les alpes sous l`empire du trait

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les alpes sous l`empire du trait
CULTURE
LES ALPES SOUS L'EMPIRE DU TRAIT
Des maîtres de la peinture traditionnelle chinoise ont sillonné les Alpes
suisses durant dix jours, esquissant de futures œuvres. Un pèlerinage à but
culturel qui raconte aussi les mutations du tourisme de montagne. Reportage.
Par Xavier Filliez
Enrobé dans son tablier de fromager, Eddy Baillifard sert des tommes à point devant
la laiterie de Bruson. L’accent, le cru, le terroir flamboyant. Mais déjà les invités
s’éclipsent. Entre les raccards, dégustant le pays par les cinq sens, ils ont sorti leurs
trousses. D’un trait léger comme les brumes qui drapent la station de Verbier, les
paysages prennent corps sur leurs carnets. Plus tard, ce sera sur papier de riz.
Les Alpes sous le pinceau d’une dizaine d’éminents artistes chinois, c’est le discret
choc des cultures que l’association Shan Shui (paysages, en chinois) a voulu
provoquer. Présidée par Gérald Imfeld, un ancien cadre de multinationales qui
revendique un côté mécène dans cette opération pour l’heure strictement privée,
Shan Shui veut tisser des liens forts entre la Chine et les Alpes.
Pour «porter les émotions alpines» dans l’Empire du Milieu et permettre à l’art
traditionnel chinois de s’émanciper dans d’autres décors, il a invité des artistes de
grande réputation. Professeurs, doyens, directeurs de thèse à l’Académie centrale
des beaux-arts de Pékin ou dans d’autres institutions, membres de l’Association des
artistes de Chine, ils sont les ambassadeurs d’un art millénaire.
LA TEXTURE DES ALPES
Dans la peinture chinoise, l’homme et la nature ne doivent faire qu’un, ce qui
explique l’attention portée aux paysages. Chargé d’enseignement en histoire de la
calligraphie à l’Université de Genève et cofondateur de Shan Shui, Wang Fei résume
l’osmose à atteindre: «La qualité de l’homme compte encore plus que la technique.
Aller à la rencontre des paysages, c’est se rencontrer soi-même. Ces peintres
devront trouver l’âme du paysage suisse», ce qui laisse présager une relation au
long cours. En clair: «Cet échange, ce sont les Alpes qui regardent les artistes
chinois dans les yeux.»
Hier, c’étaient les forces telluriques du Gornergrat, demain ce seront les bisses, à micoteau de la vallée du Rhône, ensuite le glacier de la Plaine-Morte, puis Lavaux.
Textures, formes et lumières: tout les ravit. «La neige, les montagnes, la brume ici
sont de nouvelles formes d’inspiration», confie Liu Dawei, 65 ans, aîné du groupe et
président honoraire de l’Association des artistes de Chine. «Pour le peintre
traditionnel chinois, se promener, voyager est une exigence. Tout bon peintre doit
parcourir des dizaines de milliers de kilomètres pour être un artiste accompli.»
Lorsque Liu Dawei s’exprime, apparemment toujours à mots pesés, on l’écoute
comme un maître. A dîner, c’est lui que l’on sert en premier. Entre les esquisses, son
pas dicte la cadence. Liu Dawei défend la peinture comme fondement de sa
civilisation, mais pas recroquevillée sur elle-même. «La peinture traditionnelle
chinoise a 3000 ans, mais elle s’est continuellement ouverte à d’autres inspirations et
à d’autres techniques, l’art bouddhique il y a deux mille ans, par exemple. Ou plus
récemment, au début du XXe siècle, alors que les artistes chinois s’inspiraient de
l’impressionnisme en France. Venir dans les Alpes participe de cette idée
d’ouverture.»
«Pour le peintre chinois, voyager est une exigence»
Liu Dawei, président de l’Association des artistes de Chine
On est loin des Miss Chine de Pierre Kohler. Loin des marathons touristiques avec
escale de vingt-quatre heures à la Jungfrau et à Lucerne sous une rafale de flashs et
dans une fièvre acheteuse. Ici, pour l’heure, on parle d’«art pur». Ce qui n’empêche
pas les hôtes de faire une razzia dans les bijouteries. Lorsque hésitation il y a, c’est
entre deux Vacheron Constantin, l’une à 32 000 francs, l’autre à 43 000.
