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LE MONDE/SAMEDI 26 FÉVRIER 2005/17 ENTREPRISES délocalisations L’un après l’autre, les fabricants de lave-vaisselle, lavelinge, fours, sèche-linge et réfrigérateurs annoncent des fermetures d’usines ou des réductions d’effectifs à l’Ouest pour construire de nouvelles unités de production en Pologne, en Hongrie, en République tchèque ou en Roumanie. Profitant de coûts de main-d’œuvre moindres, ils entendent également se rapprocher des consommateurs en train de s’équi- per, alors qu’à l’Ouest, les machines sont renouvelées tous les sept ou huit ans. Pour autant, les habitudes dans chaque pays comportent de fortes spécificités nationales. A Lyon, pour éviter de fermer, le site Elco- Brandt développe la sous-traitance : après les lave-linge de l’espagnol Fagor, l’usine va fabriquer des produits pour Bosch-Siemens. Si la direction fait preuve d’optimisme, les ouvriers s’inquiètent pour l’avenir. Electroménager : l’irrésistible attrait des pays de l’Est Les constructeurs ouvrent des usines en Hongrie, Pologne, République tchèque ou Roumanie. Le prix des matières premières ayant doublé en 2004, ils comptent économiser sur le coût de la main-d’œuvre et se rapprocher des consommateurs de la nouvelle Europe FABRIQUER un lave-vaisselle, c’est comme une voiture. Il faut assembler un moteur et mettre autour une carcasse de métal et de plastique. Le problème, c’est que le prix de ces matières – qui représentent jusqu’à 65 % du coût de production – a doublé en 2004. Les fabricants de gros électroménager, anticipant une année difficile, accélèrent les délocalisations vers l’Europe centrale. N’ayant pas la maîtrise du coût des matières premières, les fabricants de gros électroménager cherchent à diminuer le poids des autres variables, en particulier les salaires, tout en se rapprochant des consommateurs de la nouvelle Europe. En effet, ces pays, en forte croissance, sont en train de s’équiper quand, à l’Ouest, les machines sont à peine renouvelées tous les sept ou huit ans. La majorité des 12,8 millions de lave-vaisselle, lave-linge, fours, sèche-linge et réfrigérateurs vendus chaque année en France seront donc bientôt fabriqués en Pologne, en Hongrie, en République tchèque et en Roumanie. Une rafale de fermetures d’usines et de suppressions d’emplois vient d’être annoncée. Le numéro un mondial, le suédois Electrolux (ArthurMartin, Zanussi, AEG, Frigidaire…), a annoncé, le 15 février, qu’« environ la moitié des unités que nous avons dans les pays riches [15 sur 27] devront être délocalisées », selon le porte-parole, Jacob Broberg. electrolux, l’un des premiers Le groupe réagit ainsi à la chute de son résultat (quatrième trimestre 2004), qui a plongé de 37 %. Il dit ne plus pouvoir supporter le surcoût (environ 220 millions d’euros) de son aluminium et de ses plastiques. La priorité est donc mise sur le développement aux Etats-Unis et en Europe de sa marque Electrolux. « Les autres [marques] devront justifier leur survie », a reconnu un porte-parole. Electrolux (43 sites de production) a déjà supprimé 20 544 emplois depuis 1998, mais la DE NOMBREUX SITES REDÉPLOYÉS EN EUROPE CENTRALE Situation du site Fermé Menacé Sociétés : Réduction des effectifs ElcoBrandt Indesit Whirlpool Miele Bosch SUÈDE Västervik ALLEMAGNE ALLEMAGNE Lehrte, Bielefeld, Gütersloh, Warendorf, Oelde, Euskirchen Wroclaw Wroclaw (3)(3), , Zarow Zarow (1)(1) Lille Lodtz (3) Lipetzk Siewierz Poprad Jaszbereny Nyieregyhaza SLOVAQUIE Amiens Reims FRANCE Satu Mare HONGRIE ROUMANIE Bucarest Lyon Source : Le Monde restructuration s’accélère. Les six fermetures de sites (dont, en France, l’usine de fours de Reims) décidées en 2004 sont accélérées pour trouver 3,5 milliards de couronnes d’économie (386 millions d’euros) d’ici à 2009. Le suédois, qui produit déjà dans 16 usines installées dans des pays à bas salaires, poursuit ses délocalisations. Electrolux a été l’un des premiers à transférer sa production en Europe centrale pour servir le marché européen de l’Ouest. « Nous avons beaucoup été critiqués au début, maintenant ce sont les autres qui s’y mettent », dit Hans Straaberg, le PDG d’Electrolux, qui vient de déposer des permis de construire pour deux usines en Pologne (lavelinge et lave-vaisselle). Moins brutal dans ses propos, l’américain Whirlpool (Bauknecht, Laden…) veut aussi atténuer les effets de la