Être humaniste au XVIe siècle : le pari perdu d`Érasme de Rotterdam

Transcription

Être humaniste au XVIe siècle : le pari perdu d`Érasme de Rotterdam
Séminaire « Archéologie des Humanités » Université Paris 7 – Diderot 19 novembre 2010 « Être humaniste au XVIe siècle : le pari perdu d’Érasme de Rotterdam ? »
Jean-François Cottier, Université de Montréal1
Résumé
Au-delà de ses origines romaines, la définition actuelle, aussi floue que consensuelle,
des mots humanisme ou humanités semble surtout vouloir se rattacher à l’idéal philosophique
et culturel rêvé par la Renaissance pour mieux se différencier de l’époque qui l’avait
précédée, ces mille ans de christianisme que Pétrarque considérait avec mépris comme un
« temps intermédiaire » (aetas media) coincée entre Antiquité et Modernité. De la célèbre
lettre (1416) dans laquelle Poggio Bracciolini annonce qu’il a arraché Cicéron, « cet homme
splendide, élégant, raffiné, plein de vertu et de finesse », à l’horreur de sa prison et à la
cruauté des moines de Saint-Gall, aux peintures de Fiorantino ou de Mantegna qui illustrent le
combat contre l’ignorance ou les Vices, l’époque semble unanime à vouloir se différencier
des siècles qui l’ont précédée, en promouvant « le culte de tout ce qui est l’homme, la vie
entière sanctifiée et élevée à une valeur morale » (Renan).
Érasme ne fit pas exception, et on peut lire toute son œuvre littéraire comme un
véritable combat contre les barbares (Antibarbari) pour mieux promouvoir une science
fondée sur le recours aux textes originaux (travail sur la Bible, édition des textes classiques) et
servie par l’utilisation d’une langue latine classique et efficace. Mais le grand modèle de cet
idéal est moins Cicéron que saint Jérôme, figure authentique du véritable orateur chrétien,
capable d’intégrer l’héritage païen au service de l’humanisme chrétien. Par ailleurs, au-delà
des travaux et de l’abondante correspondance d’Érasme, il nous est également possible de
chercher dans son travail avec les imprimeurs, comme dans ses différents portraits figurés une
autre manière de comprendre ce que pouvait signifier au XVIe siècle le fait d’être une
humaniste. Toutefois, plus on avance dans le temps de sa vie, plus on sent l’amertume gagner
du terrain : sa correspondance est de moins en moins abondante et sur les portraits le visage
perd son sourire, comme si, aux yeux d’Érasme, le combat d’une vie et de toute une époque
était perdu. L’Église s’est déchirée, son œuvre intellectuelle est attaquée de toutes parts et les
barbares semblent bien triompher. Mais cet échec aussi peut être pour nous riche
d’enseignements.
1
Avertissement : Le texte qui est donné ici est le support écrit de la conférence qui a été
prononcée à Paris 7 le vendredi 19 novembre 2010 dans le cadre du Séminaire « Archéologie
des humanités ». Cette copie de travail n’est pas destinée à la publication. La conférence était
par ailleurs illustrée de nombreux textes et documents commentés à cette occasion.
1 Séminaire « Archéologie des Humanités » Université Paris 7 – Diderot 19 novembre 2010 Introduction
Cette conférence se veut une poursuite du travail de réflexion engagé par Pierre Vespérini le 5
novembre dernier.
1) Idée que les Romains se verraient comme des super-sauvages, civilisés - et donc accédant
à l’humanitas – par les autres Sabins, Étrusques mais surtout Grecs, en particulier par le
savoir, les artes humanitatis que le Moyen Âge va fixer dans le parcours du trivium
(grammaire, rhétorique, dialectique), et du quadrivium (mathématiques, géométrie, musique
et astronomie) mais auquel on pourrait encore rajouter l’architecture, la peinture et la
sculpture (techniques). Et ce sont ces professionnels du savoir qui forment les petits romains
pour en faire des humani. Les Romains se sont ensuite considérés comme destinés à répandre
l’humanitas à travers l’univers, à « multiplier les Grèces dans le monde » (Philon
d’Alexandrie en parlant d’Auguste).
2) Fondamentalement être humanus c’est être rendu apte à la vie sociale, l’humanitas
pouvant se définir comme la capacité à faire vivre la vita communis qui demande de la
sociabilité, de la générosité, la capacité à prendre la parole en public et à séduire ses
auditeurs en les détendant par le savoir et le mot d’esprit.
3) Loin du modèle essentialiste, les Romains auraient pensé l’humanitas suivant un modèle
artificialiste, l’humanitas étant vue comme un équipement artificiel apporté par l’éducation.
En tant que chose acquise, elle peut aussi se perdre donc…
En conclusion on peut dire que l’humanitas est un mos artificiel permettant d’assouplir, de
détendre les relations sociales ; elle vient des autres, en particulier des Grecs. Mais cette
humanitas qui vient des autres, Rome la revendique en propre et revendique aussi la mission
d’étendre partout. Et enfin elle est relative (elle ne convient pas à tous les lieux et à tous les
moments, elle ne convient pas à tout le monde dans les mêmes dosages).
La conférence d’aujourd’hui aimerait essayer de faire le point sur le concept d’humanisme et
d’humanités à la Renaissance. Car au-delà de ses origines romaines, la définition actuelle, aussi
floue que consensuelle, des mots humanisme ou humanités semble surtout vouloir se rattacher à
l’idéal philosophique et culturel rêvé par la Renaissance pour mieux se différencier de l’époque
qui l’avait précédée, ces mille ans de christianisme que Pétrarque considérait avec mépris comme
un « temps intermédiaire » (aetas media) coincée entre Antiquité et Modernité.
2 Séminaire « Archéologie des Humanités » Université Paris 7 – Diderot 19 novembre 2010 1. Humanisme et umanista
Assez éloignée de la conception un peu simpliste du XIXe siècle, qui voyait dans
l’humaniste une sorte de philosophe à la morale vaguement philanthropique qui aurait préféré
l’étude de l’homme à celui des sciences religieuses, le terme italien d’umanista désigne
d’abord le professeur qui enseigne les langues classiques et qui s’intéresse à la question de la
transmission des textes (manuscrits, édition, commentaires…), question centrale pour une
civilisation dont la religion tourne autour du Livre et dans laquelle les textes jouent un rôle si
important. Par extension, le terme désigne celui qui pratique les studia humanitatis, c’est-àdire l’ensemble des disciplines qui permet de rendre compte du savoir humain dans sa
globalité, afin de combiner harmonieusement la science et l’action. Chasseurs de manuscrits,
découvreurs de textes, éditeurs, interprètes et fondateurs de bibliothèque, les humanistes ont
donc joué un rôle considérable dans le transfert de la culture occidentale, dans un mouvement
qui touche aussi l’architecture et la peinture, mais dont le point de départ est philologique et
littéraire.
