MAYO UN PEINTRE ET LE CINEMA
Transcription
MAYO UN PEINTRE ET LE CINEMA
MAYO UN PEINTRE ET LE CINEMA Collection Champs visuels dirigée par Pierre-Jean Benghozi, Jean-Pierre Esquenazi et Bruno Péquignot Une collection d'ouvrages qui traitent de façon interdisciplinaire des images, peinture, photographie, B.D., télévision, cinéma (acteurs, auteurs, marché, metteurs en scène, thèmes, techniques, publics etc.). Cette collection est ouverte à toutes les démarches théoriques et méthodologiques appliquées aux questions spécifiques des usages esthétiques et sociaux des techniques de l'image fixe ou animée, sans craindre la confrontation des idées, mais aussi sans dogmatisme. Dernières parutions Vincent LOWY, L 'histoire infUmable, 2001. Soon-Mi PETEN, Frédéric SIJCHER, Yvon THIEC (coordonné par) L'audiovisuel en Europe à l'épreuve de la convergence et de la régulation, 200 I. Jacques WALTER (sous la direction de), Télévision et exclusion, 2001. Jean-Paul AUBERT, Le cinéma de Vicente Aranda, 2001. Ondine BRÉAUD, Le Réalisme dans l'image informatique, 2001. Uwe BERNHARDT, Le regard imparfait: réalité et distance en photographie, 200 I. Steven BERNAS (textes réunis et présentés par), Les écrits méxicains de S. M Eisenstein, 2001. Jacqueline NACACHE, Hollywood, l'ellipse et l'infilmé, 2001. Stéphane LOJKINE, L'écran de la représentation, 2001. Michel IONASCU, Cheminots et cinéma -la représentation d'un groupe social dans le cinéma et l'audiovisuel français-, 200 I. Pascale BLOCH, Image et droit, 2002. Nikita MalIiarakis MAYO UN PEINTRE ET LE CINEMA Préface de Francis Ramirez L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris France L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRlE L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino ITALIE Du même auteur: (en collaboration) Pierre Gripari. Les Dosssiers H, L'Age d'Homme, Lausanne, 2001 @ L'Hannattan, 2002 ISBN: 2-7475-2086-2 Préface par Francis RAMIREZ Professeur à l'Université Paris-III Sorbonne-Nouvelle Quand un jeune homme ou une jeune fille veulent "faire du cinéma", il va de soi qu'ils rêvent de devenir réalisateurs. Quand un étudiant s'engage dans la voie des études cinématographiques, il va de soi qu'il rêve de se frotter à une "grande oeuvre". La politique des auteurs, en faisant entrer le cinéma à cor et à cris dans l'imaginaire monarchique qui prévaut pour la littérature et la peinture, a non seulement sacré le cinéaste roi de son oeuvre, mais elle a aussi transformé en citrouilles les vingt carrosses des métiers moins brillants sans lesquels un film ne se fait pas. Notre nation immodeste n'attendait sans doute que ce signal. Le moindre fantassin veut être général; la simple vivandière rêve de maréchalat. Ce n'est pas d'aujourdhui. La Fontaine appelait cela "le mal français". Le premier mérite de l'étude de Nikita Malliarakis est de rompre avec cette exclusivité géographique des sommets. Elle porte en effet sur l'un des métiers les plus injustement ignorés du cinéma: celui de costumier. Elle comble ainsi une lacune et ouvre des perspectives. Voir un film à travers les vêtements qui l'habillent, c'est en effet consentir à se dépayser et c'est prodigieusement intéressant. Le costume, ainsi grossi, devient à lui tout seul un métonyme du film. A travers ses raideurs, sa souplesse, ses patines, son clinquant ou sa sagesse, il montre le 7 degré d'exigence qui gouverne toute l'œuvre. Il est, à sa manière, un indicateur éthique. Toute la sémiologie de vêtement s'applique au costume de cinéma. Un film bien habillé peut l'être de vingt manières. Il yale film dandy, celui dont l'élégance, presque invisible, se pare d'étoffes éteintes, de vêtements vraiment portés, expressifs comme un visage et composant ce chic profond qui ne se remarque qu'après-coup. Il y a, à l'opposé, le film habillé d'ostentation, celui qui, pour faire court, ne croit pas à la qualité de son public.Nikita