Tabou de virginité et suture de l`hymen

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Tabou de virginité et suture de l`hymen
Tabou de la virginité et suture de l’hymen
Zehra Eryoruk
Louvain-La-Neuve 26.09.09
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Tabou de la virginité et suture de l’hymen
Zehra ERYORUK
Forum du champ lacanien de Liège
« On la dit femme, on la diffame. Ce qui de plus
fameux dans l’histoire est resté des femmes,
c’est à proprement parler, ce qu’on peut en dire
d’infamant ».1
Parler de la virginité est embarrassant pour moi car, comme le disait déjà Freud, « on
est toujours embarrassé lorsqu’on doit porter un jugement sur le prix qu’on concède
à la virginité chez la femme »2
Et cela, surtout après la révolution sexuelle et après 40 ans d’émancipation des
femmes.
Lorsque, en 1918, Freud écrivait son article « le tabou de la virginité », l’homme
civilisé, comme il l’appelait, attendait encore une vierge pour sa nuit de noce. Nous
savons également que le primitif en faisait un tabou : tabou de la femme en général.
La virginité des femmes a de tout temps occupé une place privilégiée dans toutes les
cultures. La question qui se pose est de saisir pourquoi.
Freud multiplie les arguments pour expliquer son importance : la virginité prolonge le
droit de possession exclusive d’une femme pour l’homme. C’est l’essence du
monopole de la monogamie. « La virginité établit, dit-il, une liaison durable avec un
homme car la femme ainsi déflorée rentre dans un état de sujétion qui garantit sa
possession permanente et tranquille ». Qui plus est, cette sujétion est indispensable
pour le maintien du mariage civilisé, les tendances polygames qui le menacent étant
ainsi repoussées. Freud soutiendra également que la sujétion sexuelle est une
caractéristique propre de la sexualité féminine. Cet argument lui attirera évidemment
les foudres des féministes.
Serge André, dans son texte « Nouvelles réflexions sur la virginité », explique que
« la virginité de la femme est un fait culturel. Sa valeur, sa signification, son signe,
voire sa substance, sont déterminés par les idéaux de la civilisation et ses
puissances dominantes »3.
Dans la culture occidentale, le mouvement de contestation de mai 68 a largement
balayé cette exigence de virginité pour les femmes. En revanche, ce n’est pas le cas
dans la culture arabo-musulmane. Même si, là aussi, la virginité n’est plus tout à fait
« ce bien précieux » réservé à « la nuit de noce où l’homme éprouve et prouve sa
virilité et où la fille prouve son honnêteté»,4il semblerait que le nombre de jeunes
filles musulmanes qui demandent un certificat de virginité ou de réfection de l’hymen
1
LACAN J., Le séminaire livre XX, Encore, Seuil, Paris, 1972, p. 79
FREUD S. : le tabou de la virginité http://www.megapsy.com/Textes/Freud/biblio032.htm
3
ANDRE S., Nouvelles réflexions sur la virginité,
4
BOUHDIBA A. : La sexualité en Islam, Paris, PUF, 1975
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ait augmenté ces dernières années5. Ceci indique que certaines musulmanes ne
réservent pas la virginité à leur futur mari, qu’elles répondent à l’appel de l’amour,
même si le discours courant de la collectivité prône l’exigence de la virginité pour les
filles et qu’elles doivent encore apporter la preuve certifiée et la marque sur le drap
nuptial.
Personne ne contredira aujourd’hui que la virginité des femmes est une façon de les
maintenir dans un assujettissement. Le discours de la communauté musulmane est,
tout comme au temps de Freud, un discours où règne encore le père, même si c’est
un père affaibli. C’est donc un discours qui travaille pour l’union et c’est en cela que
les femmes musulmanes se rapprochent des femmes freudiennes. Freud voyait en
effet le passage par le partenaire et la maternité comme des solutions au manque
phallique de la femme 6. L’aspiration au mariage et à la maternité heureuse font
encore partie des aspirations féminines dans cette culture.
D’autre part, si certaines jeunes femmes répondent à l’appel de l’amour, elles ne sont
pas moins prises par le discours de leur communauté. L’inconscient, dit Colette
Soler, « n’étant pas toujours individuel, mais gros du discours qui règle une
communauté ». Cependant, « quand le père règne comme principe d’unification du
lien social, on peut dire que les exigences de l’amour, qui, lui, est toujours singulier,
objectent aux sublimations vers le collectif »7. Ceci explique-t-il la division subjective
dans laquelle ces jeunes femmes sont prises en objectant au discours du père tout
en faisant valoir leur désir ? L’appel de l’amour les met dans une situation
embarrassante. Celles qui y répondent ne renoncent pas pour autant à leur culture,
c’est-à-dire au lien social.