Le terme « humaniste » a été forgé dans l’Italie du XIVe siècle et comporte une
acception très précise : l’ umanista y désigne, en effet, sur le modèle de jurista et d’artista, le
professeur qui enseigne les lettres classiques ; en revanche, ce n’est qu’à la seconde moitié du
XIXe siècle que le mot « humanisme » désignera l’ensemble du mouvement inspiré par la
connaissance de l’Antiquité classique. Pour reprendre la définition stricte qu’en donne JeanClaude Margolin, « l’humaniste est celui qui enseigne, qui aime ou qui pratique les studia
humanitatis ou les litterae humaniores (ou encore appelées bonae litterae), ces ‘humanités’
ou ces ‘lettres qui accroissent votre humanité’. Celles-ci représentent un ensemble de
disciplines – et, à la limite, elles peuvent s’étendre à toutes les disciplines qui ont l’ambition
de rendre compte du savoir dans sa diversité et son intégralité -, mais la base de cet
enseignement demeure la grammaire, la rhétorique, la dialectique, le commentaire des auteurs
(poètes et prosateurs), et leur finalité propre, c’est de permettre aux jeunes gens d’acquérir ou
de faire fructifier leur humanitas, c’est-à-dire de devenir des hommes, au sens plein du terme,
en combinant harmonieusement un idéal de connaissance et un idéal d’action. Quant aux
disciplines telles que l’histoire, la géographie, les mathématiques, la physique ou philosophie
naturelles, voir l’économie politique, c’est dans les ouvrages anciens – ceux d’Aristote, de
Théophraste ou de Pline le Naturaliste, ceux de Strabon, de Ptolémée ou de Pomponius Mela,
ceux de Pythagore ou de Platon, ou encore de Xénophon ou de Columelle – qu’ils trouvent
matière à réflexion ». Les humanistes sont donc essentiellement des professeurs, qui diffusent
leurs savoirs et leurs idées soit à travers des cours assurés dans le cadre d’institutions
d’enseignement (universités, écoles humanistes) ou dans l’intimité d’un cabinet, soit à travers
des contacts informels réalisés par correspondance ou par des déplacements. Leur influence
s’exerce aussi à travers leurs élèves, écrivains, artistes, hommes politiques, hommes d’Eglise,
3 Séminaire « Archéologie des Humanités » Université Paris 7 – Diderot 19 novembre 2010 et même certaines femmes, dans la mesure où leur entourage le leur permet, ont eu accès à la
culture humaniste : on sait, par exemple que la fille de Thomas More était une interlocutrice
privilégiée du Chancelier. Quant aux marchands et aux hommes d’affaires de la Renaissance,
ils participèrent au mouvement humaniste en le subsidiant largement et en lui empruntant une
morale. Comme le fait remarquer John Hale, « sans eux, l’influence culturelle de
l’humanisme en tant que mode de pensée partagé ne se serait pas affirmée aussi rapidement
dans l’Europe de l’époque et par la suite ». Par ailleurs, une éthique repensée sous l’influence
des moralistes anciens leur était a priori utile dans la mesure où les marchands et les hommes
d’affaires voulaient vivre honorablement tout en étant actifs et prospères. Ceux-ci adoptèrent
dès lors volontiers « un code raisonné et rigoureux de maîtrise de soi, de modération et de
souci du bien public ».
L’Europe des Humanistes
Chronologiquement, c’est au début du XIVe siècle, qu’à Padoue et à Vicenza on voit
des juristes s’intéresser à des textes classiques récemment redécouverts (comme, par exemple
les tragédies de Sénèque) et annoncer par leur démarche intellectuelle et leurs écrits quelque
chose de nouveau. Mais le véritable père de l’humanisme fut Pétrarque (1304-1374),
philologue et philosophe, historien et diplomate, qui fut adulé dans toute l’Europe et
considéré comme le premier « homme moderne ». Lui-même se comparait au dieu Janus,
regardant à la fois « devant et derrière », rejetant par admiration de l’Antiquité le Moyen Âge
qu’il décrivait comme une période sombre, intercalée entre deux âges heureux . Il reprochait
en particulier aux siècles précédents d’avoir rejeté l’éloquence et d’honorer une philosophie
sans voix au bégaiement confus (la scolastique). Désormais il fallait prendre comme modèle
culturel Cicéron dont la langue simple et belle était au service d’une pensée utile et pratique !
Par ce choix, se trouvait résolu le dilemme de saint Jérôme (m. 420) qui, en rêve, s’était vu
accusé d’être cicéronien (ciceronianus) avant d’être chrétien (christianus). Pétrarque affirmait
au contraire que c’est parce qu’il était chrétien de conviction qu’il voulait être cicéronien de
langue, afin de restaurer les studia humanitatis pour mieux les mettre au service de la foi.
L’Italie puis le reste de l’Europe vont voir s’épanouir plusieurs générations d’humanistes
comme Boccace (1313-1375), Lorenzo Valla (1407-1457), Le Pogge (1380-1459), Guillaume
Budé (1468-1540), Étienne Dolet (1509-1546), Scaliger (1540-1609), Thomas More (14781535), et surtout Érasme (1466-1536), surnommé le « prince des Humanistes », dont la liberté
de pensée et de parole semble à son tour annoncer les philosophes des Lumières. Tous ont le
même idéal et partagent des valeurs communes, les moyens pour y parvenir pouvant quelque
peu varier, ainsi que le montre par excellence la question du rapport à la langue latine et à ses
modèles antiques (querelle du cicéronianisme), ce que résume très bien Lorenzo Valla :
« Grande est donc l’aura de la langue latine, grand est en vérité son ascendant : nous avons
4 Séminaire « Archéologie des Humanités » Université Paris 7 – Diderot 19 novembre 2010 perdu Rome, nous avons perdu l’empire, (…) mais l’Empire romain est là où la langue latine
règne ! ».
A la fin du XVIe siècle la Ratio studiorum des Jésuites élabora de manière détaillée une
méthode d’enseignement si bien pensée qu’elle demeura en vigueur, avec des adaptations,
pendant plusieurs siècles. Ainsi presque partout dans le monde on suivait les mêmes classes
de latin, en partant de la grammaire latine d’Alvarès, et en se concentrant sur l’apprentissage
de l’eloquentia, c’est à dire de la maîtrise du latin à l’écrit comme à l’oral. Après trois ans de
grammaire (grammatica), on rentrait en humanités (humanitas) suivie d’une année de poésie
(poetica), puis de rhétorique (rhetorica). Dans les pays catholiques comme chez les
protestants, les cours étaient donnés en latin et les élèves utilisant le latin entre eux. On lisait
par ailleurs les mêmes auteurs, suivant un canon qui ne varia guère avant la fin du XXe siècle
(Tite-Live, Tacite, Virgile, Horace, Ovide, Cicéron, Sénèque … ), donnant aux élites cultivées
une réelle culture commune classique.
2. Érasme contre les barbares
De la célèbre lettre (1416) dans laquelle Poggio Bracciolini annonce qu’il a arraché
Cicéron, « cet homme splendide, élégant, raffiné, plein de vertu et de finesse », à l’horreur de
sa prison et à la cruauté des moines de Saint-Gall, aux peintures de Fiorantino ou de
Mantegna qui illustrent le combat contre l’ignorance ou les Vices, l’époque semble unanime à
vouloir se différencier des siècles qui l’ont précédée, en promouvant « le culte de tout ce qui
est l’homme, la vie entière sanctifiée et élevée à une valeur morale » (Renan). Alors que
Pierre Vespérini avait pu établir une opposition définitionnelle à Rome entre humanitas et
inhumanitas, à la Renaissance l’opposition est plus clairement opérée entre hommes cultivés
(homines studiosi ou docti) et barbares (barbari) ; lumière et ténèbres.
Né à Rotterdam vers 1466-1469, Geert Geritzoon (Geert fils de Gerit), fils illégitime d’un
prêtre et d’une fille de médecin, devait opérer une métamorphose profonde s’il désirait
s’imposer sur la scène internationale. Sa ville natale n’a pas à la fin du XVe siècle le renom
qu’elle a acquis aujourd’hui. Pour un Italien, un Rotterdamois est au mieux un esprit
provincial, au pire un barbare – c’est à dire quelqu’un d’éloigné de la culture, et Érasme va
devoir acquérir cette humanitas, qui lui fait au point de départ cruellement défaut, et
s’affirmer. J’aimerais ici étudier deux aspects de cette transformation qui va nous permettre
de comprendre ce que veut dire être humaniste au XVIe siècle, pour un homme aussi
exceptionnel qu’Érasme.
