Phonétique syntactique et resyllabation dans les grammaires de
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Phonétique syntactique et resyllabation dans les grammaires de français pour Espagnols (XVIe-XVIIIe siècles) Marc VIÉMON Universidad de Sevilla Departamento de Filología Francesa [email protected] Recibido: 01/11/2012 Aceptado: 22/03/2013 Résumé Dans cet article nous analysons la présence d’explications ou d’exemples faisant référence au processus de resyllabation ou redécoupage syllabique qui s’effectue en français lors de phénomènes de phonétique syntactique comme la liaison, l’enchaînement ou l’élision, dans un corpus de vingt-huit grammaires et autres manuels de français destinés à un public espagnol au cours des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles. Nous proposons un classement de ces œuvres selon l’importance donnée par les auteurs au processus mentionné plus haut et tentons d’expliquer les différents traitements répertoriés. Mots clés : Didactique du français, prononciation, phonétique syntactique, resyllabation. Fenómenos de fonética sintáctica y resilabeo en las gramáticas de francés para españoles entre los siglos XVI y XVIII Resumen En este artículo analizamos la presencia de explicaciones o ejemplos referentes al proceso de resilabeo o reajuste silábico que tiene lugar en francés al realizarse fenómenos de fonética sintáctica como el enlace, el encadenamiento o la elisión, en un corpus de veintiocho gramáticas y demás manuales de francés dirigidos a un público español a lo largo de los siglos XVI, XVII y XVIII. Proponemos una clasificación de tales obras en función de la importancia otorgada por los autores al proceso indicado más arriba e intentamos explicar los distintos tratamientos apuntados. Palabras clave: Didáctica del francés, pronunciación, fonética sintáctica, resilabeo. Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses Vol 29, Núm. 1 (2014) 199-222 ISSN: 1139-9368 http://dx.doi.org/10.5209/rev_THEL.2014.v29.40458 Marc Viémon Phonétique syntactique et resyllabation dans les grammaires de français... Syntactical phonetic phenomenons and re-syllabication in French grammars for Spanish people between the XVIth and the XVIIIth century Abstract In this article we analyze explanations of the process of re-syllabication or re-syllabic cutting in French syntactical phonetic phenomena—such as the liaison, the sequence, or the elision—as they appear in a corpus of twenty-eight grammars and French textbooks intended for the Spanish public during the sixteenth, seventeenth and eighteenth centuries. We suggest a classification of these works according to the importance that their authors give to the aforementioned process, and we try to explain the different classification methods. Key works: Teaching of French, pronunciation, syntactical Phonetics, re-syllabication. Sommaire : Introduction. 1. Resyllabation absente. 2. Mentions ponctuelles de la resyllabation. Jonction majoritairement non transcrite. 3. Mentions théoriques ponctuelles ou inexistantes. Exemples majoritairement resyllabés. 4. Explications théoriques générales. Exemples fréquemment resyllabés. Conclusions. Referencia normalizada Viémon, M. (2014). « Phonétique syntactique et resyllabation dans les grammaires de français pour Espagnols (XVIe-XVIIIe s.) ». Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses, Vol. 29, Núm. 1: 199-222. http://dx.doi.org/10.5209/rev_THEL.2014.v29.40458 Introduction Cet article a pour objectif de fournir un panorama détaillé du traitement du redécoupage syllabique –qui a lieu en français parlé lors de phénomènes de phonétique syntactique comme le sont la liaison, l’enchaînement et l’élision– chez les auteurs de grammaires (ou manuels divers) de français pour Espagnols entre le XVIe et le XVIIIe siècle1. Nous avons fondé notre étude sur un corpus d’œuvres qui va de l’an 1565, date à laquelle Baltasar de Sotomayor publie sa Grammatica con reglas muy provechosas y necessarias para aprender a leer y escrivir la lengua Francesa, conferida con la Castellana, à 1799, année de publication du Compendio Nuevo de Gramatica Francesa, dispuesto por Don Juan Tomas de Mairan. La période que nous avons choisie répond à deux critères. _____________ 1 Ce travail s’inscrit au sein d’un projet de recherche national s’intitulant Elaboración de un diccionario de historia de la presencia y enseñanza del francés en España, siglos XVI-XX. Continuación y conclusión (réf. : FFI2011-23109). 200 Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses Vol 29, Núm. 1 (2014) 199-222 Marc Viémon Phonétique syntactique et resyllabation dans les grammaires de français... D’une part, c’est en 1565 que l’on fournit pour la première fois à l’usager espagnol des explications de prononciation du français dans sa propre langue. Il faut pourtant préciser que la grammaire de Sotomayor, publiée conjointement avec le vocabulaire de Liaño 2 , n’est pas la seule œuvre qui en 1565 propose de telles explications en espagnol. En effet, cette année-là, Jan Verwithagen imprime à Anvers un autre vocabulaire dérivé de celui de Noël de Berlaimont 3 , qui inclut également des explications de prononciation du français rédigées en espagnol. D’autre part, la fin du XVIIIe siècle voit la parution d’une grammaire qui a souvent été considérée par les spécialistes comme la meilleure de son temps. Nous faisons référence au célèbre Arte de hablar bien francés de Pierre Nicolas Chantreau publié en 1781. Il nous a semblé intéressant et convenable de prendre également en considération les œuvres postérieures à celle-ci ayant été publiées jusqu’à la fin du siècle. Le manque d’espace ne nous permet pas de continuer plus avant, la production d’ouvrages didactiques pour enseigner le français aux Espagnols augmentant considérablement à partir du XIXe siècle (García Bascuñana, 2005 : 137). La resyllabation4 en chaîne parlée est un aspect du phonétisme français qui nous semble fondamental pour tout apprenant étranger dans son apprentissage de cette langue, aussi bien au niveau de la compréhension auditive que la production orale. Lors de sa réalisation, l’attaque vocalique d’un mot devient subitement consonantique, ce qui peut être la source de nombreuses erreurs de compréhension auditive5. Mais ce phénomène pose également des problèmes de production orale, _____________ 2 D’après Corcuera et Gaspar (2001 : 304), cette publication conjointe répondrait à des raisons « meramente económicas » et non pas au fait que les deux auteurs, se côtoyant à la cour d’Isabelle de Valois, se soient mis d’accord pour présenter leurs œuvres respectives de manière simultanée, comme le suggère Suárez Gómez (2008 : 62). 