L`inégalité interdite
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L`inégalité interdite
© Éditions Dalloz – 2015 56 L’inégalité interdite ♢ En revanche est interdite, la stipulation qui attribuerait à un associé la totalité du profit procuré par la société (C. civ., art. 1844-1 al. 2). Cette attribution de « la part du lion » serait la négation de la société, du jus fraternitatis qui doit animer chacun des associés. Seraient également des clauses léonines celle qui exclurait totalement du profit ou des pertes un associé, ou celle qui mettrait à la charge de l’un d’eux la totalité des pertes (C. civ., art. 1844-1 al. 2). La présence d’une clause léonine dans les statuts ne peut plus entraîner la nullité de la société quel que soit son type, même si la clause a été la cause impulsive et déterminante du contrat de société. La clause est simplement réputée non écrite (art. 1844-1 al. 2 C. civ. ; er art. L. 235-1) et le partage doit s’opérer proportionnellement aux apports (al. 1 ). 1 Est également réputée non écrite la clause d’intérêt fixe (ou clause intercalaire) qui prévoit le paiement d’un intérêt aux associés par la société, même en l’absence de bénéfices (art. L. 232-15). Un tel paiement ne pourrait en effet se faire qu’en portant atteinte à l’intégrité du capital social. Sur le plan pénal, o il y aurait distribution de dividendes fictifs (infra, n 352). La question de savoir si l’on se trouve en présence d’une clause léonine a commencé à se 2 poser essentiellement à propos des cessions massives de droits sociaux . Ainsi lorsqu’une cession d’actions est étalée dans le temps, il est fréquent de prévoir la signature d’une promesse d’achat par le cessionnaire, pour la partie des actions qui ne sont pas acquises immédiatement, avec un prix plancher en faveur du cédant. La Cour de cassation a longtemps considéré qu’il y avait là un pacte léonin, au motif que le cédant était exonéré de toutes 3 . Cependant, en 1986, la Chambre commerciale, dans l’arrêt Bowater, a pertes considérablement assoupli sa position envers ces conventions extra-statutaires : « La cour d’appel n’avait pas à vérifier si la fixation, au jour de la promesse, d’un prix minimum, avait pour effet de libérer le cédant de toute contribution aux pertes sociales dès lors qu’elle constatait que la convention litigieuse constituait une cession ; qu’en effet est prohibée par l’article 1844-1 du Code civil la seule clause qui porte atteinte au pacte social dans les termes de cette disposition légale ; qu’il ne pouvait en être ainsi s’agissant d’une convention, même entre associés, dont l’objet n’était autre, sauf fraude, que 4 d’assurer, moyennant un prix librement convenu, la transmission de droits sociaux... » . L’arrêt Jallet a précisé que ne tombait pas sous le coup de la prohibition, sauf fraude, la stipulation « étrangère au pacte social et sans incidence sur l’attribution des bénéfices aux 5 associés et sur leur contribution aux pertes » . Plus récemment, la Chambre commerciale a réaffirmé la validité d’une promesse unilatérale d’achat à prix plancher qui avait pour objet, en fixant un prix minimum de cession, d’assurer l’équilibre des conventions entre les parties, en assurant au bénéficiaire, qui est avant tout un bailleur de fonds, le remboursement de l’investissement auquel il n’aurait pas consenti sans 1 . J. Derruppé, La clause d’intérêt fixe, in Mélanges J. Hamel, p. 179. Cf. Com. 27 sept. 2005, n° 02-14009 (aff. Bourgoin/CDR), Dr. sociétés 2005, no 210, H. Lécuyer et no 217, H. Hovasse ; D. 2005. 2681, A. Lienhard. (n’est pas une clause d’intérêt fixe une stipulation obligeant le seul acquéreur des actions et non la société) ; Montpellier, 10 nov. 1992, Dr. sociétés 1993, no 113, Th. Bonneau (clause assurant une rémunération minimale aux associés d’une SCI). 2 . V. égal. à propos de la promesse de rachat à un prix plancher des actions du dirigeant qui cesse ses fonctions, Com. 12 mars 1996, n° 94-11954, Bull. Joly 1996. 516, no 176, N. Rontchevsky. 3 . Com. 10 févr. 1981, Rev. sociétés 1982, 98, Ph. Merle. V. également Paris, 5 déc. 1983, Defrénois 1984, art. 33428, no 5, J. Honorat. 