Article paru dans le magazine Liège Université, printemps 1993. Mai
Transcription
Article paru dans le magazine Liège Université, printemps 1993. Mai
Article paru dans le magazine Liège Université, printemps 1993. Mai 68: L'université à l'heure de la contestation. Démocratisation des études, ouverture sur la région, droit à l'information, liberté d'expression, d'affichage et de réunion… Les revendications étudiantes, à la fin des années soixante, ont durablement chamboulé une université encore engoncée dans le conservatisme. Mai 68: tandis qu'à Paris les "enragés" se retranchent derrière les barricades, les étudiants universitaires liégeois se renferment dans leur chambre. C'est la "bloque"! Si le printemps 68 est plutôt calme à Liège, il ne faut pas en conclure pour autant que l'Université de Liège est demeurée complètement hermétique à cette formidable bouffée de liberté qui a enivré la jeunesse du monde entier. Au contraire la rentrée d'octobre sonne le tocsin d'un mouvement de contestation par lequel les étudiants ambitionnent de "démocratiser" l'Alma mater et de l'ouvrir sur la société. Un mouvement qui va aussi mettre dos à dos le recteur Marcel Dubuisson et l'Union générale des étudiants (UG). Si "Mai 68" ne commence véritablement à l'ULg qu'en octobre, des prémices sont cependant déjà perceptibles plusieurs mois auparavant. Le 6 novembre 1967, à l'occasion des festivités commémorant le 150e anniversaire de l'université, la réputation du recteur est ainsi sérieusement écornée par une farce étudiante du meilleur cru: durant la nuit, quelques étudiants ont rebaptisé quelques rues et places de Liège du nom du recteur ou de son sobriquet (le "Tsar Tilman"). En outre son discours prononcé l'après-midi au Sart Tilman en présence du roi est chahuté par les étudiants. Sous ces péripéties folkloriques couve en réalité chez certains une critique plus fondamentale sur l'université. A Liège, cette avant-garde intellectuelle est notamment représentée par Guy Quaden. Le 7 mars 1967, cet ancien président de l'UG et tout jeune assistant en économie politique, tient des propos prémonitoires: "Les étudiants liégeois se taisent. Un jour ou l'autre ils se réveilleront et les premières victimes en seront leurs propres représentants traditionnels s'ils ne préparent dès maintenant ce réveil." Son discours a porté ses fruits puisque quelques semaines plus tard, quand Thierry Grisar accède à la présidence de l'UG, celle-ci s'engage résolument sur la voie du "syndicalisme" étudiant. Alors qu'à Paris les étudiants narguent les CRS, le recteur Dubuisson propose aux étudiants, le 21 mai, de mettre sur pied un Conseil de l'enseignement supérieur et de la recherche, sorte d'organe de concertation qui permettrait le dialogue entre l'ensemble des composantes de l'université (professeurs, personnel scientifique, PATO et étudiants). Favorables à cette proposition, les étudiants soupçonnent pourtant des intentions cachées dans le chef du recteur et réaffirment leur volonté de contrôler tous les organes de gestion de l'institution. Vu la proximité des examens – et donc la difficulté de mobiliser les étudiants en cette période -, l'UG décide de reporter toute décision sur la représentation étudiante au sein de ce conseil après les vacances. Cette période traditionnellement creuse dans l'année académique est mise à profit par quelques étudiants contestataires qui depuis le mois de mai ont constitué le groupe Boule de neige. Réuni à l'initiative de Ludo Wirix – un autre des leaders de la contestation -, avec l'aide de Guy Quaden, de Luc Toussaint – alors à la tête du syndicat liégeois des étudiants FGTB – et de Jean-Marie Roberti – responsable de l'hebdomadaire syndical Combat -, Boule de neige s'est manifesté pour la première fois le 21 mai par la publication de La Gueuse – La Bougie, un pastiche très parodique du quotidien La Meuse. Association informelle constituée en marge de l'UG, groupe de réflexion et d'action qui a l'œil rivé sur les événements parisiens. Boule de neige va exercer une influence prépondérante sur une UG tiraillée par ses différentes tendances et hésitante sur la tactique à adopter. C'est ce groupe qui, dans l'ombre, va préparer les plans d'action pour la rentrée. Une université démocratique dans une société démocratique Les étudiants s'étant vu interdire la prise de parole lors de la cérémonie de rentrée académique, l'UG organise le 10 octobre sa propre rentrée. Cette manifestation marque le véritable début de la contestation à l'Université de Liège. Jacques Sauvageot, un des leaders du mouvement du mai à Paris, est invité par ses homologues liégeois. Le meeting se tient sur la place du 20-Août, juste sous les fenêtres du rectorat. Guy Quaden y décrit la conception de l'université selon les étudiants: "Nous voulons une université démocratique dans une société démocratique, une université démocratique dans son accès, sa démarche, son contenu, sa gestion (…) L'université doit être le centre d'une ville, la salle académique, le forum des Liégeois et non un camp de retranché (…). L'université doit s'intéresser aux problèmes de