3 Pour plus d’informations sur ce maître de langues, ses productions et ses continuateurs, nous renvoyons à Nieto Jiménez (2000). 4 Dans le domaine de la liaison, Pierre Encrevé (1988 : 23) parle de la « resyllabation qui fait entendre CL [Consonne de Liaison] à l’attaque de la première syllabe du second mot en jeu ». Selon cet auteur, on ne rappelle pas assez souvent que lors de la liaison en français, il ne se produit pas uniquement la prononciation d’une consonne latente, mais également la modification de l’attaque phonique d’un mot. Dans cet article, nous emploierons ce terme pour désigner généralement le transport d’une consonne finale prononcée à l’initiale vocalique du mot suivant, créant ainsi une nouvelle syllabe. Nous pourrons également faire référence à ce phénomène grâce à l’expression redécoupage syllabique. 5 Pierre et Monique Léon (1964 : 61) sont très clairs sur ce point : « L’enchaînement constitue une des grandes difficultés pour la compréhension auditive du français qui, contrairement à la plupart des langues, ne détache ni les mots ni les syllabes. Les professeurs feront bien d’habituer leurs élèves à cette réalité, au lieu de les bercer de l’illusion d’une diction artificielle ». Companys (1971 : 49) mettait aussi l’accent sur l’importance de ce phénomène en ces termes : « Le problème des jonctions est extrêmement complexe en français, mais son étude a, dans notre langue, une importance exceptionnelle. […] On voit tout ce que la linguistique appliquée pourra tirer de ces recherches pour l’enseignement du français ». Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses Vol 29, Núm. 1 (2014) 199-222 201 Marc Viémon Phonétique syntactique et resyllabation dans les grammaires de français... surtout en ce qui concerne la lecture à voix haute. En effet, il est connu que l’apprenant espagnol a tendance à ne pas réaliser la jonction entre les termes, donnant ainsi l’impression d’une diction « hachée ». Sachant que très souvent, surtout au XVIIIe siècle, l’apprentissage de la prononciation était en fait destiné à maîtriser la lecture à voix haute, expliquer cette particularité de la langue française était d’autant plus important au sein de ces œuvres. C’est pourquoi il nous a semblé intéressant de réaliser une étude détaillée du phénomène de resyllabation chez les auteurs de notre corpus, que nous considérons représentatifs de l’époque choisie. Actuellement, dans les manuels de français pour étrangers dédiés à l’apprentissage de la prononciation, la jonction qui se réalise entre les mots à l’oral est généralement indiquée. C’est-à-dire que l’on spécifie de façon explicite que la consonne finale d’un mot va former une syllabe avec la voyelle initiale du mot suivant. Chez Yllera (1991 : 284), par exemple, nous pouvons lire à propos de la tendance syllabique du français : « Le français préfère la syllabe ouverte et rattache ainsi la dernière consonne d’un mot à la voyelle initiale du mot suivant ». Bien entendu, des exemples accompagnent l’avertissement, tels que : « une amie [y/na/mi] » (Yllera, 1991 : 285). Chez Pierre et Monique Léon, nous trouvons un commentaire similaire (1964 : 60) : « si un mot se termine par une consonne et que le suivant commence par une voyelle, les deux mots s’unissent étroitement ». L’exemple fourni subit le redécoupage syllabique : « Il a une autre idée → i-la-unau-tri-dée ». Afin d’analyser le traitement de ce phénomène, nous avons délimité, dans notre corpus, quatre grands groupes d’auteurs chez lesquels: • le redécoupage syllabique est totalement absent, c’est-à-dire qu’il n’est présent ni dans de possibles explications, ni dans les exemples proposés au lecteur ; • le redécoupage syllabique est présent, mais les explications données sont souvent obscures ou s’appliquent à des cas particuliers, et les exemples ne présentent pratiquement jamais de resyllabation ; • les mentions théoriques à la resyllabation sont inexistantes ou ponctuelles, mais le transport de la consonne finale apparaît dans presque tous les exemples ; • la théorie sur le redécoupage syllabique est générale, elle peut s’appliquer à un ou plusieurs phénomènes de phonétique syntactique et les exemples sont fréquemment resyllabés. Il est important de remarquer que, quand nous parlons du fait que le redécoupage syllabique n’est pas expliqué chez tel ou tel auteur, nous considérons également les cas où la liaison est signalée, mais seulement à moitié, c’est-à-dire que le lecteur est averti de la prononciation d’une consonne latente dans certains contextes, mais n’est prévenu en aucune façon que cette consonne délaisse son noyau syllabique original pour rejoindre ce nouveau noyau que constitue la voyelle initiale du mot suivant. Nous avons également pris en compte l’élision, qui provoque, à l’instar de la liaison et de l’enchaînement, une resyllabation. Il faut cependant noter que, dans ce 202 Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses Vol 29, Núm. 1 (2014) 199-222 Marc Viémon Phonétique syntactique et resyllabation dans les grammaires de français... cas-là, la jonction entre la consonne restante après élision et la voyelle du mot subséquent est beaucoup plus intuitive que celles que l’on réalise en liaison et en enchaînement, car le groupe consonne + apostrophe doit se rattacher forcément à une voyelle, et l’écrit fait pencher la balance en faveur de la voyelle initiale du mot suivant. C’est peut-être une des raisons pour lesquelles certains auteurs qui transcrivent la resyllabation en cas de liaison ou d’enchaînement ne prennent pas la peine de le faire pour l’élision. Par ailleurs, nous verrons que quelques grammairiens confondent enchaînement et élision, ce qui rend leurs explications à ce sujet parfois obscures ou erronées. Pour chacun des groupes et sous-groupes que nous avons délimités, nous exposons, en début de paragraphe, et suivant un ordre chronologique, le corpus d’œuvres retenu afin de faciliter la compréhension des explications correspondantes. 