4 . Com. 20 mai 1986, Rev. sociétés 1986, 587, D. Randoux. 5 . Com. 10 janv. 1989, JCP 1989, II, 21256, A. Viandier ; Bull. Joly 1989. 256, no 81, P. Le Cannu. Cf. aussi Com. 19 mai 1992, n° 90-17.324, Bull. Joly 1992. 779, no 250, P. Le Cannu (pacte de rachat).V. Com. 18 oct. 1994, n° 92-18.188, Bull. Joly 1995. 157, no 40, P. Le Cannu : est réputée non écrite la convention extra-statutaire par laquelle un associé d’une société en nom collectif abandonne tous les bénéfices correspondant à ses parts sociales moyennant le versement d’une redevance par l’autre associé. Cette convention assure en effet au bénéficiaire de la redevance la certitude d’un profit même au cas où la société générerait des pertes, lesquelles seraient alors entièrement à la charge de l’autre associé. Rappr. sur la renonciation aux dividendes, Com. 13 févr. 1996, nos 93-21.140 et 94-12.225, Bull. Joly 1996. 404, no 143, P. Le Cannu. © Éditions Dalloz – 2015 6 cette condition déterminante . Cette jurisprudence est évidemment déterminante pour la réussite des opérations de capital-investissement ou de capital-risque. Dans d’autres arrêts, la Chambre commerciale relève, tout en arrivant au même résultat, que le bénéficiaire de la promesse, qui ne pouvait lever l’option qu’à l’expiration d’un certain délai et pendant un temps limité, restait, en dehors de cette période, soumis au risque de disparition ou 7 de dépréciation des actions . 8 La première Chambre civile a pendant longtemps adopté une solution plus rigide . 9 Cependant, par un arrêt du 29 octobre 1990 , elle s’est beaucoup rapprochée de la position de 10 la Chambre commerciale . 11 La solution est particulièrement importante en matière de portage d’actions . Le portage est la convention par laquelle le porteur accepte sur demande du donneur d’ordre, de se rendre actionnaire par acquisition ou souscription d’actions, étant expressément convenu que, après un certain délai, ces actions 12 seront transférées à une personne désignée et à un prix fixé dès l’origine . Le portage est un service rendu, par une personne de confiance. Il peut correspondre pour une société à des objectifs très divers : prendre une participation par l’intermédiaire d’un organisme financier porteur (par exemple, dans le cadre d’un rachat d’entreprise par les salariés, « LMBO »), préparer une introduction en bourse, améliorer ses 13 fonds propres . L’accord se matérialise généralement par une promesse d’achat consentie par le chef d’entreprise au profit du porteur (le plus souvent un organisme financier spécialisé) et une promesse de vente consentie par celui-ci. L’accord peut contenir une convention de vote, les modalités de la rémunération du portage, et il fixe « le prix de sortie » (par ex. prix plancher majoré d’un taux d’intérêt annuel). 14 La jurisprudence des cours d’appel tendait à reconnaître la validité du portage . La Chambre commerciale a consacré cette solution, souhaitée par la pratique, en proclamant la validité de la 6 . Com. 16 nov. 2004, n° 00-22.713, Rev. sociétés 2005. 593, H. Le Nabasque ; Com. 3 mars 2009, n° 08-12.359, Bull. Joly 2009. 583, no 118, F.X. Lucas ; Paris 3 juill. 2012, Bull. Joly 2013. 39, B. Dondero (validité d’un droit de sortie prioritaire en faveur des investisseurs). Cf. égal. C. Barthe, Le droit des sociétés face aux besoins du capital-investissement, thèse Paris II, 2005. 7 . Com. 22 févr. 2005, n° 02-14.392, Rev. sociétés 2005. 593, H. Le Nabasque ; Com. 23 mars 2010, n° 09-65039, Rev. sociétés 2010. 170, A. Lienhard. 8 . Par ex. Civ. 1re, 22 juill. 1986, Bull. Joly 1986. 859, no 258, P. Le Cannu. 9 . Civ. 1re, 29 oct. 1990, n° 87-16.605, Bull. Joly 1990. 1052, no 343, P. Le Cannu. 10 . F.X. Lucas, Promesse d’achat de droits sociaux à prix garanti et prohibition des clauses léonines ; à la recherche de la cohérence perdue, JCP E 2000. 168. La divergence entre les chambres civiles et commerciale devrait se réduire puisque le contentieux des sociétés civiles est désormais porté devant la Chambre commerciale, sauf pour les SCI (3e Ch. civ.), les SCP et les coopératives agricoles (1re Ch. civ.). 