Le théâtre et la vue (la voix et l`image)

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Le théâtre et la vue (la voix et l`image)
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Le théâtre et la vue (la voix et l’image)
Par Pierre Chabert.
Chaque pièce de Beckett, au-delà d’une source picturale ou visuelle précise comme dans le
cas de En attendant Godot ou de Pas moi, s’appuie sur une image principale qui transcende
pour ainsi dire la durée (de la pièce), autre donnée essentielle d’un art du temps comme le
théâtre.
L’écriture théâtrale de Beckett est intimement liée à la vue, à l’espace, au corps. C’est ce qui
distingue, selon lui, son théâtre de ses romans ou de ses textes en prose. C’est ainsi qu’il me
l’a précisé au cours d’une de nos conversations.
J’avais été amené à lui demander sa collaboration pour réaliser deux « adaptations » de ses
textes pour le théâtre, ce qu’il avait accepté : Mercier et Camier (qui alterne une voix
narrative et des dialogues dignes de ceux de Godot), ainsi que Compagnie, un texte en prose,
écrit d’abord en anglais et publié en 1980. Beckett n’aimait pas qu’on se livre à de telles
adaptations, car il ne choisissait pas par hasard le genre dans lequel il allait s’exprimer, lui
qui les explorait tous : pantomimes (ce sont ses Actes sans paroles), pièces de théâtre
(combinant image et voix), pièces écrites pour la radio (voix seules et sons), pièces écrites
pour la télévision (privilégiant l’image ou excluant toute parole comme dans Quad), scénario
de film. Chaque fois il explorait l’essence du genre, du média, les propres possibilités qu’il
offrait, bref sa spécificité.
Nous eûmes des discussions passionnées à ce propos et quelques années après, j’eus encore
l’occasion d’en parler avec lui. Je lui dis alors que je considérais Compagnie comme une de
ses créations théâtrales au même titre que les autres et aussi théâtrale (sinon plus, dans mon
esprit) que L’impromptu de l’Ohio, un de ses derniers « dramaticules ». Pas du tout, me
répliqua-t-il alors, en marquant bien la différence entre ouïe et vue ; Compagnie c’est une
voix, je l’ai entendue, et quand la Voix parle (il y a une voix qui se manifeste à l’intérieur du
texte, égrenant les propres souvenirs d’enfance de Beckett), l’homme se transforme en
« Entendeur ». Alors que les deux personnages de L’impromptu, je les ai vus, précisément
vus. Il avait ajouté, (il m’en avait déjà parlé à diverses reprises), que c’est ce qu’il reprochait à
En attendant Godot d’être une pièce désordonnée, car qu’il n’avait pas encore de
connaissance concrète du théâtre quand il l’avait écrite, et qu’il n’avait justement « pas assez
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vu » les personnages. Ce qu’il avait d’ailleurs tenté de corriger en travaillant à la mise en
scène de la pièce à Berlin.
Une scénographie englobant les personnages
La création théâtrale, qui a toujours privilégié l’action, la psychologie, les conflits et
l’évolution de la situation, est profondément bouleversée ici, ou même carrément inversée.
Elle prend son origine, comme Artaud d’ailleurs l’appelait de ses vœux, aux sources de la
scène elle-même, de la poésie et du langage dans l’espace : images, lumières, corps,
mouvements, sons et bruits parfois…
Le langage scénique est à la base même de sa conception dramaturgique, et l’écriture qui en
résulte est analogue à la peinture, à la sculpture, aux images visuelles des rêves, dont la
parole peut demeurer un élément important mais un élément seulement.
Chaque pièce, dans sa conception même, est fortement structurée sur le plan visuel et spatial,
« scénographiée », et cette scénographie intègre le ou les personnages, en leur assignant leur
position exacte les uns vis-à-vis des autres, et chacun vis-à-vis de l’ensemble, exactement
comme dans une composition picturale. Son recours à l’immobilité va dans le sens du
tableau, de la création et de la maîtrise par l’auteur de la composition comme en peinture et
en arts plastiques.