1. Resyllabation absente Corpus retenu : • 1565. Jacques de Liaño. Vocabulario de los vocablos que mas comunmente se suelen vsar. Puestos por orden del Abecedario, en Frances, y su declaracion en Español. El estilo de escriuir, hablar y pronunciar las dos lenguas, el Frances en Castellano, y el Castellano en Frances. [...]. Alcalá de Henares: Francisco de Cormellas y Pedro de Roble. • 1568. Gabriel Meurier. Coniugaciones, arte, y reglas muy proprias, y necessarias para los que quisieren deprender, Español y Frances. Anvers : Iean van Waesberge. • 1586. Antonio del Corro. Reglas gramaticales para aprender la lengua española y francesa, confiriendo la una con la otra, según el orden de las partes de la oración latinas. Oxford : Joseph Barnes. • 1626. Juan Ángel de Sumarán. Thesaurus linguarum in quo facilis via Hispanicam, Gallicam, ltalicam attingendi etiam per Latinam et Germanicam sternitur […]. Ingolstadt : Wilhelm Eder. • 1626. Antoine Fabre. Tres vtile grammaire pour apprendre les langues Françoise, Italienne, et Espagnole. Rome : Dominico Sforzino. • 1728. Francisco de la Torre y Ocón. Nuevo Methodo breve, vtil, y necessario para aprender a escribir, entender, y pronunciar las dos principales Lenguas, Española, y Francesa […]. Madrid: Juan de Ariztia. • 1728. Antonio Courville. Explicacion de la Gramatica Francesa, con el mas facil, y breve modo de entender, y comprehender la Lengua Francesa. Dividido en tres partes […]. Madrid: Domingo Fernández. • 1791. Félix Martínez Saavedra. Compendio de la Gramatica Francesa explicada por partes, y aumentada de las reglas generales de la Orthografia [...]. Séville : Vázquez & Hidalgo. • 1795. Gaspar Melchor de Jovellanos. « Rudimentos de la Gramática Francesa », in Curso de Humanidades Castellanas (Biblioteca de Autores Españoles (BAE). Madrid : Atlas, tome 46, 1963. Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses Vol 29, Núm. 1 (2014) 199-222 203 Marc Viémon Phonétique syntactique et resyllabation dans les grammaires de français... Ce groupe, constitué par les œuvres dans lesquelles le redécoupage syllabique est totalement absent, présente un caractère hétérogène par plusieurs aspects. En effet, on y trouve des auteurs aussi bien du XVIe, que du XVIIe et du XVIIIe siècle, et les ouvrages qui s’y côtoient peuvent considérablement différer les uns des autres. Nous avons déjà mentionné le fait que c’est en 1565 qu’apparaissent les premières explications de prononciation du français en espagnol. Chez Liaño, la partie de prononciation que nous trouvons s’intitule « Estilo para bien leer y hablar la lengua francesa » (f. 8). En réalité ce n’est qu’une traduction de la section appelée « De perfecta linguae Gallicae locutione », qui regroupe douze règles en flamand et en latin sur la prononciation du français ; ces règles étaient, sans doute, déjà présentes dans l’édition du vocabulaire de Noël de Berlaimont de 15366. Nous avons consulté l’édition de 1551 de Bartholomy de Grave, imprimeur qui reprend à son compte l’œuvre du maître de langues, et nous avons pu constater que la version en latin comporte, à la dixième règle, une référence à la resyllabation, en cas d’enchaînement : « veluti cùm dictionis sequentis prima littera sit vna quinq ; harum vocalium a e i o u, tum non profertur e praecedens : sed in hanc incidens syllaba transfertur in sequentem » (les italiques sont nôtres). Mais chez Liaño, la traduction est approximative et le texte incomplet –il manque une partie de la dixième règle, et les règles onze et douze– : « Aunque algunas veces en fin de algunas dicciones, no se pronuncia E. cumplididamente [sic], ni tampoco como si fuera sola » (1565 : 65). Le lecteur perd donc cette précieuse information. En 1568, dix ans après la publication de l’ouvrage polyglotte de Gabriel Meurier grâce auquel il prétendait enseigner le français, l’italien, l’espagnol et le flamand, une nouvelle œuvre voit le jour, similaire, mais réduite aux deux langues qui nous intéressent ici. L’importance de cette œuvre réside dans le fait que les explications de prononciation du français, dont la métalangue était le français lui-même en 1558, sont maintenant rédigées en espagnol, ce qui explique que cet ouvrage soit inclus dans notre corpus. Malheureusement, bien que ces explications aient été traduites, elles ont également subi une réduction, au point que la « Breve instruction pour sçavoir lire le françois » présente en 1558 a été tout simplement supprimée. Nous la retrouverons pourtant traduite en espagnol chez Sotomayor et, par conséquent, chez Lacavallería, père et fils (cf. Deuxième section de cet article). Meurier, en 1568, ne donne ni explications ni transcriptions. Antonio del Corro n’est pas plus loquace sur le sujet. Il mentionne l’apostrophe en ces termes (1586 : 14) : « Apostrophe se llama quando quitamos una letra vocal, _____________ 6 Dans la table reproduite par Pablo Núñez (2012 : 325), nous pouvons lire une section intitulée « Item en la fin est l[’]art de parfaitement lirre et parler francoys ». Or, dans l’édition de 1551 de Bartholomy de Grave, cette indication est reprise et elle ne peut renvoyer qu’aux douze règles de prononciation en latin et en flamand car ce sont les seules explications de ce type présentes dans le Vocabulaire en quatre langues. 