Un curieux XIXe siècle : les enjeux des cabinets de curiosités

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Un curieux XIXe siècle : les enjeux des cabinets de curiosités
MADDALENA NAPOLITANI
PROMOTION 2014-2015
Mes études en histoire de l’art ont commencé en 2008 à l’Université de Pise, ma ville natale. Après la licence, j’ai
poursuivi avec un Master en histoire de l’art (que j’ai terminé en juin 2014) au sein de l’Université de Paris 1. J’ai en
même temps intégré l’ENS via le concours de la sélection internationale en 2012.
Ce qui m’a toujours intéressée, c’est la pratique de la collection, qui est propre de l’homme et qui le caractérise, ainsi
que sa capacité de s’émerveiller devant l’art, et sa curiosité de connaître et d’explorer le monde autour de lui. Tout cela
se cristallise à mon sens dans les cabinets de curiosité – ou Kunst– und Wunderkammern. Ces collections sont peut-être
le meilleur exemple de cohabitation entre science et beaux-arts sous le même toit, et elles appartiennent à la
Renaissance. Elles se présentent aujourd’hui à nos yeux, après une longue histoire, sous plusieurs formes changeantes.
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La thèse que je commence cette année, intitulée: « Un curieux XIX siècle : les enjeux des cabinets de curiosités
entre Révolution industrielle et Révolution patrimoniale. Aperçus historiques et reconfigurations contemporaines » , est
encadrée par M. Dominique Poulot, directeur aussi de mes recherches de Master 2.
Comme le titre le suggère, elle est constituée par deux volets principaux. Les « aperçus historiques » consistent en
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l’étude du moment de transition, entre le XVIII et le XIX siècle, du modèle du cabinet de curiosité au musée scientifique
moderne. Le deuxième volet, consacré aux « reconfigurations contemporaines », je pourrais le définir comme
muséographique, ou mieux projectuel. Il se concentre sur l’analyse du potentiel des expériences artistiques
contemporaines, qui ne cessent de s’inspirer de trésors hétéroclites des anciennes Kunst– und Wunderkammern. Depuis
les années 1980 ces collections ont connu en effet une « Renaissance contemporaine » qui se traduit par des
contributions savantes, des projets d’expositions et l’œuvre de nombreux artistes. Un exemple parmi d’autres : la
dernière Biennale de Venise (2013), intitulée Le palais encyclopédique. Ici réside ma volonté de relier la théorie à la
pratique, tout en réfléchissant à des projets artistiques ou à des installations sur ce sujet, conçus pour des musées
scientifiques.
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Les hommes du XIX siècle étaient-ils encore curieux, lors de la dilution des cabinets de curiosités dans les musées
modernes ? Ces derniers conservent-ils des traces des composantes esthétiques et merveilleuses qui avaient caractérisé
les premiers ? Quelle est la vraie raison de la « vogue curieuse contemporaine » ? Et enfin, peut-on imaginer aujourd’hui
une réintégration d’objets scientifiques et « merveilleux », respectivement au sein des musées de Beaux-arts et de
sciences ? Voici les questions que, en tant que curieuse, je me pose.
La formation SACRe est pour moi le cadre idéal pour investiguer les rapports que l’art entretien – depuis toujours,
oserais-je dire – avec les sciences. Relation qui se révèle d’autant plus forte dans les pratiques artistiques
contemporaines.
Un curieux XIXe siècle : les enjeux des cabinets de curiosités entre Révolution industrielle et
Révolution patrimoniale.
Aperçus historiques et reconfigurations contemporaines.