Elles font avec cela même si, pour certaines jeunes-filles, cela peut parfois comporter
un danger. Elles vont trouver des solutions qui, sans doute, restent précaires,
questionnables, voire choquantes… Elles bricolent donc une solution pour masquer
ce qui manque et avoir un semblant de virginité pour la nuit de noce !
Quant aux hommes qui, comme leur père, attendent encore une vierge, ils sont
interpellés par ces pratiques de réfection de l’hymen. D’une part, ils n’ont plus la
garantie d’avoir une vierge puisqu’il peut y avoir « tromperie ». Et d’autre part, tout en
le sachant, l’exigence de la virginité reste présente. Il en faut donc une preuve,
même falsifiée, pour la famille et l’honneur, et, ajouterons-nous, pour la parade virile.
Il arrive donc que ce soit le fiancé lui-même qui demande à sa future épouse le
certificat ou la réfection de l’hymen, même si c’est lui qui l’a déflorée.
5
Constat amené dans « Groupe virginité hymen » de la FLCPF.
C. DEMOULIN : « Femme freudienne, Femmes lacaniennes » : « …pour Freud, l’envie de pénis (le
Penisneid) est la plaque tournante du destin de la féminité. C’est un carrefour à 3 voies : 1) inhibition
sexuelle et névrose si l’envie du pénis entraîne un rejet de la sexualité, 2) complexe de masculinité si
la solution est recherchée dans l’identification à la mère phallique et/ou au père. 3) féminité normale si
l’envie du pénis se transforme en désir de pénis du père, qui conduit ensuite du père à l’homme et de
l’homme à l’enfant, lequel s’il est mâle, apporte le pénis tant convoité ! L’enfant mâle apporte une
solution satisfaisante au complexe de castration. La femme freudienne est donc cette femme qui
trouve sa satisfaction dans l’enfant mâle. On n’est pas loin de Jocaste ! ».
7
SOLER C., Ce que Lacan disait des femmes, Edition du Champ Lacanien, p 173.
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Une vierge à tout prix donc, même avec un semblant d’hymen. Même si cette
membrane n’est pas présente chez toutes les femmes, dans le discours de la
communauté musulmane le signifiant hymen est, lui, bien présent .
Cependant, le « don » de la virginité exigé comme tel, devenant de plus en plus
difficile, les jeunes filles et les garçons vont aller à ce bal avec les parures et les
masques qui leur sont donnés.
Elle va « paraître être » vierge et lui faire don de ce qu’elle n’a pas, et lui, va
« paraître avoir » une vierge. Le terme « vierge » ici n’est pas autre chose qu’un
signifiant, un semblant qui permet le mariage entre les hommes et les femmes
d’origine musulmane. Autrement dit, une femme, pour pouvoir « être la femme » d’un
homme et plus particulièrement de celui qui la demande en mariage, doit porter les
insignes de la virginité.
Il ne s’agit pas ici de « donner ce qu’on n’a pas » comme dans l’amour, mais plutôt
de « paraître être » et de « paraître avoir » comme c’est le cas dans la mascarade
féminine et dans la parade virile.
La question de l’être et de l’avoir, de même que celle du paraître, et nous pouvons
l’écrire « paraître être », nous renvoient à la signification du phallus8, telle que Lacan
l’a développé dans les années 50. Lacan affirme la prévalence du complexe de
castration dans l’inconscient et dans le devenir sexuel. Mais, pour lui, le rapport entre
les sexes ne tourne pas autour de « avoir ou ne pas avoir le phallus », comme Freud
l’avait avancé, mais autour de « être le phallus ou avoir le phallus ».
Le phallus étant le signifiant du manque et du désir pour les deux sexes, il ordonne
au niveau symbolique la différence des hommes et des femmes autant que leur
relation.
Dans la comédie des sexes, dit Colette Soler, « la dialectique phallique oblige
chacun des partenaires à « faire l’homme » et à « faire la femme » et à passer par un
paraître qui a la fonction contrastée, d’un côté, de protéger l’avoir, et, de l’autre, d’en
masquer le manque »9 Et elle ajoute : « au bal de l’Autre, mascarade féminine et
parade virile se répondent à pas comptés » où l’homme parade comme désirant, et
la femme comme désirable.
Lacan, en 1958, dira que « c’est pour être le phallus, c’est-à-dire le signifiant du désir
de l’Autre, que la femme va rejeter une part essentielle de la féminité, nommément
tous ses attributs dans la mascarade. C’est pour ce qu’elle n’est pas qu’elle entend
être désirée en même temps qu’aimée »10.