Malliarakis examine avec précision les choix, souvent très importants pour l'image du film, devant lesquels est placé le costumier. Il peut faire du vêtement le chiffre d'un caractère; ou, au contraire, se servir de l'habit pour indiquer une zone d'ombre, une réserve de contradictions. Le costumier, surtout s'il est peintre, peut aussi, en accord avec le réalisateur ou parfois à son insu, jouer sa partie en artiste qui applique des taches de couleurs, qui compose des harmonies de matières et risque des discordances. Il cesse alors d'être le costumier du film pour en devenir proprement le couturier. Pour aborder ces questions, si intéressantes qu'il faut s'étonner qu'elles n'aient pas davantage retenu l'attention, Nikita Malliarakis n'a pris qu'un seul exemple, mais il est de taille. C'est celui du peintre Mayo, qui habilla, entre autres films célèbres, Les Enfants du Paradis de Marcel Camé et qui, avec Christian Bérard, chiffonnier de génie des films de Jean Cocteau, est l'un des rares costumiers dont le nom soit connu d'un vaste public cinéphile. Nikita Malliarakis avait pour cela une bonne raison: Mayo était son père. Il lui fallut cependant trouver la bonne distance avec ce modèle toujours redoutable qu'est un père prestigieux et disparu. Il y parvint en se concentrant sur les aspects scientifiques de sa recherche et en mettant en ordre son abondante documentation. Le reste, c'est-à-dire l'hommage filial, vint par surcroît et sans avoir besoin d'être énoncé. Il en résulte une monographie dont on se plaît à penser qu'elle pourrait donner à d'autres chercheurs l'envie de continuer. Tant de citrouilles ne demandent qu'à devenir carrosses... 8 INTRODUCTION Christian Bérard voyait dans le costume "la seconde peau de l'acteur" . Tout semble lui donner raison: Marlène Dietrich sans le viril uniforme qui la sangle pour le finale de L'Impératrice rouge, le docteur Caligari sans son invraisemblable haut-deforme, Monsieur Hulot sans son imperméable fripé auraient-ils autant marqué l'esprit du public? L'identité visuelle d'un film résulte d'un travail collectif auquel le "costumier" contribue immensément. Le vêtement donne, par la richesse de l'étoffe ou la recherche du dessin, force et épaisseur aux fantômes qui, le temps d'une projection, devront attirer le regard du spectateur. Une question peut dès lors se poser quant à la place exacte du costume dans le pouvoir de séduction et de conviction d'un film : quel élément, de la coupe, de l'étoffe ou du sens que ce costume doit charrier, comptera le plus dans la réussite d'une création et dans son intégration à l'ensemble narratif? Sans doute esFil vain de vouloir départager les facteurs d'une réussite, tant tous semblent avoir leur place. Aussi l'un des buts de ce travail sera-t-il d'analyser les détails de l'œuvre réalisée pour le cinéma par un créateur, en détachant les facteurs déterminants qui assurent le succès - succès devant s'entendre comme intégration réussie à la diégèse et renforcement de celle-ci - de ses créations. Cette étude portera sur la contribution, en tant que costumier, mais aussi en tant que décorateur, du peintre Maya. Familier du monde intellectuel parisien d'avant-guerre, Maya fit son entrée dans le cinéma en 1943, après quelques travaux pour le théâtre. Poussé par les difficultés de J'Occupation, convaincu enfin par son ami Jacques Prévert, il débuta en créant les costumes des Enfants du paradis. Expert dans J'art de dessiner un vêtement, Maya avait les connaissances nécessaires pour recréer une époque: son métier de peintre et sa familiarité avec l'équilibre des images l'aidèrent à 9 éviter l'ostentation parfois visible dans les travaux de certains de ses confrères. Georges Annenkov, dans ses souvenirs, dit grand bien des peintres-costumiers: "Quand un artiste de la mise en scène (...) fait appel à un artiste pour les costumes, ce dernier se donne à sa tâche