Le premier abordera le propre combat d’Érasme contre les Barbares, le second, en
recourant non plus aux textes mais aux images, comment Érasme a voulu donner de lui-même
l’image d’un humaniste idéal. On verra que dans les deux cas, sa référence est la figure de
5 Séminaire « Archéologie des Humanités » Université Paris 7 – Diderot 19 novembre 2010 saint Jérôme. Il faut aussi placer ces deux analyses dans la longue durée d’une vie, comme le
rpouve par exemple la modification de son nom : Geert latinise son nom sous la forme antique
du trinomen. Cette combinaison de Desiderius, d’Erasmus et de Roterodamus, ne s’est pas
faite en un jour. Lentement, il recherche la forme idéale de son nom qui s’impose seulement
en 1506, alors qu’il est âge de trente-neuf ans ! Après avoir affiché son trinomen au portique
de la seconde édition des Adagia publiée à Paris par Josse Bade, il part en Italie, le voyage
auquel il rêve depuis l’enfance. À Venise en 1508, il produit son premier chef-d’oeuvre : un
recueil de proverbes édité par le plus grand imprimeur de l’époque, Alde Manuce. Érasme est
consacré et reconnu au sein même de la fameuse académie aldine. Il a pénétré le centre du
savoir. Lui, le Barbare venu du froid, vient d’acquérir ses lettres de noblesse.
Mais son combat part de loin, et tout juste après ses années d’éducation pendant lesquelles
il fréquenta à Deventer (1478-­‐1483) la célèbre école des Frères de la Vie Commune, surnommés par les documents de l’époque Hiéronymites, dont Érasme s’est plu à souligner un peu cruellement qu’en aucun cas les Frères ne ressemblaient au grand ermite de Bethléem. Ces barbares étaient bien entendu les moines et les théologiens qui aux
yeux du jeune Érasme opprimaient les études, et il est intéressant de constater que de l’aveu
même de son auteur, le texte de la Vita Hieronymi (publié en 1516) peut être lu, à une
vingtaine années d’intervalle, comme une suite de ces dialogues poursuivant ce combat. Les
liens qui unissent Érasme à Jérôme sont importants et profonds, et éditer ce Père de l’Église
représente pour notre humaniste l’œuvre de sa vie, au point, on le verra, de lui faire
développer une sorte de volonté de ressemblance. Ce moine, qui fut surtout un grand lettré,
devint une source constante d’inspiration pour le jeune humaniste qui, à la même époque, lit
avec enthousiasme les Elegantiæ linguae latinae de Lorenzo Valla et commence la rédaction
de ses Antibarbari, véritable défense des lettres profanes pour lesquelles la correspondance de
Jérôme fournit un arsenal rempli de munitions. Érasme se mit alors à recopier toutes les lettres
de Jérôme, qui lui montraient assez que « le manque de culture n’est pas sainteté, ni
l’intelligence impiété ! ». Cette étude des lettres de Jérôme se poursuivit plusieurs années et,
vers 1495, alors qu’il était installé à Paris, il brûlait, écrit-il, d’éditer ces lettres « lues par peu
de gens, respectées par moins encore, et comprises par presque personne ! ». Ces lettres
corrompues par de « divins ignorants », défigurées par des interpolations douteuses, il voulut
les restaurer pour contribuer à sa manière à rendre son vrai visage à la théologie. Car Érasme,
qui commence à être reconnu comme humaniste aussi bien à Paris (1495), en Hollande (1496)
qu’en Angleterre (1499), voit en Jérôme non seulement un modèle de théologien, mais aussi
d’hommes de lettres : le plus grand des écrivains chrétiens, capable de rivaliser même avec
Cicéron pour son éloquence. Et comme en plus, il connaît le grec et l’hébreu, Jérôme devient
« le suprême champion et l’ornement de la foi ». 6 Séminaire « Archéologie des Humanités » Université Paris 7 – Diderot 19 novembre 2010 C’est après son séjour en Angleterre, vers les années 1500-1501, qu’Érasme se propose
d’éditer méthodiquement saint Jérôme, parallèlement à son autre grand chantier : l’édition
bilingue du Nouveau Testament accompagné d’Annotationes qui paraîtront la même année
que le Jérôme. Après des années d’un labeur solitaire et fastidieux, c’est finalement en 1514
que ce grand projet va pouvoir prendre forme quand, à Bâle, les frères Amerbach et leurs
associés, puis Jean Froben décident de donner une édition complète des œuvres de Jérôme et
lui confient les volumes de la correspondance. Les Opera omnia hiéronymiens forment un
ensemble de neuf volumes, dont les quatre premiers, qui sortent en avril 1516, contiennent
l’édition érasmienne des lettres, précédée de la Vita, dont la grande originalité tient au fait
qu’elle dresse un portrait de Jérôme réalisé à partir de ses propres écrits, comme l’attestent les
nombreuses références explicites aux lettres et aux autres écrits. Le texte révisé des lettres
authentiques est classé selon un ordre thématique, les spuria regroupés à part dans le second
volume, tous précédés d’une censura surtout stylistique, de scholies philologico-historiques
fourmillant d’indications sur l’évangélisme humaniste. Les cinq derniers volumes, regroupant
les commentaires bibliques, paraissent en septembre de la même année. C’est un grand succès
commercial : il n’y a plus aucun volume disponible dès le 9 novembre !
Comme le souligne avec raison André Godin, au niveau de la forme (oratio, l. 890), du
lexique (rabula, l. 84) et de la tonalité générale du discours (procédés rhétoriques), Érasme
dans ce texte, plaide une cause qui est à la fois celle de Jérôme, celle des Belles Lettres mais
aussi (et surtout ?) de lui-même, champion, comme Jérôme, des bonæ litteræ et de la vera
theologia ! D’autre part, en opposant Jérôme, irréprochable défenseur de l’orthodoxie, face à
un Rufin contre lequel le texte s’acharne jusque dans ses derniers mots, Érasme manifeste
clairement le côté engagé de sa biographie, où le passé glorieux du saint est utilisé au service
des combats les plus personnels de son temps. Aussi, pour servir une telle cause, Érasme
déploie tout son art, comme on peut le voir aux lignes 1400-1445 où « en quarante phrases
d’un latin bref et comme haletant » l’avocat martèle sa plaidoirie. Érasme se plaît à souligner
combien Jérôme a porté au plus haut degré de perfection les trois qualités maîtresses de
l’orateur idéal, qui sont d’instruire, plaire et émouvoir (docere, delectare, movere). En le
comparant à ceux de son temps qui singent Cicéron (l. 1433), il montre comment Jérôme a
réussi non seulement à imiter le maître, mais aussi à le dépasser ! Bref, loin d’une biographie
ordinaire, cet écrit est engagé, et Érasme ne peut s’empêcher de récupérer la figure de Jérôme
pour s’en servir de modèle et de miroir, et aussi pour s’en protéger comme d’un bouclier
opposé aux attaques de ses adversaires. Il n’est pas sans intérêt non plus de noter que
l’humaniste termine sa dédicace à l’archevêque Warham en marquant son droit de propriété
sur l’œuvre de Jérôme : « J’ai emprunté à Jérôme un peu de ce que je te devais (…). C’est
Jérôme lui-même qui nous a tracé notre ligne de conduite. Dans sa préface aux Livres des
Rois, il dit à plusieurs reprises que cet ouvrage est le sien : « En corrigeant tout », dit-il, « en
choisissant et transformant sans cesse, nous l’avons fait nôtre, et c’est à bon droit que nous le
7 Séminaire « Archéologie des Humanités » Université Paris 7 – Diderot 19 novembre 2010 revendiquons. En vertu de ce principe, pourquoi ne ferais-je pas moi-même aussi valoir mes
droits sur les livres de Jérôme ? Tant de générations les avaient négligés, et je les ai recueillis,
comme un héritage vacant, pour les mettre, au prix de labeurs incalculables, au service de la
vraie théologie ».
L’analyse de la formation littéraire de Jérôme est aussi un moyen pour Érasme de le
réhabiliter comme écrivain chrétien et de justifier qu’on l’utilise dans les écoles.