Dans Oh les beaux jours, et dès le lever du rideau, Winnie est prise dans la terre, ensevelie
jusqu’au-dessus de la taille dans un mamelon qui s’élève au centre d’une étendue d’herbe
brûlée, rêvant d’autant plus de s’échapper dans les nues qu’elle est aspirée par la terre dans
un mouvement irréversible (à l’acte 2, elle est enterrée jusqu’au cou). Et cette situation
physique d’enterrée vive n’est autre que la situation même de la pièce, et qui en détermine
son impitoyable logique. Winnie est mise en situation de faire face à son ensevelissement
progressif.
Pour l’aider à « tirer sa journée », que peut-elle faire d’autre que de parler et de jouer avec les
objets de son sac (acte 1), puis parler, seulement parler, quand la terre s’est resserrée autour
de son cou (acte 2) ?
Au-delà de la situation humaine, dramatique en soi, c’est sur l’invention dramaturgique que
nous souhaitons insister, à savoir l’imbrication totale du corps et de l’espace pour créer
l’image centrale de la pièce, et qui en est dépositaire du sens. Comme si le corps se fondait à
la matière, rejoignait les éléments, ne se distinguant plus que par le haut du corps puis par le
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visage. Et plus tard, quand Beckett ira jusqu’au bout de sa logique de concentration et de
resserrement, par une seule bouche noyée dans l’obscurité, hurlant sa parole.
C’est en peintre et en sculpteur que Beckett travaille la scène et le corps des acteurs. Il s’en
sert comme d’un véritable matériau qu’il modèle à son gré, à l’aide de maquillages, de
costumes, de gestes et postures, parfois empruntés à des peintres.
Ainsi dans Pas, les gestes et la posture de May semblent inspirés par La Vierge de
l’Annonciation d’Antonello de Messine. Dans ce travail intervient aussi une pratique très
personnelle de la lumière qu’il fait jouer en opposition à l’obscurité, à une masse d’ombre,
isolant ainsi le corps du personnage, le déformant et le fragmentant jusque dans sa visibilité.
Ainsi dans Comédie (1963), fait-il disparaître ses trois personnages dans des jarres jusqu’au
cou, et il précise dans ses didascalies que les visages sont comme oblitérés, se distinguant à
peine de la matérialité des urnes qui les ont recueillis. Les acteurs qui ont participé à cette
création avec Beckett à Paris ont raconté comment ils se sont amusés à inventer des
« grimages » faits de terre glaise, de bouillie et divers granulés afin de rejoindre la matérialité
des jarres.
La lumière joue ici un rôle capital, elle devient un véritable personnage, prenant part à
l’action, car c’est elle qui fait parler H, l’homme, entouré de F1 et F2, sa femme et sa
maîtresse, en se braquant tantôt sur l’un, tantôt sur l’autre et en exigeant une réponse
instantanée. La scène est plongée dans l’obscurité et seul le projecteur-inquisiteur, quatrième
personnage d’un quatuor, leur « extorque » la parole.
Ce travail de sculpteur scénique, on en trouve une image forte à l’intérieur d’une pièce
comme Catastrophe (82), pièce écrite par Beckett à la demande de l’AIDA, l’association
internationale pour la défense des artistes, pour une nuit en Avignon dédiée à l’écrivain
tchèque Vaclav Havel, alors emprisonné dans son pays pour comportement subversif.
M, le metteur en scène, prépare sur une scène vide, aidé de son Assistante, sa
« catastrophe », dans le sens théâtral du terme (dernier et principal événement d’une
tragédie). Pour ce faire, il manipule un homme, P, le Protagoniste (le Héros de la tragédie),
juché sur un piédouche, ravalé à un pur objet, en lui imprimant des poses misérables et
humiliantes (tête baissée, mains jointes, parties du corps dénudées, chair blanchie telle un
cadavre). Peut-être s’agira-t-il de l’exhiber lors d’un spectacle ou d’un meeting politique, afin
de faire réfléchir ceux qui seraient tentés par une liberté de pensée ou de « dissidence » ?