hausse du prix des matières sur ses profits. Mais sa stratégie est différente : il demande au consommateur de payer plus cher une machine qui est plus onéreuse à fabriquer (de 7 % à 8 % de hausse de prix de matières premières attendue en 2005). « En janvier, nous avons augmenté tous nos prix de vente de 5 % à 10 % », explique-t-on dans le groupe de Benton Harbor (Michigan). Comme cela ne suffira pas à préserver les marges, « nous cherchons à augmenter la productivité de nos plates-formes de production », a prévenu Jeff Fettig, le président de Whirlpool. En France, l’annonce a déjà été Pour éviter de fermer, le site de Lyon sous-traite pour ses concurrents : après les lave-linge de l’espagnol Fagor, ElcoBrandt vient de signer un contrat avec l’allemand Bosch-Siemens pour fabriquer certains produits. La taille dans l’électroménager courant est critique, et les sites d’ElcoBrandt sont souvent trop petits. D’autres, comme Indesit (ex-Merloni) – 19 usines, dont une en France, à Thionville (tables de cuisson) –, ont organisé la production autour d’usines Le recyclage devient obligatoire RUSSIE POLOGNE Un marché concentré Cinq groupes se partagent le gros électroménager en Europe. b Electrolux (AEG, Faure, Zanussi…) est suédois. Il est le leader en Europe. Il a réalisé en 2004 un chiffre d’affaires de 13,22 milliards d’euros et un bénéfice net de 350 millions d’euros. Il possède 49 usines dont une en France. Il employait en 2003, 77 140 personnes, soit 20 544 de moins qu’en 1998. b Bosch-Siemens (Gaggenau, Neff…) a réalisé en 2003 un chiffre d’affaires de 6,3 milliards d’euros dont 80 % en Europe. Il possède 43 usines et emploie 34 400 personnes. b Whirlpool (Bauknecht, Ignis, Polar, Laden…) est le numéro un aux Etats-Unis. Très présent en Europe depuis 1991 où il rachète les parts de Philips dans leur coentreprise, le groupe a réalisé 2,7 milliards de dollars de ventes en Europe en 2003 et un résultat opérationnel de 124 millions. Il emploie 14 000 salariés en Europe et possède onze usines. b Indesit (ex-Merloni) (Ariston, Scholtes, Hotpoint…) est italien. Il a réalisé en 2004 un chiffre d’affaires de 3 milliards d’euros dont 67 % en Europe de l’Ouest. Son bénéfice est de 185 millions d’euros. Le groupe possède 19 usines et emploie 20 000 personnes. b ElcoBrandt (Brandt, De Dietrich, Sauter, Vedette, Thomson…). Propriété de l’israélien Elco, est le leader en France du gros électroménager. Le groupe a réalisé en 2003 un chiffre d’affaires de 857,6 millions d’euros et compte 4 200 salariés sur cinq sites en France et un en Italie. Depuis 1998, le groupe s’est séparé de 1 147 salariés. (3) Nombre d'usines Nouvelle implantation Electrolux Chez les Italiens, après un avertissement sur résultat en septembre, le groupe Indesit (Indesit, Ariston, Scholtès, Hotpoint) s’attend à une année 2005 « difficile », selon son PDG, Marco Milani. Le fabricant souffre de la poussée depuis deux ans des produits turcs vendus par exemple par Beko (groupe Arçelik). Ceux-ci fabriquent à bas prix les produits sans marque demandés par les supermarchés. Ils représentent déjà un tiers des réfrigérateurs et congélateurs vendus en France. suivie d’effet. Un plan de 60 départs volontaires a été signé, mardi 22 février, à l’usine Whirlpool de sèche-linge d’Amiens (sur 583 personnes). Il y a trois ans, 160 emplois ont été supprimés à la suite du transfert de la production de lave-linge en Slovaquie. saisonnalité Cette anticipation devrait éviter pour l’instant à Whirlpool de faire une croix sur ses usines italiennes, allemandes et françaises. « Tout ce que nous devions délocaliser a été délocalisé », affirme Barbara Borra, la PDG de Whirlpool France. Reste toutefois à gérer à Amiens le problème de la saisonnalité : 80 % des sèche-linge sont, en effet, vendus entre septembre et janvier. A partir d’août, tous les produits électroménagers vendus mais aussi ceux déjà installés chez les Français – 145 millions de lave-vaisselle, lave-linge, réfrigérateurs… et 280 millions de cafetières, grille-pain, sèche-cheveux… – devront, une fois hors d’usage, être collectés et recyclés en vertu d’un décret de janvier qui transposera en France la directive européenne sur les déchets d’équipements électriques et électroniques. En théorie, les fabricants et distributeurs devront s’occuper et financer l’enlèvement du point de collecte jusqu’au recyclage séparé des