avec la même pénétration dans le sujet, avec le même tact et contrôle intérieur que lorsqu'il peint une vaste fresque murale, le mariage des éléments vestimentaires, dramatiques et architecturaux s'accomplit immédiatement, et la figuration enrichit le film avec une parfaite orchestration. "1_Etde citer les collaborations de Jean Hugo à La Passion de Jeanne d'Arc, de Bérard à La Belle et la bête... et de Mayo aux Enfants du paradis. Egalement décorateur - principalement pour le théâtre - Mayo passa d'un genre cinématographique à l'autre, du meilleur au moins bon: Marcel Camé, mais aussi René Clair, Howard Hawks, Jacques Becker, Richard Pottier firent appel à lui. Malgré une filmographie abondante, Mayo demeure cependant méconnu en tant qu'homme de cinéma. A sa mort en 1990, Libération2 annonça le décès du "décorateur des Enfants du paradis", ce qui était faire peu de cas d'Alexandre Trauner. Ce manque de notoriété peut s'expliquer par le terme peu gratifiant de "costumier", qui évoque davantage un fripier qu'un artiste, par le caractère hétéroclite d'une filmographie ne permettant pas de rattacher Mayo à une "famille" de cinéma bien précise (si l'on excepte sa collaboration avec Marcel Camé); mais aussi et surtout par le fait que Mayo lui-même considérait son travail cinématographique comme un simple gagne-pain, de peu d'intérêt en regard de son oeuvre picturale. Ce travail a pour objectif de souligner les aspects marquants et originaux de l'œuvre cinématographique de Mayo et sera le premier à présenter une liste complète de ses films, comprenant I £11habillallt les vedettes. Robert 1989), page 18. Marin éditeur, 24 octobre 1990 10 195] (Rééd : Quai Voltaire, quelques titres où sa participation ne fut pas mentionnée au générique. La découverte de l'ensemble des films auxquels Mayo collabora permet de souligner, malgré les différences de traitement et d'intention des metteurs en scène, malgré la grande variété des styles et des sujets traités, l'unité de son oeuvre. Celleci se caractérise par une discrète distanciation, mise au service de la narration. En collaboration souvent étroite avec les cinéastes, Mayo contribue par ses costumes à créer des silhouettes à michemin entre le personnage et la figure, marquées par une distanciation qui ne verse jamais dans la fausseté. En m'appuyant sur les témoignages des auteurs et techniciens que j'ai pu rencontrer, j'ai pu à peu près reconstituer les conditions de travail de Mayo sur un certain nombre de films, mais également déterminer les intentions des metteurs en scène. Entre René Clément, soucieux avant tout de réalisme pour Gervaise et Alexandre Astruc, désireux de montrer des personnages qui, avant tout, soient des "archétypes", Mayo sut moduler son talent, sans omettre d'ajouter à son travail la note de distanciation qui fait du costume autre chose qu'un ornement. Sans doute est-il utile de préciser en quoi cette distance paraît essentielle dans le travail du costumier: la "tromperie" contenue dans la fiction est génératrice de plaisir dans la mesure où le spectateur aura conscience d'être trompé, sentiment générateur de connivence l'expérience esthétique est "inséparable du mouvement de réjlexivité qui caractérise la conscience (...) L'artifice est le contraire de la nature, mais pas du naturel: il en ,,,,3 Le vrai n'est pas rattaché à une est même parfois la condition. problématique de la référence, mais de la confiance, c'est-à-dire de la croyance, et la meilleure manière de "faire croire" passe encore par la sincérité. Par définition, la fiction nous introduit dans un univers où les formes de l'apparence se donnent comme l'illusion du réel. La vérité, dès lors, ne peut plus être définie par l'adéquation entre la représentation et la réalité, mais au contraire par la capacité de la représentation à faire naître chez le spectateur 3Jacqueline Lichtenstein, La couleur éloquente, 11 