Le paradigme esthétique
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Le paradigme esthétique
NICOLAS BOURRIAUD Le paradigme esthétique L’ interrompue de Félix Guattari ne constitue pas un ensemble aux découpes franches, dont une partie traiterait spécifiquement de la question de l’esthétique. L’art constituait pour lui un matériau vivant plus qu’une catégorie de la pensée, et cette distinction engage la nature même de son projet philosophique : au-delà des genres et des catégories, écrit-il, « l’important est de savoir si une œuvre concourt effectivement à une production mutante d’énonciation », et non pas de délimiter les contours spécifiques de tel ou tel type d’énoncés. La psyché d’un côté, le socius de l’autre, se construisent sur des agencements productifs, et l’art n’est que l’un d’entre eux, même s’il se voit privilégié. Les concepts de Guattari sont ambivalents, souples, au point d’être traduisibles dans de multiples systèmes : il s’agit donc d’y cerner une esthétique potentielle, qui ne prend réelle consistance qu’à condition de se livrer à un transcodage permanent. Car le praticien de la clinique psychiatrique de La Borde a toujours accordé une place prépondérante au « paradigme esthétique » dans le développement de sa réflexion. ŒUVRE PRÉMATURÉMENT Nicolas Bourriaud est critique d’art et rédacteur en chef de la revue Documents. Ce paradigme esthétique s’exerce pourtant déjà au niveau de l’écriture elle-même : le style, si tant est qu’on puisse employer ce terme, disons plutôt le flux scriptural guattarien, entoure chaque concept d’une gangue d’images : les processus de la pensée y sont décrits le plus souvent comme des phénomènes physiques, dotés d’une consistance spécifique : CHIMERES 1 NICOLAS BOURRIAUD les « laques » qui dérivent et les « plans » qui s’emboîtent, les « machineries », etc. Matérialisme serein, où les concepts doivent se territorialiser sur des images. L’écriture de Guattari est travaillée par un évident souci plastique, voire sculptural, mais peu soucieuse de clarté syntaxique. La langue de Guattari peut parfois paraître obscure : c’est qu’il n’hésite pas à former des néologismes (« nationalitaire », « ritournelliser ») et des mots-valises, à employer des termes anglais ou allemands tels qu’ils lui viennent sous la plume, à enchaîner les propositions sans égard pour le lecteur, à jouer des significations mineures d’un terme commun. Son phrasé est tout entier oral, chaotique, « délirant », spontané et jonché de raccourcis trompeurs, à l’opposé de l’ordre conceptuel qui règne dans les écrits de son compère Gilles Deleuze. Si Guattari nous semble encore largement sous-estimé, souvent réduit au rôle de faire-valoir de Deleuze, il semble aujourd’hui plus aisé de reconnaître son apport spécifique dans les écrits à deux mains, de L’anti-Œdipe (1972) à Qu’estce que la philosophie ? (1991)… Du concept de « ritournelle » aux passages magistraux traitant des modes de subjectivation, la griffe guattarienne s’y détache nettement, résonnant de plus en plus fortement dans le débat philosophique contemporain. Par son extrême singularité, par l’attention qu’elle accorde à la « production de subjectivité » et à ses vecteurs privilégiés, les œuvres, la pensée de Félix Guattari se connectent d’emblée aux machineries productives qui constellent l’art contemporain. Dans l’actuelle pénurie de réflexion esthétique, il nous apparaît ainsi de plus en plus utile, quel que soit le degré d’arbitraire qui frappe cette opération, de procéder à une sorte de greffe de la pensée-Guattari dans le champ de l’art actuel, créant ainsi un « enlacement polyphonique » riche de possibilités. Il s’agit désormais de penser l’art avec Guattari, avec la boîte à outils qu’il nous laisse. 1. La subjectivité conduite et produite Dénaturaliser la subjectivité La notion de subjectivité constitue certainement le principal fil directeur des recherches de Guattari. Celui-ci consacra sa CHIMERES 2 Le paradigme esthétique vie à démonter et à reconstruire les mécanismes et les réseaux tortueux de la subjectivité, à en explorer les composantes et les modes de sortie, allant jusqu’à en faire la clé de voûte de l’édifice social. La psychanalyse et l’art ? Deux modalités de production de la subjectivité connectées l’une à l’autre, deux régimes de fonctionnement, deux systèmes d’outillages privilégiés qui se rejoignent dans la possible résolution du « malaise dans la civilisation »… La position centrale qu’accorde Guattari à la subjectivité détermine de bout en bout sa conception de l’art, et la valeur de celui-ci. La subjectivité comme production joue dans le dispositif guattarien le rôle d’un pivot autour duquel les modes de connaissance et d’action peuvent s’accrocher librement, et s’élancer à la poursuite des lois du socius. Ce qui détermine d’ailleurs le champ lexical employé pour définir l’activité artistique : rien n’y subsiste de la fétichisation habituelle à ce registre de discours. L’art y est défini comme un « processus de sémiotisation non verbal », non pas comme une catégorie séparée de la production globale. Déraciner le fétichisme pour affirmer l’art comme mode de pensée et « invention de possibilités de vie » (Nietzsche) : la finalité ultime de la subjectivité n’est autre qu’une individuation toujours à conquérir. La pratique artistique