russell et les vertus épistémiques
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russell et les vertus épistémiques
RUSSELL ET LES VERTUS ÉPISTÉMIQUES Freedom is the freedom to say that two plus two make four George Orwell, 1984 Comment faire le pont entre Russell l’épistémologue, empiriste logique, et Russell le militant, libéral de gauche ? On a dit non sans raison de cette question qu’elle est centrale pour l’interprétation de la pensée de Russell (Willis 1987, 116). Russell n’a pas cherché à lier ces deux pans de son œuvre depuis l’échec de son « programme du Tiergarten » vers la fin du 19e siècle (Russell 1944a, 11) et il avouait candidement en 1944 ne voir aucun « lien logique » entre ses opinions philosophiques et ses opinions politiques, citant l’exemple de Hume, dont il se reconnaissait à la fois très proche sur les questions théoriques et très éloigné sur le plan politique (Russell 1944b, 727). Ce passage est souvent cité pour invoquer l’absence de réponse cette question. Or, on ne peut pas conclure du fait que Russell ne voyait aucun lien à l’absence de tout lien possible, ce serait un non sequitur. Russell reconnaissait lui-même du même souffle dans une note en bas de page qu’il voyait un « lien psychologique » (Russell 1944b, 727n.). Sans pour autant prétendre dévoiler un « lien logique » qui n’existe certainement pas, le contre-exemple de Hume suffisant à le montrer, rien n’interdit de chercher à établir un lien plus substantiel. Dans ce texte, je propose une réponse à cette question en faisant ressortir le rôle joué dans la pensée de Russell par les « vertus épistémiques ». La seule anticipation que je connaisse de cette idée est dans (Schmid 1990), sans faire appel, cependant à la notion de « vertu épistémique ». Russell luimême n’avait pas vu ce lien, ce qui ne surprend guère, puisque la notion n’a été thématisée comme telle que tout récemment. Ce qui ne veut pas dire que ces « vertus » n’étaient pas présentes dans son œuvre, il suffit de songer à son « Décalogue libéral », dont, par exemple, la premier commandement est « N’ayez la certitude absolue de rien », le 9e : « Soyez scrupuleusement véridique, même si la vérité vous gêne, car elle est encore plus gênante quand vous essayez de la cacher » (Russell 1970, 70-71). Et Russell lui-même a jeté plusieurs ponts de cet ordre, par exemple dans « A plea for Clear Thinking » (1947) : Science is empirical, tentative, and undogmatic: all immutable dogma in unscientific. The scientific outlook, accordingly, is the intellectual counterpart of what is, in the practical sphere, the outlook of Liberalism. (Russell 1997, 400-401) * Pour établir ma thèse, je dois d’abord préciser ce que j’entend par « vertu épistémique », la notion étant ambiguë dans la littérature – sur ce point voir (Greco 2002). En effet, suite aux travaux de Sosa (Sosa 1991), de nombreux auteurs en théorie de la connaissance ont voulu utiliser les « vertus » entendues dans un sens proche de celui d’ « arête » dans l’Éthique à Nicomaque (Livre II, chap. 1, 1103a), dans l’élaboration d’une théorie de la justification des croyances (visant une définition de la connaissance) sur un modèle du genre : « s de croire p si et seulement si p est le résultat du bon fonctionnement des vertus de s dans l’environnement approprié ». Dans ce texte, je ne présupposerai pas ce sens du mot « vertu » et je me tiendrai donc à l’écart des controverses liées à cette approche. Je ferai plutôt référence à la notion de « responsabilité épistémique » (Code 1987) et de « soin épistémique » (epistemic conscientiousness) (Momtmarquet 1991), dont la critique de l’« enthousiasme » par Locke dans An Essay Concerning Human Understanding (Bk. VI, chap. XIX) et le célèbre « The Ethics of Belief » de W. K. Clifford (Clifford 1886, 339363) sont des précurseurs. Dans ces conceptions, l’emphase est mise dans ces notions sur la responsabilité morale au niveau doxastique : il importe lorsqu’on agit de le faire après s’être assuré d’avoir tenu compte de toute connaissance pertinente. ((Zagzebski 1992) est une sorte de synthèse de ces deux approches, qui sera donc aussi laissée de côté.) Il faudra par la suite montrer en quoi cette « responsabilité épistémique » présuppose que l’on mette à l’œuvre un certain nombre de « vertus épistémiques », comme celles-ci : • La cohérence – éviter de se contredire. • La clarté – chercher une définition claire, à l’opposé d’une conception vague de quelque chose, est un principe de limitation de la subjectivité et du mysticisme (selon Russell