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Étudiés et promus par des historiens soucieux d’ouvrir des voies nouvelles , les cabinets de curiosités ont connu depuis
les années 1980 une vogue qui s’est traduite par des expositions, contributions savantes, et l’œuvre d’artistes qui ont puisé leur
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Cf. Julius von Schlosser, Les cabinets d’art et des merveilles de la Renaissance tardive, Paris, Macula, 2012, [1908] ;
Adalgisa Lugli, Naturalia et mirabilia. Les cabinets de curiosités en Europe, Paris, Société Nouvelle Adam Biro, 1998
[1983] ; Krzystof Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux. Paris-Venise : XVIe-XVIIe, Paris, Gallimard, 1987 ; Antoine
Schnapper, Le géant la licorne et la tulipe. Les cabinets de curiosités en France au XVII e siècle, Paris, Flammarion, 2012
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inspiration dans les trésors mêlés des Kunst-und Wunderkammern . L’origine de ces collections hétéroclites remonte à la
Renaissance, et leur pérennité s’est affirmée jusqu’à la naissance des musées modernes. Aussi radicale qu’ait pu être la rupture
méthodologique opérée par les musées « modernes » qui ont séparé, classé et groupé isolément ce qu’ils réunissaient, les
cabinets de curiosité ont été à l’origine de ces dernières institutions.
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L’époque sur laquelle j’entends centrer mon travail, le XIX siècle, n’est pas seulement celle de la Révolution industrielle.
C’est aussi celle où se produit la transition entre cabinets et musées. Comment s’est effectué le passage d’un état du
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collectionnisme à un autre ? Qu’est-ce qu’un « curieux », amateur du cabinet « de curiosité » au XVIII siècle, et comment
devient-il le conservateur ou le visiteur du musée entendu au sens moderne ? Peut-on encore qualifier de « curieux » les
hommes de la Révolution industrielle ? Et si oui, si des vestiges de l’ancienne curiosité et donc des mobiles qui avaient présidé à
la réunion d’objets hétéroclites demeurent, alors, peut-on imaginer que le modèle du cabinet de curiosité ait influencé les
collections scientifiques naissantes ?
Le point de départ de ce projet est l’histoire du musée de minéralogie de l’École des Mines de Paris – objet de mon Master 2.
Il s’agit d’étudier dans une perspective comparatiste la collection minéralogique du musée parisien. Soit l’histoire d’une
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collection publique dont les débuts, vers 1800, procèdent d’un « cabinet naturaliste » dont la présentation à la fin du XVIII
siècle en faisait une forme de continuation des chambres de merveilles. C’est à partir de cet exemple, augmenté d’une
comparaison systématique avec d’autres cas européens – le Musée d’histoire naturelle de Vienne et le Musée d’histoire
naturelle de l’Université de Florence en particulier –, que je souhaite mener ma thèse.
Il s’agit d’un travail d’histoire, avec pour problématique la quête de survivances plus ou moins durables, l’évaluation du
rythme d’effacement, des composantes esthétiques et merveilleuses qui sont à l’origine de ces collections. Son ambition,
finalement, peut être une proposition muséographique : la restitution permanente dans les collections visibles des musées
d’une partie de ce patrimoine à la force de suggestion poétique actuelle considérable.
Il n’est pas tout à fait impossible, à notre sens, qu’on puisse associer à cette vogue « curieuse » contemporaine, mentionnée en
début de ce texte, non seulement le goût pour les cabinets de curiosité, mais aussi celui pour les œuvres d’art « brut » ou
« premiers » qui caractérise les années actuelles.
La proposition envisagée au terme de cette étude de la dilution des « merveilles » dans des collections scientifiques, est
leur possible réintroduction dans ces mêmes musées et, réciproquement, l’intégration d’objets de naturalia scientifiques au
sein des musées des Beaux-arts. Cette étude sera elle-même en partie historique ou critique, portant sur ce qui a été exécuté
récemment. Pratiquement, il s’agira d’explorer le potentiel des expériences contemporaines et d’imaginer des propositions
(installations et projets artistiques liés aux collections) d’abord pour le Musée de Minéralogie de l’Ecole des Mines.
Sources et état de la recherche
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Centrée sur le XIX siècle, ma recherche ne pourra faire l’économie d’une réflexion sur la nature et surtout les motivations
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des études parues depuis trente ans sur les cabinets de curiosité. Pour le XVIII siècle, des études très complètes ont abordé les
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questions du statut de ces collections, et des usages qu’elles suscitèrent à l’époque des Lumières .
