NOTES DE LECTURE Bernard-Henri LÉVY Ce grand cadavre à la

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NOTES DE LECTURE Bernard-Henri LÉVY Ce grand cadavre à la
NOTES DE LECTURE
Bernard-Henri LÉVY
Ce grand cadavre à la renverse
Grasset, octobre 2007, 425 pages, 19,90!
Comme pas mal d'entre nous, j'ai été longtemps agacé par le côté “ramenard” de
cet ex-nouveau philosophe. Et puis, l'interview qu'il a donnée un matin de la semaine
dernière à Nicolas Demoran, sur France-Inter et dans laquelle il réglait ses comptes avec
beaucoup de franchise et de sincérité, à l'endroit de la gauche française, du sabotage de
la candidature de Ségolène et de son cuisant échec aux présidentielles, m'a donné très
envie de lire son dernier ouvrage.
Je n'ai pas été déçu, mais surpris, car les médias (et encore dimanche 14, dans
Ripostes) ne tirent de ce livre très riche que le côté “querelles de la gauche à la
gauche”), alors que BHL essaie de traiter en profondeur toute l'Histoire de la gauche en
France depuis un siècle et demi… Et l'aspect polémique de son livre ne vient qu'en
second…
Il lui semble impossible de voter Sarkozy, à qui le lient des relations anciennes
d'amitié (comme avec Finkielkraut) et il affirme être “de gauche par tropisme et presque
par atavisme, […] la gauche est ma famille et on ne change pas de famille comme de
chemise” : ce qui ne peut que nous le rendre sympathique par opposition à tous les
renégats qui grenouillent depuis quelques mois autour de l'omniprésident…
• L'idée de révolution, pour BHL, est morte. Il écrivait déjà il y a 30 ans, dans La
Barbarie à visage humain : socialisme, n.m. Genre culturel, né à Paris en 1848, mort à
Paris en 1968” !
Qu'est-ce donc pour lui qu'être “de gauche” ?
Il a en tête trois sortes de certitudes :
I) des images : Blum, Malraux, le propre père de BHL, engagé dans la guerre d'Espagne
puis dans la Résistance, enfin ses propres expériences et voyages politiques : Bangla
Desh, Portugal (1974, Carvalho, Révolution des œillets), l'Italie et sa tentation d'un
fascisme rouge, d'un nihilisme terroriste, le Mexique des Chiapas, la Bosnie, etc.
Mais : 1) la Gauche a toujours été, à travers ses images, et très vieille et très
jeune. Et les images sont à tout le monde, personne ne peut interdire à personne (à
gauche ou à droite) d'être hanté par les images de Malraux, de Gambetta, de Jaurès, de
Guy Môquet, etc.; 2) Il est d'autres images, négatives : les “pacificateurs socialistes”,
Guy Mollet, le 1er Mitterrand, Blum anti-interventionniste dans la Guerre d'Espagne, la
compromission avec Staline et son Goulag. Tout cela = honte et gloire de la Gauche.
II) des événements, rares, “anhistoriques”, voire “anti-historiques, mais déterminants et
qui font “dérailler le train du monde”. Il n'est pas encore certain qu'on ait vidé le débat,
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l'abcès, par rapport à la Révolution de 1789 (Furet), à 1848, à la Séparation Église-État,
à la Commune. Mais BHL a surtout en pensée 4 évènements majeurs qui l'ont empêché
de dire oui à Sarkozy :
1) Vichy : oubli ou repentance ? BHL est pour le second choix, en référence au devoir
de mémoire de Primo Lévi.
2) la guerre d'Algérie : le colonialisme fut un grand crime, totalement condamnable,
sans “rôle positif”, certes pas le seul de l'histoire de l'humanité et qui ne saurait
absoudre les autres crimes commis ensuite par les mouvements d'émancipation
anticoloniale.
3) Mai 1968, mouvement “naïvement naturaliste et utopique”. Pas de dévotion de sa
part, mais aspect puissamment libérateur, bouscule la France patriarcale des âges
gaulliste et pré-gaulliste. De plus, acte de naissance d'un antitotalitarisme de gauche et
de masse qui se cherchait depuis 50 ans.
4) l'affaire Dreyfus, pour des raisons évidentes…
Ces quatre évènements ont vu se cliver la gauche comme la droite, ce ne sont pas
des critères absolus. Mais BHL a une part de lui-même qui refuse l'“effacement des
vieux repères” (p. 59), et se sépare complètement de l'attitude de Sarkozy, qui tente de
noyer le poisson et est en recul par rapport à Chirac sur plusieurs points (repentance,
notamment). BHL critique vivement le discours de Dakar (rédigé par Guaino) et rend
hommage aux positions anticolonialistes de Gide (Retour du Tchad), Albert Londres
(Terre d'ébène) et Mauriac (Bloc-Notes). La vision de mai 68 par Sarkozy (“liquider” !)
est un complet contresens (volontaire, sans doute !).