L’importance accordée dans cette Vie à l’épisode du « ravissement spirituel », au cours
duquel Jérôme, emporté devant le tribunal de Dieu, s’est vu être flagellé pour avoir été
déclaré cicéronien (Ep. I, 22, 30), me semble à cet égard tout à fait symptomatique. En effet,
cet épisode célèbre est remémoré et commenté à trois reprises dans la Vita, aux ll. 556-561 ;
ll. 1130-1176 ; ll. 1277-1320. Soit d’abord dans la partie proprement biographique de son
exposé (ll. 136-1125), puis au cours du panégyrique de Jérôme (ll. 1126-1533), qui se
présente comme une défense en règle de Jérôme contre tous ceux qui ont cherché à l’attaquer
ou à le décrier.
La première mention du songe de Jérôme est rapide (6 lignes) et purement narrative et
remet l’épisode dans le contexte des années de formation où Jérôme s’adonnait à la traduction
des dialogues de Cicéron et de Platon « avec une sorte d’impétuosité juvénile et immodérée,
par amour des études enfantines (puerilium amore studiorum) ». Ce qui semble alors avoir été
reproché à Jérôme, c’est d’avoir préféré imiter Cicéron et Platon « plutôt que la langue des
apôtres », reproche qui aurait pu d’ailleurs être adressé à Érasme lui-même qui attendit
plusieurs années avant de se consacrer vraiment aux Saintes Lettres ! Mais c’est lors de la
seconde évocation de ce rêve, dans un passage plus long (une cinquantaine de lignes), que
l’on comprend qu’Érasme va utiliser cette histoire pour s’attaquer aux « impie religiosis et
inscite doctis » et pour défendre, par le truchement de Jérôme, sa vision de l’Antiquité et du
bon usage des auteurs anciens. Car ce qui en cause ici ce n’est pas une opposition entre
partisans et détracteurs de l’Antiquité, mais plutôt entre tenants de l’art oratoire et sectateurs
de la philosophie. Et ces savants sans savoir qui sont visés, sont bien sûr les théologiens
scolastiques, gardiens de l’orthodoxie de la foi et qui s’opposent à toute forme d’éloquence,
jugée par eux spécieuse et donc menteuse. Érasme se moque d’ailleurs à plusieurs reprises
dans ses traités et sa correspondance de l’idée que, pour être un bon théologien, il faut être
« stylistiquement incorrect » (l. 1179-1180), tout en soulignant qu’« il faut moins
d’application pour acquérir le double titre de Magister noster que pour égaler le style de
Jérôme ! » (ll. 1202-1204 ). Mais toute la force de l’argument d’Érasme est de les renvoyer à
leur propre contradiction : pourquoi reprocher à Jérôme – et donc aussi à Érasme – la lecture
des poètes et des orateurs, alors que la théologie scolastique utilise Aristote à outrance
oubliant l’enseignement des Apôtres « Pourquoi de nos jours dans les facultés de théologie,
8 Séminaire « Archéologie des Humanités » Université Paris 7 – Diderot 19 novembre 2010 Aristote est-il plus à l’honneur que Paul ou Pierre ? » (ll. 1169-1171) écrit Érasme, tout en
tournant en ridicule leur ignorance et leur manque de connaissance de la culture.
La troisième mention de l’épisode du rêve hiéronymien trouve sa place au début du
passage où Érasme entreprend de démontrer les qualités littéraires de Jérôme. Mais cette fois
Érasme part du jugement de Théodore de Gaza, qui ironise sur le fait qu’à son avis Jérôme a
souffert plus de coups que nécessaire car il n‘était guère cicéronien ! Et ce sont alors les
autres ennemis du véritable humanisme chrétien qui sont dénoncés, les tenants d’un nouveau
paganisme savant, particulièrement présent en Italie, qui à cause d’une admiration
hypertrophiée pour les lettres antiques rejettent le langage et les sentiments chrétiens au profit
de la recherche exclusive d’une sorte de « pureté romaine » (l. 1345, ll. 1361-1374). Érasme
réfute ce jugement : « Mais comment Jérôme, traitant de sujets tellement différents, serait-il
en mesure d’user le même vocabulaire qu’eux ? Autre était la religion, autres les manières de
vivre, différents les auteurs, une vraie révolution culturelle ! » (l. 1346-1347), et trouve aussi
la parade en réaffirmant ce vieux principe de la rhétorique antique que « ce que l’on apprécie
le plus dans le langage, c’est de parler de manière adaptée » (cum præcipua dicendi laus sit
apte dicere), tout en défendant la nécessité d’une éloquence chrétienne, la vraie théologie se
devant d’être claire et non confuse et tourmentée !
L’humaniste reviendra sur cette question à plusieurs reprises dans sa correspondance2 et
durcira même le ton dès 1524, quand certains Italiens en viendront à le critiquer pour ses
erreurs de traduction, ses mauvaises éditions de Sénèque et surtout pour son style trop peu
classique. Ainsi ce qui sera au cœur de l’argumentation du Ciceronianus (1528) se trouve déjà
en puissance dans la Vie de Jérôme, l’épisode du rêve permettant à Érasme de définir les
critères d’évaluation de la véritable éloquence.
Aussi on ne s’étonnera pas de trouver après une défense de Jérôme comme écrivain (ll.
1126-1176), et comme théologien (1177-1251), un parallèle entre Jérôme et Augustin qui
remet en cause le jugement porté par l’humaniste italien Francesco Filelfo qui avait essayé de
maintenir un équilibre entre Augustin, à qui il donnait la palme de la dialectique, et Jérôme
qui avait reçu lui celle de l’éloquence ! L’avis d’Érasme est beaucoup plus tranché : « Jérôme
n’a pas moins surpassé Augustin en dialectique qu’il ne l’a précédé en éloquence ; il lui fut
aussi supérieur par la qualité de son style ». Mais, comme l’a très bien fait remarquer Jacques
Chomarat, « en proclamant que celui-ci l’emporte sur celui-là en dialectique autant qu’en
éloquence, par le savoir autant que par le style, il semble bien qu’Érasme a dans l’esprit non
seulement les deux Pères, mais deux formes d’enseignement, celle qu’il combat et celle qu’il
préconise : il entend suggérer qu’une formation première grammaticale symbolisée par
Jérôme rend plus apte à raisonner solidement que la formation scolastique dont le fondateur et
9 Séminaire « Archéologie des Humanités » Université Paris 7 – Diderot 19 novembre 2010 le grand homme est Augustin : « Dans l’argumentation, Augustin a quelque chose de fort
compliqué et fatigant ; Jérôme a beaucoup plus de solidité et de vigueur »(ll. 1266-1268) ».
La conclusion de cette comparaison est d’ailleurs renforcée une centaine de lignes plus loin
par un panégyrique de l’éloquence de Jérôme qui se présente sous la forme des « têtes de
chapitre d’un véritable traité de rhétorique » grâce à une longue suite d’interrogations
oratoires ». Et quand bien même ce procédé ne lui permet guère de définir précisément le
style propre de l’éloquence de Jérôme, elle lui permet de composer le portrait de l’orateur
idéal… représenté d’ailleurs par Jérôme, puisque prenant le contre-pied finalement du
mauvais mot d’esprit de Gaza, Érasme termine en affirmant que : « Or donc, celui qui
démontre de telles capacités, n’est-il pas à suffisance cicéronien ? Car au fait qu’est-ce d’autre
qu’être cicéronien, sinon l’excellence du dire même si on procède différemment ? (…) à lui
seul, Jérôme cumule en même temps un si grand nombre de dons, qu’on peut découvrir en lui
même ce qui fait défaut à Marcus Tullius. Cicéron parle ; Jérôme tonne et fulmine ; chez
celui-là, nous admirons un langage ; chez celui-ci, en plus, un cœur » (ll. 1438-1445).