LA CULTURE GAGNE LA MONTAGNE
Au-delà des échanges amicaux qui sentent la tomme, de la philanthropie, de l’art
pout l’art, des expositions croisées, à Pékin en octobre, puis en Suisse, que peut-on
donc attendre de ce genre de course d’école entre gens de bonne éducation, leaders
d’opinion, à l’aura aussi ample que le pouvoir d’achat?
A un moment où le tourisme suisse, valaisan en particulier, se force à l’introspection,
revoit ses priorités, réoriente ses stratégies, la culture s’impose comme une riche
option. «J’aime l’idée que la culture grimpe lentement sur la montagne et l’occupe»,
dit joliment Isabelle Hefti, chargée de communication à l’Office du tourisme de
Verbier. Le parc de sculptures monumentales sur les alpages, comme un musée
sans murs, depuis l’été dernier, en est la manifestation concrète.
Verbier prévoit encore de construire une immense salle multifonction pour 80 millions
de francs. La monoculture du ski est depuis longtemps remise en question à CransMontana aussi. Six galeries d’art ont pignon sur rue en station. Et le musée de la
Fondation Pierre Arnaud, en cours de construction à Lens (ouverture prévue en
décembre 2013), semble vouloir s’imposer d’emblée comme la réponse culturelle de
la montagne à la plaine, face à la célébrissime Fondation Gianadda.
La délégation chinoise fait d’ailleurs une halte sur le chantier du futur centre culturel.
Après avoir présenté ce que seront les 1000 mètres carrés d’exposition et vanté les
fenêtres habillées de panneaux photovoltaïques du monolithe de béton et de verre,
le directeur artistique, Christophe Flubacher, dit son intérêt pour un futur échange.
«Nous avons programmé pour 2014 une confrontation d’art occidental et non
occidental: le surréalisme face à l’art primitif. Dans ce contexte, pourquoi ne pas
envisager une collaboration?» Echanges de cartes de visite et politesses clôturent la
visite éclair.
Si personne ne doute plus du potentiel de la culture comme ressource clé de
l’économie, la venue d’artistes chinois renommés dans la région aiguise aussi la fibre
commerciale des autorités touristiques, dont l’accueil fait à ces artistes de haut vol
n’est pas désintéressé. En 2011, les nuitées des touristes chinois en Suisse (600
000) ont dépassé les nuitées des Japonais (500 000). En dix ans, elles ont été
multipliées par six.
En coulisses, sur les belles moquettes de l’Hôtel de l’Etrier, l’analyse réjouie de
Philippe Rubod, directeur de Crans-Montana Tourisme, est ouvertement
économique: «Il ne faut pas se cacher derrière son petit doigt. Financer le séjour de
ces artistes chinois est pour nous une manière d’appréhender un marché
considérable, riche, puissant. Il y a trois portes d’entrée: le golf, le shopping et l’art. Il
faut essayer de créer un mouvement, leur donner l’envie de revenir peindre chez
nous, créer des ateliers. Cela pourrait nous ouvrir plein d’autres portes à l’avenir.»
En une phrase comme en cent: «Toute relation d’affaires avec les Chinois
commence par des liens d’amitié.»
Sun Shuangxi, fondateur de l’agence genevoise Sunlight Act, spécialisée dans les
échanges touristiques, culturels et commerciaux avec la Chine depuis 1998 et qui fait
venir 2000 Chinois par an, est un observateur privilégié de ce marché émergent: «Je
constate que mes compatriotes ont tendance à venir pour des séjours de plus en
plus longs, de vraies vacances. Parmi eux, une clientèle de nouveaux riches qui
dépense énormément. Un groupe que j’ai guidé a fait des achats pour un million de
francs récemment.»
Gérald Imfeld, également fondateur du Symposium international du tourisme,
comprend cet intérêt mais, à 72 ans, assure chercher une autre dimension à son
projet. «Vous voyez ce tabouret de peintre que j’ai apporté au président Liu Dawei?
C’est mon cœur qui l’a amené, pas mon porte-monnaie.» L’ultime but de son
association, en passe de devenir une fondation et dont le conseil de patronage est
présidé par Pascal Couchepin, est «humaniste». Pour la Suisse, il rêve déjà d’un
centre culturel dédié à la peinture chinoise dans les Alpes.