III) La gauche est aussi affaire de réflexes, non pavloviens, mais intelligents,
constitutifs de nos identités et souvent issus de scènes originaires :
1) incapacité de BHL de dissocier combat contre l'antisémitisme et contre le racisme
(malgré la distinction : haine des “petites” et des “grandes” différences).
2) difficulté à opposer combat pour la liberté vs luttes pour l'égalité. BHL veut “tenir…
le double cap de la double aventure d'une liberté et d'une égalité” (p. 68) héritées des
Lumières.
3) refus du conflit social, de la lutte des classes, “dont la formule a été souillée par tant
de scélérats”. La société, certes, a une structure conflictuelle, mais “la conscience de
cette insociabilité, la prise en compte de ce dépareillement originaire des humains, le
pari sur ce discord qui est notre destin et qui peut devenir notre chance, voilà, au fond,
une bonne définition de la gauche…” (p. 70). [J-P. : Il me semble que cela entre
directement dans le débat que nous avons abordé à Condorcet lundi 8 octobre !]
4) le réflexe dreyfusard : entendre ce qu'a à dire l'homme seul face à la meute : Dreyfus,
Daniel Pearl, les dissidents cubains, soviétiques, etc.
5) le réflexe antifasciste, anti-Vichy (meurtre du jeune juif Ilan Halimi).
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6) le réflexe soixante-huitard, c.-à-. anti-autoritaire, anti-totalitaire. Ne pas faire de
différence entre un despote brun, rouge ou vert (islamistes). Aucune indulgence pour
aucun terroriste ou lapideur de sa propre femme (en Afghanistan).
7) le réflexe anticolonial : la culpabilité d'autrui ne saurait effacer la mienne…
L'homme en tant qu' Homme (Primo Levi, Sartre : le salaud, “celui qui n'a rien
fait”) est responsable aussi des crimes qu'il n'a pas commis. Lévinas distingue entre
l'homme moral (qui se sent l'obligé du monde, sommé de répondre de ses désordres et
de ses injustices), et l'immoral (qui se juge innocent de tout ce à quoi il n'a pas
participé personnellement). Grand thème de la sagesse grecque : le coupable innocent
(Œdipe !). Infernale, mais inévitable transmission de la culpabilité : “Il n'y a pas de fils
innocents” (Pasolini : révolte contre le “jeunisme”). Certes, il y a risque de devenir “une
sorte de monstre envahi par une négativité, une noirceur”. Mais une part de honte, de
repentance, “donnée essentielle de la conscience” (p. 78) est nécessaire à toute politique
humaniste. Bonne boussole pour la pensée et le vivre : “l'homme de gauche est le seul
animal qui soit capable de se défaire de soi pour, sans fusion ni effusion, entrer dans la
peau et le visage d'un autre” en face de l'homme de droite, Ponce Pilate se lavant les
mains de ce “crucifiement continuel” (Paul Morand).
Il faut croiser tous ces réflexes, qui ne valent qu'à plusieurs et doivent s'ajuster
entre eux.
• Sur la révolte des banlieues de fin 2005 : certes, parfum de barbarie, de
nihilisme. Mais, après tout, part de violence dans toute émeute, y compris “historique”
(la Commune). Et une certaine part de responsabilité de la société : chez Hugo,
l'incendiaire des Tuileries qui brûle les livres et donne comme argument “qu'il ne sait
pas lire”. BHL éprouve l'horreur des modernes incendies, mais aussi une sorte de
scrupule devant le bannisssement, la ghettoïsation. BHL préfère quartier (voire
“difficile”) à banlieue (au M-Âge, “lieu du ban, c.à-d. du bannissement”). Il est contre
la “culture de l'excuse”, mais il faut aussi relativiser l'importance de ces troubles, qui
n'ont pas abouti à des émeutes sanglantes, comme un peu partout dans le monde. Les
mouvements sociaux n'ont pas toujours “une tête de mouvement social” ! Pas
d'indulgence pour des crimes horribles (autobus incendié), mais pas d'oubli du devoir
d'État vis-à-vis des couches sociales abandonnées. Il y a un appel adressé par le corps
social à lui-même.
• Réserves sur les maladresses, erreurs et bévues de Ségolène (notamment en
2006 à Beyrouth), mais éloge tout de même de la campagne faite avec courage par la
“chèvre émissaire” de la gauche. Vive critique de la gauche française, qui n'a encore pas
su renoncer explicitement au socialisme à l'ancienne, à ses erreurs, ses utopies, et
accepter, comme toutes les gauches européennes, “les contraintes d'une économie de
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marché à laquelle tout le monde sait, de nouveau, qu'il n'y a pas d'alternative” (p. 102).