11 . P. Soumrani, Le portage d’actions, LGDJ 1996, préf. B. Oppetit ; B. Treille, La convention de portage, Rev. sociétés 1997. 721 ; F. Pollaud-Dulian, L’actionnaire dans les opérations de portage, Rev. sociétés 1999. 765. Sur la fiscalité du portage d’actions, cf. J.-C. Parot, La fiscalité du portage d’actions, Dr. fisc. 1997, no 37, p. 1061. La convention de portage peut entraîner des conséquences fiscales : CAA Bordeaux, 7 juill. 1998, RJF 11/98, no 1276 (régime de faveur des entreprises nouvelles, supra no 6) ; CE 29 déc. 2000, n° 179647, Roesch, RJF 3/01, no 310 ; Dr. fisc. 2001, no 15, comm. 337 ; 28 févr. 2007, n° 284565, Persicot, RJF 5/07, no 599 ; et CAA Versailles 26 juin 2007, Duboc, RJF 1/08, no 66 (abus de droit, infra no 70) ; CE 12 mars 2010, n°306368, Sté Charcuterie du Pacifique, RJF 6/10, no 620 ; Dr. fisc. 2010, no 19, comm. 307 (fraude à la loi) ; CAA Douai 27 mars 2002, Sté « 3 Suisses International », RJF 4/03, no 414 ; Dr. fisc. 2002, no 46, comm. 892 (acte anormal de gestion ; infra, no 70) ; Dijon 21 févr. 2012, no 10102255, RJF 6/12, no 659 (donation indirecte non constituée). 12 . Définition donnée par D. Schmidt, Les opérations de portage de titres de sociétés, in Les opérations fiduciaires, colloque de Luxembourg, Feduci sept. 1984, LGDJ 1985, p. 30. Sur la différence entre le portage et le prêt, Com. 23 janv. 2007, n° 05-15652, RJDA 2007. 428, rapport V. Michel-Amsellem ; Rev. sociétés 2007. 315, A. Viandier. Rappr. à propos du réméré sur obligations, C. Thonier, Banque 1985, 595. 13 . Cf. D. Schmidt, p. 31 s. Sur la condamnation du président des Ciments français pour défaut d’information sur des opérations de portage malheureuses, faussant le fonctionnement du marché (art. 9-1 ord. 28 sept. 1967), Paris, 6 avr. 1994, Rev. sociétés 1994. 735, J.-L. Médus (400 000 F d’amende). Cet arrêt a été cassé par Com. 18 juin 1996, RJDA 1996. 867, no 1206, pour violation de l’article 6 CEDH (infra, no 592) ; v. égal. Com. 27 mai 1997, Dr. sociétés 1997, no 133, H. Hovasse. Sur le traitement comptable de l’opération, Avis CNC no 94-01 du 16 sept. 1994, Bull. Joly 1995. 205, no 66 ; Commentaire D. Ledouble, JCP E 1995, I, 437 ; J.-L. Medus, Convention de portage et information comptable et financière, Rev. sociétés 1993. 509. 14 . Par ex. Paris, 9 juin 1983, D. 1984, IR 81, M. Vasseur ; Paris, 26 févr. 1999, Bull. Joly 1999. 695, no 154, J.-J. Daigre (société en participation de portage). La fiducie-gestion pourrait être une autre solution. La fiducie a été introduite en France par la loi du 19 févr. 2007 (art. 2011 à 2031 C. civ. ; Avis CNC 2008-03 du 7-2-2008). L’article 2011 la définit comme « l’opération par laquelle un ou plusieurs constituants transfèrent des biens, des droits ou des sûretés, ou un ensemble de biens, de droits ou de sûretés, présents ou futurs, à un ou plusieurs fiduciaires qui, les tenant séparés de leur patrimoine © Éditions Dalloz – 2015 convention de portage : « ... Vu l’article 1844-1 C. civ... Attendu que la cour d’appel a déclaré nulle et réputée non écrite la clause relative à la définition du prix de rachat en retenant que la clause litigieuse avait eu pour but de garantir la SDBO contre toute évolution défavorable des actions et de la soustraire à tout risque de contribution aux pertes sociales ; Attendu qu’en statuant ainsi, alors qu’elle avait constaté que la cession initiale avait été complétée par des promesses croisées de rachat et de vente des mêmes actions libellées en des termes identiques au profit de chacune des parties contractantes, ce dont il résultait que celles-ci avaient organisé, moyennant un prix librement débattu, la rétrocession des actions litigieuses sans incidence sur la participation aux bénéfices et la contribution aux pertes dans les rapports sociaux, la cour d’appel a violé le texte 15 susvisé... » . propre, agissent dans un but déterminé au profit d’un ou plusieurs bénéficiaires » ; cf. F. Danos, La qualification des droits des différentes parties à une opération de fiducie, Liber amicorum Ph. Merle, Dalloz 2013, 137. Elle a été conçue comme