Si donc les questions posées dans la vita sont nombreuses et importantes, on comprend
qu’elles trouvent naturellement leur unité dans le portrait d’un Jérôme véridique et humain,
promu comme modèle de sainteté, mais aussi de culture dans la lutte contre les barbares de
tout poil, que les dialogues des Antibarbares avaient déjà classé en trois catégories. Les
premiers sont ceux qui désirent la destruction totale de la République des Lettres, ceux qui
« par jalousie et par stupidité, sous prétexte de religion, maudissent la totalité de la littérature
qu’ils appellent poésie » ; les seconds s’efforcent de rétrécir son empire en acceptant
vaguement les autres études à l’exception des humanités « qui leur inspirent plus d’horreur
que le serpent » ; enfin les derniers veulent bien la maintenir, à condition d’y installer leur
propre tyrannie, cette catégorie englobant donc tous ceux « qui applaudissent n’importe quelle
sorte de littérature, à la condition d’être personnellement tenus pour des poètes et des orateurs,
ce qu’ils ne sont pas du tout ». Ecrivain très éloquent et théologien très sûr, Jérôme peut donc
être opposé aussi bien aux incultes qu’aux ennemis de l’humanisme qu’aux arrogants et aux
prétentieux. La Vita, qui est avant tout destinée à remettre la figure et l’œuvre de Jérôme en
contexte en lui rendant sa vérité historique (comme l’édition savante de son œuvre, qui a mis
16 ans à être réalisée, lui rend sa pureté originelle), me semble donc aussi proposer un
programme idéal de formation qui doit lutter contre l’ignorance par l’apprentissage de la
grammaire et promouvoir les humanités grâce à l’étude de la rhétorique et à la lecture des
bons auteurs afin de former le véritable orateur chrétien, fort éloigné de la gloriole
prétentieuse des faux écrivains. Les nombreuses annotations relevant de ce sujet, le catalogue
dressé des bons et des moins bons auteurs, les remarques et analyses ayant trait au style, les
mots très clairs de la conclusion, tout invite à considérer ce texte, non seulement comme une
biographie, mais aussi comme une sorte de dialogue dans lequel Érasme défend une fois de
10 Séminaire « Archéologie des Humanités » Université Paris 7 – Diderot 19 novembre 2010 plus ses idées sur l’humanisme et l’éloquence chrétienne. Ce double enjeu s’explique sans
doute par la volonté de l’humaniste de montrer comment à la suite de Jérôme on peut utiliser
l’héritage païen dans ce qu’il a meilleur, c’est-à-dire les poètes et les orateurs, pour édifier
contre la superstition religieuse d’un christianisme vulgaire et inculte caractérisé par les
légendes de l’ancienne hagiographie et les égarements sophistiques de la théologie
scolastique, la vraie religion de Jésus clairement expliquée et enseignée par Jérôme. Et s’il est
bien vrai qu’Érasme aime prendre une pause « hiéronymienne » dans les différents portraits
où il se fait représenter3, on trouve aussi tout au long de cette Vie des liens discrets établis
entre les deux destin. Il est alors probable que derrière la justification des qualités littéraires et
théologiques de l’ermite de Bethléem on puisse deviner une autojustification, qui fait
d’Érasme, un nouveau Jérôme, et le chef de file des anti-Barbares !
3. Le portrait d’Érasme en saint Jérôme
Pour terminer cette présentation, j’aimerais faire appel aux arts visuels en tentant de
montrer comment Érasme à désirer transmettre son portrait à la postérité. D’une façon
vraiment surprenante et unique à son époque, Érasme à utiliser tous les media à sa disposition;
la peinture naturellement, avec les magnifiques portraits d’Holbein, la gravure avec Dürer,
l’art des médailles avec Metsys, mais aussi les «nouvelles technologies » de son temps :
l’imprimerie. [l’exposé est soutenu par les images correspondantes].
Érasme était issu d’un milieu bourgeois, mais qui avait rapidement, à cause du décès de
ses parents, perdu la relative aisance de sa classe. Abandonné dans un cloître par ses
précepteurs, dès qu’il a pu s’échapper du couvent de Gouda en 1492, l’humaniste a vécu de
façon nomade et désargentée la plus grande partie de sa vie. Ce n’est que progressivement, à
partir de 1516, qu’il gagne une certaine aisance financière. Il termine sa vie en ayant
accumulé un pécule suffisant pour être en mesure d’acheter une maison et de créer même un
fonds pour les étudiants pauvres, l’ancêtre de la bourse Erasmus, le Stipendium Erasmi.
Quand il voyage et rencontre les grands de ce monde, polémiquant à l’occasion avec eux
comme avec le prince Alberto Pio da Carpi, il n’oublie jamais qu’il n’appartient pas à la
même classe : conscient à la fois de sa supériorité intellectuelle et de son infériorité sociale.
Pour s’imposer comme le Prince des humanistes, ses livres de pédagogie, ses traités
théologiques ou ses éditions classiques et patristiques ne suffisaient pas. Il a été obligé de
mener ce que nous appellerions aujourd’hui de vraies campagnes de propagande pour prendre
son rang. Après avoir affiché son trinomen au portique de la seconde édition des Adages
publiée à Paris par Josse Bade, il part en Italie, le voyage auquel il rêve depuis l’enfance. À
3
A. Vanautgaerden, « Portrait d’Érasme, ‘pourctrait’ de Jérôme », in L’Auteur à la Renaissance, p. 219-256 et
J.C. Olin, « Erasmus and Saint Jerome : The Close Bond an dits Significance », in Erasmus of Rotterdam Society
Yearbook 7, 1987, pp. 33-53.
11 Séminaire « Archéologie des Humanités » Université Paris 7 – Diderot 19 novembre 2010 Venise en 1508, il produit son premier chef-d’oeuvre : un recueil de proverbes édité par le
plus grand imprimeur de l’époque, Alde Manuce. Érasme est consacré et reconnu au sein
même de la fameuse académie aldine. Il a pénétré le centre du savoir. Lui, le Barbare venu du
froid, vient d’acquérir ses lettres de noblesse. La commande des portraits figurés et
l’impression des portraits littéraires s’inscrivent dans cette démarche qui vise à occuper
l’espace médiatique de son temps. Érasme, qui a désormais un nom, n’a pas encore de visage.
Pour beaucoup, il demeure un inconnu.
1. Il faut attendre 1515 pour trouver trace d’une première image d’Érasme, et pas
n’importe laquelle : un autoportrait griffonné dans la marge de ses scolies aux lettres de
Jérôme ; son visage, qu’il affuble d’un nez démesuré. Érasme est un nez, perdu à Bâle où il
séjourne chez l’imprimeur Johann Froben.
2. Dans son officine, il travaille à de nombreux travaux dont la traduction du Nouveau
Testament. L’oeuvre qu’il accomplit pendant son premier séjour bâlois (1514-1516) est
révolutionnaire, car elle consiste à substituer au texte de la Vulgate une nouvelle traduction
latine, tout en reconsidérant entièrement le corpus hiéronymite. L’humaniste et son imprimeur
Johann Froben savaient que ces deux travaux d’Hercule ne paraîtraient pas sans susciter de
profonds remous au sein des courants conservateurs de l’Église. C’est la raison pour laquelle
ils décident de publier un premier recueil épistolaire qui présente Érasme comme un nouveau
Jérôme. L’ouvrage est visiblement improvisé, et paraît à la suite d’élégies de l’humaniste
Giano Damiani et d’autres auteurs concernant la guerre entre les Turcs et les Slaves (Iani
Damiani elegia). La construction du personnage d’Érasme est en place : l’humaniste possède
un nom qui frappe et qui signifie « Désiré, le Bien-aimé de Rotterdam», il est reconnu par les
savants italiens et se présente sous le masque du patron des traducteurs, Jérôme. La réponse
du pape Léon X à la lettre d’Érasme était arrivée trop tard pour être publiée dans les Iani
Damiani elegia, ce qui explique que Johann Froben, livre au public une plaquette de quatre
feuillets en 1516, afin d’afficher la protection papale à l’entreprise érasmienne de relecture du
Nouveau Testament et de saint Jérôme. Cette « campagne de presse » fonctionne à merveille,
car Érasme est nommé en 1516 conseiller du futur empereur Charles Quint, avec l’invitation
de venir s’installer près de la cour dans les Pays-Bas.