D’autres publications ont reconstitué le contexte socio-politique du collectionnisme, et l’importance des sociabilités
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savantes dans l’élaboration de la notion de patrimoine . Enfin, le collectionnisme scientifique au XIX siècle a fait l’objet
d’études qui mettent en évidence les relations de cette pratique avec les progrès techniques manifestés dans les Expositions
[1988] ; Horst Bredekamp, Machines et cabinets de curiosités, Paris, Diderot, 1996 [1993] ; Patricia Falguières, Les
chambres des merveilles, Paris, Bayard, 2003
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Ainsi la Biennale de Venise de 1986, intitulée Wunderkammer, à l’initiative d’Adalgisa Lugli ; celle de Jean-Hubert Martin de
la constitution de la collection permanente d’œuvres contemporaines Curios et Mirabilia au Château d’Oiron ; ou encore aux
créations d’artistes telles que les Misfits de Thomas Grünfeld ou les Cabinets of Curiosities de Mark Dion.
Bertrand Daugeron, Collections Naturalistes entre sciences et empire, Paris, Muséum d’histoire naturelle, 2009 ;
Pierre-Yves Lacour, La République naturaliste. Les collections françaises d’histoire naturelle sous la Révolution,
1789-1804, thèse de doctorat de l’Institut Universitaire Européen, sous la direction d’Antonella Romano 2010 ;
Manuel Charpy, Le théâtre des objets. Espaces privés, culture matérielle et identité sociales. Paris, 1830-1914,
thèse de doctorat de l’Université F. Rabelais de Tours, sous la direction de Jean-Luc Pinol, 2010.
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Bruno Belhoste, Paris savant. Parcours et rencontres au temps des Lumières, Paris, Armand Colin, 2011; Soraya
Boudia, Anne Ramussen et Sébastien Soubrian, éd., Patrimoine et communautés savants, Rennes, PUR, 2009; ou
encore, Chaterine Ballé, Catherine Cuenca, Daniel Thoulouze, éd., Patrimoine scientifique et technique. Un projet
contemporain, Paris, La Documentation française, 2010 ; Poulot, Dominique, Patrimoine et musées : l’institution de la
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culture, Paris, Hachette, 2001 ou Une histoire du patrimoine en Occident, XVIII e-XXIe siècle, Paris, Presses Universitaire de
France, 2006.
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universelles .
Cette littérature experte s’accompagnera d’un travail sur les sources premières, en particulier les archives abondantes
concernant les cabinets de curiosités eux-mêmes. Pour le Musée de l’École des Mines, une grande partie des documents a été
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publiée par Isabelle Laboulais dans une monographie, La Maison des Mines . Le fond AA-01 des Archives de la Monnaie atteste
des débuts de l’histoire de l’École et de sa collection, ainsi que les fonds F21 et F14 des Archives Nationales, et les catalogues
conservés dans le musée. Cette recherche archivistique, ainsi que la méthodologie, seront les mêmes pour les deux institutions,
viennoise et florentine, que j’ai mentionnées.
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Anne-Laure Carré, Marie-Sophie Corcy, Christiane Demeulenaere-Douyère, Liliane Hilaire-Pérez, dir., Les Expositions
universelles à Paris au XIXe siècle. Techniques, publics, patrimoines, Paris, CNRS, coll. Alpha, 2012; Des cabinets de curiosités
aux musées d’arts et métiers : collectionner des objets techniques (XVIe-XXe siècle), ce titre est provisoire, et les actes du
colloque, en 2011, sont à paraître, sous la direction de Ana Cardoso de Matos, Christiane Demeulenaere-Douyère et Irina
Gouzévitch.
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Isabelle Laboulais, La Maison des Mines, Rennes, PUR, 2012. Même auteur : «Exposer les collections de
minéraux: les choix de l’École des Mines entre la fin de l’ancien régime et la restauration », Arche, 2013, n.2, pp.
61-80.