Flammarion, 1989. la croyance en la réalité de ce qui est représenté. L'art du peintre, dans sa définition platonicienne, ne fait pas, dès lors, qu'embellir la réalité, mais se substitue à elle: seule importe alors l'illusion de réalité que peut apporter la cohérence esthétique. Le "discours" et le "spectacle" doivent dès lors s'unir tout en persuadant, et ne jamais oublier la substance au profit des effets. La distanciation présente dans l'art du costumier, du décorateur ou du peintre, est donc celle de l'embellissement, qui ne doit pas se comprendre comme une édulcoration de la réalité, mais comme la recréation d'un monde nanti d'une unité esthétique. Au plaisir de l' œil s'ajoute donc la conscience de l'importance narrative des éléments du spectacle: le spectateur appréciera le spectacle en tant que tel, tout en étant conscient de la vision d'ensemble qui lui est proposée. L'art du costumier ne peut être qu'essentiel à l'unité d'une oeuvre cinématographique. Cette étude sera autant historique qu'analytique: j'y ai inclus une biographie détaillée de Mayo, qui me paraissait nécessaire pour replacer l'ensemble de son travail dans son contexte historique. On trouvera en début du mémoire un entretien que m'a accordé Marcel Carné peu avant sa disparition. J'ai choisi de privilégier les figures saillantes du travail de Mayo, en analysant les caractéristiques des personnages de chaque film et en relevant, le cas échéant, les points communs d'un film à l'autre. Le rôle des costumes en tant que point d'appui diégétique sera souligné, et principalement leur place dans la définition psychologique des personnages: je m'attacherai également à étudier le costume en tant qu'élément stylistique. J'ai en outre choisi de séparer les costumes "anciens" des costumes "modernes" : il m'apparaissait en effet intéressant de traiter la manière particulière dont un costume "moderne" peut devenir un élément essentiel de la diégèse malgré un potentiel de fantaisie a priori moins grand que celui des tenues du XIXème siècle ou de l'Antiquité. Tous les films auxquels Mayo apporta sa contribution ne seront cependant pas inclus dans cette étude. Plusieurs oeuvres (Du Mouron pour les petits oiseaux, Comme un poisson dans l'eau), 12 indisponibles même aux Archives du film du CNC, se sont révélées invisibles: fort heureusement, il ne s'agit pas là de ses collaborations les plus intéressantes. Les films dont Mayo dessina ou supervisa les décors sont relativement peu nombreux4 : son rôle sur Le Rideau cramoisi ainsi que sur Amélie ou le temps d'aimer se limita au choix des meubles et des accessoires du décor5 (le budget du premier film étant limité, il amena sur le tournage plusieurs pièces de mobilier lui appartenant). Le court-métrage L 'Homme, réalisé par son beaufrère Gilles Margaritis, et le très médiocre Au cœur de la Casbah ne nécessitaient que la construction d'un seul décor (la chambre du personnage principal pour l'un, une boîte de nuit située dans une cave pour l'autre). Pour les besoins du moyen-métrage télévisé Les Quatre mousquetaires de Margaritis et du Sans famille d'André Michel, Maya dessina les maquettes de plusieurs décors sans participer directement à leur réalisation. Ses seuls travaux, en tant que "décorateur" proprement dit, sont Mina de Vanghel (pour lequel plusieurs décors furent construits, selon l'assistantréalisateur Pierre Merle), Trois femmes d'André Michel (pour certaines scènes des premier et deuxième sketches) et Léviathan., de Léonard Keigel. Si ce dernier film présente des aspects intéressants, notamment en ce qui concerne la création d'une ambiance "glauque" et étouffante, restituant bien l'univers de Julien Green6, la somme de son travail en tant que décorateur ne 4Cela peut s'expliquer notamment par le fait que, pour des raisons purement syndicales, Mayo pouvait difficilement être décorateur en titre. Ainsi, pour Trois femmes, il fut obligé de s'adjoindre Alexandre Hinkis, un "vrai" décorateur avec qui il s'entendit fort mal. Fernand Marzelle, assistant d'André Michel, décrit ainsi leur collaboration: "Hinkis était une catastrophe, une nullité, un type insupportable qui se prenait pour un grand professionnel et prétendait apprendre le boulot à Maya. Ils ne pouvaient pas se sentir!" (Propos recueillis en mars 1998) 5Son rôle sur les publicités réalisées par André Michel pour L'Oréal était à peu près équivalent (voir à ce sujet la biographie de Mayo). 