[J-PC. C'est là, me semble-t-il, qu'on peut être en fort désaccord avec BHL ?…].
La gauche en est encore à un rituel dépassé, avec la mémoire et le culte du
communisme (encore l'étiquette) et du trotzkysme (devenu sectes). BHL déplore que la
gauche n'ait pas fait sa grande révision, son vrai Bad Godesberg [allusion au Congrès
par lequel le SPD allemand renonça, en 1959, à toute référence au marxisme et à la lutte
des classes]. Mais tout de même, il ne faut pas être injuste à son égard, elle a fait un
travail de mise à distance de son passé totalitaire que l'autre camp n'a pas (assez) fait sur
le sien (p. 112).
S'il y a eu, tout de même, conjuration de la tentation totalitaire, c'est grâce aux
maoïstes de mai 68, qui n'ont pas attendu dix ans pour faire leur autocritique et dont le
maoïsme ne représentait nullement une adhésion à ce qui se passait en Chine, mais
essentiellement le rejet du modèle soviétique, à travers le PCF. Au Portugal, les auteurs
de la Révolution des œillets et surtout Carvalho ont sauvé le pays du stalinisme.
Soljenitsyne : importance capitale de L'Archipel du Goulag, et d'un mémorable
Apostrophes consacré à cet évènement.
Le Cambodge : BHL établit des liens qui paraissent bien excessifs entre la
linguistique, la formation en Sorbonne ou à Sciences-Po des révolutionnaires asiatiques
et les horreurs des khmers rouges ! Entre la glossématique, la Révolution culturelle et
Charles Bettelheim… (?) [J-PC : J'ai peine à croire à cette subtile conjonction de
facteurs !] En tout cas, il s'est agi, avec Pol Pot, d'une des pires dictatures, qui allait
jusqu'au “réglage politique des affects et des émotions, [qui] atteint là une précision et
une rigueur inégalées” (p. 129). Michel Foucault a d'abord souscrit à ce type de
révolution, pour le rejeter deux ans plus tard, au moment du Khomeynisme en Iran.
La Nouvelle philosophie a été une forte réaction critique à quatre “énoncés” :
l'Absolu, ou le Bien, l'Histoire, la Dialectique et le Mal. Globalement, elle a condamné
l'illusion du Mal ouvrant vers le Bien, conduisant au Bien… “C'était l'idée qu'il vaut
mieux se mettre d'accord sur le Mal que sur le Bien et, une fois qu'on s'est entendus sur
le Mal, négocier un moindre Mal” (p. 143).
La vieille gauche est venue à bout d'une forme terrible de tentation totalitaire,
mais elle est menacée d'une autre…
Parenthèse sur son attitude à l'égard de Ségolène, d'abord très négative, puis qui
change devant l'intelligence de la candidate, son information précise. Elle préfère parler
de droits humains au lieu de droits de l'homme, pour préserver les droits de la femme !
BHL pense que certains socialistes (Fabius entre autres) lui ont saboté ses dossiers
(Darfour, politique de défense, etc.) et l'ont amenée à quelques gaffes assez fâcheuses,
maladresses à l'égard de la Chine, de Poutine, etc. Elle a été “au carrefour de forces
contradictoires”. BHL sentait poindre une gauche animée par une haine à vide (de
l'Amérique libérale), un progressisme sans progrès, un ressentiment généralisé.
La source : Chevènement, à qui BHL s'en prend très violemment, comme
conseiller proche de Ségolène et “un des mauvais génies” de cette campagne (p. 174),
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issu du nationalisme, du maurrassisme, de Barrès et de “l'Algérie française”. Il critique
sa haine de 68, sa prise de position en faveur de S. Hussein, faux laïc, contre les sanspapiers, son bref partenariat avec Pasqua, son côté “Marcel Déat”, etc. BHL ne veut pas
d'une “gauche de droite”, deuxième tentation représentée par Chevènement.
BHL s'étonne que la gauche française soit devenue aussi anti-libérale par la voix
des néo-communistes, des membres d'ATTAC, des altermondialistes, etc. Certes, la
gauche prétend condamner le seul libéralisme économique (celui de Smith) : mais peuton le distinguer aussi radicalement du libéralisme politique (celui de Montesquieu et
Levinas, ce dernier réhabilitant “l'argent”) ?
Ignorance actuelle des penseurs politiques, qui feignent de croire que le
libéralisme, c'est la jungle, alors que pour l'école de Manchester, pour A. Smith, Jeremy
Bentham et Hayek… et BHL, le vrai libéralisme est une tentative de régulation, de
correction par l'État des effets de concentration, de rente ou de monopole. Le “libre jeu
du marché” avait un sens pour Turgot, Quesnay et les autres physiocrates
(contemporains de Condorcet), mais qui devient plus problématique chez les libéraux
proprement dits. Michel Foucault disait qu'il y avait “un art libéral de gouverner” (p.