3. Le double portrait d’Érasme était réalisé en fonction des publics distincts qu’il voulait
atteindre ; d’un côté le « grand public » avec les recueils épistolaires, de l’autre, le public
choisi de ses mécènes et des personnages influents de la République des Lettres. Le diptyque
de Metsys était à destination de Thomas More, les trois portraits d’Holbein en 1523 furent
envoyés pour deux d’entre eux en Angleterre, tandis que le troisième fut acquis par Basilius
Amerbach de la femme du peintre. L’un des deux « portraits anglais » était destiné à son
mécène William Warham, en remerciement d’une augmentation de sa pension. Les
motivations d’Érasme étaient multiples : à la fois, sentant la mort approcher, il y avait le désir
de laisser «quelque chose » de lui, comme je l’ai signalé, mais aussi d’être là sans y être.
12 Séminaire « Archéologie des Humanités » Université Paris 7 – Diderot 19 novembre 2010 Érasme a été un humaniste très indépendant qui est parvenu à subvenir à ses besoins sans
devenir fonctionnaire ou courtisan. Bien qu’il soit conseiller de Charles Quint, il refuse
d’accompagner la cour en Espagne et répugne à s’y rendre, sauf si quelques intérêts
personnels (politiques ou financiers) l’y obligent. Érasme préfère écrire, se faire représenter
par une lettre, ou envoyer son portrait, que d’assumer les charges de courtisan. La lettre, selon
la tradition, est un sermo absentis ad absentem, une façon de discourir sans être présent. Les
portraits figurés ont également cette fonction, ils représentent l’humaniste en lui permettant de
ne pas avoir les désagréments du voyage et des contraintes curiales. Érasme rentre dans les
Pays-Bas en 1516 et fait la connaissance à Louvain du peintre Quinten Metsys qui réalise à la
demande conjointe de l’humaniste et de Pieter Gillis, un tableau pour leur ami commun
Thomas More. Pieter Gillis travaillait, en autre, comme correcteur et éditeur dans l’officine de
Thierry Martens. C’est à son ami anversois, secrétaire de la ville, qu’il laisse le soin d’éditer,
son second recueil épistolaire qui paraît en octobre 1516 : Epistolæ aliquot illustrium virorum
ad Erasmum Roterodamum et huius ad illos.
4. Dans le très célèbre diptyque réalisé en 1517 par Quentin Matsijs, double portrait
de Pieter Gillis et d’Erasme, ce dernier, nouveau saint Jérôme, s’est fait représenter en train
d’écrire le début de la Paraphrase sur l’Epître aux Romains, la page de face comportant
pour sa part, l’unique mot «GRATIA», clé de l’épître paulinienne. Dans la niche à droite
de l’humaniste, on trouve en outre différents ouvrages (un HIERONYMVS, un
LOVKIANOS, et à l’étage supérieur un NOVVM TESTAMENTVM et sans doute un
MOR[IÆ ENCOMIVM]) qui définissent un univers intellectuel. En effet, l’édition
érasmienne de Jérôme et du Nouveau Testament venaient d’être publiées l’année
précédente (1516), quant au Lucien et à L’éloge de la folie - Encomium Moriæ, ils attestent
l’amitié d’Erasme et de Thomas More, à qui le diptyque était destiné, et rappellent leur
amour commun du grec et de Lucien, leur auteur profane préféré. Ce constat est renforcé
par le fait que l’autre partie du diptyque, le portrait de Pieter Gillis, est lui aussi marqué par
l’œuvre d’Erasme : on y trouve en effet un ARCHONTOPAIDEIA, titre hellénisé de
L’éducation du Prince chrétien, ouvrage publié par Erasme en 1516 et dédié au futur
Charles Quint, et sous l’index droit de Gillis un autre ouvrage érasmien. Mais ce qui est au
centre de ce tableau emblématique qui fut très apprécié par More, c’est la rédaction de Par.
in Rom., première pièce d’une entreprise qui s’est étendue sur sept années (1517-1524) et
qui connut une grande fortune. La correspondance d’Erasme atteste, s’il en était besoin,
que les Paraphrases touchèrent un public beaucoup plus large que celui des clercs et des
seuls érudits. Particulièrement intéressante à cet égard est la lettre que lui adressa son
homonyme, Erasme Schets marchand avisé et banquier puissant, mais piètre latiniste, qui
témoigne de son enthousiasme en des termes enflammés.
5. La même année naît le second portrait figuré « officiel » d’Érasme. Metsys en
réalisant une médaille paraît répondre à Thomas More qui avait réclamé en 1517 un matériau
13 Séminaire « Archéologie des Humanités » Université Paris 7 – Diderot 19 novembre 2010 plus durable qu’une peinture sur bois. Celle-ci présente Érasme en buste et, au revers, sa
devise Concedo nulli (« Je ne le cède à personne ») et le dieu Terminus (la mort), entourés de
citations latines et grecques (évoquant la mort comme limite ultime des choses ou l’idée que
le portrait d’Érasme a été réalisé sur le vif). Cette médaille marque un tournant, car il introduit
une dynamique nouvelle. Il existe en effet deux types bien distinct de portraits d’Érasme :
certains des portraits d’Holbein et le diptyque de Metsys donne le sentiment que les deux
peintres ont veillé à placer Érasme dans un temps particulier de son existence, alors que la
médaille ou la gravure de Durer situe Érasme dans un temps abstrait où le temps ne semble
pas avoir prise sur l’état de son corps.
6. À l’inverse, en contradiction avec ce que la gravure de 1526 proclame dans
l’encadrement de pierre (le portrait a été réalisé sur le vif), Durer délivre une image où le
temps est suspendu. L’humaniste est figé pour la postérité. Il est à nouveau en train d’écrire,
sans doute une lettre, le regard cette fois-ci concentré sur sa feuille, tenant dans une main sa
plume, dans l’autre son encrier. Le Louvre possède un magnifique dessin exécuté par l’artiste
de Nuremberg en 1520. Le journal de voyage de voyage de l’artiste enseigne qu’il réalisa
deux portraits de l’humaniste, mais qu’il fut interrompu et ne put les achever. Le seul dessin
que nous ayons conservé présente Érasme sans fard, non pas de face, mais légèrement en
oblique, de trois-quarts. Durer l’a dessiné en buste sans laisser voir ses mains, l’humaniste a
le regardbaissé, sans que l’on puisse déterminer si, dans le hors-champ, il est en train d’écrire.
On aperçoit quelques cheveux rebelles sous son chapeau, le visage est sévère, étrangement
rond.