6Léonard Keigel connaissait Mayo depuis Gervaise, film sur lequel il était assistant. "Mayo avait en tant que costumier un prestige énorme: cela m/avait épaté de le rencontrer, sa présence au générique était une garantie de qualité. Cependant son talent de décorateur était peu connu. Pourtant il avait un sens fabuleux du détail et de l'objet. Je voulais que les décors soient réels mais avec 13 permet pas de dégager suffisamment de traits communs pour justifier une étude approfondie: aussi ne sera-t-elle pas étudiée ici outre mesure. Maya se livrait d'ailleurs sans plaisir à ses tâches de décorateur, les considérant bien'moins intéressantes, d'un point de vue artistique, que son rôle de créateur de costumes: proche d'Alexandre Trauner, il avait bien conscience de n'être pas un vrai professionnel dans ce domaine. C'est donc l'œuvre de Mayo en tant que "costumier", supérieure en qualité comme en quantité, qui fera l'objet de la présente étude. Une iconographie, que j'espère suffisamment représentative, accompagnera ce travail. Cette étude débutera, afin d'apporter une vue d'ensemble de sa carrière et de situer dans leur contexte les films étudiés, par une biographie de Mayo, suivie d'un entretien avec Marcel Camé, dont Mayo fut, des années quarante aux années soixante, un collaborateur régulier. L'ouvrage se composera de deux parties, l'une consacrée aux costumes d'époque, l'autre aux costumes contemporains, chacune des deux parties principales étant divisée en deux sous-parties, la première traitant des personnages masculins, la seconde des personnages féminins. quelque chose ell plus. Le romall de Julien Greell est ulle transfiguration de la réalité. /I fallait que les décors participent au ton du film, que quelque chose renvoie à la psychologie des personnages. Par exemple Louis Jourdan, qui joue le rôle principal, est malheureux: je voulais qu'en rentrant dans son appartemellt, il passe par Ull couloir qui ressemblerait à une espèce de boyau. J'avais demandé à Maya de choisir minutieusement les objets, les meubles, afin que le film n'ait pas un tall uniquement réaliste, qu'il y ait un "plus", quelque chose qui ne se décrit pas, mais se sellt. Les décors devaient donner l'impression de suinter, d'étouffer les persollnages, tout en évitant le misérabilisme. /I fallait qu'ils respirent la solitude, la tristesse, tout en restant dignes: la chambre d'Angèle est pauvre mais digne. J'ai choisi Maya car je savais qu'il saurait m'aider à choisir les objets, à obtenir une transfiguration des décors sans pour autallt que cela se voie trop. J'aimais la stylisation discrète de ses costumes et je savais qu'il saurait la coml1lwliquer aux décors." (Propos recueillis au printemps 1997.) 14 MAYO: BIOGRAPHIE Antoine Malliarakis naît à Port-Saïd en janvier 1905, d'un père grec, ingénieur travaillant pour la Compagnie du Canal de Suez, et d'une mère bourguignonne. N'aimant pas son prénom, et ses amis prononçant son nom "Mayarakis", il prend très tôt le diminutif de Mayo. Dès l'âge de trois ans, il est attiré par le dessin: "[A l'école maternelle], on me donna un pioupiou à colorier. Très intrigué par les petits points entre les godillots du soldat, je courus vers la jeune maîtresse. Elle m'expliqua que c'était du sable que je n'avais qu'à teinter de jaune. Le résultat m'éblouit. Je n'en ai jamais oublié la sensation; je la