193), aux antipodes d'un pur “laisser faire” et d'une “absence de gouvernement”, que
c'était au contraire une rupture avec la “Raison d'État” créatrice depuis la fin du XVIe s.
de formes autoritaires et cruelles de gouvernementalité”.
BHL parle de “dégringolade” du concept de libéralisme, de Foucault à Bourdieu
et il critique sévèrement “l'idiotisme altermondialiste griffé Monde diplo” et la
dégradation de l'antilibéralisme vers le thème du “complot économique”, fonds de
commerce de l'extrême-droite… La gauche ne fait pas le nécessaire travail de critique
du mot libéralisme (séparer un bon et un mauvais libéralisme ?).
Distinction essentielle, opérée chez les Italiens par Benedetto Croce (L'Histoire
comme pensée et comme action), entre le libéralisme et le libérisme, “dévoiement du
libéralisme qui tient le marché pour la loi suprême de la vie sociale […] et dont la
dernière incarnation est Silvio Berlusconi” (p. 200). La gauche française d'aujourd'hui
tourne le dos aux trois grandes révolutions : anglaise, américaine et française : La
Fayette, abolition des privilèges par notre Constituante, les disciples de John Locke, les
“liberals” des USA ! Et salue Chavez, “dont l'épiscopat latino-américain lui-même note
que la rhétorique antilibérale rappelle celle des régimes de type fasciste ou nazi” !
Tout le libéralisme du XIXe, selon BHL, est une lutte contre l'absolutisme. Quant
aux Lumières, les antilibéraux contemporains en sont encore au vieux débat consistant à
opposer Turgot, Voltaire ou Montesquieu aux “matérialistes” du genre Helvétius,
d'Holbach, La Mettrie, qui auraient été des marxistes avant la lettre ! Ceci aboutit à
rejoindre les “Contre-Lumières”, de Burke à Herder, à Maurras et aux idéologues
fascistes et nazis. BHL trouve navrant que des théoriciens “de gauche” puissent
aujourd'hui se réclamer de Carl Schmitt, qui se disait “Romain par l'origine, la tradition
et le droit”, théoricien antisémite et pro nazi, dont le cas est encore plus lourd de
conséquences que le cas Heidegger, puisque certains de ses textes sont à l'origine des
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lois antijuives de Nuremberg ! Il vise entre autres E. Balibar, et même Bourdieu et
Derrida, mais surtout Zizek et Sloterdijk.
L'extrême gauche fut internationaliste, elle est devenue nationale. La gauche
“modérée, de gouvernement”, s'est scindée en deux sur l'Europe : une moitié a voté un
non sans contenu qu'elle a magnifié, l'autre moitié a voté un oui honteux, un oui faute de
mieux. Quel naufrage ! (p. 231). Trois explications : 1) Europe “mal partie” ; 2) enterrée
lors de la guerre de Bosnie ; 3) paresse de l'esprit, abandon au providentialisme (lucidité
de Romain Gary en mai 1978). Il y a un vent de défaitisme, le fer de lance de l'Europe
est brisé… BHL n'aime pas “cette gauche qui double à droite (“République,
Marseillaise”, etc. ). Il dit non à cette “détestation de principe” de l'Amérique. Il critique
certes “Bush le Petit” et ses fautes (Abou Ghraib, Guantanamo, peine de mort “texane”,
port d'arme légal, etc.). Mais il parle de cette “haine totale” : “C'est la faute à
l'Amérique”, qui serait propre à toute la gauche ex-marxiste, écolo et verte, etc. Il vise
Chomsky, Robert Fisk, Jean Baudrillard, etc.
Or, les USA, c'est la réalisation inouïe du Contrat social de Rousseau, vilipendé
et détesté par toute la droite et l'Extrême-droite depuis deux siècles : Burke, Carlyle,
Bonald, Lamartine, Fichte, Herder (et même Auguste Comte !) ou Barrès s'indignent
que l'on puisse imaginer la construction d'une société de façon aussi abstraite, sans se
référer aux “racines”, aux familles, au sol, etc. Les sociétés ne se décrètent pas, elles
sont “naturelles” ! Les ténors des “contre-lumières” estiment que ce contractualisme de
Rousseau est le comble du péché d'orgueil et le vice dans toute sa splendeur. Or, le
projet “impensable” de Rousseau s'incarne et dure dans le cadre d'une vraie nation, un
acteur de première importance, qui sauvera plusieurs fois l'Europe. Le métissage
extraordinaire des USA est le signe vivant de l'erreur de ces esprits forts anti-lumières.
[remarque de JPC : BHL “oublie” le génocide des Indiens” (seules mentions, p. 317,
d'un chef indien… antisémite, comme par hasard, et p. 381), le racisme, l'esclavage, la
Guerre de Sécession, qui ne sont pas vraiment d'inspiration contractuellement
rousseauiste ?!]