différents composants. Le coût du recyclage est estimé pour un grille-pain à environ 2 ou 3 euros et à près de 30 euros pour un réfrigérateur. Le traitement du parc existant qui arrivera en fin de vie coûtera environ 2,5 milliards d’euros, selon le Groupement (Gifam). Le consommateur sera appelé à « contribuer ». Une somme sera ajoutée au prix du produit. Elle sera indiquée sur l’étiquette et la facture. Elle servira à traiter le parc actuel. Ce système existera pendant dix ans pour le gros électroménager et huit ans pour les autres produits. Dans la guerre des prix qui s’annonce sur les marchés matures, Whirlpool (moyen de gamme), Indesit (entrée de gamme) et Ariston (produits destinés aux familles) sont en première ligne. Pour sortir de cette situation difficile, le groupe d’origine française ElcoBrandt (Brandt, Vedette, Sauter, De Dietrich) sort du marché bas de gamme et se restructure. Il arrête de produire des réfrigérateurs dans son usine de Lesquin (Nord), à côté de Lille. Cet été, des chaînes d’assemblage pour lave-linge bas de gamme seront déménagées dans une nouvelle usine proche de Bucarest, en Roumanie. « On rationalise pour trouver un équilibre et l’on cherche à rendre nos plates-formes de production plus efficaces », explique Bruno Vendroux, le président du directoire d’ElcoBrandt. capables de produire de 1 à 2 millions d’exemplaires par an. « Nos usines sont grosses et sont au maximum de leurs capacités de production, explique Philippe Kaltenbach, le directeur général d’Indesit en France. Mais si, demain, il y a un projet d’usine, il sera à l’Est, c’est sûr. » Les restructurations n’épargnent pas les PME prestigieuses : Miele, le fabricant de Gütersloh (Allemagne), a annoncé qu’il supprimerait 1 077 emplois (sur 11 046 salariés) d’ici au 30 septembre 2006. Il réalise 70 % de son activité hors du pays, mais ses produits continuent à y être fabriqués. Trop cher. Certains opérateurs se préparent aussi à changer de propriétaire. L’actionnaire israélien d’ElcoBrandt négocie actuellement la cession de la marque à l’espagnol Fagor. Florence Amalou A Lyon, l’inquiétude des ouvriers d’ElcoBrandt LYON correspondance Chez ElcoBrandt, dans le quartier de Gerland à Lyon, le contraste est saisissant entre le discours opti- reportage « Le décor a changé, c’est de l’apparat pour masquer un déclin » miste de la direction, affiché dans le hall d’accueil, évoquant « une attitude positive d’écoute, d’ambition, d’action », et l’incertitude des ouvriers, le long des chaînes de montage, sous les hauts toits de 60 000 m2 de bâtiments. Ce site historique de Brandt a vu naître la B 3300 en 1949, caisson surmonté d’une manivelle, la Stato 47 en 1962, premier lave-linge entièrement automatique, mère de la fameuse BB 40 en 1984. L’usine de 744 salariés produit aujourd’hui une moyenne quotidienne de 4 000 lave-linge Top, à chargement par le haut, de différentes marques. Au printemps 2004, l’annonce de la délocalisation d’une des trois lignes de production en Roumanie, pour l’été 2005, a semé le trouble. « Les gens sont carrément démotivés, on n’a plus confiance… En 1998 un atelier avait été sous-traité en Espagne, c’est la même logique, estime Françoise, 41 ans, ouvrière depuis dix-huit ans. A mes débuts l’usine comptait 1 500 salariés. » Un klaxon à trois tons signale une des pauses de l’équipe qui travaille de 5 h 50 à 13 heures. Au plafond, des chiffres lumineux comparent la production idéale à chaque unité sortie. Autour de la machine à café, Jocelyne, 50 ans, affiche une inquiétude résignée : « quoi qu’on fasse, ça ne dépend pas de nous, on n’a pas le pouvoir de garder notre job. » Selon Frédéric Piquant, 41 ans, directeur, l’opération Roumanie vise à « trouver des relais de croissance à l’extérieur dans des pays émergents », compte tenu d’une exportation passée de 20 % à 40 % en quelques années, et d’un marché français à moitié occupé par les lave-linge à chargement frontal. Le site lyonnais, où est située la direction « innovation » du groupe, serait réorienté sur des produits haut de gamme. les traces de moulinex Ce dont doute un ouvrier qui préfère rester anonyme, près de l’atelier des tambours où s’agitent des robots-soudeurs. Il travaillait dans la filiale Selnor à Villefranche-surSaône, en 1993, à l’époque de la reprise par l’italien Elfi : « Il était question de consacrer le site à un seul produit, la fabrique