retrouvai plus tard devant les gravures du 18ème siècle et ô merveille! devant celles de Picasso"'? Son enfance est heureuse: avec une bande d'amis appartenant à toutes les races d'une Egypte cosmopolite, il passe ses journées à nager au soleil, "à courir des jardins immenses et déserts". Les années se passent entre Ismaïlia où a été nommé Malliarakis père, PortSaïd et la Bourgogne. Le guerre éclate et Ismaïlia devient un immense dortoir pour des milliers de soldats de l'empire britannique, dont l'adolescent se rappelle l'ivresse quasi chronique. Pour les distraire, on installe de petits cinémas. "Nous découvrîmes Charlot. La révélation fut aussi grande que plus tard celle de Picasso". Les débuts d'une vie d'artiste. Mayo dessine constamment. Pour obtenir de la couleur, il écrase des fleurs sur les parois brûlantes des citernes. Il découvre dans les bibliothèques publiques, la peinture "boche" des cubistes, l'art romantique ou japonais, Van Gogh qui lui apprend qu'" on pouvait peindre sans couleurs sombres!" Il devient pensionnaire au collège jésuite d'Alexandrie où un professeur catalan lui enseigne le dessin. Son père le voudrait ingénieur, lui désire peindre. Cela n'est pas du goût de Yani Malliarakis qui, ayant durant ses années 7Les propos de Mayo sont tirés de notes autobiographiques 1966. 17 inédites, écrites en d'étude connu un "vieux fou" nommé Cézanne, voue aux gémonies ces "damnés artistes"! Afin de transiger, Maya accepte de faire des études d'architecte, prétexte pour aller à Paris. Il gagne la France en 1923, passant par Venise, Sienne et Florence dont il visite tous les musées en y traînant son père. "Je voyais enfin de la peinture/" A Paris, Maya est installé dans un atelier préparatoire et sitôt ses parents partis, s'en va dessiner au cabaret de la Grande Chaumière. Le jeune Grec d'Égypte fait connaissance avec Montparnasse, les galeries d'art et la vie de Paris qui "à cette époque offrait à un jeune homme toute la liberté et la folie qu'i! peut souhaiter." Réceptions, co~ktails et "boîtes" pleines à craquer forment un tourbillon de fêtes endiablées et cosmopolites. Les rencontres de Maya sont multiples: Tristan Tzara, Antonin Artaud, André Salmon, René Crevel, Paul Guillaume, Zborovski, Kisling, Foujita, Picasso qu'il croise un jour et dont le feu du regard le "transperce". Un brillant jeune homme nommé Maurice Sachs8 le conseille dans ses lectures. Tzara lui présente Picabia, "très grand seigneur". "Au "Jockey" se déchaînaient chaque soir les plus louftingues démences. Toute la salle remuait en même temps. J'accrochais au mur des dessins du jour ou de grandes compositions fantaisistes que je peignais sur du papier d'architecte punaisé au-dessus de mon lit d'hôtel. " Au bout de deux ans, la famille de Maya reparaît et, guère enthousiasmée par son peu d'empressement à finir ses études, l'envoie à Lyon. Maya étudie plus sérieusement grâce à Tony Garnier9 et est admis à l'école des Beaux-Arts. Après un an de vie lyonnaise, il retrouve Paris où il découvre la galerie des surréalistes. Yani Malliarakis, voyant que son fils s'obstine à vouloir peindre, décide de le "ramener à la raison" en lui coupant 8Ecrivain et escroc notoire (1904-1945), un temps proche de Cocteau: bien que d'origine juive, il se ralliera au nazisme par pure amoralité et connaîtra, en Allemagne, une fin sordide. 