forme un territoire privilégié de cette individuation, fournissant des modélisations potentielles pour l’existence humaine en général. C’est en cela qu’on pourrait définir la pensée guattarienne – et la pensée humaine en général – comme une vaste entreprise de dénaturalisation de la subjectivité, son déploiement dans le champ de la production, théorisation de son insertion dans le cadre de l’économie générale des échanges. Rien de moins naturel que la subjectivité. Rien de plus construit, élaboré, travaillé. « On crée de nouvelles modalités de subjectivation au même titre qu’un plasticien crée de nouvelles formes à partir de la palette dont il dispose (1). » Ce qui importe, c’est notre capacité de créer de nouveaux agencements au sein du système d’équipements collectifs que forment les idéologies et les catégories de la pensée, création qui présente de nombreuses similitudes avec l’activité artistique. L’apport de Guattari à l’esthétique demeurerait incompréhensible si l’on ne mettait pas en évidence son effort pour dénaturaliser et déterritorialiser la 1. Félix Guattari, Chaosmose, Galilée, Paris, 1992, p. 19. Je ne renvoie à des ouvrages précis que lorsque les phrases citées renvoient à un développement précis. Par exemple, certaines citations ne feront pas l’objet d’un rappel, leur contenu renvoyant à plusieurs passages ou à plusieurs livres. CHIMERES 3 NICOLAS BOURRIAUD subjectivité, la chasser de son domaine réservé, le sacro-saint sujet, pour aborder les rives inquiétantes ou prolifèrent les agencements machiniques et les territoires existentiels en formation. Inquiétantes, parce que le non-humain en fait partie intégrante, à l’encontre des schémas phénornénologiques qui criblent la pensée humaniste. Prolifération, parce qu’il s’avère dès lors possible de décrypter la totalité du système capitaliste en termes de subjectivité : partout elle y règne en maître, d’autant plus puissante qu’elle se voit prise dans ses filets, kidnappée au profit de ses intérêts immédiats, Car « au même titre que les machines sociales qu’on peut ranger sous la rubrique générale des équipements collectifs, les machines technologiques d’information et de communication opèrent au cœur de la subjectivité humaine » (2). Il faudra donc apprendre à « capter, enrichir et réinventer » la subjectivité, sous peine de la voir se transformer en un appareillage collectif rigide au service exclusif du pouvoir. 2. Chaosmose, op. cit., p. 15. Statut et fonctionnement de la subjectivité Cette dénonciation de la naturalisation de fait de la subjectivité humaine est d’un apport capital : la phénoménologie brandissait celle-ci comme l’emblème indépassable de la réalité, en dehors de laquelle rien ne saurait exister, tandis que le structuralisme y voyait tantôt une superstition, tantôt l’effet d’une idéologie. Guattari en offre une lecture complexe et dynamique, à l’opposé de la déification du sujet qui a cours dans la vulgate phénoménologique, mais tout aussi réfractaire à la pétrification qu’opèrent les structuralistes, en la plaçant à l’intersection des jeux de signifiants. On pourrait dire que la méthode de Guattari consiste à porter à ébullition les structures figées par Lacan, Althusser ou Lévi-Strauss : substituant à l’ordre immobile des analyses structurales et aux « mouvements lents » de l’histoire braudélienne les liaisons inédites, dynamiques, ondulatoires, que la matière se donne quant elle se voit réorganisée sous l’effet de la chaleur. La subjectivité guattarienne est déterminée par un ordre chaotique, et non plus, comme c’était le cas pour les structuralistes, par la recherche des cosmos cachés sous les institutions quotidiennes « Un certain équilibre reste à trouver entre les découvertes structuralistes certes non négligeables, et leur gestion CHIMERES 4 Le paradigme esthétique pragmatique, pour ne point sombrer dans l’abandonnisme social post-modeme (3). » Cet équilibre ne surviendra qu’à condition d’observer le socius à sa température réelle, à la chaleur des relations interhumaines, et non pas artificiellement « refroidie » afin d’en mieux dégager les structures… Cette urgence chaotique induit un certain nombre d’opérations. La première consiste à décoller la subjectivité du sujet, à dissoudre les liens qui en font l’attribut naturel de celui-ci. Il faut donc lui tracer une cartographie qui déborde largement les limites de l’individu : mais c’est en étendant le territoire du subjectif aux machineries impersonnelles régulatrices de la socialité que Guattari peut appeler à sa « re-singularisation », dépassement de la notion traditionnelle d’idéologie. Seule la maîtrise des « agencements collectifs » de la subjectivité permet d’en inventer des agencements singuliers ; la véritable individuation passe par l’invention de dispositifs de recyclage éco-mental, de même que la mise en évidence de l’aliénation économique par Marx lui permit de travailler à une émancipation de l’homme au sein du monde du travail : Guattari ne fait que signaler à quel point la subjectivité est aliénée, dépendante d’une superstructure mentale, et indiquer des possibilités de libération. Cet arrière-plan marxiste s’avère lisible jusque dans les termes par lesquels Guattari définit la subjectivité : « l’ensemble des conditions qui rendent possible que des instances individuelles