de congélateurs, et il a fini par fermer. J’ai été repris à Gerland, je fais le rapprochement : sous prétexte de délocaliser le bas de gamme, qu’est-ce qui les empêchera de continuer ? » Vers la centrale à béton, servant à lester les machines, Antonio, 29 ans, ouvrier spécialisé, qui touche 1 100 euros par mois, embauché après une longue période intérimaire, est acerbe : « C’est toujours le même bordel, dans les pays de l’Est ils paient à coups de lance-pierres, eux ils s’enrichissent. » « Notre stratégie n’est pas de tout mettre à l’Est, Lyon est la référence de notre savoir-faire, nous focalisons l’usine sur des produits créateurs de valeur, c’est une plate-forme de développement », assure M. Piquant. Les ouvriers interprètent chaque décision comme l’étape d’un processus inéluctable. Le gel des salaires décidé par le groupe pour 2005, « mesure difficile et solidaire » contre l’augmentation des matières premières selon la direction, suivi d’une cessation d’activité des salariés âgés : « On a l’impression qu’ils nous font payer la délocalisation pour piquer nos emplois, on craint qu’ils préparent le terrain. » Même les barrières de sécurité, repeintes à Noël d’un jaune vif, agacent : « Le décor a changé, la pelouse refaite, c’est de l’apparat pour masquer un déclin, ce n’est pas rassurant », dit Louis Manebard, 55 ans, représentant du syndicat Sud. « Le dépôt de bilan de Moulinex en 2001 a laissé des traces, c’était inimaginable. Depuis on vit dans une résignation terrible. On nous parle de délocalisations partielles, d’effectifs titulaires préservés… ici on compte actuellement 200 intérimaires, sans eux tout s’arrête, il faudrait mobiliser toutes les usines concernées pour enrayer la dérive », soutient Florence Lavialle, 43 ans, déléguée CGT. « Le groupe investit à Lyon, une nouvelle gamme arrive, on restera leader du Top », réplique le directeur. Richard Schittly Du four au lave-vaisselle, chaque pays garde ses particularismes MALHEUREUSEMENT pour les industriels de l’électroménager qui rêvent de réaliser des économies en ne fabriquant qu’un seul et même produit pour tous, en matière de lave-linge et de table de cuisson les Européens cultivent leurs différences. Les Britanniques inspirés par les modes de vie américains, sont friands de machines en format super large qui se chargent par l’avant grâce à un hublot. Bon nombre de Français préfèrent, eux, le modèle plus réduit introduit après guerre par Brandt. Il n’y a qu’en France que l’on trouvera des machines de 40 centimètres de large que l’on remplit par le haut. Par le couvercle, pourrait-on dire. Chez nous, les sèche-linge ne sont pas légion : à peine 600 000 appareils installés. Et, quand les Français décident d’en acheter, ils se précipitent tous, allez savoir pourquoi, entre les mois de septembre et janvier dans les magasins… Ailleurs, les achats sont plus fréquents et mieux répartis dans l’année. la pyrolyse bien française En matière d’appareils de cuisson, pas d’Europe unique non plus. En France, pays de ripaille et de bonne chère, nous rôtissons. Nous rôtissons nos poulets, nous rôtissons nos côtes de bœufs… Rien de meilleur que la peau croustillante d’une volaille bien cuite. Pour satisfaire ce besoin bien particulier – unique disent les fabricants –, nous nous sommes dotés de fours utilisant la pyrolyse pour le nettoyage. Voilà un trait de caractère inconnu des fours britanniques, allemands, italiens ou espagnols. Nos voisins européens préfèrent souvent la viande bouillie ou les grillades qui projettent moins de graisses. Parlons branchements : si les Français comme leurs voisins espagnols, cuisinent indifféremment au gaz ou à l’électricité, les Italiens, eux, n’utilisent que le gaz et les Allemands que l’électricité. La préoccupation écologique est, elle, partagée par tous. En Europe, nos machi- nes ont réduit la quantité d’eau utilisée : 15 litres par lavage de vaisselle contre 50 litres il y a dix ans, et 45 litres par lavage de linge au lieu de 110 litres dix ans auparavant. La tâche est rude pour les industriels qui par souci d’économie multiplient les subtilités. En désossant un lave-linge, les experts de l’UFC-Que Choisir se sont d’ailleurs aperçus que la différence entre un appareil à bas prix et le même vendu plus cher ne résidait que dans le réglage de la vitesse de rotation effectué sur un même et unique moteur standard… F. Am.