204 Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses Vol 29, Núm. 1 (2014) 199-222 Marc Viémon Phonétique syntactique et resyllabation dans les grammaires de français... a causa de otra que despues se le sigue, por hazer una pronunciacion que sea agradable a las orejas ». Mais le lecteur ne peut pas déduire de cette explication que la consonne qui reçoit l’apostrophe se lie à la voyelle suivante, même si nous avons déjà indiqué dans l’introduction que cette jonction est certainement plus intuitive que lors d’une liaison ou d’un enchaînement. Toujours est-il que le redécoupage syllabique est absent également chez Antonio del Corro. Juan Ángel de Sumarán est encore de ceux qui ont composé une œuvre polyglotte, voulant enseigner dans son Thesaurus l’allemand, le français, l’espagnol et l’italien. Chaque langue est expliquée par les trois autres, ce qui démontre une véritable volonté de transmettre des connaissances à l’utilisateur de l’époque, en ce qui nous concerne, les explications du français aux Espagnols. Nous relevons un commentaire, de nouveau dans le paragraphe dédié à l’apostrophe (1626 : 136) : « El Apostrofo […] es una elision de dos vocales en vna ». Mais rien d’explicite au sujet de la resyllabation. Pas plus que chez Antoine Fabre (1626) d’ailleurs, qui propose un chapitre de prononciation du français en espagnol extrêmement réduit (les pages 14 et 15). Jusqu’à maintenant, nous avons commenté des œuvres dont la partie consacrée à la prononciation du français était relativement succincte (de deux pages à seize pages). C’est le cas également dans les ouvrages de Courville (1728), Martínez Saavedra (1791) et Jovellanos (1795), au sein desquels le redécoupage syllabique n’occupe aucune place. Le peu d’espace octroyé à la prononciation –exception faite, peut-être, de la grammaire de Del Corro– pourrait expliquer un tel silence sur ce phénomène. Cependant, dans une œuvre comme celle de Francisco de la Torre y Ocón, l’absence totale de référence à la resyllabation est pour le moins surprenante, sachant que la partie de prononciation du français s’étend sur plus de trente pages. Si le processus de la liaison ne manque pas d’être signalé, l’auteur se contente de mentionner que la consonne finale se prononce, sans jamais faire référence à un transport de celle-ci. Dans les rares exemples pour lesquels il réalise une timide transcription, il considère plutôt que la consonne finale se maintient à la fin du premier mot: « En los vocablos acabados en x quando sigue vna vocal, se debe pronunciar la x con mucha suavidad, y como si fuera z Frances, como en estas frases : la paix est faite, la paz está hecha ; le prix a été réglé, que se deben pronuciar, como si los vocablos Paix y Prix estuvieran escritos Paiz, priz » (1728 : 27). Tous ces auteurs qui composent le premier groupe de notre classement passent sous silence le phénomène de resyllabation de la langue française. De deux choses l’une : soit ils n’étaient tout simplement pas conscients de la réalisation d’une jonction dans certains contextes ; soit ils en étaient conscients, mais ils considéraient que celle-ci se faisait automatiquement, ce qui expliquerait qu’ils n’aient pas jugé digne de le mentionner dans leurs œuvres. Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses Vol 29, Núm. 1 (2014) 199-222 205 Marc Viémon Phonétique syntactique et resyllabation dans les grammaires de français... 2. Mentions ponctuelles de la resyllabation. Jonction majoritairement non transcrite Corpus retenu : • 1565. Dictionnaire, Colloques, ou Dialogues en Quatre Langues, Flamen, François, Espaignol, & Italien. Anvers : Jan Verwithagen. • 1565. Baltasar de Sotomayor. Grammatica con reglas muy prouechosas y necessarias para aprender a leer y escriuir la lengua Francesa, conferida con la Castellana [...]. Alcala de Henares: Pedro de Robles y Francisco de Cormellas. • 1624. Fray Diego de la Encarnación. De Grammatica Francessa, en Hespañol. III libros. Douai : Balthazar Bellère. • 1642. Pere Lacavalleria. Dictionario Castellano - Dictionaire François Dictionari Catala. Barcelone : Pere Lacavalleria. • 1647. Antoni Lacavalleria. Grammatica con reglas muy prouechosas y necessarias para aprender a leer, y escriuir la lengua Francesa, conferida con la Castellana [...]. Barcelone : Antoni Lacavalleria. • 1673. Pedro Pablo Billet. Gramatica Francesa, dividida en dos partes[...]. Sarragosse : s. n. • 1688. Juan Pedro Jaron. Arte nuevamente compuesto de la Lengua Francesa por la Española [...]. Madrid : Lucas Antonio de Bedmar y Baldivia. • 1714. Jean de Vayrac. El Arte Françes [...]. Paris : Pierre Witte. • 1750. Sebastián Roca y María. Arte Francés, ò Nuevo methodo facilissimo, para Leer, Hablar, y Escrivir Francès, [...]. Barcelona : Francisco Surià. • 1752. J. Dacosta, fils. Gramática Nueva, Francesa y Española, en Doze Leciones Dialogismas. Londres : Reily. • 1767. Francisco Soldevila. Rudimentos breves para aprender a leer y a escribir en francés sin socorro de maestro. Madrid: Antonio Muñoz del Valle. • 1799. Juan Tomas de Mairan. Compendio nuevo de Gramática Francesa. Madrid : Josef Herrera. C’est de nouveau à un groupe d’œuvres hétérogène que nous avons affaire. Elles partagent pourtant deux traits communs : dans chacune d’entre elles nous avons relevé une ou plusieurs références à la resyllabation en français ; cette théorie n’est pas –ou très peu– reflétée dans les exemples. Bien entendu les explications sont plus ou moins claires et ne s’appliquent pas toujours aux mêmes phénomènes de phonétique syntactique. Parfois la référence est réellement infime. C’est ce que nous allons voir. Les quatre œuvres que nous commentons tout d’abord présentent toutes des explications qui datent du XVIe siècle. Nous avons déjà mentionné la première d’entre elles dans l’introduction. C’est un vocabulaire dérivé de celui de Noël de Berlaimont que Jan Verwithagen imprime à Anvers en 1565. Nous y trouvons une 206 Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses Vol 29, Núm. 1 (2014) 199-222 Marc