7. Cette esquisse préparatoire est un très beau dessin, mais l’on s’étonne de le comparer
avec une autre étude, presque contemporaine, elle date de 1523, réalisée par Holbein. On y
voit une main droite et le buste d’Érasme, qui possède un visage émacié, très très éloigné de
la rondeur sculpturale de Durer. Le contraste ne peut s’expliquer uniquement par la différence
de style entre les deux artistes. Durer cherche à monumentaliser le visage d’Érasme, à
présenter l’humaniste dans un temps où les marques de décrépitude sur le corps n’ont pas
cours. À l’inverse, l’esquisse d’Holbein nous donne le sentiment d’être confronté à une
apparition fugitive et instantanée d’Érasme. Il a saisi parfaitement la fatigue de ce visage,
creusé par la maladie et les doutes. La rondeur surprenante du dessin de Dürer s’explique
peut-être aussi par le fait qu’Érasme lui a vraisemblablement demandé « d’arrondir » son
physique. Le 8 janvier 1525, Érasme écrit à son ami Wilibald Pirckheimer, le protecteur du
peintre, pour lui demander d’intervenir auprès de l’artiste afin qu’il réalise son portrait d’après
la médaille de Metsys et d’après sa mémoire. Il précise «qu’il fasse alors pour moi ce qu’il a
fait pour toi, à qui il a ajouté [sur ton portrait] quelque embonpoint. »
Il est significatif qu’Érasme ne se reconnut pas dans le portrait gravé de Dürer. Son
jugement fut laconique : nihil simile (« pas ressemblant »). D’une certaine manière, la gravure
elle-même avait fait aveu d’impuissance, en reprenant la citation grecque présente sur la
14 Séminaire « Archéologie des Humanités » Université Paris 7 – Diderot 19 novembre 2010 médaille de Quentin Metsys qui proclamait que « ses écrits donneront une meilleure image de
lui ». En vérité, ce dialogue entre la citation latine voulant faire croire que la gravure avait été
réalisée au plus près du visage d’Érasme, et la citation grecque qui situait la présence
d’Érasme en-dehors de l’image, introduit une tension qui se retrouve dans les destins
parallèles des portraits figurés et littéraires que propage Érasme à partir de 1515.
8. Au moment où Metsys travaille avec Érasme à Anvers, il peint un autre tableau
emblématique qui a marqué l’histoire de l’art, son saint Jérôme, dont l’original
malheureusement a disparu, mais dont on conserve de très nombreuses copies d’époque. Ce
tableau n’est pas daté, mais a été réalisé selon les spécialistes du peintre dans les années 15151520, il a influencé le magistral tableau de Jérôme d’Albrecht Dürer peint juste après son
séjour dans les Pays-Bas en 1520 et conservé aujourd’hui à Lisbonne. Ce tableau de Quinten
Metsys dépeint Jérôme dans son studiolo, une main sur la tempe, désignant de l’autre un
crâne posé à ses côtés. Les Italiens avaient déjà rompu au Quattrocento avec l’imagerie du
saint se fustigeant dans le désert, le lion à ses pieds. Des peintres comme Antonello da
Messina s’étaient détournés de cette iconographie, privilégiant la vision du saint en créateur
du monachisme, pour « l’autre versant » de son oeuvre : celui de traducteur des Écritures.
Dans son célèbre tableau de la National Gallery de Londres peint aux alentours de 1475,
Jérôme était dans son cabinet de travail, au centre d’une église : désormais studieux, tournant
les pages d’un livre, toujours accompagné du lion, mais dans l’ombre de la nef. La vision
nouvelle de Metsys consistait à dramatiser la scène en présentant Jérôme à mi-corps, face au
spectateur avec lequel il entame un débat, et à qui il présente une méditation sur la mort en
désignant le crâne. Dans certains dérivés de cette invention iconographique, certains peintres
tel Joos van Cleve n’hésitèrent pas à ajouter un cartel sur lequel on pouvait lire un adage
commenté par Érasme : Homo bulla (« L’homme est une bulle ») ; afin d’insister sur la
brièveté de l’existence. Il existe une concordance des dates entre ce tableau et l’entreprise
d’Érasme à la fois de traduction du Nouveau Testament et de publication de l’oeuvre du saint.
Érasme est un nouveau Jérôme qui, mille ans après lui, offre au monde chrétien une nouvelle
Vulgate.
Notons que la réalisation du tableau est contemporaine du séjour d’Érasme à Anvers, où
il loge… chez Quinten Metsys… Aucun document ne nous permet d’affirmer qu’Érasme a
imaginé ce nouveau thème iconographique qu’illustre son ami peintre, mais nous sommes,
pour le moins, dans ce que les Allemands appellent le Zeitgeist. Si on ne peut pas avancer
avec certitude que ce tableau est un portrait déguisé d’Érasme, le portrait de Jérôme par
Metsys est une allégorie de la figure du savant humaniste traducteur de la Bible : tâche que
venait d’accomplir Érasme à Bâle, pour laquelle il avait obtenu la charge de conseiller du
prince Charles (futur Charles Quint) et quitté Bâle pour s’installer à nouveau dans les PaysBas.
9. Pourtant, les tableaux d’Holbein conservés à Bâle et au Louvre sont des effigies
15 Séminaire « Archéologie des Humanités » Université Paris 7 – Diderot 19 novembre 2010 numismatiques, son profil a un parfum d’immortalité. D’ailleurs son ami Basilius Amerbach
en 1580, quand il évoque ces portraits ne manque pas de souligner qu’Érasme choisit: « la
demi-face seule, ainsi qu'en usaient les anciens empereurs pour leurs monnaies. » Le portrait
de Bâle nous donne un indice qui inscrit cependant Érasme dans son temps, mais un temps
particulier, celui de ses écrits. On peut déchiffrer les quelques lignes qu’est en train de rédiger
l’humaniste, il s’agit de sa Paraphrase sur l’Évangile selon Marc, composé en 1523 et offert
au roi de France François Ier. Ce texte n’a pas été choisi par hasard, c’est un portrait
d’Érasme en théologien irénique, dont l’oeuvre favorise vers la concorde. Ses paraphrases aux
évangiles ont été rédigées et dédiées à quatre souverains de son temps (Henry VIII, Charles
Quint, François Ier et Ferdinand d’Autriche), afin d’éviter la guerre. Cette image d’Érasme en
pacifiste est une des représentations auxquelles il tenait le plus. La Maison d’Érasme conserve
un tableau singulier qui témoigne du succès de cette image d’Érasme comme intercesseur
auprès des puissants. Il s’agit d’un Jugement de Salomon peint sur cuivre par Frans Francken,
vers 1580. Il dépeint derrière le roi Salomon quelques conseillers, dont Érasme.
Les deux tableaux de Bâle et du Louvre sont très proches, le premier étant fort
probablement une étude pour le second.L’exemplaire bâlois se détache sur un fond abstrait de
couleur verte, le second laisse deviner un mur lambrissé recouvert d’un tissus oriental orné de
motifs de fleurs et d’animaux stylisés. Érasme est vêtu dans les deux oeuvres de façon
familière (fourrure, chapeau) et porte trois bagues aux mains, que l’on a rapprochées des
saphirs que lui avait offertes Thomas More. Les mains sont particulièrement détaillées, ce qui
n’est pas souvent le cas dans les tableaux d’Holbein. Il a déjà été question des études de main
de l’artiste que nous avons conservées pour ces tableaux. Érasme écrit non sur un lutrin, mais
sur deux livres qui lui servent de support. Toute l’attention du spectateur se concentre sur son
visage et sur ses mains. C’est dans un second temps seulement que le regard s’attarde au
décor de fond du tableau du Louvre.
10. Le portrait conservé à la National Gallery, qui provenait de la collection du mécène
d’Érasme, le cardinal William Warham, est beaucoup plus solennel. Plus grand de taille, il
place l’humaniste dans un intérieur dont le pilastre au chapiteau décoré de grotesques indique
la richesse. Érasme n’écrit plus. Il retrouve ce regard songeur adopté sur le diptyque de
Metsys. Il pose ses deux mains sur un ouvrage richement relié et sur la tranche duquel on peut
lire, en grec, l’inscription « Les travaux d’Hercule », titre d’un des plus beaux de ses adages,
dans lequel il décrit son travail titanesque : Érasme est un héros antique. Derrière lui,
accentuant l’effet théâtral du tableau, une tenture laisse voir une étagère de livres, sur la
tranche d’un de ceux-ci se lit la signature du peintre Holbein qui proclame qu’il trouvera
moins facilement un émule qu’un détracteur. L’axiome de Zeuxis rapporté par Pline est
connu : la critique est plus aisée que l’imitation.