et/ou collectives soient en position d’émerger comme Territoire existentiel sui-référentiel, en adjacence ou en rapport de délimitation avec une altérité ellemême subjective (4) ». En d’autres termes, la subjectivité ne saurait être définie que par la présence d’une seconde subjectivité : elle ne constitue un « territoire » qu’à partir des autres territoires qu’elle rencontre ; formation évolutive, elle se modèle sur la différence qui la constitue elle-même en principe d’altérité. C’est dans cette définition plurielle, polyphonique, de la subjectivité qu’apparaît le tremblement perspectif que Guattari fait subir à l’économie philosophique. La subjectivité, explique-t-il, ne saurait exister d’une manière autonome, et en aucun cas fonder l’existence du sujet. Elle n’existe que sur le mode du couplage : association avec « des groupes humains, des machines socio-économiques, des 3. lbid., p. 23. 4. Ibid., p. 21. CHIMERES 5 NICOLAS BOURRIAUD machines informationnelles (5) ». Intuition fulgurante, décisive : si le coup de force de Marx, dans ses Thèses sur Feuerbach, consista à définir l’essence de l’homme comme « l’ensemble des rapports sociaux », Guattari, lui, définit la subjectivité comme l’ensemble des rapports qui se créent entre l’individu et les vecteurs de subjectivation qu’il rencontre, individuels ou collectifs, humains ou inhumains. Percée décisive : on cherchait l’essence de la subjectivité du côté du sujet, on le retrouve, à jamais décentré, pris dans des « régimes sémiotiques a-signifiants »… En cela, Guattari s’avère tributaire encore de l’univers de références structuraliste. Tout comme dans la forêt lévi-straussienne, le signifiant règne en maître dans « l’inconscient machinique » de Guattari (6) : la « production de subjectivité collective » en fournit à la pelle, qui serviront à construire des « territoires minimums » auxquels l’individu pourra s’identifier. Quels sont ces signifiants fluides qui composent la production de subjectivité ? Tout d’abord l’environnement culturel (« la famille, l’éducation, l’environnement, la religion, l’art, le sport ») ; ensuite, la consommation culturelle (« les éléments fabriqués par l’industrie des médias, du cinéma, etc. »), gadgets idéologiques, pièces détachées de la machinerie subjective… Et enfin l’ensemble des machineries informationnelles, qui forme le registre a- sémiologique, a-linguistique, de la subjectivité contemporaine, car « fonctionnant parallèlement ou indépendamment du fait qu’elles produisent des significations ». Le processus de singularisation/individuation consiste précisément à intégrer ces signifiants dans des « territoires existentiels » personnels, en tant qu’outils servant à inventer de nouveaux rapports « au corps, au fantasme, au temps qui passe, aux “mystères” de la vie et de la mort (7) », servant aussi à résister à 1’uniformisation des pensées et des comportements. Dans cette perspective, les productions sociales doivent passer au tamis d’une « écosophie mentale ». La subjectivité individuelle se forme ainsi à partir du traitement des produits de ces machineries : fruit de dissensus, d’écarts, d’opérations de prise de distance, elle est inséparable de l’ensemble des rapports sociaux tout comme les problèmes liés à l’environnement le sont de l’ensemble des rapports de production. Cette détermination à traiter l’existence comme 5. Les trois écologies, Galilée, Paris, 1989, p. 24. 6. L’inconscient machinique. Essai de schizoanalyse, éd. Recherches, Paris, 1979. 7. Les trois écologies, op. cit., p. 22. CHIMERES 6 Le paradigme esthétique un réseau d’interdépendances, relevant d’une écologie unitaire, détermine les rapports de Guattari à la chose artistique : elle ne constitue qu’une plaque de sensibilité parmi d’autres, liée à un système global. Sa réflexion sur l’écologie amène ainsi Guattari à prendre conscience, avant la plupart des « professionnels » de l’esthétique, de la désuétude des modèles romantiques encore en vigueur pour décrire l’art moderne. La subjectivité guattarienne fournit ainsi à l’esthétique un paradigme opérationnel, qui se voit en retour légitimé par la pratique des artistes des trois décennies. 8. Marc Sherringham, Introduction à la philosophie esthétique, Payot, Paris, 1992. 9. Roger Caillois, Cohérences aventureuses, Idées Gallimard. Les unités de subjectivation Si Kant admettait les paysages et l’ensemble des formes naturelles dans le champ d’application de l’esthétique, nous savons que Hegel restreignit ce champ, en le réduisant exclusivement à cette classe d’objets particulière que forment les œuvres de l’esprit. L’esthétique romantique, dont il est possible que nous ne soyons pas véritablement sortis (8), postule que l’œuvre d’art, produit de la subjectivité humaine, exprime l’univers mental d’un sujet. Au cours du XXe siècle, de nombreuses théories discutèrent cette version romantique de la création, sans jamais toutefois en renverser complètement les fondements. Citons l’œuvre de Marcel Duchamp, dont les « ready-made » réduisirent l’intervention de l’auteur à l’élection d’un objet de série et à son insertion dans un système linguistique personnel – redéfinissant ainsi le rôle de l’artiste en termes de responsabilité par rapport au réel. Ou encore l’esthétique généralisée de Roger Caillois (9), qui mettait sur un pied d’égalité