Et l'antiaméricanisme moderne est né de cette humiliation d'avoir été sauvée par
la “petite nouvelle”. Devant cette réussite politique, trois attitudes-conclusions :
1) l'incrédulité : “ça ne peut pas marcher”, l'Amérique est une aberration, une chimère.
2) la rage : haine du “Cancer américain” (Robert Aron), barbarie = américanisme
(Mounier, puis Domenach).
3) la guerre : “l'anti-américanisme est une métaphore de l'antisémitisme” (p. 265).
Or : 1) longtemps, la gauche a été pro-américaine : Lénine, Trotzki, Boukharine,
Marx et Engels eux-mêmes ; 2) après 1945, la gauche critique l'Amérique en mettant ses
pas dans ceux de la droite et de l'extrême-droite des années 30. Pas de véritable analyse
théorique.
“Il n'y a pas d'anti-américanisme de gauche.
L'anti-américanisme est, lui aussi, le progressisme des imbéciles” (p. 271).
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Compte rendu d'une émission de radio (été 2007) dirigée par Finkielkraut, avec
Rony Braumann et BHL : celui-ci critique la mollesse indulgente de Brauman à l'égard
de Khartoum, dans le génocide du Darfour. La notion d'Empire n'est pas applicable aux
USA, dont la plus grande pente a toujours été l'isolationnisme (!). BHL (en accord avec
A. Adler et Toni Negri) conteste que l'Amérique soit cette caricature d'“empire
diabolique” dirigeant le monde depuis un centre et dont les anti-libéraux d'aujourd'hui
tracent l'image paranoïaque… Il s'oppose à la thèse “conspirationniste” du Monde diplo.
La Conférence de Durban de septembre 2001, qui se voulait le rendez-vous des
ONG humanitaires, fut “l'acte de naissance d'un anti-sémitisme osant, à nouveau,
s'exprimer à ciel ouvert et planétaire” (p. 288). Transformation honteuse d'un “Sommet
de l'antiracisme mondial” en une dénonciation du “seul État criminel du monde :
Israël”. Même mécanique de substitution de l'Amérique à Israël et de l'impérialisme à la
place du sionisme. BHL est sur la même longueur d'onde que Finkielkraut quand il
dénonce le “très profond mépris raciste qui a toujours animé l'antisionisme” [JPC : Je
ne pense pas que Theodor Herzl ait fondé le sionisme sur la notion de race, mais
bien sur l'histoire religieuse du monde, depuis l'Ancien Testament…] (p. 291). Si
vous n'êtes pas membre de ce front du refus anti-Empire, affirme BHL, vous n'avez
dans le monde pas de place, pas de sort ni de destin.
La guerre de Bosnie et Kosovo et Serbie, le génocide rwandais : “Il ne s'y est rien
passé”, lâcheté et négationnisme de Harold Pinter (Prix Nobel de littérature!), Chomsky,
Alain Badiou. “Défaite de l'intelligence et du cœur” : le seul affrontement qui vaille est
celui de l'Empire et des forces qui s'opposent à lui. Cette notion d'empire est une pauvre
notion, un concept qui “n'a plus d'autre fonction réelle que d'annihiler des pans entiers
de l'histoire contemporaine et de tuer une deuxième fois des millions d'hommes et de
femmes dont le premier crime fut d'être nés et dont le dernier fut de mal mourir” (p.
301).
Histoire de ce long cri de haine qu'est l'antisémitisme : son habillage change selon
le temps.
1) haine chrétienne des Juifs comme peuple déicide ;
2) haine “laïque” (Lumières obligent), antisémitisme éclairé et irréligieux : reproche
contraire d'avoir “inoculé au monde cette gale, ce venin qu'est le christianisme” (cf.
Voltaire et d'Holbach) ;
3) époque moderne où triomphent les États-Nations : on reproche aux Juifs leur
mobilité, leur cosmopolitisme, leur “manie de camper solitaires et à part des nations” 4)
antisémitisme social et “de gauche” (jusqu'à l'affaire Dreyfus) : banquiers juifs, suceurs
du sang des pauvres.
5) antisémitisme à base raciale : Vacher de Lapouge, Gobineau,Taine, Renan,
Chamberlain.
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Toutes ces formes d'antisémitisme alternent en fonction des circonstances et se
combinent plus ou moins étroitement.
Cas particulier d'Eugène Dühring, auteur du fameux Programme de Gotha (qui
créa en 1875 le Parti social-démocrate allemand), visé par l'Anti-Dühring de Engels.