Toujours est-il qu’à une indéniable dimension politique – la « catastrophe » ne sera pas celle
prévue par M, le Protagoniste trouvant l’ultime force de « relever la tête » au propre et au
figuré et d’affirmer ainsi son humanité – se superposent d’autres niveaux de lecture
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possibles. Le pouvoir de M (en principe celui d’un dignitaire d’un État totalitaire), ne
renverrait-il pas aussi à celui de tout créateur, voire d’un écrivain-metteur en scène, tel un
Beckett lui-même disposant d’un pouvoir discrétionnaire sur ses propres créatures, qui en les
déformant selon ses propres fantasmes, qui en les enterrant, qui en les affublant d’infirmités
et de toute la misère du monde ?
C’est comme si Beckett se dédoublait entre ses deux personnages, entre l’artiste manipulateur
d’images et sa créature réifiée (à qui d’ailleurs il confère certains de ses défauts physiques). Il
nous montre la bataille sans merci à laquelle se livre le créateur avec sa création, ce rapport
prenant la forme ici d’un metteur en scène-sculpteur en butte avec un homme-objet, un
modèle vivant qu’il croyait pouvoir dominer et modeler à son gré, et qui va en fin de compte
(tel un Pygmalion) lui échapper, relever la tête. Et tout cela avec une fantastique économie de
moyens, avec très peu de mots et le recours à tout un gestuel, et à « une espèce de danse »,
selon les mots de Beckett, autour du personnage à laquelle se livre A, l’Assistante, pour
exécuter les ordres du maître.
Séparation de la voix et de l’image : en direction de la musique
Dans sa logique de concentration et de resserrement, Beckett tend de plus en plus à la
réduction de la composition visuelle à une image unique. Si dans un premier temps le
personnage a été pris dans le « décor », intégré à la composition visuelle, minéralisé comme
Winnie qui se dissout dans la terre, c’est le corps et le corps seul qui devient peu à peu l’objet
de la composition. On assiste à l’élimination de tout « décor » ou de tout autre élément visuel
au profit du seul corps humain.
Dans ce jeu de réduction qui va de Oh les beaux jours à Comédie (trois têtes émergeant de
trois jarres), de Comédie à Pas moi (une seule bouche visible), de Pas moi à Cette fois (la
seule tête d’un vieil homme), la séparation de la voix et de l’image (du corps) joue un rôle
primordial, grâce aux techniques d’enregistrement.
Le processus est amorcé avec La dernière bande en 1956 : Samuel Beckett y découvre, grâce
au magnétophone (dont l’invention est récente), la possibilité d’opérer une séparation entre
la présence de l’acteur et celle de sa voix. Il parvient à créer ainsi une véritable pièce (avec
conflit, dialogue et tension dramatique), avec une grande économie de moyens. Krapp, le
personnage unique, écoute une bobine qu’il a enregistrée trente ans auparavant. L’acteur est
seul sur scène, mais il est en fait confronté à un autre, ils sont deux, lui et sa voix, lui et son
double.
La pièce est basée sur quelque chose d’absolument nouveau par rapport à tout le théâtre
existant. Que fait normalement l’acteur au théâtre ? Il parle, il existe principalement par sa
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parole, dans un dialogue ou un monologue. Dans La dernière bande il est muet, réduit au
mutisme pendant la plus grande partie de la pièce, car il écoute, et ses réactions doivent
demeurer discrètes, au moyen d’un langage non articulé : désapprobation de ce que dit son
ancien moi par ses seules mimiques, fureur ou exaspération qu’il exprime par des
grognements, onomatopées, cris, moments de rêverie silencieuse déclenchés par l’évocation
d’une femme, l’amenant à débrancher l’appareil, interrompre l’écoute et poursuivre cette
méditation, cette rumination silencieuse.