les formes nées par accident, par croissance, par moule, et celles issues d’un projet. Les thèses de Guattari, si elles vont dans la même direction en refusant la notion romantique de génie et en figurant l’artiste comme un opérateur de sens, plus que comme un pur « créateur » dépendant d’une inspiration crypto-divine, ne correspondent cependant pas aux hymnes structuralistes concernant la « mort de l’auteur ». Pour Guattari, il s’agit d’un faux problème : ce sont les processus de production de subjectivité qui doivent être redéfinis dans l’optique de leur collectivisation. L’individu n’ayant pas le monopole de la subjectivité, peu importe le modèle de CHIMERES 7 NICOLAS BOURRIAUD l’auteur et sa supposée disparition : « les dispositifs de production de subjectivité peuvent exister à l’échelle de mégapoles aussi bien qu’à celle des jeux de langage d’un individu (10) ». L’opposition romantique entre individu et société, qui structure le jeu de rôles artistique et son système marchand, est bel et bien devenue caduque. Seule une conception « transversaliste » des opérations créatives, amenuisant la figure de l’auteur au profit de celle de l’artiste-opérateur, peut rendre compte de la « mutation » en cours : Duchamp, Rauschenberg, Beuys, Warhol, tous ont bâti leur œuvre sur un système d’échanges avec les flux sociaux, disloquant le mythe de la « tour d’ivoire » mentale que l’idéologie romantique assigne à l’artiste. Ce n’est pas l’effet du hasard si la progressive dématérialisation de l’œuvre d’art, tout au long du XXe siècle, s’est accompagnée d’une irruption de l’œuvre au sein de la sphère du travail. La signature, qui scelle dans l’économie artistique les mécanismes d’échange de la subjectivité (forme exclusive de sa diffusion, qui la transforme en marchandise), implique la perte de la « polyphonie », de cette forme brute de la subjectivité qu’est la polyvocité, au profit d’un morcellement stérilisant, réifiant. Guattari rappelle dans Chaosmose, pour en déplorer la perte, une pratique courante dans les sociétés archaïques qui consiste à donner un grand nombre de noms propres à un même individu. La polyphonie se recompose cependant à un autre niveau, dans ces complexes de subjectivation qui lient des domaines hétérogènes : ces blocs « individu-groupe-machine-échanges multiples (11) » qui « offrent à la personne la possibilité de se recomposer une corporéité existentielle, […] de se resingulariser » dans le cadre d’une thérapie psychanalytique. Il suffit d’accepter le fait que la subjectivité ne relève d’aucune homogénéité : au contraire, elle évolue par découpes, segmentant et démembrant les unités illusoires de la vie psychique. « Elle ne connaît aucune instance dominante de détermination pilotant les autres instances selon une causalité univoque (12). » Appliqué aux pratiques artistiques, ce constat provoque l’effondrement total de la notion de style. L’artiste, muni de l’autorité de la signature, se voit le plus souvent présenté comme le chef d’orchestre de facultés manuelles et mentales enroulées autour d’un principe unique, son style : L’artiste 10. Chaosmose, op. cit, p. 38. 11. Ibid., p. 19. 12. Ibid., p. 12. CHIMERES 8 Le paradigme esthétique occidental moderne se définit tout d’abord comme un sujet dont la signature fait office d’« unificateur des états de conscience », entretenant une confusion calculée entre subjectivité et style. Mais peut-on évoquer encore le sujet créateur, l’auteur et sa maîtrise, quand les « composantes de subjectivation », qui « travaillent chacune plus ou moins à leur propre compte (13) » n’apparaissent unifiées que par l’effet d’une illusion consensuelle dont les gardiens attitrés sont la signature et le style, garants de la marchandise ? Le sujet guattarien se forme de plaques indépendantes, se rapportant à des couplages différents dérivant à la rencontre de champs de subjectivation hétérogènes : le « capitalisme mondial intégré » (C.M.I.), décrit par Guattari, n’a cure des « territoires existentiels » que l’art a pour mission de produire. Par la valorisation exclusive de la signature, facteur d’homogénéisation et de réification des comportements, il peut continuer à faire son office, c’est-à-dire à transformer ces territoires en produits. Autrement dit, là où l’art propose des « possibilités de vie », le C.M.I. nous en envoie la facture. Et si le véritable style, comme l’écrivent Deleuze et Guattari, était, non pas la répétition d’un « faire » réifié mais « le mouvement de la pensée » ? Guattari oppose à l’homogénéisation et à la standardisation des modes de subjectivité, la nécessité d’engager l’être dans des « processus d’hétérogenèse ». Tel est le principe premier de l’écosophie mentale : articuler des univers singuliers, des formes de vie rares ; cultiver en soi la différence, avant de la faire passer dans le social. Toute l’argumentation guattarienne procède de cette modélisation préalable, interne, des rapports sociaux : rien ne sera possible sans une transformation écologique profonde des subjectivités, sans la prise de conscience des interdépendances fondatrices de subjectivité. En cela, il rejoint la plupart des avant-gardes du siècle, qui appelaient à une transformation conjointe des mentalités et des structures sociales. Le dadaïsme, le surréalisme, les situationnistes, tentèrent ainsi de promouvoir une révolution totale, postulant que rien ne pourrait changer dans l’infrastructure (les dispositifs de production) si la superstructure (l’idéologie) ne se voyait pas également profondément remodelée. Le plaidoyer guattarien pour les Trois écologies (environnementale, sociale et 13. Les trois écologies, op. cit, p. 24. CHIMERES 9 NICOLAS BOURRIAUD mentale) sous l’égide d’un « paradigme esthétique » apte à fédérer les différentes revendications humaines, se situe ainsi dans le droit fil des utopies artistiques modernes. 