Viémon Phonétique syntactique et resyllabation dans les grammaires de français... partie consacrée à la prononciation du français, qui n’est autre que les douze règles évoquées plus haut. Comme chez Liaño, les règles sont traduites en espagnol. Cependant, la « regla dezena » de la section intitulée « Para aprender perfectamente a leer Frances » nous explique le principe suivant : « Empero, en la fin de algunas dicciones no se pronuncia, e, completamente ni como si fuera sola, como quando la primera de la diccion siguiente es una destas cinco vocales a, e, i, o, u, entonces no se pronuncia e, mas la silaba que cae sobre ella, se transpone sobre la vocal siguiente » (1565 : s. n.). La référence à la resyllabation en enchaînement nous semble assez claire ici, ce qui n’était pas du tout le cas chez Liaño. Le traducteur a parfaitement signalé qu’un transport (« transpone ») était réalisé après e muet. Il n’existe, par contre, aucune transcription qui reflète cette indication. Chez Sotomayor, les indications que nous avons relevées ne sont pas non plus originales. Elles sont également le résultat d’une traduction, mais d’un texte appartenant cette fois-ci à un autre maître de langues du XVIe, Gabriel Meurier7. Comme nous l’avons déjà signalé, en 1558, cet auteur proposait une « Breve instruction pour sçavoir lire le françois » qui avait été supprimée en 1568. Celle-ci était, néanmoins, rédigée en français, de sorte qu’elle n’était pas réellement destinée à un public hispanophone. Quand Sotomayor reprend cette section, il la traduit en espagnol. Nous y relevons deux mentions à la resyllabation, l’une en situation de liaison et l’autre en situation d’élision. La première allusion est moins claire que dans le texte français présent chez Meurier. Ce dernier donnait la règle suivante : « Si voulez sçauoir bien lire le François, ayez esgard à la derniere lettre de chacune diction, et à la première de la diction immediatement suyuante, car si elles sont differentes, à savoir l’vne voyelle et l’autre consonne : vous prononcerez la finale et l’autre ensuyuante, et autrement non » (1558 : s. n.). Alors que Sotomayor traduit : « Si quereys leer bien el Frances, aueys de tener cuenta con la vltima y postrimera letra de cada dicion, y con la primera de la dicion y mediatamente siguiente porque si son diferentes, pronunciareys la letra vltima, y la otra siguiente, y de otra manera, no » (1565 : s. n.). Sotomayor ne précise pas quelles sont ces lettres « diferentes » (voyelle et consonne), ce qui ne facilite pas la compréhension de la situation à laquelle on fait référence, même s’il faut reconnaître que cela n’était pas non plus très clair chez Meurier. En ce qui concerne l’explication de la jonction de la consonne finale à la voyelle suivante (« y la otra siguiente »), elle est tout aussi confuse, ce qui n’est pas le cas de la deuxième allusion à la jonction, en situation d’élision cette fois-ci. Toujours traduisant d’après Meurier (1558), Sotomayor énonce la règle suivante sur les lettres recevant l’apostrophe : « Estas tales letras es necessario que sean _____________ 7 Toute la grammaire de Sotomayor n’est qu’une « compilation des Conjugaisons, regles et instructions de Meurier 1558 » (Lépinette, 1996 : 151). Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses Vol 29, Núm. 1 (2014) 199-222 207 Marc Viémon Phonétique syntactique et resyllabation dans les grammaires de français... pronunciadas sin pausa alguna ». La référence, bien qu’elle ne soit pas complètement explicite, est plus intelligible que la précédente. Meurier, qui avait été repris par Sotomayor, va apparaître également copié chez Lacavallería, aussi bien Pere qu’Antoni, tous deux imprimeurs catalans, étant respectivement père et fils. En 1642, Pere Lacavallería publie une œuvre trilingue qui se nourrit largement de la tradition des Berlaimont (Sáez Rivera, 2005 : 109-110) et au sein de laquelle apparaît également Meurier traduit en espagnol. A-t-il profité de la traduction de Sotomayor ? Nous ne le croyons pas car sa version diffère sensiblement de celle du grammairien du XVIe siècle : « El que quisiere leer bien el Frances, tenga atendencia à la vltima letra de cada diccion, y a la primera de la diccion siguiente : si son diferentes, vna vocal, y otra consonante, ha de pronunciar la final, y la otra siguiente, y no de otra manera » (1642 : s. n.). Pere Lacavallería présente même une meilleure explication que Sotomayor. Il insiste aussi sur la jonction entre consonne et voyelle en cas d’élision : « Hanse de pronunciar semejantes palabras sin pausa, y de un tirón » (1642 : s. n.). Chez Antoni Lacavallería, c’est bien un plagiat de Sotomayor en bonne et due forme auquel nous assistons (Fischer et al. 2004 : 31). Nous ne commenterons rien de plus sur cet auteur puisque la traduction qu’il réalise de Meurier est exactement la même que celle que propose Sotomayor. Dans les quatre ouvrages précédents, les explications que nous avons commentées se trouvaient au sein de chapitres sur la prononciation du français extrêmement réduits. Ce n’est pas le cas des six suivants que nous analysons maintenant. Diego de la Encarnación publie sa –double– grammaire en 1624 à Douai (Lépinette, 2000). La section concernant la prononciation du français y occupe une vingtaine de pages. Pourtant, la seule référence à un redécoupage syllabique se trouve lors de l’explication de la liaison de la consonne finale d suivie de voyelle, pour laquelle il soutient que « se pronuncia como, t, como por decir grand autel, dicen grant-autel, como si fuera vna misma palabra » (1624 :5). L’union entre les deux mots est ici clairement exprimée, mais l’exemple transcrit maintient la consonne de liaison en finale de mot. Billet, pour sa part, dispose d’un chapitre consacré à la prononciation du français de plus de vingt pages, mais ses explications sur le sujet qui nous intéresse sont aussi très insatisfaisantes. Le seul commentaire que nous ayons trouvé et interprété comme une référence à la resyllabation est situé dans un paragraphe intitulé « Observacion sobre la vnion de algunas letras, y algunas reglas generales, vtilisimas para leer, y pronunciar » : […] la regla mas general y mas acertada que puedo dar es, que se ha de atender, a que la consonante final, pronunciandose, no entre en la vocal de la palabra siguiente con aspereza, porque como nuestra lengua solicita mucho la suavidad (como dixe en otras partes) ay ocasiones en que haze menos cacofonia, vocal con vocal, que no el pronunciar la consonante antes, lo qual remito al vso, y al oydo del Curioso (Billet, 1673 : f. 10 r.). 