Pour BHL, l'antisémitisme a une histoire, il perdure et même progresse. Toutes
ses formes anciennes subsistent. Mais BHL pense qu'on est sorti de l'époque des
pogroms et que l'antisémitisme virulent ne peut pas renaître, sauf s'il s'appuyait sur trois
propositions nouvelles :
1) Les Juifs sont des accapareurs de la compassion des hommes : “Shoah business”;
Norman Finkelstein, Martin Walser. Thèse : “Quand tout le capital lacrymal de
l'humanité est détourné, déversé sur des enfants morts il y a soixante ans, il ne reste rien
pour les enfants qui meurent à Gaza” (p. 318).
2) Le négationnisme : selon Faurisson, Rassinier, Garaudy, les Juifs sont des
“propagandistes de génie”. La Shoah n'a pas existé (négationnisme), ou n' a pas été
aussi destructrice qu'ils le disent… (révisionnisme).
3) À quoi bon tout cela, cet acharnement à prouver ? Seulement à critiquer l'État
d'Israël : pierre anti-sioniste.
Or, jamais la Shoah n'a été alléguée comme fondement d'Israël. Son caractère
unique provient de l'industrialisation de la mort ; de la démence absolue du projet
(inutilité totale de la destruction des Juifs) ; enfin, la Shoah ne confisque pas la
compassion universelle, elle fonctionne au contraire comme un “avertisseur d'incendie”
(Walter Benjamin), pour le Rwanda, la Bosnie, le Darfour. Si l'antisémitisme revient,
c'est qu'il recyclera, et amalgamera, subtilement, l'ensemble de ces thèses, dénoncées
par BHL.
Le Nouveau Monde, malheureusement, n'est pas à cet égard mieux immunisé que
l'Ancien. Au début des années 90, publication de The Secret Relationship : les Juifs ont
sur la conscience un holocauste noir (traite négrière) dépassant en horreur la Shoah. cf.
aussi The Forced War de David Hoggan (dès 1961), puis Did six Millions Really Die ?
de Richard Hardwood, très actif en décembre 2006 dans la préparation de la Conférence
sur la Shoah d'Ahmadinejjab à Téhéran.
Dénonciation du lobby juif fauteur de guerre par un texte (mars 2006) de Stephen
Walt et John Mearsheimer, profs à Harvard et Chicago, qui reprennent les arguments de
Charles Lindbergh, d'America first et de l'extrême droite isolationniste reprochant à la
“race juive” de pousser Roosevelt à la confrontation avec Hitler.
Selon BHL, qui ne croit pas comme Finkielkraut que “l'antiracisme est le
stalinisme d'aujourd'hui” [sic], il faut “reprendre le flambeau de la mémoire” et ne pas
”transiger sur cet autre devoir qu'est la conjonction des deux combats, contre
l'antisémitisme et contre le racisme” (p. 334).
BHL s'en prend à l'indulgence de la gauche pour l'islamisme, qui serait la religion
des pauvres, des offensés et des damnés. Ignorance et niaiserie : les deux partis Baas
n'étaient ni plus ni moins “socialistes” que… les nationaux-socialistes allemands. Celui
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de Syrie, “Parti social-nationaliste” d'Anton Sa'da, était calqué sur le parti nazi (cf.
également MustaphaTlass, général syrien révisionniste, éditeur local des Protocoles des
Sages de Sion) ; le parti irakien a été fondé par le groupe d'officiers pro-nazis qui prirent
le pouvoir à Bagdad en 1941, avant d'être défaits par les Britanniques. Légende
chevènementiste du “bon-régime-laïc-abattu-par-le-méchant-Empire” !
BHL et ses amis étaient favorables à la création d'un État palestinien, mais ne
pouvaient admettre l'antisémitisme des Palestiniens. Haj Amin al-Husseini, Grand Mufti
de Jérusalem, oncle d'Arafat et père spirituel du Fatah, était lié avec Himmler,
Ribbentrop et Hitler et admirait Auschwitz… Il promet aux nazis de fonder un “vaste
État arabe de type fasciste”. L'attentat de Munich – le Fatah contre les sportifs des J.O. a amené la Gauche prolétarienne de l'époque, dirigée par Benny Lévy, à se dissoudre.
Pourquoi la gauche d'aujourd'hui n'a-t-elle pas un mot contre l'antisémitisme du Hamas,
du Hezbollah et du président iranien ? Pourquoi José Bové, durant son séjour en Israël
en avril 2002, emboîte-t-il le pas à Tariq Ramadan (site Internet) ? Le pacte germanoislamiste de jadis est passé sous silence alors qu'il pesa autant que le fameux pacte
germano-soviétique ! Jospin a eu raison de stigmatiser le Hezbollah et les déclarations
de Hassan Nasrallah. Personne n'a bronché quand le Hamas est arrivé au pouvoir en
janvier 2006 sur la base d'une Charte qui reprend expressément les termes des
Protocoles des Sages de Sion !