14. Ibid., p. 30. 2. Le paradigme esthétique La critique du paradigme scientiste Dans l’univers « schizoanalytique » de Guattari, l’esthétique bénéficie donc d’un statut à part. Elle constitue un « paradigme », un agencement souple susceptible de fonctionner à plusieurs niveaux, sur différents plans du savoir. Et tout d’abord comme le socle qui lui permet d’articuler son « écosophie » ; comme un modèle de production de subjectivité ; comme un instrument servant à féconder la pratique psychiatrique-psychanalytique. Guattari en appelle à l’esthétique pour contrecarrer l’hégémonie du « surmoi scientiste », qui fige les pratiques analytiques en formules : ce qu’il reproche au « peuple psy », c’est de se tourner vers le passé en manipulant les concepts freudiens ou lacaniens comme autant de certitudes indépassables. L’inconscient lui-même se voit assimilé à une « institution, un équipement collectif »… Révolution permanente dans la méthode ? « Aussi devrait-il en aller […] comme en peinture ou en littérature, domaines au sein desquels chaque performance concrète a la vocation d’évoluer, d’innover, d’inaugurer des ouvertures prospectives, sans que leurs auteurs puissent se prévaloir de fondements théoriques assurés ou de l’autorité d’un groupe, d’une école, d’un conservatoire ou d’une académie (14) ». Seul compte le « work in progress » : la pensée relève d’un art, qui n’est pas synonyme de rhétorique. Nous ne nous étonnerons pas dès lors de la définition que Deleuze/Guattari donnent à la philosophie, « art de former, d’inventer, de fabriquer des concepts (l5) ». Plus généralement, Guattari entend remodeler l’ensemble des sciences et techniques à partir d’un « paradigme esthétique ». « Ma perspective consiste à faire transiter les sciences humaines et les sciences sociales des paradigmes scientistes vers des paradigmes éthico-esthétiques », explique-t-il. Vœu qui s’approche d’un scepticisme scientifique : les théories et les concepts n’ont pour lui que la valeur de « modèles de subjectivations » parmi d’autres, aucune cer- CHIMERES 10 Le paradigme esthétique titude n’est irrévocable. Le critère premier de la scientificité, tel qu’énoncé par Popper, n’est-il pas celui de falsifiabilité ? Selon Guattari, le paradigme esthétique est appelé à contaminer tous les registres du discours, à inoculer le venin de l’incertitude créative et de l’invention délirante dans tous les champs du savoir. Négation de la prétendue « neutralité » scientifique : « ce qui sera désormais à l’ordre du jour, c’est le dégagement de champs de virtualité “futuristes” et “constructivistes” (16) ». Portrait du psychanalyste en artiste : « de même qu’un artiste emprunte à ses devanciers et à ses contemporains les traits qui lui conviennent, de même j’invite ceux qui me lisent à prendre et à rejeter librement mes concepts (17) ». 15. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Qu’estce que la philosophie ?, Minuit, Paris 1991, p. 8. 16. Les trois écologies, op. cit., p. 27. 17. Chaosmose, op. cit., p. 26. La ritournelle, le symptôme et l’œuvre L’esthétique guattarierme, à l’instar de celle de Nietzsche dont elle est largement tributaire, ne considère que le point de vue de créateur. On n’y trouve nulle trace de considérations sur la réception esthétique, à l’exception des pages traitant de la notion de « ritournelle » : il prend pour exemple le fait de regarder la télévision. Car allumer le poste de télé, c’est exposer son « sentiment d’identité personnelle » à l’éclatement temporair, le téléspectateur existant alors au carrefour de plusieurs nœuds subjectifs : la « fascination perceptive » provoquée par le balayage électronique de l’image ; le ravissement (« capture ») procuré par le contenu narratif, agrémenté des « parasites » perceptifs qui surviennent dans la pièce, le téléphone par exemple ; enfin, le « monde de fantasmes » que suscite l’émission perçue comme un « motif existentiel » fonctionnant comme un « attracteur » à l’intérieur du « chaos sensible et significationnel ». La subjectivité plurielle se voit ici « ritournellisée », « accrochée » par ce qu’elle regarde, prélude à la constitution d’un « territoire existentiel » (18). Là encore, la contemplation de la forme se donne, non pas comme une quelconque « suspension du vouloir » (Schopenhauer) mais comme un processus thermodynamique, phénomène de condensation, d’accumulation de l’énergie psychique sur un « motif » dans une perspective d’action. L’art fixe l’énergie, la « ritournellise », la détournant sur la vie quotidienne : affaire de répercussion, de CHIMERES 11 NICOLAS BOURRIAUD ricochet… Pur « affrontement d’un vouloir et d’un matériau », l’art selon Guattari pourrait être comparé à l’activité, toute nietzschéenne, qui consiste à tracer des textes dans le