208 Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses Vol 29, Núm. 1 (2014) 199-222 Marc Viémon Phonétique syntactique et resyllabation dans les grammaires de français... Il semblerait que la remarque fasse référence à la liaison, qui ne se réalise pas dans tous les contextes. En prévenant le lecteur de ne pas prononcer la consonne finale d’un mot sur la voyelle initiale du mot suivant avec rudesse, Billet informe quand même le lecteur qu’il existe une certaine union entre les mots. C’est de toute façon très loin d’être une explication claire de redécoupage syllabique. Chez Jaron, inoffensif rival de notre précédent auteur sur le marché des grammaires de français pour Espagnols (Bruña, 2000 : 85-88), nous n’avons pu relever, une fois de plus, qu’une seule référence à la resyllabation. C’est au sein d’une explication de l’apostrophe : Apostrofe, es una Virgula, ô Coma, que sirve en lugar de Vocal, y hallase siempre entre dos Vocablos de los quales, el vno acaba con Vocal, y lo que se sigue, empieça con ella : De suerte, la Lengua Francesa es tan enemiga de encontrarse con dos Vocales, que absolutamente aborreze la postrera del primer Vocablo, y se junta con la sylaba siguiente, sin pararse […](1688 : f. 8r.). Cette fois-ci, la référence à la resyllabation est claire. Malheureusement, dans les exemples fournis, les consonnes et les voyelles concernées ne sont pas jointes8. Le cas de Dacosta est frappant. Il consacre plus de quarante pages de son œuvre à l’explication de la prononciation, suivant un enseignement par dialogues. À la page six, nous lisons l’échange suivant : ‒ (Discípulo) : Dévense pronunciar siempre las liquidas, y consonantes, si se les sigue otra palabra, que empieze con vocal ? ‒ (Maestro) : Si, se pronucian generalmente, encontrandose […] (1752 : 6). Ce qui nous intéresse ici est bien entendu la légère précision (« encontrandose ») que donne le maître à son élève. C’est peu de chose, mais c’est pourtant, tout au long des quarante pages, la seule référence au redécoupage syllabique que nous trouvons. Les exemples illustrant cet avertissement sont inexistants. Francisco Soldevila, quant à lui, est un cas spécial. En effet, cet auteur, dont l’œuvre comporte quelque vingt-quatre pages consacrées à la prononciation du français, présente des explications très claires de redécoupage syllabique aussi bien en contexte d’enchaînement que de liaison, bien plus claires que tout ce que nous avons pu lire jusqu’à maintenant. La seule raison pour laquelle il est classé dans ce groupe, c’est parce qu’aucun des exemples qu’il propose ne reflète la théorie exposée. Il mentionne tout d’abord au paragraphe sur le e muet que « pierde el sonido […] quando es precedida de consonante, que se ha de juntar con la vocal de la diccion siguiente » (Soldevila, 1767 : 7-8). La resyllabation en enchaînement est donc _____________ 8 L’auteur, loin de transcrire les exemples resyllabés, propose une transcription illogique qui a dû sans aucun doute induire en erreur les usagers de l’époque. En effet, contre toute attente, le e final est maintenu dans la notation, tel que dans l’exemple suivant : je ne ai point de eau (f.8 r.). Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses Vol 29, Núm. 1 (2014) 199-222 209 Marc Viémon Phonétique syntactique et resyllabation dans les grammaires de français... partiellement expliquée, puisque l’auteur passe sous silence les cas où la consonne finale se prononce sans être suivie de e muet. L’autre mention théorique au redécoupage syllabique se trouve lors de l’explication générale du comportement des consonnes finales : « Las consonantes regularmente se suprimen en fin de diccion, no siendo seguidas de vocal, que entonces la consonante final se ha de juntar con la vocal siguiente » (Soldevila, 1767 : 22-23). Par deux fois Soldevila indique la jonction de la consonne finale avec la voyelle initiale. Cependant aucun exemple ne reflète la clarté théorique de ce maître de français. Enfin, dans l’œuvre de Mairan –qui ne propose pas non plus une seule transcription resyllabée– les explications théoriques que nous trouvons portent uniquement sur la liaison. De plus, l’auteur n’insiste pas sur l’explication de la jonction de la consonne finale avec la voyelle initiale pour signaler une resyllabation, mais plutôt pour mentionner d’autres phénomènes, comme celui de la prononciation suave du s final suivi de voyelle : « Notese que para que la s suave final salga con su debido sonido, es de toda necesidad que no haya intervalo alguno de la voz en que está la s, à la vocal à la qual se debe unir ; sino sale muy feo su sonido y del todo inaguantable » (Mairan, 1799 : 9). La deuxième explication, pour sa part, est soumise au lecteur uniquement pour souligner la différence en liaison entre « h aspirada » y « h no aspirada » : « Solo diré que la s del artículo, seguido de h no aspirada, se ha de juntar con la primera silaba de la voz que sigue » (Mairan, 1799 : 23). Pourquoi des auteurs qui mentionnent, au sein des explications de phénomènes de phonétique syntactique, le transport de la consonne finale, ou bien qui évoquent la prononciation de deux mots comme si cela n’en n’était qu’un seul, ou encore qui préconisent la prononciation d’une traite, ne réalisent pas de transcriptions resyllabées ? Peut-être le poids de l’orthographe a-t-il été trop important. Une peur de s’éloigner du