Critique de Besancenot pour avoir tenu meeting à Londres aux côtés de George
Galloway, député fondateur de Respect, mouvement proche des Frères musulmans et de
Salma Yaqoob, zélatrice du port du voile. L'antifascisme est devenu lettre morte, quand
des “consciences de gauche” se refusent à poser clairement la responsabilité criminelle,
en Algérie, du FIS et des GIA. Idem au moment de l'attentat de septembre 2001 à New
York : Mohamed Atta était un nazi (attesté par son compagnon de chambrée).
A contrario : éloge du roi du Maroc Mohamed V, antifasciste réel et sauveur de
200 000 Juifs de son pays, au moment des lois de Vichy.
Nombreux évènements antisémites : manif octobre 2001 aux cris de “Mort aux
Juifs !”, procès caricatures, Philippe Val, affaire Redecker. Monde diplo discutant avec
“Frère Tariq” , s'associant à Dieudonné et Thierry Meyssan. Persécutions contre la
députée néerlandaise d'origine somalienne Ayaan Hirsi Ali, chassée de son parti, déchue
de sa nationalité, réfugiée aux USA, etc.
Que devrait faire une gauche moderne face à l'islamofascisme ? (p. 348) :
1) limiter la place de la référence obsessionnelle à Israël. BHL justifie la création de
l'État d'Israël, “minuscule présence juive” [BHL ici oublie complètement les deux
guerres victorieuses d'Israël contre les Arabes et que le vrai pacifisme a été du côté
d'Anouar El Sadate !]
On ne peut dire qu'Israël est un crime parce qu'il fait payer aux Arabes un crime
commis par l'Europe, car les Arabes ont participé eux aussi aux crimes antisémites, sous
l'égide du Grand Mufti : “Dans cette guerre contre la juiverie mondiale, a-t-il écrit, les
Arabes se sentent profondément liés à l'Allemagne” (p. 351). Un groupe d'intervention,
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unité militaire arabe, devait, en cas de “victoire du désert de Rommel, entrer en
Palestine et y liquider les 500 000 Juifs d'Europe réfugiés dans le Yichouv. Sadate fut
un des rares à être au courant et à agir en conséquence…
Par rapport à la question du terrorisme international, le nom d'Israël fonctionne
comme un “asile d'ignorance”, ce n'est qu'un “obstacle épistémologique” : “il faut, un
instant, oublier Israël”.
2) développer non pas la tolérance (notion négative, explicitée par Marcuse en 1969),
mais la laïcité : seule celle-ci distingue nettement entre les croyances qui appellent au
meurtre (et ne méritent pas d'être tolérées) et celles qui n'y appellent pas. La laïcité
“pose, entre les croyances, un principe d'équidistance vis-à-vis du centre du pouvoir” (p.
356). Elle se doit aussi de tenir le pouvoir à égale distance des confessions. Elle dit aux
croyances que, “outragées ou non, elles n'ont rien à nous dire de ce que doit être le dire
du Politique” : il n'y a pas de lien.
“La tolérance c'est l'idée que la croyance a tous les droits. La laïcité c'est le droit à
la croyance (plein, entier) mais c'est le droit (non moins plein, non moins entier) à cet
autre croyance qu'est l'incroyance” (p. 329). La tolérance peut devenir le cimetière des
démocraties alors que la laïcité est leur creuset.
3) reconnaître l'islamisme pour ce qu'il est, c.-à-d. “substituer au faux concept de
fondamentalisme le bon concept d' islamofasciseme ou, mieux, de fascislamisme”.
Les crimes de l'islamisme radical ne résultent pas d'une interprétation fondamentaliste
du Coran : c'est un mensonge (domaine du port du voile, de l'iconoclastie, du jihad, etc.)
Tentation certes de la violence dans le Coran : “l'islam s'est présenté d'emblée comme
une religion d'État et de conquête menée par un chef religieux qui était aussi un chef de
guerre” (p. 362). [J-P. : Et les Croisades, BHL, que fut-ce ?] Mais réduire l'islamisme
radical a une affaire de “littéralisme” est une fausse piste. À l'inverse, le fascislamisme
est un bon concept : il est historiquement juste, en injectant de la politique là où on
voudrait nous faire croire à des “essences”. La ligne qui dissocie Naguib Mahfouz le
Juste de Michel Aflak le nazi n'est pas de caractère religieux, mais politique.
Dernier symptôme : crise de la vieille et belle idée d'universalité humaine. Rejet
de l'Universel par les Romantiques, individualistes anti-Lumières. Le kantisme (morale
universelle) a été combattu par Hegel, Kierkegaard, Nietzsche, etc. Aujourd'hui,
discrédit du principe de responsabilité (= devoir d'ingérence de Kouchner), recul du
“souci de l'autre”, retour en force des vieilles doctrines différentialistes (postulat d'une
humanité émiettée)
Thèse selon laquelle démocratie, droits de l'homme etc. = principes judéochrétiens, globalement occidentaux et intransposables sur le reste de la planète.
