunes femmes dans un lieu de prostitution. A plusieurs
reprises Hayabusa use de ce subterfuge pour arriver à ses fins.
Mais, encore une fois, la fluidité générique, le passage de l’homme
à la femme et vice-versa, le travestissement, constituent une thématique fondamentale chez les auteurs masculins aussi, dans les
années 1920 et 1930 17.
Les nouvelles de Hisayama Hideko nous laissent percevoir,
dans ce cadre précis du roman policier d’avant-guerre, qu’il n’y
aurait ni écriture par essence féminine ni écriture par essence mas16. Tantei bungei [Littérature policière], janvier 1926.
17. Voir par exemple le travestissement du personnage principal de D-zaka
no satsujin jiken d’Edogawa Ranpo, publié en janvier 1925 dans Shinseinen.
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Hisayama Hideko : une parodie d’écriture féminine ?
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culine. L’écrivain reprend des indices d’une langue féminine et met
en place un subterfuge genré pour atteindre un des critères majeurs
de la littérature populaire de l’époque, le ryôki (« recherche du
bizarre »), ce qu’Edogawa Ranpo désigne plus largement sous
le vocable d’omoshirosa (« intérêt »). On a beaucoup parlé à la
fin des années 1990 de la performativité du genre. Ce dernier
ferait partie des éléments non donnés d’un être humain qui serait
constamment invité à jouer un rôle, renversant les catégories traditionnelles en les parodiant : « La parodie du genre révèle que
l’identité originale à partir de laquelle le genre se construit est une
imitation sans original » (BUTLER 2005 : 260).
Le masque féminin du pseudonyme utilisé par l’homme
Katayama Noboru aurait comme effet paradoxal de montrer qu’il
n’y a pas d’écriture intrinsèquement féminine. Le genre constituerait un choix de l’auteur dans sa posture d’écrivain, voire son
premier acte de fiction avant même l’écriture d’un récit, cette
« imitation sans original ». Par cet effet de parodisation à l’œuvre
dans les nouvelles de Hisayama Hideko, son auteur nous donne à
voir cette performativité du genre et, au-delà, le refus de l’essentialisation d’une écriture féminine (ou masculine).
BIBLIOGRAPHIE
H ISAYAMA, Hideko. Hisayama Hideko tanteishôsetsu-sen I [Choix de
romans de détective de Hisayama Hideko I], Tôkyô, Ronsôsha, 2004(a).
H ISAYAMA, Hideko. Hisayama Hideko tanteishôsetsu-sen II [Choix de
romans de détective de Hisayama Hideko II], Tôkyô, Ronsôsha, 2004(b).
H ISAYAMA, Hideko. Hisayama Hideko tanteishôsetsu-sen III [Choix de
romans de détective de Hisayama Hideko III], Tôkyô, Ronsôsha, 2006(a).
H ISAYAMA, Hideko. Hisayama Hideko tanteishôsetsu-sen IV [Choix de
romans de détective de Hisayama Hideko IV], Tôkyô, Ronsôsha, 2006(b).
BUTLER, Judith. Trouble dans le genre – pour un féminisme de la subversion, traduit de l’anglais par Cynthia Craus, Paris, La Découverte, 2005 (1990,
revue en 1999).
HASEBE, Fumichika. Ôbeisuirishôsetsu hon.yakushi [Histoire de la traduction des romans policiers occidentaux], Tôkyô, Futabasha, 2007 (1992).
NAGAYAMA, Yasuo. « Oguri Mushitarô to fuzai no nan.yô » [Oguri
Mushitarô et l’absence des Mers du Sud], Shuka [Eté vermillon], no 13,
octobre 1999, p. 18-26.
TOURET, Michèle. « Où sont-elles ? Que font-elles ? La place des femmes
dans l’histoire littéraire. Un point de vue de vingtiémiste », Fabula-LhT (« Y
a-t-il une histoire littéraire des femmes ? »), no 7, avril 2010, URL : http://www.
fabula.org/lht/7/touret.html (consulté le 21 octobre 2016).
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ALINE HENNINGER
INALCO, Paris
LE DÉNIGREMENT POLITIQUE ENVERS
L’ÉDUCATION GENDER FREE DES ANNÉES 2000
INTRODUCTION
A la fin des années 1990, féministes et enseignants revendiquent une éducation non sexiste qu’ils dénomment éducation
gender free (jendâ furî kyôiku). Ils estiment la période appropriée, puisque le gouvernement japonais s’engage en 1994 en
créant un Conseil pour l’égalité des sexes (danjo kyôdô sankaku
shingikai), qui déménage en 2001 dans le bureau du Cabinet. De
cette nouvelle instance découle la Loi fondamentale pour l’égalité
des sexes en 1999 (danjo kyôdô sankaku shakai kihonhô) et sa
mise en œuvre avec le Plan fondamental pour l’égalité des sexes
en 2000 (danjo kyôdô sankaku kihon keikaku) (OSAWA 2000).
Le Plan pour l’égalité garantit effectivement « l’élimination de
toutes les formes de discriminations sexistes dans l’éducation ».
Pourtant, un retournement de situation survient au début des
années 2000 lorsque l’éducation gender free subit un véritable
lynchage médiatique : c’est le retour de bâton ou contrecoup
(bakkurasshu) dont parlent actuellement les féministes japonaises. Pourquoi, parmi les réformes qui témoignent d’une implication de l’Etat en faveur de l’égalité hommes-femmes, celles
relatives à l’éducation reçoivent-elles un traitement particulier ?
Plusieurs éléments expliquent cette situation où le gouvernement
et le ministère de l’Education, officiellement engagés pour l’égalité hommes-femmes, soutiennent également de façon publique
le dénigrement médiatique qui ridiculise et diabolise le terme
gender free.
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Aline Henninger
L’ÉDUCATION GENDER FREE
Au Japon, les féministes et une partie des enseignants qui
s’intéressent à la question de l’égalité filles-garçons dénoncent dès
les années 1970 la différence des contenus entre scolarité féminine et masculine, notamment la différentiation des filières à
l’université. Ce thème de la scolarité féminine s’estompe à la fin
des années 1980 au profit de l’analyse du genre dans l’éducation
(K IMURA 2009 : 316). Enseignants, éducateurs et universitaires
féministes analysent les biais de genre au sein du système scolaire
pour les dénoncer. Dans ce contexte, le Groupe des Femmes de
Tôkyô (Tôkyô josei dantai) publie en 1995 un livret destiné aux
enseignants de lycée nouvellement nommés : Pour les jeunes enseignants : votre classe est-elle gender free ?, ainsi qu’en 1996 un
livret Attendez-un peu, les garçons : guide gender free à l’attention
des garçons et d’autres brochures publiées sous le titre de Gender
check, destinées aux enseignants, parents d’élèves et élèves 1. Ces
brochures consacrent le terme d’éducation gender free qui désigne
une éducation non sexiste et se diffuse dans les cercles éducatifs et
féministes (KIMURA 2005 : 102-103).
Le choix du terme gender free transcrit en katakana ne
correspond à aucun terme anglais précis. Les trois auteurs du
livret de 1995, Fukaya Kazuko, Tanaka Toji et Tamura Takeshi
affirment qu’il provient des travaux de l’universitaire américaine Barbara Houston 2 . Son article de 1994 3 s’intitule en
effet Should Public Education be Gender Free ? Houston n’y
n’explique pas précisément ce que serait une éducation gender
free, mais cherche à sensibiliser les enseignants au genre (gender sensitive) et distingue pour cela deux attitudes : le fait de
ne pas prendre en compte le sexe des élèves (gender-free) et
celui de ne pas en faire un critère de discrimination ( free of
gender bias) (K IMURA 2005 : 102-103). Devenu adjectif, sans
rapport précis avec les termes de Houston, gender free constitue bien un néologisme japonais équivalent à « non-sexiste »
(YAMAGUCHI 2006 : 244-264).
Les tenants de l’éducation gender free revendiquent ainsi :
– l’élimination des représentations sexistes dans les manuels et
l’utilisation de matériaux pédagogiques et de livres (illustrés) non
sexistes (NAKAJIMA 2004 : 195-210) ;
1. Aujourd’hui dénommé Forum des femmes de Tôkyô, ce groupe féministe se situe à Tôkyô (https://www.tokyo-womens-plaza.metro.tokyo.jp/).
2. Barbara Houston est professeur à l’université de New Hampshire et
travaille sur le sexisme scolaire.
3. L’article est d’abord paru en 1985 puis en 1994 dans sa version remaniée.
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Le dénigrement politique envers l’éducation gender free des années 2000
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– la mixité complète et effective pour tous les enseignements, notations et orientations (KIMURA 2009 : 211-220, KIMURA 2005 : 77-78) ;
– l’utilisation de listes d’appel alphabétiques mixtes à la
place des listes appelant d’abord les garçons puis les filles
(YAMAGUCHI 2006 : 269-270) ;
– la fin du code couleur rose pour filles/bleu pour les garçons
dans les accessoires obligatoires (cartables, baskets, vêtements,
mouchoirs, chiffons…) (TÔKYÔ JOSEI DANTAI 1997) ;
– l’utilisation du suffixe honorifique -san pour les filles et les
garçons et non les suffixes différenciés -chan et -kun (TÔKYÔ JOSEI
DANTAI 1997) ;
– la sensibilisation des enseignants à l’égalité filles-garçons
(NAOI et MURAMATSU 2009 : 89-91, KIMURA Ikue 2009).
LE DÉBUT DU DÉNIGREMENT EN 2000
Le dénigrement contre l’éducation gender free débute en
février 2000 lorsque Tsuchiya Takayuki, alors affilié au Minshutô,
critique et obtient l’interdiction des livrets Gender check du Groupe
des Femmes de Tôkyô lors de l’assemblée métropolitaine de Tôkyô
dont il est membre 4. En conséquence, plusieurs bibliothèques retirent
des livres où le terme gender free apparaît. Après cela, Yamatani
Eriko, alors membre du Minshutô, attaque régulièrement l’éducation
gender free : lors d’une commission sur l’éducation à la Chambre
des représentants en octobre 2001, elle s’oppose aux conclusions de
recherches menées par le ministère de l’Education en faveur d’une
réforme des contenus de l’éducation sexuelle 5. En mai 2002, elle
s’oppose à la diffusion dans les collèges et lycées du livre L’amour et
le corps expliqués aux adolescents 6. Elle affirme que ce livre, pourtant publié avec l’aide du ministère de la Santé en 2001, encourage
la dissolution des mœurs des adolescents. Grâce à sa persévérance,
Yamatani réussit à instaurer, en juin 2002, un Groupe de réflexion
pour une éducation saine (kenzen na kyôiku o kangaeru kai), souvent
dénommé Groupe pour « protéger les enfants de l’éducation sexuelle
4. Les signes d’une opposition contre les réformes gouvernementales
pour l’égalité des sexes apparaissent à l’échelle des départements dès les discussions sur ces réformes et leur application en 1999. Par exemple, au début de
l’année 2000, la proposition du Plan pour l’égalité des sexes dans le département
de Mie provoque des divergences entre le département, le Conseil pour l’égalité
des sexes et le comité d’éducation, débats non médiatisés.
5. Séance retranscrite officiellement sous http://www.shugiin.go.jp/internet/itdb_kaigiroku.nsf/html/kaigiroku/009615320011031002.htm.
6. Séance retranscrite officiellement sous http://www.shugiin.go.jp/internet/itdb_kaigiroku.nsf/html/kaigiroku/009615420020529012.htm.
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ou de l’éducation gender free excessives » (ikisugita jendâ furî kyôiku
ya seikyôiku kara kodomo o mamoru), qui regroupe des hommes
politiques du Minshutô et du Jimintô. Ces mesures marquent le début
d’une remise en cause d’une éducation égalitaire, ce qui inquiète les
enseignants et universitaires féministes (UENO 2002).
La véhémence avec laquelle Yamatani mène le débat contribue à la faire connaître dans les journaux et à la télévision
(YAMAGUCHI 2006 : 264-268). Les médias anti-féministes agitent
l’épouvantail d’une société sans distinction de sexes et détruite par
un hermaphrodisme fantasmé (UENO 2006 : 177-186). Ce discours
se répand d’autant plus facilement qu’il existe une collusion entre
les médias conservateurs et des personnalités politiques et publiques
comme Yamatani. Ainsi, le journal Sankei publie régulièrement des
articles dénonçant l’éducation gender free 7. Plusieurs journaux soutenus par des organisations religieuses, comme la revue Viewpoint,
Sapio, le magazine Jiji hyôron et Sekai Nippô, couvrent largement
tous les débats relatifs au Plan pour l’égalité des sexes et à l’éducation
gender free, pour les critiquer 8. Les divers journaux du groupe Fuji
Sankei s’alignent sur les positions du groupe de Yamatani pour
protéger les enfants de l’éducation sexuelle ou de l’éducation gender free excessives, ce qui facilite le déroulement d’un unique discours anti-gender free (YAMAGUCHI 2014). Cette prédominance des
médias réactionnaires se retrouve sur l’Internet japonais qui contribue notamment à diffuser le terme de « féminazi » (feminachi) qui
fait écho au féminisme « excessif » (KIMURA 2005 : 35-38).
2003 : L’AFFAIRE DE L’ÉCOLE NANAOYÔGO
Ce verrouillage des médias permet la mise en scène du
« scandale de l’école Nanaoyôgo » (nanaoyôgo gakkô jiken), qui
demeure un épisode clé du dénigrement (KODAMA 2009). Située à
Hino (Tôkyô), l’école pour enfants handicapés mentaux et moteurs
Nanaoyôgo, d’un commun accord avec les parents et les enseignants, dispense une éducation sexuelle adaptée aux élèves, notamment pour leur apprendre à ne pas se faire abuser. Le 2 juillet 2003,
Ishihara Shintarô et Tsuchiya Takayuki, avec deux autres collègues
membres du comité d’éducation de Tôkyô, affirment détenir des
documents relatifs à l’éducation sexuelle dangereuse dispensée par
7. De tels articles du Sankei se succèdent à intervalles réguliers depuis
février 2003, avec par exemple pour éditorial du 14 mars 2004 : « Il faut se dépêcher de corriger l’éducation gender free ».
8. Le numéro spécial numéro 209 d’août 2004 de Viewpoint s’intitule
« Dossier spécial sur les problèmes éducatifs : on attendait les gender free ! ».
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l’école Nanaoyôgo. Le 4 juillet, accompagnés d’un journaliste du
Sankei, ils rencontrent le directeur de l’établissement pour visiter
ce dernier. Le lendemain, le journal Sankei publie des photos de
poupées nues et affirme qu’elles servent à expliquer de façon indécente l’éducation sexuelle. Le journal omet de mentionner qu’il s’agit
d’une école spécialisée, que le journaliste a pris des photos avec son
téléphone portable sans demander la permission et que Ishihara et
ses collègues ont dénudé et disposé de façon suggestive les poupées
(KODAMA 2009). La mise en scène du Sankei provoque un choc
émotionnel, relayé par les autres journaux qui ne vérifient pas les
sources. Le comité de Tôkyô condamne peu de temps après l’utilisation de ces poupées ainsi qu’une chanson qui désigne les parties
du corps, utilisées par l’école Nanaoyôgo (SEKIGUCHI 2004 : 64-65).
Le comité d’éducation exerce des pressions sur l’école, qui proteste
contre la déformation des faits. De même que l’école Nanaoyôgo,
une vingtaine d’établissements reçoivent des blâmes pour enseignement d’une « éducation sexuelle excessive », sans que les critères de
cette dernière ne soient définis (KODAMA 2009). En septembre 2003,
102 enseignants et directeurs se voient imposer des réductions de
salaire ou des mutations de poste comme punition par le comité
d’éducation de Tôkyô : l’école Nanaoyôgo porte alors plainte contre
ce dernier (SEKIGUCHI 2004 : 64). Ces sanctions imposent un climat
de peur dans les écoles et décrédibilisent durablement les partisans
de l’éducation gender free. En août 2004, le comité d’éducation de
Tôkyô tient une conférence de presse pour dénoncer la confusion qui
régnerait autour du terme d’éducation gender free, décriée comme
niant la différence des sexes, et demande la suppression des listes
d’appel mixtes (YAMAGUCHI 2006 : 269-270).
Ce dénigrement qui s’adressait jusqu’alors directement aux
enseignants en exercice et aux écoles de Tôkyô se déplace en 2005
sur deux terrains : les directives scolaires nationales et les travaux
universitaires. Sur le premier, il s’agit d’une suppression des acquis
du Plan pour l’égalité des sexes pour 2005 et d’une réécriture des
directives et programmes scolaires pour 2006 et 2008. Lors d’une
réunion de la Chambre des conseillers le 4 mars 2005, les propos
graveleux du Premier ministre Koizumi pour répondre à une question de Yamatani sur les manuels d’hygiène contribuent à médiatiser le soutien du gouvernement à la campagne de dénigrement 9. En
mai 2005 le Jimintô fonde la Commission d’enquête sur l’éducation
9. La séance est disponible sur le site du ministère de l’Education sous
http://www.mext.go.jp/b_menu/shingi/chukyo/chukyo3/022/siryo/05071304/
s003.htm ou sur le site de la Diète sous http://kokkai.ndl.go.jp/SENTAKU/sangiin/162/0014/16203040014005.pdf. La réaction du premier ministre Koizumi,
souvent reprise dans les médias, est disponible sous https://www.youtube.com/
watch?v=O70vombZZq8.
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gender free et l’éducation sexuelle excessive (kagekina seikyôiku
jendâ furî kyôiku jittai chosa purojekutto chîmu), qui fait doublon
avec le Groupe de Yamatani. En 2005, Abe Shinzô, alors secrétaire
général du Cabinet, se place à la tête de cette commission d’enquête,
dont les membres actifs comme Yamatani Eriko, Hagiuda Kôichi
et Aisawa Ichirô centralisent les travaux sur les questions d’éducation sexuelle et d’égalité filles-garçons à l’école 10. Comme dans le
cas de l’école Nanaoyôgo, l’équipe de Yamatani lance une véritable
chasse aux sorcières dans tout le Japon pour dénoncer des pratiques
enseignantes « excessives ». Au cœur de l’exécutif, ces politiciens
diffusent le plus possible travaux et comptes rendus, via les médias,
que ce soient Internet ou les organes de communication du Jimintô,
comme leur site Internet ou des lettres de diffusion. Ce noyau lié à
l’exécutif s’ingénie à revenir sur les mesures et textes qui découlent
du Plan déterminé par le Conseil pour l’égalité hommes-femmes.
Les groupes de Yamatani et Abe s’opposent alors aux rapports des
membres du Conseil pour l’égalité des sexes et aux représentants
du ministère de l’Education lors de la révision du volet éducatif du
Plan pour l’égalité hommes-femmes. Toute référence aux études de
genre est gommée dans la version finale du texte de décembre 2005,
et l’utilisation des termes « genre » (jendâ) et « égalité des sexes »
(danjo byôdô) soigneusement évitée dans l’article 10 qui porte sur
l’éducation. Cette censure organisée à partir de 2005 pèse également
sur la sphère universitaire et le terme de gender free est lui-même
décrié. Ainsi, le gouverneur de Tôkyô, Ishihara Shintarô, interdit en janvier 2006 la tenue d’une conférence d’Ueno Chizuko,
arguant du fait qu’elle pourrait utiliser le terme gender free. Cette
interdiction montre qu’en quelques années le terme de gender free
est devenu un tabou qui alimente l’incompréhension. Ce lynchage
médiatique envers l’éducation gender free décline après 2006
(YAMAGUCHI 2014 : 568). Il continue pourtant de stigmatiser les
mouvements féministes et les études de genre au Japon, et instaure
des formes de censure et autocensure à l’échelle des comités d’éducation, des équipes enseignantes et des directeurs d’établissement
lorsqu’il s’agit de parler de l’égalité des sexes ou d’éducation sexuelle.
CONCLUSION : APRÈS LE DÉNIGREMENT
En 2008, le verdict de la cour donne raison aux enseignants
de l’école Nanaoyôgo : trois membres du comité d’éducation de
10. Elu premier ministre en 2006, Abe Shinzô continue de renforcer ce
réseau anti-éducation gender free et nomme Yamatani, devenue membre du
Jimintô en 2003, conseillère spéciale pour l’éducation.
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Tôkyô sont condamnés à payer une amende (KODAMA 2009).
En novembre 2013, la cour les condamne de nouveau en appel.
Dix années ont été nécessaires pour rétablir la vérité sur l’école
Nanaoyôgo. Le silence des médias japonais sur ces procès, en
2008 et 2013, est symptomatique du dénigrement de l’éducation
gender free : enseignants, personnels administratifs ou universitaires n’ont pas pu se faire entendre dans le débat public sur le
sexisme à l’école. On peut retenir deux éléments de ce dénigrement
dont les conséquences perdurent aujourd’hui.
– L’éducation a été traitée de façon paradoxale par le corps
politique qui s’était pourtant d’abord engagé en 1996 à soutenir
l’égalité hommes-femmes. On peut analyser ce revirement comme
une des manifestations du virage conservateur au sein des politiques éducatives amorcé depuis le milieu des années 1980 et qui
est marqué par une tension continue entre le corps enseignant et le
gouvernement.
– La question de l’égalité filles-garçons à l’école traverse
les divisions traditionnelles de l’ensemble des partis japonais.
Cependant, la misogynie affichée des détracteurs de l’éducation
gender free s’inscrit dans une vision réactionnaire et conservatrice
de la société qu’ils défendent (SEKIGUCHI 2004). La réforme en
2006 de la Loi fondamentale pour l’éducation et la révision des
directives scolaires en 2008 que soutiennent le Jimintô et certains
partis de droite nivellent par le bas l’égalité fille-garçons : on y
valorise des rôles sexués distincts sous couvert d’un féminisme
différentialiste et essentialiste, prôné notamment par des femmes
politiques actives au sein de ces mêmes partis (OSAWA 2015 :
58-59). L’idéal masculin et féminin correspond également au
modèle économique où l’homme est pourvoyeur d’un salaire et la
femme reste au foyer ainsi qu’au modèle patriotique de l’homme
viril et soldat et de la femme dévouée et bonne épouse. En ce
sens, leur politique éducative est en parfaite adéquation avec leur
manière de concevoir le monde.
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SARUGASAWA KANAE
CEJ-INALCO, Paris
LE REFUS DU MARIAGE :
LE CAS DES MÈRES NON MARIÉES
Le Japon connaît des évolutions de la famille telles que celles
observées dans les pays industrialisés comme la baisse de natalité,
le nombre croissant de divorces, de célibats et de mariages tardifs.
Quant à la naissance hors mariage devenue courante en Occident,
dans l’Archipel, elle est considérée comme un phénomène marginal : si les rapports sexuels avant le mariage sont largement
acceptés, lorsqu’il s’agit de mettre un enfant au monde, il faut absolument que le mariage se passe avant 1. La part des enfants nés hors
mariage reste ainsi faible : 2,2 % en 2013 (KÔSEI RÔDÔ SHÔ).
L’idée reçue fréquente au Japon est que la maternité chez une
femme non mariée est involontaire ou malheureuse. Certaines
recherches scientifiques n’échappent pas à cette vision (par
exemple, H ERTOG 2009). Or, notre série d’entretiens effectués
en 2012 et 2013 2 auprès de quarante-deux mères japonaises non
mariées révèle que leurs démarches ne sont pas homogènes et
que, pour une partie d’elles, c’est un choix délibéré sans regret 3.
Le terme « mères non mariées » (hikon no haha) désigne ici
des mères qui ne sont pas légalement mariées au moment de la
naissance de l’enfant, y compris des « mères célibataires » (hikon
1. Une pratique populairement appelée dekichatta kekkon (le mariage
précipité en raison de la grossesse) illustre ce phénomène.
2. Je remercie l’aide financière de l’école doctorale de l’Inalco, du CEJ et
du groupe Populations japonaises qui ont rendu possible cette série d’entretiens.
3. Grâce aux associations comme Nakusô koseki to kongaishi sabetsu
kôryûkai (Association pour l’abolition du koseki et contre la discrimination des
enfants nés hors mariage) et au bouche-à-oreille, la rencontre a été réalisée avec
ces femmes aux profils variés. Lors de l’entretien, elles étaient âgées de 19 à
80 ans et ont vécu leur grossesse entre 16 et 43 ans. Au moment de leur grossesse, la majorité d’entre elles avait un emploi : certaines étaient vétérinaires,
enseignantes, serveuses, d’autres travaillaient dans l’industrie du sexe.
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Sarugasawa Kanae
no shingurumazâ) et des « mères en union libre » (jijitsukon no
haha), mais exclut les mères qui ont divorcé après la naissance de
l’enfant. Parmi ces femmes, certaines souhaitaient se marier avant
la naissance de l’enfant, mais n’ont pas pu, d’autres ont volontairement refusé le mariage.
Pour quelles raisons certaines femmes refusent-elles le
mariage tout en choisissant de devenir mères dans une société
où cette voie semble difficilement acceptée ? A travers l’analyse des discours et des dispositions sur la famille de l’ère Meiji
(1868-1912) à aujourd’hui et également à travers celle des témoignages, cet article s’intéressera à ce refus du mariage, en passant par quelques réflexions sur la marginalité de la maternité
hors mariage.
LE MARIAGE COMME NORME SOCIALE
MARGINALISATION DE LA MATERNITÉ HORS MARIAGE
Rappelons qu’au début de l’ère Meiji, la pratique d’avoir
des concubines (mekake) pour un homme marié était admise
par la loi, favorisée par la création de deux statuts hiérarchisés
d’enfant né hors mariage : d’une part, l’enfant des concubines
appelé « shoshi » ; d’autre part, l’enfant naturel, « shiseishi »
(KONUMA 2011). Cela justifiait le droit pour un homme d’entretenir des concubines afin d’avoir un fils héritier dans le cas où
son épouse ne pouvait pas lui en donner. Toutefois, en 1883, en
réponse aux critiques occidentales et aussi au besoin des Japonais
dans le contexte de la modernisation du pays, le statut juridique de
la concubine a été aboli.
Les débats qui ont amené cette abolition, accompagnés d’attaques contre les concubines, ont eu pour effet de donner l’importance au mariage et au couple conjugal monogame à l’instar des
pays occidentaux (COLLECTIF 2011 : 46). La place des femmes
dans la société sera alors remise en cause. C’est le début du discours sur la « bonne épouse, mère avisée » (ryôsai kenbo). Avec
le Code civil de 1898, le système de l’ie est instauré : le concept
de l’ie fluctue selon les contextes, mais considérons-le ici comme
l’entité familiale dont l’autorité repose sur le chef de famille et est
caractérisée par le principe de la primogéniture masculine et la
continuité de la lignée familiale. Bien que le mariage soit désormais considéré comme important, dans l’ie, un enfant né hors
mariage reste considéré comme un éventuel héritier lorsqu’il est
reconnu par le père et garde un statut supérieur à un enfant naturel.
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Le refus du mariage : le cas des mères non mariées
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Ritsuko, ancienne infirmière, 80 ans, originaire du sud de l’Archipel, témoigne ainsi 4 :
Quand j’étais petite, je connaissais autour de moi beaucoup
d’enfants de « nigôsan » [littéralement « Madame la deuxième »]. Il
y en avait pas mal même dans ma famille.
Le témoignage ne précise pas s’il s’agit des enfants reconnus ou des enfants naturels, mais il semblerait que, jusqu’aux
premières décennies de l’ère Shôwa, avoir un enfant d’une autre
femme que son épouse n’était pas si rare. En 1930, le taux de
naissances hors mariage se situe en dessus de 6 % et, parmi ces
enfants ainsi déclarés, 60 % sont enregistrés en tant que « shoshi »
(NIHON TEIKOKU TÔKEI NENKAN).
Après la Seconde Guerre mondiale, l’ie est aboli, accompagné
de la suppression de l’autorité du chef de famille et du principe
de primogéniture masculine, et le statut du « shoshi » disparaît.
A partir de 1947, les enfants nés hors mariage reconnus ou non par
le père ont tous un statut d’« enfant illégitime » (hichakushutsushi)
ayant le droit d’hériter seulement la moitié de ce qu’un « enfant
légitime » (chakushutsushi) reçoit. En plaçant tous les enfants nés
hors mariage inférieurs aux enfants issus du mariage, le primat
accordé au couple marié, apparu à l’ère Meiji, est renforcé.
En réalité, au moment de la révision du Code civil, le débat
a existé afin d’égaliser les droits de succession indépendamment
du statut matrimonial des parents. Toutefois, craignant l’existence
d’un enfant d’« une autre femme », de nombreuses femmes ont fortement contesté l’égalisation (WAGATSUMA 1956).
En même temps que le mariage est devenu un prérequis pour
fonder une famille, les mères non mariées et leurs enfants sont
devenus l’objet d’accusation. La naissance hors mariage atteint
ainsi son plus faible taux en 1978 : 0,77 % (KÔSEI RÔDÔ SHÔ).
LA RÉACTION FACE À LA MATERNITÉ HORS MARIAGE
Aujourd’hui, la maternité hors mariage n’est évidemment pas
seulement la conséquence d’une relation avec un homme marié.
Alors, pour quelles raisons reste-t-elle marginale ?
A la fin des années 1970, le Parti libéral démocrate (PLD) – au
pouvoir de façon quasi ininterrompue depuis 1955 à aujourd’hui –
définit un idéal de société appelé « La société providence de type
japonais » (Nihongata fukushi shakai) considérant le mariage
comme garant de la solidarité familiale et de la stabilité sociale :
4. L’âge indiqué est celui de lors de l’entretien. Le prénom des personnes
interrogées est modifié afin de respecter leur anonymat.
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Sarugasawa Kanae
d’un côté, le mari pourvoyeur du revenu ; de l’autre, la femme au
foyer responsable de la santé du mari et de l’éducation des enfants.
Un tel couple marié représente le modèle dit de la « famille standard 5 » (hyôjun kazoku). Permettant à l’Etat de déléguer une partie
des responsabilités économique et sociale à chaque famille, la division sexuée du travail dans le mariage demeure encore aujourd’hui
incitée par plusieurs mesures 6.
Concernant la maternité hors mariage, en plus du statut inférieur de l’enfant, il existe plusieurs désavantages. Par exemple, la
déduction fiscale appelée « kafu kôjo » (littéralement « exonération
fiscale pour les veuves ») – son nom est trompeur puisqu’elle est
destinée aujourd’hui à tous les parents divorcés et veufs ayant des
enfants mineurs – exclut les mères qui n’ont jamais été mariées 7.
Réduisant considérablement le revenu imposable, il affecte de
nombreux aspects financiers comme les frais de garderie, les
loyers des logements sociaux, l’éligibilité pour l’allocation pour un
parent isolé, qui sont calculés en fonction du montant de l’impôt.
Si l’Etat condamne les femmes qui deviennent mères sans être
mariées, quelles sont les réactions dans la famille et au sein du travail contre la maternité hors mariage ?
Izumi, 40 ans, mère de deux filles, vit en union libre avec le
père de ses enfants. Sa mère est femme au foyer et son père est
chercheur. A 30 ans, elle a annoncé sa grossesse à ses parents :
J’étais avec mon partenaire depuis six ans et mes parents le
connaissaient bien. Mais ils ne pouvaient pas accepter le fait qu’on
allait avoir un enfant ensemble juste parce qu’on a décidé de ne pas
se marier. Mon père m’a même dit que, à cause de moi, mon enfant
serait persécuté à l’école.
Nao, 37 ans, employée dans une entreprise, est mère d’un bébé
d’un an. Sa mère travaillait pour un journal local. Son père, ancien
employé d’une station de radio, était décédé avant sa grossesse.
Elle a su qu’elle était enceinte après la séparation avec son ami :
J’ai bien réfléchi et décidé de mettre au monde mon enfant
seule. Mais ma mère me répétait « S’il te plaît, abandonne cette
idée. » Puis, lorsqu’elle a vu que je ne changeais pas d’avis, elle
m’a dit « Tu devrais te marier avec le père de l’enfant. Si tu veux, tu
divorceras après. »
5. Concernant la constitution de l’entreprise comme un autre lieu de la
solidarité sociale que la famille, voir THOMANN (2005).
6. Par exemple, une importante déduction fiscale pour les foyers dont
l’épouse ne travaille pas ou peu est introduite en 1961 et est toujours en vigueur.
7. A l’origine, cet avantage fiscal a été introduit pour les veuves en 1951.
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Le refus du mariage : le cas des mères non mariées
225
Mika, 36 ans, doctorante en droit, est mère d’un garçon
de 3 ans. Sa mère est femme au foyer et son père est chercheur.
Lorsqu’elle a annoncé qu’elle attendait un enfant d’un homme
marié, ses parents ont essayé de la convaincre d’avorter :
Une fois qu’ils ont compris que je n’avorterais pas, ma mère m’a
dit « Tu ne veux pas demander à ton ancien copain de t’épouser ? »,
alors qu’il n’avait rien à voir avec cette histoire !
Quelle que soit la situation, il semble que l’absence de mariage
gêne le plus la famille. Les réactions au travail éclairent davantage
cette situation.
Shiori, 42 ans, conseillère en droit fiscal, a un garçon de 3 ans.
Lorsqu’elle a parlé de sa grossesse à son supérieur, il lui a conseillé
de ne pas mentionner aux autres qu’elle n’était pas mariée, mais de
dire qu’elle venait de divorcer du père pour qu’elle puisse « susciter de la compassion chez les autres » et ainsi « réussir à obtenir son congé maternité ». Précisons que, au Japon, il existe de
nombreux cas de traitement défavorable envers les femmes ayant
pris ou demandé un congé maternité ou parental, même si cela est
sanctionné par la loi. Mais lorsqu’il s’agit d’une mère qui n’est pas
mariée, elle semble subir un traitement encore plus défavorable.
Shiori témoigne de la stigmatisation qu’elle ressent :
Les veuves attirent la pitié. Les divorcées aussi. […] Mais
quand tu as un enfant sans être mariée, tu es forcément une débauchée. On doute de ta vie privée.
Maya, 27 ans, mère d’un garçon de 3 ans, a été fiancée mais
s’est séparée du père avant la naissance de l’enfant :
On taxe mon fils d’enfant d’adultère (furin no ko) juste parce
que je l’ai eu sans être mariée.
La même vision peut être constatée chez certains hommes et
femmes politiques. En septembre 2013, la grande chambre de la
Cour suprême a jugé que la différenciation des droits de succession se heurtait aux principes de la Constitution, en précisant que
« suite à l’évolution de la perception de la famille, le fondement de
cette différenciation n’existait plus », mais les conservateurs l’ont
vivement contesté en prétendant que l’abolition de cette différenciation « inciterait les relations extraconjugales » et « détruirait
la famille » (TÔKYÔ SHINBUN 2014). Un membre du PLD, Nishida
Shôji, a déclaré :
Si l’on donne le même droit de succession aux enfants nés
dehors [en dehors du mariage], cela finira par diminuer la part dont
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Sarugasawa Kanae
l’épouse légitime (seisai) et sa famille peuvent bénéficier (SANKEI
SHINBUN 2013).
Malgré la réalité hétérogène, l’idée selon laquelle la maternité
hors mariage est la conséquence d’une relation avec un homme
marié se manifeste dans le discours des conservateurs et l’opinion
publique semble souscrire à cette vision. Cela expliquerait en partie la réaction d’une famille voulant protéger leur fille de tel préjugé ou souhaitant préserver leur réputation.
Toutefois, certaines femmes refusent volontairement le
mariage. Quelles sont leurs motivations ?
LE REFUS DU MARIAGE
LE REFUS DE VIVRE COMME LEUR MÈRE
Rei, 49 ans, mère célibataire, employée d’un établissement
public pour la recherche d’emploi, a eu son fils à 33 ans. Sa mère
était femme au foyer, son père était salarié d’une entreprise. Elle
témoigne que, depuis petite, elle a vu sa mère « étouffée » par
sa vie conjugale. Après avoir obtenu un diplôme, sa mère a travaillé d’abord en tant qu’enseignante et ensuite comme assistante
de laboratoire. Pourtant, en se mariant, elle a arrêté de travailler
pour s’occuper de la famille. Lorsque Rei a fini ses études, un événement marquant est arrivé :
Peu de temps après que j’ai obtenu un emploi, ma mère a
divorcé de mon père. […] C’était comme si elle attendait d’achever
de m’élever pour enfin être libérée de ses devoirs.
Rei explique sa répulsion à l’égard du mariage et son désir
d’autonomie :
Je me souviens que, quand j’étais encore très jeune, j’ai dit à
ma mère : tu aurais dû devenir mère seule. Moi, je ne voulais pas
me marier et je voulais gagner ma vie moi-même sans appartenir à
personne.
Anna, 54 ans, éditrice, était en union libre avec le père de ses
enfants. Elle est issue d’un milieu aisé et témoigne que sa mère
– venant d’une famille moins aisée – dépendait de la famille de
son mari :
[Avant la naissance du premier enfant] je travaillais dans une
entreprise. Je savais que, si je voulais avoir un enfant, je devais
démissionner car on travaillait jour et nuit dans des conditions dif-
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Le refus du mariage : le cas des mères non mariées
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ficiles. Mais j’avais envie de devenir mère et ne voulais être dépendante de personne. J’avais alors pour but de m’établir à mon compte
avant mes 30 ans et c’est ce que j’ai fait. […] Ma mère me disait
souvent qu’elle voulait quitter mon père mais qu’elle ne pouvait pas,
parce qu’elle ne pourrait pas vivre si elle divorçait. Je détestais ça.
En rejetant le mariage, ces femmes semblent avoir voulu
rompre avec la vie de leurs mères. Leurs motivations paraissent
personnelles, mais semblent renvoyer à certains modèles.
LE REFUS DES MODELES FAMILIAUX
Tanaka Sumiko est la fondatrice d’une association luttant
contre la discrimination faite aux enfants nés hors mariage et
a élevé sa fille avec son partenaire 8. Elle explique son refus du
mariage :
Je ne suis pas d’accord avec l’obligation de porter le même nom
dans le couple marié 9. Je ne suis ni d’accord avec le rôle traditionnel
de l’épouse envers son mari et envers la famille de son mari. C’est
pour ces raisons que je vis avec mon partenaire sans me marier.
Mes parents sont nés et ont été élevés dans le système de l’ie et ma
mère n’a jamais osé désobéir à son mari ni à sa belle-famille. En
regardant ma mère, j’ai pensé que c’était triste de devenir l’épouse
de quelqu’un.
Mika parle également de ce qu’elle pense de la vie de sa mère,
femme au foyer diplômée d’un doctorat :
Je ne me sentais pas à l’aise avec le dilemme de ma mère. Elle
était obsédée par l’idée d’être une « bonne épouse et mère avisée »
tout en aspirant à l’indépendance.
La volonté de rompre avec la vie de leurs mères semble reposer sur une confrontation avec des modèles de famille tels que l’ie
représenté par l’autorité absolue du chef de famille et la « famille
standard » qui rappelle la stricte division sexuée du travail dans le
mariage.
Il y a également des femmes qui, sans pour autant se référer
à la vie de leurs mères, intériorisent l’image de la femme mariée
dont la mission est de prendre soin non seulement de son enfant
mais également de son mari, et refusent ce rôle en choisissant de
ne pas se marier.
8. Il s’agit de son vrai nom.
9. Depuis l’ère Meiji et encore aujourd’hui, le Code civil oblige l’un des
conjoints à abandonner son nom de famille. Dans la plupart des cas, la femme
porte le nom de son mari.
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Sarugasawa Kanae
Chiyo, 32 ans, ancienne hôtesse de bar, mère d’un garçon de
2 ans, témoigne ainsi :
Avec le père de mon enfant, je m’entends toujours bien mais je
ne vis pas avec lui. […] Quand on a su que j’étais enceinte, on était
tous les deux contents. Mais dès le début, je n’avais pas l’intention
de me marier avec lui parce que c’était pour moi une meilleure solution. Par exemple, la dernière fois où j’étais chez lui avec mon fils,
il est rentré à 4 heures du matin ! Je me suis dit : « Heureusement
que je ne suis pas mariée avec lui ! Ç’aurait été trop de boulot si je
devais m’occuper de lui tous les jours en plus de mon enfant ! »
CONCLUSION
Certaines femmes refusent le mariage tout en choisissant de
devenir mères car, pour elles, il impose une contrainte, la dépendance et l’inégalité entre la femme et le mari. D’autres femmes,
en rejetant les modèles familiaux et des idéaux féminins existants,
expérimentent la forme de famille qui leur convient mieux. Le
refus du mariage pourrait alors se voir comme un rejet de l’enfermement. Depuis 1980, le nombre des naissances hors mariage est
en augmentation, certes très légère, mais constante 10.
Depuis décembre 2013, la discrimination des enfants nés
hors mariage dans la succession n’existe plus. Toutefois, cela ne
mettra certainement pas en péril la famille japonaise comme le
craignent les partisans de la famille « traditionnelle ». Simplement,
la famille évolue comme elle l’a toujours fait.
BIBLIOGRAPHIE
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Le refus du mariage : le cas des mères non mariées
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LITTÉRATURE ET LINGUISTIQUE
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BRIGITTE LEFEVRE
Université de Lille, EA 4074, CECILLE
MACHIKO
CRÉATION ET POSTURE
Nogami Yaeko (1885-1985) publie Machiko en feuilleton entre
août 1928 et décembre 1930 : sept premiers chapitres paraissent
dans la revue Kaizô et, après une interruption de sept mois, l’éditeur ayant refusé de publier la fin du roman, le huitième et dernier chapitre paraît dans la revue Chûô koron 1. Selon l’écrivaine
Miyamoto Yuriko (née Chûjô Yuri, 1899-1951), figure de proue de
la littérature prolétarienne, Machiko « dessine une grande boucle
pour finalement revenir à son point de départ 2 ». Nul doute que ce
long récit calqué sur la trame romantique du plus célèbre roman
de Jane Austen (1775-1817), Pride and Prejudice (Orgueil et
Préjugés, 1812), pouvait sembler anachronique dans ces années de
recrudescence de conflits sociaux où la question de l’engagement
politique était au cœur des débats littéraires. Le roman est statique,
tout comme d’ailleurs les deux grandes œuvres japonaises inspirées du même roman austenien : Meian (1916) de Natsume Sôseki
et Bruine de neige (1948) de Tanizaki Jun.ichirô. Cet immobilisme apparent pouvait déconcerter les lecteurs d’autant plus que
Machiko, deuxième long roman moderne publié par une femme,
était souvent comparé à Nobuko (1924), œuvre d’inspiration autobiographique très remarquée de Miyamoto Yuriko. Mais bien que
le titre du roman, un prénom féminin lui aussi, pouvait laisser penser que Machiko allait comme l’héroïne éponyme du roman de
Miyamoto, opérer une révolution radicale dans sa vie, Machiko
revient vers son milieu d’origine et finit par épouser l’homme fortuné dont elle avait auparavant dédaigné l’offre de mariage, d’où
l’impression que le roman tourne en rond. Pourquoi donc Nogami
1. Le roman a été redécoupé en neuf chapitres dans le volume publié aux
éditions Tettô shôin en 1931.
2. Miyamoto Yuriko Zenshû vol. 12 : 376-378.
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Brigitte Lefevre
Yaeko a-t-elle pastiché jusqu’au bout le roman de Jane Austen ?
Pourquoi ne pas en avoir au moins changé la fin, ce qui aurait
été, somme toute, plus moderne ? Il s’agira d’examiner ici la posture d’auteure mise en place par Nogami Yaeko relativement au
champ littéraire de la fin des années 1920 au Japon et à l’auteure
de Nobuko.
LE CONTEXTE
Les deux écrivaines se fréquentent depuis 1921. Miyamoto
Yuriko 3, précoce et talentueuse auteure à 17 ans de Mazushiki
hitobito no mure (La foule des misérables, 1916) était partie
ensuite avec son père, professeur d’architecture, aux Etats-Unis,
où elle s’était mariée en 1917 avec Araki Shigeru, linguiste, spécialiste des langues anciennes. Peu de temps après son retour au
Japon, elle avait écrit une longue lettre à Nogami Yaeko 4, de quatorze ans son aînée, dont les écrits avaient influencé ses premiers
pas dans le monde littéraire. Les deux femmes tenant chacune
un journal personnel, on peut suivre l’évolution de leurs relations
et la genèse de leurs œuvres. Miyamoto Yuriko se rend souvent
chez Nogami Yaeko retenue chez elle par les tâches familiales.
C’est chez cette dernière qu’elle rencontrera, le 11 avril 1924
(NOGAMI 1986 : 138), Yuasa Yoshiko 5 (1896-1990) qui deviendra sa compagne pendant huit ans, et avec laquelle elle voyagera,
notamment en Union soviétique de 1927 à 1930 (NOGAMI 1986 :
209-210). Elle retrace dans Nobuko cette période de conflits
conjugaux, son divorce et sa rencontre avec la spécialiste de littérature russe. Nogami Yaeko (ici renommée Sahoko) y est décrite
en ces termes :
L’attitude de la patiente Sahoko faisant face avec ténacité à ses
difficultés personnelles, tout en s’efforçant de se cultiver chaque
jour, l’encourageait. Mais Nobuko n’osait pas lui confier les
conflits conjugaux qui pesaient sur son travail d’écriture. Elle se
doutait bien que la voie suivie par son amie était très laborieuse
(MIYAMOTO 1969 : 272).
3. Miyamoto est le nom de son deuxième mari, Miyamoto Kenji, épousé
en 1932. Miyamoto Yuriko est son nom d’auteure.
4. Miyamoto Yuriko, « Nogami Yaeko sama e » (Lettre à Nogami Yaeko),
dans Fujin kôron, avril 1921.
5. Yuasa Yoshiko suivait alors des cours de littérature russe en auditrice
libre à l’université Waseda, les femmes n’étant pas encore autorisées à s’inscrire
comme étudiantes, et était l’éditrice de la revue Aikoku Fujin [Femmes patriotiques].
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Machiko – Création et posture
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Sahoko (Yaeko) répond plus loin à Nobuko (Yuriko) :
Tu me surestimes. Si je peux aujourd’hui considérer la vie avec
une certaine objectivité, c’est parce que j’ai consenti à des sacrifices. Pour réussir certaines choses, l’être humain doit faire des
choix (MIYAMOTO 1969 : 272).
Nogami Yaeko en se mariant avait dû en effet renoncer à la
liberté dont elle jouissait lorsqu’elle était à l’Ecole Meiji de jeunes
filles (Meiji jogakkô 6) car si Toyoichirô était un mari affectueux,
il était aussi très jaloux. Elle ne pouvait pas sortir seule et encore
moins voyager à l’étranger et, lorsque le 27 novembre 1927, Yuriko
et Yuasa viennent la saluer juste avant leur départ en Union soviétique, Yaeko a bien du mal à réprimer son dépit. Elle note dans
son journal :
Me voyant malade et alitée, elles n’ont pas osé me parler en
détail de leur voyage, elles ont dû me trouver bien pitoyable. Mais
pas question de rester inactive jusqu’à leur retour au Japon dans
un ou deux ans. L’amitié est une chose, la rivalité en est une autre
(NOGAMI 1986, vol. 2 : 189).
Nogami Yaeko se plonge alors dans l’écriture de Machiko, bien
décidée à achever ce travail avant le retour des deux voyageuses.
Le défi sera relevé puisque le roman fut achevé en 1930. La genèse
de l’œuvre telle qu’elle se lit dans le journal personnel met en évidence le fait que Machiko n’est pas le fruit d’une posture critique à
l’égard de Nobuko mais bien plutôt celui d’une rivalité littéraire et
personnelle avivée par le départ des deux amies.
Nogami, qui avait déjà défié la chronique littéraire en publiant
Kaijinmaru (Le Neptune, 1921) un roman très cru inspiré d’un fait
réel, s’appuie cette fois sur Pride and Prejudice. Elle avait longuement médité cette œuvre que Natsume Sôseki lui avait prêtée
après avoir lu et critiqué son premier essai romanesque Meian
[Clair-obscur] écrit en 1906 7. Peut-être même connaissait-elle partiellement cette œuvre avant puisque son œuvre de jeunesse présentait certaines analogies avec le roman anglais. L’héroïne, une
jeune femme ambitieuse, désireuse de se consacrer à la peinture,
6. Sur cette école chrétienne (1882-1909) fondée par Kimura Kumaji
(1845-1927) et dirigée par Iwamoto Yoshiharu (1863-1942) à partir de 1885,
voir Jean-Michel Butel, « Des couples aimants pour une nation moderne : un
nouveau modèle familial dans le Japon de la fin du XIX e siècle » dans Christian
Galan et al. (éd), La famille japonaise moderne (1868-1926), Ed. Philippe
Picquer, 2011, p. 361-379.
7. Le roman fut publié après la mort de l’auteure, une première fois dans
la revue Sekai en 1987, puis dans la deuxième série de Nogami Yaeko Zenshû
(Œuvres complètes de Nogami Yaeko II, tome 28, 1991).
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y repousse avec fierté les deux demandes en mariage d’un homme
qu’elle aime pourtant sincèrement : la première fois parce que son
fiancé lui demande de renoncer à la peinture pour s’occuper de
leur futur foyer, la seconde fois parce que le jeune homme diplômé
en médecine venait s’assurer de son refus avant d’accepter la proposition de mariage arrangé avec la fille d’un éminent professeur.
Vexée, elle s’enquiert avec ironie de la jeune élue et leur souhaite
d’être heureux… Natsume Sôseki, auquel son disciple Nogami
Toyoichirô avait montré l’essai romanesque de sa femme, écrivit
une longue lettre qui jouera un rôle déterminant dans la carrière
de la jeune écrivaine. Il lui conseillait d’abandonner les figures de
rhétorique trop complexes et surtout de prendre de la hauteur par
rapport à l’ensemble de ses personnages et tout particulièrement la
jeune fille à laquelle elle s’identifiait ostensiblement. Il lui fallait
adopter une vue surplombante et pour cela « mûrir en tant qu’auteure ». Vingt ans après, forte de l’expérience acquise depuis ses
débuts littéraires, Nogami revient donc vers sa tentative avortée et
vers le chef-d’œuvre de Jane Austen, et ce, d’autant plus facilement
qu’elle vient juste de relire et corriger la traduction qui en a été
faite par son mari, Nogami Toyôichirô 8.
L’INTRIGUE
Le roman commence ainsi :
Machiko n’était pas sans savoir la fébrilité dans laquelle la
question de son mariage plongeait sa mère.
Depuis quelque temps, la veuve, qui depuis la mort du père de
Machiko et le mariage de ses deux sœurs aînées jugeait plus seyant
de rester confinée dans la vieille maison de Koishikawa, n’avait de
cesse d’inciter sa fille à sortir dans le monde, insistant même pour
l’accompagner. Pour la belle et très indépendante jeune diplômée
d’une école supérieure qui de plus fréquentait l’université, cela était
parfaitement odieux et même humiliant (NOGAMI 1981 : 5).
La problématique du mariage, abordée dès l’incipit, est évidemment plus proche de celle de Pride and Prejudice que de la
réalité de l’auteure alors âgée de quarante-trois ans et déjà mère
de trois enfants. Tout comme Jane Austen, elle se focalise dès les
premières lignes sur le ridicule des belles-mères en quête de mari
pour leur fille. On se souvient du célèbre incipit anglais : « It is
a truth universally acknowledged that a single man in possession
of a good fortune must be in want of a wife… » Le dialogue qui
8.
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Nogami Toyoichirô, Kôman to henken, Tôkyô, Kokumin bunko, 1926.
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suit confirme l’analogie. Madame Sone, la mère de Machiko, est
sujette, comme Mrs Bennet, à d’éternelles migraines et est tout
aussi dépourvue d’intelligence. Notons cependant que ses inquiétudes ne sont pas infondées puisqu’elle et sa fille (23 ans) sont
depuis la mort de son époux totalement dépendantes du fils né
d’un premier mariage du défunt. Il a, en tant que chef de famille,
hérité de la maison familiale dans laquelle les deux femmes vivent
à Tôkyô. Ses revenus modiques de professeur de biologie dans
une université du Hokkaidô ne suffisent pas à assurer un train de
vie confortable à sa femme, la très mondaine Takako qui rêve de
revenir vivre à Tôkyô, et leurs enfants. Il dépend de la générosité
de son beau-père, M. Taguchi, riche médecin et directeur d’une
clinique, il conviendrait donc que Machiko se marie au plus vite.
Madame Taguchi mère consacre son temps à donner des réceptions
et jouer le rôle d’entremetteuse a d’ailleurs d’excellentes propositions, mais Machiko, passionnée par ses études de sociologie à
l’Université de Tôkyô n’est nullement disposée à se marier. Elle
va même, tout comme Elizabeth Bennet face à Fitzwilliam Darcy,
refuser fièrement l’offre spontanée de mariage que lui fait Kawai
Teruhiko, jeune milliardaire convoité par toutes les demoiselles et
les belles-mères potentielles, après que le statut d’auditrice libre
toléré un temps par l’Université impériale de Tôkyô ne soit supprimé, laissant la jeune fille désespérée. Machiko, dotée d’un bel
esprit critique quant aux milieux bourgeois, tombe cependant dans
les pièges du romantisme lorsqu’elle s’éprend du jeune révolutionnaire Seki Saburô. Expulsé de l’université de Kyôto pour son
rôle de meneur dans les révoltes de 1925-1926 (Kyoto gakuren
jiken), Seki a été arrêté pendant le mouvement de répression anticommuniste et condamné lors du procès qui s’est tenu en 1928.