mot écrit a vraisemblablement influencé les auteurs dans leurs choix. Mais il a pu exister d’autres raisons, d’ordre pédagogique, par exemple, comme nous le verrons par la suite. Dans ce deuxième groupe nous trouvons également deux auteurs qui se différencient de ceux que nous venons de commenter, non seulement par la plus grande extension de leur œuvre, mais surtout par le fait que certains de leurs exemples présentent une transcription resyllabée. Il s’agit de Jean de Vayrac et de Sebastián Roca y María. Chez Vayrac, la seule référence explicite à la resyllabation en liaison se trouve à la lettre z : « Pero, quando la z está al fin de un vocablo, y que el vocablo que sigue empieza por una vocal, o por una h muda, la z se pronuncia, juntandose con la vocal que sigue » (1714 : 132-133). Voici l’exemple correspondant donné par l’auteur : « vous vous feré zaimer ». Dans les autres rares cas de resyllabation, la consonne de liaison transcrite dénote toujours un pluriel : un -s, comme dans « les lon zétés » 210 Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses Vol 29, Núm. 1 (2014) 199-222 Marc Viémon Phonétique syntactique et resyllabation dans les grammaires de français... (1714 : 73) ou encore « les sçavan zommes » (1714 : 124) ; un -x, comme dans « deu zetendarts, di zetrangers » (1714 : 128) ; un -t, comme dans « î doive-tetre convaincus » (1714 : 124). Peut-être que l’auteur estime que les liaisons qui permettent de différencier le singulier du pluriel à l’oral méritent son attention et il décide de réaliser la resyllabation pour ces exemples. Cela répondrait donc à un critère pédagogique, semblable à celui que prônera Contaut (cf. quatrième section de cet article), mais sans qu’il soit explicitement signalé. Roca y María, pour sa part, ne mentionne que la resyllabation en cas d’élision. Les exemples qui accompagnent son commentaire sont parfaitement resyllabés : Quando se halla una Apostrophe entre dos vocales, ò entre vocal, y consonante, hecha assi (’) denota, que se tienen que juntar las dos en el termino, sin añadirles otras letras, como en estos terminos, qu’il, qu’elle, qu’outre, etc. C’est, m’est, n’est, l’affaire, etc. que se leen assi : Qil, qele, qûtre, etc. Cet, met, net, lafer, etc. y lo mismo en todos los demás terminos, en que se halla la dicha Apostrophe (1750 : 20). Nous avons relevé d’autres exemples –les seuls– dans lesquels la jonction est transcrite, mais dans des cas de liaison cette fois-ci : « Bon-nhome, Certeiñ-nyvroñe, Diveiñ-namour » (1750 : 55). L’auteur considère certainement que la consonne n en liaison est plus compliquée qu’une autre et veut avertir les usagers de sa grammaire que, dans ce contexte, elle se rattache aussi bien à la voyelle précédente qu’à la voyelle suivante, selon son point de vue graphophonétique. Il semble donc que ces transcriptions isolées pourraient répondre également à un critère pédagogique. Roca y María ne prend la peine de signaler la resyllabation en liaison que lorsque, selon lui, celle-ci est problématique pour des Espagnols. 3. Mentions théoriques ponctuelles ou inexistantes. Exemples majoritairement resyllabés Corpus retenu : • 1784. Estevan de Laborda. Reglas para la pronunciacion de la lengua Francesa, [...]. Madrid : Antonio de Sancha. • 1797. Pedro Nicolás Chantreau. Arte de hablar bien francés o Gramática completa dividida en tres partes. Madrid : Antonio de Sancha. Chantreau, c’est bien connu, a publié en 1781 la meilleure grammaire de français pour Espagnols du XVIIIe siècle. Il était très en avance sur son temps et cela lui a valu d’être réédité et remanié tout au long du siècle suivant. Mais ce grammairien ne se montre pas explicite en ce qui concerne la resyllabation, du moins au sein de la théorie. Dans l’édition que nous avons pu consulter (1797) nous n’avons trouvé que deux références à ce phénomène. L’une d’entre elles porte sur l’enchaînement et se trouve, paradoxalement, dans la partie –très complète– dédiée aux différentes règles à prendre en compte pour réaliser la liaison en français : « Por lo general, el buen uso no quiere que en el tono familiar se pronuncie la s, ó t final de los verbos, quando en la ultima sílaba (menos en la interrogativa) no tiene otra Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses Vol 29, Núm. 1 (2014) 199-222 211 Marc Viémon Phonétique syntactique et resyllabation dans les grammaires de français... vocal que la e muda, entonces se considera la consonante que precede á dicha e como final, y como tal se une á la vocal que sigue » (1797 : 34). Et il donne ensuite plusieurs exemples, du type « nous sommarrivés », à propos duquel il précise qu’il se prononcerait « Nous sommezarrivés » en poésie. En réalité l’auteur mentionne la resyllabation en enchaînement uniquement pour spécifier le type de jonction qui s’effectue selon le registre de langue 9 . Ce sur quoi nous voulons insister, c’est que Chantreau ne parle pas de resyllabation avant cela. C’est donc sur un détail qu’il donne cette information au lecteur. Et c’est aussi ce qui se passe pour l’explication en cas de liaison, malgré la section abondante réservée à cet aspect du phonétisme français. En effet, ce n’est que dans le commentaire suivant que le lecteur peut puiser une nouvelle information à ce sujet : « Por ningún término debe unirse la consonante final á la vocal inicial, si entre las dos hay coma ó punto, etc. » (Chantreau, 1797 : 36). C’est une règle de resyllabation par négative. Et, par ailleurs, il nous semble que ce que l’auteur veut réellement interdire avec cet avertissement, c’est la liaison en général en cas de pause et non pas uniquement la resyllabation. Nous avons donc de nouveau affaire à une explication par défaut, comme si cette information ne méritait pas d’être clairement expliquée. En contrepartie, pratiquement tous les exemples sont resyllabés, aussi bien en cas de liaison que d’enchaînement ou que d’élision 10 . Nous pouvons donc raisonnablement penser que, malgré le manque de références