sa région. Notre mouvement n'a de signification que s'il rejoint les travailleurs." Dans les semaines qui suivent, l'UG accroît la pression. Le 30 octobre, un millier d'étudiants défilent dans les rues de Liège. Leurs revendications tournent autour de la démocratisation des études, de la lutte contre le chômage et, surtout, de l'exercice des "libertés démocratiques élémentaires" à l'université. Parmi celles-ci: le droit à l'information (publicité des débats des organes de gestion de l'université), la liberté d'expression, d'affichage (à ce moment, toute affiche que l'on veut apposer aux valves doit être approuvée par les autorités académiques!) et de réunion (disposer librement des locaux universitaires). C'est d'ailleurs à la suite du refus par le recteur de mettre la salle académique à la disposition des étudiants que l'UG décrète une première grève générale des cours le 4 novembre. Suivie à 80%, cette grève est un magnifique succès pour l'UG qui organise ce jour-là une grande assemblée générale réunissant plus de 2 000 personnes au conservatoire. Les étudiants y votent une motion qui "rappelle au recteur que, désormais, il n'est pas seul juge et maître de l'université"… Guerre et paix Ces propos virulents risquent de provoquer à tout moment la rupture du dialogue avec le recteur Dubuisson, dont on sait qu'il reçoit mal toute critique à l'égard de sa gestion de l'institution. Ce dialogue est pourtant entamé depuis le mois de novembre au sein du Conseil de l'enseignement supérieur et de la recherche. Cependant, le 6 décembre, c'est la rupture: les pourparlers achoppent sur la question très sensible aux yeux des étudiants du droit à l'information. Une deuxième grève des cours est programmée les 12 et 13 décembre, à nouveau suivie par 80% des étudiants. L'opposition entre l'UG – qui a prouvé avec ces grèves sa capacité à mobiliser le milieu étudiant – et le recteur devient inextricable. C'est alors que le pouvoir de tutelle de l'université entre en scène. Le 11 février 1969, le ministre de l'Education nationale, le socialiste Abel Dubois – qui n'apprécie guère l'attitude de Marcel Dubuisson -, et son chef de cabinet, Fred Dethier (diplômé en philologie romane de l'ULg), tentent de réconcilier recteur et étudiants. Les discussions se déroulent au palais provincial dans un climat extrêmement tendu: le recteur refusant de s'asseoir à la même table que les étudiants, le ministre fait la navette entre les deux parties retranchées dans deux salles du palais! Après six heures de négociations, le ministre arrache au recteur la promesse qu'il demandera au conseil d'administration d'inviter les "consultants" de toutes les composantes de l'université lors de ses prochaines réunions et de publier un Moniteur universitaire. Le 15, le conseil d'administration approuve ces deux points. L'UG ne peut s'empêcher de crier victoire! Pourtant la pacification fait long feu. Dès le 19 février, c'est à nouveau la crise. Courroucé par les attaques personnelles répétées de l'Oeil écoute (journal des étudiants de l'époque), le recteur réduit de 90% les crédits alloués à l'UG pour ses publications. En signe de protestation, les étudiants décident d'occuper la salle académique. La tension est à son comble. Une nouvelle fois, la réconciliation surgit de l'intervention de médiateurs: le 21 intervient ce qu'on a appelé la médiation des "sept professeurs bons offices" (parmi lesquels Léon-E. Halkin, Lucien François et Joseph Stassart). Ceux-ci proposent que le recteur, les professeurs, les assistants et les étudiants se réunissent en une grande assemblée de la communauté universitaire, où tous les problèmes seraient débattus. L'UG accepte; le recteur aussi, à la condition que l'occupation de la salle académique prenne fin – ce serait le 24 – et que l'Oeil écoute soit moins agressif à son égard. La réunion de la communauté universitaire se tient le 25 février dans le grand amphithéâtre comble de l'Institut de zoologie. Elle scelle la fin de la contestation à l'Université de Liège. Des effets durables et bénéfiques Vingt-cinq ans après, que reste-il de ces événements? Bien davantage que ce que l'on pourrait croire a priori. Au sein de l'université, beaucoup de choses ont évolué. Sur le plan des mentalités, les professeurs n'apparaissent plus comme des potentats locaux, régnant en maîtres absolus sur leur service. Les rapports entre enseignants, chercheurs et étudiants se sont décrispés. La notion consensuelle de "communauté universitaire" a pris plus de consistance, démontrant par-là que l'université n'est plus une juxtaposition de clans qui se regardent en chiens de faïence. Sur le plan des institutions, la "participation" des étudiants à la gestion de l'université s'est matérialisée par leur présence au sein de divers cénacles. Plus largement, l'université a fait de son ouverture sur la région et le monde l'une de ses priorités. Au-delà de certains slogans puérils, les étudiants de 1968 ont débarrassé l'université des scories qui la rattachaient plus au XIXe qu'au XXe siècle. Sans le savoir, ils ont contribué à façonner sa modernité. Didier Moreau