Machiko le rencontre juste avant qu’il ne fasse appel. Rêvant de
jouer un rôle à ses côtés dans la révolution, elle va jusqu’à prendre
les devants et lui propose de l’épouser avant de découvrir que celuici, influencé par la liberté sexuelle du kollontaïsme en vogue dans
les milieux bolcheviques, entretenait alors une relation triangulaire
avec deux autres femmes. Lorsqu’elle apprend, de la bouche de son
amie socialiste Yoneko, que celle-ci déjà unie à lui (il s’agit d’une
union libre, mais l’auteure utilise le mot « mariage » : kekkon) est
enceinte, Machiko très choquée par ce comportement « égoïste »
quitte l’étudiant. Elle se réfugie chez sa deuxième sœur aînée
Mineko dans le Tôhoku, où elle rencontre à nouveau Kawai, grâce
à l’intervention de son beau-frère Yamase, et découvre peu à peu
ses sentiments refoulés en raison de ses préjugés vis-à-vis du jeune
aristocrate et de sa classe. De son côté, Kawai a mûri politiquement au contact de la jeune femme et, bien qu’abandonné de tous
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les membres du zaibatsu familial, il affronte les ouvriers en grève
et décide de vendre une partie de ses biens pour soutenir de ses
deniers la gestion coopérative de l’usine. Machiko choisit de l’accompagner en Union soviétique où il doit poursuivre sur le terrain
ses recherches en archéologie préhistorique.
Notre héroïne moderne apprend donc à agir selon son cœur et
selon sa raison. Cet apprentissage la conduit idéalement à l’éveil
de soi, seul chemin pour parvenir sinon au bonheur, du moins à
la perfection morale, selon Nogami Yaeko. Tel serait l’argument
d’un roman édifiant destiné aux jeunes filles de l’époque, et qui
pourrait se lire comme une réécriture du Guide de la femme intelligente en présence du socialisme et du capitalisme (1928) de
Bernard Shaw, auteur de prédilection du couple Nogami, dont les
écrits sont régulièrement publiés dans la revue Kaizô. Au-delà du
roman d’apprentissage, il ne fait aucun doute que Nogami Yaeko
a utilisé le dispositif austenien pour écrire un roman réaliste proposant un tableau critique de son époque. Elle n’en présente qu’un
microcosme puisque tous les personnages sont directement liés à
la famille Sone soit par des relations de parenté, soit par des relations amicales, mais elle a mis en scène un dilemme politique dans
lequel nombre des étudiants japonais de la fin des années 1920
se reconnaîtront 9. Plusieurs générations de jeunes lectrices japonaises s’identifieront ensuite à la belle et romantique Machiko tout
comme les lectrices de Pride and Prejudice.
L’ABSENCE DE L’AUTEURE OU LA DIVISION DU SUJET DANS
LE ROMAN RÉALISTE
Nobuko, le roman de Miyamoto Yuriko, avait fait date dans
la littérature moderne japonaise en tant que premier grand roman
féminin. Miyamoto osait y parler non seulement de son divorce,
mais aussi de son homosexualité et de son engagement socialiste.
L’héroïne et son auteure opèrent donc une véritable révolution sur
le plan personnel et politique. Le défi de Machiko est tout autre
puisque ce roman n’est pas autobiographique. Gageons qu’il est
essentiellement littéraire puisque l’auteure doit créer de toutes
pièces une posture d’auteure de récit réaliste, objective, et donc
extérieure à son récit. L’enjeu est double : le premier concerne
la construction d’un roman réaliste en tant que tel, le deuxième
concerne la construction de soi en tant qu’auteure d’un récit réaliste. Notons que Nogami Yaeko, lorsqu’elle prétendait dans son
journal intime égaler Murasaki Shikibu, se référait bien évi9.
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Tel fut le cas par exemple de Hirano Ken (1907-1978).
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demment à la posture d’auteure d’un récit romanesque et non au
contenu ou au style du fameux Genji monogatari. N’ayant pas de
modèle pour la période moderne, elle se tourna naturellement vers
Jane Austen, considérée par Sôseki dans son cours de littérature
comme « l’astre du réalisme ».
Nogami ne s’identifie donc pas directement à son héroïne
qu’elle peint d’ailleurs avec humour et bienveillance 10. On peut
cependant faire l’hypothèse qu’elle se projette partiellement dans
plusieurs de ses personnages, notamment les trois sœurs Sone.
Le pragmatisme de Tatsuko, l’élégante et mondaine fille aînée
des Sone est sans doute aussi celui de l’auteure qui ne considère
pas le mariage comme un gage d’amour et de bonheur, mais bien
plutôt comme une solution réaliste pour s’adonner à ses loisirs
dans le cas de Tatsuko, ou encore à l’étude dans le cas de l’auteure 11. A travers Tatsuko, épouse d’un fils de haut fonctionnaire
ayant fait carrière dans les affaires, est brossée une société bourgeoise vibrionnante d’arrivistes et d’étourdies, dans laquelle la
valeur des êtres est mesurée à l’aune de leur position sur l’échiquier social. Mais Tatsuko sait parfaitement tirer son épingle du
jeu social sans se laisser tromper par les apparences. Machiko
admire l’intelligence de sa sœur aînée et comprend son cynisme,
mais elle refuse le mariage arrangé, bien déterminée, comme son
auteure, à choisir elle-même son compagnon, et ce quelle que soit
sa situation sociale. L’auteure, née Kotegawa Yae, avait dû affronter le désaccord de son père, riche brasseur de sake, pour épouser Nogami Toyôichirô d’une famille de simple détaillant de sake.
Comme beaucoup d’intellectuels de l’époque, Machiko découvre le
marxisme à l’université, et comprend en même temps que son amie
Yoneko, fille d’un grand propriétaire terrien du Tôhoku, les mécanismes implacables d’accumulation du capital et d’endettement
qui ont conduit l’exploitant agricole à la faillite. Lorsque Machiko
s’aperçoit que Seki est prêt à abandonner Yoneko enceinte de lui
pour vivre avec elle, elle assimile, comme son auteure, la souffrance féminine à celle des ouvriers, et se révolte en ces termes :
A quoi sert ton parti s’il ne peut éliminer ce genre de souffrance au même titre que la misère du peuple ? Aussi admirable soit
un mouvement qui s’efforce de construire le monde de demain, tant
10. On sait à la lecture de son journal que Nogami Yaeko aurait pris pour
modèle Iwanami Yuriko, fille de l’éditeur Iwanami Yoshishige et proche ami du
couple Nogami.
11. Sur la conception du mariage, de l’amour et du bonheur de Nogami
Yaeko, voir Nogami Yaeko « Wakaki shimai yo, ikani ikubekika » [Comment
vivre mes jeunes sœurs ?] dans Iwanami Shoten, 1953.
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qu’il restera ne serait-ce qu’une seule victime de gens comme vous,
alors ce monde sera tout aussi imparfait que celui d’aujourd’hui où
l’on souffre de la faim et du froid (NOGAMI 1981 : 326 12).
Si l’intransigeance idéaliste et morale de Machiko reflète sans
doute celle de Nogami, elle est contrebalancée par le pragmatisme
de Tatsuko, sa sœur aînée, et paradoxalement l’extrême naïveté
de Mineko, sa seconde sœur aînée. Mineko, de loin la plus insignifiante des trois sœurs, est mariée à Yamase, ancien étudiant
à demeure de la maison Sone, professeur de philosophie dans un
lycée du Tôhoku, ambitionnant, mais en vain, un poste de professeur d’université. Toujours flanquée de sa fille Kiichan âgée de
trois ans et d’un chiot nommé Achille, Mineko assume gaiement
son choix de vie, sûre de l’affection d’un mari certes modeste,
mais qu’elle a choisi librement. Notons la ressemblance entre l’intellectualisme vaniteux de Yamase et l’obséquiosité du pasteur,
Mr Collins de Pride and Prejudice. Yamase poursuit sous les yeux
indulgents de sa femme une thèse dont on ne sait s’il a jamais commencé à l’écrire, changeant régulièrement de sujet, et achetant des
montagnes de livres au risque de ruiner le ménage, se dispersant
dans des lectures où se reflète l’actualité littéraire de l’époque :
Il avait rassemblé dans sa bibliothèque, outre les ouvrages relevant de son domaine d’activité, les ouvrages majeurs témoignant
des courants idéologiques et artistiques importés de l’étranger au
cours de ces vingt, trente dernières années. Derrière Nietzsche,
Eucken, Bergson, Tagore, etc., défilaient les hyperréalistes et les
idéalistes, et fermant la marche, les auteurs des conceptions matérialistes de l’histoire. Sur un autre mur, Yamase avait soigneusement
aligné les œuvres de Maeterlinck, Ibsen, Strinberg, Dostoïevski,
Tolstoï, et d’une douzaine d’auteurs représentatifs du mouvement
prolétarien qui s’était levé dans le pays des grands écrivains russes.
Il collectionnait ces livres avec l’ardeur d’une femme serrant dans
ses armoires kimonos, ceintures et parures dans le secret espoir de
garder une trace des couleurs, des motifs et des formes de toutes
12. Ce passage a naturellement soulevé les objections de la critique
marxiste, mais on peut aussi y reconnaître les griefs personnels de Nogami
Yaeko à l’encontre d’Ôsugi Sakae (1885-1923), compagnon puis mari d’Itô Noe
(1895-1923) en raison de la relation quadrangulaire nouée avec son épouse Hori
Yasu, la journaliste Kamichika Ichiko et Itô Noé qui se termina tragiquement
par « l’affaire de la maison de thé Hikage » et, plus impardonnable encore pour
Nogami, par l’abandon par Itô Noe du fils qu’elle avait eu avec l’anarchiste Tsuji
Jun (1884-1944) et une perte d’intérêt pour la jeune revue Seitô [Les bas-bleus]
dont elle avait pourtant la responsabilité après que sa fondatrice Hiratsuka
Raichô lui en ait confié la direction. Voir Christine Lévy (éd.), Genre et modernité au Japon, La revue Seitô et la femme nouvelle, PUR, 2014.
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les modes, et qui, pour ce faire, achetait le dernier cri de la mode,
convaincue que même si elle n’avait pas le temps de les porter, ces
vêtements lui permettraient de briller dans le monde. Il ne lisait pas
tous ses livres, mais le simple fait de contempler ses étagères lui
donnait, pensait-il, l’aisance d’un savant en phase avec son temps
(NOGAMI 1981 : 335-336).
Après de multiples péripéties, l’auteure s’arrange pour que
Machiko et Kawai se retrouvent dans la bibliothèque de la maison des Yamase dans le Tôhoku. L’agent de l’auteure rendant possibles le retournement de situation et l’heureuse fin est Yamase.
Bien plus subtil qu’il n’en avait l’air, il se révèle alors au lecteur
comme le bouffon par lequel les situations les plus inextricables
finissent par s’arranger… Si le lecteur un peu averti reconnaît
alors la bibliothèque de Nogami Toyôichirô, l’humble Mineko
apparaît soudain comme l’espiègle auteure de cette farce dans
laquelle elle n’hésite pas à se moquer d’elle-même, de son mari,
mais aussi de ses sœurs fictives lesquelles aussi distinguées et
intelligentes soient-elles ne sont finalement, si l’on accepte d’entrer
dans la logique de la métalepse, que le produit de sa propre imagination. Le changement de niveau narratif introduit par la figure
de Mineko/Yaeko dans la fiction crée un effet de mise en abyme
puisque l’on peut relire désormais l’intégralité de la fiction au
prisme du regard ironique de l’auteure elle-même, tout comme l’incipit de Pride and Prejudice invitait le lecteur à le faire. Le changement de niveau narratif fait basculer le lecteur dans le réel en
déconstruisant l’intrigue centrée sur Machiko. C’est la bibliothèque
des Yamase/Nogami, longtemps hantée par les personnages du
roman anglais traduit par Toyôichirô qui rend possible cette double
lecture. Elisabeth Benneth et Fitzwilliam Darcy peuvent remonter sur leurs étagères, tout est bien qui finit bien. Le lecteur tout
comme le spectateur de la pièce de nô Kantan 13, pourra, après
avoir fait un tour d’horizon de la société japonaise des années 1920
s’en retourner à ses occupations, et Nogami Yaeko s’étant désormais imposée comme auteure d’un long roman réaliste pourra
poursuivre sa carrière.
13. Kantan est une pièce de nô s’inspirant d’un conte chinois de l’époque
des Tang, le Zhenzhong ji [Récit à l’intérieur d’un oreiller]. Un jeune homme
bien décidé à faire fortune se rend à la capitale, en chemin il s’arrête dans une
auberge. On lui prête un oreiller magique qui permet de lire l’avenir. Après avoir
vu en rêve son ascension et sa déchéance, il comprend la vanité de toutes choses
et s’en retourne dans son village. Nogami Yaeko a publié en 1920 une version
moderne de ce nô.
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EN GUISE DE CONCLUSION
Le roman de la fin du XVIII e siècle anglais a fourni à Nogami
un modèle pour peindre le Japon des années 1920. Depuis la
position de surplomb de Jane Austen, elle parvient à mettre en
perspective les différents milieux fréquentés : milieu bourgeois,
milieu universitaire et intellectuel de son mari, et milieu des
mouvements prolétaires entraperçu par le biais de ses amies
féministes et socialistes. L’auteure qui se tient comme Machiko
« spectatrice à côté de la scène » (NOGAMI 1981, 7 : 151) réalise
une fresque sociale contrastée. Mais cette mise à distance est le
fruit d’un long travail et de « sacrifices », comme nous l’avons
vu dans l’extrait de Nobuko, car l’auteure dot aussi renoncer
à elle-même comme personnage central de son œuvre. On peut
reconnaître dans cette posture distanciée celle de l’écrivain ou
de l’écrivaine en quête de neutralité puisque, pour paraphraser
Dominique Maingueneau, il ou elle doit gérer par son discours
une incontournable et paradoxale paratopie : « intenable position,
[…] où il s’agit dans le même mouvement de résoudre et de préserver une exclusion qui est le contenu et le moteur de sa création »
(M AINGUENEAU 2004 : 85). L’histoire ne dit pas si Machiko et
Kawai se marient, l’enjeu du roman étant peut-être, bien plus que
le mariage et la réalisation de soi de Machiko au niveau de l’intrigue, la création de soi par soi de Nogami Yaeko en tant qu’auteure de fictions.
L’éthique incarnée par Machiko reflète la posture rhétorique
et actionnelle de l’auteure, mais elle ne parvient à faire passer cet
éthos qu’en sacrifiant momentanément sa personnalité. Le tour
est habile, il a permis à l’intellectuelle de se faire accepter et de
durer dans un champ littéraire encore largement dominé par les
hommes, le temps d’accumuler de l’expérience tout en évitant
soigneusement le registre des confessions autobiographiques.
Gageons cependant que cette posture l’a desservie, car elle ne
mettait pas en valeur la stature auctoriale de l’écrivaine, celleci semblant prendre un malin plaisir à se dissimuler derrière des
personnages secondaires. Cette posture de l’auteure prive le lecteur non averti d’une présence forte, nourrie par une légende ou
tout autre élément biographique venant étayer sa lecture d’une
œuvre somme toute conceptuelle. Miyamoto Yuriko avait sans
doute raison de souligner le manque de subjectivité de cette
œuvre (K ANÔ 2009 : 184) mais il faut remarquer l’habileté avec
laquelle Nogami Yaeko a su assimiler l’ironie austenienne et en
faire une arme pour la suite de sa carrière. L’auteure s’est façonné
une attitude paratopique tout en laissant en germes les éléments
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d’une déconstruction ultérieure du tissu narratif. En effet, si l’on
relit le roman du point de vue de Mineko et non plus de Machiko,
alors ce roman édifiant apparaît comme une comédie qui présente,
sans éveiller la censure, une analyse marxiste de la société. Dans
son roman suivant Wakai musuko (Jeune fils, 1933) l’auteure,
créant cette fois une fiction à partir de son expérience de mère
d’un adolescent confronté aux révoltes estudiantines, développera
une conscience plus ouvertement politique. C’est en effet à partir
de « Jeune fils » qu’elle sera classée parmi les « compagnons du
communisme » de la période d’avant-guerre. Mais Nogami Yaeko
a aussi creusé une autre voie, plus révolutionnaire sur le plan littéraire : celle de l’écrivain au féminin de grandes fictions réalistes de
l’époque moderne.
BIBLIOGRAPHIE
K ANO, Michiko. Nogami Yaeko to sono jidai [Nogami Yaeko et son
époque], Tôkyô, Yumani shobô, 2009.
KOSHÔ, Yukiko (et al.). Nogami Yaeko, « Ôita-ken Sentetsu Gyôsho »,
Medosu shuppan, 2011.
M AINGUENEAU, Dominique. Le discours littéraire, Paratopie et scène
d’énonciation, « U. Lettres », Armand Colin, 2004.
M EIZOZ , Jerôme. Posture littéraire. Mise en scène moderne de l’auteur,
Genève, Slatkine, 2007.
MIYAMOTO, Yuriko. Nobuko, Tôkyô, Shin Nihon Shuppansha, 1969.
MIYAMOTO, Yuriko. « Nikki » [Journal intime], dans Miyamoto Yuriko Zenshû,
vol. 23 et 24, Shin Nihon Shuppansha, 1986. Voir aussi les œuvres du même auteur
en ligne sur le site Aozora Bunko, http://www.aozora.gr.jp/cards/000311/card4832.
html […] http://www.aozora.gr.jp/cards/000311/card46245.html.
NOGAMI, Yaeko. Machiko, dans Nogami Yaeko Zenshû [Œuvres complètes
de Nogami Yaeko), vol. 7, Tôkyô, Iwanami Shoten, 1981.
NOGAMI, Yaeko. « Nikki » [Journal intime], dans Nogami Yaeko Zenshû
dainiki [Œuvres complètes II de Nogami Yaeko), vol. 1 et 2, Tôkyô, Iwanami
Shoten, 1986.
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THOMAS GARCIN
Université Jean Moulin – Lyon 3, IETT
LA FIGURE DE LA PROLEPSE
DANS HONBA DE MISHIMA YUKIO
Le roman Honba (Chevaux échappés), second tome de la
tétralogie Hôjô no umi (La Mer de la fertilité) paru d’abord en
feuilleton dans la revue Shinchô de février 1967 à août 1968,
puis publié en février 1969 aux éditions du même nom, est l’un
des textes de fiction les plus engagés de Mishima Yukio. Le
roman, dont l’action commence le 15 mai 1932 et s’achève le
29 décembre 1933, s’inspire très largement des tentatives de coup
d’Etat qui ont marqué le début des années 1930 (NOGUCHI 1985 :
7-50, SHIBATA 2001 : 299-318). Le héros, Isao, est un jeune activiste d’extrême droite obnubilé par l’action terroriste qui finit par
tuer un politicien influent avant de s’ouvrir le ventre. Sa personnalité et son destin fascinent le personnage de Honda, protagoniste
principal de la tétralogie qui voit dans Isao la réincarnation de
son ami d’enfance Kiyaoki, héros du premier tome Haru no yuki
(Neige de printemps). La dimension réaliste du roman, l’empathie
du narrateur avec son héros et la récurrence de passages comportant un contenu doctrinaire tendent à assimiler le texte au genre du
roman à thèse (NAPIER 1991 : 264).
Pour Susan R. Suleiman le modèle type du roman à thèse, dans
la mesure où il s’adresse à un lectorat d’emblée partisan, comporte
une dimension cooptative (SULEIMAN 1983 : 177-178). Ceux qui
sont indifférents ou hostiles à la doctrine illustrée par le récit
seront, à l’inverse, susceptibles de refuser un pacte de lecture qu’ils
jugeront abusif, car irrespectueux de leurs valeurs et de leur point
de vue. L’omniprésence du référent idéologique dans Honba a ainsi
suscité des commentaires critiques de la part de nombreux exégètes (NOGUCHI 1985 : 54, NAPIER 1991 : 266, STARRS 1994 : 148190). Notre hypothèse est que Mishima n’ignorait toutefois rien
des défauts intrinsèques au roman à thèse et qu’il a aussi cherché à
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y répondre 1. Le nihilisme du personnage principal, les motivations
troubles qui semblent parfois être les siennes (narcissisme, pulsion
de mort), la thématique du mensonge salvateur et du saut dans la
foi, ou encore l’insertion de Honba dans l’ensemble plus vaste de
Hôjô no umi complexifient ainsi le sens du texte, sans toutefois
faire voler en éclats sa dimension idéologique et manichéenne.
A ces éléments d’ordre sémantique, il faut ajouter des procédés d’ordre plus spécifiquement rhétorique : le roman comporte
ce que nous pourrions appeler des stratégies de conciliation, par
lesquelles le narrateur semble chercher à atténuer les excès de son
vouloir-dire et à se concilier des lecteurs potentiellement récalcitrants. C’est à ces manœuvres rhétoriques que nous souhaiterions
nous intéresser ici, avec l’ambition de prolonger et d’approfondir
les réflexions de Susan R. Suleiman sur le roman à thèse. Notre
analyse portera plus précisément sur la figure de la prolepse. Nous
verrons que ce dispositif rhétorique, s’il témoigne d’une véritable
prise en compte du destinataire, relève cependant aussi d’une
logique manipulatoire qui cherche à le déposséder de sa distance
critique. A l’issue de notre présentation, nous nous interrogerons
donc sur la place du lecteur et sur la stratégie de lecture qui pourrait être la sienne.
LE PREMIER TEMPS : ANTICIPER LES CRITIQUES
A la fin du chapitre 8, le héros Isao transmet au personnage
de Honda un livre intitulé Shinpûren shiwa (Chronique de la
Ligue du Vent Divin), fiction qui fait l’apologie de rebelles samouraïs qui attaquèrent l’armée dans la préfecture de Kumamoto en
octobre 1876 2. Ce récit dans le récit, qui occupe l’ensemble du
chapitre 9, et que nous lisons donc avec Honda (chap. 8, p. 75),
constitue un vade-mecum idéologique pour l’adolescent qui intitulera son groupe insurrectionnel Shôwa shinpûren (Ligue du Vent
Divin de l’ère Shôwa) et cherchera à imiter ses inspirateurs de
l’ère Meiji dont il partage les valeurs et la passion pour l’éventre1. Le contraste entre la surabondance d’essais politiques rédigés par l’auteur dans les années 1960 et le nombre très restreint de fictions à contenu idéologique est à cet égard significatif.
2. Le 24 octobre 1876, menés par Ôtaguro Tomo.o (1835-1876),
170 samouraïs de l’ancien fief de Higo attaquèrent, principalement à l’arme
blanche, une garnison de l’armée installée dans le château de Kumamoto. Ils
protestaient ainsi contre la perte de leurs privilèges (suppression des rentes héréditaires, décret d’interdiction du port du sabre) et l’occidentalisation du Japon. Le
mouvement fut réprimé dès le lendemain par la contre-offensive des militaires.
Plus de 120 samouraïs trouvèrent la mort ou mirent d’eux-mêmes fin à leurs jours.
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La figure de la prolepse dans Honba de Mishima Yukio
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ment rituel (seppuku). Si le texte enthousiasme Isao, pour la plupart des lecteurs, Shinpûren shiwa s’apparente, en revanche, à un
véritable chemin de croix. Inspiré de récits partisans, rédigés par
des auteurs sensibles à la cause des insurgés (SHIBATA 2001 : 303304), le récit-encadré de Honba est une imitation sérieuse ou forgerie (GENETTE 1982 : 222) d’œuvres de propagande. Il concentre,
à un degré caricatural, tous les défauts que l’on pourrait reprocher
au récit-cadre : manichéisme, bi-dimensionnalité des personnages,
redondances excessives (multiplication de points de vue identiques,
répétitions des mêmes séquences narratives, réitération incessante
du contenu doctrinaire), circularité, etc.
Shinpûren shiwa est presque immédiatement suivi d’une
lettre (chap. 10) dans laquelle le juge Honda transmet au personnage d’Isao ses impressions de lecture. Le juge se répand d’abord
sur sa propre expérience et met en garde Isao contre toute action
irréfléchie (p. 131-134). Puis il se livre à une analyse critique de
Shinpûren shiwa (p. 135-138). Ses remarques relèvent de l’évidence et feront probablement écho aux sentiments d’un grand
nombre de lecteurs (chap. 10, p. 135-136 3) :
Le danger auquel s’expose tout récit est celui de supprimer les
contradictions. De même cet auteur, Yamao Tsunanori, si ce qu’il
décrit est probablement fidèle à la réalité, a sans aucun doute supprimé un grand nombre de contradictions pour préserver l’uniformité de ce petit ouvrage. D’autre part ce livre, attaché trop
exclusivement à la pureté d’intention qui forme le noyau de cet
incident historique, en a sacrifié le contexte et laisse échapper avec
celui-ci non seulement le panorama historique mondial, mais aussi
les nécessités historiques auxquelles devait faire face le gouvernement de Meiji, adversaires du Shinpûren. Ce livre manque à l’excès
de contraste.
Ces quelques lignes relèvent, selon nous, de la figure de la
prolepse dont une des premières et principales fonctions consiste
à anticiper les objections de l’adversaire ou de l’interlocuteur
(TINDALE 2004 : 83). Honda devance les critiques du lecteur en
adoptant, conformément à son rôle thématique de juge rationnel,
un point de vue clairvoyant et distant. Par suite, c’est aussi la naïveté du personnage principal qui est l’objet de critiques. Comme
ses inspirateurs de Meiji, Isao refuse de considérer le contexte
politique, évince l’histoire et tranche le temps en deux : le paradis
perdu d’un côté, la dégénérescence contemporaine de l’autre.
Il faut cependant s’interroger sur la fonction ultime de cette
anticipation rhétorique. Anticiper sur les objections probables du
3.
Tous les extraits présentés dans cet article ont été traduits par nos soins.
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lecteur, n’est-ce pas aussi un moyen très habile de les désamorcer ? Peut-on blâmer l’ingénuité de Shinpûren shiwa et d’Isao si un
personnage s’en charge à notre place ? Le commentaire suivant de
Mitsuhana Takao au sujet de Honba, illustre bien, à l’insu du critique, l’efficacité de cette technique (MITSUHANA 2000 : 202) :
[Honda] est cet autre Mishima qui se regarde froidement luimême, rendu à cette jeunesse qu’il aurait souhaité avoir. La raison
pour laquelle toutes les critiques envers Mishima se trouvent frappées de nullité tient à ce point précis.
Nous ne commenterons pas ici la confusion entre le romancier et ses personnages, malheureusement si courante dès lors
qu’il s’agit de Mishima : Mitsuhana assimile Isao à un Mishima
subjectif qui voudrait revivre une jeunesse idéalisée et Honda à
un Mishima plus objectif qui regarde ce premier Mishima avec
distance. Plus intéressante est, pour notre propos, cette idée selon
laquelle la correction d’Isao par Honda – autrement dit du subjectif
par l’objectif – rendrait nulle toute critique vis-à-vis de l’œuvre ou
de celui qui l’a produite.
Avec une certaine maladresse, Mitsuhana Takao touche un
point essentiel : Mishima est un écrivain qui prévoit les critiques à
l’encontre de ses textes et de ses personnages. D’où le rôle, à notre
sens essentiel, que joue, dans son œuvre, la figure de la prolepse.
A cet égard nous serions tenté de voir, dans certaines anecdotes
de Honba, des formes originales de prolepses, que nous pourrions
qualifier de « prolepses narratives » : c’est alors par une scène, et
non par un argument, que le récit tend à anticiper la lecture critique. L’image de la « chauve-souris d’or » (ôgon batto) qu’Isao
entrevoit lorsqu’il passe devant un spectacle de conteur des rues
(kamishibai) en fournit un exemple éloquent (chap. 20, p. 260) :
Isao ne s’arrêta pas, mais en passant il aperçut l’image qui
apparaissait entre les deux pans écartés du rideau : portant son
masque jaune criard de tête de mort, des vêtements verts et des collants blancs, la chauve-souris d’or volait dans le ciel, son manteau
pourpre au vent.
Le conteur des rues toussa et énonça la formule introductive :
« Hum… Donc la chauve-souris d’or, soldat de la Justice… » Sa
voix enrouée s’immisçait dans les oreilles d’Isao qui avait déjà
dépassé le conteur et la foule des enfants rassemblés.
L’image du crâne d’or qui courait dans le ciel le poursuivait de
façon insistante tandis qu’il s’engageait dans une rue silencieuse,
longeant un mur du quartier de Nishikata. C’était une image grotesque de la justice que cette figure d’un jaune incongru.
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La figure de la prolepse dans Honba de Mishima Yukio
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Créé en 1930 par le dessinateur Nagamatsu Takeo 永松武雄
(1912-1961), le personnage de la chauve-souris d’or, justicier aux
allures morbides et au costume kitsch à souhait (SHÔWAKAN 2012 :
3-14) se présente comme le travestissement burlesque du héros
dont il symbolise simultanément la pulsion de mort et la prétention immature de justicier. Cette introduction habile de la caricature d’Isao dans le cours du récit est un moyen, pour l’auteur, de
signifier qu’il a bien conscience de l’aspect donquichottesque de
son personnage, et tend à couper l’herbe sous le pied du critique.
A quoi bon mettre en lumière ce qui est déjà parfaitement assumé
par le narrateur ? Le sentiment de frustration que l’on ressent parfois à la lecture de la littérature critique sur Mishima tient souvent à
une impression de paraphrase, comme si les commentateurs étaient
condamnés à répéter ce qui avait été déjà anticipé par le texte.
LE SECOND TEMPS : ÉLARGIR L’AUDITOIRE
Au sens large, la figure de la prolepse inclut aussi la réponse
aux arguments opposés par la partie adverse (T INDALE 2004 :
83), ce que la rhétorique classique nomme l’hypobole 4. La suite
de la lettre, dans laquelle Honda développe son raisonnement
autour de la notion de « pureté de sentiments » ou « pureté d’intention » (p. 135-136 : shinjô no junsuisa, junsuishinjô, junsuina
shinjô) correspond, selon nous, à ce second temps de la prolepse
(chap. 10, p. 136) :
En l’an trois de l’ère Meiji, Janes, un capitaine d’artillerie à la
retraite, ancien combattant valeureux de la guerre de Sécession, fut
nommé à l’Ecole de civilisation occidentale de Kumamoto où il mit
bientôt sur pied un cours portant sur la Bible et prêcha le protestantisme. En l’an neuf de l’ère Meji, la même année que le soulèvement
de la Ligue du Vent Divin, son disciple Ebina Danjô se réunit avec
trente-cinq autres élèves au mont Hanaoka où ils prirent le nom de
« groupe de Kumamoto » et firent le vœu de « christianiser le Japon
et de bâtir un nouveau Japon au moyen des préceptes chrétiens ». Ils
furent bien sûr persécutés et l’Ecole de civilisation occidentale de
Kumamoto fut contrainte à la dissolution. […] Il s’agit certes d’une
pensée exactement inverse à celle de la Ligue du Vent Divin, mais
ne pourrait-on pas y voir une manifestation différente de la même
pureté d’intention ?
4. Pour Georges Molinié, la prolepse renvoie uniquement à la « partie du discours qui donne l’opinion de l’adversaire », tandis que l’hypobole constitue la réfutation et l’expression de l’opinion du locuteur (MOLINIER 1992 : 52 et 277). Christopher
Tindale réunit ces deux mouvements sous le terme générique de prolepse.
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Chaïm Perelman et Lucie Obrechts-Tyceta ont mentionné,
dans leur célèbre Traité de l’argumentation, l’efficacité de la technique argumentative qui consiste à élever les valeurs concrètes
(« qui s’attache à un être vivant, un groupe déterminé, un objet
particulier ») au niveau des valeurs abstraites. Effacer la valeur
particulière « devant la valeur universelle » permet « d’élargir l’auditoire » (le lectorat) et de « justifier des choix sur lesquels il n’y a
pas d’accord unanime » (PERELMAN et OBRECHTS-TYCETA 1958 :
102-103). L’argumentation à laquelle se livre le narrateur par l’intermédiaire de Honda relève précisément de ce type de stratégie
argumentative : la notion de pureté d’intention donne une dimension universelle à l’action terroriste d’Isao et met l’accent sur une
éthique de l’action (agir sans calcul et à ses propres périls) perçue
indépendamment de son contenu.
Ce second temps qui offre au destinataire récalcitrant un angle
de lecture recevable est, en fait, inscrit d’emblée dans l’argumentation. La lettre de Honda s’ouvre, en effet, sur la notion de pureté
d’intention. Le juge note qu’il a été touché par « les motifs et les
sentiments purs » (chap. 10, p. 132 : junsui na dôki to shinjô) des
insurgés du Shinpûren. Toute la subtilité rhétorique de la lettre
se reflète dans une figure en chiasme : ce que le personnage critique dans Shinpûren shiwa (et par extension dans le point de vue
d’Isao) est une concession du texte au point de vue probable du
lecteur ; à l’inverse ce qu’il a l’air de concéder à Isao (la pureté
d’intention) se propose au lecteur comme principal programme de
lecture du roman. Le tableau suivant illustre l’inversion :
Destinateur : Honda
Destinataire fictif :
Isao
Concession
(Shinpûren shiwa illustre
la pureté d’intention)
Critique
(Shinpûren shiwa est un
récit trop simpliste)
Destinataire réel :
Le lecteur
Concession / prolepse
(Shinpûren shiwa est un
récit trop simpliste)
Programme de lecture
(Shinpûren shiwa et Isao
illustrent la pureté d’intention)
Il faut donc compléter la remarque de Mitsuhana Takao. Certes
Honda corrige le point de vue partisan d’Isao, mais c’est moins
pour le critiquer que pour le rendre acceptable. Honda est peutêtre juge, mais il est juge et partie, et son point de vue, à mesure
que l’on avance dans le roman, apparaît de plus en plus clairement favorable au jeune terroriste dont il finit par adopter certains
des présupposés idéologiques (pureté de l’action terroriste, refus
du compromis, supériorité de l’idéal abstrait sur la réalité concrète,
etc.). Les scènes dans lesquelles Honda exprime une distance vis-
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La figure de la prolepse dans Honba de Mishima Yukio
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à-vis du point de vue du héros apparaissent, a posteriori, comme
autant de pièges tendus au lecteur, et relèveraient, pour être plus
précis, de la technique dite du mirroring, qui consiste à refléter
le comportement de celui que l’on souhaite convaincre et notamment « à synchroniser [son] vocabulaire et [s]es concepts » avec
les siens. Le séducteur fait ainsi croire à l’auditoire « qu’il pense
comme lui » (BRETON 1997 : 82 et 92). Dans un premier temps,
Mishima nous donne à voir un double du lecteur qui considère
avec distance l’engouement d’Isao et utilise les termes mêmes par
lesquels nous pourrions le critiquer. Mais in fine la logique s’inverse et c’est le lecteur qui est invité à calquer sa lecture sur celle
de Honda et à reconnaître la supposée « pureté d’intention » d’Isao.
Reste alors à s’interroger sur la pertinence des arguments mis
en avant par Honda pour nous sensibiliser au point de vue partisan
et sectaire d’Isao. Le lecteur, dans le cours de sa lecture, ne s’arrêtera probablement pas en détail sur la comparaison proposée par le
juge entre les insurgés du Shinpûren et les chrétiens de Kumamoto.
L’apparence de similitude (une action sans calcul accomplie au
nom d’un idéal supérieur) suffira sans doute à le convaincre de
la pertinence de la remarque. Une lecture plus attentive suggère
cependant que le rapprochement est un peu forcé : les insurgés du
Shinpûren ont agi au nom de valeurs particulières et par l’usage
de la violence ; le « groupe de Kumamoto » de façon pacifique et
au nom de valeurs universelles. La notion de pureté d’intention
efface opportunément l’écart entre les deux entreprises, rattache
l’idéal violent et xénophobe du héros à un événement plus anodin et consensuel. Le procédé relève de ce que Philippe Breton
nomme, dans La Parole manipulée, un « cadrage manipulateur »
qui « implique une torsion des faits, leur réarrangement dans le
but d’obtenir par exemple un consentement qui n’est pas acquis
d’avance, au prix d’une violence sur la situation » (BRETON 1997 :
102). Une analyse minutieuse du texte suggère que le narrateur
n’est pas avare de ce type de comparaisons fallacieuses. Le tempérament supposément rationnel, honnête et distant du personnage de
Honda forme un paravent parfait pour masquer le caractère abusif
et partisan des comparaisons proposées par le narrateur.
CONCLUSION
Susan Rubin Suleiman définit le roman à thèse comme un
genre démonstratif et rhétorique qu’elle rattache à l’art antique
de l’exemplum, anecdote édifiante que l’orateur proposait au
public pour appuyer son argumentation (SULEIMAN 1983 : 36-38).
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Thomas Garcin
En raison de leur dimension cooptative, l’élaboration rhétorique
des romans à thèse les plus proches du modèle type du genre
s’avère néanmoins relativement sommaire. La prise en compte de
« l’autre » idéologique qui caractérise un texte comme Honba,
complexifie ce modèle, et nous renvoie à la figure bien connue de
la conciliatio, dont l’objet est de fabriquer un consensus. Dans leur
effort de persuasion (ou du moins de sensibilisation) du lecteur,
certains romans à thèse élaboreraient ainsi des stratégies rhétoriques complexes pour faire prévaloir leurs vues sans heurter frontalement le destinataire. Certains procédés rhétoriques à l’œuvre
dans le roman Honba renvoient plus précisément à la figure de la
prolepse : le narrateur semble anticiper les critiques probables du
lecteur et tente de se le concilier en rattachant l’action terroriste du
personnage à des valeurs plus universelles.
Ces stratégies rhétoriques contribuent à la complexité du roman,
mais semblent aussi avoir pour fonction d’assujettir le lecteur à l’auteur (conçu ici en tant qu’intention textuelle). Les manœuvres que
nous avons mises à jour sont d’ailleurs étroitement articulées avec
des procédés qui relèvent de la manipulation (mirroring, cadrage
manipulateur). Le tout dessine un texte qu’on pourrait qualifier de
paranoïaque, en ce sens qu’il est marqué par « une attitude défensive rigide, voire une tentative d’emprise sur l’autre afin de prévenir
le risque qu’il constitue » (DE MIJOLLA-MELLOR 2007 : 3). Cette
écriture paranoïaque va clairement à l’encontre de ce que Barthes
nomme le plaisir du texte qui implique une séduction respectueuse
de l’intégrité du lecteur, un jeu entre le désir de l’auteur et du lecteur (BARTHES 1973 : 10-11). Seuls le plaisir et le dire du premier
semblent ici de mise. Un critique comme Mitsuhana se laisse d’ailleurs totalement embrigader, au point de reprendre à son compte
des éléments qui relèvent d’une tactique d’auto-défense du texte.
Mais les lecteurs les plus récalcitrants ne seront pas forcément
mieux lotis : il est difficile, en effet, de trouver une réponse adéquate à la manipulation. Le refus pur et simple du pacte de lecture lui-même, s’il sanctionne l’échec de la séduction paranoïaque,
marque aussi celui du lecteur à trouver un lieu à partir duquel il
puisse faire advenir son propre désir et sa prise sur le texte.
Plutôt que de simplement condamner le contrat vicié qui nous
est imposé, il serait intéressant de chercher à en faire le départ
d’un nouveau plaisir de lecture. Pour ce faire, il est évidemment
nécessaire de lever les masques, de repérer et de pénétrer l’édifice rhétorique et manipulatoire mis en place par l’auteur. Par ce
geste, qui relève d’une logique de légitime défense, le lecteur se
réapproprie le texte, reprend ses droits à travers cela même (la
manipulation) qui devait l’en priver. Dans un second temps, un
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dialogue impossible, une sorte d’échange pervers de bons procédés peut toutefois se nouer entre moi (le lecteur) et l’auteur.
Bénéficiant d’une vue synoptique sur les procédés rhétoriques et
manipulatoires qu’il mobilise, je dois reconnaître qu’il se donne de
la peine pour me séduire. L’écriture paranoïaque, en effet, si elle
tourne parfois en rond dans le cercle clos de ses propres obsessions et refuse de céder au lecteur un espace propre, n’implique en
aucun cas le rejet du destinataire. Elle ne vit, au contraire, que de
sa figure qu’elle cherche constamment à s’accaparer. Il n’est pas
désagréable, sinon voluptueux, de constater les efforts déployés par
l’auteur pour nous prendre sous sa coupe, de lire, dans le texte,
cet autre texte manipulatoire dont les engrenages subtils tournent
maintenant à vide et à nu. L’organisation et l’élaboration de cet édifice, je le contemple avec d’autant plus de plaisir que j’y échappe et
me réjouis de le voir constamment manquer sa proie. A la paranoïa
de l’auteur, j’oppose ainsi un voyeurisme conquérant : « j’observe
clandestinement le plaisir de l’autre, j’entre dans [s]a perversion »
(BARTHES 1973 5 : 27).
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la nouvelle rhétorique, Bruxelles, Editions de l’université de Bruxelles, 1976 :
102-103 (1958).
5. C’est ainsi que Barthes propose de répondre à l’ennui que suscite
parfois l’expression d’un plaisir rapporté (récit de rêve, textes critiques) qui
condamne le lecteur à un rôle passif de confident. Une lecture, qu’on pourrait
elle-même qualifier de perverse, permettrait de rétablir du jeu et un espace
d’échange dans une relation initialement à sens unique.
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Thomas Garcin
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TSUCHIYAMA YOKO
CRAL-EHESS, Paris
VISIONS UTOPIQUES DE L’ÉNERGIE NUCLÉAIRE
DANS L’EXPOSITION THE FAMILY OF MAN
ET SA PRÉSENTATION AU JAPON
DANS LES ANNÉES 1950 1
L’exposition photographique The Family of Man 2 est organisée en 1955 par Edward Steichen 3 (1879-1973) au MoMA à New
York. Cette exposition vise à expliquer l’universalité de la condition humaine par le langage photographique à travers plus de trente
thèmes. Au point culminant du récit, les hommes sont confrontés
au malaise causé par l’arme nucléaire qu’ils ont produite. L’image
du nucléaire est symbolique de l’époque de la guerre froide. La
représentation de la bombe à hydrogène (la bombe H) existe
partout dans la culture populaire américaine des années 1950
(YOSHIMI 2012 : 196). Parfois, elle est imaginée, par exemple, sous
la forme d’un monstre dans les films hollywoodiens. L’exposition
The Family of Man est une des illustrations de ce sujet 4.
En effet, cette époque cherche à promouvoir l’énergie nucléaire
et son discours est alors distinct de celui de l’arme nucléaire.
Dans la narration de The Family of Man, les images de l’énergie
1. La traduction des citations est de Yoko Tsuchiyama. L'auteur remercie
Florence Slove et Jacqueline Birée pour leur relecture de la version française.
2. Le musée The Family of Man à Clervaux, au Luxembourg, présente
presque toutes les collections de la version européenne de l’exposition.
3. Edward Steichen, originaire de Luxembourg, était peintre et photographe américain. Il est devenu photographe de magazines de mode après la
Première Guerre mondiale, ensuite il a travaillé pour la section photographique
de l’armée américaine pendant la Seconde Guerre mondiale. Il a été directeur
du département de photographie du MoMA entre 1947 et 1962. Sa rétrospective
a eu lieu au musée du Jeu de paume à Paris en 2007. Steichen, une épopée photographique, sous la direction de Todd Brandow et William A. Ewing, Paris,
Thames & Hudson, 2007.
4. La présence, dans l’exposition, du tirage photographique de l’essai nucléaire
américain dans le Pacifique en 1952 et le contexte de l’image pendant la guerre froide
sont déjà mentionnés dans plusieurs études (ex. SANDEEN 1995, O’BRIAN 2004).
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Tsuchiyama Yoko
nucléaire sont présentées comme « le futur de l’énergie nucléaire »
et « l’avancée de la science ». Nous allons d’abord voir le contexte
de l’énergie nucléaire aux Etats-Unis et sa représentation dans The
Family of Man. Ensuite, nous verrons la réaction provoquée par
cette exposition diffusée au Japon entre 1956 et 1957 5 simultanément à l’exposition L’Atome pour la paix.
LE RÔLE DES IMAGES DU NUCLÉAIRE DANS THE FAMILY OF MAN
LA CAMPAGNE DE L’ATOME POUR LA PAIX
Les Etats-Unis ont réussi le premier essai de la bombe H en
novembre 1952. L’URSS a effectué un essai de la bombe H en
août 1953, après le succès du premier essai de la bombe atomique
(la bombe A) en 1949. Cependant, suite au décès de Staline, une
politique de détente a été mise en place (YOSHIMI 2012 : 21). En
décembre 1953, le programme L’Atome pour la paix, annoncé par
Eisenhower à l’assemblée des Nations Unies à New York, proposait de maintenir la paix mondiale par la menace de l’utilisation de l’arme nucléaire et le développement de l’électronucléaire.
L’exposition L’Atome pour la paix, soutenue par l’USIS et dédiée à
l’usage de l’énergie nucléaire dans l’industrie, la médecine, l’agriculture est organisée dans ce but. En août 1955, la première conférence internationale « L’utilisation de l’énergie atomique à des fins
pacifiques », en présence de scientifiques de tous les pays, a lieu à
Genève 6. La force nucléaire dans cette campagne apparaît à la fois
comme « source d’énergie » et comme « dissuasion 7 ».
HISTORIQUE DE L’ATOMIC ENERGY COMMISSION (AEC)
L’AEC des Etats-Unis collabora à la réalisation du Projet
Manhattan. Dès 1947, l’énergie nucléaire est transférée de l’usage mili5. Les expositions itinérantes ont voyagé dans 38 pays à partir de 1955
avec le soutien de l’United States Information Service (USIS : agence gouvernementale assurant la promotion des Etats-Unis), de Coca-Cola et du programme
international du MoMA.
6. La première Exposition internationale des applications pacifiques
de l’énergie atomique commerciale L’Atome pour la paix a été présentée en
août 1955 dans la ville de Genève et l’exposition scientifique a eu lieu au Palais
des Nations de Genève en septembre 1955. Elle a été aussi montrée dans les pays
européens. L’usage pacifique de l’atome est également présenté dans l’Exposition
internationale de Bruxelles en 1958 (SANDEEN 1995 : 28).
7. A l’époque, c’était un message pour inciter les pays européens à s’affilier à l’OTAN.
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taire à l’usage civil, l’AEC développant alors la science nucléaire et
la technologie. Selon la recherche de Kenneth Osgood, à la fin des
années 1940, l’AEC a travaillé pour donner une image plus positive de
l’atome qui est associée à la santé et à la prospérité plutôt qu’au champignon atomique (OSGOOD 2006 : 154). En 1954, la loi sur l’énergie
nucléaire a permis de la développer en tant qu’énergie commerciale. La publication de l’article « The Atom: Age of nuclear power has
arrived » (Life, 4 janvier 1954), consacré à la future production d’énergie aux Etats-Unis, coïncide avec le discours de L’Atome pour la paix.
L’IMAGE DU NUCLÉAIRE DANS THE FAMILY OF MAN
Comment le thème de The Family of Man correspond-il au programme L’Atome pour la paix et comment les images du nucléaire
fournies par l’AEC y ont-elles
été montrées positivement ?
Par ses images émouvantes,
la démonstration « indirecte »
dans The Family of Man a été
plus efficace pour attirer la
sympathie du spectateur que
l’exposition L’Atome pour la
paix 8. Par exemple, l’évolution des sources d’énergie est
présentée par des hommes
au travail ; la vie humaine est
soutenue et développée par
cette nouvelle énergie.
Fig. 1 : La section « Le bureau », extrait
d’une photo d’installation de The
Family of Man, Château de Clervaux
© CNA/Romain Girtgen, 2013.
Juxtaposition des textes et des images
Le texte sur le nucléaire se trouve dans la section du
« bureau » (fig. 1). Sur les panneaux, les deux textes sont juxtaposés. D’abord, le proverbe indien sioux sur le feu :
C’est le feu qui aidera les générations à venir, si les hommes
l’utilisent d’une manière sacrée. Mais, s’ils ne l’utilisent pas
correctement, le feu aura le pouvoir de leur faire beaucoup de mal
(STEICHEN 1955 : 82).
8. Rapport de l’exposition de Munich par le bureau des affaires publiques
de l’ambassade des Etats-Unis à Bonn, « Visitors’ Reactions to the “Family of
Man” Exhibit in Munich », le 23 janvier 1956, NARA, Washington D.C.
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Ensuite, un texte de l’AEC prolonge le texte précité :
Les armes nucléaires et l’énergie atomique sont le symbole de
l’âge atomique. D’un côté, il y a la frustration et la destruction du
monde, de l’autre, la créativité et le terrain commun pour la paix et
la coopération (STEICHEN 1955 : 82).
Ainsi, l’énergie nucléaire sera utile si on l’utilise correctement.
Icones du nucléaire
Le panneau est composé de trois photographies du nucléaire :
« la trajectoire de l’atome 9 » au laboratoire de l’université de
Californie, fondé par Ernest Orlando Lawrence en 1931, associé à
l’AEC ; un réacteur nucléaire de l’AEC 10 (fig. 2) ; et un modèle de
l’atome d’uranium (fig. 3). Prise dans le studio de l’université de
Columbia en 1949 par le reporter scientifique Robert Campbell
et le photographe Fritz Goro 11,
cette photographie scientifique
peut représenter de façon neutre
l’âge atomique, sans arme, ni
énergie 12.
Fig. 2 : Le réacteur nucléaire, AEC
(extrait de la photo de la fig. 1).
Représentation « pacifique » des scientifiques
Dans la section « Apprendre, penser, enseigner », on voit les
portraits de scientifiques comme Oppenheimer et Einstein. Selon
Wayne Miller, l’assistant de Steichen, ils ne sont pas cités en tant
que scientifiques, mais en tant qu’enseignants (STANIZEWSKI 1998 :
254). La photographie d’Oppenheimer, en discussion avec les étudiants à Princeton, prise par Alfred Eisenstaedt, est d’abord présentée dans l’article « J. Robert Oppenheimer » du numéro spécial
de Life (10 octobre 1949 : 120-138). Après le succès de l’essai de
bombe A par l’URSS, le commentaire d’Oppenheimer est rapporté
dans cet article : il minimise l’importance de la possession de la
9. Le terme « tracking of atom » est utilisé par Wayne Miller lors de
l’entretien de Yoko Tsuchiyama avec lui en avril 2012.
10. Cette image du réacteur figure dans l’exposition européenne, mais ni
au MoMA ni dans le catalogue de l’exposition. Une image similaire du réacteur
est incluse dans l’exposition L’Atome pour la paix.
11. Goro, né à Brême en Allemagne, étudia au Bauhaus à Dessau, et émigra en 1936 aux Etats-Unis où il devint photographe pour Life.
12. Elle est publiée dans l’article « The Atom: A Layman’s primer on what
the world is made of » (Life, 16 mai 1949 : 68-88).
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bombe A et pense que la société
démocratique permet à la
science de progresser. L’éditeur
souligne aussi l’avis positif de
ce dernier sur le développement de l’énergie nucléaire.
Cependant, Oppenheimer a été
écarté de son poste en 1954,
l’année même où les Etats-Unis
ont réussi l’essai de la bombe H
« Castle Bravo » sur l’atoll de
Bikini (BEZNER 2000 : 156). Il
était dangereux de détenir des
informations scientifiques sous
le maccarthysme, surtout si l’on
avait critiqué l’arme nucléaire.
Steichen a pris le risque d’ajouter son portrait, juste après cette
affaire, dans une exposition Fig. 3 : Fritz Goro avec Robert Campbell,
comprenant aussi une photogra- modèle de l’atome d’uranium, Life, 16 mai 1949.
phie de l’essai nucléaire.
La dernière phase de l’exposition, « Visages de guerre » et « Le
soldat mort », montre l’humanité qui s’entretue misérablement. La
photographie de Nagasaki par Yamahata Yôsuke est accompagnée
par le texte du manifeste Russell-Einstein. Rendu public à Londres
en juin 1955 par Bertrand Russell, il signale le danger de l’arme
nucléaire et appelle les dirigeants à chercher la résolution des
conflits internationaux par la paix. Il souhaite une conférence où
des scientifiques estimeront le danger de l’arme nucléaire pour la
survie de l’humanité. Einstein est mort avant la sortie du manifeste,
mais il a donné son accord à Russell. Onze physiciens, dont dix
lauréats du prix Nobel, ont signé ce manifeste. Russell pensait que
même si l’usage de L’Atome pour la paix était justifiable, c’était une
question secondaire par rapport à ses dangers (RUSSEL 1955 : 29).
La visualisation de la bombe H
La photographie du champignon atomique exprime une
menace pour tous les hommes. La photographie de la bombe H
introduite par Steichen dans l’exposition (en couleur à New York,
en noir et blanc en Europe 13) est celle de l’essai de la bombe
« Mike » dans l’opération Ivy, sur l’atoll Enewetak dans les îles
13. Le panneau en couleur a déteint à New York, et sa fabrication en
couleur en Europe était coûteuse (entretien de Tsuchiyama avec Wayne Miller
en avril 2012).
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Marshall en 1952 14. Ces images, publiées dans Life deux ans après,
sont accompagnées d’une partie du discours de L’Atome pour la
paix d’Eisenhower 15. Les spectateurs pouvaient être confrontés à la
bombe H à travers la photographie sans expérimenter son horreur.
Dans la section « Les Nations unies » qui suit « La bombe H »,
la photographie de la salle de conférence de l’ONU à New York
avec les représentants des pays membres des Nations unies prise
par la photographe Maria Bordy est associée au texte de la Charte
des Nations unies. Cela illustre la thèse de Steichen selon laquelle
l’ONU pouvait empêcher le risque de guerre nucléaire.
LA VISION JAPONAISE : THE FAMILY OF MAN AU JAPON 16
LE CONTEXTE DE RÉCEPTION DE THE FAMILY OF MAN
Comment The Family of Man est-elle perçue au Japon au
milieu des années 1950 ? Selon le rapport de l’USIS :
Nous considérons que l’exposition, programmée à partir de
mars 1956, sera l’une des meilleures manifestations que les EtatsUnis ont apportées à ce pays 17.