chaos du monde ; autrement dit, à l’acte d’« interpréter et évaluer »… Les « motifs existentiels » offerts à la contemplation esthétique, dans un sens élargi, captent les différentes composantes de la subjectivité et les dirigent : l’art est ce sur quoi, ce autour de quoi la subjectivité peut se recomposer, comme plusieurs spots lumineux s’assemblent en un faisceau pour éclairer un point unique. Le contraire de cette condensation, dont l’art fournit le cas de figure le plus probant, serait la névrose, dans laquelle la « ritournelle », caractérisée par sa fluidité, se « durcit » dans l’obsession ; mais aussi la psychose, qui fait imploser la personnalité en faisant partir les « composantes partielles » de la subjectivité « dans des lignes délirantes, hallucinatoires (19) »… Ce qui nous donne à penser que l’objet lui-même est névrotique : à l’opposé de la fluidité de la « ritournellisation » dont les cristallisations successives rebondissent sur des objets partiels souples, la névrose « durcit » ce qu’elle touche. Le capitalisme intégré, qui transforme les territoires existentiels en marchandises et fait dériver l’énergie subjective vers des produits, fonctionne alors sur le mode de la névrose : il engendre un « immense vide dans la subjectivité », une « solitude machinique » (20) s’engouffrant dans les espaces laissés vacants par la désertification des espaces d’échanges directs. Vide qui ne pourra être comblé qu’en forgeant un nouveau contrat avec l’inhumain, c’est-àdire la machine. La pensée de Guattari s’organise autour d’une perspective analytique dont la cure forme l’horizon lointain : toujours, le mode de la guérison partielle survient pour recomposer le tableau éclaté des subjectivations. L’art n’est jamais loin du symptôme, sans se confondre avec lui. Ce dernier « fonctionne comme ritournelle existentielle à partir du moment où il se répète », quand la ritournelle « s’incarne dans une représentation “durcie”, par exemple un rituel obsessionnel ». Mais, si l’analogie entre la prise d’autonomie du malade et la création artistique est parfois poussée très loin, Guattari se défend d’« assimiler la psychose à une œuvre d’art et la psychanalyse à un artiste »… Simplement, tous deux traitent du 18. Ibid., p. 33. Voir aussi : Félix Guattari, Cracks in the street, in Flash Art n° 135, Summer 1987. 19. Chaosmose, op. cit., p. 33. 20. Félix Guattari, Refonder les pratiques sociales, in Le Monde diplomatique, « L’agonie de la culture », octobre 1993. CHIMERES 12 Le paradigme esthétique même matériau subjectif, qu’il s’agit de faire advenir afin de « guérir » des effets désastreux de l’homogénéisation, cette violence exercée par le système capitaliste à l’encontre de l’individu, répression des dissensus qui seuls peuvent fonder sa subjectivité. En tous cas, l’art et la vie psychique sont imbriqués dans les mêmes agencements : Guattari ne décrit l’art en des termes immatériels que pour mieux matérialiser les mécanismes de la psyché. Dans l’analyse comme dans l’activité artistique, « le temps cesse d’être subi ; il est agi, orienté, objet de mutations qualificatives ». Si le rôle de l’analyste consiste à « créer des foyers mutants de subjectivation », la formule pourrait aisément s’appliquer à l’artiste. 21. Chaosmose, op. cit., p. 28. L’œuvre d’art comme objet partiel L’œuvre d’art n’intéresse donc Guattari que dans la mesure où il ne s’agit pas d’une « image passivement représentative », autrement dit d’un produit. L’œuvre matérialise des territoires existentiels, au sein desquels l’image assume le rôle de vecteur de subjectivation, de « shifter » apte à déterritorialiser notre perception avant de la « rebrancher » sur d’autres possibles : celui d’un « opérateur de bifurcations dans la subjectivité ». Là encore, l’œuvre d’art ne peut se targuer d’aucune exclusive, même si elle offre le modèle de cette « connaissance pathique » qui est le propre de l’esthétique, cette « expérience non discursive de la durée »… Ce mode de connaissance n’est possible qu’à condition de ne pas voir dans la contemplation de l’œuvre d’art une simple délectation. Guattari rôde dans les parages de Nietszche, transposant le vitalisme du philosophe allemand (« est beau un problème qui nous incite à nous dépasser ») dans le champ lexical psychoécologique qu’il affectionne : il voit ainsi dans la contemplation esthétique un processus de « transfert de subjectivation ». Ce concept, emprunté à Mikhail Bakhtine, désigne le moment ou la « matière d’expression » devient « formellement créatrice » (21), instant du passage de témoin entre l’auteur et le regardeur. Ici, les postulats de Guattari s’avèrent très proches de ceux que Marcel Duchamp énonçait dans sa fameuse conférence de Houston en 1954 concernant « le processus créatif » : le regardeur est le co-créateur de l’œuvre, pénétrant dans les arcanes de la création par le biais du « coefficient CHIMERES 13 NICOLAS BOURRIAUD d’art », qui est la « différence entre ce que [l’artiste] avait projeté de réaliser et ce qu’il a réalisé (22) », Duchamp décrit ce phénomène en des termes proches de la psychanalyse : il s’agit bien d’un « transfert » duquel « l’artiste n’est nullement conscient », et la réaction du regardeur devant l’œuvre s’opère sous l’espèce d’une « osmose esthétique qui a lieu à travers la matière inerte : couleur, piano, marbre, etc. » Cette théorie transitionnelle de l’œuvre d’art est reprise par Guattari, qui en fait le socle de ses propres intuitions quant à la nature fluide de la subjectivité, dont les composantes fonctionnent en s’accrochant temporairement, nous l’avons vu, sur des « territoires existentiels » hétérogènes. L’œuvre d’art n’arrête pas le regard : c’est le processus fascinatoire, parahypnotique, du regard esthétique qui cristallise autour de lui les différentes composantes de la subjectivité, et les redistribue vers de nouveaux points de fuite. L’œuvre est le contraire du butoir que définit la perception esthétique classique, qui s’exerce sur des objets finis, des totalités fermées. Cette fluidité esthétique demeure inséparable d’un questionnement de l’autonomie de l’œuvre. Guattari définit cette dernière comme un « objet partiel », qui ne bénéficie que d’une « autonomisation subjective relative », à l’instar de l’objet a dans l’inconscient lacanien (23). L’objet esthétique prend ici le statut d’un « énonciateur partiel », dont la prise d’autonomie permet de « sécréter de nouveaux champs de référence ». Cette définition épouse l’évolution des formes artistiques d’une manière très féconde : la théorie de l’objet partiel esthétique comme « segment sémiotique » détaché de la production subjective collective pour se mettre à « travailler à son propre compte » décrit à la perfection les méthodes de production artistiques aujourd’hui les plus courantes : sampling d’images et d’informations, recyclage de formes d’ores et déjà socialisées ou historisées, invention d’identités collectives : tels sont les procédés de l’art actuel, nés d’un régime d’images hyper-inflationnel. Ces stratégies pour objets partiels insèrent l’œuvre dans le continuum d’un dispositif d’existence, au lieu de lui conférer dans le registre de la maîtrise conceptuelle l’autonomie traditionnelle du chef-d’œuvre. Ces œuvres ne sont plus des peintures, des sculptures, des installations, termes correspondant à des catégories de la maîtrise et à l’ordre des produits, mais de 22. « Marcel Duchamp, le processus créatif », in Duchamp du signe, Flammarion, Paris. 23. Chaosmose, op. cit., p. 27. CHIMERES 14 Le paradigme esthétique simples surfaces, des volumes, des dispositifs, qui s’emboîtent dans des stratégies d’existence. Nous touchons là aux limites de la définition de l’activité artistique que proposent Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie ? : « connaissance du monde par percepts et affects »… Car l’idée même d’un objet partiel renvoyant à un mouvement de singularisation des composantes hétérogènes de la subjectivité induit une idée de totalité : « l’énonciateur partiel » que constitue l’œuvre d’art ne dépendant pas d’une catégorie particulière de l’activité humaine, comment pourrait-elle donc se limiter à cet ordonnancement particulier que suggère le plan des « affects » et des « percepts » ? Pour être pleinement œuvre d’art, elle doit aussi proposer les concepts nécessaires au fonctionnement de ces affects et percepts, dans le cadre d’une expérience totale de la pensée. Faute de quoi, la catégorisation combattue du côté de la fonction se recompose fatalement sur le plan des matériaux qui fondent la pensée. Il apparaît donc plus judicieux, à la lumière des textes de Guattari eux-mêmes, de définir l’art en tant que construction de concepts à l’aide de percepts et d’affects, visant une connaissance du monde. 24. Les trois écologies, op. cit., p. 39. 25. Chaosmose, op. cit., p. 185. Pour une praxis artistique-écosophique Le fait écosophique consiste en une articulation éthicopolitique entre l’environnement, le social et la subjectivité. Il s’agit de reconstituer un territoire politique perdu, puisque écartelé par la violence déterritorialisante du « capitalisme mondial intégré ». « L’époque contemporaine, en exacerbant la production de biens matériels et immatériels, au détriment de la consistance des Territoires existentiels individuels et de groupe, a engendré un immense vide dans la subjectivité qui tend à devenir de plus en plus absurde et sans recours (24) », et la pratique écosophique, axée sur les notions de globalité et d’interdépendances, vise à reconstituer ces territoires existentiels à partir de modes de fonctionnements de la subjectivité jusque-là soigneusement mis en minorité. L’écosophie peut prétendre « se substituer aux vieilles idéologies qui sectorisaient de façon abusive le social, le privé et le civil (25) ». Dans cette perspective, l’art s’avère là encore un auxiliaire précieux, dans la mesure où il fournit un « plan CHIMERES 15 NICOLAS BOURRIAUD d’immanence » (26), à la fois très organisé et très « absorbant », pour l’exercice de la subjectivité. D’autant plus que l’art contemporain s’est développé dans le sens d’un déni de l’autonomie (et donc, de la sectorisation) que lui conféraient les théories formalistes du « modernisme », dont Clement Greenberg fut le principal promoteur. L’art ne se définit plus aujourd’hui que comme un lieu d’importation de méthodes et de concepts, une zone d’hybridations. Comme le disait l’un des animateurs du mouvement Fluxus, Robert Filliou, l’art offre un « droit d’asile » immédiat à toutes les pratiques déviantes qui ne trouvent pas leur place dans leur lit naturel. Ainsi nombre d’œuvres