En 1524, il rédige le Traité du Libre arbitre : le calme a définitivement disparu de sa
16 Séminaire « Archéologie des Humanités » Université Paris 7 – Diderot 19 novembre 2010 vie. Désormais, il sera un étranger dans les deux camps, pour les admirateurs du Réformateur,
outrés que le Prince des humanistes débattent avec leur champion, et pour la majorité des
théologiens fidèles au pape qui trouvent que sa réponse à Luther est trop complexe et pas
assez engagée : homme du dialogue en des temps de surdité. À la même époque, il écrit à
Marc Laurin sa célèbre phrase : « Je suis un citoyen du monde, partout chez moi, ou plutôt,
pour tous un étranger ». Les années suivantes vont être assombries par de nombreuses
polémiques et l’humaniste va se sentir envahi par un grand désarroi, car il comprend bien
qu’il n’est plus à même d’influer sur le cours des événements. Il ne parvient plus à se
proposer comme médiateur, car il a été sommé de prendre position. Il publie çà et là quelques
petits appendices épistolaires dans certaines de ses oeuvres mais rien d’aussi majestueux que
ses derniers grands recueils épistolaires. D’une certaine façon, le fait d’avoir pris position
dans le grand débat religieux du temps, lui permet progressivement de réenvisager la
publication de sa correspondance, comme on peut le constater dans la lettre qui date de la fin
1526 . Le plus grand recueil d’Érasme, l’Opus epistolarum, épais de 1020 pages, contient plus
de mille lettres. Il paraît à un moment significatif en 1529, quand l’humaniste est obligé de
quitter Bâle pour Fribourg, en signe de protestation contre l’instauration de la Réforme dans
cette ville. Il renonce finalement au conseil d’ordonner chronologiquement l’ouvrage,
préférant conserver l’idée de variété en offrant à son lecteur le soin de picorer dans les mets
cuisinés pour lui : feuilletant au hasard l’ouvrage pour lire, tantôt une lettre courte, tantôt une
lettre longue, ou, consultant l’index pour rechercher les épîtres des personnes qui
l’intéressent. Pour la première fois, le titre affirme que les lettres ont été choisies par l’auteur
(per autorem diligenter recognitum). C’est un exercice difficile pour l’humaniste, car cela
l’oblige à publier des lettres d’amis devenus parfois de farouches opposants. De manière peutêtre ironique, il supprime dans les adresses des lettres tous les titres ronflants : les rois ne sont
plus invincibles et sérénissimes, les papes très saints, les abbés vénérables, les évêques
révérends… Tout cela est désormais superflu et ennuyeux à ses eux. Il existe dans le recueil
de très belles lettres iréniques, comme celle adressée au roi de Pologne Sigismond Ier qui est
un manifeste pour la paix. Mais l’on sent Érasme écartelé entre les novateurs et les
orthodoxes. Il constate, trop souvent, que l’homme ne devient pas meilleur, et en vient même
à regretter d’avoir jadis prêché la liberté.
Érasme est déçu, parfois amer. Dans les lettres nouvelles du recueil, il ne laisse presque
plus la parole aux autres. Ce qui frappe dans ce recueil, c’est qu’il n’envisage aucune issue
favorable à ses temps troublés. Il ne croit plus au pouvoir d’un concile sur la réconciliation.
Les statues de la cathédrale de Bâle ont été brisées lors de la crise iconoclaste, et, il ne peut
s’empêcher de constater qu’il n’y a pas eu de miracles…En janvier 1534, préfigurant cette
année morbide, il publie son traité sur La préparation à la mort, auquel il joint un appendice
épistolaire. Les lettres sont qualifiées dans le titre de «grave ». Il livre seize lettres nouvelles,
17 Séminaire « Archéologie des Humanités » Université Paris 7 – Diderot 19 novembre 2010 dont il est l’auteur de quatorze. Cela reflète une certaine réalité, car à la fin de sa vie, Érasme
écrit de moins en moins de lettres. La dernière lettre du recueil, rédigée en grande hâte,
s’adresse à ses lecteurs, ses amis très chers (Amicis lectoribus). Il leur annonce qu’il a veillé à
examiner ses coffres remplis de papier, afin que l’on n’édite pas certaines choses après sa
mort, contre sa volonté. Il relate un peu amer, qu’il a reçu de très nombreuses lettres de
presque tous les rois, de ducs, d’évêques, de papes et d’hommes très savants. En les éditant, il
a voulu montrer quels étaient ses« compagnons de beuverie ». Le terme peut surprendre. Il
témoigne combien Érasme, au moment de disparaître, est un homme blessé, qui conserve un
sourire aux lèvres, mais de plus en plus teinté d’ironie. Dans une longue lettre en 1535,
répondant à l’Italien Pietro Corsi, il avait relaté comment à Rome on s’était moqué de lui,
allant jusqu’à faire placarder une fausse lettre, imitant à la fois son style et son écriture.
Érasme est dépossédé de ce qui lui tient le plus à coeur, sa main…
Conclusion
De sa mort, nous savons tout : la date, son agonie, ses derniers mots, prononcées en
néerlandais, Lieve Gott (Mon Dieu). Deux dessins ont fixé son visage défunt, l’un anonyme,
l’autre attribué à Hans Baldung Grien. Dans ce dernier, la tête d’Érasme est dans un cercle,
homme universel, mis en perspective. C’est deux ans après sa mort qu’Hans Holbein réalise
en 1538 son dernier dessin de l’humaniste, gravé par Hans Lutzelburger : « Erasmus in eim
Güss ». C’est le seul portraiten pied d’Érasme que nous connaissons. Il appuie sa main droite
sur le buste de pierre du dieu Terminus. Il est debout dans un encadrement architectural qui
rappelle les joyeuses entrées de la Renaissance. En-dessous de Terminus, un distique
proclame à nouveau, avec insistence, que ce que l’on voit n’est que la peau vieillie d’Érasme,
que son vrai portrait est dans ses écrits. Érasme paraît figé, comme souvent, il regarde audessus de la mêlée. Il a tout tenté, il ne sourit plus. Dans ses recueils épistolaires, il a essayé
d’offrir sa meilleure image, son meilleur latin, d’être l’ange de la concorde. Il n’est pas
parvenu à conserver cette pose. Ses lettres nous donnent souvent l’impression d’être face à un
portrait figuré qui se met soudain à parler et qui se déplace dans la salle où nous le regardons.
Il vient vers nous. Il avance, telle une anamorphose… Les devises choisies par Érasme pour la
médaille de Metsys, reprises par Durer puispar Holbein, semblent lui donner raison. Les
portraits ne parviennent qu’à représenter l’apparence extérieure, seuls les écrits permettent
d’atteindre le soi profond. Seules les lettres ont donné le vrai portrait de l’humaniste : tantôt
en gloire, tantôt amer, tour à tour joyeux et déprimé, parfois sur la même page. Érasme a
travaillé pour la postérité en prenant la pose dans ses portraits figurés, mais ses écrits l’ont
contrarié. L’humaniste est constamment en branle, extérieurement et intérieurement. Le
branle était une danse du XVIe siècle que l’on exécutait en se donnant la main. Érasme a rêvé
danser ainsi, entraînant dans son sillage ses amis de la République des lettres, les souverains
18 Séminaire « Archéologie des Humanités » Université Paris 7 – Diderot 19 novembre 2010 de son temps, les papes, et les gens du peuple (son dernier ouvrage est dédié à un simple
douanier). C’est le portrait qu’Érasme a dépeint dans ses recueils épistolaires, mais, en
définitive, comme le montrent les tableaux et gravures d’Holbein de la fin de son existence, il
sort de la danse seul, un peu désabusé.
_________________
19 

Documents pareils