Mais plus que de vouloir être désirée par son futur mari, c’est une forme de
« tromperie » que la femme musulmane emprunte, en espérant sans doute aussi être
désirée et être aimée par celui qui va l’épouser. « Une femme est trompeuse, –
8
LACAN J., Les Ecrits : La signification du phallus - 1958 : le phallus c’est le signifiant destiné à
désigner dans leur ensemble les effets de signifié en tant que le signifiant les conditionne par sa
présence de signifiant.
9
SOLER C. Ce que Lacan disait des femmes, op. cit, p 36
10
LACAN J., Les Ecrits : La signification du phallus -1958.
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rengaine bien connue, dit Colette Soler, car, au leurre de la mascarade phallique à
laquelle le discours la condamne, s’ajoute pour elle l’impossibilité d’aucune garantie
quant à l’Autre qu’elle est »11. En effet, on peut dire que le discours de la
communauté musulmane la condamne tant qu’il véhicule la virginité comme un bien
précieux et comme condition du mariage et du lien social. Ont-elles d’autre choix que
de passer par la mascarade même si celle-ci interdit tout accès à leur propre désir ?
Etre la femme d’un homme se paye de ce prix12 !
C’est dire que, même si la mascarade phallique peut tourner au comique, tout
comme l’amour d’ailleurs, il n’empêche que, tout comme lui, elle garde une
importance dans la relation entre les hommes et les femmes. Elle est de structure.
C’est une façon donc de « faire la femme » et plus particulièrement une des façons
de faire avec le manque. Mais le manque n’est pas propre aux femmes, il est propre
au sujet, au parlêtre qu’il soit homme ou femme, pour autant qu’il soit soumis à la
castration.
Un autre volet de la question de la réfection de l’hymen est le social, l’Autre du social.
Que ce soit pour répondre à l’exigence culturelle et familiale ou parce qu’elles
veulent offrir à l’élu de leur cœur une virginité même reconstituée, les jeunes filles qui
font la démarche de certificat ou de chirurgie, la font dans une situation de détresse
et d’urgence où la plainte se déploye contre les parents et contre leurs coutumes.
Selon les cas, certains médecins vont y répondre, d’autres non. Pour les premiers, la
détresse de la jeune fille est à entendre. Pour les seconds, le refus sera soutenu par
le refus de l’assujettissement des femmes 13.
Mais dans un cas comme dans l’autre, ces demandes relatives à la virginité
interrogent et embarrassent le milieu socio-médical si bien que certains politiciens
préconisent une législation qui permettrait aux jeunes d’origine musulmane de
bénéficier des acquis de la révolution sexuelle.
Les jeunes filles connaissent le discours sur l’émancipation des femmes mais elles
n’y adhèrent que partiellement. Tout comme elles n’approuvent pas tout à fait
l’injonction parentale, du moins celles qui s’autorisent une relation amoureuse. Il me
semble qu’elles montrent par là qu’elles sont pas-toutes : de même que les parents
n’ont pas eu leur fille tout à eux, le mari n’aura pas non plus sa femme tout à lui.
Pourquoi ne consentent-elles pas entièrement aux discours égalitaires ? Pourquoi ne
font-elles pas la révolution sexuelle ? Pourquoi continuent-elles dans cette espèce
« d’assujettissement » au discours de leur père ?
Y a-t-il ici une soumission aveugle et muette aux injonctions parentales ? Nous
pouvons dire que pas-toutes les femmes se soumettent à cet impératif.
11
12
SOLER C., Ce que Lacan disait des femmes, op, cit, p 189
Ibid p 35 : « pour Freud le « seul destin convenable pour une femme, on peut dire l’assomption de sa
castration, c’est d’être la femme d’un homme ».
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Les deux positions sont valables : le premier prend la question du côté de l’individuel et le second
vise une collectivisation.
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Qu’il s’agisse du mariage forcé où on ne laisse aucun choix à la fille ni aucune
possibilité de parole qui puisse soutenir sa plainte ou son refus, ou qu’il s’agisse de
mariage arrangé auquel la fille consent passivement. ( Ici la fille en choisit un parmi les
jeunes gens que la famille lui propose et peut à l’occasion refuser ou accepter), dans les deux
cas, l’impératif parental ressemble à un « sois vierge et tais-toi ! ». Cela nous renvoie
à l’une des formes du surmoi féminin qui s’exprime sous la forme d’un « sois belle et
tais-toi ». Si certaines filles ne vont pas prendre l’injonction parentale à la lettre et
qu’à l’occasion elles vont se faire belles et aller voir ailleurs, en maintenant, par là, le
fait d’être sujet du manque plutôt qu’objet du désir de l’Autre maternel. Par contre,
d’autres vont s’y coller à la lettre et rester belles comme une image, vierges comme
une image. Mais une vierge silencieuse et, quand le masque de la virginité tombe et
qu’aucune réponse ne vient soutenir l’appel de la jeune fille, c’est alors pour elle le
face à face avec le vide de la Chose : le « tais-toi » peut, dans des cas extrêmes, se
transformer en « tue-toi » et qui peut aller jusqu’au suicide de la jeune fille ou à son
assassinat.