Le Japon a été un des pays où l’exposition a connu le plus de
succès 18. On peut considérer que la circulation de The Family of
Man a contribué à la construction d’une nouvelle identité culturelle
japonaise et au développement des relations internationales entre le
Japon et les Etats-Unis.
14. Les essais nucléaires ont été photographiés grâce à la collaboration d’Eastman Kodak et de l’armée américaine. Command History, Naval
Photographic Center, Archives d’Edward Steichen du MoMA, New York.
15. « Si les peuples du monde doivent mener une recherche intelligente
pour la paix, ils doivent être armés des faits significatifs de l’existence d’aujourd’hui » (EISENHOWER 1953).
16. Le président du comité de l’exposition est Steichen, les membres du
comité sont Tange Kenzô, Kimura Ihei, Watanabe Yoshio, Kanamaru Shigene,
Ishimoto Yasuhiro, Kôno Takashi, Frances Blakemore, Onjôji Jirô.
17. Rapport de l’USIS de Tôkyô, à l’United States Information Agency
(l’USIA) de Washington, « Edward Steichen: “Family of Man” exhibit in
Japan », le 30 septembre 1955, NARA, Washington D.C.
18. Elle a circulé entre 1956 et 1957 avec le soutien du journal Nihon
Keizai, du MoMA et de l’USIS. L’exposition a été reproduite en quatre versions
au Japon : la grande version a circulé dans huit villes (Tôkyô, Ösaka, Nagoya,
Fukuoka, Kyôto, Okayama, Hiroshima, Shizuoka), deux petites versions dans
douze villes, et la dernière version dans sept villes. Elle a été montrée deux
fois à Tôkyô, du 20 mars au 15 avril 1956, et ensuite à partir du 18 juillet pendant trois semaines.
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En ce qui concerne l’image du nucléaire, elle a été propagée
grâce à l’exposition L’Atome pour la paix. Avec le soutien du journal Yomiuri, L’Atome pour la paix est montré en novembre 1955
à Hibiya à Tôkyô et circule dans les autres villes avec le soutien
des divers journaux : Nagoya, Kyôto, Ösaka, Hiroshima, Fukuoka,
Sapporo, Sendai, Mito, Okayama et Takaoka (YAMAMOTO 2012 :
165, YOSHIMI 2012 : 128). A Hiroshima, elle est présentée en
mai 1956 au Mémorial de la Paix ouvert en 1955 19. Ce mémorial
est construit par l’architecte Tange Kenzô qui conçoit la salle d’exposition de The Family of Man un an après 20. L’Atome pour la paix
a transformé le discours sur l’énergie nucléaire qui devient positif,
par contraste avec l’arme nucléaire, associée au champignon atomique à Hiroshima et à Nagasaki. Selon les officiels de l’USIS :
Grâce à une campagne intensive de l’USIS, l’hystérie liée à
l’atome a été pratiquement éliminée et au début de 1956, l’opinion
japonaise est arrivée à une acceptation populaire des utilisations
pacifiques de l’énergie nucléaire… (OSGOOD 2006 : 179).
L’exposition L’Atome pour la paix a déclenché le phénomène
du rêve de l’atome. L’électronucléaire est introduit peu après 1945.
Cependant, en raison de la peur et du manque de connaissance de
la radioactivité, l’installation de réacteurs au Japon a fait l’objet
d’une grande réserve chez certains scientifiques (YAMAMOTO 2012 :
178-179). Dans ce contexte, nous allons voir comment les images
du nucléaire de The Family of Man ont été perçues au Japon.
LA PRÉSENTATION DES IMAGES DU NUCLÉAIRE
Les salles d’exposition de Tôkyô sont conçues conformément
au catalogue de l’exposition de New York. La partie des images de
l’énergie nucléaire est présentée comme « Zunô rôdô » [Le travail
intellectuel] à travers des images du style de vie américain. Dans la
version japonaise, il n’y a pas d’image du réacteur de l’AEC, mais
celles de l’atome de l’uranium et du laboratoire de l’université de
Californie (fig. 4).
19. Au cours de la reconstruction de la ville de Hiroshima en tant que
ville commémorative, la notion de « paix » signifie un rétablissement de l’aprèsguerre, qui n’est pas lié aux souvenirs amers du passé. L’horreur de la bombe A
a été perçue comme un facteur du retour de la paix (YONEYAMA 2005 : 19-20,
YOSHIMI 2012 : 155-156).
20. Le Mémorial de la Paix à Hiroshima comporte un élément architectural pré-moderne : celui de la villa impériale « Katsura » (NAKAMORI 2010 : 48).
Pendant son séjour au Japon en 1956, Steichen a visité « Katsura » à Kyôto avec
Tange et Ishimoto (ibid. : 20).
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Tsuchiyama Yoko
Fig. 4 : Salle d’exposition au grand magasin Nihonbashi Takashimaya à Tôkyô, 1956
(coll. Archives du MoMA).
Dans la section « La bombe H », à New York, le spectateur
américain a regardé la photographie en couleur comme une
belle image. Face à la difficulté de représentation de cette partie
au Japon – l’image du nuage nucléaire aurait touché la mémoire
traumatique 21 –Steichen a demandé aux organisateurs japonais de remplacer cette photographie par d’autres images
(WATANABE 1957 : 138).
Le 1er mars 1954, le bateau de pêche Daigo Fukuryûmaru
[Le dragon du bonheur no 5] a été irradié par les cendres
radioactives de l’essai nucléaire américain « Castle Bravo ». Le
capitaine, Kuboyama, est mort huit mois après. Life publie un
reportage confirmant que l’essai nucléaire a pu contaminer la
nature et le corps humain (M ARTIN 1954 : 17-22). John Moore
Allison, ambassadeur des Etats-Unis au Japon 22, qui deviendra
plus tard le conseiller d’honneur de The Family of Man, a participé au règlement de cet événement qui est à l’origine du mouvement anti-nucléaire.
21. « Steichen a été sensible à la façon dont la grande diapositive de la
bombe pourrait être perçue dans le seul pays qui a fait l’expérience de son horreur » (PHILLIPS 2004 : 42).
22. John Moore Allison (1905-1978) a été ambassadeur des Etats-Unis de
1953 à 1957.
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Visions utopiques de l’énergie nucléaire dans The Family of Man
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Fig. 5 : Les photographies de Yôsuke Yamahata dans la section « Genbaku »
(coll. Archives d’Edward Steichen du MoMA).
Ainsi, à Tôkyô, le commissaire japonais ajoute cinq photographies de Nagasaki par Yamahata Yôsuke dans la section
« Genbaku » [La bombe A] (fig. 5), complétant l’exposition du
point de vue japonais avec des photographies des dégâts causés par
la bombe A 23.
AUTOCENSURE SUR LES IMAGES DE LA BOMBE A
Dans l’exposition de Tôkyô, un des membres de l’USIS a
reconnu des images qui n’avaient pas été incluses dans l’exposition de New York. Lors de la visite de l’exposition par l’empereur Shôwa avec Allison, les photographies des victimes de la
bombe de Nagasaki ont été dissimulées par des rideaux et, après
son départ, de nouveau montrées au public. Steichen a ensuite
demandé d’enlever ce panneau de Yamahata 24 « au motif que cette
23. « Comme le Japon est le seul pays atomisé dans le monde, nous avons
ajouté des photographies de la bombe A, parce que le peuple japonais s’y intéresse
particulièrement et que M. Steichen nous en a chargés. Cependant, elles ne font rien
perdre de l’humanisme généreux présent dans cette exposition » (TANGÉ 1956).
24. « Quand j’ai visité le Japon en automne dernier, j’ai été ému par les
photographies en question. Mais, à cause d’un petit malentendu, il est regrettable
qu’on considère que j’ai permis d’ajouter des photographies à l’exposition. J’ai
demandé d’enlever ces photographies parce que “The Family of Man” est une
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partie qui a été cachée est la cible de tous les regards du spectateur » (NAKAJIMA 1956). Même s’il n’y a pas eu de scandale,
la photographie des victimes a attiré l’attention générale, parce
qu’elle n’était pas connue du public à cette époque en raison de
la censure entre 1945 et 1952 25. On a laissé une seule image du
garçon de Nagasaki dans la salle d’exposition. Cette autocensure
a provoqué plus tard une contestation de la part de certains photographes japonais 26 affirmant le droit du spectateur à voir toutes
les photographies. Natori Yônosuke a souligné que le problème de
l’exposition avait été l’impossibilité pour les Japonais de présenter
leur vision de la bombe A 27.
CONCLUSION
Steichen voulait gagner la sympathie du spectateur, mais son
projet a produit un effet inverse. Son effort pour laisser place à
la vision japonaise a provoqué un résultat incompatible avec la
vision américaine et a conduit à censurer la partie ajoutée par
les Japonais. La spécificité des événements dans l’histoire des
hommes a été supprimée dans toute l’exposition The Family of
Man 28. Un des buts de l’esthétisation du passé par Steichen était
de réconcilier le monde et de permettre d’éluder le traumatisme de
exposition qui traite de la joie, de l’espoir, et de la tristesse des hommes, et que
l’événement déterminé, si émouvant et si significatif qu’il soit, ne peut pas exprimer en détail les sentiments universels sans les déformer. J’ai évité de traiter un
événement particulier avec une séquence de photographies au travers de cette
exposition, même si les photographies du monde expriment l’aspect spécifique
de “l’universalité”. Car on ne peut pas assurer qu’il n’y a pas une déformation de la question générale de l’homme en mettant en évidence un événement
spécifique. » Lettre à Theodore C. Streibert, directeur de l’USIA, de René
d’Harnoncourt, directeur du MoMA, le 26 mars 1956.
25. La première publication du livre de photographies Genbaku no
Nagasaki par Yamahata date de 1952.
26. Shigemori Kôan, Fukushima Tatsuo, Natori Yônosuke, etc.
27. « C’est un problème que l’exposition pour les Américains soit
directement montrée aux Japonais. Il y a la question de savoir si les Japonais
comprennent, ou pas, et si cela devient un bien ou un mal pour eux. Alors…
Steichen a chargé les Japonais de présenter la partie sur la bombe A, parce qu’il
ne comprend pas le cœur des Japonais. Cependant, il a finalement interrompu la
présentation que les Japonais avaient faite. Ce point doit être critiqué… …Cette
partie de la bombe A aurait pu être modifiée pour être comprise avec le cœur des
Japonais » (NATORI 1956 : 22).
28. L’aspect spécifique de l’Holocauste n’a pas été montré dans la section « La cruauté de l’homme envers l’homme » de The Family of Man. En
Allemagne, l’absence des images a été perçue par les visiteurs comme positive
(NOTHHELFER 1995 : 143).
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la guerre, bien que cela corresponde à une distorsion de l’histoire.
L’oubli d’Hiroshima et de Nagasaki était important pour développer une image positive du nucléaire, et les images de victimes
dans The Family of Man n’allaient pas dans le sens de L’Atome
pour la paix.
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NAKAJIMA AKIKO
Université Paris-Diderot – Paris 7
NÉOLOGIE SÉMANTIQUE DE JOSHI
ET SON MODE DE CATÉGORISATION DES FEMMES
Les nouveaux emplois du nom joshi [fille] ont commencé à se
répandre au début des années 2000 dans le langage courant et son
sens néologique est largement reconnu chez les locuteurs natifs,
quelle que soit leur réaction, réceptive ou non. Nous nous proposons d’analyser l’évolution sémantique de joshi liée à la stratégie
marketing qui diffuse de nouvelles catégorisations de femmes pour
développer des marchés potentiels.
Nous étudierons d’abord ses emplois de base, puis les différences de ses synonymes pour en dégager les caractéristiques
lexicales. Nous examinerons ensuite les nouveaux emplois afin
d’analyser par la suite sa néologie par rapport à la stratégie marketing. Nous présenterons enfin quelques cas similaires au processus
de création lexicale de joshi.
EMPLOIS DE BASE DE JOSHI
Le mot joshi se réfère généralement aux membres féminins
d’un groupe scolaire, sportif ou d’autres, dont la tranche d’âge est
plutôt jeune. Nous verrons des exemples dans les emplois de base
en forme simple, puis en forme composée.
L’utilisation de joshi indiquant une plage d’âge jeune est appropriée dans l’exemple 1, où il peut être remplacé par le mot composé
onna-no-ko [petite/jeune fille], mais ne l’est pas en 2 si les
employées font partie de toutes les générations ou sont plutôt âgées.
Ex. 1.
Kono kurasu wa { joshi / onna-no-ko } ga ôi.
« Dans cette classe, il y a beaucoup de filles. »
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Ex. 2.
?Kono busho wa joshi ga ôi.
« Dans ce service, il y a beaucoup de femmes. »
D’autre part, joshi renvoie en général à un groupe plutôt qu’à
un individu, alors que pour d’autres mots synonymiques, le nombre
du référent est déterminé par rapport au contexte ou à l’aide du suffixe de pluralité tachi.
Ex. 3.
Kurasu no { joshi / onna-no-ko / onna-no-ko tachi } ni kîta.
« Je l’ai entendu { de filles / d’une fille / de filles } de la classe. »
Le sens collectif associé à joshi implique que le référent appartient à un groupe ou à une catégorie, d’où le complément de joshi,
indiquant son appartenance, est nécessairement présent ou sousentendu, comme en 4 :
Ex. 4.
Kôen de nan-nin-ka { ?joshi / kurasu no joshi } o mikaketa.
« J’ai vu quelques { filles / filles de ma classe } dans le parc. »
Lorsqu’il s’agit des mots composés, joshi est inscrit principalement dans la construction « joshi-N », dont le premier élément
(joshi) détermine le second (N). Il indique alors le critère de sexe
segmentant la catégorie qu’exprime le N, et le mot composé une
sous-catégorie ou une ou des membres de celle-ci.
Ex. 5.
a. Joshi-kôkôsê « lycéenne »
b. Joshi-sakkâ « football féminin »
L’exemple 5b ne précise pas la tranche d’âge des joueuses de
ce sport, et pourtant il évoque une joueuse de type plutôt jeune,
comme le sens qui s’associe à joshi.
Par ailleurs, joshi peut être combiné avec d’autres types de
mots et contrairement aux exemples en 5, il peut être remplacé par
son synonyme euphémique josê, qui couvre une tranche d’âge plus
large mis à part celle des enfants.
Ex. 6.
a. Joshi-shain / Josê-shain « employée »
b. Joshi-toire « toilettes pour femmes »
Joshi-shain en 6a est utilisé comme un terme générique, mais
la première image qu’il offre est une jeune employée comme en
5b. L’utilisation de joshi peut s’expliquer par le fait qu’autrefois
la majorité des employées étaient jeunes car elles s’arrêtaient de
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travailler après le mariage ou l’accouchement. Dans les médias de
masse, josê-shain est choisi par excellence pour la formalité et le
champ sémantique plus large de josê. Quant à joshi-toire en 6b,
celui-ci est utilisé juste pour s’opposer aux toilettes pour hommes
et on le recense comme affichage dans des endroits comme les
entreprises ou le milieu scolaire, quand il n’y a pas de logo. Par
ailleurs, dans des endroits soucieux de l’image agréable qu’ils
veulent donner aux clients comme dans le cas des hôtels ou de
grands magasins, joshi-toire est peu fréquent et est remplacé par
un joli logo ou un mot plus euphémique comme keshô-shitsu [litt.
powder room] ou josê-keshôshitsu. En dehors de l’affichage, joshitoire fait partie d’un langage courant et keshô-shitsu ou o-keshôshitsu avec le préfixe honorifique dans un langage soutenu.
Ainsi, la combinaison avec joshi est-elle assez limitée, voire
non productive dans les emplois de base, et c’est josê qui fonctionne mieux comme terme générique soutenu.
JOSHI ET SES SYNONYMES
Nous comparerons ici joshi et ses synonymes les plus utilisés
josê, onna, onna-no-hito et onna-no-ko. En voici le tableau récapitulatif, qui n’est d’ailleurs pas exhaustif et montre juste une tendance générale d’utilisation :
Tranches d’âge
Registre
Référent
individuel
Formation
lexicale
Joshi
[(jeune) fille]
jeune/générale
courant
rare
fréquent
Josê
[femme]
adulte/générale
soutenu
+
possible
Onna
[femme]
adulte/générale
familier/péjoratif
(courant)
+
possible
Onna-no-hito
[femme]
Adulte
courant
+
négatif
Onna-no-ko
[(petite) fille]
petite/jeune
courant
+
rare
Joshi, josê et onna peuvent être utilisés pour indiquer les
femmes de tout âge. Cependant, ils impliquent en général des
tranches d’âges type : « jeune » pour joshi et « adulte » pour les
deux derniers. Le choix lexical s’effectue non seulement par ces
tranches d’âge, qui restent vagues, mais aussi par d’autres facteurs
listés dans le tableau : registre, désignation d’un référent individuel
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ou collectif, possibilité de se combiner avec un autre mot. On peut
y ajouter l’âge du locuteur et du référent, le sexe du locuteur, la
relation entre eux, la situation de communication, les connotations
que le locuteur souhaite associer à son énoncé (utilisation de josê
pour sa formalité, de onna dans une insulte et onna-no-ko peutêtre trop familier comme « fillette » dans certains cas) et les types
de textes (onna s’emploie dans la narration d’un roman pour désigner un personnage féminin adulte et dans les documents administratifs pour la rubrique du genre 1).
Cette esquisse, bien brève, permet de relever quelques indices
favorisant l’évolution sémantique de joshi : absence de sens négatif,
registre courant, utilisation fréquente en forme composée même
si la combinaison est limitée, sens collectif impliquant l’idée d’appartenance dans une catégorie. Si josê fonctionne comme terme
générique, la formalité et l’image d’une femme adulte qu’il offre
ne conviennent pas toujours à ce que l’on souhaite transmettre dans
son énoncé. Cela a dû motiver la néologie sémantique de joshi à la
recherche d’un terme familier qui couvre tout âge du sexe féminin,
toujours euphémique et psychologiquement plus accessible.
EMPLOIS NÉOLOGIQUES DE JOSHI
Les néologismes avec joshi apparaissent souvent dans un discours du genre slogan de publicité ou titre d’ouvrage qui lancent
une image de femme qualifiée par sa jeunesse psychologique, quel
que soit son âge, et qui se réjouit de ses « qualités féminines ».
Sans la connotation relative à la sexualité (du point de vue masculin) que josê ou onna sont susceptibles de donner, cette image
a été facilement acceptée chez beaucoup de femmes comme un
modèle en grandeur nature, attractif et tout à fait accessible (voir
M ATSUTANI 2012). Nous étudierons d’abord la forme simple,
ensuite la forme composée « N-joshi » puis « joshi-N ».
La tournure itsumademo joshi [toujours joshi] en 7 se trouve
fréquemment dans des magazines ou des blogs féminins et est
devenu un slogan banal en quelque sorte.
Ex. 7.
Mama datte, itsumademo joshi (magazine Sesame, mai 2014)
« Maman, et pourtant toujours comme une jeune fille) »
1. Dans les journaux, on distingue clairement l’emploi de josê et de dansê
[homme] et celui de onna et de otoko [homme] en utilisant les deux derniers
uniquement pour les suspects et les criminels, et les deux premiers pour les personnes en général mis à part les enfants.
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Dans l’exemple suivant, joshi se comporte comme qualificatif qui renvoie à des propriétés associées au mode de vie féminin
typique (items comme vêtements et accessoires, soin de l’apparence et de la santé, discours de filles, etc.).
Ex. 8.
Joshi-ppoi gênin (sous-titre de l’émission Ametôoku, 21/2/2013)
« Humoristes ayant des goûts féminins ; litt. humoristes qui ressemblent aux joshi »
D’autre part, il arrive que joshi et josê soient en concurrence,
comme en 9 où le locuteur dit joshi (9a), alors qu’il est écrit josê
dans le sous-titrage descriptif sur l’écran (9b), le premier étant
familier et le second plus neutre et formel.
Ex. 9.
a. Jâ joshi o yobimasu tte itte… (émission Ametôoku, 2/10/2014)
« Il m’a dit qu’il appellerait des filles et … »
b. Gôkon aite no josê ni renraku shitara… (ibid.)
« Quand on a téléphoné à des jeunes filles pour une fête de rencontre… »
Les images et la nuance comme slogan qu’offre joshi motivent
la création de néologismes dans certains médias plutôt familiers.
Nous verrons d’abord des exemples du type « N-joshi », où joshi
est déterminé par N.
Ex. 10.
a. { San-jû-dai / Yon-jû-dai } joshi « Femmes { trentenaires /
quarantenaires }
b. Hataraki-joshi / Hataraku josê « Femmes qui travaillent »
c. Subeteno hataraki-joshi o ôen shimasu ! (<http://wol.nikkeibp.co.jp/>, 2/9/2015) « Nous soutenons toutes les femmes qui
travaillent ! »
Ces exemples avec joshi sont utilisés notamment dans le discours des médias ayant comme cible des femmes. Ces médias diffusent un modèle de femmes ainsi dénommé, jeunes, quel que soit
leur âge, en mettant en avant leur attitude positive et constructive
dans leur mode de vie. Et l’emploi de joshi suscite également une
familiarité qui permet facilement aux destinataires de s’identifier
à ce modèle et de se l’approprier, comme on le voit dans un slogan
en 10c. Une telle signification affective de joshi ne se trouve pas
dans le groupe nominal hataraku josê en 10b. Celui-ci s’observe
notamment dans des textes présentés comme étant neutres.
Il en est de même pour les exemples suivants désignant un
aspect négatif.
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Ex. 11.
a. Hinkon-joshi « Fille qui vit dans la pauvreté »
b. Hi-mote-joshi « Fille peu séduisante »
L’emploi de joshi permet ici de formuler une tournure familière et euphémique liée à l’idée d’homosocialité, qui renvoie à des
femmes se trouvant certes dans une situation particulière, mais
étant en fait comme les autres.
Regardons ensuite des exemples du type « joshi-N », où joshi
détermine le N. Les mots joshi-kai et joshi-ryoku en 12 sont utilisés souvent comme mot clé dans un discours lancé en direction du
public féminin.
Ex. 12.
a. Joshi-kai ni osusume no omise (<http://hitosara.com>,
20/11/2014)
« Restaurants recommandés pour une fête (soirée) entre filles »
b. Ashita no joshi-ryoku appu reshipi (<www.career.pola.net>,
20/11/2014)
« Recettes de perfectionnement des compétences féminines
pour demain »
Joshi-kai désigne tous les types de réunions homosociale de
femmes : ranchi-joshi-kai (déjeuner), ouchi-joshi-kai (soirée à
domicile), otomari-joshi-kai (pour une nuitée), etc. Et on peut
le rencontrer dans des forfaits d’hôtels ou de restaurants destinés aux femmes de tout âge. Quant à joshi-ryoku exprimant l’ensemble des capacités à agir efficacement en mettant en avant les
attirances féminines dans le travail ou les relations humaines, il
apparaît souvent dans un discours de médias ou d’ouvrages sur le
savoir-vivre.
NÉOLOGIE DE JOSHI PAR RAPPORT AU MARKETING
La question se pose maintenant sur le rapport entre la dénomination avec joshi et la stratégie du marketing qui favorise celle-ci.
Nous avons alors affaire aux néologismes du type « N-joshi » dont
la sous-catégorisation correspond à la segmentation de marchés.
Les exemples suivants renvoient à des catégories ciblées tels
qu’une discipline (13a), un métier (13b) ou un divertissement (13c),
qui étaient généralement masculins, et les néologismes permettent
de mettre en avant la présence de femmes actives qui n’étaient pas
visibles, ce qui permet de cerner les cibles dans les informations
à fournir.
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Ex. 13.
a. Rikejo 2 (<Rikê-joshi) « Etudiante/chercheuse/employée du
secteur des sciences »
b. Êgyô-joshi « Conseillère commerciale »
c. Otaku-joshi « Passionnée (par l’animation, les manga, ou
autres) »
Les conditions d’appartenance à une catégorie qu’exprime le N
ne sont pas forcément des caractéristiques perceptibles et concrètes
comme en 13, mais ils peuvent être plus vagues et/ou temporaires
comme une inclination en 14.
Ex. 14.
a. Rekijo (<Rekishi-joshi) « Passionnée d’Histoire »
b. Kâpu-joshi « Supportrice de Carp (équipe de baseball) »
La dénomination porte sur des amateurs de tout niveau, d’une
nouvelle venue à une connaisseuse. Voici le discours type où ils
sont inscrits :
Ex. 15.
Rekijo sen-nin ni kiku tazunetai jôkamachi rankingu (<www.
nikkei.com>, 9/9/2012)
« Classement des villes fondées autour d’un château féodal à
visiter selon mille femmes passionnées d’histoire »
Le marketing s’intéresse aux effets économiques qui résultent
de ce qu’elles font : achat de livres ou de magazines pour se renseigner, voyage pour visiter des sites, diffusion des informations
obtenues via les réseaux sociaux, qui servent de publicité. La dénomination joue alors un rôle de locomotive dans ces procédés 3.
On rencontre également la concurrence entre joshi et josê
comme en 16 (article de journal), où le premier est utilisé dans le
titre (16a) et l’autre dans le texte (16b).
Ex. 16.
a. Êgyô-joshi gyôshu o koete kessoku (<www.nikkei.com>
9/8/2014)
« Union de conseillères commerciales à travers différents secteurs »
2. La forme tronquée avec jo comme en 13a et en 14a s’effectue probablement par analogie des mots qui contiennent cette composante lexicale sinojaponaise jo représentant la personne du sexe féminin, tels que saijo [femme de
talent], akujo [femme fatale (ou méchante)], bijo [belle femme] ou sêjo [sainte].
3. Pour une raison euphonique, d’autres mots sont utilisés comme élément déterminé, même s’ils ne sont pas si productifs que joshi : mori-gâru [litt.
forêt-girl] pour les amateurs de randonnée ou tetsu-ko [litt. fer-ko (diminutif
féminin)] pour les amateurs de chemin de fer.
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b. Êgyô de josê ga katsuyaku suru tame no têgen (ibid.)
« Propositions en vue de l’exploration des employées dans le
service commercial »
Cela illustre une tendance où l’on choisit pour le titre un mot
plus branché et frappant comme un néologisme avec joshi, et pour
le texte un terme formel comme josê.
Par ailleurs, le concept d’adulte peut s’associer à joshi comme
en 17, mais celui-ci offre toujours une image familière et dépourvue de nuance pesante relative à la maturité telle que la sexualité
ou le rôle de femme dans la famille, ce qui favorise la réception
des néologismes avec joshi (voir MATSUTANI 2012). Ainsi le mot
otona-joshi évoque-t-il un modèle de femmes qui sont matures
comme des adultes, mais qui vivent toujours comme se sentant
jeune, et cela de manière naturelle.
Ex. 17.
Otona-joshi ni ninki no nêru saron ! (<http://nail-college.com>,
14/8/2014)
« Salon de manucure populaire auprès des filles adultes ! »
CAS SIMILAIRES À LA NÉOLOGIE DE JOSHI
Pour finir, on peut relever d’autres cas similaires à la néologie de joshi. Premièrement, on s’intéresse à celle du mot otaku.
Son sens originel est péjoratif et offre une image négative d’amateurs d’animation et/ou de manga. Ensuite, cette catégorie a été
élargie pour couvrir tous les types d’amateurs passionnés de différents domaines. Ceci résulte de l’identification de différents
types d’otaku en tant que consommateurs, comme les erîto otaku
[otaku élite], dont les achats favorisent le développement du marché d’otaku constitué de divers domaines comme la musique
classique ou les sports. Et en même temps, la catégorie d’otaku
a été segmentée selon les domaines, ce qui entraîne la création
de néologismes avec otaku qui ne sont pas forcément péjoratifs.
Ainsi :
Ex. 18.
a. kuraota « amateur et connaisseur de musique classique »
b. sakkâ-otaku « amateur et spécialiste de football (spectateurs) »
Deuxièmement, nous nous penchons sur le rapport entre les
suffixes formateurs de néologismes zoku [groupe] et kê [genre].
Selon Nanba (2005), zoku maintient son sens lié à l’identification
des membres qui partagent les mêmes activités particulières alors
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Néologie sémantique de joshi et son mode de catégorisation des femmes
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que kê renvoie à un groupe ad hoc relatif à la valeur et au goût partagés chez les membres. Il souligne la tendance d’utilisation fréquente de kê et la productivité très faible de zoku dans les modes
de catégorisation des personnes.
Ex. 19.
a. Bôsô-zoku « Bande de jeunes (voyous) motards »
b. Karasu-zoku « Groupe de corbeaux (personnes qui s’habillent
en noir) »
Ex. 20.
a. Shibuya-kê « Personne du genre Shibuya (style casuel de
Shibuya) »
b. Eko-kê « Personne ou produit du genre écolo »
Il s’agit de deux mots différents, mais les critères de catégorie
induits par kê sont similaires à ceux de joshi dans les emplois néologiques en allant du concret (âge ou activités particulières) vers
l’abstrait (inclination).
La création de néologismes indiquant une catégorie de
personnes s’effectue constamment avec différents mots, qui renvoient à des critères fluides et qui facilitent une interprétation libre
selon les récepteurs, qui conviennent mieux à l’identité des cibles
dans le marketing.
CONCLUSION
Le sens de jeunesse assigné à joshi se traduit métaphoriquement dans le processus de sa néologie, et le mot renvoie à
des images de femmes familières, dynamiques et dissociées des
connotations négatives liées à la sexualité. Ces images conviennent
à différents domaines du marketing et sont diffusées largement.
Joshi permet d’effectuer la catégorisation des femmes en deux versants, hyperonymique et hyponymique. Le premier se traduit par
l’élargissement du champ référentiel pour intégrer différents types
de femmes (des jeunes filles aux femmes de tout âge). Joshi en
forme de « joshi-N » renvoie à des images synthétiques heureuses
de femmes qui provoquent une homosocialité. Le second consiste
dans la segmentation de la catégorie de femmes. La dénomination
de sous-catégories en forme de « N-joshi » est motivée par la stratégie du marketing et se propage à travers différents médias qui
fournissent des informations aux personnes ciblées.
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276
Nakajima Akiko
BIBLIOGRAPHIE
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BAZANTAY JEAN
CEJ-INALCO, Paris
QUELQUES REMARQUES SUR LES « QUALIFICATIFS
EN -YAKA » À TRAVERS LEUR UTILISATION
DANS LES MESSAGES PUBLICITAIRES 1
Nous nous intéressons ici à la classe morpho-lexicale des qualificatifs invariables (keiyôdôshi) d’origine japonaise se terminant par le suffixe -yaka (dorénavant « qualificatifs en -yaka »).
Ces termes présentent la particularité d’être abondamment
mobilisés dans des slogans publicitaires tels que « aji mo sugata
mo taoyaka » [Le goût et la forme sont délicats. (pâtisserie japonaise)], « hanayaka na kaori to maroyaka na ajiwai » [Bouquet
riche et rondeur en bouche (saké)]. En analysant le rôle que cette
classe de qualificatifs peut jouer dans la rhétorique argumentative
propre à la communication publicitaire, notre objectif est de réfléchir à l’utilisation des différentes ressources lexicales du japonais
dans la langue contemporaine.
LES « QUALIFICATIFS EN -YAKA » : QUELQUES CHIFFRES
Les qualificatifs invariables d’origine japonaise représentent environ 17 % de la classe des qualificatifs invariables
(HONG 2006 : 1). Parmi ceux-ci, la 5e édition du dictionnaire
Kôjien répertorie 104 occurrences se terminant par le suffixe
« -yaka », telles azayaka, hanayaka, sumiyaka, etc.
Malgré la centaine d’individus attestés, seulement 6 termes :
odayaka, nigiyaka, hanayaka, azayaka, sawayaka, yuruyaka
n’apparaissent dans le Frequency Dictionary of Japanese (TONO et
al. : 2013) recensant les 5 000 mots les plus fréquents de la langue
contemporaine. 95 % des membres de cette classe ne semblent
1. Cette recherche s’inscrit dans le cadre des activités du Projet 3 de
l’Axe linguistique du Centre d’études japonaises (CEJ) qui s’intéresse à l’évolution de la langue japonaise de 1955 à nos jours.
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Jean Bazantay
donc pas faire partie du vocabulaire fondamental des Japonais. Si
l’on élargit cette liste aux termes appartenant à des genres spécifiques (littéraires, juridiques, etc.) exclus de ce dictionnaire en raison de leur trop grande spécialisation, mais dont on trouve tout de
même plus de 50 occurrences dans le Basic Corpus Contemporary
Written Japanse (BCCWJ), on peut estimer à moins d’une trentaine (27 mots), le nombre de « qualificatifs en -yaka » utilisés
dans la langue contemporaine. Il s’agit évidemment d’une estimation approximative, mais elle montre qu’il s’agit aujourd’hui d’une
sous-classe fermée très restreinte.
aoyaka
azayaka***
ateyaka
adeyaka**
ikiyaka
iyayaka
iyoyaka
ôkiyaka
ôzawayaka
ôyaka
okashiyaka
odayaka***
odoshiyaka
otonashiyaka* omoyaka
karuyaka
karobiyaka
karoyaka**
kiwayaka*
kezayaka*
keyaka
shizuyaka
kaishinobiyaka kagoyaka
kirabiyaka**
kirayaka
kotokomayaka
komayaka**
sasayaka**
sawayaka***
shitoyaka**
shinayaka**
shinobiyaka*
shimeyaka*
sugayaka
sukuyaka
sukoyaka**
zushiyaka
suzuyaka**
subeyaka
sumiyaka1
sumiyaka2
suwayaka
sobiyaka
taoyaka**
takayaka
tashiyaka
tabuyaka
tariyaka
tawayaka
chîsayaka
chikayaka
tsutsumashiyaka** tsuzumayaka* tsuboyaka
tsumayaka**
tsuyayaka*
naeyaka
nagayaka
nagoyaka**
nadoyaka
nabiyaka
namayaka
namiyaka
nayayaka
nayoyaka*
nawayaka
nioyaka*
nigiyaka***
nikoyaka**
nihohiyaka
nodoyaka*
nobiyaka**
hadeyaka*
hanayaka***
hareyaka**
hikiyaka
hikuyaka
hisoyaka**
himeyaka*
hiyayaka**
hiyoyaka
hiroyaka*
hiwayaka
fukuyaka
fusayaka
futoyaka
heheyaka
hosoyaka
makotoshiyaka**
madoyaka
mameyaka*
maroyaka**
mijikayaka
misoyaka
minikuyaka
miyabiyaka*
mutsumayaka
monokezayaka monomameyaka
yutayaka
yuruyaka***
yoroshiyaka
wakayaka*
**
Doc. 1 : Liste des « qualificatifs en -yaka » répertoriés dans le Kôjien 2 (5e édition)
2. *** Qualificatifs répertoriés dans le Frequency Dictionary of Japanese
(TONO et al. : 2013)
** Qualificatifs présentant plus de 50 occurrences avec NINJAL-LWP for BCCWJ
* 1 ≤ nb d’occurrences < 50 (NINJAL-LWP for BCCWJ)
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Quelques remarques sur les « qualificatifs en -yaka »
VALEUR DU SUFFIXE « -YAKA »
Selon le Grand dictionnaire de la langue japonaise
(Shôgakukan), le suffixe « yaka » exprime « l’aspect, la manière
dont un phénomène se présente aux yeux ou à l’esprit ». Ôno
(2011) le considère comme un suffixe complexe qu’il décompose
en deux éléments : « ya » qui exprime une sensation douce (cf. :
nagoya) et « ka » qui exprime l’apparence (cf. : nodoka, komaka).
Cette double opération confère alors à « l’objet une impression ou
une sensation de douceur » (ÔNO 2011 : 1245).
Lors du processus dérivationnel, on passe donc de la qualité à
l’apparence adoucie de la qualité. Ce suffixe est proche du suffixe
« -raka » (cf. yawa-raka, aki-raka, sube-raka) qui se place néanmoins du côté de l’assertion fondée sur l’expérience directe alors
que « yaka » signale une plus grande distance sensorielle 3.
A l’époque archaïque (jôdai), « yaka » avait une capacité
compositionnelle beaucoup moins importante que « raka ».
Sakakura (1966 : 356-353) ne répertorie qu’un nombre limité de
« qualificatifs en -yaka » dans les sources les plus anciennes :
hanayaka, sasayaka, azayaka, amayaka, sayaka, takayaka,
tawayaka, nagayaka, namayaka, wakaya. Selon Sakakura (id.),
le nombre d’adjectifs formés à partir de « yaka » a augmenté à
partir du milieu de l’époque de Heian, époque où la culture de
Cour valorisait la douceur et l’impression subjective plutôt que
l’exactitude ou la précision visuelle. Les « qualificatifs en -yaka »
permettaient de qualifier de manière douce et sentimentale, non
pas l’objet en lui-même, mais l’impression conférée par celui-ci.
Le suffixe « yaka » était alors perçu comme une seule entité et non
plus comme une double suffixation.
Le recensement des occurrences dans le Genji monogatari confirme
le développement de ce lexique durant cette période. On y dénombre
alors en effet près de 800 occurrences 4 de « qualificatifs en -yaka ».
Les plus fréquentes (plus de 10 occurrences) sont les suivantes :
mameyaka (115)
komayaka (108)
hanayaka (98)
nodoyaka (77)
shinobiyaka (65)
shimeyaka (49)
kezayaka (46)
wakayaka (42)
azayaka (33)
nihoiyaka (17)
sahayaka (16)
sasayaka (13)
hiyayaka (13)
ateyaka (12)
monomameyaka (11)
Doc. 2 : Les principaux « qualificatifs en -yaka » du Genji monogatari
3. Très peu de termes peuvent prendre les deux suffixes : azayaka : vif, net
(couleur, apparence humaine, attitude) et azaraka : frais (poisson), plein de vie.
4. http://www2s.biglobe.ne.jp/~ant/genji/gnjsrch.cgi
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Jean Bazantay
D’un point de vue morphologique, ce suffixe s’adjoint à
une base nominale (hana ➠ hanayaka), adjectivale (karui
➠ karoyaka ; mame ➠ mameyaka) ; verbale (shinobu ➠ shinobiyaka ; suberu ➠ subeyaka) ou impressive (nayo ➠ nayoyaka)
(HONG 2006 : 3-7).
CORPUS DE TRAVAIL
Nous avons constitué un corpus de travail à partir de textes
publicitaires pour des produits de consommation appartenant aux
secteurs des produits cosmétiques (sous-corpus A), de whiskys
(sous-corpus B) et d’autres produits de « luxe » tels que des stylos,
des articles de maroquinerie, etc. (sous-corpus C). Celles-ci ont été
collectées empiriquement par l’examen de plusieurs centaines de
textes publicitaires dans des revues ou sur Internet.
La collecte aisée des données a confirmé notre intuition sur
l’emploi relativement abondant de cette classe de qualificatifs dans
des messages publicitaires. Au total, nous avons réuni un échantillon de 109 occurrences se répartissant comme suit :
Sous-corpus
A
B
C
Total
Nb. d’occurrences
59
36
14
109
Doc. 3 : Répartition du corpus de travail par sous-corpus 5
Dans cet échantillon, nous avons recensé 11 adjectifs, dont 3
appartiennent au vocabulaire de base. Pour les 8 restants, il s’agit
donc d’une forme de spécialisation 6 (voir doc. 4).
Sur le plan syntaxique, trois emplois retiennent l’attention :
– déterminant du nom (adj.+ na + N) : 82 occurrences ;
– déterminant du verbe (adj.+ ni +V) : 19 occurrences ;
– prédicat : 4 occurrences.
Il convient également de noter la construction « adj. + N » à
valeur dénominative (ex. : maroyaka gurasu)
5. Compte tenu de notre extraction empirique et des différences de
volume des textes publicitaires examinés suivant les genres, à ce stade, nous ne
pouvons en tirer des conclusions sur la fréquence relative par corpus. Néanmoins
les secteurs de la cosmétique et des spiritueux semblent être des terrains particulièrement fertiles.
6. Malgré l’échantillon assez limité, nous pensons avoir répertorié la
majorité des « qualificatifs en -yaka » que l’on peut rencontrer dans des textes
publicitaires pour ces produits.
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Quelques remarques sur les « qualificatifs en -yaka »
A
B
amayaka
2
1
azayaka
8
hisoyaka
karoyaka
8
kimekomayaka
6
maroyaka
4
7
odayaka
6
8
shinayaka
10
sukoyaka
4
tsuyayaka
11
total
Total
1
9
1
18
1
1
3
17
hanayaka
C
3
11
6
11
14
10
20
1
12
14
109
4
59
36
Doc. 4 : Liste des occurrences
Ci-dessous, nos observations se concentreront sur la distribution majoritaire (détermination du nom). Le tableau suivant inventorie les noms observés en position déterminée dans notre corpus.
Avec les réserves de rigueur compte tenu de la taille de notre corpus, on notera qu’il s’agit d’un nombre limité de termes. Autrement
dit, il semblerait que nous ayons affaire à des tournures plus ou
moins figées.
qualificatif
souscorpus
noms déterminés
amayaka
A/B
kaori
azayaka
A/C
pinku, iroai, iro
hanayaka
B/C
kaori
hisoyaka
C
aucun
karoyaka
A/B
kimekomayaka
A
tekusuchâ, kurîmu, kanshoku, hada
hada, shiagari, awa, awadachi
maroyaka
B/C
koku, ajiwai, shitsukan, kuchiatari, tacchi,
yoin
odayaka
A/B
kaori, bîto-kan, seijukukan, yoin
shinayaka
A/C
hada, tekusuchâ, pen, akusesari, korekushon
sukoyaka
A
tsuyayaka
A/C
aucun
hada, shiagari, kuchibiru
Doc. 5 : Collocations nominales (adj. + na +N)
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Jean Bazantay
RÔLE DE CES QUALIFICATIFS DANS LA RHÉTORIQUE « INFOPERSUASIVE » DU DISCOURS PUBLICITAIRE
Le message publicitaire alliant éléments d’ordre linguistique
et d’ordre figuratif est un ensemble complexe comprenant de multiples signifiés « activés » de manière complémentaire afin de persuader le public cible. En étant attrayant et suggestif, il utilise donc
le principe de perlocutivité. Selon Adam et Bonhomme (1997 :
141), cette visée persuasive du discours publicitaire se camoufle
derrière une rhétorique info-persuasive qui a trois fonctions :
– fonction référentielle (ou « informative ») : transmettre des
informations, communiquer un contenu.
– fonction émotive (ou « expressive ») : transmettre des contenus de valeur émotive et artistique.
– fonction conative (ou « phatique ») : transmettre des contenus pour attirer l’attention du récepteur ou l’induire à faire
quelque chose.
Dans cette rhétorique, Adam et Bonhomme (ibid.) insistent sur
l’importance des procédés info-persuasifs qui consistent à « argumenter en racontant » (id. : 132) ou à « argumenter en décrivant »
(id. : 125). L’information devient donc un argument de persuasion et, dans celle-ci, les qualificatifs qui indiquent des propriétés
constituent un élément central.
La « composante émotionnelle » concerne les arguments du
message publicitaire destinés à créer les émotions qui incitent à
l’achat. Ils peuvent être de différentes natures, et notamment de
l’ordre de l’évocation d’un plaisir sensoriel (parfum, goût, texture, etc.).
En informant tout en suscitant des émotions, les « qualificatifs en -yaka » semblent particulièrement propices à ce type de
construction émotionnelle. En effet, la majorité de ces qualificatifs
ne dénotent pas une qualité objective de l’objet mais, de manière
métaphorique, l’apparence ou plutôt l’évocation suggérée par celuici. Vérifions-le en comparant les emplois du qualificatif amai avec
son dérivé amayaka. Si l’on peut qualifier une pâtisserie d’amai
(sucrée), on ne peut pas la qualifier d’amayaka. En revanche, un
parfum pourra être qualifié d’amai (amai kaori) ou d’amayaka
(amayaka na kaori). Cela procède d’une création métaphorique
basée sur un croisement des sens du goût et de l’odorat. La différence entre ces deux termes est donc d’ordre qualitatif : amai est
de l’ordre de la qualité objective alors qu’amayaka est de celui de
l’apparence (ka) adoucie (ya). Le sentiment positif de délicatesse
relève de cette dimension « irréelle » d’amayaka par rapport à
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Quelques remarques sur les « qualificatifs en -yaka »
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amai qui est indiscutablement du côté « sucré ». Il en va de même
pour des expressions du type maroyaka na ajiwai (arrière-goût
arrondi, « rondeur en bouche »), karoyaka na tekusuchâ (texture
légère), etc.
La plupart de ces qualificatifs sont ainsi à la croisée de plusieurs sens et ces métaphores synesthétiques sont particulièrement
propices à susciter un effet locutoire. Par ailleurs, en fonctionnant comme un atténuateur, le suffixe -yaka permet de gommer la
composante négative de la qualité. Si amai, karui, yurui, komakai
peuvent avoir une connotation négative, il n’en est rien d’amayaka,
karoyaka, yuruyaka, komayaka.
Par cet effet atténuateur du suffixe, ces termes renvoient à
des concepts esthétiques particulièrement appréciés des Japonais
comme la légèreté ou la sobriété 7.
La construction émotionnelle repose ainsi sur un certain nombre de références socioculturelles. Celles-ci n’étant pas
immuables, un autre élément à prendre en compte est le rapport
entre l’évolution du discours publicitaire et celle des valeurs de
la société. Sur la forme, Larminaux (2010) insiste sur le caractère hybride et mimétique du discours publicitaire. La stratégie
de persuasion se fonde ainsi sur l’imitation d’autres genres. Par
les figures de style qu’elle met en œuvre (métaphore, allitération,
synonymie, etc.), la publicité emprunte notamment beaucoup au
genre poétique. Ce point est à mettre en relation avec l’appartenance des « qualificatifs en -yaka » à la langue poétique comme
le montre clairement leur répartition par sous-corpus de genre sur
NINJAL-LWP for BCCWJ 8.
CONNOTATIONS PROPRES AUX SIGNIFIANTS
Pour terminer, suivant l’approche de Kerbrat (1985), intéressons-nous brièvement aux connotations pouvant être suscitées par
les signifiants eux-mêmes.
La longueur de l’image acoustique de ces qualificatifs retient
d’abord l’attention. Celle-ci est en partie le résultat des opérations
de suffixation dont il a été question précédemment. Dans leur
forme déterminante qui nous intéresse ici, ces différents qualificatifs sont des mots composés de suites de 5 syllabes (amayakana, azayaka-na) à 7 syllabes (kimekomayaka-na) de longueur
7. On notera également un certain « floutage » caractéristique d’un mode
d’expression japonais.
8. http://nlb.ninjal.ac.jp
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284
Jean Bazantay
identique. Dans le lexique japonais, ce répertoire se démarque nettement des mots d’origine chinoise caractérisés par un nombre de
syllabes plus court et la présence de nombreuses voyelles longues.
La répétition de la voyelle /a/ est une autre caractéristique de
ces qualificatifs. Il s’agit d’ailleurs de l’unique voyelle pour un certain nombre d’entre eux : hanayaka, amayaka, azayaka, sasayaka,
sawayaka, etc. Dans un lexique où apparaissait majoritairement
la voyelle /a/, ce phénomène est accentué par la combinaison du
suffixe « yaka » avec la forme déterminante « na ». Sur la base des
travaux d’Ôno (1980), Labrune (2006 : 71) rappelle que la voyelle
/a/ présente la fréquence la plus élevée en japonais archaïque,
contrairement au japonais moderne où la répartition est plus équilibrée entre les cinq voyelles. D’autre part, du fait de leur prosodie
spécifique, ces termes sont immédiatement identifiés comme étant
des wago. Pour ces raisons, on peut émettre l’hypothèse qu’ils
connotent le message en l’inscrivant dans le registre de la langue
littéraire classique.
Le choix de la transcription idéographique ou syllabaire n’est
pas non plus sans incidence sur la construction du sens et l’opération de référenciation. Par sa dimension iconique, le signifiant
idéographique permet un accès direct au signifié conceptuel alors
que, dans le cas de la transcription syllabaire, l’accès au sens passe
par l’articulation syllabique. En d’autres termes, la transcription en
kana est sémantiquement vide alors que le kanji renvoie immédiatement à un sens spécifique. Dans certains cas, l’existence de deux
caractères possibles (hanayaka) autorise un jeu encore plus subtil :
si le caractère habituellement utilisé renvoie à un signifié ayant une
connotation de « faste », « richesse », le choix de le transcrire avec
le kanji plus simple de la fleur portera également un sens.
L’idéogramme renvoie donc à un concept sémantique général non grammatical, mais, avant cela, par leur aspect, un certain nombre de caractères utilisés pour transcrire les « adjectifs
en -yaka » constituent déjà des signifiants particuliers. Il s’agit en
effet parfois de caractères assez rares appartenant à un registre littéraire. Par ailleurs, dans certains cas, leur aspect général sophistiqué (艶) peut renvoyer à une idée de richesse et s’accorder au
message général. Le signifiant idéographique est donc porteur, par
lui-même, de nombreuses connotations qui peuvent être mobilisées à des fins argumentatives et qu’il serait intéressant d’explorer
plus attentivement.
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Quelques remarques sur les « qualificatifs en -yaka »
285
CONCLUSION
Nous nous sommes limité ici à trois types de produits,
mais, si l’on étend un peu le champ d’investigation, on rencontre
de nombreux autres « qualificatifs en -yaka » dans les discours
publicitaires : nagoyaka (restauration, hôtellerie), hareyaka,
yuruyaka, suzuyaka (vêtements), sawayaka (boissons), nobiyaka,
taoyaka, etc.
Le fonds lexical autochtone que constituent ces qualificatifs
d’origine japonaise permet une référence à la tradition qui, dans la
société japonaise d’aujourd’hui, fonctionne comme une référence
positive. En effet, si les katakana étaient particulièrement prisés
dans les années 1960 pour l’impression de nouveauté et de modernité qu’ils pouvaient conférer (NINJAL : 2006), dans le contexte
d’aujourd’hui, c’est inversement dans le lexique traditionnel que
l’on trouve une certaine fraîcheur 9. C’est en ce sens que ce registre
nous semble avoir acquis une fonction d’embellissement du discours dans la rhétorique publicitaire.
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« Gairaigo to gendai shakai » [Mots d’origine étrangère et société contemporaine], Shin kotoba series, no 19, Tachikawa, 2006.
9. Cette hypothèse nécessiterait d’être corroborée par l’examen d’un
corpus publicitaire pour des produits similaires à des périodes antérieures
(années 1960, 1980).
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Jean Bazantay
ÔNO, Susumu. Koten kisogo jiten [Dictionnaire des mots fondamentaux de
la langue classique], Tôkyô, Kadokawa Gakugei Shuppan, 2011.
SAKAKURA, Atsuyoshi. Go kôsei no kenkyû [Recherches sur la structure
lexicale], Tôkyô, Kadokawa shoten, 1966.
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TONO, Yukio et al. A frequency dictionary of Japanese: core vocabulary for
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DICTIONNAIRES
Kôjien, 5e édition, Iwanami shoten, 1998.
Nihon kokugo daijiten, 1re édition, Shôgakukan, 1972.
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RELIGIONS
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YANNICK BARDY
CEJ-INALCO, Paris
PATRONAGE D’ÉTABLISSEMENTS RELIGIEUX :
STRATÉGIES SOCIALES DE NOTABLES LOCAUX
DURANT L’ÉPOQUE D’EDO (1600-1868)
Dans le Kinai de l’époque d’Edo, les villages étaient issus du
démantèlement (murakiri) des communes médiévales (sô) qui couvraient auparavant des territoires bien plus vastes. Imposé par les
autorités au fil des cadastres successifs, ce découpage prit près
de cinquante ans (YAMASHITA 2003) et impliqua la mise en place
d’une nouvelle administration villageoise, généralement confiée
à des notables locaux. Pour eux, cela représente souvent une
légitimité supplémentaire, qui peut les aider à contrebalancer le
pouvoir d’organisations anciennes comme les assemblées de sanctuaires, miyaza, fondées sur d’autres logiques (HADA 2011). Mais
la période de transition donne l’opportunité à d’autres de s’emparer
de positions localement importantes dans le cadre de ces nouvelles
administrations, tout en justifiant leur position par une situation
antérieure, parfois inventée (YOSHIDA 2000).
Ces villages de l’époque d’Edo sont donc avant tout des créations à visée économique (collecte de l’impôt) et de contrôle (premier étage de la justice, contrôle administratif, etc.), qui finissent par
s’imposer comme un des cadres de la vie quotidienne. Pourtant, les
études récentes (IR1 2005) montrent que derrière ce cadre subsistent
des réseaux dont certains semblent liés aux territoires des anciens
sô. On peut compter parmi ces subsistances, les organisations de
fidèles de certains sanctuaires shintô liés à plusieurs de ces nouveaux villages. Les communautés ainsi formées dépassent donc les
limites des institutions administratives officielles, ignorant tant les
frontières villageoises que celles des fiefs et territoires shogounaux 1.
1. Par exemple, sept villages sont regroupés autour du sanctuaire Kasuga
de la vallée Ikeda en Izumi. Or, à partir du milieu du XVIII e siècle, ils sont répartis sur trois territoires différents : le fief de la maison Hitotsubashi, celui la maison Shimizu et celui de la seigneurie de Sekiyado.
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Yannick Bardy
Aussi est-il nécessaire d’étudier ces groupes de villages et les
rapports qu’ils entretiennent entre eux ou avec les autorités, y
compris religieuses, au travers de leurs liens à leur sanctuaire
commun, et de comprendre ainsi les réseaux de sociabilité que ces
rapports dessinent.