luimême, voir (Schmid 1990)). • La vérité – un concept fort, « réaliste » de vérité à propos d’un monde indépendant de nos connaissances ou conceptions est une condition pour arbitrer les controverses, et on doit chercher la vérité et toujours s’y tenir. • Le données probantes (evidential support) – il faut chercher à baser la force de ses convictions sur la force de l’appui que les preuves (empiriques ou non) donnent à celle-ci. Il sera donc question d’établir une liste de « vertus » de ce genre suffisante pour établir un pont entre les deux pans de l’œuvre de Russell, parce qu’elles forment ce qu’il appelle lui-même l’« attitude scientifique » et favorise le « clear » ou « critical thinking », dont il a très souvent fait l’éloge des vertus politiques ; je donnerai des exemples de cette attitude à l’œuvre dans ses engagements politiques. (Bien entendu, il n’y aura aucune prétention à ce que cette liste soit finale ou complète, elle sera volontairement taillée sur mesure pour s’ajuster aux thèses de Russell, on ne trouve, par exemple, d’équivalent chez Russell des « vertus » mises de l’avant dans l’épistémologie féministe, par ex. dans (Longino 1997), mais cela ne doit pas être vu ici comme un défaut pour l’un comme pour l’autre.) Pour ne prendre qu’une des entrées dans cette liste, un concept « réaliste » de vérité est en effet présupposé par l’idée même de « responsabilité épistémique », en son absence cette dernière n’aurait aucun sens, comme l’a montré (Code 1987, chap. 1). Or c’est justement cette conception qui est invoquée par Russell en faveur de la « vérité correspondance » contre ses adversaires, tout particulièrement contre la conception « pragmatiste » de la vérité, de la façon particulière dont il l’entend : la vérité doit être en vertu d’une réalité indépendante de nos conceptions, sans quoi il y a un danger politique. (Russell voyait la conception pragmatique comme menant directement au fascisme ; en cela il rappelle le 1984 de George Orwell). * Dans le monde philosophique francophone, marqué par l’adoption d’un « perspectivisme » nietzschéen – contre le concept de vérité tout juste mentionné – dans le but de justifier des engagements politiques recoupant souvent ceux de Russell – mais pas toujours car Russell fut un des premiers opposants des régimes totalitaires socialistes, défendus en France de Sartre à Althusser – les vertus épistémiques ont été tenues pour l’essentiel comme politiquement suspectes (on peut penser en outre à Derrida sur la nécessité de dépasser la notion « logicométaphysique » de cohérence, à l’absence volontaire de clarté, etc.). Dans un contexte de retour à celles-ci, par exemple dans (Bouveresse 2007) ou (Boghossian 2009), il semble pertinent de rendre explicite ces liens entre la philosophie de Russell et ses admirables engagements politiques. Références : Bouveresse, J., 2007, Peut-on ne pas croire ? Sur la vérité, la croyance et la foi, Marseilles, Agone. Boghossian, P., 2009, La peur du savoir, Marseilles, Agone. Clifford, W. K., 1886, Lectures and Essays, London, MacMillan. Code, L., 1987, Epistemic Responsibility, Hanover NH, University Press of New England. Greco, J., 2002, « Virtues in Epistemology », dans P. Moser (dir.), The Oxford Handbook of Epistemology, Oxford, Oxford University Press. Longino, H., 1997, « Feminist Epistemology as a Local Epistemology », Proceedings of the Aristotelian Society. Supplementary Volume LXXI, 20-35. Montmarquet, J., 1993, Epistemic Virtue and Doxastic Responsibility, Lanham MA, Rowman & Littlefield. Russell, B., 1944, « My Mental Development », dans P. A. Schilpp (dir.), The Philosophy of Bertrand Russell, Evanston IL, The Library of Living Philosophers, 3-20. Russell, B., 1970, Autobiographie, vol. III, Paris, Stock. Russell, B., 1997, The Collected Papers of Bertrand Russell. Volume 11: Last Philosophical Testament 1943-68, London, Routledge. Schmid, A. F., 1990, « Une pensée vraie est meilleure que la meilleure éthique. Essai sur la clarté chez Russell », dans Bertrand Russell de la lgoique à la politique, Hermès. Vol. 7, 221-245. Sosa, E., 1991, Knowledge in Perspective, Cambridge, Cambridge University Press. Willis, K., 1987, « Bertrand Russell on History: The Theory and Practice of a Moral Science », dans B. P. Dauenhauer (dir.), At the Nexus of Philosophy and History, Athens GA, University of Georgia Press, 116-137. Zagzebski, L., 1996, Virtues of the Mind. An Inquiry into the Nature of Virtue and the Ethical Foundations of Knowledge, Cambridge, Cambridge University Press.