L’écoute de la bobine est tendue, intense et elle implique l’immobilité du personnage. D’où la
scission entre la présence d’un acteur réduit à l’immobilité et l’audition d’une voix, rendue
plus présente encore par l’attention qui lui est portée. Le phénomène de la voix, d’une voix
isolée, coupée du corps qui la profère (ou plutôt qui l’a proférée), prend ainsi toute son
ampleur.
D’autant plus que c’est déjà une voix de la mémoire, celle d’un homme qui se souvient et
raconte, dans son silence intérieur, une nuit, tard, seul dans sa turne, pour fixer les
événements extraordinaires qu’il vient de traverser cette année-là : mort de sa mère,
révélation ou vision sur son destin d’écrivain et son « adieu à l’amour » lors d’une promenade
paradisiaque en barque sur un lac.
La voix ainsi isolée s’élève du magnétophone, grave, incertaine, « fêlée » nous dit l’auteur
(indication musicale), qui justement a eu l’idée de sa pièce en écoutant la voix d’un acteur
dans une émission radio, Patrick Magee, et qui l’a écrite pour lui, pour sa voix.
Une fantastique partition
L’acteur doit nous donner à entendre toutes les nuances de la voix, ses couleurs, ses
inflexions, ses intonations, toutes ses variations dans l’intensité et la hauteur musicale, dans
tous ses tons et Dieu sait s’il y en a dans La Dernière bande. De la fausse assurance du début
à des « craquements » successifs dans lesquels Krapp nous fait entendre ses doutes, les
abîmes dans lesquels il s’enfonce, ses remords, ses élans lyriques, son extase devant la
beauté, son naufrage, pris par un rêve et une méditation sans fin. Tous ces différents états,
émotions, sentiments extrêmes (de l’extase au sarcasme) doivent « passer » par des
variations de « tons », au sens musical du terme. C’est à une fantastique partition que l’acteur
doit se confronter pour nous la restituer, avec ses nombreuses répétitions, échos, variations,
silences, ses ruptures, un va-et-vient continuel entre l’objectivité d’un récit (Krapp cherche à
rester distant) et des exclamations lyriques brisant cette distance, de l’extase devant la beauté
du monde et des femmes à des colères et des sarcasmes à propos de lui-même, de « ce pauvre
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petit crétin pour qui je me prenais il y a trente ans. » Ajoutons que le rythme, comme dans
toute partition, est capital, avec en particulier ce rythme de bercement si propre à Beckett et
qui se calque ici sur le bercement des flots et du lac, dans le récit de son « adieu à l’amour » :
« Nous dérivions parmi les roseaux/ et la barque s’est coincée./ Comme ils se pliaient,/ avec
un soupir,/ devant l’étrave !/ Je me suis coulé sur elle/ mon visage dans ses seins,/ et ma
main sur elle./ Nous restions là/ couchés,/ sans remuer,/ mais sous nous/ tout remuait/ et
nous remuait/ doucement/ de haut en bas,/ et d’un côté à l’autre. »
Il n’y a pas un seul des concepts musicaux qui ne soit étranger à Beckett et qu’il ne manie
avec élégance et finesse pour écrire et composer ses textes comme des partitions et les faire
interpréter comme telles par l’acteur. Ainsi dans ce travail, donne-t-il fréquemment des
indications d’intensité et de tempo (piano, pianissimo, lent, accéléré, vif, andante, etc.) ou de
répétition d’un passage (da capo).
Dans La Dernière bande, Beckett va jusqu’à indiquer, pour l’interprétation du texte, un
passage du mode majeur au mode mineur, qui correspond au moment où Krapp quitte la
distance et la désinvolture du récit, pour s’enfoncer dans sa méditation : « Séparé le grain de
la balle… (passage au mineur) – Le grain, voyons, je me demande ce que j’entends par là.
J’entends, je suppose que j’entends ces choses qui en vaudront encore la peine quand la
poussière, quand ma poussière sera retombée. Je ferme les yeux et m’efforce de les
imaginer. »
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