Cette superposition d’un maillage officiel nouveau et d’un
ancien réseau de sociabilité diffus va donner aux groupes sociaux
et aux élites rurales des moyens de conserver leur position ou de
l’améliorer. Au sein de ces réseaux émergent des figures particulières, des notables, qui possèdent une influence voire une véritable autorité sur tout ou partie du territoire. Parmi eux, certains se
lient à un établissement religieux, et lui apportent à la fois soutien
financier et assistance en cas d’ennuis judiciaires. Dans le cas d’un
temple bouddhique, ce patronage est aussi l’assurance d’un débouché possible pour un des enfants de la famille ou d’une famille
proche, qui sera placé en apprentissage auprès du moine. Mais
quels sont les autres avantages que ces notables retirent de cette
position, coûteuse et parfois soumise aux aléas judiciaires ? Pour
apporter un début de réponse à cette question, nous allons nous
intéresser à deux cas de la province d’Izumi, au sud d’Ôsaka, tout
d’abord celui de la famille Onobayashi, chef du village (shôya)
Onoda, et ses liens particuliers avec la société locale au travers de
son rapport au religieux. Puis celui de la famille Furuya, adjoint au
chef de village (toshiyori) de Hineno, qui soutient l’un des principaux sanctuaires de la province : l’Ôiseki-jinja.
La vallée Yokoyama d’Izumi abrite une douzaine de villages qui,
à l’exception de trois d’entre eux, se répartissent en deux ensembles 2
appelés Kaminogô (« Pays du Haut »), centré sur le Kaminomiya
(« Sanctuaire du Haut »), sanctuaire commun à deux villages, et
Shimonogô (« Pays du Bas »), regroupant sept villages honorant en
commun les divinités du Shimonomiya (« Sanctuaire du Bas »).
Dans les premières décennies de l’époque d’Edo, alors que les
cadastres se suivent et fixent peu à peu les limites des villages, deux
habitants de cette vallée sortent du lot : Yohei d’Onoda (Shimonogô)
et Tôsaemon de Butsunami (Kaminogô). Appelés « shôya de la
vallée », ils sont chargés ensemble de la collecte de l’impôt dans
le « village Yokoyama », expression désignant l’ensemble de la vallée, chacun dans le pays au sein duquel il réside (YAMASHITA 2003 :
163). Ces deux personnages étaient probablement des descendants
des Yokoyama, ancienne famille de noblesse guerrière qui avait fait
de cette vallée dont ils prirent le nom leur territoire.
2. Sur les liens entre ces deux communautés, on pourra se reporter à
notre article : Bardy 2014b.
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Yohei est l’ancêtre de la famille Onobayashi, qui a donné les
shôya du village d’Onoda tout au long de la période d’Edo. Au
XVIII e siècle, ses descendants apparaissent également comme chefs
de l’assemblée du sanctuaire villageois, une position probablement
héréditaire. Or à ce titre, ils occupent régulièrement celle de chef
de l’« assemblée du Sud » qui est l’une des deux subdivisions de
l’assemblée du sanctuaire Shimonomiya.
Dans la résidence des Onobayashi se trouve un entrepôt abritant des objets rituels associés au bouddhisme, et notamment
les six cents rouleaux du Sutra de la Perfection de la Sagesse,
le Daihannya-kyô. Or dans ces temps de syncrétisme shintôbouddhique où la principale divinité honorée dans la vallée est
alors Gozu-tennô 3, des cérémonies d’ouverture des rouleaux
du Daihannya-kyô ont lieu régulièrement au Shimonomiya.
Concernant les cérémonies exceptionnelles, un règlement interne de
l’assemblée du sanctuaire daté de 1716 indique que ces cérémonies
seront menées par deux moines dont l’un viendra du Shôfuku-ji,
temple d’Onoda. De même, à l’occasion des cérémonies exceptionnelles d’appel de la pluie, amagoi, les répétitions des danses se font
dans le même temple. Ce statut particulier de ce temple d’Onoda est
probablement lié à la position privilégiée de ce village, elle-même
due à son chef qui conserve dans sa résidence les rouleaux du sutra
(BARDY 2014b).
Par ailleurs, une dispute éclate autour des cérémonies bouddhiques entre 1762 et 1765. L’objet de cette querelle est de savoir
qui du temple Kanjizai-ji du village de Kuki, ou du Manzô-in
du mont Amano 4, a le privilège d’exécuter les cérémonies bouddhiques au sanctuaire. Or, si à l’origine elle ne semble concerner
que les deux temples, très vite les villageois paraissent se diviser.
Cependant, les lignes de partage ne sont pas nettes : il ne s’agit
pas d’un groupe de villages contre un autre, schéma de dissensions classiques que le fonctionnement normal de l’assemblée du
sanctuaire permet de traiter. Dans le cas présent, les deux temples
sont soutenus par deux groupes formés des proches – voisins ou
familles – des patrons, kyûri, de ces établissements. Concernant
le Manzô-in, le kyûri est, là encore, la famille Onobayashi, mais
3. Divinité honorée dans les sanctuaires de Gion et très populaire durant
l’époque d’Edo.
4. Sur le mont Amano se trouve un complexe bouddhique formé de plusieurs temples et ermitages, rassemblés autour du Bodai-in. Le Kanjizai-ji, qui
se trouve dans la vallée, est lui-même subordonné à l’un des temples du mont
Amano. Les temples de ce complexe dépendent de l’école Shingon de la branche
de l’Omuro-Gosho. A noter que le village d’Onoda est adossé au mont Amano
sur lequel se trouve le Manzô-in, ce qui peut expliquer le lien entre ce temple et
le shôya Onobayashi.
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le groupe qui se forme pour soutenir les prétentions du temple
n’est pas composé uniquement de gens du village : des habitants
d’Oka et de Kuki s’y associent. Ce patronage a donc permis à cette
famille de tresser un réseau relationnel portant sur plusieurs villages et dont le noyau est constitué de voisins et de membres plus
ou moins éloignés de la famille.
La protection – certains diraient « possession » – des sutras
utilisés dans les cérémonies du sanctuaire du pays installe la
famille Onobayashi dans une position particulière, liée au sacré,
sans pour autant qu’elle ait une charge religieuse. La position prépondérante de son chef dans l’assemblée du sanctuaire villageois
lui donne un levier supplémentaire sur le village, s’ajoutant à ceux
liés à l’office de shôya, tout en lui permettant de participer aux
assemblées du sanctuaire de pays à l’une des places les plus importantes. Enfin, son patronage d’un des grands temples des environs
lui permet de se positionner dans un autre cercle relationnel dépassant les simples limites villageoises : celui des « familles proches
du kyûri ». Ainsi, un notable dont la fonction est civile et non religieuse s’appuie sur des éléments religieux et des subsistances de
la société médiévale pour maintenir ou améliorer le statut de sa
famille au cœur du pays.
Si le patronage de temples bouddhiques par des particuliers
laïcs est fréquent dans la partie centrale du Japon, il arrive aussi
que les sanctuaires shintô bénéficient d’un tel rapport avec un personnage particulier, en dehors des assemblées du sanctuaire ou
autre forme de gestion organisée par les villageois. C’est le cas du
sanctuaire Ôiseki de Hineno dans le sud de la province d’Izumi,
sanctuaire parmi les plus anciens de la province, intégré au réseau
des « cinq sanctuaires » (gosha) reconnus par la Cour depuis
l’époque Heian. Auparavant, le sanctuaire comptait plusieurs
prêtres de divers rangs en plus de quelques moines bouddhistes
et possédait des terres, mais lors de la guerre entre les forces de
Hideyoshi et celles du Negoro-ji en 1585, le sanctuaire voit sa
situation changer. Au cours des combats, les bâtiments sont brûlés,
à la suite de quoi le prêtre héréditaire choisit de suivre les armées
de Toyotomi Hideyoshi et on rapporte que ses exploits lui ont valu
de devenir daimyô dans l’Ouest, laissant le sanctuaire sans prêtre.
La même année Hideyoshi confisque les terres que Nobunaga
avait octroyées au sanctuaire, peut-être une mesure de rétorsion
contre certains notables locaux qui avaient pris fait et cause pour
le Negoro-ji. Son fils, Hideyori, financera bien la reconstruction
des bâtiments principaux, mais au début de la période d’Edo il n’y
a plus de desservants shintô et il ne reste plus que deux monastères
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bouddhiques dans l’enceinte, l’un des moines se chargeant d’une
partie des rites, tandis que les chefs de l’assemblée de sanctuaire,
composée d’habitants des quatre villages les plus proches, accomplissent chaque année des cérémonies simplifiées. Cette situation
évolue au début des années Kanbun (1661-1672) lorsque le seigneur
de Kishiwada fait don de rizières et que le balayeur de l’enceinte
est désigné prêtre par l’assemblée du sanctuaire.
Toutefois, ce sanctuaire ancien prétendait à des terres que
Nobunaga lui aurait confisquées et, vers 1702, trois des sanctuaires du réseau des « cinq sanctuaires » (gosha) rédigent une
plainte à destination des autorités d’Edo 5, dont le sanctuaire
Ôiseki, représenté par le moine du Jigen-in et un jinin, Furuya
Rokuemon. Ce titre désigne un individu au service d’un prêtre ou
d’un sanctuaire. Or, ce Furuya Rokuemon est également le descendant direct de celui qui avait fait déménager une famille de
miséreux dans l’enceinte, lui faisant accorder un petit salaire en
échange de l’entretien de l’enceinte et des bâtiments, puis qui avait
proposé d’en faire le nouveau prêtre du sanctuaire. Cet ancêtre
apparaît dans les documents comme sewanin, « responsable ». Par
ailleurs, la famille Furuya est une très ancienne famille de Hineno
dont des traces remontent à la fin du XVI e siècle, et qui avait accaparé un des offices de toshiyori, adjoint du shôya. Il est donc peu
probable qu’il faille le considérer comme hiérarchiquement inférieur au prêtre.
De 1791 à 1804, celui-ci se lance dans une dispute, afin de
s’émanciper de la domination du moine du Jigen-in et d’obtenir
la mainmise sur les rites du sanctuaire (BARDY 2014b). Lorsque
cette querelle s’achève, la maison Yoshida 6 renouvelle l’adhésion
du prêtre à son organisation, attribue une patente de bettô, moineintendant, au Jigen-in, et une autre de jinin à Furuya Rokuemon, le
reconnaissant ainsi officiellement comme un prêtre de rang inférieur du sanctuaire Ôiseki, titre accompagné de la description de
rituels de purification propre aux Yoshida. Quelques années plus
tard, lorsque le successeur de Rokuemon devra renouveler cette
adhésion, le prêtre s’y opposera car les Furuya n’accomplissent
aucun rite : selon lui, ils ne sont pas prêtres, mais ne veulent que le
titre et l’influence qui l’accompagne 7. Il n’aura pas gain de cause et
la patente sera renouvelée. Ainsi, les Furuya se voient reconnaître
leur position privilégiée par rapport au sanctuaire au travers d’un
5. Documents Furuya, 1 – 46.
6. Les Yoshida étaient, avec les Shirakawa, l’une des deux familles de
cour s’étant vu confier par le bakufu l’organisation et le contrôle des prêtres
shintô pouvant exercer en tenue de cour.
7. Documents Furuya, 2 – 38.
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titre officiel de religieux, tout en accaparant une position laïque
d’administrateur villageois, jouant ainsi le rôle de pont entre ce
sanctuaire de province important et les quatre villages qui lui
sont liés. Cette position est même en quelque sorte confirmée vers
la fin de la période, lorsque le fief de Kishiwada confère à cette
famille le droit d’utiliser son nom et de porter les sabres dans les
occasions officielles, et lui reconnaît le rang de shôya, bien qu’elle
n’en ait pas la fonction.
Ainsi, certains notables locaux sont proches de certains établissements religieux. Cette position peut leur accorder des avantages très concrets, comme un débouché possible pour l’un des
enfants de la famille dans le cas d’un temple bouddhique, ou
un avantage en termes d’influence sur les populations locales.
Cependant, cette position n’est pas faite que d’avantages : avec elle
viennent des responsabilités et les ennuis qui les accompagnent.
A partir de 1799, le sanctuaire Ôiseki se voit contester la propriété d’un petit territoire autour de son tabisho 8 situé à l’extérieur des quatre villages. Les villageois se liguent et portent plainte
contre le village incriminé, mais cette dispute intervient alors que
celle opposant le prêtre au moine du Jigen-in bat son plein et ne
s’achèvera qu’en 1804. Les villageois se retrouvent donc avec deux
querelles à régler. Seulement, le village adverse n’appartient pas
au même seigneur et comme il s’agit d’une dispute territoriale, elle
doit être traitée par les plus hautes instances du shogunat. Ce processus implique d’abord d’aller plaider sa cause auprès du préfet
à Ôsaka, puis de faire venir un cartographe de Kyôto et d’établir
plusieurs cartes, montrant les prétentions de chacune des parties,
et enfin d’accueillir des officiers shogunaux sur le terrain. Autant
dire qu’il est long et extrêmement coûteux puisqu’il faut à chaque
fois payer des frais de voyage et d’hébergement, et ce d’autant plus
que le village adverse n’en démord pas : la dispute, avec ses rebondissements, durera jusqu’en 1820 9.
Or cette même période est extrêmement difficile pour les villages concernés, car les premières années du XIX e siècle voient
s’enchaîner les mauvaises récoltes. Alors qu’ils doivent s’occuper
de deux querelles autour du sanctuaire, les villageois peinent à
payer l’impôt annuel, le nengu. Comme à l’ordinaire, les officiers
villageois s’en sont acquittés à la place de ceux des villageois qui
ne pouvaient s’acquitter de leur part d’impôt. Or, en plus de cet
impôt, en 1807 le fief de Kishiwada a demandé à la population de
lui prêter de l’argent, emprunt forcé qui n’est rien d’autre qu’une
8.
9.
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Sanctuaire secondaire qui sert de destination à la procession annuelle.
Document Furuya, 7 – 137.
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forme d’imposition ponctuelle, fréquente à cette période. Pour s’acquitter de toutes ces charges, les administrateurs villageois ont dû
multiplier les emprunts portant sur de fortes sommes. Et malgré
les demandes, le fief refuse de revoir ses exigences à la baisse.
Ainsi, à peine huit ans après le début de la querelle, les villages
sont déjà financièrement exsangues 10.
Et si les impôts sont avancés par les officiers villageois, les
frais liés à la gestion et à la protection des intérêts du sanctuaire
le sont également, au travers d’un autre emprunt. Aussi, ils se
retrouvent vite incapables de rembourser le principal de la dette, ne
s’acquittant qu’à grand-peine des intérêts. Dans le village de Hineno
dont le chef de la famille Furuya est l’un des toshiyori, les officiers
villageois ont finalement obtenu en 1815 que cette dette soit apurée
en obtenant des prêteurs qu’ils abandonnent les intérêts, le principal
devant être remboursé en partie par la vente d’arbres coupés dans
les forêts du sanctuaire 11, et en partie par la redistribution de cette
somme entre les sous-divisions de l’assemblée du sanctuaire 12.
Cependant, durant près de vingt ans, les officiers villageois ont
dû supporter une situation financière critique et si à cette situation
on ajoute la grande famine de l’ère Tenpô qui survient entre 1822
et 1839, il n’est pas étonnant que les finances de la famille Furuya
ne se soient pas encore rétablies en 1856. Ce qui l’est, en revanche,
est que, malgré les droits récemment octroyés par le seigneur
et prouvant la place particulière de cette famille dans la société
locale, elle est semble-t-il l’une des seules à avoir autant souffert.
Peut-on y voir la marque d’un investissement financier plus fort
dans ces disputes ?
Cette année-là ont eu lieu des discussions pour le renouvellement de l’affiliation aux Yoshida par l’héritier de la famille
et celui-ci demande expressément à ce que le coût soit revu à la
baisse, car il n’a pas les moyens financiers de payer les frais afférents à un renouvellement de patente. Mais même si la somme sera
effectivement moindre, il lui faudra tout de même aller à Kyôto,
et payer plusieurs intermédiaires, des cadeaux et des vêtements
spécialement pour l’occasion. Qui plus est, peu de temps après, il
recevra une demande d’aide au financement du voyage du chef de
la maison Yoshida à Kyôto. En termes d’influence et de protection,
l’affiliation à une organisation comme celle des Yoshida est un
avantage au niveau local, mais elle n’est pas sans inconvénient : les
dépenses peuvent s’avérer particulièrement problématiques pour
une famille appauvrie mais souhaitant néanmoins tenir son rang.
10. Idem.
11. Document Furuya, 7 – 143.
12. Document Furuya, 7 – 140 et autres.
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Dans ces lignes, nous avons présenté les cas de familles
d’administrateurs de village qui jouent des rôles particuliers en
matière de religion. Le premier exemple nous montre une famille
qui assure la conservation des rouleaux du Daihannya-kyô et
des objets de cultes liés aux cérémonies annuelles ou exceptionnelles d’un sanctuaire de pays, et dans les deux cas, ces familles
entretiennent des rapports de patronage avec un sanctuaire ou un
temple. Elles conservent également une place importante dans
l’assemblée du sanctuaire. Ces diverses positions ne sont pas
liées à l’administration seigneuriale et conféraient à ces familles
une influence certaine sur leurs communautés, influence qui est
le marqueur de la subsistance durant les deux siècles et demi
de la période d’Edo, d’un tissu social ancien, datant de l’époque
médiévale.
Jouant de cette autorité qu’elles ont su maintenir voire affermir tout au long de la période, ces familles ont pu maintenir leur
rang. L’obtention et le maintien d’une position d’influence d’ordre
religieux et traditionnel étaient donc pour elles un pan entier
de leur stratégie de préservation de leur place dans les sociétés
locales. Pourtant, cette stratégie n’est pas sans risque : les responsabilités afférentes tant à la position de patron du sanctuaire qu’à
la charge d’officier villageois ont contribué à affaiblir durablement l’une de ces familles à partir du début du XIX e siècle jusqu’à
la fin de la période.
RÉFÉRENCES
Documents de la famille Katsuragi de Shimonomiya et de la famille Ikebe
de Kuki, conservés au bureau d’historiographie de la municipalité d’Izumi.
Documents de la famille Furuya de Hineno et du temple Jjigen-in, conservés au musée d’Histoire de la municipalité d’Izumi-sano.
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à paraître.
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HADA Shin.ya. Kinsei sonraku ni okeru shakai chitsujo no kakuritsu
to tenkai : Senshû Izumi-gun Ikeda-dani (to) Matsuo-dani wo taishô toshite
[Fondation et développement des règles de société des villages de l’époque prémoderne : à partir des vallées Ikeda et Matsuo du district d’Izumi dans la province d’Izumi], Thèse de doctorat déposée à l’université Kwansei Gakuin, 2011.
YAMASHITA Sôichi. « Kinsei Yokoyama-dani no za to sonraku – Butsunami
to Tsubo.i ryôson tachi-ai Gozutennô-sha to chiiki shakai » [Villages et za de
la vallée Yokoyama à l’époque d’Edo – Société locale et sanctuaire Gozutennô
commun aux villages Butsunami et Tsubo.i], dans Izumishi-shi kiyô dai
hasshû – Makio-san to Yokoyama-dani no chôsa kenkyû [Bulletin d’histoire de
la municipalité d’Izumi, vol. 8 – enquête et recherches sur le mont Makio et la
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YOSHIDA Yuriko. Heinô-bunri to chiiki-shakai [Sociétés locales et séparation entre guerriers et paysans], Ed. Asekurashobô, Tôkyô, 2000.
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MARTIN NOGUEIRA RAMOS
CRCAO, Paris
LE RÔLE DES CONFRÉRIES DURANT LES PREMIÈRES
ANNÉES DE LA PROSCRIPTION DU CATHOLICISME :
LE CAS DU FIEF DE SHIMABARA
Vers 1600, l’Eglise catholique comptait environ 300 000 convertis dont les deux tiers se trouvaient sur l’île de Kyûshû. Des fiefs de
cette île étaient, en partie ou totalement, acquis au catholicisme par
suite de la conversion de plusieurs seigneurs. Cependant, en 1614,
le shogunat fait interdire sur tout le territoire la pratique du catholicisme et procède à l’expulsion des missionnaires. La majorité des seigneurs catholiques abjure et la chrétienté est coupée de son clergé 1.
A Shimabara, une région qui se situe à proximité de Nagasaki,
l’adhésion en masse au catholicisme remonte à la conversion en
1576 de son seigneur Arima Yoshisada (1521-1577), puis du fils de
ce dernier, le célèbre Arima Harunobu (1567-1612). Celui-ci essaye
d’imposer la religion des missionnaires. Rapidement, un nombre
important de ses sujets adopte le catholicisme (LAURES 1954 :
99-100). La situation de cette communauté chrétienne change
brusquement en 1612. Arima Harunobu est condamné à mort par
le shogunat, pour une affaire de corruption (BOXER 1993 : 314315). Son fils récupère le fief, abjure et exige que ses vassaux en
fassent de même. Les récalcitrants sont exécutés. La répression est
telle que le shogunat, craignant les débordements, décide en 1614
de déplacer la famille Arima dans un fief de la côte est de Kyûshû.
Beaucoup de vassaux, qui sont souvent à la tête des confréries et
des villages, préfèrent rester dans leurs terres plutôt que d’accompagner leur seigneur (EBISAWA 1981 : 186).
Les confréries sont des associations pieuses de laïcs qui
apparaissent au XII e siècle en Italie. Il en existe différents types,
mais toutes encouragent la solidarité matérielle et spirituelle du
groupe. Elles visent à l’approfondissement de la foi et à la pratique
1. Pour une présentation générale de l’histoire du catholicisme japonais,
on peut consulter, en anglais, BOXER 1993 et, en japonais, GONOI 1990.
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Martin Nogueira Ramos
de la charité. En Occident, il faut distinguer la confrérie médiévale, dominée par les structures de convivialité – la participation
obligatoire au banquet en est le meilleur symbole –, de la confrérie moderne. Si, dans la seconde, la solidarité matérielle n’est pas
absente, la solidarité spirituelle et le perfectionnement individuel y
sont prépondérants. Les confréries nées de la Contre-Réforme ne
concernent bien souvent qu’une minorité de fidèles et sont étroitement contrôlées par le clergé 2.
Il existe assez peu d’études sur l’implantation des confréries 3 au
Japon durant la première évangélisation. Kawamura Shinzô a consacré
une étude aux confréries de la région de Bungo (KAWAMURA 2003).
Cette région du nord-est de Kyûshû, placée sous le contrôle du seigneur catholique Ôtomo Sôrin (1530-1587), est l’une des places
fortes des jésuites. L’historien japonais estime que les confréries ont
permis l’enracinement du catholicisme dans la société locale.
Dans cet article, nous présenterons les premiers résultats de
nos recherches sur les confréries dans le fief de Shimabara, région
sur laquelle nous disposons d’une vaste documentation occidentale
et japonaise. Notre propos sera développé en trois temps. Il sera
d’abord montré que durant la période de proscription le rôle des
missionnaires est finalement assez secondaire dans le maintien de
la pratique du catholicisme. Ensuite, nous détaillerons le fonctionnement des confréries. Enfin, nous nous interrogerons brièvement
sur leur rôle lors de la révolte de Shimabara (1637-1638).
UNE CHRÉTIENTÉ SANS MISSIONNAIRES
Le manque de missionnaires est une constante de la mission
du Japon depuis les origines. Au début de la répression, la situation empire, car le clergé est la cible prioritaire des autorités. En
novembre 1614, il ne reste plus que 43 missionnaires dans l’Archipel. Ce chiffre va en diminuant dans les années qui suivent. Le dernier missionnaire de la Compagnie de Jésus est exécuté en 1644 4.
Les missionnaires étaient essentiellement présents dans les régions
anciennement christianisées et déjà bien organisées. En 1618, par
exemple, cinq jésuites sont dans la péninsule de Shimabara 5.
2. Sur les confréries occidentales du Moyen Age et de l’époque moderne,
voir FROESCHLÉ-CHOPARD 2007.
3. Dans les sources japonaises, les confréries sont appellées kumi ou
confuraria. Ce dernier terme est une translittération du portugais confraria.
4. Pour une étude sur les effectifs jésuites durant la proscription, voir
SCHÜTTE 1968 : 348-366.
5. Jap.Sin. 35, f o 81-82v, 25 février 1618.
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Les missionnaires qui se trouvent dans des bastions catholiques ont peu de déplacements à effectuer. Le jésuite portugais,
Mattheus de Couros (1568-1633 ?), écrit en 1623 que sa région d’attribution, le sud-est de la péninsule de Shimabara, a une dimension
de deux lieues de long pour une de large, soit environ 50 km2 6.
Au contraire, les jésuites en poste dans des régions peu christianisées doivent souvent parcourir de très longues distances. Dans les
deux situations, la tâche est éprouvante. A Shimabara, les jésuites
doivent gérer la vie sacramentelle de plusieurs milliers de catholiques. En octobre 1621, Couros dit avoir à sa charge 3000 catholiques 7. Cinq ans plus tard, alors que plusieurs de ses confrères ont
été arrêtés et mis à mort, ce chiffre a triplé 8.
Dans les campagnes, les missionnaires peuvent s’appuyer
sur un nombre important de personnalités catholiques appelées
kanbô 9. Au début du XVII e siècle, ceux-ci étaient environ 200. Le
terme kanbô vient du bouddhisme zen. Il désigne une personne
en charge de l’entretien et de la protection d’un temple. Dans la
chrétienté japonaise, leur rôle est d’entretenir l’église dont ils ont
la charge, enseigner les rudiments de la doctrine aux enfants, rassembler les fidèles le dimanche et les jours de fête pour prier, faire
la lecture publique des ouvrages de doctrine, baptiser les enfants
et les mourants et préparer les malades et les personnes âgées à
affronter la mort. Ils sont d’un statut social élevé dans la société
locale. Après 1614, leur rôle évolue : ils ont un droit de regard sur
l’organisation des confréries, font des tournées dans les villages et
préparent la venue des derniers missionnaires présents. Pour ces
raisons, ils sont souvent la cible de la répression.
LES CONFRÉRIES, CELLULES DE RÉSISTANCE DU
CATHOLICISME AU NIVEAU LOCAL
Ainsi, le maintien de la pratique du catholicisme durant les
premières années de la répression ne repose que secondairement
sur l’action des missionnaires. Les confréries nous semblent être
à l’origine de la résistance du catholicisme dans les campagnes.
Les missionnaires y font quelques allusions dans leurs lettres,
mais seuls les règlements permettent de connaître avec une certaine précision leur organisation et leurs pratiques religieuses. Pour
les confréries jésuites, trois règlements, deux en japonais et un en
6.
7.
8.
9.
Jap.Sin. 37, f o 221-222v, 22 septembre 1623.
Jap.Sin. 37, f o 160-161v, 10 octobre 1620.
Jap.Sin. 37, f o 231-232v, 4 février 1626.
Pour ce paragraphe, nous suivons GONOI 1983 : 246-252.
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portugais, ont été conservés. Les règlements en japonais datent
tous deux du début des années 1620 et concernent des villages de
Shimabara 10.
En observant de plus près leur contenu, on constate qu’il était
très facile de devenir confrère : il faut connaître l’Ave Maria, le
Pater Noster, le Credo, les Dix Commandements, être admis par le
chef de confrérie et, bien sûr, ne pas être un pécheur invétéré. Les
réunions sont fréquentes : plusieurs dimanches par mois et pour les
principales fêtes du calendrier liturgique. Les règlements semblent
s’adresser aux villageois ayant un certain statut. Il est demandé
aux confrères de réunir les gens de leur maisonnée le dimanche
pour prier devant une image chrétienne. Or seuls les fidèles d’un
certain rang en possédaient. L’accent est aussi mis sur les devoirs
individuels quotidiens : récitation de prières au lever et au coucher,
jeûnes, préparation à la confession, etc. Enfin, plusieurs clauses
concernent l’entraide matérielle et spirituelle. Les règlements
mettent en lumière le caractère communautaire des confréries.
Ainsi, celles-ci, à l’inverse des confréries occidentales, ne visent
pas au perfectionnement spirituel d’une élite dévote, mais au maintien de la pratique du catholicisme en période de répression.
Kawamura Shinzô pense que l’adoption des confréries a été
facilitée par leurs ressemblances avec les organisations laïques
propres à l’Ecole véritable de la Terre pure (Jôdo shinshû) : les
kô. Avant la construction massive de temples dans les campagnes
sous les premiers Tokugawa, peu de moines étaient présents dans
les villages. Les fidèles de la Terre pure disposaient d’un lieu
de culte (dôjô) qui était généralement la maison d’une personnalité du terroir. Un laïc, sachant lire et ayant les bases doctrinales nécessaires, était chargé de l’administration spirituelle de
sa communauté et du contact régulier avec les autorités de l’école
(KAWAMURA 2003 : 231-246).
Faut-il se limiter à comparer le catholicisme à la Terre pure ?
Les structures socioéconomiques de l’époque sont un autre facteur à prendre en compte. A l’exception des régions centrales, les
campagnes sont encore dominées par des familles de grands propriétaires appartenant à des lignages guerriers (dogô). Ces familles
organisent la vie économique et religieuse de la communauté. Elles
sont composées d’une branche principale, la seule inscrite sur
les registres fiscaux, de branches cadettes et d’un nombre parfois
important de serviteurs héréditaires (genin). En outre, les petits
propriétaires, souvent issus de ces familles, ne sont pas totalement indépendants. Ils travaillent pour les grands propriétaires,
10. Ces deux textes ont été transcrits : SCHÜTTE 1944, MATSUDA 1967 :
1147-1150.
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car ceux-ci possèdent le capital, les bêtes de trait, certains outils
et la plupart des biens immobiliers du village. Il faut donc considérer les villages de cette période comme des réseaux de petites et
grandes propriétés interdépendantes 11.
L’objectif des jésuites n’est pas de remettre en cause l’organisation sociale et économique des sociétés locales, mais d’y introduire les confréries pour faciliter la gestion de la chrétienté. Le
règlement écrit en portugais donne de précieux renseignements
sur l’organisation des confréries 12. On ne sait pas si le document
concerne une région en particulier ou s’il s’agit d’un modèle idéal.
Il a été rédigé en 1618. L’objectif de l’implantation des confréries y est clairement défini : assurer le gouvernement de la chrétienté en période de répression. Les confréries sont organisées en
trois échelons selon un principe pyramidal : confréries mineures,
majeures et universelles. Les confréries mineures comptent environ cinquante membres de plein droit. Les femmes, les enfants
et les domestiques appartiennent à la confrérie de leur mari, père
ou patron. Il faut environ 500 membres de plein droit pour former une confrérie majeure. Une confrérie universelle se compose
des confréries majeures se trouvant dans le même « district » ; les
dimensions de celui-ci ne sont pas clairement spécifiées.
Chaque confrérie mineure est dirigée par deux chefs (jap. oya.
port. mordomo ou cabeça). Ensemble, ces chefs administrent la
confrérie majeure. Un protecteur est à la tête de la confrérie universelle. Les chefs de confrérie mineure sont assistés de plusieurs
confrères ayant des tâches spécifiques.
Dans la correspondance des jésuites, il semble que les missionnaires disposaient de soutiens dans les campagnes. Ils
font référence aux chrétiens qui les hébergent et qui facilitent
leurs déplacements de nuit comme de jour. De même, les chrétiens leur servaient souvent de messagers. Leurs lettres montrent
qu’ils étaient parfaitement au courant de ce qui se passait dans
l’ensemble de l’Archipel. Or les règlements précédemment cités
précisent que l’une des tâches des confrères consiste à accueillir et
servir les missionnaires.
Les confréries permettaient aussi de contrôler l’orthodoxie
des mœurs. Dans une lettre de 1623, il est spécifié que les confréries ont pour principal objectif de diffuser, parmi la population
catholique, un enseignement conforme à celui de la Compagnie
de Jésus 13. Les règlements de confrérie illustrent cette préoccupation. Les prédicateurs ambulants doivent disposer d’un sceau de
11. Nous suivons les thèses de SMITH 1959.
12. Le document a été transcrit dans K AWAMURA 2003 : 422-430.
13. Jap.Sin. 34, f o 156-157v, 7 mars 1623.
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la Compagnie pour être reçus au sein d’une confrérie. Les livres
à lire lors des réunions doivent aussi être approuvés par celle-ci.
A Nagasaki, en 1621, Mattheus de Couros réunit les chefs des
confréries de la ville pour faire interdire la lecture d’un pamphlet
antichrétien. Visiblement, il lui suffisait de s’adresser à ces personnes pour diffuser son message à la totalité de la chrétienté de
la ville 14.
Ainsi, les confréries étaient un moyen pour le clergé d’assurer la direction de la chrétienté japonaise. On peut penser que les
catholiques japonais, tout du moins à Kyûshû, étaient, pour la
plupart, liés à ces organisations. Elles n’étaient pas seulement un
moyen pour les plus dévots d’approfondir leur foi, mais aussi, et
surtout, des organisations permettant le maintien et la transmission
de la pratique religieuse.
SUR LE RÔLE DES CONFRÉRIES LORS DE LA RÉVOLTE DE
SHIMABARA
Nous allons conclure par quelques remarques sur le rôle que
les confréries ont joué durant la révolte de Shimabara. D’autres
avant nous ont déjà soulevé ce point sans véritablement l’approfondir (EBISAWA 1981 : 200).
Dans un contexte économique et religieux tendu, des paysans,
anciennement chrétiens, se réunissent, à partir de novembre 1637,
autour d’un jeune chef charismatique, Masuda Tokisada
(1621 ?-1638), mieux connu sous le nom d’Amakusa Shirō. Très
vite, les insurgés attaquent les armées seigneuriales. Les chiffres
divergent, mais on parle en général de 37 000 participants. Ils
viennent de la moitié sud de la péninsule de Shimabara et de la
partie orientale de l’archipel d’Amakusa. Ils sont dirigés par d’anciens guerriers (rônin). La révolte est un échec. Elle se termine
par le massacre des insurgés dans le château de Hara, au sud de
Shimabara, en avril 1638, par les troupes shogunales. Les causes
de la révolte sont encore discutées aujourd’hui. Si, jusque dans les
années 1980, les facteurs économiques étaient mis en avant, les
historiens d’aujourd’hui mettent davantage l’accent sur la dimension religieuse du mouvement 15.
Quels sont les liens entre les confréries et la révolte ? Nous
savons, grâce à un document jésuite de 1617 rassemblant les signatures d’environ 750 chefs laïcs de l’ensemble de la chrétienté japo14. Jap.Sin. 37, f o 180-181v, 15 mars 1621.
15. Pour connaître les derniers débats sur la révolte de Shimabara, consulter : ÔHASHI 2008.
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naise, que le système des confréries était solidement implanté
dans les villages ayant pris part à la révolte 16. A Amakusa et
Shimabara, les signataires donnent leur fonction dans l’organisation villageoise ou dans la vie religieuse. A Arie, par exemple,
où 770 familles ont participé à la révolte, il y avait dix chefs de
confrérie (kumioya), trois chefs de village (shôya 17) et sept chefs
adjoints (otona). Les signataires n’indiquent qu’une seule fonction.
On peut donc penser que certains cumulent les charges religieuses
et civiles. Ainsi, une grande partie de la population de ce village
appartenait certainement à une confrérie.
La rapidité avec laquelle les insurgés parviennent à s’organiser et à rallier à leur cause des dizaines de milliers de paysans est frappante 18. Cette organisation ne peut être totalement
spontanée. Elle repose à notre avis sur des solidarités préexistantes dans lesquelles le rôle des confréries a sûrement été
crucial. A Shimabara, un appel à la mobilisation est lancé le
1er décembre. Le 11 décembre, les autorités recensent 13 villages
de la péninsule ayant rejoint le mouvement. Dans 11 villages, la
participation atteint 100 % de la population. Le texte de l’appel
montre le haut degré d’organisation des révoltés : seuls les chefs
de village et leurs seconds sont appelés à se manifester, et il est
demandé que le document circule dans une région visiblement
bien délimitée. Une semaine plus tard, des officiers du fief
de Shimabara nous apprennent qu’Amakusa Shirô se trouve à
Yushima, une île située entre Amakusa et Shimabara, et qu’il
reçoit la visite de chrétiens, notamment des chefs de village, à
qui il dispense un enseignement religieux et donne des images
chrétiennes. Ceux-ci, de retour chez eux, exposent les objets
reçus. Jusque tard dans la nuit, des centaines de paysans viennent
se presser pour les vénérer et prier. Selon un témoignage, à
Arima près de 700 villageois seraient « revenus » au catholicisme en une nuit. Quelques jours plus tard, ce chiffre monte
à 3000. La coordination des révoltés est aussi remarquable. Le
11 décembre, un ordre est donné dans Shimabara d’exécuter les
intendants (daikan) – des officiers placés par le fief dans les villages – « car ils sont des ennemis de Dieu ». Dix d’entre eux sont
tués le même jour.
16. Ce document a été transcrit : MATSUDA 1967 : 1022-1045.
17. A Shimabara, il y avait souvent plusieurs shôya par village.
18. Les informations qui suivent proviennent des premiers témoignages
sur le déclenchement de la révolte. Ces documents sont consultables dans
TSURUTA 1994 : 10-16.
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CONCLUSION
Les sources relatives aux confréries de la péninsule de
Shimabara nous ont permis de constater l’importance de ces organisations dans le maintien de la pratique du catholicisme. A l’inverse des confréries occidentales de l’époque moderne, leur rôle
n’était pas d’encadrer le perfectionnement individuel d’une minorité dévote, mais d’assurer la bonne gestion de la chrétienté japonaise en période de répression. Elles permettaient aux derniers
missionnaires présents dans l’Archipel de contrôler, dans la mesure
du possible, leurs ouailles. Comme semble l’attester la révolte
de Shimabara, les confréries étaient aussi le cadre d’échanges
constants entre les villages et les élites locales.
Cet article avait pour objet de présenter les premiers résultats de nos recherches sur les confréries. L’analyse détaillée des
rapports missionnaires et des documents relatifs à la révolte de
Shimabara nous permettra de mieux comprendre l’implantation de
ces organisations dans les sociétés locales.
BIBLIOGRAPHIE
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ETUDES ET COMPILATIONS DE SOURCES
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AURÉLIEN ALLARD
INALCO, Paris
LA SÉCULARISATION PAR LES SANCTUAIRES SHINTÔ
DANS LE JAPON DE MEIJI
Par sécularisation, nous entendons un processus, celui de
l’attachement des anciennes communautés au monde nouveau ;
autrement dit, leur détachement de la coutume et de l’héritage
« religieux ». Dans le Japon de la restauration, ce processus se
caractérisait par la sortie de l’ancien régime et l’adhésion à l’Etatnation. Or, les acteurs religieux de l’ancien ordre, qu’ils fussent
dignitaires du shogunat, moines bouddhistes, descendants d’une
lignée de desservants shintô ou simples laïcs, faisaient montre de
leur résistance aux réformes. Ce monde coutumier et religieux,
toujours observable de nos jours grâce à l’étude des sanctuaires
locaux (chi.iki jinja), se manifestait par une profusion de divinités,
de croyances et de pratiques. Les gouvernements n’eurent de cesse
de leur opposer l’uniformité du nouveau culte de l’Etat. Pour se
faire, ils entreprirent une ambitieuse réforme nationale des sanctuaires locaux qui se poursuivra jusqu’à la fin de la guerre.
L’ADMINISTRATION DES DIEUX ET DES SANCTUAIRES
Au moment où se dessinait le devenir des institutions,
Nakayama Tadayasu (1809-1888), grand-père et conseiller de
l’empereur, obtint la création d’une administration dédiée aux
sanctuaires et aux dieux, se faisant l’écho des savants des études
japonaises (kokugakusha) et des confucéens favorables au rétablissement de l’ancien ministère des Affaires des dieux (Jingikan). Le
31 janvier 1868, deux décrets établissaient, en sus de la composition du nouveau gouvernement, six départements (ka) dont un dédié
aux Affaires (jimu) des dieux célestes et terrestres (jingi), précisant
qu’il devait « présider aux affaires des dieux terrestres et célestes,
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des rites et des célébrations, des desservants et des sanctuaires 1 ».
Nakayama Tadayasu, le prince Arisugawa no miya Taruhito président du gouvernement (sôsai) et Shirakawa Sukenori en prirent
la tête. Ils étaient entourés de trois savants des études japonaises :
le ritualiste Mutobe Yoshichika, le desservant supérieur du grand
sanctuaire de Hiyoshi, Juge Shigekuni, et le spécialiste des tertres
royaux, Tanimori Yoshiomi. Mais notre attention se portera davantage sur l’entrée des tenants de l’école de Tsuwano aux Affaires des
dieux le 13 mars : le seigneur du fief de Tsuwano Kamei Koremi
(1825-1885) et son bras droit, Fukuba Bisei (1831-1907).
Nakayama attendait d’eux qu’ils mettent en œuvre la séparation
du shintô et du bouddhisme (shinbutsu bunri), la requalification
des sanctuaires en lieux exclusifs du culte de l’Etat et l’instauration
de funérailles shintô, déjà expérimentées dans leur fief de Tsuwano.
Kamei Koremi qualifiait le culte de l’Etat de « grande voie », en
opposition aux cultes locaux qualifiés de « petite voie ». Cette
distinction établissait la hiérarchie des divinités à vénérer : d’une
part les dieux célestes et terrestres et l’empereur (et ses prédécesseurs) ; d’autre part les divinités locales (ubusunagami) des provinces, des villes et des villages. Cette pensée relevait à la fois du
confucianisme et de la modernité : fondre la multitude des localités
appartenant à autant de régions que de cultures différentes en une
seule et même nation. Cela nécessitait de réinventer les pratiques
locales et de les inscrire dans le mal-nommé « shintô restauré »
(fukko shintô), tel que perçu par les savants des études japonaises et
confucéennes, c’est-à-dire épuré, de tout caractère bouddhique et de
toutes les croyances populaires jugées subversives.
A compter de la promulgation du décret no 196 sur la séparation du bouddhisme et du shintô du 20 avril 1868, les moines qui
officiaient dans les sanctuaires (bettô ou shasô) – qu’ils aient choisi
de se convertir ou non au seul culte des dieux – retournent à la
vie profane (genzoku). Des dizaines de milliers de sanctuaires sont
purgés de tout attribut bouddhique, tandis qu’un nombre écrasant
de temples sont supprimés. Cette politique relevait d’un premier
niveau de sécularisation, celui de l’abandon de l’ancien culte bouddhique par celui exclusif aux dieux et à la divinisation de l’empereur. Toutefois, l’influence locale des prêtrises et la prégnance des
communautés religieuses empêchaient une mise sous tutelle précoce
des sanctuaires des villes, villages et hameaux. C’est pourquoi l’administration des dieux œuvra à interdire les prêtrises des Yoshida et
des Shirakawa, et à mettre fin à l’hérédité des desservants 2.
1. Décret no 37 du 31 janvier 1868 sur les trois fonctions gouvernementales, les départements d’Etat et leur composition.
2. Décret no 153 du 5 avril 1868, proclamation de la restauration du
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La sécularisation par les sanctuaires shintô dans le Japon de Meiji
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Le 11 juin 1868, le Seitaisho (sorte de première constitution)
établissait un ministère des Affaires des dieux (Jingikan) différent de son modèle passé, puisque caractérisé par une dépendance
totale au ministère des Affaires suprêmes (Dajôkan), quoique relevant tous deux du modèle des codes antiques 3. Jusqu’alors incapable d’influer durablement aussi bien sur les rites de la Cour que
sur les sanctuaires locaux, les révisions institutionnelles d’octobre
et de novembre 1869 le dotèrent de l’office des tombeaux royaux
(shoryôryô) et de l’administration de la prédication du Grand
enseignement (taikyô senpu) promulgué l’année suivante. Le 8 janvier 1870, le ministère des Affaires des dieux accueillit le pavillon
des Divinités (Shinden) à Tôkyô en sa propre enceinte. L’année
suivante, l’empereur y exécuta l’antique célébration du kinensai
(prière pour de bonnes récoltes), dont le rétablissement permettait
au ministère des Affaires des dieux d’asseoir progressivement son
contrôle sur les rites des sanctuaires « historiques 4 ».
LA RÉFORME DES SANCTUAIRES LOCAUX
Dès lors, le gouvernement et le ministère des Affaires des dieux
projetaient de mettre sous tutelle les sanctuaires locaux et leurs
fidèles. Pour se faire, l’Etat ordonna aux provinces d’enquêter sur
les sanctuaires locaux (sho sha) afin de les classifier. Un ou deux
sanctuaires par province furent promus sanctuaires de département
(ken sha ou fu sha), précédant le décret de suppression des fiefs
et la création des départements (haihan chiken) du 29 août 1871.
Leur nombre réduit nécessitait la création d’un rang subsidiaire de
sanctuaire de village (sonsha), tandis qu’une écrasante majorité de
sanctuaires demeuraient « sans rang » (mukakusha). L’attestation
d’une origine antique dans l’Engi shiki [Rites de l’ère Engi], prévalait sur les autres critères, qui tenaient peu compte de l’importance
religieuse, économique ou sociale du lieu de culte.
Mais la nouvelle organisation des sanctuaires (jinja seido)
prit réellement forme dans le « Règlement sur les desservants
et les budgets alloués aux sanctuaires de rang inférieur aux
régime d’union des rites au gouvernement, et exhortation à placer l’ensemble des
sanctuaires sous l’autorité du ministère des Affaires des dieux.
3. Décret no 318 du 11 juin 1868 du ministère des Affaires suprêmes, restauration du ministère des Affaires des dieux.
4. Il s’agit originellement des 21 sanctuaires des listes passées, auxquels
furent ajoutés 8 autres sanctuaires de l’est du Japon. Puis les sanctuaires d’Etat
(kansha) furent divisés en sanctuaires aux offrandes impériales (kanpeisha) et
en sanctuaires aux offrandes provinciales (kokuheisha), respectivement divisés
en petits, moyens et grands sanctuaires.
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sanctuaires d’Etat » émis par le ministère des Affaires suprêmes.
Si le ministère des Affaires des dieux ambitionnait de mettre sous
tutelle l’ensemble des sanctuaires, le gouvernement central décida
que les sanctuaires d’Etat (kansha) seraient attachés au Jingikan,
et les sanctuaires locaux (shosha) au ministère des Affaires civiles
(Minbushô), avant que ce dernier ne fusionnât le 11 septembre
avec celui des Finances (Ôkurashô). Par le biais du Minbushô, le
gouvernement créa un statut de sanctuaire de district (gôsha) en
charge de tenir l’état civil, éventuellement superposable à un rang
d’Etat, de département ou encore de village 5. Le ministère des
Affaires civiles y associa de nouvelles communautés « de fidèles »
(ujiko), en réalité dépourvues de finalité religieuse, correspondant
au nouvel arrondissement d’état civil (koseki-ku) qui comprenait
mille foyers (ko) et prenait la place des anciens villages (mura) et
cantons (gun). Chaque chef de petit arrondissement (kochô) devait
y faire état des changements d’état civil. Ce système remplaçait
l’ancienne affiliation obligatoire au temple bouddhique (danka),
mis en place depuis 1664 par le shogunat (et qui, dans les faits,
perdurera). Les sanctuaires étaient dès lors promus « enceintes du
culte étatique » (kokka no sôshi). Puis au cours de l’année 1872,
l’Etat incita les nouveaux départements à faire fusionner le maximum de sanctuaires. Les enquêtes permirent la classification des
sanctuaires locaux, et en certains départements comme à Nara, de
procéder à de premières vagues de fusion.
Néanmoins, les difficultés éprouvées par les nouveaux départements à s’organiser firent péricliter l’ensemble des réformes en
moins d’une année. Seul le sanctuaire de district en tant que rang
intermédiaire subsista. Le ministère des Affaires des dieux fut
remplacé par le ministère des Cultes (Kyôbushô), tandis que le
centre des rites et des célébrations étatiques migra au Palais, par
l’établissement de nouvelles célébrations « des quatre saisons »
(shijisai), inspirées des plus importantes célébrations antiques,
et faisant l’exaltation du culte impérial, revêtant parfois même un
caractère mondain (célébrations des délégations étrangères ou,
a contrario, envoi d’ambassades japonaises, etc.). Toutefois, l’administration des dieux et des sanctuaires – sous l’égide de l’école
de Tsuwano – permit en seulement quelques années de lancer le
processus de sécularisation des anciennes communautés. La vieille
organisation territoriale était révolue, les sanctuaires expurgés de
leur héritage bouddhique, la plupart des pratiques populaires et
syncrétiques telles que l’« ascétisme » (shugendô) interdites.
5. Décrets nos 321 et 322 du ministère des Affaires suprêmes du 19 août 1871
sur la réglementation des sanctuaires de district et sur la réglementation du
recensement des groupes de fidèles de l’ensemble des sanctuaires.
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LA FUSION DES SANCTUAIRES À LA FIN DE L’ÈRE DE MEIJI
En octobre 1897, les desservants se constituèrent en
« Association nationale des desservants shintô » (Zenkoku
Shinshoku Kai), et se dotèrent de deux publications : la Zenkoku
Shinshokukai Kaihô [Annales de l’Association nationale des desservants shintô] et la Jinja Kyôkai Zasshi [Revue de l’Association des
sanctuaires], dans lesquelles ils revendiquaient la restauration du
ministère des Affaires des dieux. Trois ans plus tard, le ministère
de l’Intérieur (Naimushô) divisa le Bureau des sanctuaires et des
temples (Shajikyoku), en deux entités distinctes : un Bureau des
sanctuaires (Jinjakyoku) et un Bureau des religions (Shûkyôkyoku).
Cet événement marquait le retour d’une administration dévolue aux
dieux et aux sanctuaires qui perdurera jusque 1946.
En outre, le patriotisme exacerbé par les guerres contre la
Chine et la Russie contribuait à la prolifération de nouveaux sanctuaires 6. Dans un contexte économique difficile, faute de ressources et de personnel suffisants, les lieux de culte ne pouvaient
que se dégrader. Cela sembla justifier le réinvestissement des sanctuaires locaux par un Etat dont la politique religieuse était dorénavant bien établie. En 1901, le Bureau des sanctuaires exhorta les
préfets à la réorganisation des sanctuaires (jinja seiri), arguant de la
nécessité à faire fusionner au maximum ceux de village (sonsha) et
ceux sans rang (mukakusha) au sein de chaque commune, afin que
les habitants pourvussent au financement des enceintes subsistantes
et observassent le plus grand respect pour les dieux.
En 1906, le gouvernement émit un décret impérial 7 sur « le
financement d’offrandes aux sanctuaires de département et de
rangs inférieurs » dont la sélection devait servir de base à la reprise
des fusions de sanctuaires (jinja gappei). En moins de six ans, plus
de soixante-quatorze mille sanctuaires, principalement sans rang
et dans une moindre mesure de rang de village, furent supprimés,
fusionnés ou déplacés. Si la plupart des études contemporaines sur
la fusion des sanctuaires s’intéressent à l’hétérogénéité des taux
de fusions selon les départements, notamment à Mie, Wakayama,
et Ôsaka, nous nous intéresserons ici davantage à la cohérence
d’une réforme initiée dès 1871. Appréhender la réforme nationale
6. Selon le Nippon Teikoku Tôkei Nenkan [L’annuaire statistique de l’Empire du Japon], le nombre de sanctuaires en 1903 (Meiji 36) était de 193 947.
Nous relevons 170 sanctuaires d’Etat (0,09 %) dont 95 sanctuaires aux offrandes
impériales (0,05 %) et 75 sanctuaires aux offrandes provinciales (0,04 %) pour
193 127 sanctuaires locaux (99,91 %) dont 571 sanctuaires de département
(0,29 %), 3476 sanctuaires de district (1,80 %), 52133 sanctuaires de village
(26,97 %) et 136 947 sanctuaires sans rang (70,85 %).
7. Edit impérial no 96 du 30 avril 1906.
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des sanctuaires sur l’ensemble de l’ère de Meiji (1868-1912), nous
permet de relever les similitudes et caractéristiques suivantes :
– la prépondérance des enquêtes et des classifications des sanctuaires ;
– des fusions à l’échelle d’un sanctuaire par village (isson
issha) ou d’un sanctuaire par hameau (ichi aza issha), entraînant
nombre de suppressions dans les deux cas ;
– des taux de fusions hétérogènes expliqués en partie par la
réglementation locale et les délais impartis à la réalisation des
fusions ;
– l’investissement des enceintes vacantes, et l’attribution d’une
mission publique aux sanctuaires subsistants ;
– les oppositions des fidèles aux fusions et la poursuite des
anciennes coutumes (altérées ou non) ;
– des cas de reconstruction d’une structure ou d’un lieu de culte.
REGARD HISTORIQUE SUR UN SANCTUAIRE D’AUJOURD’HUI
En guise de conclusion, observons l’exemple de l’ancien village
de Takahashi, quartier rural de la municipalité d’Imabari, dans le
département d’Ehime 8.
Avant la restauration, l’ancien village comptait trois lieux de
culte principaux : le sanctuaire d’Ôsugi au sud du village vers les
rizières, celui de Kobayashi Hachiman au nord vers la montagne et
le temple-sanctuaire d’Iyo Kumano Gongen sur le mont éponyme et
point culminant des environs. La fête printanière de son sanctuaire
subsidiaire d’Inari était célébrée par l’ensemble des villageois, en
présence d’une délégation de la seigneurie d’Imabari. En outre,
chacun des anciens petits hameaux (ko aza) abritait leurs propres
divinités locales. Pendant les années de restauration, l’Avatar d’Iyo
Kumano perdit son caractère et ses attributs bouddhiques, tandis
que l’ensemble des sanctuaires et de leurs dieux furent rebaptisés
selon les critères du shintô restauré. Il semble peu vraisemblable
que nombre de sanctuaires aient alors eu à fusionner dès 1872. Seul
le sanctuaire d’Ôsugi, inscrit dans la liste des sanctuaires des Rites
de l’ère d’Engi, reçut le rang de sanctuaire de village (sonsha).