Absurde : origine pas “occidentale”, mais aussi et surtout proche-orientale. Il ne faut
pas oublier le triomphe effectif, du Caire à Jéricho, du commandement d'amour
(chrétien) et de la proscription du meurtre (juive). Ni que le Coran “vaut infiniment
mieux que la caricature sanglante qu'en offrent les extrémistes”.
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Certes, les choses sont un peu plus compliquées : l'Europe a engendré à travers
Locke, les luttes idéologiques en France et en Angleterre, et la rencontre entre l'Islam et
le logos grec, de nombreuses avancées “occidentales” (habeas corpus, parlemen–
tarisme, séparation des pouvoirs, laïcité). Et après ? Les idées ne sont pas prisonnières
du sol où elles sont nées, elles sont sans frontières (ainsi des droits de l'homme) ! On ne
peut assimiler cela à une “colonisation” : l'universalisme est un anti-colonialisme et un
anti-impérialisme (p. 383).
BHL est contre le faux “dialogue des cultures”, le respect excessif des
“civilisations ”, le culte des différences et des spécificités, il est pour le “détachement
des droits de l'homme de leur sol originel et leur rattachement à des sols civilisationnels
où ils n'ont pas nécessairement été pensés”, ceci en vue d'un vrai dialogue universaliste.
Il est anti-structuraliste et anti-organiciste et trouve haïssable l'idée d'une “fatalité des
cultures” (cf. le “blasphème : Salman Rushdie (ailleurs) vs le Chevalier de la Barre et
Voltaire, en Europe). Aucun modèle culturel n'est supérieur à un autre ; cela dit, il y a
des idées, juste des idées, supérieures à d'autres (l'habeas corpus, le droit à l'intégrité de
son corps, y compris à sa visibilité). Il faut laisser tomber les radicalités, les fascismes,
les idéologies mortifères et prendre les Lumières, la liberté de l'esprit, Voltaire ! (p.
397).
On peut travailler sur le concept d'Universel, le rendre plus difficile, plus
exigeant, sans pour autant unifier les modes de vie et faire se ressembler les paysages.
Épilogue
Le “progressiste de bon aloi” ne peut se désintéresser de ces querelles d'idées
(avec les différentialistes), car “même quand elles ne sont aux commandes de rien, ce
sont les idées qui, pour le meilleur et pour le pire, mènent et permettent de changer le
monde” (p. 402). On part d'une coterie d'agitateurs, d'une secte et au bout du compte
c'est tout l'historico-mondial qui s'en trouve, de proche en proche, affecté. BHL voit
cette effervescence, ce pullulement permanent d'idées et a voulu dessiner cette
“cartographie de l'obscur” : les laboratoires ne restent jamais longtemps de simples
laboratoires.
La question centrale est la “grande aventure, cruelle et de longue haleine, de
l'athéisme” (Sartre). Le plus difficile dans l'ordre du Politique est de se défaire de “la
croyance en la croyance” (p. 406).
“Si la Gauche est en crise, ce n'est pas, comme on dit parfois, parce qu'elle
refuserait de faire le deuil de l'autre monde, mais parce qu'elle l'a fait, qu'elle a été bien
forcée de le faire mais que cette obligation lui est insoutenable”. Le progressisme ne
supporte pas l'idée du ciel vide et du crépuscule de ses idoles. Il doit s'éduquer à cet
athéisme méthodique. Les désordres du monde, ses injustices, sa misère sont le
fondement théologique, c.-à-d. philosophique, des politiques du moindre mal et, donc,
du mieux. Il faut imaginer des athées heureux.
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Autre nom de l'athéisme : la mélancolie prométhéenne, qui pousse à assumer la
politique : une morale laborieuse, infatigable, efficace, seul moyen de faire échec à la
décréation du monde par Dieu.
Trois leçons à tirer : 1) le ciel vide ; 2) le vrai deuil, le chagrin, mais sans
nostalgie ; 3) l'action voire l'activisme, la “poésie” des Grecs.
C'est la gauche mélancolique de Camus, pessimiste et joyeux, de Sartre (La
Nausée, Saint Genet) qui s'est “sali les mains”, de Jean Moulin, de Mendès-France.
[J-PC. Conclusion de BHL assez émouvante dans sa modestie, sa prudence devant les
grands échecs et les grandes illusions historiques. Réduire son ambition politique à
choisir entre le Mal et le Moindre Mal, est-ce suffisant. Peut-on faire autre chose pour le
moment ? Comment ne pas retomber perpétuellement dans la tentation du volontaire et
de l'héroïque ? À suivre…]
CR de Jean-Paul Colin – 20 octobre 2007.
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