un instrument de gestion (« fiducie-gestion ») et également de garantie (« fiducie-sûreté »). Sur la fiducie-sûreté, cf. F. Barrière, JCP E 2009, 1808. La réforme, porte atteinte au principe d’unité du patrimoine puisque le fiduciaire possède un second patrimoine, le patrimoine fiduciaire ; elle est cependant timide et doit être considérée comme un premier pas. La loi de modernisation de l’économie du 4 août 2008 a apporté plusieurs modifications au texte d’origine : extension de la qualité de constituant à toute personne physique ou morale ayant la capacité de s’engager juridiquement ; la qualité de fiduciaire qui était réservée aux établissements financiers est étendue aux avocats (D. 23 déc. 2009). La durée maximale du contrat de fiducie est portée à 99 ans (C. civ., art. 2018, 2e). L’ordonnance du 30 janv. 2009 a complété le dispositif (BRDA no 3-2009, p. 32). Sur les critiques dont le texte d’origine a fait l’objet, cf. en particulier Dossier Dalloz coordonné par F. Barrière, D. 2007. 1346, spéc. C. Larroumet et P. Crocq ; Cl. Champaud et D. Danet, RTD com. 2007. 728. Cf. égal. Colloque DJCE, Paris 2, JCP E 2007, 2050 ss. Pour une comparaison entre la fiducie-gestion et le contrat de société, J. Ph. Dom, Rev. Sociétés 2007. 481. Sur la fiducie et la procédure de sauvegarde, R. Damman et G. Podeur, Bull. Joly 2008. 88 ; R. Damman et G. Podeur, La fiducie en pratique, BRDA n° 5-2011, p. 11. Sur la fiducie et la finance islamique, F. Barrière, JCP E 2011, 1203. La fiducie est également utilisée pour bloquer les fonds nécessaires au financement d'un plan social dans le cadre d'une restructuration (Le Monde 18 mars 2014, citant le cas de La Redoute et de Petroplus). Sur le volet fiscal (« neutralité » de la fiducie : le transfert est réputé fiscalement ne pas avoir eu lieu), cf ord. précitée, titre III. J. Turot, Fiducie : être ou ne pas être neutre, voici la question, Dr. fisc. 2007, no 16, ét. 433, p. 8 ; G. Blanluet et J.-P. Le Gall, La fiducie, une œuvre inachevée, Dr. fisc. 2007, no 26, ét. 676, p. 7 ; Dr. sociétés. 2007. 7 ; août-sept. 2007, p. 6. Sur l’adaptation des conditions d’application du régime des sociétés mères (infra, n° 794) et de l’intégration fiscale (infra, n° 796) en cas de transfert de titres en fiducie, art. 145, 1 in fine, 216, I in fine, 223 A, al. 4 in fine et 223 T CGI). Plus particulièrement sur la fiscalité des trusts (CGI, art. 792-0 bis) : J.-P. Le Gall, Le nouveau régime fiscal français des trusts : une copie à revoir, Dr. fisc. 2011, n° 48, ét. 604 et De l’arrêt Belvédère à la loi de finances rectificative pour 2011 : des visions concurrentes des trusts étrangers, Dr. fisc. 2012, n° 15, ét. 252 ; B. Gouthière, Trusts étrangers : les nouvelles règles fiscales, BF Lefebvre 11/11, ét. p. 751, et Trusts étrangers : les précisions apportées par l’administration, BF Lefebvre 3/13, ét. p. 149 ; Com. 15 mai 2007, Tardieu de Maleissye, RJF 10/07, no 1170, (la remise aux bénéficiaires des biens transférés dans un trust américain caractérise une mutation à titre gratuit prenant effet au décès du constituant) ; CAA Bordeaux 10 mars 2008, Williams, RJF 8-9/08, no 961 (preuve de l’existence d’un trust non rapportée) ; sur l’inclusion dans l’assiette de l’ISF (infra no 474) du trust : TGI Nanterre 4 mai 2004, Poillot, RJF 11/04, no 1201 (exonération) ; Com. 31 mars 2009, n° 07-20.219, d’Elbée, RJF 7/09, no 701 ; Dr. fisc. 2009, no 24, comm. 365 (inclusion si le constituant a un droit de jouissance et de disposition), note G. Blanluet. et J.-P. Le Gall. 15 . Com. 24 mai 1994, n°92-14.380, Bull. Joly 1994. 797, no 214, P. Le Cannu ; Dr. sociétés, 1994, no 141, H. Le Nabasque ; RTD com. 1994. 720, Cl. Champaud et D. Danet ; Rev. dr. bancaire 1994. 176, M. Germain et M.A. Frison-Roche ; Rev. sociétés 1994. 708, Y. Reinhard ; Com. 27 sept. 2005, n° 02-14.009, préc. (aff. Bourgoin-CDR) Dr. sociétés 2005, no 210, H. Lécuyer et no 217, H. Hovasse ; D. 2005. 2681, A. Lienhard ; Paris 7 févr. 2013, Bull. Joly 2013. 394, F. X. Lucas. V. pour un portage frauduleux, Com. 25 sept. 2012, n° 11-17542, Bull. Joly 2012. 873, F. X. Lucas.