En 1908, plus de dix-huit sanctuaires sans rang (mukakusha)
migrèrent dans l’enceinte du sanctuaire d’Ôsugi, sous la forme
miniaturisée de petites chapelles (hokora) en bois, aujourd’hui réunies dans « la porte aux Deux Rois » (Ni ô mon), lointain avatar de
l’ancienne porte bouddhique. Un an plus tard, les sanctuaires d’Iyo
8. Entre 1898 et 1916, ce département connut une diminution de 87 % de
ses sanctuaires sans rang et de 16 % de ses sanctuaires de village.
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Kumano et de Kobayashi Hachiman fusionnèrent avec le sanctuaire
d’Ôsugi à l’emplacement de son ancienne enceinte. Au cours d’une
cérémonie de transfert, les dieux de Kumano et de Hachiman rejoignirent ceux d’Ôsugi dans l’unique pavillon des Divinités (Shinden).
Enfin en 1910, l’ensemble du site exposé aux crues fut transféré sur
les hauteurs du mont d’Iyo Kumano. Seul le sanctuaire d’Inari, pour
avoir été célébré par les anciens seigneurs d’Imabari, fut maintenu.
Fig. 1 : La porte aux Deux Rois (Ni.ô mon)
Fig. 2 : Chapelles réunies dans la porte aux Deux Rois
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Mais à dix jours de la capitulation du 15 août 1945, la ville
d’Imabari fut bombardée et le sanctuaire d’Ôsugi réduit en
cendres. Or, ni les fusions ni les bombes ne mirent un terme
durable au culte des divinités locales. Les fidèles des anciens
hameaux continuèrent, et continuent encore pour certains, de les
célébrer lors de la fête d’otôsan, selon l’appellation du chef de maison abritant annuellement et à tour de rôle leur(s) divinité(s) dans
une petite chapelle en bois, ou sur un autre support telle une calligraphie accrochée au mur (kakejiku).
Fig. 3 : Petite chapelle du sanctuaire de Kôjin
Quant au sanctuaire d’Ôsugi, il est aujourd’hui reconstruit presque à l’identique, et a pour particularité d’être paré des
emblèmes (shinmon) des anciens sanctuaires de Kobayashi
Hachiman et d’Iyo Kumano aux côtés du sien. La volonté de préserver l’identité des anciens lieux de cultes de Takahashi est manifeste, et demeure unique parmi la centaine de sanctuaires observés
à Imabari. Lors des cérémonies de printemps (haru matsuri) et
celles – principales – d’automne (aki matsuri), des écoliers aux
couleurs des sanctuaires d’Ôsugi et de Kobayashi Hachiman
promènent deux mikoshi (sanctuaires portatifs), respectivement
vers les anciennes partitions nord et sud de l’ancien village, comme
de coutume. Enfin, la célébration d’Inari, encore appelée fête de
l’Avatar (gongen matsuri), continue d’être la plus populaire, suivie
de celle de Takahashi, y compris par les nouveaux habitants.
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VERS UNE NOUVELLE APPRÉHENSION DES SANCTUAIRES ET
DES CULTES
Loin de caractériser l’investissement d’un culte ancien et populaire par l’Etat, tel que pouvait l’être « une religion d’Etat » comme
le bouddhisme à l’époque d’Edo, la sélection de sanctuaires officiels, l’octroi d’offrandes ou bien encore la tenue de cérémonies
nationales relevaient d’une construction socio-politique qui s’apparenterait en termes contemporains à « une religion civile ». Les
sanctuaires investis devenaient les temples de la voie de l’Etat,
dont la sécularisation disqualifiait les coutumes et les frontières
inhérentes aux anciennes communautés.
Si cette politique connut des résultats tangibles par la fusion
effective de centaines, voire de milliers d’enceintes et de bâtiments dans la quasi-totalité des départements entre 1868 et
1945, les anciens fidèles parvinrent dans la majorité des cas
observés à maintenir leurs célébrations et leurs divinités, et pardelà leur identité, en dépit de la sévérité des attaques portées à
leur liberté de conscience, quel que fût le degré de l’adhésion
collective à la divinisation de l’empereur et à la militarisation
du régime 9.
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SAKAMOTO, Koremaru. Kokka shintô keisei katei no kenkyû [Etudes sur
l’évolution du shintô d’Etat], Tôkyô, Iwanami Shoten, 1994.
9. La dégradation ou l’abandon de rites et de cérémonies en et hors des sanctuaires n’interviendra que plus tard, dans le Japon d’après-guerre et contemporain.
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Aurélien Allard
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INENAGA YÛSUKE
Post-doctorant à l’EPHE / CNRS-GSRL, Paris
ETAT ET RELIGION DANS LE PROCESSUS
DE DIVINISATION DE L’EMPEREUR :
UNE SOCIOLOGIE POLITIQUE DU SACRILÈGE
INTRODUCTION
Cette recherche vise à approfondir l’étude du gouvernement
monarchique et l’attachement à la survivance politico-religieuse
de la sacralité céleste. Nous nous proposons d’analyser la divinisation de l’empereur dans le cadre de la religion d’Etat, à la fin du
XIX e siècle, selon deux axes.
Le premier axe permettra de contextualiser l’institution du
crime de lèse-majesté (fukeizai). Nous nous intéresserons à l’ambivalence de la sacralité du souverain. Le concept de sacrilège
reflète un jugement de valeur moralo-religieux issu d’une communauté imaginaire, qui s’organiserait autrement que la société réelle.
Cette conception particulière de l’autorité sacrée n’entre pas en
conflit avec l’intérêt général, soumis à l’universalité. L’Etat meijien, qui institue le sacro-saint intérêt général, est ainsi porteur
d’une légitimité coopérative entre système juridico-politique et
codes culturels.
Le second axe mettra en évidence une contradiction profonde dans les institutions japonaises : nous nous référerons à
l’article 117 du Code pénal de 1880. Nous tenterons d’interpréter
l’article 28 de la Constitution du Grand Empire du Japon de 1890,
en insistant sur l’idée de liberté de culte au sein de l’obligation
impériale ; en l’occurrence, le respect sacré qui légitime la lignée
de l’empereur. Ce point, sur lequel insistent les nationalistes,
manifeste cette lignée unique, « fruit de dix mille générations »,
qui distingue le Japon des dynasties des pays voisins, la Chine,
la Corée, etc. Nous étudierons donc l’édifice juridico-politique,
construit par la théocratie constitutionnelle, au nom de l’autorité
« sacrée et indivisible » de l’empereur. Dans quelle mesure peut-on
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parler de sacrilège, à ce stade de la divinisation où coopèrent Etat
et autorité sacrée ?
Pour conclure, d’un point de vue méthodologique, nous verrons qu’une approche historique de la sociologie politique permet
de comprendre la production de systèmes de légitimation visant à
assurer la structure despotique. Nous proposerons de réfléchir à la
double figure mythologique et constitutionnelle de l’empereur, en
nous appuyant sur les idées formulées par Inoue Tetsujirô, à propos de l’intrication du moral et du religieux institutionnalisée par
l’Etat. Cette étude vise à mieux appréhender le recours à une allégeance à l’empereur fondée sur le Rescrit impérial sur l’éducation
de 1889 (Kyôiku-chokugo).
LA FABRIQUE DE L’AUTORITÉ SACRÉE ET LA SITUATION
SOCIALE
Après la restauration de Meiji, l’empereur et son nouvel entourage sont étroitement liés au sein du pouvoir étatique. Ils visent à
établir la nouvelle hiérarchie sociale. L’objectif primordial de l’Etat
est de construire une autorité impériale susceptible de permettre
l’unification et l’ouverture du pays, et de réaliser, dès que possible, le slogan « Enrichir le pays, renforcer l’armée ». Jusqu’à cette
réforme socio-politique, les gouvernements n’avaient jamais tenté
de renforcer l’autorité impériale ni d’en diffuser systématiquement
le sentiment dans la population.
Les fondateurs de l’Etat meijien ont souhaité retrouver les fondations étatiques instituées par l’empereur Jinmu en 660 av. J.-C.,
afin de légitimer la souveraineté au nom de son œuvre civile et
militaire (BERTHON 2001 : 72-73, MACE 1995 : 23-26). Le nom de
Jinmu se compose en effet des deux caractères jin et mu, dieu et
armée. Sa figure surhumaine – probablement fictive –, justifiant
la guerre au nom de la sacralité, en fait un dieu guerrier qui guide
l’armée nationale pour assurer la paix.
Ce premier empereur est présenté comme un personnage historique par le récit mythique associé à la fondation de l’Etat, le
Rescrit impérial relatif à la Descente sur Terre du Petit-fils céleste
(Tenson Kôrin no shinwa) (ROCHER 1997 : 128-129). Cette vision
impériale du monde pourrait être mise en perspective avec certaines fictions antiques, comme celle d’une communauté née
de la terre des dieux, ainsi qu’avec la revendication d’une identité autochtone. Paradoxalement, les élites d’Etat cherchent également à monopoliser l’autorité impériale pour construire l’Etat
moderne. Nous nous restreindrons à la période 1872-1890, c’est-
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à-dire celle qui part de l’abolition du système des fiefs et de l’établissement du système préfectoral, et va jusqu’à la promulgation
de la Constitution impériale. Nous tenterons d’analyser la tension
entre l’orientation théocratique depuis l’Etat antique, à la fin du
VII e siècle, et l’orientation « civilisatrice », influencée par le système juridico-politique occidental après l’ouverture du pays.
Nous pouvons considérer ces deux directions à travers la figure
de l’empereur Meiji, souvent ambivalente ; dans des allusions au
mythe de la descente sur Terre du Petit-fils de la Déesse du soleil
(Amaterasu ômikami), l’empereur Meiji apparaît à la fois comme
l’héritier mythologique et le dirigeant émancipateur du peuple,
celui qui apaise les souffrances de l’Ancien Régime. Le gouvernement se trouve ainsi face à un dilemme : pour renforcer l’autorité
impériale sur la vie des sujets, il montre à ceux-ci l’origine sacrée
de l’empereur et simultanément, leur présente cette autorité comme
un recours contemporain.
Il est clair que l’Etat meijien ne s’en tient pas au mode antique
de gouvernance théocratique (MURAKAMI 2010 (1970) : 84-98,
SHIMAZONO 2010 : 123-135). En effet, pour intégrer les relations
avec les pays occidentaux et assurer sa propre souveraineté, l’autorité impériale doit se soumettre aux normes internationales et
ne plus être seulement issue de l’unique filiation impériale. On ne
saurait réduire la gouvernementalité de Meiji à la seule gouvernance antique : l’Etat antique se fonde sur l’identification entre
rituel et politique, laquelle s’opère – dès le VIII e siècle – autour
de l’autel ancestral de la famille impériale. Le chef de la famille
impériale est l’incarnation transitoire d’une fonction sacrée. Pour
reprendre Durkheim, « l’uji qui était censé comprendre les descendants directs de cet ancêtre [l’ancêtre de la tribu tout entière],
avait sur les autres une suprématie. Son chef était préposé à l’administration du culte national, commun à tous les clans, et tenait de
ces fonctions un prestige et des droits spéciaux. C’est la première
forme de la dignité impériale » (DURKHEIM 1975 (1902) : 233).
Comment, dès lors, le peuple doit-il considérer l’empereur ?
De fait, avant la restauration, seuls les habitants de Kyôto,
siège du palais impérial, reconnaissaient majoritairement l’empereur (FUJITA 1998 (1954) : 6-7). Pour les élites de l’Etat meijien,
il est nécessaire de créer une nouvelle relation entre l’empereur
et la population : elles réinventent le concept de « dieu manifesté sous forme humaine » (arahitogami). Cependant, la sacralité impériale semble n’être que la transfiguration des « hommes
transcendants » qui préexistaient à la divinisation de l’empereur. Nous pouvons constater que l’empereur fait déjà l’objet
d’un culte en 1876 : dans le cadre des croyances primitives, il
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représente l’espoir populaire de la paix familiale et de la fécondité de la terre. Par exemple, en 1880, durant le voyage de
Mutsuhito dans le nord du pays, la population recueille la
terre que ses pieds ont foulée. Pour les enthousiastes, ce sol est
sacralisé (Document (1) 1880 : 99). Les mentalités populaires
appliquent l’idée de « charisme religieux » (WEBER 2013 : 337344, YASUMARU 2007 (1992) : 177) non seulement à l’empereur,
mais également aux dirigeants qui se distinguent des hommes
« ordinaires » : ils doivent être honorés comme des divinités.
L’affirmation populaire de la sacralité impériale ne semble
pas uniquement issue de la croyance aux récits mythologiques,
mais aussi d’une relation pulsionnelle entre angoisse et espoir.
Cependant, le gouvernement envisage de monopoliser le culte
de la personnalité, qui suppose la soumission volontaire au supérieur dans une attitude pseudo-religieuse ; il confère également à
l’empereur une supériorité définitive.
Les militants du Mouvement pour les libertés et les droits
du peuple (MLDP) exigent une réforme des structures mentales
populaires et critiquent la « divinisation du roi » au sein du pouvoir étatique. Leur pensée, influencée par les Lumières, se réfère
à l’histoire occidentale : une partie des militants ne considère pas
la nature du roi comme relevant d’un génie transcendant, mais
comme la représentation de la puissance du fort sur le faible.
Pour les militants, la sacralité impériale ne se fonde pas sur la
vérité et ne contribue pas non plus à l’intérêt général. Cette tendance s’identifie à la critique des préjugés et des superstitions de
toute espèce (ZAWADZKI 2007 : 52-53). Leur esprit critique s’applique au « fantasme » selon lequel « le regard tourné vers l’empereur se tourne aussi vers le ciel et la divinité, et le peuple est
sujet, soumis et esclave, depuis la genèse de la Terre et du Ciel »
(Document (2) 1880 : 211) ; dans la société, il n’y a pas, pour les
individus, d’esprit d’autonomie.
En ce sens, la légitimation de la sacralité impériale peut être
définie comme l’unique méthode de transmission d’une force surnaturelle. Les militants démocrates expliquent ainsi la fabrique de
l’autorité impériale : « dans la société civilisée, la divinisation du
Roi est considérée comme un fantasme. [Au contraire,] on respecte
un souverain soumis à la Constitution et on le sert » (Document (3)
1881 : 168). Cette critique de la légitimation impériale est typique
de la période du MLDP. Une telle argumentation devient cependant quasi impossible après la publication, en 1882, des décrets
d’application du Code pénal qui établit le crime de lèse-majesté.
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LES CRIMES DE BLASPHÈME ET DE SACRILÈGE ENVERS LA
SACRALITÉ IMPÉRIALE
Le crime de lèse-majesté n’est pas constitué avant la promulgation du Code pénal, en 1880, mais le gouvernement de Meiji ne
le réprime pas moins pour autant. Jusqu’à l’application de ce code,
ce crime est condamné en tant qu’atteinte à l’honneur, selon les
arrêtés relatifs au blasphème et à la presse pris en 1875, qui visent
à contrôler le discours du MLDP. C’est ainsi qu’est condamné
en 1881 ce discours d’un militant : « le Fils du ciel voudrait être
apprécié de tout le monde mais, en réalité, il n’est pas un objet
de respect pour tous. A vrai dire, c’est le premier des bandits »
(Document (4) 1880 : 220). Le discours des militants tente d’accélérer le processus d’institution du parlementarisme au sein de
la monarchie constitutionnelle et critique la domination du pouvoir aristocratique. Conformément à l’arrêté relatif au blasphème,
ce militant est condamné à une peine de trois ans d’emprisonnement et à une amende de neuf cents yens, somme considérable à
l’époque. Dès l’application du Code pénal, du fait de l’intensification du conflit entre le gouvernement et les militants démocrates,
les condamnations pour crime de lèse-majesté se multiplient.
La finalité de l’institution de ce crime relève du domaine
juridico-politique. Elle tend à sauvegarder la dignité impériale grâce à la sanction de la « corruption morale » des sujets
(MURAKAMI 2007 (1986) : 194-197). En définitive, le jugement
dépend de la conscience et de la loyauté du juge ; selon l’article 117
du Code pénal : « celui qui commet un sacrilège envers l’empereur, l’impératrice ou le prince héritier sera condamné à une peine
de trois mois à cinq ans d’emprisonnement, et à une amende de
vingt à deux cents yens. Il en va de même pour celui qui commet
un sacrilège vis-à-vis des tombeaux impériaux. » Le sacrilège est
criminalisé : ces criminels sont alors considérés comme un danger
pour l’ordre public et identifiés comme « déviants », au regard des
codes culturels de l’imaginaire national. En effet, le gouvernement
envisage de renforcer le lien entre morts et vivants par l’érection de
tombeaux impériaux.
La criminalisation du sacrilège montre clairement que le but
principal du gouvernement est de faire appliquer dans la population la loyauté à la filiation impériale induite par le culte des
ancêtres et, ainsi, de renforcer la fidélité à la suprématie de la
famille impériale. D’un côté, les ancêtres impériaux transmettraient leur prestige moralo-politique héréditaire à leurs descendants ; de l’autre, le sentiment de la piété filiale conduirait les
sujets à construire un nouveau mode d’allégeance à l’empereur,
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permettant de justifier moralement le pouvoir de la lignée d’Amaterasu. Ce rapport des sujets à la famille impériale provient donc
d’une croyance ambivalente : à partir du culte des ancêtres, le
peuple espère voir établie une relation à la fois à l’autorité maternelle d’Amaterasu et à la figure paternelle du chef d’Etat. En ce
sens, la voie de la Déesse du soleil reflète la communauté nationale entendue comme famille, comme race et comme lignée, dont
les membres partagent les coutumes traditionnelles, les valeurs
éthiques, voire les sentiments d’attachement aux prédécesseurs
impériaux, autrement dit une « japonité ». Le gouvernement a
besoin de se fonder sur ce qui semble le plus désirable : une identité ethno-nationale constituée au nom d’une éternité de beauté
familiale et d’harmonie.
En revanche, les élites de l’Etat meijien empruntent aux pays
occidentaux un édifice légal calqué sur leurs règles juridicopolitiques, ainsi qu’un système de pensée rationnel, visant à construire
l’Etat-nation. Citons au passage l’influence du Code pénal français
de 1810. Dès l’institution de la Constitution impériale, le gouvernement établit une intrication ambivalente entre domination mythologique et domination juridique sous la souveraineté monarchique.
L’article 28 de la Constitution touche à la liberté de culte en
mettant l’accent sur la régulation des mœurs par le gouvernement.
Depuis la restauration, l’image du Fils du ciel se réinscrit dans la
symbolique du pouvoir d’Etat. L’Etat privilégie le culte du Fils du
ciel et lui donne la primauté sur les autres cultes reconnus par la
Constitution – shintoïsme (animiste), bouddhisme et christianisme.
De fait, en raison des protestations occidentales qui suivent le bannissement des chrétiens japonais en 1870, l’Etat doit reconnaître
aux sujets la liberté de culte – selon cet article 28 –, à condition que
les diverses expressions religieuses ne nuisent en rien à la stabilité
de l’ordre public et que leurs adeptes ne se soustraient pas à leurs
devoirs de sujets impériaux. La reconnaissance de cette liberté de
culte se situe dans une suite cohérente, liée à la construction des
institutions : système municipal de 1888 et Assemblée impériale
de 1890. Elle concourt également à renforcer l’autonomisation de
l’Etat par rapport aux religions. Cette réorganisation de la sacralité
permet-elle d’affirmer que le programme constitutionnel repose sur
l’espoir d’une différenciation entre politique et religieux qui assurerait au peuple une liberté de conscience ? Cette difficile question
est d’abord l’occasion d’examiner plus particulièrement la nature
de la sacralité impériale qui produit et diffuse la crédibilité d’une
cohésion nationale. Cette production s’appuie sur un principe : afin
de légitimer le souverain, le régime de gestion de la croyance religieuse se fonde sur une étatisation du culte du Fils du ciel.
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De fait, au moment où ils revendiquent la reconnaissance internationale de leur souveraineté (INENAGA 2015), les élites de l’Etat
meijien et les intellectuels « occidentalisés » sont obligés à la fois
d’accepter les normes occidentales et de se séparer d’une vision
mythologique du monde. Pour eux, il est nécessaire de concilier
l’imaginaire de la genèse du « Pays divin » présent dans les rescrits impériaux et la construction du système juridico-politique,
pour affermir la légitimité de l’autorité de l’empereur, au nom de
l’« inviolabilité et [de] la sacralité » de celui-ci, et plus particulièrement de l’héritage ancestral de la Déesse du soleil.
CONCLUSION
En définitive, la légitimation de l’autorité impériale au début
de l’ère Meiji n’est autre que le processus de régénération, dans
une monarchie constitutionnelle, de l’ancien concept de sacralité
céleste. La lignée impériale enseigne au peuple les principes de
l’Etat, en insistant sur des pratiques de piété filiale et de culte des
ancêtres. Le terme d’« éthique » prend un sens nouveau dans la
modernité japonaise.
Après la diffusion en 1889 du Rescrit impérial sur l’éducation,
conformément à cette doctrine étatique d’une « éthique moderne » et
afin de consolider les bases de l’éducation morale, le gouvernement
meijien en demande l’interprétation officielle à Inoue Tetsujirô. En
1890, juste après son retour d’Allemagne, cet intellectuel commence
à enseigner la philosophie allemande à l’Université impériale
de Tôkyô. Il propose une idée directrice de l’éducation moderne
qui met l’accent sur la « morale nationale » (kokumin dôtoku) et
influence fortement la philosophie académique japonaise.
Inoue considère la morale éternelle comme la « voie juste »
que les sujets doivent suivre, dans cette doctrine éthique. Pour
lui, « l’objectif principal du Rescrit est d’enseigner la morale, la
piété filiale, la fraternité, la loyauté et la sincérité, de consolider
les bases de l’Etat, et de cultiver le sentiment d’amour de la patrie
en vue de se préparer au danger. […] L’énergie de l’Etat, forte ou
faible, dépend ainsi de la cohésion des sentiments populaires »
(Document (5), INOUE 1899 (1891) : 4). Selon cette conception des
normes moralo-politiques, à la fois traditionnelle et moderne, la
restauration de Meiji est un événement renouvelé qui doit engendrer le sentiment quasi religieux d’allégeance à l’empereur, et y
associer le temps sacré de la fondation de l’Etat.
Une fois l’esprit de la morale régénéré par ce rescrit, pour les
élites de l’Etat meijien, l’institution de règles juridico-politiques
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Yûsuke Inenaga
serait à peine nécessaire pour réprimer critiques, sacrilèges et
trahisons envers la famille impériale. La construction du système de légitimation est apparemment plus urgente que celle des
institutions parlementaires. On se tient ici sur le versant despotique de Meiji. Les assises du régime forment un ensemble
solidaire de croyances et de pratiques morales, appuyé sur l’éducation morale qui renforce la fidélité au souverain. La sacralité
de l’empereur est ainsi le concept clé qui permet de comprendre
la complexité de la monarchie constitutionnelle légitimée par
la divinité ancestrale. Même si le droit positif reconnaît au
sujet la liberté de culte, l’Etat fait de cette sacralité la garante
légale de l’ordre public et arrime les libertés publiques du sujet
à sa docilité afin que, dans le cadre de la confusion du moraloreligieux et de l’Etat, la pensée libre soit totalement assujettie à
la « morale nationale ».
DOCUMENTS
(1) « Junkô no igi ni tsuite » [article : sur le sens de voyage impérial]
(juin 1880), Nihon kindai shisô taikei [Bibliothèque complète de la pensée moderne au Japon], tome 2 : Tennô to kizoku [L’Empereur et la noblesse],
Tôyama Shigeki (présenté par), Tôkyô, Iwanami-shoten, 1988.
(2) « Tôkyô Akebono shinbun shasetsu shobatsu no ken » [Sanction pour
l’éditorial du journal Akebono de Tôkyô] (août 1880), Ibid.
(3) « Sendanshugi wo bakusu » [critique du tyrannisme] (avril 1881), Ibid.
(4) « Maejima Torotarô enzetsu shobun ni tsuki shihôshô ukagai »
[Commentaire du ministère de la Justice sur la punition pour le discours de
Maejima Torotarô] (décembre 1881), Ibid.
(5) Inoue Tetsujirô. « Jotei chokugo engi jijo » [Introduction à la nouvelle
édition], dans Chokugo engi [Les commentaires du Rescrit impérial sur l’éducation], Tôkyô, Bunsei-dô, 1899 (1891).
BIBLIOGRAPHIE
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culturel dans le Japon contemporain », dans Ruptures ou mutations au tournant du XXI e siècle : changements de géographie mentale ?, Paris, l’Harmattan,
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Texte, tome 3 : Fonctions sociales et institutions, Paris, Editions de Minuit, 1975.
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et au Japon », dans Revue française d’histoire des idées politiques, no 42, 2015.
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ECONOMIE ET GESTION
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SATO YOSHIMICHI
Tohoku University
LES TRAVAILLEURS NON RÉGULIERS
PIÉGÉS PAR L’ÉCART GRANDISSANT ENTRE
UNE RÉALITÉ CHANGEANTE ET DES INSTITUTIONS
(PRESQUE) INCHANGÉES 1
NOUVELLES INÉGALITÉS DANS LE JAPON CONTEMPORAIN
Le marché du travail au Japon aujourd’hui devient plus
fluide. La figure 1 ci-après montre que les changements d’activité professionnelle et le chômage ont augmenté au cours de ces
dernières dizaines d’années. Les taux restent plus bas que ceux
de la plupart des pays occidentaux, mais leur hausse marquée
est significative. Les figures 2 et 3 indiquent une autre augmentation nette qui contribue à la fluidité du marché du travail japonais : la part des travailleurs non réguliers. La figure 2 montre
une augmentation constante des pourcentages de travailleurs
non réguliers. De manière générale, le pourcentage des travailleuses temporaires est plus important que celui de leurs homologues masculins. Ceci s’explique par le fait que beaucoup sont
des femmes mariées : elles complètent les revenus de leur mari,
travailleurs régulier, en travaillant à temps partiel. Mais c’est
l’augmentation du pourcentage des travailleurs non réguliers
masculins qui est la plus frappante. A cause de ce statut social
démuni, ils sont exclus de diverses sphères de la société. Cette
question sera abordée plus bas. Or, la figure 3 montre une évolution critique dans le marché du travail japonais : le pourcentage
des travailleurs non réguliers a augmenté de façon régulière dans
des entreprises de toutes tailles. Même des compagnies importantes, avec plus de 500 employés, ont augmenté leur pourcentage de travailleurs non réguliers. Ce point sera également traité
dans ce chapitre.
1.
Ce chapitre est un développement du travail de SATO (2013).
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Yoshimichi Sato
Figure 1 : Taux de renouvellement et taux de chômage
Source : Enquête sur la situation de l’emploi (Taux de renouvellement) – Enquête sur les
forces de travail (Taux de chômage).
Graphique MANQUANT en attente de traitement
pour harmonisation des légendes.
Figure 2 : Pourcentage de travailleurs non réguliers selon le sexe
Source : Enquête sur les forces de travail.
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Les travailleurs non réguliers piégés par l’écart entre réalité et institutions 333
Figure 3 : Pourcentage de travailleurs non réguliers selon la taille de l’entreprise
Source : White Paper on Small and Medium Enterprises in Japan 2007, figure 3-3-14.
Pays
%
Année
Japon
55,9
2010
U.S.A.
30,7
2010
Royaume-Uni
71,7
2010
Allemagne
82,1
2006
France
88,2
2006
Italie
75,4
2006
Pays-Bas
85,3
2006
Danemark
81,3
2006
Suède
83,4
2006
Tableau 1 : Ecart de salaire horaire entre travailleurs à plein temps et travailleurs à temps
partiel selon le pays
Source : JILPT, 2012, Databook of International Labour Comparison.
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Yoshimichi Sato
S’il n’y avait pas d’inégalités entre travailleurs réguliers et travailleurs non réguliers, et s’il n’y avait pas d’obstacle à la mobilité
entre les deux situations professionnelles, il n’y aurait pas de problème social. Mais la réalité du marché du travail dans le Japon
contemporain est loin de ce portrait idyllique. Le tableau 1 montre
qu’au Japon les travailleurs non réguliers gagnent seulement 56 %
de la rémunération horaire des salariés à plein temps, alors que
dans certains pays européens leurs homologues peuvent gagner
beaucoup plus. On pourrait croire que cet écart est dû à la différence de capital humain entre les deux types de travailleurs.
Cependant, Tarohmaru (2009) démontre que même en prenant en
compte les heures travaillées et les paramètres du capital humain,
le revenu des travailleurs non réguliers est beaucoup plus bas que
celui des travailleurs réguliers. Tarohmaru (2009) et Sato (2008)
remarquent que la mobilité professionnelle intra-générationnelle
de l’employé non régulier vers le statut de travailleur régulier est
beaucoup plus difficile que la mobilité inverse 2.
Imai et Sato (2011) soutiennent que ces inégalités sont une
création sociale. Selon leur étude, les dispositifs institutionnels
du marché du travail relèguent les travailleurs non réguliers à la
périphérie de ce marché, maintiennent leur rémunération à un
taux plus bas que celui des travailleurs réguliers, et rendent difficile la mobilité entre les deux situations professionnelles. La
théorie classique des classes sociales identifie celles-ci comme le
moteur principal des inégalités et de l’exploitation professionnelle.
Sans remettre en question le rôle majeur que les classes sociales
jouent dans une société, les sociologues japonais ont démontré
que la taille de l’entreprise est elle aussi un facteur essentiel, qui
contribue à la création d’une inégalité entre les travailleurs (ex.
ODAKA 1984). En comparaison avec leurs homologues des petites
et moyennes entreprises, les employés des grandes sociétés ou
ceux de la fonction publique jouissent d’un revenu plus important,
d’une plus grande sécurité professionnelle et d’une sécurité sociale
plus confortable. Imai et Sato (2011) vont plus loin. Ils soutiennent
que la différence entre les travailleurs non réguliers et les travailleurs réguliers est une nouvelle inégalité, et que les travailleurs
peuvent être catégorisés en quatre groupes en croisant deux lignes
de partage : la taille de l’entreprise et le secteur de l’emploi.
Dans la ligne de cette étude, ce chapitre va tenter d’élaborer
une théorie sociologique qui pourrait expliquer l’inégalité persistante entre travailleurs non réguliers et travailleurs réguliers. Avant
d’aborder les détails de la théorie, il convient d’exposer la nécessité
d’étudier la situation des travailleurs non réguliers.
2.
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GENDA (2008) relève une différence de taux de mobilité entre les industries.
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Se concentrer sur les travailleurs non réguliers permettra de
révéler plusieurs aspects de l’inégalité dans le Japon contemporain. Comme nous l’avons démontré plus haut, ces travailleurs
sont poussés vers la périphérie du marché du travail. Les travailleurs non réguliers masculins sont aussi désavantagés face
au mariage : ils sont moins susceptibles de trouver des épouses
(TAROHMARU 2011). Leurs conditions d’accès au logement sont
aussi beaucoup plus précaires que celle des travailleurs réguliers,
comme l’indique la troisième section. En somme, les travailleurs
non réguliers sont mis à l’écart: ils offrent un exemple classique
d’exclusion sociale. Les étudier et tenter de résoudre leur situation
difficile est un sujet critique autant d’un point de vue académique
que pratique.
UN SUJET DE RECHERCHE
La question à laquelle je tente d’apporter une réponse dans ce
chapitre est bien simple : pourquoi y a-t-il tant de différences, en
termes de revenu et de sécurité professionnelle et sociale, entre les
travailleurs réguliers et les travailleurs non réguliers au Japon ?
Je propose l’idée que les travailleurs non réguliers sont piégés par
l’écart grandissant entre une réalité qui évolue et des institutions
(presque) inchangées. Je démontrerai au cours de la section
suivante une théorie sociologique qui me semble expliquer les
raisons de cet écart grandissant. D’abord, précisons pourquoi il est
nécessaire de travailler à l’élaboration de cette théorie.
Prenons par exemple l’inégalité des revenus entre salariés à
plein temps et travailleurs non réguliers, illustrée dans le tableau 1.
On pourrait croire que cet écart est dû à la différence de capital
humain entre les deux types de travailleurs : les salariés à plein
temps auraient un capital humain plus important que les travailleurs non réguliers et leur revenu serait par conséquent supérieur
à celui de leurs homologues temporaires. Pourtant, dans les pays
européens, l’écart de revenus entre les deux types de travailleurs
est beaucoup plus restreint qu’au Japon. Or il est peu probable que
les travailleurs non réguliers européens aient un capital humain
supérieur à leurs homologues japonais. Plus encore, comme nous
l’avons mentionné plus haut, Tarohmaru (2009) démontre que
même en prenant en compte le capital humain des travailleurs et
les heures de travail, il existe bien une inégalité de revenu entre
travailleurs réguliers et travailleurs non réguliers.
Ainsi, le seul facteur de capital humain ne peut expliquer l’écart
de revenu entre les deux types de travailleurs. Je propose plutôt
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Yoshimichi Sato
qu’une théorie sociologique, selon laquelle les avantages sociaux
sont attribués à des statuts sociaux et non des individus, a plus de
pouvoir explicatif qu’une théorie économique. Je me propose de
construire cette théorie étape par étape dans la section suivante.
UNE THÉORIE SOCIOLOGIQUE POUR EXPLIQUER L’ÉCART
La théorie sociologique que je construis au cours de ce chapitre s’appuie sur trois piliers : la théorie fonctionnaliste de la
stratification sociale, la théorie des régimes pour la protection de
l’emploi, et la théorie de la relation entre les forces économiques
agissant à l’échelle globale, les institutions locales, et l’inégalité
sociale. Bien que celles-ci aient été développées dans des contextes
différents et à des époques différentes, leur fusion nous fournit
une nouvelle théorie pour expliquer l’écart entre les travailleurs
réguliers et les travailleurs non réguliers.
LA THÉORIE FONCTIONNELLE DE LA STRATIFICATION SOCIALE ET SA
GÉNÉRALISATION
Davis et Moore (1945) et Parsons (1940) ont avancé la théorie fonctionnelle de la stratification sociale pour expliquer l’existence d’une stratification sociale. Pourquoi celle-ci existe-t-elle
dans la société moderne, qui prône pourtant l’égalité entre tous
les citoyens ? C’est un excellent sujet de recherche, et leur réponse
est que la stratification est nécessaire à l’existence même de la
société, ou, pour utiliser la terminologie de la théorie fonctionnelle, qu’elle correspond à l’exigence fonctionnelle de la société.
La société moderne a distribué les tâches entre diverses institutions. Traditionnellement par exemple, la famille avait à côté d’un
rôle économique celui d’élever les enfants et de leur apporter une
éducation de base. Mais au cours du processus de modernisation,
ces rôles ont été endossés par d’autres personnes et organisations :
les travailleurs travaillent dans les entreprises ; les enseignants
enseignent dans les écoles. C’est la division horizontale des tâches.
Cependant, tous les rôles n’ont pas la même exigence fonctionnelle
dans la société. Certains rôles sont plus importants que d’autres à
sa survie. Pour cette raison, la société alloue par exemple davantage de ressources aux premiers qu’aux seconds pour attirer des
personnes de talent dans les entreprises et permettre à ceux qui
sont déjà titularisés de gagner en efficacité.
Bien qu’elle ait été critiquée pour être trop conservatrice et ne
pas être à même d’expliquer l’évolution des stratifications sociales,
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la théorie fonctionnelle a soulevé un point important : elle suppose
que les avantages sociaux sont attribués à des rôles et non des individus. Les individus sont présentés comme étant en concurrence
pour obtenir de « meilleurs » rôles, menant à plus de ressources
comme un revenu supérieur et davantage de pouvoir. Arita (2016)
et White (1970) généralisent cette théorie. Ils utilisent le terme de
« position sociale » plutôt que de rôle. Ainsi, les avantages sociaux
sont attribués à des positions sociales et, selon ma lecture de leur
argumentation, les positions sociales ne sont pas nécessairement
liées à des exigences fonctionnelles dans la société.
Beaucoup d’entreprises japonaises offrent par exemple des
allocations familiales à leurs salariés. Si un employé a un enfant,
il reçoit une allocation. Son revenu par conséquent augmente, non
pas parce que son capital humain est devenu plus important, mais
parce qu’il a acquis une nouvelle position sociale : celle de père.
Un autre exemple montre que les positions sociales sont essentielles à l’allocation de ressources sociales. Supposons que deux
doctorants, Alice et Bob, concourent pour un poste de professeur
adjoint dans une université prestigieuse. Ils ont le même capital
humain et le même rendement académique, mais une seule position
est disponible. Supposons maintenant qu’Alice obtienne la position,
et non Bob. Ainsi, Alice jouit d’un revenu convenable et de ressources importantes pour ses projets académiques, alors que Bob
continue d’être un doctorant avec peu de moyens. Cette différence
ne vient bien évidemment pas d’une disparité de capital humain
entre les deux, mais de leurs positions sociales respectives acquises.
LA THÉORIE DES RÉGIMES POUR LA PROTECTION DE L’EMPLOI
Le second pilier de notre étude est la théorie des régimes
sociaux pour la protection de l’emploi. Imai (2011a, 2011b, 2013)
et Miyamoto (2008) proposent cette théorie en s’appuyant sur
celle d’Esping-Anderson (1990). Ils soutiennent que toute société
doit veiller à la subsistance de ses membres en leur assurant une
sécurité sociale (et une protection sociale) ainsi qu’une sécurité de
l’emploi. Cette sécurité, ou une combinaison de ces deux sécurités,
prend la forme d’un régime social pour la protection de l’emploi,
propre à chaque société. D’après ce que je comprends, le développement de ce régime social dépend du contexte historique : il faut
prendre en compte le passé de chaque société. Aussi, à la suite
de cette théorie, reprenons l’évolution historique du régime social
japonais pour la protection de l’emploi 3.
3. Voir SATO (2013) pour une revue détaillée du développement historique du régime social japonais pour la protection de l’emploi.
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Au Japon, ce régime social assure une sécurité sociale par
l’emploi (I MAI 2011a, 2011b). Ainsi, les entreprises offrent une
sécurité sociale à leurs employés pour compléter la couverture
sociale insuffisante allouée par le gouvernement et les administrations locales. Un bon exemple est celui d’un employé titularisé dont l’épouse est femme au foyer. Il paie la moitié des primes
de l’assurance médicale et des cotisations pour la retraite, et sa
compagnie assume l’autre moitié. Plus encore, sa femme a droit à
une assurance maladie et une retraite bien qu’elle ne verse pas de
cotisations. En d’autres termes, son assurance maladie est garantie
par l’emploi de son mari.
Cet exemple reflète aussi la structure particulière de la famille
japonaise, basée sur une idéologie qui date de la fin de la Seconde
Guerre mondiale: un modèle selon lequel le père est le seul à subvenir aux besoins de la famille. Le régime social japonais pour la
protection de l’emploi et la perception du père comme seul soutien
familial se renforcent l’un l’autre. Ce régime attend des travailleurs réguliers qu’ils manifestent leur loyauté envers la compagnie
en travaillant des heures supplémentaires, ou encore en acceptant
d’être transférés à une autre branche de la firme. En contrepartie,
la compagnie garantit leur emploi jusqu’à la retraite. Il devient
difficile pour le travailleur régulier de contribuer aux travaux
ménagers: il a besoin d’une femme au foyer « à plein temps »
pour assurer les charges domestiques. Ainsi, le modèle familial
selon lequel le père est le seul à subvenir aux besoins de la famille
crée une division sexuelle des tâches. De leur côté les compagnies
offrent à leurs employés une sécurité professionnelle (un emploi à
long terme) et une sécurité sociale, incluant l’assurance médicale et
les cotisations pour la retraite mentionnées ci-dessus. Cette couverture concerne non seulement les employés, mais aussi leur famille.
Le point le plus important de ma théorie dans ce chapitre est
que l’emploi permanent est devenu une position sociale au cours
du processus de renforcement mutuel entre le régime japonais pour
la protection de l’emploi et le modèle du père comme seul soutien
familial. Lorsqu’une personne devient un employé régulier, elle
obtient le droit à une sécurité sociale. Si elle perd son emploi, elle
perd aussi ce droit. Bien sûr, le gouvernement et les administrations
locales fournissent une autre sorte de sécurité sociale, mais dont les
conditions sont beaucoup moins avantageuses que celles offertes
par les entreprises : comme nous l’avons expliqué plus haut, la sécurité sociale au Japon est largement assurée par le biais de l’emploi.
Reprenons rapidement ici le développement historique de
ce régime social. Avant la Seconde Guerre mondiale, les cols
blancs et les cols bleus des grandes compagnies vivaient en un
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sens dans deux mondes distincts. Les cols blancs jouissaient d’une
forte sécurité professionnelle, ils touchaient un salaire mensuel.
La situation des cols bleus était bien différente. Ils avaient peu de
sécurité professionnelle, ils étaient rémunérés en fonction de leur
performance, payés à l’heure ou au jour (NIMURA 1994). Ainsi
la différence entre les cols blancs et cols bleus a été interprétée
comme une différence de statut et non comme une différence professionnelle (ODAKA 1984, NOMURA 1994, NIMURA 1994).
La théorie sur les positions sociales appliquée aux cols blancs
et cols bleus permet de mieux faire ressortir qu’il s’agit bien d’une
différence de position sociale entre les deux types de travailleurs : ils occupent des positions distinctes au sein de la société.
Il me semble que cette disparité s’aligne sur une idéologie à la fois
moderne et pré-moderne. La première met l’accent sur les antécédents scolaires des deux types de travailleurs. En effet, beaucoup
des cols blancs étaient titulaires de diplômes universitaires – certains étaient issus de grands établissements impériaux – alors que
les cols bleus étaient moins éduqués. Il semblait ainsi normal qu’ils
aient travaillé dans des milieux différents. Selon l’idéologie prémoderne, les cols blancs et les cols bleus occupaient des statuts
sociaux distincts : il s’ensuivait naturellement que leurs conditions
professionnelles fussent différentes.
Ainsi, d’après la théorie sur les positions sociales expliquée cidessus, les emplois des cols blancs et des cols bleus sont interprétés
comme des positions sociales. Les cols blancs titulaires jouissaient
d’une plus haute sécurité professionnelle, d’un revenu plus important, et d’avantages sociaux plus nombreux que leurs homologues
cols bleus. De même, les jeunes diplômés avaient plus de chances
d’obtenir un emploi de col blanc – la progression vers un enseignement supérieur dans les universités étant très limitée avant la
Seconde Guerre mondiale, les cols blancs occupaient des positions
d’élites, protégées par divers dispositifs institutionnels.
Cette situation a radicalement changé après la Seconde Guerre
mondiale. Le Quartier général impérial (QGI) a encouragé un
processus de démocratisation dans différents aspects et diverses
sphères de la société japonaise: la disparité entre cols blancs et cols
bleus n’en a pas été exempte. Les syndicats ouvriers considéraient
la différence entre cols blancs et cols bleus comme un reliquat de
l’idéologie pré-moderne et revendiquaient l’égalité de traitement
entre les travailleurs d’une même compagnie (NIMURA 1994).
Enfin, cette différence a été abolie et les employés d’une compagnie en sont devenus des membres égaux en droits.
Ce qui est essentiel à mon argumentation est que les travailleurs non réguliers ont été exclus du processus de démocratisation
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des entreprises japonaises. Seuls les travailleurs réguliers étaient
membres des syndicats, quelle que soit la couleur de leur col.
Ainsi, les travailleurs non réguliers ont été exclus non seulement des syndicats, mais aussi du processus de démocratisation.
Ironiquement, alors que la différence entre cols blancs et cols bleus
s’estompait, celle entre les travailleurs réguliers et les travailleurs
non réguliers est apparue. De ce fait les emplois de travailleur
régulier et de travailleur non régulier sont devenus des positions
sociales. Dans l’ensemble, les travailleurs réguliers ont davantage de sécurité professionnelle, un revenu plus important et une
meilleure sécurité sociale que les travailleurs non réguliers, non
pas parce que leur capital humain est plus élevé que celui de leurs
homologues contractuels, mais parce qu’ils occupent une position
sociale qui jouit d’avantages sociaux plus nombreux, comme le
remarque Tarohmaru (2009).
Tant que le régime social japonais pour la protection de l’emploi et la perception du père de famille comme seul soutien familial étaient solidement établis et prépondérants, l’inégalité entre les
deux types de travailleurs ne posait pas de problème social grave
– la plupart des travailleurs non réguliers étaient des femmes dont
les maris étaient travailleurs réguliers. Bien qu’on ait reproché à ce
système, associant régime social et modèle familial, de repousser
les femmes vers la périphérie du marché du travail, les reléguant
à la sphère domestique, ce système fonctionnait bien économiquement. Grâce à leurs épouses, les maris pouvaient travailler dur et
effectuer de longues journées au bureau ; en contrepartie, les entreprises leur assuraient un revenu correct et une sécurité sociale.
Cependant, depuis les années 1990, le régime social japonais
pour la protection de l’emploi est devenu dysfonctionnel. Trois facteurs seront mentionnés : la mondialisation, les changements de la
structure industrielle et les politiques néo-libérales. La mondialisation a augmenté le coût d’opportunité pour les entreprises qui
s’attachent au régime social. Si une compagnie continue d’assurer
un régime social à ses employés, elle se prive de trouver de meilleurs travailleurs et une main-d’œuvre moins chère autre part dans
le monde. Face à cette situation, les entreprises ont installé leurs
usines en Asie et engagent une main-d’œuvre locale. Un deuxième
facteur est que le secteur des services prend le pas aujourd’hui sur
la structure industrielle. Dans l’ensemble, ce secteur engage plus
de travailleurs non réguliers que d’autres secteurs industriels, ce
qui a contribué à l’augmentation de la part des travailleurs non
réguliers sur le marché du travail. Troisièmement, le gouvernement
japonais a réagi à ces changements par la mise en œuvre de politiques néo-libérales, comme l’introduction de travailleurs détachés
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(IMAI 2011a). Cette politique a elle aussi augmenté la flexibilité du
marché du travail.
Les entreprises ont profité de ces changements et ont affaibli
le régime social japonais pour la protection de l’emploi. Le rapport
publié par la Fédération des organisations économiques japonaises
(Keidanren en japonais) traduit clairement l’évolution de leur
politique vis-à-vis de l’emploi (SHIN NIHONTEKI K EIEI SISUTEMU
à Kenkyu Purojekuto 1995). Ce rapport propose trois catégories
de travailleurs : les travailleurs permanents, les spécialistes et les
travailleurs à emploi flexible. Les travailleurs permanents correspondent aux travailleurs réguliers du régime social : on attend
d’eux qu’ils deviennent des directeurs et qu’ils travaillent jusqu’à
leur retraite. Les spécialistes sont, eux, recrutés sur la base de leurs
connaissances et savoir-faire spécialisés. Ces connaissances étant
vouées à l’obsolescence, leur rémunération sera déterminée en
fonction de leur performance et ils seront recrutés pour une durée
déterminée. Les travailleurs à emploi flexible ne sont rien d’autre
que des travailleurs non réguliers.
Le rapport propose aussi que les firmes membres de cette
fédération ne soient pas tenues de suivre la norme japonaise des
conditions d’emploi et qu’elles puissent décider elles-mêmes de la
proportion dans leur force de travail des trois types de travailleurs,
en fonction de leur contexte commercial. Ce rapport a été perçu
comme la déclaration de la fin, ou du moins de l’affaiblissement,
du régime social japonais pour la protection de l’emploi. C’est ainsi
que les trois facteurs mentionnés plus haut, ainsi que le changement de la politique des entreprises vis-à-vis de l’emploi, ont augmenté la part des travailleurs non réguliers – et en particulier des
travailleurs non réguliers masculins – sur le marché du travail,
comme le montre la figure 2.
L’augmentation de la part des travailleurs non réguliers sur
le marché du travail japonais a engendré de graves problèmes
sociaux : le régime social japonais pour la protection de l’emploi,
avec son modèle du père comme seul soutien familial, n’avait rien
prévu pour l’augmentation du nombre de travailleurs non réguliers,
et les institutions ne peuvent pas gérer cette évolution. Comme
nous l’avons démontré plus haut, la position de travailleur régulier est une position sociale. De même, l’emploi temporaire est une
position sociale – mais les deux positions sont bien différentes. Les
travailleurs masculins qui détiennent la position sociale d’emploi
temporaire sont poussés vers la périphérie du marché du travail
avec moins de sécurité professionnelle et sociale ainsi qu’un revenu
inférieur ; ils sont exclus du régime social japonais pour la protection de l’emploi. Cette exclusion les écarte d’autres sphères sociales
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Yoshimichi Sato
et les prive de certaines opportunités de vie. Par exemple, les travailleurs non réguliers masculins ont moins de chance de se marier
que leurs homologues travailleurs réguliers (TAROHMARU 2011).
Ils sont aussi exclus du marché immobilier. Lorsque la faillite de
Lehman Brothers a gravement endommagé l’économie mondiale
en 2008, certains des travailleurs détachés masculins ont perdu
leur logement au Japon. Ils vivaient dans des logements locatifs
fournis par leur compagnie, ce qui est un bon exemple d’avantages
offerts part le régime social japonais pour la protection de l’emploi
– la sécurité immobilière par l’emploi. Mais au moment où ils ont
été congédiés par leur compagnie, ils ont perdu le droit de vivre
dans un logement fourni par leur employeur et ont été obligés de le
quitter. Certains se sont retrouvés sans-abri.
LA THÉORIE SUR LES FORCES MONDIALES, LES INSTITUTIONS
LOCALES ET L’INÉGALITÉ SOCIALE
Au cours des sections précédentes, j’ai démontré que le Japon
contemporain est en pleine évolution : la flexibilité à la périphérie
du marché du travail augmente et les travailleurs non réguliers masculins sont plus nombreux. J’ai aussi montré que les institutions
japonaises contemporaines comme le régime social japonais pour
la protection de l’emploi et la perception du père de famille comme
seul soutien familial n’ont pas changé de manière substantielle
afin de s’adapter à cette réalité en pleine évolution. Les travailleurs
réguliers sont toujours au cœur du marché du travail – que ce soit
dans des grandes entreprises ou dans la fonction publique – et sont
protégés par les institutions. Or les régimes de retraite, d’assurance
médicale et d’impôts sont basés sur ces institutions.
Ainsi, une question importante émerge: pourquoi le régime
social japonais pour la protection de l’emploi ne s’adapte-t-il pas
pour assurer la subsistance des travailleurs non réguliers ? Pour
répondre à cette question, il faut se tourner vers la relation entre
les forces dynamiques mondiales, les institutions locales, et l’inégalité sociale (SATO et A RITA 2004, PARK 2010, BLOSSFELD et
al. 2011). La théorie sur cette relation se base principalement sur
deux hypothèses. Premièrement, les forces mondiales comme la
globalisation, le néo-libéralisme et la croissance du secteur des
services n’affectent pas directement l’inégalité sociale à un niveau
local, mais de façon indirecte, par le biais des institutions locales.
Deuxièmement, les institutions locales ont différents degrés
« d’inertie ». Certaines institutions répondent rapidement à l’évolution des forces dynamiques mondiales, alors que d’autres changent
lentement, ou encore restent intactes.
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Cette théorie appliquée au Japon contemporain permet de
comprendre pourquoi les institutions locales ne se sont pas adaptées à une réalité qui évolue. Le cœur du marché du travail au
Japon aujourd’hui est encore protégé par le régime social japonais pour la protection de l’emploi. De ce fait, comme nous l’avons
relevé plus haut, les travailleurs réguliers dans les grandes entreprises et dans la fonction publique jouissent d’une importante
sécurité professionnelle (une condition d’emploi à long terme),
un revenu correct, et une bonne sécurité sociale. Les institutions
sociales à la périphérie du marché du travail se sont en revanche
rapidement détériorées face aux forces dynamiques mondiales.
L’application de la loi sur le travailleur détaché et sa révision sont
un exemple classique de transformation institutionnelle.
La disparité d’inertie institutionnelle entre le cœur et la périphérie du marché du travail a contribué à l’inégalité grandissante
entre les travailleurs réguliers, placés au cœur de ce marché, et
les travailleurs non réguliers à la périphérie. Parce que le régime
social japonais pour la protection de l’emploi et la perception du
père de famille comme seul soutien familial sont prépondérants
au cœur de la société japonaise, les travailleurs non réguliers en
sont exclus. Plus encore, bien que le nombre de travailleurs non
réguliers – et en particulier les travailleurs non réguliers masculins – et leur part dans le marché du travail augmentent, il n’existe
pas encore d’institutions pour les protéger, ou du moins sont-elles
introduites très lentement.
CONCLUSIONS
J’ai proposé une nouvelle théorie sociologique qui me semble
expliquer l’inégalité persistante, en termes de rémunération, de
sécurité professionnelle et de sécurité sociale, entre les travailleurs
réguliers et les travailleurs non réguliers. En se concentrant sur ces
deux types de travailleurs, on a révélé que cette inégalité provient
du processus de renforcement mutuel entre le régime social japonais pour la protection de l’emploi et la perception du père comme
seul soutien familial. De plus, la théorie de la relation entre les
forces dynamiques mondiales, les institutions locales et l’inégalité
sociale montre que les institutions japonaises contemporaines ne
se sont pas adaptées à la réalité en évolution des travailleurs non
réguliers, à cause du différent degré d’inertie des institutions au
cœur et de la société à sa périphérie.