Une autre question est de savoir si la crainte et le désespoir, que les filles vivent à
l’approche du mariage, trouve sa source dans la rupture de l’hymen ou bien s’il s’agit
de la crainte d’une rupture avec le lien social qui les lie à leur communauté. Le
caractère urgent et désespéré des filles n’est pas une comédie. Sans doute y a-t-il
des peurs réelles ou imaginaires concernant leur vie. Mais plus que ça, la peur
qu’elles éprouvent ne serait-elle pas celle d’une éventuelle rupture du lien social
avec la communauté ? Il nous semble qu’elles ne veulent pas rompre avec le
discours de leur père mais qu’elles s’autorisent aussi à transgresser ses règles et
ses lois, toujours de manière voilée et masquée.
Elles peuvent à l’occasion se sentir concernées par le discours qui soutient la liberté
des femmes et aussi dénoncer leur condition de femmes mais souhaitent-elles pour
autant faire une révolution ? Rien n’est moins sûr ! Elles vont et viennent dans une
espèce d’entre-deux, tantôt en femme rebelle, tantôt en femme soumise. Si une part
d’elle a cédé à l’appel de l’amour, l’autre va tenter de réparer, de le masquer par la
réfection de l’hymen. C’est à se demander ce que le signifiant hymen voile. Et si
cette membrane, dont l’existence est questionnable, n’était pas, à l’occasion, une
forme d’objection à l’homogénéisation croissante dérivée du discours contemporain ?
Colette Soler en parle ainsi : « Le discours de notre temps dit « moderne et
libéraliste » est, par l’ordre qu’il instaure entre les sexes, par « l’assiette » de
préjugés qu’il entretient, par les offres à jouir qu’il tend à ses sujets, le discours [qui]
lui-même tente d’apprivoiser l’impasse sexuelle et le défaut de l’Autre qui n’existe
pas »14.
Peut-on avancer que les jeunes filles d’origine musulmane, du moins celles qui
s’autorisent à répondre à l’appel de l’amour, objectent « du bout des lèvres » aux
deux discours dominants, tout en maintenant un lien avec ceux-ci ? Il me semble que
la voie qu’elles ont trouvée pour faire avec leur singularité de femme et leur division
et, en même temps, pour faire avec les deux discours courants, c’est celle du
masque que le faux certificat ou la suture de l’hymen leur permet. C’est ce qui rejoint
la mascarade qui est en somme un trompe-l’œil, un effet de voile. Et c’est pour ça,
me semble-t-il, qu’il ne faut pas trop vite soulever ce voile, ni même essayer de
convaincre la jeune-fille de passer coûte que coûte à une émancipation. Même si
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nous sommes pleins de bonnes intentions, il n’en reste pas moins que celles-ci
peuvent être un ravage encore plus désastreux que les contraintes de la culture avec
laquelle le lien risquerait de se rompre ce qui la renverrait aux abîmes du silence.
Le lien social, le lien aux semblables, la nécessité pour les hommes et les femmes
d’appartenir à une communauté et de s’assujettir à ses us et coutumes font aussi
partie des contraintes du parlêtre.
Comment peut-on entendre ces femmes ? Non pas en cultivant la culture du même
mais bien par ce que Lacan a mis en avant, à savoir l’éthique du psychanalyste.
« Analyser n’est pas redresser, dit Colette Soler, opération au demeurant impossible.
Reste qu’une éthique de la différence est un choix qui ne peut qu’être en antipathie
de goût avec toutes les éthiques du même quand celles-ci président à la ségrégation
de ce qui est Autre. » 15
Enfin, qu’est-ce que la virginité, au fond? Qu’est-ce que la virginité, au fond, quand,
entre l’homme et la femme, il y a le mur, le mur du langage, à partir duquel Lacan a
forgé le néologisme d’« amur » pour stigmatiser l’impasse là où elle se manifeste. Il
restera toujours quelque chose d’impénétrable.
15
SOLER C., Ce que Lacan disait des Femmes, op, cit, p 179.