fortes des trois dernières décennies ne se sont-elles déversées dans le domaine de l’art que parce qu’elles avaient atteint un point limite dans d’autres domaines : Marcel Broodthaers avait ainsi trouvé un moyen de continuer la poésie dans l’image ; et Joseph Beuys, celui de poursuivre la politique dans la forme. Guattari semble avoir enregistré ces glissements, cette capacité de l’art moderne à embrasser les systèmes de production les plus divers. Il critique volontiers l’art en tant qu’activité spécifique, menée par un corps de métier particulier. L’expérience de la clinique est pour beaucoup dans cet étonnement devant cette fragmentation, cette « subjectivité corporatiste » finalement fort récente, et qui nous amène, par exemple, dans un réflexe de « sectorisation », à « esthétiser un art rupestre dont tout nous laisse à penser qu’il avait une portée essentiellement technologique et culturelle ». L’exposition « Primitivisme dans l’art du XXe siècle », qui s’est récemment tenue au MOMA à New York, fétichise ainsi des « corrélations formelles, formalistes et finalement assez superficielles », entre des œuvres se retrouvant déracinées de leurs contextes respectifs, « d’un côté tribal, ethnique, mythique, de l’autre culturel, historique, économique ». La racine de la praxis artistique se trouve dans la production de subjectivité, peu importe le mode particulier de production. Mais cette activité s’avère néanmoins déterminée par l’agencement énonciatif choisi. 26. Qu’est-ce que la philosophie ?, op. cit., p. 38. 27. Chaosmose, op. cit, p. 183. L’économie comportementale de l’art actuel « Comment faire vivre une classe scolaire comme une œuvre d’art ? », demande Guattari (27)… Il pose ainsi le problème CHIMERES 16 Le paradigme esthétique ultime de l’esthétique, celui de son utilisation, de sa possible injection dans des tissus qui lui sont imperméables dans l’économie capitaliste. Tout nous donne à penser que la modernité s’est construite, dès la fin du XIXe siècle, sur l’idée de la « vie comme œuvre d’art ». Selon la formule d’Oscar Wilde, la modemité est le moment où « ce n’est pas l’art qui imite la vie, mais la vie qui imite l’art »… Marx va dans la même direction, en critiquant la distinction classique entre praxis (acte de se transformer soi-même), et poïésis (action « nécessaire », servile, visant à produire ou transformer la matière). Marx pensait au contraire que « la praxis passe constamment dans la poïésis, et réciproquement ». Plus tard, Georges Bataille a bâti son œuvre sur la critique de ce « renoncement à l’existence en échange de la fonction » qui fonde l’économie capitaliste. Les trois registres : science, fiction et action, brisent l’existence humaine en la calibrant en fonction de catégories préétablies (28). L’écosophie guattarienne pose elle aussi la totalité de l’existence comme préalable à la production de subjectivité. Celle-ci y prend la place centrale que Marx assigne au travail et que Bataille donne à l’expérience intérieure, dans l’effort de recomposition individuel et collectif de la totalité perdue. Car « la seule finalité acceptable des activités humaines, écrit Guattari, est la production d’une subjectivité auto-enrichissant de façon continue son rapport au monde (29) ». Une définition qui s’applique idéalement aux pratiques des artistes contemporains : créant et mettant en scène des dispositifs d’existence incluant méthodes de travail et modes d’être, en lieu et place des objets concrets qui délimitaient jusqu’alors le champ de l’art, ils utilisent le temps comme un matériau. La forme prime sur la chose, les flux sur les catégories : la production de gestes l’emporte sur celle des choses matérielles, Les regardeurs sont aujourd’hui amenés à franchir le seuil de « modules temporels catalyseurs », plus qu’à contempler des objets immanents clos sur leur monde de référence. L’artiste va jusqu’à se présenter comme un univers de subjectivation en marche, comme le mannequin de sa propre subjectivité : il devient alors le terrain d’expériences privilégiées et le principe synthétique de son œuvre, évolution que prépare toute l’histoire de la modemité. L’objet d’art, dans cette économie comportementale, acquiert une sorte 28. « Georges Bataille, l’apprenti sorcier », in Denis Hollier, Le collège de sociologie, Idées Gallimard. 29. Chaosmose, op. cit., p. 38. CHIMERES 17 NICOLAS BOURRIAUD d’aura déceptive, agent de résistance à sa distribution marchande ou parasite mimétique de celle-ci. Dans un univers mental où le « ready-made » constitue un modèle privilégié, en tant que production collective (l’objet de série) assumée et recyclée dans un dispositif plastique autopoïétique, les schèmes de pensée de Guattari nous aident à penser les mutations en cours dans l’art actuel. Mais tel n’était pourtant pas le but premier de leur auteur, pour lequel l’esthétique se doit avant toute chose d’accompagner et infléchir les mutations sociétales… La fonction poétique, qui consiste à recomposer des univers de subjectivation, n’aurait ainsi peut-être pas de sens si elle ne pouvait pas, aussi, nous aider à surmonter les « épreuves de barbarie, d’implosion mentale, de spasme chaosmique, qui se profilent à l’horizon, et pour les transformer en richesses et en jouissances imprévisibles (30) »… ❏ 30. Ibid., p. 187. CHIMERES 18