Une nouvelle question émerge : Pourquoi les institutions au
cœur de la société ont davantage d’inertie que celle à la périphérie ?
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Yoshimichi Sato
Une possibilité serait que les acteurs sociaux au cœur de la société
ont plus de pouvoir que leurs homologues à la périphérie. Ceux-ci
exercent leur pouvoir pour protéger leurs intérêts, notamment
en conservant les institutions sociales centrales intactes (ISHIDA
et SLATER 2010, SATO 2010). Les travailleurs non réguliers à la
périphérie n’ont pas ce pouvoir, et les institutions sociales à la
périphérie ont de ce fait été très vite affectées par les forces de la
mondialisation. Aux trois théories de base évoquées dans les sections précédentes, nous devons ajouter celle des classes sociales: la
différence de classe entre les travailleurs au cœur et à la périphérie
pourrait expliquer la disparité de degré d’inertie entre les deux
sphères. Cette hypothèse doit faire l’objet d’une prochaine étude
afin de mieux comprendre les mécanismes sociaux qui contribuent
à créer et maintenir l’inégalité entre les travailleurs réguliers et les
travailleurs contractuels.
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FRÉDÉRIC BURGUIERE
FB Asia Finance, Paris
LE JAPON SERA-T-IL LE PREMIER GRAND PAYS
À FAIRE DÉFAUT SUR SA DETTE PUBLIQUE
AU XXI E SIÈCLE 1 ?
L’Etat japonais sera-t-il en mesure de rembourser sa dette ?
Cette question peut sembler abrupte, dès lors que l’on parle de la
troisième puissance économique mondiale et surtout de la première puissance créditrice. Elle n’en est pas moins légitime quand
on observe d’une part la taille du stock de dette accumulé depuis
quarante ans, et d’autre part son augmentation régulière à un
rythme soutenu. Cette dérive est d’autant plus inquiétante qu’elle
ne correspond plus à un choix de politique économique, mais à
une évolution subie. Toutes les mécaniques qui pourraient permettre une réduction de cette dette sont aujourd’hui enrayées et
les espoirs de voir apparaître une amélioration sont faibles. Nous
sommes en effet entrés depuis le début de la décennie 2010 dans
une phase qui sur le plan démographique va peser très négativement sur l’évolution de la population active et donc sur les perspectives de croissance de l’économie.
UNE DETTE À LA DÉRIVE
Il y a peu de moyens qui permettent à un Etat de réduire sa
dette. Si l’on écarte l’inflation, qui est sans doute la manière la plus
simple de diluer les dettes, mais qui ne semble pas devoir agir à
court terme, il n’y en a que quatre. Deux relèvent de la politique
budgétaire, la baisse des dépenses et l’augmentation des recettes de
l’Etat, et deux d’une gestion opportuniste de données contextuelles
favorables, la baisse des taux d’intérêt et le niveau de la croissance.
1. Les graphiques et tableaux présentés lors du colloque sont disponibles en ligne à l’adresse suivante : https://independent.academia.edu/
FredericBURGUIERE/Papers.
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Aucune de ces quatre variables ne peut être traitée de façon indépendante, car l’évolution de chacune influe sur toutes les autres,
mais de façon schématique on peut faire le constat suivant :
L’effet bénéfique sur le coût de la dette, de la baisse des taux
d’intérêt liée au climat déflationniste des vingt dernières années, est
désormais terminé. Les taux longs peuvent fluctuer dans une fourchette large à partir de maintenant, l’effet sera désormais très marginal sur le poids que représente pour l’Etat le service de la dette.
La baisse potentielle des dépenses de l’Etat est soumise à un jeu
de contraintes qui limite fortement la marge de manœuvre des autorités. Les deux postes les plus importants, le service de la dette et
les dépenses sociales, représentent plus de 55 % du total du budget.
Sauf à modifier de façon drastique l’attention portée aux seniors, il
est donc difficile de réduire de façon significative les dépenses.
La possibilité d’augmenter les recettes est, elle, contrainte par
la faiblesse de la dynamique économique. La dernière augmentation de la taxe sur les ventes a été une nouvelle illustration des
effets contre-productifs qu’entraîne toute augmentation des impôts
dans un contexte de déflation.
Enfin, l’idée qu’une reprise de la croissance pourrait être une
source d’amélioration des rentrées fiscales bute sur le déclin de la
force de travail. Au cours des quinze prochaines années, l’impact
de la baisse de la natalité que l’on observe depuis trente ans va
entraîner une baisse de plus de 15 % des classes d’âge entre 15
et 64 ans. En dépit d’une augmentation du taux de participation
et éventuellement d’une immigration un peu plus importante, la
population active devrait baisser sur cette période, ce qui limite
fortement le potentiel d’augmentation de la production.
Cette contrainte majeure que constitue l’évolution de la
démographie laisse donc penser que le niveau atteint par la dette
publique japonaise (230 % du PIB) est non seulement difficilement
réversible, mais probablement condamné à poursuivre sa dérive.
DETTE IRRÉVERSIBLE ET MONÉTISATION, UNE LOGIQUE
HISTORIQUE
Si la dette doit continuer à croître, alors se pose théoriquement
la question du moment où l’Etat japonais sera contraint au défaut,
c’est-à-dire à la reconnaissance de son incapacité à rembourser ses
créditeurs.
Il n’existe pas de niveau objectif entraînant le déclenchement
d’un défaut, mais de façon empirique on peut constater, en nous
référant aux données recensées par Carmen Reinhart et Kenneth
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Rogoff 2, que le niveau de dette atteint (en ratio Dette/PIB) par les
pays ayant fait défaut au cours des quarante dernières années était
sensiblement supérieur à celui du Japon actuellement (de l’ordre
de 350 à 450 %). Ces données démontrent qu’un Etat ne fait pas
défaut quand il est objectivement dans une situation qui semble
irréversible, mais quand ses créditeurs n’acceptent plus de lui faire
confiance. De ce point de vue, la situation de première puissance
créditrice du Japon et le fait que sa dette soit quasi exclusivement
détenue par des investisseurs domestiques réduisent la pression
potentielle qui peut s’exercer sur lui.
Mais surtout, la politique mise en œuvre par le gouvernement
Abe incite à penser que le Japon ne fera pas défaut, parce qu’il
a choisi de faire progressivement racheter sa dette par la Banque
centrale (à la fin de 2014, cette dernière détenait environ 25 % de
l’encours global de la dette publique). Cette politique n’est bien
entendu pas sans risque, puisqu’elle suppose un processus de
création monétaire qui peut être à terme inflationniste, mais elle
constitue historiquement un des modes de traitement classique
d’une dette excessive.
A ce stade, il convient de rappeler qu’un endettement excessif
d’un Etat est en général la conséquence d’un déséquilibre dans la
répartition de la richesse et que le retour des finances de l’Etat à
une situation saine passe par une modification de cette répartition.
Dès lors que l’on s’éloigne du processus normal de remboursement de la dette, le rééquilibrage engendre un phénomène de
spoliation. A l’époque d’Edo, le shogunat a ainsi imposé à de nombreuses reprises aux marchands une renégociation puis finalement
un abandon de la dette qu’il avait à leur égard. Au lendemain de
la Seconde Guerre mondiale, c’est l’hyperinflation qui a résorbé
une dette qui avait été largement souscrite par la Banque du Japon
depuis le milieu des années 1930. Mais il faut noter que l’économie
de guerre, puis la défaite avaient entraîné une déformation de la
production du pays au profit de l’armement, puis une pénurie de
biens généralisée.
La politique de monétisation qui a été mise en place depuis
deux ans bénéficie pour l’instant de trois facteurs : le soutien que
constitue la position créditrice du Japon, la persistance de pressions déflationnistes, ce qui réduit le risque à court terme d’une
diffusion aux circuits du crédit de la création monétaire pratiquée
par la Banque centrale, enfin le fait que la FED et la BCE aient
choisi, elles aussi de mettre en œuvre des politiques de rachat de
dettes, ce qui rend ce mode d’intervention consensuel.
2. R EINHART Carmen et ROGOFF Kenneth, This Time Is Different: Eight
Centuries of Financial Folly, Princeton University Press, 2009.
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Le risque inflationniste que l’on associe généralement à la
monétisation est donc sans doute dans l’immédiat limité. Ce qui
ne veut pas dire que cette politique ne présente aucun effet pervers pour l’économie. Ses effets négatifs seront même sans doute
très supérieurs au soutien illusoire dont aura bénéficié la croissance pendant quelques trimestres. Et c’est sur le fonctionnement
des circuits financiers que l’on devrait en observer les premières
manifestations.
LES CONSÉQUENCES À COURT TERME D’UN TEL CHOIX
Le résultat le plus attendu et le plus spectaculaire de la politique mise en place depuis la fin 2013 a été une baisse sensible
du yen. Il est toutefois probable que cette dévaluation trouvera ses
limites du fait des pratiques similaires mises en œuvre par les pays
occidentaux. Mais les deux éléments qui vont dorénavant perturber
les circuits financiers sont, d’une part le niveau désormais structurellement très bas des taux d’intérêt, et d’autre part la raréfaction
de l’offre d’obligations d’Etat sur le marché de l’épargne.
Il faut en effet se souvenir que dans l’environnement financier des cinquante dernières années, au Japon comme dans la plupart des grandes puissances économiques, les titres d’Etat servent
de référence pour la mesure du risque des portefeuilles d’actifs
des institutions financières. L’Etat, considéré comme ne pouvant
faillir, la détention de sa dette bénéficie de certains privilèges,
comparée à celle des obligations privées (en termes d’exigence de
fonds propres ou de règle de provisionnement des moins-values).
Ainsi, les obligations d’Etat ont constitué une valeur refuge pour
les banques en période de basse conjoncture, et un socle sécuritaire
pour les portefeuilles des assureurs et fonds de pension. Les règles
prudentielles continuent d’ailleurs d’imposer aux investisseurs institutionnels une détention minimum d’actifs publics.
Conscientes des nouvelles contraintes qui vont être imposées
aux circuits financiers par la monétisation de la dette, les autorités
japonaises ont annoncé en octobre 2014 une réforme des règles d’investissement du GPIF (Government Pension Investment Fund). Le
GPIF est le plus gros fonds de pension au Japon, il gère les retraites
des fonctionnaires et toute modification de ses règles de fonctionnement est regardée avec beaucoup d’attention par les investisseurs.
L’idée de cette réforme est de ramener l’exposition du GPIF en
obligations d’Etat de 70 à 40 % en renforçant la part consacrée aux
actions japonaises et titres étrangers à 25 % pour chacune de ces
classes d’actifs. Une allocation de 5 % étant également consacrée à
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des investissements alternatifs (fonds d’infrastructures ou fonds de
capital-risque). Faire évoluer l’allocation d’actifs d’un investisseur
comme le GPIF vers plus de diversification pour rapprocher sa
gestion de celle des autres investisseurs institutionnels, et en particulier des grandes sociétés d’assurance-vie, semble logique. Elle
pose cependant des problèmes de gestion des risques prudentiels
considérables. Il s’agit en effet d’opérer un arbitrage d’actifs « sans
risques », les obligations d’Etat vers des actifs dont la volatilité et
le risque de défaut sont parfois élevés, et ceci dans un contexte où
les « amortisseurs de risque » sont très faibles. Du fait de l’environnement déflationniste actuel, la rentabilité absolue des actifs
risqués est basse, le vieillissement de la population a réduit les flux
entrants dans les fonds de pension, et la faiblesse de la croissance
économique a entraîné une augmentation du risque de défaut de
crédit. On encourage donc une augmentation du niveau de risque
des portefeuilles à un moment où tous les indicateurs économiques
inciteraient plutôt à le réduire. Dès lors, la réalisation de l’arbitrage proposé va, soit devoir être étalée sur 20 à 30 ans si l’on veut
rester dans un cadre de risque raisonnable, soit donner lieu à une
forte augmentation du niveau de risque du portefeuille du GPIF
qui pourrait avoir pour conséquence une diminution conséquente
des pensions versées dans le futur aux retraités japonais.
On imagine donc mal comment le GPIF va réajuster son allocation d’actifs et comment, plus généralement, les investisseurs
institutionnels pourraient, si la raréfaction des titres d’Etat devait
s’accroître, couvrir le risque accru de leurs portefeuilles. Car
c’est au marché domestique des actions auquel on pense en priorité lorsque l’on envisage un arbitrage entre classes d’actifs au sein
d’un portefeuille. Mais le « flottant » du marché japonais est d’un
montant faible, comparé au besoin qu’entraînerait une diminution
significative de la part des obligations d’Etat actuellement détenues
par les fonds de pension. La pression acheteuse générée sur le marché des actions par un tel arbitrage risquerait d’entraîner une forte
surévaluation à court terme de ce dernier, au détriment, là encore,
de la valeur future des pensions.
Il est donc assez probable que la politique de monétisation et
les contraintes techniques qu’elle va imposer aux investisseurs
institutionnels auront pour conséquence une totale réorganisation
des circuits du crédit. C’est sans doute vers le marché des crédits
privés que les fonds de pension vont réorienter une partie de leur
portefeuille, au fur et à mesure qu’ils réduiront leur exposition aux
obligations d’Etat.
Ce ne sera pas une situation inédite, car les investisseurs institutionnels pratiquaient de la sorte dans les années 1960. A cette
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époque, le marché des obligations d’Etat étant d’une taille très
réduite, les compagnies d’assurance et fonds de pension orientaient
une partie significative de leurs actifs vers des crédits aux entreprises. Cette prise de risque offrait toutefois une certaine sécurité pour plusieurs raisons : d’une part, les crédits étaient accordés
pour l’essentiel à de grandes entreprises, très solides en cette
période de forte croissance ; et d’autre part, le niveau des taux d’intérêt était suffisamment élevé pour que les revenus de ces crédits
constituent rapidement une réserve de protection contre les défauts
qui pouvaient se manifester. Le retour des fonds de pension et
compagnies d’assurance vers le marché du crédit n’est pas simple
à mettre en œuvre, car il va se faire dans un contexte économique
bien moins favorable (faible niveau des taux d’intérêt, risque de
défaut plus élevé). Et il va aussi devoir s’accorder avec le désengagement des banques de ce propre marché.
Car c’est peut-être la seule bonne nouvelle de cette évolution. Elle intervient dans une période où les banques ont tendance à réduire la taille de leur bilan et à développer leurs activités
annexes. Les nouvelles contraintes prudentielles qui leur sont
imposées supposent une augmentation de leurs fonds propres dès
lors qu’elles souhaitent augmenter la taille ou le risque de leurs
portefeuilles de crédit. Notons que la politique de monétisation fait disparaître pour elles tous les avantages de l’actif « sans
risque » que constituaient les obligations d’Etat, en particulier en
période de basse conjoncture 3. Dans cette nouvelle organisation
des circuits du crédit, les banques « vendront » beaucoup plus leur
expertise en montages financiers que leur savoir-faire en matière
de gestion du risque d’un portefeuille de crédit. C’est en fait leur
métier historique qui décline au profit de ce que l’on appelle la
« finance de l’ombre » (ou « shadow banking »).
On mesure assez bien les risques que représente une telle
évolution pour les différents acteurs. Pour les investisseurs institutionnels, on sait qu’une expertise en matière de gestion d’une
nouvelle classe d’actifs ne s’acquiert pas en quelques années,
mais qu’elle est souvent l’affaire d’une génération. On peut donc
avoir de sérieuses craintes concernant les résultats, d’un point
de vue financier, de la transition qui commence. Et ce sont bien
entendu les futurs retraités japonais qui feront les frais d’éventuels
mauvais résultats de gestion. Pour les autorités, cette évolution
pose le problème de l’encadrement de la « finance de l’ombre ».
L’expérience des dernières années montre qu’une façon d’améliorer la qualité des montages financiers réalisés par les banques,
3. Les banques, dans les phases de récession, arbitraient une partie de
leur bilan vers les titres d’Etat afin de bénéficier du jeu de la transformation.
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Le Japon sera-t-il le premier grand pays à faire défaut sur sa dette publique ? 353
consiste à les responsabiliser sur le devenir des produits dont elles
assurent le montage. De toute façon, si leur activité traditionnelle
doit continuer à se réduire, les banques deviendront de plus en plus
dépendantes de ces nouveaux métiers et seront dans l’obligation
de démontrer la qualité de leur expertise si elles veulent survivre.
Mais la transition peut, là encore, prendre quelques années.
CONCLUSION
Comme nous avons essayé de le montrer, la politique monétaire qui a été initiée par le gouvernement japonais depuis deux
ans n’est pas sans risques. Il est très probable qu’elle aura des effets
pervers sur l’évolution des prix, mais sans doute pas dans l’immédiat. Elle va par contre avoir comme conséquence de court terme
une totale réorganisation des circuits du crédit. Mais ce serait une
erreur de considérer que les questions que nous venons d’évoquer
ne concernent que le Japon et qu’il pourra les traiter de façon autonome et sans conséquence sur ses partenaires économiques. En
fait, la situation que nous venons de présenter existe, à un degré
moindre quant à la taille de la dette, aux Etats-Unis et en Europe.
La FED, la Banque d’Angleterre et la BCE détiennent, elles aussi,
environ un quart de la dette respective de leurs Etats, et les dérèglements monétaires et financiers que nous avons envisagés vont
donc aussi s’imposer en occident.
Il existe cependant une grande différence entre le Japon et
les pays occidentaux. Le Japon reste à ce jour la première puissance créditrice, quand les Etats-Unis et l’Europe sont fortement
endettés. Or, les effets de la monétisation sont très différents selon
que le problème d’endettement d’un Etat est uniquement lié à une
mauvaise répartition des richesses domestiques, ou bien qu’il
s’accompagne d’un déficit extérieur important. Cette question des
déséquilibres extérieurs a été mise entre parenthèses depuis trente
ans, mais elle devra être finalement traitée et va considérablement
complexifier la gestion de l’économie mondiale.
Les risques liés à la réorganisation des circuits du crédit que
nous avons présentés, par souci pédagogique, de façon très simple
et dans un cadre purement domestique seront en fait accrus par les
perturbations liées aux tensions internationales et à la volatilité des
marchés. La politique de monétisation qui a été, à très court terme,
un facteur de réduction des inquiétudes des marchés pourrait s’avérer sur le moyen terme comme une source majeure de perturbations.
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354
Frédéric Burguiere
BIBLIOGRAPHIE
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1600 à nos jours, Editions Hermann, 2014.
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SOPHIE NIVOIX
Université de Poitiers
SERGE REY
Université de Pau et des pays de l’Adour
LA CATASTROPHE DE FUKUSHIMA EN 2011 :
QUELLES CONSÉQUENCES FINANCIÈRES
ET BOURSIÈRES ?
Le tremblement de terre qui a frappé l’est du Japon le
11 mars 2011 a eu un impact économique important pour nombre
de sociétés japonaises, dans la mesure où il s’est accompagné
d’un tsunami et d’un accident nucléaire majeur à la centrale de
Fukushima. Au-delà de l’entreprise TEPCO, propriétaire de la centrale nucléaire endommagée, c’est non seulement tout le secteur de
la production électrique, mais également l’activité économique et
financière dans son ensemble qui en ont subi des conséquences.
Celles-ci furent particulièrement sensibles si l’on considère l’évolution du marché japonais des actions et l’instabilité qui l’a caractérisée. Cependant, dans les mois qui ont suivi la catastrophe on
a pu noter qu’un retour à une situation proche de la normale s’est
produit progressivement pour la plupart des sociétés, excepté celles
du secteur électrique.
Trois ans après les événements, il est donc intéressant d’analyser la situation à plusieurs titres. Sur le plan économique, il
importe de vérifier si la capacité historique du Japon à sortir des
phases critiques s’est une fois encore vérifiée. Sur le plan financier, il convient d’observer dans quelle mesure les répercussions de
Fukushima ont perturbé à moyen terme la valorisation des entreprises par le marché, et en particulier TEPCO.
Notre étude porte donc à la fois sur des éléments macroéconomiques rappelant le contexte dans lequel évolue le Japon en
ce début de XXI e siècle, et des données financières et boursières
touchant les sociétés dont nous avons analysé tant les rentabilités
que la volatilité sur les trois dernières années.
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Sophie Nivoix et Serge Rey
LE JAPON FACE AUX DÉSASTRES NATURELS
Les études portant sur les conséquences économiques et financières des catastrophes naturelles s’intéressent plus fréquemment
aux événements liés au continent nord-américain qu’au Japon,
mais le triple désastre de Fukushima (tremblement de terre d’une
rare intensité, tsunami de grande ampleur puis accident nucléaire
majeur) met l’accent sur autant de particularités nipponnes. La
fragilité géologique de l’archipel l’expose à de fréquents séismes
(STEIN et STEIN 2014), ainsi qu’à de potentiels tsunamis lorsque
l’épicentre est situé en mer. En mars 2011, la troisième composante
du drame est apparue en raison du passage du tsunami sur le site
de la centrale nucléaire de Fukushima, alors que la faiblesse des
ressources énergétiques naturelles du Japon rend le pays très dépendant, tant pour ses importations que pour sa production nucléaire.
Historiquement, le Japon a connu plusieurs séismes de forte
magnitude durant le siècle passé, avec un impact humain et économique particulièrement lourd. Le tableau 1 en résume les caractéristiques principales.
Tableau 1 : Séismes majeurs au Japon au cours des 100 dernières années
Date
Lieu
Nombre de morts
Magnitude
Tsunami
01/09/1923
Kantô
142 800
7,9
oui
28/06/1948
Fukui
3 769
7,3
oui
16/01/1995
Kôbe
5 502
6,9
oui
11/03/2011
En mer, 130 km
à l’est de Sendai
15 690
9
oui
Sources : « The Great Japan Earthquake of 1923 », J. Hammer, Smithsonian Magazine,
mai 2011, « Major Japanese Earthquakes of the 20th century » et « The Great Tohoku
Japan Earthquake & Tsunami: Facts, Engineering, News & Maps », MCEER publications, University of Buffalo, http://mceer.buffalo.edu/infoservice/disasters/Honshu-JapanEarthquake-Tsunami-2011.asp.
Les destructions du séisme du Tohoku en 2011 ont été estimées
à 3,5 % du PIB 1 (contre 29 % en 1923 et 2 % en 1995), car les
préfectures de Fukushima, Iwate et Miyagi sont particulièrement
actives sur le plan économique. Cependant les ruptures d’approvisionnement en matériaux (acier, zinc, etc.) et produits industriels
intermédiaires ou pièces détachées ne furent que de quelques
semaines. C’est sur le plan énergétique que la baisse des capacités
fut la plus sensible et la plus durable (DOURILLE-FEER 2014 : 66).
1.
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Source : Cabinet Office of Japan, nsearch.cao.go.jp.
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La catastrophe de Fukushima : conséquences financières et boursières
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Le tremblement de terre de 2011 comporte des caractéristiques
qui rendent cet événement unique par bien des aspects. Tout d’abord
il n’a pas touché directement une grande ville, comme ce fut le cas à
Kôbe. Ensuite sa magnitude fut la plus élevée jamais enregistrée au
Japon (9 sur l’échelle de Richter), avec des destructions matérielles
touchant plus de 900 000 immeubles, et près de 22 millions de
tonnes de débris à ôter de la zone sinistrée. Enfin, son épicentre,
situé 24 km sous le niveau de la mer à 130 km des côtes de Sendai
(ville située à 300 km au nord-est de Tôkyô), a engendré un tsunami
avec une vague de 15 mètres de haut qui a gravement endommagé
la centrale nucléaire de Fukushima. Plus de 300 000 personnes ont
dû quitter la zone sinistrée et 50 000 logements temporaires ont été
créés dans l’urgence. Une telle catastrophe a eu une répercussion
majeure sur tout le secteur de l’énergie, et plus particulièrement sur
TEPCO (Tokyo Electric Power COmpany), la firme propriétaire
de la centrale de Fukushima. En effet, l’accident nucléaire a atteint
un niveau de 7, à savoir le plus élevé sur l’échelle de l’International
Nuclear Event Scale, tout comme Tchernobyl en 1986. Environ
2 millions de personnes ont été irradiées et ont demandé un dédommagement à TEPCO, qui a évalué début 2014 dans son business
plan 2 le coût global du désastre à près de 5 000 milliards de yens,
incluant les réparations matérielles (bâtiments, terres cultivées,
déplacement de populations, traumatisme psychologique, etc.). Les
paiements doivent s’étaler pour l’entreprise de 2013 à 2022, et s’accompagner de restructurations internes et d’investissements. Plus
largement, l’ensemble du pays doit faire face aux conséquences
financières à long terme, en raison de coûts de reconstruction pouvant atteindre 20 000 milliards de yens, sachant que le gouvernement a décidé d’y allouer des ressources supplémentaires à quatre
reprises au cours de l’année 2012.
Le 30 mars 2011, le gouvernement japonais a demandé aux
firmes du secteur de la production électrique de prendre des
mesures de protection contre les tsunamis de grande ampleur. Les
réactions ont été diverses parmi les entreprises concernées. Ainsi
Hokuriku Electric Power a décidé de bâtir un mur anti-tsunami de
4 mètres plus haut que le précédent (qui atteignait déjà 11 mètres)
autour de sa centrale de Shika, située dans la zone fortement sismique de Niigata (nord-ouest de Honshu). En outre, une digue
anti-tsunami de 700 mètres de long en béton armé a été installée. Parmi les 54 réacteurs nucléaires du Japon, 45 se sont vu
adjoindre depuis 2011 des digues anti-tsunami et l’étanchéité de
leurs infrastructures a été améliorée. Dans sa centrale de Shimane,
2. Source : New Comprehensive Special Business Plan TEPCO, 15 janvier 2014, p. 20.
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Sophie Nivoix et Serge Rey
Chugoku Electric Power a haussé sa digue de 11 à 15 mètres audessus du niveau de la mer. Autre exemple, Chubu Electric Power
a construit à Hamaoka (région de Shizuoka, entre Tôkyô et Ôsaka)
une digue de 18 mètres de haut achevée en 2016, afin de parer aux
séismes fréquents de cette région.
Deux ans après l’accident, le 15 septembre 2013, le dernier des
54 réacteurs japonais encore en activité, celui d’Ohi, était arrêté. Le
nucléaire, qui couvrait 28 % de la demande d’électricité du pays en
2010, est passé à 19 % en 2011 puis 0 % en 2012. Le manque a été
compensé par d’onéreuses importations de charbon, pétrole et gaz,
et par un effort de réduction de la consommation. Cependant, en
juillet 2014 l’autorité japonaise de régulation nucléaire a considéré
que 2 réacteurs de Kyushu Electric Power pouvaient être redémarrés
dans les mois à venir car ils remplissaient les nouvelles conditions de
sécurité. Cela constitue une étape importante et le gouvernement
Abe a souhaité relancer les infrastructures jugées sûres face aux tsunamis, séismes, éruptions volcaniques et autres menaces naturelles.
Sur le plan économique, les firmes voient leur activité fortement perturbée, voire totalement arrêtée, suite aux destructions de
bâtiments, routes, réseau ferré, lignées électriques et autres équipements. Lors du tremblement de terre de Kôbe en 1995, la destruction des installations portuaires a eu un fort impact sur l’activité
de transport de conteneurs. Ainsi, ce port qui représentait 8 % des
importations du Japon a vu sa part baisser sous les 2 % immédiatement après le séisme, pour revenir ensuite à environ 6 %, soit
moins que son niveau initial.
La situation après 2011 est particulière, car elle soulève en
plus la délicate question de la politique énergétique du pays à long
terme, sa répartition spatiale ainsi que les lieux d’implantation
industrielle de façon plus générale. Les conséquences financières
pour les firmes touchées par la catastrophe sont naturellement
visibles dans leurs résultats annuels, mais également dans l’évolution de leurs cours boursiers lorsqu’elles sont cotées. En effet,
le cours d’une action témoignant non seulement de la situation
actuelle d’une entreprise, mais également des anticipations d’activité de celle-ci, il est logique de s’attendre à des effets négatifs sur
les rentabilités boursières, mais aussi sur la volatilité des actions,
reflet de l’incertitude des marchés.
C’est pourquoi notre attention s’est portée sur les entreprises
productrices d’électricité, et notamment la principale touchée par
le tsunami, TEPCO. Nous avons donc analysé l’évolution des cours
des actions et la volatilité de ceux-ci pour les principales firmes
concernées, ainsi que pour les indices de marché. Une question
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La catastrophe de Fukushima : conséquences financières et boursières
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importante est notamment de déterminer si le choc n’a eu que des
conséquences boursières à court terme, ou si l’inquiétude des marchés persiste à plus long terme, ce qui peut rendre problématique le
financement de certaines entreprises.
L’IMPACT ÉCONOMIQUE DE LA CATASTROPHE
L’analyse d’événements antérieurs (DAVIS et WEINSTEIN 2002 :
1285) conclut que des chocs temporaires, même de grande
ampleur, tels que les explosions nucléaires de la Seconde Guerre
mondiale, ont eu peu d’effet à long terme sur la structure spatiale de l’économie japonaise. Ces auteurs ont montré qu’un équilibre persiste après les catastrophes tant dans la répartition des
populations que dans l’importance des sites industriels (DAVIS et
WEINSTEIN 2008 : 63).
A plus court terme, de nombreuses études indiquent que les
marchés financiers réagissent à des chocs économiques, politiques ou environnementaux durant plusieurs semaines ou mois.
La mesure de la réaction peut se réaliser au moyen d’un modèle
de marché, mais celui-ci nécessite le calibrage de nombreux paramètres, tels que par exemple le taux sans risque, l’indice représentatif du marché des actions, la fréquence d’observation des
données, ou encore la taille de la fenêtre d’observation des
variables. Les valeurs alors considérées comme usuelles ont un
impact majeur sur les résultats jugés inhabituels pour cause de
période de crise. Afin de contourner cette difficulté méthodologique et parce que l’amplitude des conséquences du séisme est sans
précédent, nous avons choisi de focaliser notre analyse plus spécifiquement sur les volatilités des cours des actions. En outre, il n’était
pas pertinent d’utiliser une courte durée d’observation comme dans
les classiques études d’événement, mais préférable de prendre un
compte une longue période afin de permettre une meilleure évaluation des conséquences du désastre. Celles-ci comprennent non seulement l’évaluation des dégâts matériels et coûts de réparation pour
TEPCO, mais également le gel de la zone économique touchée,
la mise en place de nouvelles ressources énergétiques et l’avenir
même de la filière nucléaire au Japon.
Sur le plan national on observe une chute du taux de la croissance du PIB réel qui passe de + 4,7 % en 2010 à – 0,5 % en 2011.
Cette baisse résulte pour l’essentiel des deux premiers trimestres de
l’année, – 1,7 % et – 0,75 % respectivement contre + 0,2 % au 4e trimestre, reflétant ainsi la chute d’activité qui a suivi la catastrophe
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Sophie Nivoix et Serge Rey
de Fukushima. Toutefois l’économie dans son ensemble ne sera
pas durablement impactée, puisque, dès 2012, le Japon a renoué
avec un taux de croissance positif à 1,4 %, puis à 1,5 % en 2013
(OCDE, Quarterly National Accounts).
Néanmoins, le secteur électrique est loin d’avoir retrouvé son
niveau d’avant mars 2011. Les cours de bourse des principaux
acteurs du domaine en sont le révélateur. On observe en effet que
la chute de la valeur boursière des principales firmes fut particulièrement rude après le tsunami (tableau 2). Un an plus tard, les cours
étaient encore très bas, et ceci pour l’ensemble des entreprises. Trois
ans après la catastrophe, aucun des principaux producteurs d’électricité n’avait retrouvé son cours de mars 2011, et de loin. Cet effet
de décrochage a été constaté dans de nombreux secteurs industriels,
notamment ceux gourmands en énergie, mais un retour aux valeurs
antérieures s’est produit au cours de l’année 2011, et trois ans plus
tard les « traces » de l’événement ont disparu. Pour les indices du
marché des actions, NIKKEI 225 ou TOPIX 100, le choc a également été amorti en quelques mois, du fait de l’influence de nombreux éléments économiques et financiers intervenus par la suite.
Tableau 2 : Capitalisations boursières du secteur électrique en milliards de yens et indice
de marché
Electric utility
10/03/2010 10/03/2011 10/03/2012 10/03/2013 10/03/2014
Tokyo Electric
Power
3 895
3 451
372
330
738
Chubu Electric
Power
1 778
1 637
1 184
865
1 005
Kansai Electric
Power
1 893
1 919
1 257
740
1 075
Tohoku Electric
Power
969
948
496
350
616
Kyushu Electric
Power
949
891
593
404
670
9 890
12 349
15 120
Valeur de l’indice
10 564
10 434
NIKKEI 225
Source : base de données Factset international
LES CONSÉQUENCES BOURSIÈRES POUR L’ENTREPRISE TEPCO
L’analyse quotidienne des cours des actions indique une
baisse de valeur de plus de 90 % pour TEPCO en quelques jours
(graphique 1). Sur plus long terme, le décrochage de cours dû à
la catastrophe de Fukushima est non seulement très visible, mais
aussi persistant. Le cours a certes plus que triplé entre juillet 2012
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La catastrophe de Fukushima : conséquences financières et boursières
361
et mars 2014, mais il reste encore loin de son niveau de 2 000 yens
avant le tsunami 3, alors que le marché (indice NIKKEI ou
TOPIX 100) a retrouvé son niveau d’avant le choc en à peine un an.
Graphique 1 : Evolution du cours de TEPCO et de l’indice NIKKEI 225 de mars 2011 à mars 2014
De plus, on constate que les variations quotidiennes des
cours de TEPCO après le tsunami ont enregistré une très forte
volatilité durant les six mois post-événement, ainsi que l’illustre le
graphique 2 (le 11 mars 2011 correspond au jour 260 de l’échelle).
Cependant, il faut remarquer que même trois ans après, la volatilité
se maintient à un niveau près de 4 fois supérieur à ce qu’il était avant
mars 2011, signe d’une incertitude renouvelée du marché quant à
l’avenir de l’activité de TEPCO, doublée d’une préoccupation au
sujet de sa capacité à verser tous les dédommagements prévus sur
dix ans. Ce niveau de risque perçu par les investisseurs se retrouve
dans une mesure bien moindre pour les autres firmes du secteur.
Graphique 2 : Volatilité du cours des actions TEPCO (Modèle GARCH)
20
16
12
8
4
0
100
200
300
400
500
600
700
800
900
1000
3. Concernant le volume des transactions quotidiennes, on remarque de
façon identique une forte activité durant les six mois suivant la catastrophe, ce
qui corrobore la puissance du mouvement baissier des cours.
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Afin de compléter l’analyse des caractéristiques de la volatilité,
il convient d’en évaluer les paramètres sous-jacents, à savoir l’importance de l’inertie du processus ou au contraire l’atténuation du
choc initial au fil du temps. En outre, il importe de vérifier si cette
volatilité est accentuée par des changements relatifs à la nature des
actionnaires de l’entreprise.
Nous avons ainsi testé un modèle MS-GARCH (MarkovSwitching GARCH) à deux régimes, tel que défini par Gray (1996 :
27-62). Cela signifie que nous faisons dépendre la dynamique des
rentabilités boursières d’un indicateur de régime St = i, avec i = 1
(régime de faible volatilité) ou 2 (régime de forte volatilité) et que
la rentabilité quotidienne d’une action s’exprime avec :
(1) rt+1 = λi + γi √hi,t + √hi,t et+1
avec λi et γi des constantes spécifiques au régime considéré,
et une variable suivant un processus i.i.d.,
hi,t la variance conditionnelle (Modèle GARCH) dans le régime i.
Le terme λ i + γi √h i,t du membre de droite de l’équation
constitue l’estimation de la moyenne de la rentabilité en régime
i et constitue un modèle GARCH-in-Mean (GARCH-M) tel que
présenté par Engle et al. (1987 : 391-408).
Suivant ces deux hypothèses, la distribution conditionnelle des
rentabilités est une combinaison de deux distributions normales,
qui peuvent s’écrire :
(2) rt+1|Φt ~ N(λ1 + γ1 √h1,t , h1,t ) avec une probabilité p1,t
N(λ2 + γ2 √h2 ,t , h2,t ) avec une probabilité (1 – p1,t )
Dans l’équation (2) Φ t définit l’ensemble d’information en
date t, et p1,t ≡ Pr (St = 1| Φt ) indique la probabilité ex ante d’être
dans le régime 1 à la date t. Le graphique 3 indique la probabilité
d’un régime de faible volatilité : la probabilité est forte sur la
partie haute du graphique (proche de 1) et faible sur la partie
basse (proche de 0). Nous constatons que depuis mars 2011
(abscisse 260) le régime à faible volatilité est beaucoup moins
fréquent (courbe située près de la probabilité 0), alors que ce
régime était quasiment permanent auparavant. Cette hausse brutale
de la volatilité ne s’est que peu atténuée au fil des trois années
suivantes, ce qui confirme l’observation des valeurs directes de la
volatilité avec le graphique 2.
La volatilité est un facteur déstabilisant pour le cours de
l’action d’une entreprise, dans la mesure où elle rend le coût du
financement en fonds propres plus aléatoire, et donc au final plus
élevé. Cela traduit un risque plus élevé pour l’activité de la firme,
et donc la nécessité pour elle d’offrir aux investisseurs une renta-
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La catastrophe de Fukushima : conséquences financières et boursières
bilité suffisamment forte pour compenser ce risque. Une évolution
notable des valeurs de la volatilité peut s’accompagner d’un changement dans la structure de l’actionnariat, car le niveau de risque
de l’entreprise ne convient plus à ce que peuvent supporter certains
actionnaires. Il est donc nécessaire de regarder la composition de
l’actionnariat de TEPCO depuis 2011.
Graphique 3 : Modèle MS-GARCH à 2 régimes pour la volatilité de l’action TEPCO
Probabilité de faible régime de volatilité – TEPCO
1.00
0.75
0.50
0.25
0.00
100
200
300
400
500
600
700
800
900
1000
Le graphique 4 montre que les grandes catégories d’actionnaires de cette entreprise n’ont que peu varié immédiatement
après le séisme ; ceci a été vérifié tant en proportion qu’en valeur.
Par contre, sur plusieurs années on remarque une tendance à une
réduction progressive de l’actionnariat des firmes cotées, due pour
l’essentiel à la sortie progressive de Dai-Ichi Life Insurance Co. au
cours de l’année 2012, alors que cet actionnaire détenait plus de
20 % du capital en 2011, et représentait donc un tiers de l’actionnariat lié aux firmes cotées. Par ailleurs, en 2012 le fonds d’indemnisation soutenu par l’Etat est devenu le premier actionnaire avec
54,69 % du capital. Parmi les actionnaires détenant plus de 1 % du
capital et ayant vendu leurs titres, on peut citer Sumitomo Mitsui
Trust Holdings, Furukawa et East Japan Railways. Les autres mouvements ont porté sur de petits volumes d’actions. Parallèlement,
en dehors du fonds d’indemnisation, on note une place grandissante du fonds de placement des salariés de l’entreprise : cet
actionnariat a progressé de 8 % du capital en 2008 à plus de 30 %
en 2014. On peut y voir une forme de remplacement d’un actionnariat privé par un actionnariat interne à l’entreprise, permettant la création d’un noyau dur d’actionnaires encore plus fidèles
(voire prisonniers) à l’entreprise. Enfin, seul autre gros actionnaire, Nippon Life Insurance Co., a réduit son actionnariat au
cours de l’année 2012, en passant de 22,8 % à 18,9 %. Là encore,
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Sophie Nivoix et Serge Rey
on peut voir que cette réaction n’a pas eu lieu sur le court terme,
mais plusieurs mois après la crise. Cela peut s’interpréter comme
une certaine fidélité en période difficile pour TEPCO, mais pas
comme une attente de remontée de cours afin de ne pas vendre
trop à perte, car en 2012 le cours était aussi faible – voire plus –
qu’à partir du 12 mars 2011. Les autres catégories d’actionnaires, à
savoir les investisseurs individuels, les fonds de pension ou filiales,
sont peu présentes chez TEPCO.
Graphique 4 : Evolution de l’actionnariat de TEPCO sur 2008-2014 , hors fonds d’indemnisation
La situation est sensiblement la même parmi les autres firmes
du secteur, à savoir un tassement de l’actionnariat des firmes
cotées et une tendance à la hausse de l’actionnariat des salariés
de l’entreprise. Le graphique 5 confirme cette tendance pour le
groupe Chubu Electric Power avec une hausse régulière après
mars 2011 de la part du fonds des salariés de l’entreprise au détriment des actionnaires représentant des sociétés cotées.
Graphique 5 : Evolution de l’actionnariat de Chubu Electric Power
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La catastrophe de Fukushima : conséquences financières et boursières
365
CONCLUSION
Lorsqu’un pays doit faire face à un choc aussi important que
celui qu’a subi le Japon, on ne peut que s’inquiéter des conséquences économiques à moyen et long terme. Ces effets peuvent
se faire sentir au niveau macroéconomique (croissance du PIB),
mais aussi micro-économique. Ainsi, on s’attend à ce que la
baisse d’activité et des performances des entreprises entraîne
une réaction négative des marchés financiers, se traduisant
par une chute des cours de bourse accompagnée d’une forte
hausse de leur volatilité (YAMORI et KOBAYASHI 2002 : 92-108,
WORTHINGTON 2008 : 1-10). C’est bien ce que l’on observe pour le
marché japonais, et en particulier pour le secteur de l’électricité.
Mais alors que l’on pourrait espérer un retour à la normale dans
un délai de quelques mois voire de quelques trimestres, l’observation des cours de bourse de TEPCO, et plus globalement du
secteur électrique japonais, montre que trois ans après la catastrophe, ceux-ci restent fortement impactés. D’une part, la capitalisation boursière de TEPCO reste quasiment divisée par 5 depuis
2011 ; d’autre part la volatilité des cours de bourse demeure très
élevée, ce qui génère de fortes incertitudes pour les investisseurs
et a conduit à des changements dans la structure de l’actionnariat des entreprises du secteur électrique. De ce point de vue il
y a un effet permanent du choc de mars 2011 qui peut s’expliquer par son caractère unique, à savoir un tremblement de terre
accompagné d’un tsunami et d’une catastrophe nucléaire sans
précédent. Dès lors, s’il est acquis que la totalité des 54 réacteurs
nucléaires ne seront probablement jamais remis en route, il subsiste une forte incertitude sur la production énergétique future du
Japon 4. Combien de réacteurs pourront être considérés comme
« sûrs », si tant est que l’on puisse parler de « sûr » en la matière,
et pourront ainsi être redémarrés ? Comment compensera-t-on à
terme la baisse de la production nucléaire ? Ce sont ces incertitudes qui expliquent la nervosité des investisseurs, qui se traduit
par une forte volatilité des cours de bourse et conduit certains
actionnaires à se retirer du secteur.
4. Rappelons qu’avant Fukushima un tiers de l’électricité produite était
d’origine nucléaire. Pour compenser l’arrêt des réacteurs, le Japon a relancé les
centrales thermiques et a dû pour cela importer massivement du gaz et du charbon, ce qui a conduit l’Archipel à un déficit commercial record de 55,5 milliards
d’euros au premier semestre 2014.
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Sophie Nivoix et Serge Rey
BIBLIOGRAPHIE
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CLAIRE CAPO
Normandie Université / NIMEC, Le Havre
LES RELATIONS INTERORGANISATIONNELLES
DANS LA GRANDE DISTRIBUTION :
VERS DES RELATIONS CLANIQUES MODERNISÉES
INTRODUCTION
Les relations interorganisationnelles entre les entreprises au sein de la distribution s’appuyaient jusque dans les
années 1990 sur des modèles traditionnels et des pratiques
anciennes dont le principal objectif était un partage équilibré de la valeur entre les acteurs (AOKI 1991, R IBAULT 2000)
entraînant une plus grande stabilité des relations et des supply
chains. Ainsi, W.G. Ouchi (1979) qualifie le mode de gouvernement des relations interorganisationnelles au Japon de clanique, basé sur les rituels. La crise économique et l’entrée de
grands distributeurs et producteurs étrangers sur le marché de
l’Archipel ont bouleversé cette logique en introduisant la double
nécessité de réduire les prix de vente pour des consommateurs
dont le pouvoir d’achat diminue et de rationaliser les transactions dans le canal de distribution afin d’en augmenter la performance économique et financière. Construites sur le socle
d’une histoire ancienne et une longue tradition de relations
commerciales, notamment dans la distribution des produits
alimentaires, les nouvelles relations entre les acteurs de la distribution relèvent d’une adaptation aux crises et à l’intégration
progressive de nouveaux outils de management. Ainsi, de nouvelles pratiques commerciales et de nouvelles formes de relations entre les organisations se façonnent peu à peu à la croisée
des relations traditionnelles et des exigences du XXI e siècle d’un
commerce mondialisé.
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Claire Capo
LA DISTRIBUTION, HÉRITIÈRE D’UNE HISTOIRE ET DE
TRADITIONS COMMERCIALES
L’évolution historique de la distribution correspond largement à celle du système des grossistes (KITCHELL 1995). Dès l’ère
Kamakura (1192-1333), les toimaru [négociants organisés] prennent
en charge le transport du riz ayant valeur de paiement pour les
taxes, supervisent les travailleurs dans des sites de travail distants
et administrent les entrepôts. A la fin de cette période, ils s’engagent dans le transport de marchandises. Lors de l’ère Muromachi
(1338-1573), ils débutent leur activité d’achat de marchandises. Ils
prennent de l’importance et soutiennent le développement économique des régions en tant que marchands désignés par les seigneurs
féodaux locaux. Durant l’ère Edo (1603-1868), le système des
grossistes prend une ampleur sans précédent. Les marchands et les
artisans forment des guildes [nakama]. Les grossistes se regroupent
et monopolisent peu à peu certains marchés : régionaux, spécialités
de produits et/ou de destinations, selon le type de transport… Les
guildes développées à l’époque correspondent à des instruments de
puissance essentiels pour les grossistes et facilitent le contrôle des
industries et la génération de revenus pour le gouvernement. Elles
assument des fonctions majeures, introduisant des codes de conduite
pour les marchands tout en assurant des crédits faciles et un soutien aux membres, et exerçant un fort lobbying auprès du gouvernement. Le pouvoir monopolistique des grossistes fut pérennisé
même après l’abolition des guildes en 1841-1843. Les réformes économiques de la restauration Meiji en 1868 entraînent une croissance
fulgurante de l’offre de produits et l’apparition d’organisations de
grande taille. Les détaillants aussi se concentrent. Les department
stores (grands magasins) et les magasins spécialisés se développent.
Les supermarchés modernes n’apparaissent qu’avec Daiei en 1957,
mais c’est dans les années 1970 qu’ils prennent réellement leur essor
malgré l’existence de freins tels que « la relative rareté de l’espace,
un environnement juridique défavorable aux grandes surfaces et
le conservatisme des banques » (RIBAULT 2000). Jusque dans les
années 1990, la structure traditionnelle du canal de distribution correspond à un canal long avec plusieurs intermédiaires où les producteurs laissent aux grossistes principaux le soin d’effectuer la
contractualisation à leur place. Le lien entre le détaillant et le grossiste intermédiaire reste le plus souvent limité. Ce dernier prend
généralement ses ordres du grossiste principal. Leur lien se restreint
donc aux flux logistiques. Les travaux de consultants étrangers ou
japonais se focalisent d’ailleurs sur cette structuration insistant sur
sa complexité et les difficultés qu’elle entraîne.
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Les relations interorganisationnelles dans la grande distribution
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DES RELATIONS INTERORGANISATIONNELLES CLANIQUES
Pour développer leurs relations interorganisationnelles, les
entreprises s’appuient sur un ensemble de pratiques, à la fois formelles et informelles. De plus, le contrôle des relations par les
acteurs ne s’appuie pas seulement sur des normes de réciprocité, mais aussi sur des normes relationnelles et des traditions
qui caractérisent un contrôle de type clan (OUCHI 1977, 1979,
1985). Comme le rappelle Bessire (1995), il existe trois modes
de contrôle interorganisationnel : le contrôle par le marché, le
contrôle bureaucratique et le contrôle par le clan. Dans le cadre
d’une recherche d’efficacité où les décisions sont prises selon des
critères de performance, le marché correspond à un mécanisme
de contrôle très efficace, et à coûts réduits. Afin d’agir sur les
comportements, des règles peuvent être édictées dans un cadre
de relation hiérarchique où un supérieur fixe les objectifs et juge
les résultats et les moyens employés par ses subordonnés. Cette
approche reste la plus visible, couplant le contrôle par les rendements et par les ressources. Elle s’appuie sur des règles qui sont
des « variétés de routines explicites orientant et dirigeant… »
(OUCHI 1979 : 835).
Enfin, le troisième type de contrôle est celui des comportements par le clan. « Un clan est une organisation dont les membres
sont liés grâce à un long passé commun. […] Un clan est aussi
une organisation dont les membres se comprennent mutuellement » (OUCHI 1985 : 49). Ce type de contrôle se caractérise
par l’existence de conditions d’un engagement durable entre les
membres d’une organisation au travers du partage d’une forme de
culture : des croyances et des valeurs convoyées dans l’organisation à tous les niveaux par des canaux de communication informels et formels au travers du recrutement, de la socialisation, de
la formation. Le mécanisme de socialisation ou « système social
informel » (OUCHI 1979 : 836) peut s’appliquer indifféremment à
une profession (un groupe par rapport à un travail), une culture
(citoyen d’une unité politique) ou un clan. Certains ont d’ailleurs
assimilé au clan l’essentiel des firmes de l’économie japonaise
(NAKANE 1973, ROHLEN 1987). Le clan apparaît quand l’organisation s’appuie sur les rites, les cérémonies qui ont pour « effet
de donner l’apparence de la rationalité et en plus de légitimer les
activités » (OUCHI 1977 : 98). Dans la distribution, les pratiques
commerciales, rites professionnels, ont dû évoluer pour s’adapter à
l’environnement socio-économique.
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Augmentation des achats de
produits et de services de
tourisme, de loisirs, etc.
Attention accrue au prix
Utilisation accrue de
l’automobile
Préférence accrue pour les
produits haut de gamme
Intérêt réel pour le service après-vente
Demande de livraison rapide
Sélection sur l’image du
produit et de l’entreprise
Insistance sur la qualité, la
fonctionnalité et l’apparence
du produit
Demande d’une grande
diversité de choix
Préférence pour le confort
et l’enrichissement
psychologique
: la montée
de la bulle financière
(fin années 1980)
PREMIÈRE PHASE
Accroissement des préoccupations environnementales,
de santé et de sécurité
alimentaire
Produits frais essentiels
Passage de l’importance
du prix à l’importance du
rapport qualité-prix avec une
préférence pour les marques
nationales
Livraison à domicile
performante
Des produits adaptés aux
personnes âgées et à leurs
besoins
Produits préparés ou dont
la préparation se finit en
magasin devant le client
Plus de produits faciles à
consommer
Accentuation des besoins
de commodité des produits et
des services
: rapide
vieillissement de la
population (années 2000)
TROISIÈME PHASE
Consommation plus sélective
de produits haut de gamme :
adaptation des produits à un
style de vie propre
DEUXIÈME PHASE : au-delà
de l’éclatement de la bulle
(années 1990)
Source : Adapté de WATANABE et NAGASHIMA. Distribution System and Business Practices in Japan –Changes and prospects–, MIPRO, 1998. / Japan, Retail
Foods Update 2011, USDA Foreign Agricultural Service, 21/12/2011.
Services associés
Critères de sélection des
produits
Type de consommation
Consommation de masse
appuyée par une conscience
forte d’appartenance à la
classe moyenne
Exigences fondamentales
des consommateurs
TABLEAU 1 : CARACTÉRISTIQUES DES CONSOMMATEURS ET LEURS ÉVOLUTIONS PAR PHASES
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Les relations interorganisationnelles dans la grande distribution
371
UNE NÉCESSAIRE RATIONALISATION FACE À LA CRISE ET
AUX ÉVOLUTIONS DU SECTEUR
Les changements pendant les années 1980-1990 tendent à une
diminution du pouvoir des fabricants qui font face aux changements d’habitudes des consommateurs et à la difficulté de gestion d’une sur-segmentation des marchés par les producteurs
(RIBAULT 2000). La crise touche aussi les grossistes dont le rôle
est remis en cause, provoquant une diminution de leur nombre de
17 % entre 1991 et 2002.
Les modes de consommation connaissent des évolutions amorcées avec la prise de maturité du marché japonais et des consommateurs. Trois grandes phases marquent les changements de la
consommation depuis les années 1980 (voir tableau 1). Ces changements ont touché essentiellement les critères de sélection des produits par le consommateur final : le prix prend de l’importance,
mais le niveau de service demandé reste très élevé ; les consommateurs adoptent des comportements d’achat de moins en moins
uniformes ; le besoin de produits plus faciles à consommer s’accroît.
Malgré ces changements, les exigences fondamentales des consommateurs évoluent lentement. Les relations avec le personnel des
magasins représentent un moyen d’interactions sociales essentiel :
vie de quartier, relations des femmes au foyer à l’extérieur du cadre
familial (BATZER et LAUMER 1989), échanges sociaux et culturels
(expositions d’art dans les department stores, par exemple).
Par ailleurs, l’entrée de distributeurs étrangers provoque
des bouleversements. Une caractéristique majeure des systèmes occidentaux de distribution demeure l’existence prédominante des canaux courts ou directs sans intervention du grossiste.