9Célèbre architecte lyonnais (1859-1948), il fut l'un des pères de l'''architecture rationnelle" et construisit notamment le stade et les abattoirs de Lyon. 18 les vivres. "Je restais donc à peu près deux ans à ne plus voir un billet de cinquante francs. Je ne sais comment j'ai pu vivre. Il y a eu des hôteliers charmants qui m'ont fait crédit. Nous dînions somptueusement dans des parties où le caviar se distribuait à la louche. J'allais à pied partout. (...) De temps en temps je vendais un dessin. Je peignais des panneaux décoratifs pour les bureaux de mes amis fortunés, de grandes enseignes pour les entrées des cinémas." Mayo travai1le également comme décorateur: sur la scène du théâtre Antoine, il reconstitue le décor du "Jockey" pour les besoins de la pièce Les Montparnos de Michel Georges Michel, avec Harry Baur. Il fréquente Robert Desnos et Derain, rencontre Louis Aragon, Robert Brasi1lach et les frères Prévert. Jacques Prévert deviendra l'un de ses plus grands amis. Un soir, René Crevel emmène Mayo dans le café de Montmartre où trône André Breton "à la tête d'une espèce de tribunal." Malgré son admiration pour Magritte, Ernst et Tanguy, Mayo ne sera jamais un membre officiel du groupe surréaliste, qu'il côtoie mais dont il trouve l'attitude antipathique et guindée. "[Ils] me semblaient attacher plus d'importance aux manies et aux tics qu'au rêve même qui est le moteur de la vie. D'ailleurs c'est peindre que je voulais et non étiqueter." Peu après, Mayo participe à la revue "Le Grand Jeu", où s'illustre la fine fleur des jeunes artistes français. En 1928, une rencontre d'amis l'amène à Berlin où il vit quelques mois, peignant beaucoup, rencontrant aussi bien Kokoschka qu'une jeune comédienne nommée Marlène Dietrich. Mayo visite de magnifiques collections particulières, vend quelques tableaux. Ses amis et lui ne prennent pas au sérieux les "histoires de fascisme". La nostalgie de Paris lui venant, il retrouve Montparnasse et sa vie nocturne, Artaud, Desnos et Prévert. Mayo peut louer son premier atelier, et une fête mémorable (deux mille invités frénétiques dansant dans l'atelier, la cour et la rue!) célèbre l'événement. Deux expositions ont lieu à la galerie des Quatre Chemins, en 1929 avec Giorgio De Chirico et en 1930, de Mayo seul. Il décore et anime des boîtes de nuit, "Le Maldoror" puis "La Marine", destinée à concurrencer "Le Maldoror" dont le gérant 19 avait négligé de le payer. "Pendant des mois je pus vivre dans une paix relative. Je fis de nombreux portraits où j'essayais de transmettre l'inquiétude que me donnaient les gros plans de cinéma. " Puis en 1933, la crise, partie des Etats-Unis, arrive en France. Paris s'emplit de chômeurs, les Américains et tous les étrangers disparaissent. "Les joyeuses parties n'étaient plus que des soirées d'adieux." Mayo et plusieurs amis mettent en commun leurs ressources pour survivre. Leur dernier sac de pomme de terres s'achève quand les parents de Mayo interviennent. Les dettes sont payées, les toiles et les dessins entreposés chez des amis (et perdus à jamais). Après une dernière "bamboche" organisée par Charles Henry Ford ("tout Montparnasse dansait dans la rue. La police intervint") Mayo part pour la Méditerranée: Barcelone, Majorque, l'Égypte puis la Grèce. Il expose au Caire, illustre un recueil de poèmes d'Edmond Jabès, Les Pieds en l'air (1933). Son ami Renaud de Jouvenel lui proposant de devenir son "mécène", Mayo retrouve la France. Du monde du spectacle... Paris, en 1935, s'est politisé: les artistes s'étiquettent en groupes, se proclament trotskystes, hindouistes. Dali explique à ses amis, dont Mayo, que le temps du réalisme est venu et que "le bohème moderne" doit circuler en voiture. "Il avait raison et j'avais les yeux bouchés par mes éternelles rêveries.". Eprouvé par la mort de sa mère en 1937, Mayo se remet néanmoins au travail dans un nouvel atelier. L'amitié de son voisin Henry Miller, qui constamment "transformait la vie en merveilles", le réconforte. Sympathisant de gauche, mais répugnant à l'idée de remplacer un ':flic de droite" par un "flic de gauche", il dessine durant la guerre d'Espagne des combats et des luttes, des compositions "sadiques" 20 qui figurent à l'exposition de l'Art Cruel (1937). Moins à l'aise qu'auparavant dans le milieu intellectuel de Paris, Mayo repart pour l'Égypte et expose à Ismaïlia. Il n'est revenu en France que depuis huit jours lorsque la guerre éclate. Pris dans l'exode, Mayo gagne Pau...