L’intégration du rôle du grossiste aux Etats-Unis et en Europe
répond à une recherche d’économies, une rationalisation du canal,
mais aussi à une montée en force du pouvoir des grands détaillants. Les méthodes de management participant à la création et au
maintien des relations directes entre le producteur et le détaillant
naissent de cet effort de rationalisation. Des entreprises telles que
Wal-Mart, Procter & Gamble ou Carrefour ont largement contribué au changement par l’intégration de ces techniques dans le système de distribution (DAWSON et al. 2006). Elles les font toujours
évoluer et les exportent. Deux constats contradictoires montrent le
difficile changement de ce système depuis les années 1990 :
– d’une part, la volonté des grands détaillants d’accroître leur
pouvoir par la mise en place de relations directes. Certains acteurs
japonais (Aeon) et étrangers (Carrefour, P&G) tentent ainsi d’intégrer les fonctions des grossistes (SUZUKI 2002) ;
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Claire Capo
– d’autre part, les grossistes résistent considérablement et efficacement aux changements dans la structuration des relations
(BARON et CAPO 2015).
Peu à peu, trois types de structurations des canaux de distribution coexistent : un canal traditionnel avec plusieurs intermédiaires, un canal avec un grossiste principal ayant une relation
forte avec détaillant ou producteur et un canal fondé sur une relation directe co-construite entre producteur et détaillant, le plus
souvent à travers une équipe dédiée dans chaque organisation. Au
sein de ce dernier canal, les pratiques commerciales traditionnelles
s’adaptent tout particulièrement aux nouveaux besoins de rationalisation et d’optimisation.
VERS DES RELATIONS CLANIQUES MODERNISÉES
Les nouvelles structurations naissent de la volonté de certains
détaillants de développer des échanges directs avec les producteurs. Ainsi, l’entreprise Aeon atteint un niveau d’achats directs
d’environ 25 % des livraisons, tandis que l’entreprise Ito-Yokado,
son concurrent direct, en effectue toujours 99 % par les grossistes.
La difficulté de mise en place de ce type de relation tient notamment à l’absence, chez les producteurs et de nombreux détaillants, des capacités logistiques nécessaires. En effet, les grossistes
assurent de nombreuses livraisons quotidiennes en petites quantités
pour permettre le fonctionnement en juste à temps des magasins,
une compétence difficile à maîtriser et coûteuse. De plus, les producteurs doivent parfois dédommager les grossistes les plus puissants de n’être pas passé par eux sur une partie de leurs échanges.
Dans ces conditions, les coûts du direct et de l’indirect s’équilibrent pour le moment. Le grossiste garde une place essentielle
dans la distribution où coexistent des modes de contrôle variés.
Les grossistes développent un réel pouvoir sur les autres
acteurs en s’appuyant sur de solides compétences qui s’enrichissent
au-delà de leur cœur de métier dans le marketing, la finance, la
conception de produits, le conseil (CAPO 2008). Les mouvements
de concentration dans les années 1990-2000 ont d’ailleurs renforcé
la place et la légitimité des plus puissants. Traditionnellement, le
grossiste apporte un assouplissement des relations entre le producteur et le distributeur en jouant un effet de tampon lors des
négociations ou en cas de litige, s’appuyant sur le renforcement de
normes sociales entre les acteurs. De plus, il recherche un accroissement de son portefeuille de produits et de clients en créant un
maximum de liens d’exclusivité ou de relations privilégiées garants
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de sa réputation. Pourtant, les grossistes représentent parfois des
freins à la coordination des stratégies de vente entre les distributeurs et les producteurs, éloignant ainsi le producteur d’un contrôle
éventuel sur les stratégies de vente des détaillants.
Les relations interorganisationnelles avec les grossistes ne sont
pas homogènes et reposent sur trois critères principaux :
– l’existence d’une relation de type concessionnaire, soit
une relation privilégiée ou exclusive entre deux acteurs ;
– l’histoire de la relation du grossiste avec une autre
organisation et/ou avec un keiretsu ;
– le niveau de compétence du grossiste.
Au sein d’un même canal, plusieurs types de relations
coexistent, régis par des modes de contrôle différents. Selon les
relations et le poids des acteurs, trois configurations différentes
de relations peuvent cohabiter autour d’une même entreprise :
(1) des relations ponctuelles et peu développées. Ces échanges se
rapprochent des échanges discrets, dits de marché. Ces relations
touchent des produits répondant à un besoin ponctuel et éphémère
ou pour tester de nouvelles relations ; (2) des relations privilégiées
entre les membres. Ces échanges se rapprochent des échanges relationnels et de long terme ; (3) des relations interorganisationnelles
du canal mixte : mélange de relations privilégiées et de relations
ponctuelles entre les acteurs d’un même canal. Par exemple, un
grossiste possède des relations privilégiées avec un producteur,
mais ne traite que ponctuellement avec le détaillant qui vend les
produits en question.
La caractérisation des relations et de leur mode de contrôle
dépend de la structure du canal de distribution (plusieurs intermédiaires, un intermédiaire ou direct) et de la qualité de la relation
(privilégiée ou non).
Dans tous les canaux caractérisés par des relations privilégiées,
le mode clan imprègne fortement les relations : une mémoire sociale,
une connaissance des comportements de chacun, des buts congruents,
une sélection des organisations à l’entrée, le développement de la
confiance et l’existence de valeurs et de traditions communes.
Dans ceux dominés par des relations plus ponctuelles, ces
caractéristiques semblent quasiment inexistantes. Malgré l’existence de traditions managériales communes au secteur, les objectifs à court terme et les mesures de performance dominent les
interactions entre les acteurs alors gouvernées par le marché.
Dans le cas des canaux directs, les acteurs s’appuient sur des
relations directes co-construites par l’intermédiaire d’équipes
dédiées, ce qui est très différent du mode de fonctionnement occidental. Ces interactions révèlent la présence d’une mémoire de la
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relation, d’une compréhension des comportements des acteurs en
présence et de leurs objectifs réciproques. De plus, la confiance
se développe entre les organisations du fait d’une compréhension mutuelle forte et d’une volonté de maintenir des relations de
long terme. Les valeurs et les pratiques commerciales traditionnelles font l’objet d’une personnalisation : alors que certaines se
maintiennent, d’autres sont écartées par choix concerté. De plus,
des pratiques et valeurs nouvelles peuvent s’appliquer à la relation après négociation, voire co-construction, faisant émerger un
contrôle clan personnalisé à chaque relation.
CONCLUSION
Les relations interorganisationnelles entre les membres de la
distribution de produits alimentaires au Japon ont su évoluer afin
d’intégrer de nouveaux outils et modes de management tout en
ménageant la stabilité des traditions commerciales perçues comme
efficientes. Cette tendance de fond progresse sans interruption
depuis les années 1990, mais d’une manière incrémentale, rappelant les méthodes qualité de l’industrie japonaise.
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CLOTHILDE SABRE
Clersé, Université Lille 1
Contents Tourism research group, Université de Hokkaidô
DE HELLO KITTY AUX YURU KYARA : LE KAWAII
AU SERVICE DE LA PROMOTION TOURISTIQUE ?
Lors de la dernière édition de la Japan Expo, en juillet 2014,
deux stands baptisés Osaka Kawaii et Okinawa Kawaii faisaient la
promotion des deux sites. Chacun présentait un décor coloré, figurant monuments et spécialités locales respectives dans un style
pop typique de l’esthétique kawaii. Non loin, des apparitions ponctuelles de Kumamon ou Funassyi, deux des mascottes les plus
populaires au Japon actuellement, suscitaient des attroupements,
tandis qu’ailleurs dans la convention on pouvait rencontrer d’autres
yuru kyara moins célèbres, mais tout aussi attractifs et intrigants pour le public français. Ces quelques exemples résument et
illustrent la tendance actuelle de mise en avant du kawaii comme
argument touristique, une tendance qui conduit à s’interroger sur
la manière dont se fait l’association entre un style présenté comme
typiquement japonais (le kawaii) et la promotion du pays auprès
des touristes étrangers.
Ce mouvement semble s’inscrire dans la continuité de la campagne « cool Japan » débutée en 2002, avec différentes initiatives susceptibles de valoriser le soft power nippon, autrement dit
l’attractivité exercée par la culture populaire et médiatique du pays
sur le plan international. Concernant plus particulièrement l’aspect
kawaii, cela fait plusieurs années que ce style est valorisé, avec
par exemple en 2009 la nomination officielle de trois « ambassadrices » chargées de promouvoir cet aspect de la culture populaire
contemporaine à l’international. Par ailleurs, des personnages dit
kawaii, dont Hello Kitty est le symbole le plus connu, sont abondamment représentés parmi les souvenirs vendus sur les sites touristiques, tandis que l’engouement actuel autour des yuru kyara,
ces mascottes destinées à la promotion locale ou régionale, permet
de poser la question de la place du kawaii au sein de la promotion
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Clothilde Sabre
touristique. Utilisé pour attirer les visiteurs étrangers et présenter une image séduisante du pays, le kawaii devient alors un instrument au service de la promotion nationale, un élément culturel
reconnu et légitimé qui finit par être constitutif de l’image générale
du pays.
HELLO KITTY ET L’ASSOCIATION ENTRE MASCOTTES KAWAII
ET TOURISME
HELLO KITTY, ICÔNE KAWAII
Tout d’abord, revenons sur la définition même du terme : traduit en français par « mignon », le mot kawaii est à la fois une
expression abondamment employée en japonais (de manière plus
large que l’adjectif « mignon » en français) et un style relié à
un univers particulier. S’il existe plusieurs controverses quant à
la naissance du phénomène (dans les années 1970) ou quant à sa
définition (voir K INSELLA 1995, YANO 2006, MILLER 2011), une
définition large et descriptive est ici suffisante pour cerner le type
d’éléments liés à l’univers kawaii. Couleurs pastels, formes rondes,
tout ce qui évoque la douceur, le féminin et le sucré est au cœur de
ce style qui peut être sage ou exubérant et qui peut également intégrer des couleurs et des formes plus piquantes, voire étranges.
Créée en 1974 par la société Sanrio, Hello Kitty a accompagné
l’émergence de ce style et en est aujourd’hui considérée comme le
symbole. Dans son ouvrage Pink Globalization (2013), l’anthropologue Christine Yano s’attache ainsi à analyser la diffusion du
kawaii à travers ce personnage emblématique. Hello Kitty représente une chatte blanche habillée comme un être humain, ses traits
sont simplifiés au maximum et arrondis à l’extrême, la palette de
couleurs est dominée par le rose, le tout correspondant parfaitement aux codes du kawaii. De plus, Hello Kitty n’est pas issue d’un
contenu spécifique, elle a été créée indépendamment de toute narration et son image est donc facilement adaptable.
Selon la définition qu’en donne Hiroki Azuma (2008), il s’agit
d’un kyara, un personnage créé hors de toute dimension narrative,
qui n’est pas attaché à un récit particulier et sur lequel peuvent être
projetés des éléments extérieurs. On retrouve donc Hello Kitty sur
tous les supports imaginables, un inventaire non exhaustif allant
des peluches aux ustensiles de cuisine, en passant par la papeterie ou les vêtements, avec des déclinaisons parfois plus surprenantes comme les bijoux précieux ou les bouteilles d’alcool. De
plus, Hello Kitty est aujourd’hui une star internationale, non seu-
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De Hello Kitty aux yuru kyara
379
lement chez les enfants et les jeunes filles, mais également chez
les femmes adultes, et elle est aujourd’hui plébiscitée par toutes les
générations, au Japon comme en Asie et en Occident 1.
GOTÔCHI KITTY, QUAND LA MASCOTTE S’ASSOCIE À DES SITES
TOURISTIQUES
Le terme gotôchi désigne la localité, le lieu précis et, sur
chaque site touristique japonais, on trouve des souvenirs gotôchi
Kitty. Il s’agit en général de petites figurines, porte-clés ou accessoires divers, représentant Hello Kitty vêtue d’un costume local ou
associée à une spécialité de la région. Ce type d’objet vient donc
s’ajouter à la multitude de supports occupés par la mascotte, mais
avec ici une spécificité liée au contexte touristique. Hello Kitty,
icône kawaii, devient la représentante d’un lieu, d’une région, avec
ses attractions spécifiques : costume de geisha à Kyôto, bâtiments
comme la tour de Tôkyô ou la tour SkyTree à Tôkyô, grue blanche
à Kushiro (Hokkaidô), takoyaki (boulette de pâte contenant des
morceaux de poulpe) à Ôsaka, shîsa (créature mi-lion mi-chien) et
sanshin (luth à trois cordes en serpent) à Okinawa, chaque élément
distinctif qui symbolise les charmes et la particularité d’un site est
ainsi représenté selon les codes du kawaii et associé à son emblème.
Ces souvenirs sont extrêmement communs, on en trouve en
abondance sur tous les lieux fréquentés par des touristes, locaux
ou étrangers. On peut donc considérer que ces initiatives privées
misent sur la popularité de Kitty pour y associer l’image du site
visité, l’attraction exercée par la mascotte et celle exercée par le
lieu visité se renforçant mutuellement, avec pour résultat une diffusion massive d’une représentation que l’on pourrait dire « kawaiiisée » d’un lieu touristique sans lien direct avec ce style particulier.
Par ailleurs, des initiatives officielles existent également autour
de Hello Kitty, qui a été nommée par le ministère du Territoire,
des Infrastructures, du Transport et du Tourisme « ambassadrice
officielle du tourisme » auprès de la Chine et de Hong Kong en
mai 2008. On constate donc que cette association Kitty/tourisme
vient poser les bases d’une association plus large kawaii/tourisme
par le biais d’une mascotte.
Par ailleurs, d’autres personnages sont eux aussi employés pour
la promotion locale, sous l’appellation « gotôchi ». Outre Hello
1. Christine Yano explique que, dans un premier temps perçue comme
un produit pour les enfants, Kitty est revenue sur le devant de la scène à la fin
des années 1990, les femmes occidentales s’appropriant cet emblème du mignon
par une sorte de clin d’œil ironique, qui fait du kawaii un élément kitsch et parodique, et donc « cool » (Yano 2006 ; 2013).
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Kitty, on retrouve des mascottes kawaii comme Rilakkuma (ourson brun flanqué d’un compagnon blanc et rose et d’un poussin
jaune) ; des personnages issus de manga ou animes populaires
peuvent également être utilisés, qu’il s’agisse de créatures elles aussi
kawaii comme les Pokémons ou Doraemon, ou de protagonistes
plus ou moins humains issus des titres phares du moment, comme
One Piece ou l’Attaque des Titans. Néanmoins, on retrouve dans la
majorité de ces souvenirs gotôchi un personnage mignon, ou tout
au moins un type de représentation qui se conforme aux codes du
kawaii (miniaturisation, traits ronds, personnages iconique) et qui
transforme le personnage choisi en une mascotte kawaii.
LES MASCOTTES AU SERVICE DU TOURISME : LE CAS DES
YURU KYARA
LES FONCTIONS DU KAWAII
Hello Kitty n’est d’ailleurs pas la seule mascotte populaire au
Japon, le pays foisonnant de personnages mignons et amusants
destinés à promouvoir des marques, des entreprises ou même
des services publics comme la police (par exemple Pipo-kun, la
célèbre mascotte de la police de Tôkyô), la prolifération de ces
personnages mignons amenant Christine Yano à parler de « parc
à thème autour des mascottes » (2013 : 63). Selon elle, ces éléments kawaii produisent une attractivité irrésistible, en raison des
propriétés issues de cette association d’éléments spécifiques, propriétés détaillées par Anne Allison dans un article commentant
le succès des Pokémons (2004) et que l’on peut résumer ainsi :
les mascottes kawaii ont une fonction d’objet transitionnel, au
sens de Winnicot, elles permettent d’établir un lien entre le réel et
l’imaginaire individuel, notamment par un processus de projection
(YANO 2013 : 67).
Ces personnages sont rassurants, ils évoquent l’enfance et permettent ainsi de cristalliser des émotions intimes, qui peuvent alors
s’exprimer à travers l’attachement à ce type de créatures. De plus,
Yano considère que cet élan protecteur ne concerne pas uniquement la mascotte kawaii mais également son possesseur, qui s’approprie les caractéristiques de l’objet fétiche et devient « mignon »,
autrement dit aimable, doux, inoffensif 2 (2013 : 56). On peut également ajouter que le design typique du kawaii, aux formes rondes
2. Christine Yano illustre sa démonstration avec l’exemple de Shishiro,
mascotte représentant l’ex-premier ministre Koizumi et créée pour « adoucir »
l’image de l’homme politique (2013, 63).
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et aux grands yeux, évoque les explications liées à l’idée de néoténie. Ce phénomène, observé en biologie, décrit la capacité de certaines espèces animales à conserver des caractéristiques juvéniles
(tête proportionnellement plus grosse, grands yeux, etc.) après la
maturité sexuelle, ces caractéristiques étant supposées susciter
affectivité et instinct protecteur chez les individus adultes 3.
Le design kawaii provoquerait donc une réaction affective.
De plus, la notion même de kyara, ces personnages détachés d’un
contexte narratif fort, amène également à voir dans les mascottes
un support souple, plastique, qui favorise la projection d’un imaginaire affectif intime et personnel, et qui donc vient renforcer cette
fonction d’objet transitionnel. Dans quelle mesure cette approche
peut-elle nous permettre de saisir les dimensions à l’œuvre dans
l’utilisation du kawaii comme outil de promotion touristique ? Le
cas des yuru kyara fourni des éléments qui nous donnent à voir
une étape supplémentaire dans la connexion entre mascottes et
tourisme.
LE BOOM DES YURU KYARA
Ces mascottes sont en effet directement créées à des fins
promotionnelles, là ou Hello Kitty et les autres gotôchi kyara
existent indépendamment du tourisme. Les yuru kyara sont donc
des mascottes (kyara) correspondants aux codes du kawaii mais
avec des traits maladroits (yurui signifiant ici approximativement relâché) qui prolifèrent depuis quelques années. La paternité du terme est attribuée au designer Jun Miura au début des
années 2000, et depuis le phénomène n’a cessé de croître. Les yuru
kyara sont des mascottes représentant une ville ou une région de
manière officielle 4, elles sont destinées à en faire la promotion et
elles s’adressent donc à la fois aux habitants de la localité concernée et aux visiteurs extérieurs. Les yuru kyara sont actuellement
extrêmement populaires, un concours, le yuru kyara grand prix,
est organisé tous les ans depuis 2010 et les produits dérivés à l’effigie des mascottes les plus célèbres, comme Kumamon et Funassyi,
sont innombrables. Selon Jun Miura 5, ces mascottes doivent réunir
trois caractéristiques :
3. Une explication régulièrement évoquée à propos du style de dessin
employé dans de nombreux manga, voir http://www.du9.org/Regards-Croises et
http://forum-mangaverse.info/FIBD_2010-3.html, page consultée le 30 avril 2015.
4. A l’exception – notable – de Funassyi, qui a été refusé par la préfecture
de Funabashi et est devenu populaire sans la représenter officiellement.
5. Interview de Jun Miura : http://www.oricon.co.jp/news/71089/full/,
page consultée le 30 avril 2015.
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– être porteuses d’un message de support et d’amour pour la
région/ville représentée ;
– le comportement et les mouvements doivent être mal assurés
et uniques ;
– la mascotte doit susciter l’affection et être populaire tout en
étant maladroite.
On retrouve donc dans les caractéristiques propres aux yuru
kyara des éléments majeurs du style kawaii, mêlant l’aspect
mignon et adorable à un côté plus maladroit, voire enfantin. Ces
éléments, particulièrement visibles pour le cas des yuru kyara,
fournissent donc une explication potentielle du succès des mascottes. On reste dans la dimension kawaii, avec ses propriétés
rassurantes, tout en en gommant partiellement les aspects directement associés à la féminité pour les remplacer par la dimension
plus enfantine et maladroite : à la différence de Hello Kitty, les
yuru kyara ne sont pas parfaits ni totalement mignons, la palette
des couleurs est large et les teintes vives dominent, ce qui permet
d’élargir le public attiré par ces mascottes.
Dans cette perspective, on peut considérer les yuru kyara
comme des objets transitionnels réconfortants et porteurs d’un
message positif à propos du site qu’ils représentent. Le kawaii
devient alors lui-même médiateur de l’attractivité touristique et
s’intègre à l’image générale de lieux qui en eux-mêmes n’ont rien
à voir avec ce style et cette esthétique, ce qui pourrait, à terme,
conduire à une association directe entre un site touristique et un
univers doux, ludique et réconfortant, donc une modification de
l’image d’un site. Cette idée reste néanmoins à vérifier et à nuancer : on constate aujourd’hui que la surenchère de yuru kyara finit
par nuire à leur identification 6, les rendant de plus en plus difficiles à distinguer les uns des autres, et n’en faisant émerger que
très peu, qui sont eux connus bien au-delà de la région qu’ils représentent, mais sans forcément encore l’incarner de manière évidente. Par exemple, Kumamon, l’ours représentant Kumamoto, est
lui-même si populaire qu’il est maintenant décliné sur le modèle
gotôchi, ce qui minimise le lien direct avec la préfecture dont il est
originaire.
De plus, si l’association yuru kyara/localité est évidente pour
les Japonais, elle échappe bien souvent aux visiteurs étrangers, qui
y voient eux davantage un signe de la prolifération des mascottes
au Japon, en faisant un lien plus général entre culture nippone et
6. La ville d’Ôsaka a ainsi officiellement annoncé qu’elle allait réduire
le nombre de yuru kyara qui la représentent (http://www.japantimes.co.jp/
news/2014/05/12/national/japans-cuddly-mascots-facing-layoffs/), page consultée le 30 avril 2015).
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personnages kawaii. Cette perception correspond d’ailleurs à la
communication entreprise par le pays autour de sa pop culture,
avec entre autres un accent mis sur le kawaii.
PROMOTION D’UN « TOURISME KAWAII » : UNE CERTAINE
IMAGE DE LA CULTURE JAPONAISE
La campagne du cool Japan a démarré à la suite de l’article
« Japan’ gross national cool » écrit en 2002 par le journaliste
Douglas McGray. Celui-ci qualifiait le succès international des
industries culturelles japonaises de soft power 7, et les autorités du
pays ont depuis cherché à utiliser cette possible influence internationale. C’est dans ce cadre que le kawaii a été mis en avant à
travers diverses initiatives en le présentant comme une spécificité
culturelle du pays et en établissant des liens avec la tradition japonaise (DALIOT-BUL 2009). Le tourisme est un des pôles de cette
campagne, et les initiatives récentes témoignent de l’accent mis
explicitement sur le kawaii.
Les stands Osaka Kawaii et Okinawa Kawaii présents à la
Japan Expo illustrent cette tendance. Il s’agit, selon la représentante de la ville d’Ôsaka, de renouveler l’image de la ville et de
ses points d’intérêts de manière originale, ludique et attractive.
L’important est d’utiliser le style kawaii comme accroche, afin de
mettre en valeur des éléments traditionnels ou typiques qui ont
perdu de leur attractivité, comme l’habitude d’offrir spontanément
des bonbons (appelés amechan dans le Kansai), devenue désuète
mais ici présentée sur le stand comme typiquement kawaii. Il s’agit
donc de mobiliser ce style kawaii en tant que medium, le fond
(c’est-à-dire les éléments mis en avant auprès des potentiels touristes) restant identique, cette présentation « kawaii » renouvelant
les représentations traditionnelles du Japon.
Par ailleurs, lors de cette même convention, des microinterviews réalisées avec les visiteurs ont montré que tous
connaissent le mot kawaii, sa signification (mignon) et ils
y associent des personnages comme les Pokémons ou Hello
Kitty. Quant aux yuru kyara, le terme est peu répandu pour le
moment, et leurs spécificités locales restent floues. On constate
la même chose lors d’interviews de touristes étrangers au Japon :
que ceux-ci aiment les mascottes ou y soient indifférents, ils
7. Terme emprunté au politologue américain Joseph Nye et désignant la
capacité pour un pays à gagner en influence sur la scène mondiale non pas par
la force mais par des moyens plus indirects, l’influence culturelle en étant un des
principaux.
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englobent tous ces petits personnages dans un même ensemble,
une caractéristique générale du Japon en tant que « pays des mascottes », ou « pays du kawaii ».
LE JAPON KAWAII COMME FANTASME EXOTIQUE ?
Qu’il soit plébiscité, rejeté ou ignoré, le style kawaii est donc
maintenant intégré à l’image générale du Japon, via l’interaction
entre promotion nationale et réception globale ; ce qui conduit à
renforcer cette impression d’un « Japon kawaii », c’est-à-dire d’une
culture qui aurait pour trait distinctif d’être exprimée via cette
esthétique spécifique sans tenir compte du contexte d’émergence
de ce style, des spécificités de chaque élément, ni des variations
de leur réception au sein du pays. On peut alors considérer que
l’association entre kawaii et tourisme vient renforcer cette image
et contribue à faire de ce style un élément du répertoire exotique
autour du Japon et de sa culture, en réifiant cet aspect au départ
issu d’un mouvement culturel particulier.
De plus, l’association entre tourisme, exotisme et kawaii amène
à constater que ces trois éléments présentent des similitudes dans
leurs fonctions : si Allison et Yano considèrent que les créatures
kawaii fonctionnent comme des objets transitionnels, des médiateurs qui permettent de faciliter les rapports avec le monde extérieur, Rachid Amirou (1995) propose le même type d’analyse sur
le phénomène touristique et l’imaginaire exotique des touristes :
les représentations qui poussent au voyage permettent également
de faciliter l’appréhension de l’Autre. La promotion d’un Japon
kawaii viendrait alors amplifier ce travail de l’imagination et cette
appropriation intime et émotionnelle de l’image d’un pays, dans
un rapport qui concernerait peut-être plus le rapport à soi que
l’échange interculturel, et qui orienterait l’expérience du pays et de
sa culture.
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ALICE BERTHON
INALCO, Paris
LA PLACE DES MINORITÉS DANS
LE RENOUVELLEMENT DES ESPACES D’EXPOSITION
DE DEUX MUSÉES NATIONAUX
Le Musée national d’ethnologie (Minpaku, 1977) et le Musée
national d’histoire et de folklore (Rekihaku, 1983) ont commencé à
renouveler, depuis une dizaine d’années, l’ensemble de leur espace
d’exposition permanente. Dans ces musées, deux salles qui viennent
d’être réaménagées présentent plus particulièrement la culture de
l’Archipel. Au Rekihaku, c’est une galerie consacrée au folklore
japonais qui fait l’objet d’un espace d’exposition à part entière face
aux cinq autres galeries qui se succèdent dans une progression chronologique de l’histoire. Quant au Minpaku, il s’agit de l’espace qui se
situe en fin de parcours d’exposition, consacré à la culture japonaise.
Ces deux salles viennent de rouvrir au public, respectivement
en mars 2013 et mars 2014, après un réaménagement partiel, voire
même complet dans le cas du Rekihaku.
Lors de ce renouvellement, une plus grande place a été accordée aux minorités ethniques nationales – la culture aïnoue et celle
des Ryûkyû –, ainsi qu’aux minorités ethniques étrangères qui
font, pour la première fois, leur apparition au Minpaku.
En tant que musées nationaux, le Rekihaku et le Minpaku
incarnent des lieux de représentation privilégiés. En exposant davantage les minorités ethniques, les deux institutions muséales manifestent leur volonté de présenter un Japon pluriethnique en s’éloignant
d’une vision mono-ethnique héritée du Japon d’après-guerre ou, à tout
le moins, tel qu’il pouvait être perçu dans l’ancienne muséographie.
Qu’en est-il au sein même de l’espace d’exposition ? Comment
sont exposées ces minorités ? Quelle place leur est aujourd’hui
accordée ? Enfin, dans quelle mesure leur présence modifie-t-elle
l’exposition de la culture japonaise ? J’aborderai dans un premier
temps l’ancienne muséographie, avant de présenter le renouvellement dans chaque musée.
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L’ANCIENNE MUSÉOGRAPHIE ET LA RÉFÉRENCE AUX
MINORITÉS ETHNIQUES : REKIHAKU ET MINPAKU
Au Rekihaku, la galerie sur le folklore japonais ouvre ses
portes deux années après l’ouverture du musée, soit en 1985.
L’ethno-folklore au Japon est une discipline qui apparaît au
début du XX e siècle ; elle se développe essentiellement à partir
des années 1930, à travers la figure charismatique de Yanagita
Kunio (1875-1962). Il s’agit alors de collecter, par écrit et essentiellement à travers des notes de terrain, les coutumes de la
culture populaire telle qu’elle est encore présente dans les différentes régions du Japon, et tout particulièrement dans le monde
de la riziculture. L’objectif étant d’établir une ethnologie nationale
à même de montrer la singularité de la culture japonaise. Dans
cette perspective, si la culture aïnoue n’est pas prise en considération, celle des Ryûkyû devient objet d’étude en tant que strate
primitive des traditions japonaises. A la même époque, les Aïnous
retiennent, eux, l’attention des archéologues et anthropologues en
tant que peuplement antérieur d’une partie de l’archipel japonais.
Dans l’espace d’exposition, le folklore est divisé en plusieurs
univers : celui de la ville, des plaines, de la montagne, de la mer,
des îles méridionales, et un dernier relatif à l’univers du sacré. La
culture des îles Ryûkyû était exposée au sein de « l’univers des îles
méridionales ». Si en insistant sur plusieurs univers du folklore,
la muséographie s’éloignait d’une vision centrée sur la riziculture
chère à Yanagita Kunio, elle est néanmoins – dans une certaine
mesure – héritière de cet ethno-folklore et de son champ d’études
d’où la culture aïnoue est absente et celle de l’archipel Ryûkyû,
prise en compte.
A l’ouverture du Minpaku, l’exposition de la culture japonaise
était divisée en deux grandes parties intitulées le Hare (l’univers
du sacré, les rites et cérémonies calendaires) et le Ke (l’univers du
profane, la vie du quotidien) ; ce dernier étant découpé, de manière
assez semblable au Rekihaku, en plusieurs modes de vie selon
les milieux (mer, montagne, plaine, etc.). Cette deuxième partie
(l’univers du Ke) était rythmée par des reproductions en miniature de divers habitats. Le dernier espace était celui consacré à
la mer et aux outils relatifs aux pêcheurs. C’est dans celui-ci que
se trouvait inclus l’archipel du Sud-Ouest (le Nansei Shotô), où
les îles Ryûkyû étaient intégrées. Si l’absence des Aïnous dans la
galerie du Rekihaku s’explique par l’histoire de la discipline et de
son champ d’études au moment de l’élaboration de l’exposition,
dans le cas du Minpaku, les Aïnous sont présents dans l’espace
qui précède celui consacré à la culture japonaise. Il s’agissait, à
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l’époque de son élaboration, d’œuvrer pour la reconnaissance de
la culture aïnoue comme culture à part entière, alors même que le
gouvernement n’avait pas encore reconnu ses représentants comme
un peuple autochtone de l’île d’Hokkaidô.
Dans les deux musées, les Ryûkyû sont présents et la culture
aïnoue absente. De plus, les îles Ryûkyû sont exposées au sein
d’un découpage qui englobe non seulement l’archipel Ryûkyû mais
aussi l’archipel Satsunan de la préfecture de Kagoshima, intégrant
ainsi un plus vaste espace constitutif des îles méridionales, représentées par le mode de subsistance de la pêche, et liées à la mer.
Dans ces deux anciennes muséographies, la culture japonaise se
distingue par des spécificités régionales tout en essayant d’offrir
une vision assez homogène d’une unité culturelle partagée.
LE RENOUVELLEMENT DE LA GALERIE SUR LE FOLKLORE
AU REKIHAKU
Le réaménagement de la salle sur l’ethno-folklore s’inscrit
dans le 2e programme muséographique du Rekihaku (KOKURITSU
REKISHI MINZOKU HAKUBUTSUKAN 2004 : 1-59). Ce texte insiste sur
trois thèmes : l’histoire de la vie du peuple (présente dès l’origine du
musée), l’histoire environnementale, ainsi que les échanges internationaux. Deux approches sont également renforcées : la prise en
compte du point de vue des minorités et du contemporain. Si la
muséographie actuelle traduit ces principes muséographiques nouveaux, elle reflète également l’état d’avancement des disciplines et
des recherches menées par les équipes du musée, dans le cas présent, celles de l’ethno-folklore 1. La réouverture de la galerie sur le
folklore s’accompagne de l’apparition de la culture aïnoue, – autrefois absente de la muséographie – qui correspond à une double
volonté de prendre davantage en compte les minorités comme indiqué dans son nouveau programme muséographique, mais également
d’ouvrir le champ d’études de cette discipline à la culture aïnoue.
La galerie actuelle se divise en trois zones : La première zone
intitulée « Regards sur le “folklore” », la plus novatrice, explore le
folklore dans ses paysages, ses formes et manifestations les plus
contemporaines. C’est dans cet espace que sont principalement
évoquées la culture aïnoue et celle des Ryûkyû. Les deux dernières
zones se partagent des thèmes plus traditionnels, à savoir, les différents rites et cérémonies calendaires, ainsi que l’habitat et les
différents univers du travail.
1. Au Rekihaku, trois disciplines se côtoient : l’ethno-folklore, l’archéologie et l’histoire.
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La première zone d’exposition renouvelle une vision du folklore jusqu’ici cantonné dans le passé, et montre aux visiteurs des
manifestations de la culture populaire sous ses formes les plus
actuelles. La première section de cette zone, intitulée « Le folklore s’étend » (Hirogaru minzoku) expose aussi bien des aliments
rituels consommés lors du Nouvel An sous leurs formes industrielles tels qu’achetés au supermarché, que des produits régionaux
ramenés en souvenir des visites touristiques qui ne sont pas forcément des objets d’artisanat, mais néanmoins représentatifs d’une
spécificité régionale comme des porte-clés ou des t-shirts.
La seconde section, « Développement et paysage », s’interroge sur les transformations du paysage dans lequel s’exerçait
ou s’exerce la culture populaire et la manière dont l’exploitation
des ressources, l’industrialisation, les politiques de conservation,
loin de préserver intact un lieu ou bien des activités, peuvent
au contraire les modifier, en les transformant par exemple en
lieux touristiques. Dans cette section sont exposées l’histoire
de la politique d’assimilation des Aïnous, l’exploitation des ressources naturelles de Hokkaidô ainsi que la renaissance de la
culture aïnoue, notamment à travers la loi sur la promotion de
la culture aïnoue votée en 1997. L’exposition montre la manière
dont la perpétuation de la culture aïnoue actuelle est tributaire de
ces transformations et se renouvelle dans ce contexte contemporain. Concernant Okinawa, il y est question de la manière dont
les sociétés de promotion du tourisme ont contribué à établir un
imaginaire méridional et une vision exotique de cette partie de
l’archipel afin d’en faire un haut lieu touristique, ou bien encore
des lieux de bataille de la guerre du Pacifique qui ont été patrimonialisés à partir des années 1990, les transformant ainsi, eux
aussi, en lieux de tourisme.
Dans la partie consacrée aux différents rites et cérémonies
calendaires – qui correspond à la deuxième zone de l’exposition –,
un rite calendaire des Ryûkyû y est exposé. Celui-ci, similaire à
des pratiques continentales, fait le lien avec l’extérieur du Japon.
Ici, il n’est plus indiqué « Okinawa » comme dans la première
zone, mais « Région Ryûkyû » (Ryûkyû chihô).
Le renouvellement de cette galerie s’est accompagné d’un
changement d’intitulé de l’exposition : « L’univers du folklore des
Japonais » est devenu « La culture populaire de l’Archipel ». Le
terme « Japon » s’efface au profit de celui d’« Archipel ». Selon
les chercheurs chargés de la conception de la galerie, ce terme
fait référence à la « Yaponéjia » de Shimao Toshio, c’est-à-dire le
Japon en tant qu’archipel qui borde la Russie au nord, la Corée et
la Chine au sud. En d’autres termes, ce choix terminologique tra-
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duirait la volonté de penser le folklore japonais non pas d’un point
de vue des frontières politiques de l’Etat-Nation, mais plutôt d’un
point de vue géographique, en tant qu’un ensemble d’îles bordant
le continent, et dont la culture résulterait d’interactions entres ces
îles et les cultures environnantes. Par ailleurs, le terme de culture
est mis au pluriel dans sa traduction anglaise sur le panneau introductif de la galerie. De la sorte, l’apparition de la culture aïnoue
dans l’exposition se justifie par cette nouvelle approche du folklore
que cette muséographie expose.
La représentation de la culture aïnoue dans la nouvelle muséographie est cantonnée à la première zone et sert le propos des
nouvelles formes de la culture populaire. Si sa présence illustre
la volonté de l’intégrer au sein du folklore japonais qui a élargi
son champ d’études, son absence du reste de l’exposition la limite
à l’intérieur d’une tradition récente qui lui dénie ainsi la moindre
influence au sein du folklore japonais.
Quant à la représentation des îles Ryûkyû, elle conserve une
place privilégiée, quoique ambiguë : d’une part, sa culture est
traitée de manière autonome et non englobée au sein d’un espace
géographique plus large des îles méridionales comme dans l’ancienne muséographie, d’autre part, sa présence – notamment dans
la seconde partie – en tant que zone de contact du folklore japonais
avec des pratiques continentales, laisse à penser que la culture des
îles Ryûkyû n’est pas celle d’une minorité ethnique, mais ressort
plutôt d’un particularisme régional.
LE RÉAMÉNAGEMENT DE L’ESPACE SUR LA CULTURE
JAPONAISE AU MINPAKU
L’exposition de la culture japonaise au Minpaku est restée, elle
aussi, quasiment inchangée depuis son ouverture. A la différence
du Rekihaku, cependant, le réaménagement de cet espace n’a pas
connu un bouleversement complet puisque la division en deux
parties (le Hare et le Ke) est toujours présente dans la nouvelle
muséographie. Elle a été néanmoins mise en perspective avec le
contemporain et davantage historicisée afin de correspondre au
nouveau programme muséographique du Minpaku et pallier ainsi
les critiques d’une exposition qui figeait les cultures dans un passé
et les cloisonnait les unes des autres.
Les deux plus importantes nouveautés de ce réaménagement
consistent en l’agrandissement de l’espace consacré à Okinawa,
auparavant inclus dans l’archipel du Sud-Ouest (le Nansei shotô),
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ainsi qu’à l’ajout d’une section intitulée « Le Japon pluriethnique »
(Taminzoku nihon).
L’avant-dernière section de l’espace d’exposition est ainsi consacrée à la vie à Okinawa (Okinawa no kurashi). Elle aborde les
croyances, la vie à la montagne, la vie aux champs ou bien près de la
mer, avec une reconstitution en maquette des différents types habitat.
Une partie est dédiée à la vie d’après-guerre, et plus particulièrement
à la période de l’occupation américaine. Cette dernière met en lumière
une situation contemporaine à laquelle fut confrontée Okinawa et
s’insère dans une volonté d’historiciser la mise en exposition.
Enfin, l’espace intitulé « le Japon pluriethnique » (Taminzoku
nihon) se situe en toute fin de parcours. Malgré ce que suggère
son titre, ce qui est désigné par « Japon pluriethnique » est confus.
Dans cette section, il s’agit essentiellement de minorités ethniques
étrangères (venues du Pakistan, du Myanmar, des Philippines, de
Corée, de Chine, de Thaïlande, du Népal, du Brésil, d’Iran ou bien
encore du Tibet), issues de l’immigration plus ou moins récente,
et qui plus est majoritairement asiatiques. Parmi ces dernières
figurent les Coréens résidant au Japon qui, bien que possédant la
nationalité japonaise, se trouvent intégrés dans cette section en tant
que porteurs d’une autre culture. Si la distinction entre possesseurs
ou non de la nationalité japonaise n’est pas un critère, les Aïnous
ainsi que les habitants d’Okinawa se trouvent eux néanmoins
exclus. Tout comme le sont également les Occidentaux (hakujin)
– sauf dans un témoignage vidéo montrant une famille vivant au
Japon, dont la mère est chinoise et le père européen. A cet égard,
les désignations dans les articles de presse relayant la réouverture
de l’exposition se font l’écho de cette ambiguïté en qualifiant les
sujets de cette section comme des immigrés (imin), ou bien des
résidents étrangers vivant au Japon (zainichi gaikokujin).
Cet espace se compose d’une longue frise chronologique sur
l’immigration et le Japon, d’une section sur les appuis sentimentaux,
les croyances, l’éducation des enfants, et se termine par espace vidéo
où témoignent des familles pluriethniques sur leur vie au Japon.
L’ajout de cette section fait suite à la tenue d’une exposition
temporaire portant le même titre (taminzoku nihon) en 2004 et
dont l’objectif fut de montrer le Japon actuel comme un pays pluriethnique et de prôner la politique du « vivre ensemble », tabunkaku kyôsei 2 (HIROSHI 2006 : 11).
De la même manière qu’au Rekihaku, l’exposition des îles
Ryûkyû se situait auparavant dans l’univers lié à la mer et était
2. Aussi, l’usage des hiragana pour le terme de « Minzoku », et des katakana pour « Nihon », fut préféré afin d’éviter la confusion avec le Japon pluriethnique de l’Empire japonais.
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La place des minorités dans deux musées nationaux
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intégrée à la section Nansei shotô. A présent, c’est la « Culture
d’Okinawa » qui est exposée et qui plus est, comme culture autonome qui reproduirait à petite échelle la logique d’exposition de
l’ensemble, avec une maquette d’habitats, une division en plusieurs
modes de vie ainsi que la représentation de rites calendaires. Elle
pourrait aisément être exposée dans un espace distinct puisqu’elle
occupe quasiment le même espace que la présentation de la culture
aïnoue. Précédemment intégrée à la culture japonaise comme
spécificité régionale, elle s’autonomise en quelque sorte comme
culture à part entière au sein de cette nouvelle muséographie.
Quant à la culture aïnoue, elle reste absente de la section japonaise. Son exposition actuelle, dans la partie précédant l’espace
japonais, devrait prochainement faire l’objet d’un réaménagement. Il se pourrait qu’à cette occasion, l’histoire des relations et
des échanges avec le Japon ainsi que la période d’annexion soient
davantage intégrées.
Concernant la dernière section, si cette dernière est novatrice
et montre bien la volonté d’exposer le Japon dans sa dimension
contemporaine, elle réduit néanmoins le Japon pluriethnique aux
minorités étrangères (en opposition à celles dites nationales).
Dans le portrait de la culture japonaise dressée au Minpaku, il
y a d’une part la culture majoritaire exposée dans le Hare et le Ke,
et d’autre part, les minorités ethniques fractionnées : une culture
aïnoue absente, une culture d’Okinawa surreprésentée et diverses
minorités regroupées en une même catégorie dans le cas de la dernière section, où certaines catégories d’étrangers sont absentes, tels
les Occidentaux. En d’autres termes, au sein même de ces minorités représentées, un traitement différencié reste bien présent.
L’opposition entre les Japonais et les Autres subsistant.
En conclusion, il semble que les transformations mises en
œuvre par le Minpaku et le Rekihaku dans l’exposition de la
culture japonaise – culture populaire dans le cas du Rekihaku –
suivent une même direction vis-à-vis des minorités, à savoir, une
plus grande représentativité qui va de pair avec le point de vue
contemporain que ces deux expositions adoptent. Elles s’éloignent
ainsi d’une présentation atemporelle et figée de la culture japonaise d’où étaient jusqu’à présent exclues les minorités, mis à part
la culture des Ryûkyû qui a toujours conservé une place à part.
La représentation des minorités ethniques au sein de l’exposition
de la culture japonaise dans ces deux musées nationaux – que ces
minorités soient étrangères ou nationales – est tout de même significative d’un changement d’autoreprésentation. Elle correspond
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également, par-delà le cas japonais, à une tendance mondiale des
musées de prendre davantage en compte les minorités et autres
populations autochtones. Cependant, les expositions des deux
musées semblent plus œuvrer pour une reconnaissance des minorités dans la société contemporaine que pour une représentation du
pluriculturalisme japonais.
BIBLIOGRAPHIE
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permanente], 2004.
KOKURITSU REKISHI MINZOKU HAKUBUTSUKAN (éd.). Rekihaku, Tokushû :
Rettô no minzoku bunka, Dai yon tenji shitsu shin kôchiku [Numéro spécial sur
la reconstruction de la 4e galerie « Culture populaire de l’Archipel »], no 176,
2013.
KOKURITSU MINZOKUGAKU HAKUBUTSUKAN (éd.). Kokuritsu minzokugaku
hakubutsukan ni okeru tenji kihon kôsô 2007 [Programme d’exposition du
musée national d’ethnologie, 2007], 2007.
SHÔJI, Hiroshi. « Tokubetsuten “taminzoku nihon” no mezashita mono to
tassei shita mono » [Les objectifs et ce qu’a accompli l’exposition temporaire
« Le Japon pluriethnique »], Kokuritsu minzoku-gaku hakubutsukan chôsa
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TAI Eika. « “Taminzoku nihon – Zainichi gaikokujin no kurashi” ni okeru
tabunka shugi no kadai » [« Le Japon pluriethnique : la vie des résidents étrangers au Japon » et le thème du multiculturalisme], Kokuritsu minzoku-gaku
hakubutsukan chôsa hôkoku, no 64, 2006, p. 253-260.
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MIYAZAKI KAIKO
CEJ-INALCO, Paris
DES BURAKU SANS BURAKUMIN ?
MUTATIONS IDENTITAIRES
DES QUARTIERS DE PARIAS AU XXI E SIÈCLE
Jusqu’aux années 1960, les conditions de vie dans les buraku
restaient encore très miséreuses, par la suite ils ont bénéficié, avec
leurs habitants, de la croissance économique d’après-guerre et de la
réduction globale de la misère dans la société japonaise. En outre,
la « Loi de mise en place des mesures spéciales d’assimilation 1 »
(dôwa taisakujigyô tokubetsu sochihô) de 1969 a permis de lancer
des chantiers de rénovation urbaine au sein des districts classés
dès lors en dôwa-chiku (district d’assimilation), correspondant aux
buraku reconnus comme tels par le gouvernement. Cela comportait aussi des services publics renforcés, des bourses d’études et
parfois même des emplois réservés de fonctionnaires. Jusqu’aux
années 1980, on observait ainsi une amélioration globale du niveau
de vie dans les quartiers dôwa et une réduction des écarts socioéconomiques avec le reste de la population (SUGINOHARA 1995 :
23-30). Pourtant, à partir des années 1990, ces mêmes quartiers
connaissent de nouveau un appauvrissement, alors qu’on assiste
à une émigration des burakumin hors de ces quartiers. A rebours
donc de ce qu’avait permis la loi de 1969, et alors que celle-ci n’est
plus en vigueur depuis 2002. C’est ainsi une double mutation, qui
frappe aujourd’hui ces quartiers, et que nous proposons d’explorer,
d’autant qu’elle influe manifestement sur les représentations des
buraku et de leurs habitants. Cela nous conduira à questionner les
tentatives de redéfinition de l’identité buraku par les groupes burakumin eux-mêmes, à travers l’emballement de l’usage de la notion
de « droits de l’Homme » (jinken).
1. Nous reprenons la traduction de Jean-François Sabouret de dôwa par
« assimilation » (SABOURET 1983 : 77-85).
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Miyazaki Kaiko
LES MUTATIONS SOCIODÉMOGRAPHIQUES DES BURAKU
Si l’on considère les quartiers dôwa du département d’Ôsaka 2,
où la présence buraku est une des plus importantes du pays, on
observe des soldes migratoires négatifs depuis les années 1990.
On peut évaluer à près de 25 000 (soit 22 % des habitants de 1990)
le nombre de personnes qui ont quitté ces quartiers entre 1990 et
2000, alors que le nombre d’immigrants n’était que de 8 974 personnes (OKUDA 2002 : 21-24). Ces départs concernent particulièrement les grands ensembles de logements construits grâce à
la loi de 1969, dont certains immeubles ont aujourd’hui des taux
de vacance pouvant monter jusqu’à 20 % 3. En cela, ces zones
partagent le même sort que les quartiers en sur-dépeuplement
(kasochi) des villes-dortoirs d’Ôsaka ou de Tôkyô. Cependant
les enquêtes de 2000 à Ôsaka font apparaître qu’il existe, parallèlement, un mouvement migratoire en direction des buraku, mais
qu’il est majoritairement (54 %) constitué de personnes d’origine non burakumin. Le taux de burakumin dans ces quartiers
n’était ainsi plus que de 55 % en 2000, une baisse de 32 points
depuis l’enquête de 1993. Au niveau national, on retrouve ce même
déclin : déjà en 1993, seuls 41 % des habitants des dôwa-chiku
étaient burakumin, alors qu’ils étaient encore 66 % dans l’enquête
nationale de 1967 (NOGUCHI 2006 : 87-91, OKUDA 2002 : 21-24,
SUGINOHARA 1995 : 14-15).
On peut se demander en conséquence si les quartiers dôwa ne
tendraient pas ainsi à perdre leur identité buraku. Ils restent pourtant
des quartiers d’évitement pour une majorité de Japonais. Qui sont
donc ces nouveaux venus qui viennent s’installer dans les buraku ?
Parmi les indicateurs qui caractérisent ces nouveaux habitants dans les dôwa d’Ôsaka, on compte tout d’abord un fort taux
de personnes âgées par rapport aux habitants historiques : 17 %
contre 12 % en 2000 à Ôsaka (OKUDA 2002 : 25). Cela accélère le
rythme de vieillissement de ces quartiers : alors que jusqu’en 1985,
au niveau national, les taux des plus de 65 ans étaient strictement
équivalents à la moyenne japonaise (10 %), entre 1985 et 1993, la
différence est plus forte qu’auparavant (0,3 point d’écart en 1975,
2. Les enquêtes menées par le département et la ville d’Ôsaka
(ÔSAKA-FU 1996, ÔSAKA-FU 2011, OKUDA 2002) constituent nos sources principales, sachant que depuis 2002, il n’existe plus d’enquêtes publiques au niveau
national sur les quartiers dôwa. La dernière grande enquête portant sur l’ensemble
du Japon, date de 1993 (publiée en 1996 par le Sômu-chô). L’analyse des données statistiques s’est faite au regard de nos enquêtes de terrain, menées dans les
buraku du Kansai, du Shikoku et du Kantô en 2013 et en 2014, et de nos entretiens
de recherche (chercheurs, acteurs, habitants des buraku) effectués à cette occasion.
3. Relevés personnels de 2013.
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Des buraku sans burakumin ?
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mais 2,3 en 1993). Cette évolution se poursuit aujourd’hui, due pour
une large part aux nouveaux venus, comme nous avons pu encore le
constater lors de nos enquêtes de terrain en 2013 et en 2014.
Parallèlement, on observe une désertion des jeunes actifs.
Ceux-ci ont toujours été en proportion plus faible que la moyenne
nationale, mais jusqu’en 1985, les taux des 20-34 ans au sein des
dôwa-chiku tendaient à approcher cette moyenne : l’écart était
passé de 3,1 points en 1971 à 1,4 point en 1985. A partir de 1990,
l’écart se creuse de nouveau de 3,7 points par rapport à la moyenne
du Japon (SUGINOHARA 1995 : 16). On retrouve un même phénomène pour le niveau d’éducation : les jeunes diplômés quittent
les quartiers dôwa et sont remplacés par des populations moins
éduquées et le niveau de qualification moyen, déjà faible, repart
à la baisse. Là aussi, il s’agit des conséquences de la venue de ces
nouveaux habitants : d’après l’enquête de 2000 à Ôsaka, ils sont
surreprésentés parmi ceux qui n’ont que le niveau collège (54 %
chez les nouveaux arrivants contre 44 % au sein de ceux qui n’ont
jamais quitté le buraku). Inversement, ils sont moins nombreux
parmi les diplômés de l’enseignement supérieur (10 % contre 12 %
pour les habitants historiques).
Ces nouveaux venus ont aussi des revenus moyens plus faibles
que les habitants buraku, ceux-ci étant déjà sous la moyenne
nationale. Toujours pour l’année 2000 à Ôsaka, les foyers dont les
revenus annuels sont inférieurs à quatre millions de yens sont plus
nombreux chez les premiers : 61 % contre 50 %. Plus le revenu
diminue, plus la proportion de nouveaux venus augmente : 4 points
d’écart (27 % contre 23 %) chez ceux qui gagnent entre 2 et 4 millions de yens par an, et 8 points (34 % contre 26 %) parmi les
foyers à moins de 2 millions de yens par an (OKUDA 2002 : 17- 26).
Ces dynamiques migratoires montrent une forme de remplacement en cours des habitants burakumin historiques par des
nouveaux venus, non burakumin et plus déshérités. Cette transformation quantitative pose à terme la question de la disparition
de la nature buraku de ces quartiers. Elle mène aussi à une transformation qualitative : la dégradation des conditions sociales et
économiques des quartiers dôwa conduit à l’annulation des efforts
des politiques nationales de soutien. On l’observe sur le terrain,
par exemple dans un des buraku situés près du yoseba (ghetto des
travailleurs journaliers) de Kamagasaki (Ôsaka) : alors que le bâtit
issu des rénovations des années 1980 vieillit, le quartier se peuple
de sans-abri non buraku, qu’on tente de contenir en grillageant les
jardins publics et les aires de jeux désertés 4.
4. Enquête de terrain dans les arrondissements de Nishinari et Naniwa
d’Ôsaka et entretiens avec Katô Masahiko, août 2013.
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Ces mutations influent sur l’image des quartiers buraku et
de leurs habitants, on constate ainsi que depuis le milieu des
années 1990, la nature des représentations – tout comme celle des
sentiments d’hostilité vis-à-vis des populations buraku – a évolué
en parallèle de la mutation sociodémographique des quartiers dôwa.
EVOLUTION DES IDENTITÉS ASSIGNÉES
Si on se fie aux enquêtes menées à Ôsaka entre 1980 et 2005,
l’image dominante assignée aux buraku jusqu’en 1995 était celle
de gehin (vulgaire), avec le taux le plus élevé parmi les choix proposés (fig. 1). Dix ans plus tard, c’est l’image de kowai (inquiétant) qui devient dominante avec la plus forte augmentation. Elle
dépasse gehin et se détache de mazushii (pauvre) ou de fuketsu
(insalubre) qui avaient des taux équivalents dix ans auparavant et
qui sont issus de l’idée anciennement dominante de la souillure.
Fig. 1 : Evolution de la perception des buraku entre 1995 et 2005. Question posée : « Que
vous évoquent les mots “hisabetsu buraku”, “dôwa chiku” ou simplement “buraku” ? »
(ÔSAKA-FU 1996 : 15, TOKIOKA 2008 : 21-25)
Que s’est-il passé en ce début du XXI e siècle, pour que toutes
les images négatives repartent à la hausse, en particulier celle de
kowai ? L’arrêt en 2002 de la loi de 1969, avec la diminution dès
1997 des moyens alloués, en particulier à la sensibilisation, a dû
certainement jouer un rôle. Mais l’arrêt de la loi dôwa fut aussi
concomitant avec la parution d’une série d’ouvrages anti-buraku,
dont le premier volume de Dôwa riken no shinsô [La vérité sur
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la corruption dans les dôwa] (TERAZONO et ICHINOMIYA, Tôkyô,
2002) qui décrit ce que les auteurs nomment « l’aristocratie-dôwa
enrichie grâce au statut de discriminé », ou encore « les yakuzadôwa, profiteurs des impôts ». Ils détaillent dans ce livre des
affaires comme celle de « la mairie de Kyôto contaminée par la
drogue », à cause, selon eux, d’anciens yakuzas recrutés comme
fonctionnaires en bénéficiant de leur statut de burakumin.
Ce premier volume fut un véritable best-seller, vendu à
250 000 exemplaires. La totalité de la série des cinq volumes
s’est, elle, écoulée à 500 000 exemplaires en quatre ans. Ce succès reflète certainement le sentiment préexistant qu’il y a des abus
dans la politique dôwa, mais ces publications ont aussi contribué à ancrer un nouveau type d’images négatives, présentant les
burakumin comme des mafieux menaçants et des profiteurs de
l’aide publique. Ce succès d’édition est prémonitoire de l’affaire
en 2012 du Shûkan Asahi 5, qui révélera l’origine burakumin du
maire d’Ôsaka, Hashimoto Tôru, en le présentant comme le fils
d’un yakuza dont « l’ADN démasque le vrai caractère 6 », comme
s’il y avait une tare héréditaire et un lien biologique entre burakumin, mafia et extrême droite, dont Hashimoto est proche.
Le succès de ces publications explique la présence de questions
du type « Avez-vous déjà entendu dire que les habitants des quartiers dôwa sont inquiétants ? » dans les enquêtes récentes. Ceux
qui répondent positivement s’élevaient à 57 % en 2000 et 60 % en
2010. Mais surtout, ceux qui n’ont jamais entendu de telles affirmations passent de 39 % en 2000 à 25 % en 2010. De même dans
les questions consacrées aux raisons de l’évitement des dôwa-chiku
dans le choix de résidence, les réponses majoritaires sont celles
portant sur l’insécurité : 64 % considéraient que « l’ordre public est
troublé » et 58 % ont la perception d’un groupe différent et hostile.
Une autre rubrique de cette même enquête souligne l’idée que les
habitants dôwa formeraient un groupe uni et solidaire, réagissant
« souvent collectivement, quand un problème se produit » (53 %)
et « manifestant une solidarité au sein de leur propre communauté » (42 %), tout en restant « repliés sur eux-mêmes » (34 %).
Parallèlement, l’idée qu’il s’agit d’un groupe favorisé et
profiteur se maintient à 55 % en 2010. Alors qu’il n’y a plus de
programme national de soutien depuis huit ans, près de la moitié
5. Hebdomadaire pourtant affilié au journal de centre gauche Asahi shinbun, historiquement défenseur de la cause buraku.
6. Shûkan Asahi, 26 octobre 2012. En fait, les origines de Hashimoto Tôru
avaient été révélées en 2011 par d’autres hebdomadaires comme Shûkan Sinchô,
ou Shûkan Bunshun (Buraku Kaihô, no 676, Ôsaka, éd. Kaihô shuppan-sha,
avril 2013, p. 12-47).
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des personnes interrogées considère que les burakumin ne
méritent pas ces aides publiques et qu’ils sont plutôt riches (18 %
pensent que « beaucoup parmi eux ont de bas salaires », mais
44 % répondent par la négative 7). Enfin, 50 % pensent qu’« il y a,
parmi eux, des gens qui s’enrichissent illégitimement en profitant
des mesures d’aide gouvernementales pour la question dôwa »
(ÔSAKA-FU 2011 : 31-34, 49, 58).
L’hostilité anti-buraku reste donc d’actualité. Mais elle s’est
renouvelée sur d’autres bases que celles héritées d’Edo et de Meiji,
en opposition aux politiques publiques visant à mettre ces quartiers
et leurs habitants au niveau du reste de la population. Elle s’appuie
également sur l’image négative de la BKD (Buraku Kaihô Dômei),
la ligue d’émancipation des buraku, qui fut autrefois violente en
tant que ligue de défense. Celle-ci reste stigmatisée comme un
groupe violent dans les discours anti-buraku de certains groupes
d’extrême droite comme le Zaitokukai, mais aussi par des organes
proches du parti communiste.
Ces représentations et cette identité négative assignée participent pourtant aussi à définir l’identité buraku. Certains revendiquent même l’appartenance aux populations discriminées
comme constitutive de l’identité burakumin. C’était la logique du
choix de l’usage du terme « hisabetsu buraku » [hameaux discriminés] au lieu de « tokushu buraku » [hameaux spéciaux].
En cela, l’évolution de ces représentations négatives, ajoutée à la
dilution de la nature buraku des quartiers dôwa, est donc susceptible de modifier aussi la façon dont les burakumin se définissent
eux-mêmes.
LE JINKEN, UN NOUVEAU SOCLE IDENTITAIRE ?
La définition, ou de la redéfinition, de l’identité burakumin se
pose en effet désormais, comme le souligne Kurokawa Midori, à
propos de la parution d’ouvrages tels que Burakumin toha nanika
[Qu’est-ce qu’un burakumin ?] (Kyôto, 1998) ou du numéro spécial de 1999 de la revue Gendai shisô intitulée : Burakumin toha
dareka [Qui est burakumin ?] (KUROKAWA 2011 : 240-241). C’est
une question que la BKD n’avait jamais clairement posée dans ses
déclarations doctrinales (kôryô) de 1984 et de 1997, mais qu’elle a
entrepris de traiter dans celle publiée en 2011. Elle y définit alors
les buraku comme les « lieux de la discrimination » et comme les
7. Ce qui est contradictoire avec l’image générale de ces quartiers qui reste
associée à la pauvreté (fig. 1). On aurait donc des quartiers certes pauvres, mais
dont les habitants profiteraient néanmoins d’avantages et d’aides publiques indues.
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« lieux de la culture des droits de l’Homme », en considérant que
l’attachement et la conscience des droits de l’Homme, « procèdent
de l’expérience de la discrimination » (déclaration doctrinale de la
BKD en 2011 8).
L’émergence de la question de la défense des droits de l’Homme
(jinken) date du début des années 1990, dans le contexte de la
Décennie des Nations unies pour l’éducation dans le domaine des
droits de l’Homme. Cela s’est traduit au Japon par le vote en 1996
de la Jinken yôgo shisaku suishinhô [loi pour impulser la mise en
place des mesures de défense des droits de l’Homme]. Ce vote s’est
fait dans un contexte de mobilisation de nombreuses associations,
dont la BKD et d’autres groupes de soutien des burakumin (BURAKU
KAIHÔ JINKEN KENKYÛJO 2001 : 529). Si la loi de 1996 ne concerne
pas uniquement les burakumin, elle est en fait issue de lois précédentes, qui concernaient directement les dôwa, en particulier celle
de 1987, la Chiiki kaizen taisaku tokutei jigyô ni kakawaru kuni
no zaiseijô no tokubetsusochi ni kansuru hôritsu [loi relative aux
mesures spéciales du budget de l’Etat concernant les politiques de
développement local]. C’est le début d’un processus d’intégration, au
niveau du gouvernement, de la question dôwa au sein de la question
jinken. La BKD, pressentant la fin de la loi de 1969, milite alors
pour le vote de cette loi, afin de préserver, dans ce cadre, la politique gouvernementale contre les discriminations. C’est aussi pour
elle un moyen de se poser en solidarité avec les autres populations
discriminées du Japon comme les Aïnous et les zainichi coréens.
Par la suite, on constate une inflation de l’emploi du terme
jinken dans les politiques nationales et locales concernant les
problèmes de discrimination, dont ceux qui étaient auparavant
désignés comme relevant des dôwa. Ainsi, pour les quatre années
suivant la loi de 1996, on compte au moins dix arrêtés départementaux et municipaux portant sur les droits de l’Homme qui ont été
votés, par exemple celui promulgué en 1997 dans le département
de Nara 9 : « Arayuru sabetsu no teppai oyobi jinken no sonchô ni
kansuru jôrei » [arrêté relatif à l’abolition de toutes les formes de
discrimination ainsi qu’aux respects des droits de l’Homme].
La BKD s’empare également du terme et ainsi, alors qu’il
n’était présent qu’une seule fois en 1955 dans son programme politique (kôryô), on retrouve le terme jinken 11 fois en 1997 et 19 fois
dans celui de 2011 (fig. 2).
8. Les déclarations doctrinales de la BKD, dans BURAKU K AIHÔ JINKEN
K ENKYÛJO 2001 : 1220-1226. Pour celle de 2011 : http://www.bll.gr.jp/.
9. Nous en avons également recensés pour les départements de Mie, de
Kôchi, Saga, Ôsaka, Kagoshima, ou encore dans les villes de Sukumo (Kôchi),
de Toyonaka (Ôsaka), etc.
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Fig. 2 : Fréquence du terme jinken dans les kôryô de la BKD depuis 1955
Parallèlement, les termes de kaihô (émancipation) et de dôwa
sont remplacés par celui de jinken dans les appellations institutionnelles : Dôwa kyôiku kenkyû kyôgikai [Conseil pour la recherche
sur l’éducation au dôwa] (ministère de l’Education) devient en
1997 Jinken kyôiku kenkyû kyôgikai [Conseil pour la recherche
sur l’éducation aux droits de l’Homme] ; Dôwa jigyô sokushin kyôkai [Association pour la promotion des activités dôwa] (Tôkyô-to)
devient en 1998 Jinken keihatsu sentâ [Centre culturel pour le
développement des droits de l’Homme].
Ce remplacement se retrouve également au niveau des
groupes politiques : le Zenkoku buraku kaihô undô rengôkai
[Confédération nationale des mouvements pour l’émancipation
des buraku de l’ensemble du pays], affilié au PC, devient en 2004
le Zenkoku chiiki jinken undô sôrengô [Confédération nationale
des mouvements locaux pour les droits de l’Homme]. De même
le Buraku kaihô kenkyûjo [Institut de recherche pour l’émancipation des buraku] est renommé en 1998 Buraku kaihô jinken
kenkyûjo [Institut de recherche pour l’émancipation des buraku
et les droits de l’Homme]. La quinzaine de Kaihô kaikan [maisons pour émancipation] d’Ôsaka, maisons de quartier au sein des
buraku, est renommée à partir de 2000 Jinken bunka sentâ [Centre
culturel des droits de l’Homme]. Même le Buraku mondai jiten
[Encyclopédie de la question buraku] (1986 pour la 1re éd.) devient
pour sa nouvelle édition de 2001 le Buraku mondai jinken jiten
[Encyclopédie des questions buraku et des droits de l’Homme].
L’investissement sur les droits de l’Homme est tel que le
buraku où a été fondée la Suiheisha en 1922, à Nara, est présenté
sur place comme « le pays natal des droits de l’Homme ». Le mot
buraku même tend à être de moins en moins utilisé même par la
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BKD et les slogans affichés par celle-ci sur ses centres locaux
n’évoquent plus directement la question buraku. En revanche, on
peut voir des slogans du type : « Sabetsu o yurusanai jinken no
machi » [la cité des droits de l’Homme qui ne tolère pas les discriminations] placés en étendard sur les façades des bâtiments
(fig. 3).
Fig. 3 : « A., la cité des droits de l’Homme qui ne tolère pas les discriminations 10 »
(Photo : K. Miyazaki, 2013).
Cette idée de burakumin précurseurs des droits de l’Homme
au Japon, alors que le terme de jinken ne figure pas dans le texte
fondateur de la Suiheisha, est reprise par les autres associations de
défense des burakumin comme la Jiyûdôwakai, affiliée au Jimintô,
dont le slogan est : « Exigeons la mise en place de mesures administratives pour les droits de l’Homme ! » Tout comme celui de
la Zenkoku-Jinkenren, proche du PC, qui se présente en anglais
comme un « Human-Rights Movement » avec pour premier but
« la réalisation effective des droits de l’Homme ».
Il s’est ainsi forgé un socle identitaire nouveau, basé sur
l’appropriation de la notion de jinken, au point que les quartiers buraku sont présentés comme les lieux par excellence « des
droits de l’Homme au Japon ». Une démarche qui se veut cependant universaliste et ouverte aux autres acteurs de la lutte contre
10. Nous masquons l’indication du toponyme, suivant les pratiques des
chercheurs japonais qui travaillent sur les buraku, faute de quoi nous risquerions
de perdre la confiance de nos contacts sur le terrain.
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Miyazaki Kaiko
les discriminations. Mais dans les buraku où sont implantés ces
associations ou centres « des droits de l’Homme », cette présence
indique à coup sûr que l’on se trouve dans un buraku et peut faciliter la discrimination des habitants.
Cependant, cet investissement sur les droits de l’Homme a peu
d’impact sur la perception des buraku au sein de la population.
On retrouve ainsi des questions concernant le jinken, posées par
principe, dans l’enquête d’Ôsaka de 2010 sur la perception des
buraku, dont trois questions sur onze portent sur le jinken : seul
un tiers des répondants considère qu’il y aurait une sensibilité ou
une éducation particulière des burakumin face à la question des
droits de l’Homme, alors que 55 % répondent que les burakumin
sont indûment privilégiés par les mesures gouvernementales
(ÔSAKA-FU 2011 : 49).
CONCLUSION
Alors que les burakumin quittent les buraku, ces quartiers
demeurent au début du XXI e siècle des lieux de relégation et de
pauvreté. Le discours anti-burakumin s’est vu pourtant adjoindre
un nouveau préjugé : celui de personnes privilégiées qui profiteraient de la générosité gouvernementale.
L’investissement sur la question de la défense des droits de
l’Homme peut être une réponse au besoin de créer une identité
détachée de celle héritée de la discrimination, tout en dénonçant
celle-ci au nom de principes universels. Mais ce terme de jinken
nous apparaît surtout comme une sorte de dénominateur commun,
utile à des acteurs très différents, d’où son succès :
– pour la BKD, la notion des droits de l’Homme se substitue à
l’idéologie marxiste, héritée des débuts, lors de la création de la
Suiheisha. Cela permet aussi de présenter une image plus pacifique
et consensuelle ;
– pour les groupes affiliés au PC, en rupture avec la BKD, le jinken sert à remplacer la référence aux buraku, puisque selon eux, la
discrimination anti-buraku a cessé d’exister ;
– pour les institutions gouvernementales, le terme jinken remplace celui de dôwa, réducteur et aujourd’hui stigmatisant, mais
qui lui-même remplaçait buraku, déjà euphémisme d’eta ou de
hinin mura.
La cause des droits de l’Homme permet aussi de se référer à
des notions plus lisibles internationalement, et pouvant s’élargir à
d’autres groupes discriminés du Japon (Coréens zainichi, Aïnous,
étrangers…). Elle est aussi, peut-être, une adaptation au renouvel-
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lement de l’idéologie anti-buraku qui s’est modernisée et universalisée, mêlant dans ses attaques au discours anti-zainichi et se
nourrissant même de la globalisation de l’antisémitisme, en associant
désormais souvent les burakumin au « complot juif mondial »…
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DAVID JAVET
Université de Lausanne, Suisse
DYNAMISME ET « MUTATIONS » (VIDÉO)LUDIQUES :
« POKEMON », « RYÛ GA GOTOKU »
ET « YÔKAI WATCH »
L’évolution des dispositifs vidéoludiques nous apparaît comme
une composante importante de la redéfinition des rapports des
Japonais à leur espace de vie durant ces vingt dernières années.
Ceux-ci permettent à leurs utilisateurs de redéfinir les espaces
qu’ils arpentent et de transformer les modalités de communication avec les individus qu’ils y rencontrent. Par l’étude de cas
successive et diachronique de trois franchises à succès, nous
allons nous intéresser aux liens entre les « mutations » des
dispositifs de jeu, la création de nouveaux espaces imaginaires et
l’exploitation fructueuse des pratiques de consommation : les franchises « Pokemon », « Ryû ga Gotoku » et « Yôkai watch 1 ».
Analyser la structure des dispositifs audiovisuels de représentation, leur contexte de consommation ainsi que l’inclusion
participative des joueurs permet de comprendre les médias dans
leur émergence, leur diversité et leur hybridité. On se rapproche
ainsi du domaine des play studies, de l’étude du jeu au travers
de ses pratiques plutôt que de son contenu (T RICLOT 2011 :
24). Il s’agit de questionner comment le jeu s’inscrit dans un
contexte, mais aussi comment il est conçu pour ce contexte
socio-politique précis (JUUL 2008). Les franchises qui nous
concernent ici se présentent toutes sous des formes qui défient
les fonctions présupposées du jeu vidéo et qui invitent à relativiser les processus académiques actuels de définition et classification du média vidéoludique.
1. Nous empruntons pour désigner le titre d’une franchise et donc l’entier
des produits regroupés sous son nom la typographie entre guillemets et en italique établie par Alain Boillat (2014 : 77).
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David Javet
LA FRANCHISE « POKEMON » : MOBILITÉS, MUTATIONS ET
MEDIA MIX
Passionné par la collecte de coléoptères, Satoshi Tajiri, le créateur de la franchise « Pokemon » (Nintendo dès 1996), s’est inspiré de cette pratique et a proposé de l’adapter dans un univers
esthétique accessible. La conception du jeu, son game design, est
basée sur l’obtention d’un nombre toujours augmentable de créatures imaginaires ; ainsi la création de produits dérivés, peluches
et figurines, peut être diversifiée et reproduire ou prolonger hors
de l’écran de jeu l’expérience de l’accumulation et de la collection. Le monde est dérivé au travers d’une collaboration complète
avec l’entier des industries de contenu culturel et met en scène des
créatures capables d’évoluer, de « muter », ce qui non seulement
permet de justifier ad aeternam la prolongation de la franchise
à chaque nouvel opus vidéoludique, mais fonctionne en parallèle
avec une « mutation » des technologies, avec une acquisition de
nouvelles fonctionnalités intermédiatiques.
Dès 1996, le media mix (ÔTSUKA 2008) déployé par la franchise « Pokemon » se distingue par sa capacité à envahir le
quotidien du joueur 2. L’utilisation des potentialités technologiques
offertes par les outils vidéoludiques est un élément central au succès de la franchise. La grande majorité des opus apparaissent sur
un dispositif portable (au début la console Nintendo Gameboy),
choix qui va grandement affecter le rapport des joueurs à l’univers
de la franchise : en opposition à une console dite de salon utilisée
dans un cadre familial par plusieurs membres, les consoles portables sont plus facilement individualisées et permettent une personnalisation de sa collection. De plus, la réinterprétation formelle
de la populaire collecte de coléoptères garantit non seulement
une lisibilité et une accessibilité des mécaniques de jeu – notamment pour le public cible jeune – mais permet surtout d’importer
cette forme ludique plus associée aux espaces naturels dans des
espaces urbains. En se libérant de la contrainte liée à un disposi2. Notre utilisation de l’idée d’« envahissement » pour désigner l’intervention du jeu dans les espaces publics du quotidien provient de la catégorie des
pervasive games qui désigne les jeux faisant usage du tissu de réseaux hétérogènes générés par de multiples appareils informatiques personnels. Bien que
les deux termes anglais soient habituellement traduits « jeux ubiquitaires » ou
« jeux pervasifs », nous désirons souligner l’idée d’omniprésence et d’envahissement contenue dans le terme pervasive. De par la grande utilisation de consoles
portables, les formes vidéoludiques de l’informatique ubiquitaire au Japon produisent des pratiques nouvelles (I NADA et LICOPPE 2013 : 247-248). A travers
l’utilisation de l’idée d’« envahissement », nous souhaitons montrer comment les
franchises qui nous concernent ici se nourrissent des formes du pervasive games
pour s’adapter continuellement.
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tif qui nécessite un écran de télévision, l’outil technologique peut
alors sortir du cadre familial et accéder aux cours d’école, parcs,
transports publics et à la chambre de l’enfant, à son espace privé.
Le contrôle sur l’objet et son contenu est alors plus fort, plus intime
et amène une forme de liberté nouvelle dans la pratique ludique.
En 1996, le premier opus vidéoludique sort dans une version
verte et une version rouge qui chacune ne comportent pas certains
des monstres. De manière à les « attraper tous », le joueur est donc
invité à échanger digitalement ses monstres avec un autre joueur
possédant la version alternative à l’aide du Cable Link qui permet
de connecter deux Gameboy ensemble. La pratique ludique – jouer
à « Pokemon » – ne se limite pas ainsi aux expériences générées
sur son écran. L’échange physique est ici central au succès et invite
le joueur à adopter une idée plus large de sa consommation de
l’univers de la franchise. Tout en reprenant ces bases formelles,
les jeux suivants utilisent les nouvelles possibilités technologiques
– puces NFC, codes QR, Bluetooth, bornes wi-fi – pour améliorer
constamment les réseaux d’échanges entre joueurs qui constituent
l’expérience ludique.
L’importance de la portabilité du jeu doit aussi être mise en
parallèle avec l’évolution des technologies de télécommunication
mobiles – pager, PHS, téléphone portable – et leurs utilisations croissantes durant les années 1990. La génération de préadolescents qui a capturé et échangé des monstres « de poche »
sera ensuite consommatrice principale des nouvelles technologies
au cœur des discours de la Mobile IT Revolution et de leurs promesses de renouveau économique (ITO 2006 : 1-2).
Exemple d’une œuvre qui a été capable de se « glocaliser », de glisser sur les vagues de la globalisation et de s’adapter à chaque localisation par un habile processus de traduction
(CONSALVO 2006 : 120), la franchise « Pokemon » constitue aux
yeux des promoteurs du cool Japan un modèle de réussite autant
en terme économique que diplomatique. En effet, l’univers de la
franchise s’adapte aisément aux objectifs stipulés dans le rapport
final du Council for the promotion of cultural diplomacy : utiliser la culture populaire japonaise comme tremplin vers la culture
japonaise en général et de l’utiliser pour diffuser des valeurs d’harmonie (wa) et de coexistence (kyôsei) (COUNCIL 2005 : 15). Aux
yeux du gouvernement, il ne restait donc plus aux développeurs
de jeux vidéo qu’à respecter le modèle « Pokemon » pour obtenir
un succès mondial qui amène attractivité et revenu à l’Archipel :
un accent mis sur une consommation « mobile », une utilisation
massive de l’entier des industries du contenu pour fabriquer des
produits dérivés, une expérience de jeu basée principalement sur
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l’accumulation, et enfin un univers à faible « odeur culturelle »
attendrissant qui prône la multiplicité des cultures, des expériences
et l’équilibre entre l’humain et la nature 3. En ce sens, la réinterprétation « urbaine » que fait la franchise de la pratique de collections entomologiques nourrit certains discours d’exceptionnalisme
national récents qui stipulent que les cultures populaires japonaises
défendent une vision harmonieuse des rapports de l’homme japonais à la nature et à la machine.
PATRIOTISME VIDÉOLUDIQUE OU LE CAS « RYÛ GA GOTOKU »
Dans une interview donnée au magazine spécialisé Edge,
Toshihiro Nagoshi, superviseur de la franchise « Ryû ga Gotoku »
(« Yakuza », Sega dès 2005) et directeur du département software
chez Sega, explique comment, tout en allant à l’encontre des stratégies de distribution de l’époque, il a pensé à l’élaboration d’un
produit destiné à un marché cible très spécifique : les consommateurs adultes japonais (ROBSON 2014 : 94). Nagoshi a alors élaboré
l’entier de sa franchise en se libérant complètement des contraintes
formelles, narratives et économiques imposées par un projet qui
incorpore l’exportation dans sa distribution. Alors que la franchise
« Pokemon » constitue l’exemple parfait d’un projet de « glocalisation » réussie, les « Ryû ga Gotoku » prennent le risque de tracer
une autre voie.
Le temps de jeu des différents opus de la série est divisé en
deux. Premièrement les jeux introduisent un récit et un monde
proche des films de yakuzas. Deuxièmement, le jeu se libère de
la narration dans des séquences d’exploration localisées principalement à Kamuro-chô, une copie de plus en plus précise du quartier tokyoïte de Kabuki-chô, connu pour la présence de différentes
mafias sur place. A travers ces deux facettes complémentaires, la
franchise propose une approche de localisation extrême de son
univers de jeu : une localisation spatiale très précise, un des quartiers de Tôkyô, et une localisation temporelle, le récit de chaque
opus débutant en accord avec sa date de sortie.
En pratiquant cette localisation extrême du produit, Nagoshi
compte sur les pratiques consuméristes japonaises pour assurer
son succès. Simultanément à une augmentation au fil des opus
des possibilités d’interaction avec l’espace urbain, le joueur fait
face à une simulation des pratiques japonaises de consommation
3. La majorité des franchises japonaises qui obtiennent un grand succès
économique au début du XXI e siècle se sont inspirées de ce modèle. On citera
ici deux des plus représentatives : « Monster Hunter » (Capcom dès 2004) et
« Puzzle and Dragons » (GungHo Online Entertainment dès 2012).
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avec un accès à des karaoke, des pachinko, des game center, des
convenience store, différentes chaînes de restaurants et des bars à
hôtesses, qui sont modélisées à partir d’hôtesses réelles. La densité démographique augmente sensiblement l’effet de cette stratégie
d’envahissement à travers le dialogue entre espace de jeu et espace
urbain. Ce dialogue peut être observé principalement au niveau
des transformations en parallèle du quartier de Kamuro-chô, l’espace de jeu à l’intérieur de l’écran, et du quartier de Kabuki-chô
qui va s’associer à l’expérience ludique. Au fil des opus, le quartier fictionnel va s’étoffer de plus en plus de nouvelles échoppes
et de nouveaux lieux de plaisir qui correspondent à des lieux
réels repérables dans le quartier tokyoïte. Ce dispositif permet
à la publicité d’être complètement justifiée dans l’espace du jeu,
voire même de renforcer le processus d’immersion. Le contexte
hautement consumériste du lieu augmente l’efficacité du placement
de produits, d’où le nombre de plus en plus croissant de marques
– toujours japonaises – qui s’associent avec la franchise. Sous le
terme de tie-up campaign, sont non seulement applaudis les nouvelles marques associées à la franchise, mais aussi les nombreux
produits dérivés et campagnes promotionnelles que ces mêmes
marques proposent dans leurs espaces réels de consommation 4. Les
concepteurs proposent aux joueurs japonais de réactiver constamment le plaisir de l’univers du jeu dans leur expérience personnelle du quartier de Kabuki-chô et établissent un lien subtil entre
consommation des marques et plaisir ludique. On assiste à un processus de transformation de rapports de l’homme à son espace de
vie, d’une intrusion « magique » des imaginaires vidéoludiques 5.
Ainsi la franchise prolonge l’expérience du jeu alors que
la console s’éteint. En d’autres termes, la console éteinte, le dispositif de jeu continue. Le lien et le retour entre espace joué et
espace réel se poursuivent, se nourrissent et se confondent à travers
l’expérience et la pratique du joueur 6. Mais pour que cela opère au
4. L’accent mis sur tous ces éléments profondément ancrés dans les pratiques japonaises de consommation explique en partie pourquoi cette franchise a
été exportée de manière aussi chaotique en langue anglaise (JAVET 2014a : 49-50).
5. La gamme des Barcode Battler (Epoch, dès 1991) qui fit son apparition durant les années 1990 propose une expérience ludique comparable : ce
dispositif technologique vidéoludique scanne les code-barres et les transforme
en points de vie, d’attaque et de magie, permettant alors un affrontement sommaire entre n’importe quels produits : livres, cartes ou boîtes de friandises par
exemple. Le joueur est ainsi invité à repenser l’utilisation d’objets de la vie quotidienne, la consommation devient ludique.
6. Citons aussi les échanges complexes entre corps réels et images numérisées au travers de l’utilisation d’acteurs et de personnalités japonaises célèbres
tout au long de la franchise (JAVET 2014b : 217-218).
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mieux le joueur doit être japonais, et encore mieux tokyoïte. Jouer
à « Ryû ga Gotoku » inclut alors le processus de consommation
réelle et se traduit aussi par une redécouverte des espaces que le
joueur arpente quotidiennement. Ces stratégies sont donc dignes
d’intérêt en ce qu’elles proposent une autre voie pour l’évolution
du contenu et la distribution des jeux vidéo au Japon et en Asie.
Nagoshi propose ici un jeu qui refuse de se standardiser pour le
marché mondial, mais qui clame pleinement son origine japonaise.
« YÔKAI WATCH » : IMAGINAIRES TECHNO-MAGIQUES ET
CONSUMÉRISME
La franchise « Yôkai Watch » (Level 5 dès 2012) est la plus
jeune de notre sélection et elle combine les leçons données autant
par les licences « Pokemon » que « Ryû ga Gotoku ». « Yôkai
Watch » s’inspire de « Pokemon » pour établir une expérience de
jeu concentrée sur l’accumulation et se retrouve sur des supports
multiples et des produits dérivés. Ici aussi, il s’agit pour le joueur de
donner des limites à son expérience de jeu parmi les différents dispositifs ludiques mis à disposition : jeux sur console portable, medal
game, UFO catcher, gashapon et jouets dérivés notamment. La
multiplicité des interfaces de jeu est d’ailleurs profondément ancrée
dans l’élaboration du monde. On peut le voir notamment dans le
titre de la franchise qui cette fois ne désigne plus les monstres à
obtenir, mais l’objet (le jouet), la « montre » Yôkai qui permet de les
voir, d’accéder à leur monde et de communiquer avec eux.
Mais c’est ce processus d’échanges et de parallélismes entre
les représentations dans l’univers du jeu (en récit) des technologies
et leur équivalent sous forme dérivée qui fait de la franchise un
exemple particulier. Ainsi, on va demander au joueur de reproduire
dans sa pratique du jeu vidéo toutes les formes ludiques qui seront
à sa disposition en dehors du jeu, notamment en game center :
l’avatar in-game du joueur va devoir tourner une roue de gashapon, tenter d’obtenir des medals digitales similaires à leur équivalent physique. A l’aide du yôkaiPad, il acquerra au fil du jeu des
yôkaiApp qui rappellent la terminologie présente sur tablettes et
smartphones. La consommation transmédia apparaît directement
au sein du jeu vidéo et est rendue « magique » non seulement par
son affiliation au monde des yôkai, mais aussi par la possibilité
qu’a le joueur de réitérer celle-ci hors de l’écran.
Et, c’est là ou « Yôkai Watch » se démarque du modèle
« Pokemon » et se rapproche des stratégies utilisées par la
franchise « Ryû ga Gotoku » : l’univers du jeu vidéo et de la série
télévisée, son récit, est déployé dans un contexte directement basé
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sur les espaces de vie japonais. Non seulement, les thématiques
utilisées – les yôkai – mais aussi l’espace du récit sont avant tout
pensés par son développeur Level 5 pour un contexte de jeu japonais. A l’instar des « Ryû ga Gotoku », la pratique du jeu est ici
aussi localisée au marché local sans considération d’une future
exportation ; on peut d’ailleurs dire que le déploiement de l’expérience ludique complète ne peut fonctionner actuellement que dans
ce contexte. Le dispositif vidéoludique complet invite à la pratique
consumériste des salles d’arcade au Japon et contribue à en rendre
la consommation ludico-magique. Or le fait que les game center dans leur état actuel appartiennent presque exclusivement aux
espaces japonais rend l’exportation de l’expérience du jeu, sa « traduction », difficile. A travers cette intrusion des imaginaires dans
le quotidien, la franchise fonctionne comme une introduction aux
pratiques japonaises de consommation. L’enfant est acclimaté aux
mécaniques ludiques qu’il pratiquera dans sa vie d’adulte en même
temps qu’on les rend inhérentes à sa vie quotidienne.
L’évolution des dispositifs de jeu atteste non seulement d’une
scène internationale vidéoludique plus compétitive, mais aussi
d’un raffinement des stratégies de media mix des industries culturelles japonaises, dont certaines choisissent de tout miser sur un
public cible local mieux connu. A l’instar des objets technologiques futuristes qui sortent de la poche magique du chat-robot
Doraemon, métaphore absolue de la science-fiction comme génératrice d’imaginaires technophiles/technophobes, les rapports
intimes entre culture et technologie se trouvent illustrés par ces
espaces ludiques. L’étude des trois dispositifs vidéoludiques que
nous venons de parcourir sommairement témoigne de la redéfinition dynamique constante des imaginaires en parallèle à une mutation des technologies de mise en réseau. Ainsi le corps japonais
mute au fil de l’introduction de nouveaux outils technologiques
dans son espace de vie.
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YOKOHATA YUKIKO
Université de Louvain (KU Leuven), Belgique
LA POLITIQUE JUIVE DE L’EMPIRE DU GRAND JAPON
LE CAS DES PROJETS D’UNE ZONE D’HABITATION
POUR LES RÉFUGIÉS JUIFS EN CHINE (1938-1940)
INTRODUCTION
A la suite de l’Anschluss et de la Nuit de cristal en 1938, le
nombre de Juifs fuyant l’Allemagne nazie augmenta considérablement alors que les pays pouvant les accueillir se raréfiaient au fur
et à mesure que les législations en matière d’immigration se faisaient de plus en plus rigoureuses. Avant que s’élabore la « solution
finale » pour mettre un terme à question juive, environ 18 000 réfugiés juifs avaient trouvé refuge dans le seul lieu au monde ouvert à
ceux qui ne possédaient pas de visa : Shanghai, alors sous contrôle
effectif de l’Armée impériale japonaise depuis août 1937.
Le présent travail a pour objet d’examiner la politique japonaise vis-à-vis de ces réfugiés juifs, notamment à travers l’étude
de projets de création d’une zone d’habitation dédiée à ces personnes. Plus spécifiquement, cette contribution tente de faire la
lumière sur le rôle de deux personnes clés – Inuzuka Koreshige et
Yasue Norihiro – dans l’élaboration de ces projets 1. Nous avons
1. La politique juive du Japon avant et pendant la Seconde Guerre
mondiale a fait l’objet de plusieurs études. David Kranzler (K RANZLER 1976)
est l’auteur d’un premier travail global associant aux témoignages des réfugiés
une analyse (parfois trop superficielle) de la politique juive du Japon. Pamela
Sakamoto (SAKAMOTO 1998) s’est, elle, concentrée sur les archives diplomatiques japonaises pour retracer la politique adoptée par le gouvernement à l’égard
des Juifs. Bandô Hiroshi (BANDÔ 2002) et Martin Kaneko (K ANEKO 2003)
mettent, eux, en avant le double discours du gouvernement japonais (qui,
contrairement à la situation réelle, affirmait publiquement qu’aucune mesure
discriminatoire n’était prise à l’égard des Juifs). Pour ces deux auteurs, la politique juive du Japon était avant tout une stratégie des militaires visant à utiliser
les réfugiés au profit de l’Empire. Maruyama Naoki (M ARUYAMA 2005) analyse la politique juive du Japon en prenant soin de la restituer dans le contexte
international de l’époque. Convoquant une multitude de témoignages et de
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notamment eu recours aux documents diplomatiques japonais, en
particulier la série « Question juive » (13 volumes) allant de septembre 1920 à juillet 1944 et conservée aux Archives diplomatiques du ministère des Affaires étrangères du Japon 2 (ADMAEJ).
LA PREMIÈRE POLITIQUE JUIVE DU JAPON
Le Japon élabora pour la première fois une politique vis-à-vis
des réfugiés juifs le 6 décembre 1938 à l’occasion de la Conférence
des Cinq ministres. Ces ministres – le Premier ministre Konoe
Fumimaro, le ministre des Affaires étrangères Arita Hachirô,
le ministre de l’Armée de terre Itagaki Seishirô, le ministre de
la Marine Yonai Mitsumasa et le ministre des Finances Ikeda
Shigeaki – adoptèrent officiellement un document intitulé « Grandes
lignes concernant les Juifs » (Yudayajin taisaku yôkô) décidant que :
[L’Empire du Grand Japon] traitera les Juifs actuellement au
Japon, dans le Mandchoukouo et en Chine de manière équitable,
comme les autres étrangers, et ne prendra pas de mesures visant à
les exclure 3.
Les ministres s’accordèrent aussi pour qu’aucune action hostile
ne soit entreprise à leur égard de peur de compromettre la relation
nippo-américaine déjà compliquée. Les « Grandes lignes » sont à
ce propos explicites :
[L’attitude de l’Allemagne et de l’Italie visant à rejeter les Juifs]
pourraient porter préjudice à l’Empire [du Grand Japon] alors qu’il
est indispensable d’attirer du capital étranger pour la poursuite de
la guerre […] et afin d’éviter une dégradation des relations nippoaméricaines 4.
documents (d’organisations sionistes par exemple), sa monographie constitue
le meilleur travail écrit sur le sujet à ce jour. Enfin, l’originalité de l’ouvrage de
Gao Bei (BEI 2013) réside principalement dans l’exploitation d’archives chinoises
que l’auteur utilise pour comparer la politique juive du Japon avec celle du
Kwomintang. Cette comparaison est toutefois un peu vaine, car le Kwomintang
n´était pas en mesure d’influencer la politique japonaise à l’égard des réfugiés.
2. ADMAEJ, série I : Questions culturelles, religieuses, sanitaires,
sociales et relatives au travail ; catégorie 4 : Questions sociales et relatives au
travail ; sous-catégorie 6 : Questions raciales et relatives aux minorités, volumes
« Documents divers relatifs aux questions ethniques / Questions relatives aux
Juifs », 13 volumes.
3. Ibid., vol. 3, « Grandes lignes concernant les Juifs », ministère des
Affaires étrangères, direction Amérique, sous-direction III, 7 décembre 1938
[secret].
4. Ibid.
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Alors que la Guerre sino-japonaise s’intensifiait, l’opinion
publique américaine commença à se prononcer en faveur de sanctions contre le Japon. Il devint alors crucial pour Tôkyô d’empêcher ces sanctions économiques tant le pays était dépendant des
importations américaines en hydrocarbures et en matériel militaire
nécessaires à la poursuite de la guerre (MARUYAMA 2005 : 130,
MITANI 1984 : 305). En résumé, les Grandes lignes représentaient
une mesure de compromis visant à ne pas affecter les relations
avec l’Allemagne – avant laquelle le Japon avait signé le Pacte antiKomintern en 1936 – sans pour autant couper les ponts avec les
Etats-Unis (MARUYAMA 2005 : 99).
DEUX « EXPERTS » DE LA QUESTION JUIVE :
INUZUKA KORESHIGE ET YASUE NORIHIRO
En mai 1939, environ 9 000 réfugiés juifs étaient à Shanghai
et ils continuèrent d’affluer durant les mois qui suivirent 5.
Environ 4 500 d’entre eux trouvèrent refuge dans la zone de la
concession internationale contrôlée par la marine japonaise, un
nombre qui augmenta rapidement en raison du coût de la vie
qui y était moins cher que dans les autres parties de la ville.
Alors que le nombre de réfugiés juifs atteignait les 20 000 personnes fin 1939, le Japon dut réfléchir à des mesures à prendre
pour contrôler ce flux. Dès mai 1939, un « Comité des Trois »
(Daisansha i.inkai) composé du capitaine Inuzuka Koreshige,
représentant de la marine et instigateur du comité 6, du colonel
Yasue Norihiro, représentant l’armée de terre, et d’Ishiguro Shirô,
consul à Shanghai, représentant le ministère des Affaires étrangères – se réunit pour la première fois à Shanghai afin de mener
des investigations in situ. Les deux militaires du comité étaient
alors considérés comme des « experts de la question juive ».
Mobilisés tous les deux en Sibérie (sans s’y être croisés, semblet-il), Inuzuka et Yasue avaient reçu des mains de militaires de
l’armée tsariste des publications antisémites, à commencer par
le Protocole des sages de Sion qu’Inuzuka avait d’ailleurs traduit
5. Le consul général japonais à Shanghai Miura Yoshiaki informa
son administration centrale que 1 100 réfugiés juifs se trouvaient sur place en
décembre 1938, mais qu’il s’attendait à ce qu’ils soient bientôt 5 000 tant les réfugiés affluaient de jour en jour. ADMAEJ, « Documents divers relatifs aux questions ethniques / Questions relatives aux Juifs », vol. 6, « Concernant la question
du secours des réfugiés juifs à Shanghai », 17 janvier 1939.
6. ADMAEJ, « Documents divers relatifs aux questions ethniques
/ Questions relatives aux Juifs », vol. 6, Rapport du consul général à Shanghai
Miura Yoshiaki au ministre des Affaires étrangères Arita Hachirô, 16 janvier 1939.
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en japonais. C’est à l’occasion de ce séjour qu’ils commencèrent
à s’intéresser à la question juive. Ils furent par la suite envoyés à
l’étranger pour mener des recherches sur les Juifs : à Paris pour
Inuzuka, de 1928 à 1930, comme attaché militaire de l’ambassade
japonaise, en mission en Palestine et en Europe pour Yasue d’octobre 1927 à avril 1928. Lorsqu’il fut nommé membre du Comité
des Trois, Yasue était depuis janvier 1938 à la tête des services
spéciaux de l’armée du Guandong à Dalian où il avait pour mission de superviser la communauté de Russes blancs – dont un certain nombre étaient Juifs – installée dans ce qui était depuis 1932
le Mandchoukouo. Inuzuka, quant à lui, venait juste d’être affecté,
en avril 1939, au bureau de l’officier naval résident à Shanghai
précisément pour y conduire des recherches sur les Juifs. Sur
place, les trois membres du Comité rencontrèrent des personnalités importantes de la communauté juive dont la plupart était des
hommes d’affaires séfarades vivant sur place avant l’arrivée des
réfugiés, à l’image d’Ellis Hayim, membre du Comité d’assistance
aux réfugiés juifs d’Europe et de Victor Sassoon, fondateur du
Comité international pour le secours des réfugiés juifs européens.
LE RAPPORT DU 7 JUILLET 1939 : LA PROPOSITION D’UNE
ZONE D’INSTALLATION
Le Comité des Trois remis le 7 juillet 1939 un rapport final
intitulé « Rapport commun d’investigation sur la question juive à
Shanghai 7 », recommandant d’empêcher l’arrivée supplémentaire
de réfugiés juifs dans la zone japonaise de Shanghai et de garder
ceux qui s’y trouvaient déjà sous contrôle japonais en introduisant
notamment un système d’enregistrement (système de permis). De
plus – et c’est bien là le cœur du rapport – il était envisagé que
« le Japon accorde aux réfugiés juifs une zone de résidence et,
[qu’] à titre de compensation pour cette protection, les Juifs coopèrent avec le Japon dans ses efforts pour promouvoir la paix en
Asie de l’Est ». La zone envisagée jouirait formellement d’une certaine autonomie, mais resterait en réalité sous contrôle japonais. Sa
construction serait financée par des hommes d’affaires juifs vivant
à Shanghai, mais aussi plus largement par d’autres Juifs dans le
monde – principalement ceux aux Etats-Unis – susceptibles de
contribuer également à un projet de reconstruction de Shanghai
(Shanhai shintoshi keikaku) et, plus largement, à l’édification
7. ADMAEJ, volumes « Documents divers relatifs aux questions
ethniques / Questions relatives aux Juifs », vol. 8, « Rapport commun
d’investigation sur la question juive à Shanghai », 7 juillet 1939.
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d’une « Nouvelle Chine » (Shin Shina). Une fois achevée, cette
zone servirait la propagande japonaise tendant à véhiculer l’image
d’un Japon bienveillant à l’égard des Juifs. Les auteurs du rapport
considéraient en effet que la politique américaine était largement
influencée par le monde des affaires et l’opinion publique, deux
domaines, jugeaient-ils, en grande partie sous contrôle des Juifs.
Ce faisant, il fallait gagner le soutien du monde des affaires américain ou tout du moins s’assurer de sa neutralité. L’idée était de
faire venir à Shanghai, par le biais de personnalités juives déjà
établies, des hommes d’affaires influents pour qu’ils constatent sur
place que la communauté juive était bien traitée et influencent,
à leur retour aux Etats-Unis, l’opinion publique et les proches de
Roosevelt afin qu’ils œuvrent en faveur du Japon.
DES AVIS DIVERGENTS
Toutefois, cette stratégie ne faisait pas consensus au sein des
différentes autorités japonaises sur place, à savoir l’armée de
terre, la marine, le consulat général et l’Agence de développement
de l’Asie (Kôain 8). Comme le montrent les « avis » annexés au
rapport commun du 7 juillet 1939, ces acteurs étaient très sceptiques quant à la pertinence de cette politique utilitariste et à la
nécessité de construire une zone de résidence pour les Juifs. Pour
eux, la priorité était avant tout d’assurer un contrôle strict de ces
réfugiés, en leur faisant prendre par exemple la nationalité du
Gouvernement réformé de la République de Chine alors sous protection et influence japonaise 9. A Tôkyô, ce rapport fut discuté en
juillet 1939 par le Conseil exécutif (kanjikai) de la Commission
des questions islamique et juive (Kaikyô oyobi yudaya mondai
iinkai), une structure fondée en avril 1938 au sein du MAEJ et
à laquelle participait des représentants de l’armée de terre, de la
marine et du MAEJ. L’idée d’instaurer un système d’enregistrement pour les Juifs se trouvant déjà à Shanghai fut retenue, tout
comme celle de ne plus accueillir de réfugiés juifs supplémentaires. A ce titre, il fut décidé de demander à l’Allemagne de ne
8. Etabli sous le cabinet Konoe en 1938, cet organe avait initialement
pour tâche de développer l’industrie et le commerce en Chine afin de gagner
le soutien des populations locales. Toutefois, l’Agence passa rapidement sous
influence de l’Armée impériale et fut absorbée par le ministère de la Grande
Asie orientale en 1942.
9. ADMAEJ, volumes « Documents divers relatifs aux questions ethniques / Questions relatives aux Juifs », vol. 8, « Rapport commun d’investigation sur la question juive à Shanghai », 7 juillet 1939, annexe « Avis des
différents départements concernés ».
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plus faciliter l’arrivée de ces Juifs en Extrême-Orient 10, alors que
Berlin venait de demander au Japon, via son consul à Shanghai, de
permettre aux Juifs allemands de s’installer dans les zones où les
Allemands non juifs pouvaient résider 11.
En revanche, si les auteurs du rapport et les différentes autorités sur place étaient tombés d’accord sur la nécessité de rassembler les réfugiés juifs en un seul endroit, on constata que ni le lieu
ni la forme administrative que prendrait cette zone ne faisaient
consensus. Ces différents acteurs étaient donc invités à poursuivre
leurs discussions sur ce point. Par ailleurs, les membres exécutifs de la Commission jugèrent qu’il fallait étudier plus en détail
– c’est aux Affaires étrangères que l’on confia cette tâche – les
avantages et inconvénients que représentait l’utilisation des réfugiés juifs pour mener à bien la guerre en Chine 12. Enfin, l’idée
de mettre en place un « organe en charge de la question juive »
(Yudaya taisaku kikan) « rattaché directement au pouvoir central » (chûô chokkei) fut rejetée. Cette initiative était motivée par
la volonté des auteurs du rapport (Inuzuka, Yasue et Ishiguro)
d’établir un canal de discussion directe avec Tôkyô afin de
contourner les autorités japonaises sur place, réticentes, on l’a vu,
à la construction d’une zone d’habitation. Le rapport affirmait
notamment que les intérêts trop différents des militaires et des
fonctionnaires sur place risqueraient de nuire à la mise en œuvre
de la politique gouvernementale 13.
Le 28 octobre 1939, alors que la Seconde Guerre mondiale venait d’éclater en Europe, Inuzuka et Yasue tentèrent de
convaincre le Conseil exécutif de la Commission des questions
islamique et juive qu’il fallait jouer la carte juive dans les négociations avec les Américains ; le projet d’installation préconisé dans
le rapport commun du 7 juillet 1939 ne fut toutefois pas évoqué 14.
Par la suite, les deux officiers-experts se retrouvèrent au centre
d’autres stratagèmes visant toujours à établir une zone d’habitation
10. Dans un rapport datant de juin 1939, Adolf Eichmann soutenait que
l’immigration des Juifs vers Shanghai était encore envisageable et approuva
même un projet de convoi maritime à cet effet qui ne fut finalement pas aprouvé
(ALTMAN et EBER 2000 : 8).
11. ADMAEJ, volumes « Documents divers relatifs aux questions ethniques / Questions relatives aux Juifs », vol. 8, « Rapport commun d’investigation sur la question juive à Shanghai », 7 juillet 1939, Annexe « Avis des
différents départements concernés ».
12. Ibid., vol. 8, « A propos des mesures à prendre concernant les réfugiés
à Shanghai », 8 juillet 1939.
13. Ibid., vol. 8, « Rapport commun d’investigation sur la question juive à
Shanghai », 7 juillet 1939.
14. Ibid., vol. 8, « Question des Juifs à Shanghai », 1 novembre 1939.
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pour les Juifs. Par exemple, en novembre 1939, l’homme d’affaire
japonais Tamura Kôzô proposa à Inuzuka un plan prévoyant que
le Japon offre une zone d’habitation pour 30 000 réfugiés dans la
quartier de Pudong à Shanghai en contrepartie d’un crédit de deux
cents millions de yens octroyés par des Juifs américains. De cette
somme, douze millions de yens seraient investis dans l’industrie
du cuir pour embaucher des réfugiés sans emploi tandis que les
cent quatre-vingt-huit millions restant serviraient à importer des
Etats-Unis les biens nécessaires à la poursuite de la guerre (pétrole,
machines, outils, etc.) (INUZUKA 1982 : 153-175, YASUE 1989 : 178181). Le MAEJ se montra toutefois sceptique quant aux chances
de succès d’un projet porté par des personnes privées 15. Presque
au même moment, Yasue, de son côté, rédigeait au nom du
Dr Abraham Kaufman – leader de la communauté des Juifs russes
à Harbin et président du Conseil juif d’Extrême-Orient – une pétition demandant au gouvernement japonais la création d’une zone
d’habitation sans préciser toutefois où elle se situerait. Yasue l’avait
également incité à envoyer un télégramme à plusieurs organisations juives américaines pour solliciter leur soutien à ce projet 16
(INUZUKA 1982 : 131-137, YASUE 1989 : 173-178).
CONCLUSION : L’ÉCHEC DES PROJETS D’INSTALLATION
Dès la fin de l’année 1939, l’armée de terre et la marine japonaises en Chine commencèrent à critiquer ouvertement les agissements d’Inuzuka et de Yasue. Pour les militaires sur place,
le devenir des Juifs était avant tout une question locale qui leur
appartenait de régler 17. Alors que les victoires du IIIe Reich en
Europe galvanisaient les partisans de l’Allemagne au sein de
l’Armée impériale japonaise, la nécessité d’améliorer les relations nippo-américaines se faisait de moins en moins prégnante.
Le 27 septembre 1940, la signature du Pacte tripartite avec les
puissances de l’Axe rendit d’ailleurs impossible toute coopération
15. Ibid., vol. 8, Télégramme no 482 « A propos du rassemblement des
réfugiés juifs », du ministre des Affaires étrangères Nomura Kichisaburô à l’ambassadeur du Japon aux Etats-Unis Horiuchi Kensuke, 16 novembre 1939.
16. Ibid., vol. 9, Télégramme no 4 [très secret] « A propos de la résolution secrète adoptée lors du congrès des Juifs d’Extrême-Orient », du consul
général à Shanghai Miura Yoshiaki au ministre des Affaires étrangères Nomura
Kichisaburô, 8 janvier 1940.
17. Ibid., vol. 8, Télégramme no 4198 [très secret] « A propos du projet de
Tamura relatif à l’établissement d’une zone pour les Juifs », du consul général du
Japon à Shanghai Miura Yoshiaki au ministre des Affaires étrangères Nomura
Kichisaburô, 29 décembre 1939.
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avec les Etats-Unis et porta de facto un coup d’arrêt aux projets
de zones. Symbole à la fois de cet échec et de la nouvelle politique
japonaise, Yasue fut démissionné de son poste de chef des services
spéciaux à Dalian de l’armée du Guandong le jour suivant la signature du Pacte et intégré aux forces de réserve (YASUE 1989 : 207).
Après l’attaque de Pearl Harbor le 7 décembre 1941 et les mesures
de déchéance de la nationalité allemande prises à l’encontre des
Juifs en janvier 1942, les « Grandes lignes concernant les Juifs »
furent abolies au Japon en mars 1942. Ce même mois, Inuzuka dut
quitter Shanghai pour un poste à Manille (INUZUKA 1982 : 436).
Les 18 février 1943, le Japon proclama officiellement, à la radio et
dans la presse, la création d’une « zone désignée » où l’ensemble
des apatrides – dont les Juifs qui avaient été déchus de la nationalité allemande – furent transférés. C’est cette zone qui passa à la
postérité sous le nom du « Ghetto de Shanghai ».
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