à bicyclette. Il y est rejoint par Prévert, Kosma, Brassaï, Lacan et Sylvia Bataille. "Nous fûmes accueillis à la Mairie par un "C'est fini la vie d'artiste!" Le groupe se défait et Mayo rejoint Prévert à Cannes où il trouve un atelier. La pénurie est complète, aussi est-ce avec joie qu'il accepte de dessiner les décors et les costumes de la pièce Les Hauts de Hurlevent, montée par Marcel Duhamel, puis ceux d'une revue d'Agnès Capri. De retour à Paris, il se voit proposer par le comédien Marcel Herrand de créer les décors de la pièce Deirdre des douleurs de Synge, où débutent Maria Casarès et Michel Auclair. Une longue et amicale collaboration entre Mayo et Herrand commence alors. Durant dix ans, Mayo sera l'un des principaux costumiers et décorateurs du Théâtre des Mathurins qu'Herrand dirige avec Jean Marchat. Il collaborera à plus de vingt pièces, allant de Feydeau à Valle Inclan en passant par Tchekov, Shakespeare et Tourguénieff. En 1943, Mayo épouse Jacqueline Labusquière qui, l'année suivante, lui donnera un fils, Jean, dit Jean-Gilles.' ...à celui du cinéma. Marcel Carné, sur les conseils de Prévert, fait alors appel à Mayo pour dessiner les costumes des Enfants du Paradis. C'est la première collaboration de Mayo pour le cinéma, milieu qui malgré son amitié pour Henri Langlois lui était assez étranger. "J'acceptais alors que je ne l'aurais pas fait avant la guerre. Il fallait avoir une justification de travail vis à vis de la police." Mayo rejoint Prévert, Trauner et Kosma à Tourette-sur-Ioup et passe plusieurs mois en leur compagnie, préparant les maquettes du film. "La conversation étincelante de Prévert nous sortait de la grisaille." Le grand succès du film profitera largement à Mayo. Très apprécié de Carné, qui refera plusieurs fois appel à lui, il devient l'un des créateurs de costumes les plus prestigieux du 21 cinéma français. Il collabore avec René Clair pour La Beauté du Diable, René Clément pour Gervaise, Jacques Becker pour Casque d'Or. Son activité théâtrale, parallèlement, ne se limite pas aux Mathurins : il dessine décors et costumes pour les ballets de Roland Petit (1945), pour Baptiste (1946), pantomime où JeanLouis Barrault incarne à nouveau le Pierrot des Enfants du Paradis, pour les ballets des Champs-Élysées de Christian Bérard et Boris Kochno (de 47 à 49). Mayo illustre également L'Étranger d'Albert Camus] 0 et Histoires de Prévert et Verdet] ]. Il emploie tout son temps libre à peindre. En 1948, une exposition fort réussie a lieu à la galerie de Dina Vierny. Sur le carton d'invitation, un texte d'Albert Camus, dans le catalogue, une préface de Jean-Louis Barrault et une longue lettre-poème de Jacques Prévert à son "amimayo". Mayo connaît peu après une période de dépression et divorce. Puis l'inspiration picturale, plus lumineuse, lui revient. Parallèlement au cinéma et au théâtre, Mayo collabore également, de 1949 à 1960, à des films publicitaires réalisés, pour le compte du groupe L'Oréal, par André Michel. Ce dernier charge Mayo qui a pour assistant un jeune rédacteur publicitaire du nom de Remo Forlani - de la "direction artistique" (costumes, décors, choix des couleurs) de ses luxueuses réclames, qui comprennent notamment la fameuse série des publicités "Biodop" mettant en scène la mascotte de la firme, le petit Rodolphe. Mayo en retire un excel1ent gagne-pain: dans son hôtel particulier de la rue de Seine, il donne des fêtes somptueuses. En 1954, Alexandre Trauner le recommande à Howard Hawks qui prépare La Terre des Pharaons. Sur ce tournage catastrophiquel2, Mayo a pour assistante une jeune styliste italienne, Lucilla Mussini. Cette dernière partagera sa vie et l'épaulera dans son travail de costumier durant près de dix années. Mais en travaillant sur ce 10. Gallimard, Paris, 1946. II. Pré aux clercs, Paris, 1946. 12cf. Noël Howard, Hollywood sur Nil, Ramsay-Cinéma. 22