explicites à la resyllabation, les usagers ont eu la possibilité de surmonter cet écueil de la langue française. De plus, cas unique dans les auteurs de notre corpus, Chantreau propose, dans l’immense majorité des cas, une transcription resyllabée syntagmatique. Nous en avons vu un exemple (note 10). Ce choix offre un avantage de taille en ce qui concerne le r qui, noté en début de mot suivant, présente de risque d’être prononcé [r‒] par l’apprenant espagnol. En lisant les notations de Chantreau, ce problème était évité : « Le premier officier, le premierofficier » (1797 : 32), « pour un peu, pourun peu » (1797 : 35), « Deux ducats par an, deux ducats paran » (1797 : 35). Nous n’avons trouvé de transcriptions séparant les deux mots concernés par le redécoupage syllabique uniquement –si l’on excepte quelques oublis– lorsqu’une voyelle nasale était en jeu. Dans ces cas-là, l’auteur n’a eu d’autre choix que de maintenir un n en fin du premier mot afin de signifier que cette voyelle était nasale et de transcrire également un n en début du deuxième pour marquer l’attaque consonantique : « mon ami, mon nami » (1797 : 20), « un ami, un nami » (1797 : 32), « rien au monde, rien nau monde » (1797 : 35). Ainsi, bien qu’il n’ait pas expliqué _____________ 9 Chantreau différencie « Tono grave » et « Tono familiar » (1797 : 30). Nous trouvons « vuzave mèzabí » (Chantreau, 1797 : 23) pour « vous avez mes habits », « lom » (1797 : 17) pour « l’homme » et « ils donnàmanger » (1797 : 34) pour « Ils donnent à manger ». 10 212 Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses Vol 29, Núm. 1 (2014) 199-222 Marc Viémon Phonétique syntactique et resyllabation dans les grammaires de français... théoriquement le phénomène de la resyllabation, Chantreau a fait preuve d’une conscience pédagogique poussée en adaptant ses transcriptions au public espagnol. Chez Estevan de Laborda, dont les Reglas para la pronunciacion de la lengua Francesa sont publiées en 1784 à Madrid, la situation est sensiblement la même que dans la grammaire de Chantreau. En effet, les exemples sont majoritairement resyllabés. Trois différences pourtant : nous n’avons trouvé aucune allusion théorique au phénomène, si minime soit-elle ; la resyllabation ne concerne que la liaison ; les transcriptions ne tiennent pas compte des syntagmes, comme en témoigne l’exemple « un grand arbre. un gran tarbar. un grande arbol » (1784 : 6). Quoi qu’il en soit, les deux auteurs que nous venons de voir n’offrent pas de théorie solide sur la resyllabation en français. Mais le simple fait de transcrire la jonction syllabique dans les exemples fournissait une aide précieuse aux utilisateurs de leurs œuvres. 4. Explications théoriques générales. Exemples fréquemment resyllabés Corpus retenu : • 1728. José Núñez de Prado. Grammatica de la Lengua Francesa, dispuesta para el Real Seminario de Nobles. Madrid : Alonso Balvás. • 1745. Antonio Galmace. Adiciones a la Gramatica Francesa, que compuso el R. P. Núñez [...]. Madrid : s. n. • 1763. Pierre Contaut. Gramatica Española y Francesa, novissimo selecto methodo para aprender a hablar con perfeccion el Idioma Francès, [...]. Madrid : Imprenta del Diario. • 1773. Juan Magín Tallés. Rudimentos de la pronunciacion Francesa, […]. Madrid : Antonio Mayoral. Ce groupe, comme le précédent, est composé d’ouvrages du XVIIIe siècle. Ce n’est pas forcément synonyme d’amélioration des explications de prononciation. En effet, nous avons vu jusqu’à maintenant que certains auteurs de ce siècle ne mentionnent pas une seule fois le phénomène de resyllabation et que beaucoup de ceux qui daignent le signaler n’y accordent guère d’importance. José Núñez de Prado propose l’explication générale suivante à propos de l’enchaînement : Pero se ha de observar, lo primero, que la e muda final no se pronuncia, ni aun mudamente, sino que del todo se suprime, quando la diccion siguiente empieza con vocal, y entonces la consonante que precede à la e suprimida, se une con la vocal de la diccion siguiente ; y assi, aunque se escribe brillante action, se ha de pronunciar brillant action (1728 : 10). En ce qui concerne la liaison, cet auteur ne donne pas d’explication théorique générale, mais il mentionne expressément le transport de la consonne finale en trois occasions : dans les paragraphes correspondant aux lettres x et z, il explique que la consonne se prononce « uniendola con la vocal siguiente » (Núñez de Prado, 1728 : 40, 41) ; pour la terminaison verbale -ent, qui « se pronuncia la t unida con la vocal Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses Vol 29, Núm. 1 (2014) 199-222 213 Marc Viémon Phonétique syntactique et resyllabation dans les grammaires de français... siguiente » (1728 : 11). Cela ne l’empêche pas de proposer d’autres transcriptions resyllabées, bien qu’aucun commentaire ne les accompagne, comme c’est le cas pour la lettre d : « gran tarbre » (1728 : 27). Il n’existe donc pas de théorie générale de resyllabation en liaison, pas plus que dans le cas de l’élision. Antonio Galmace, de son côté, est un auteur dont l’œuvre publiée en 1745 sert de complément à la grammaire de Núñez de Prado, c’est-à-dire, en fait, à compléter la partie de prononciation de ce dernier. Et c’est effectivement un ouvrage qui porte exclusivement sur la prononciation, tout comme ceux, d’ailleurs, de Soldevila, Tallés et Laborda. Mais si Galmace apporte de nouvelles informations dans ses Adiciones, certaines parties, en revanche, proviennent directement de son modèle, avec de légères modifications. Voyons plutôt l’explication que donne l’auteur à propos de l’enchaînement : « La e muda, ò final se suprime quando la diccion siguiente empieza por vocal, ò h no aspirada, entonces la consonante, que antecede à la e suprimida, se une con la vocal de la diccion siguiente » (1745 : 3). Les exemples, qui sont également resyllabés, comme « Movè zabitud » ou « ûn nabi lom » (un habile homme), sont différents, mais l’explication est pratiquement copiée mot pour mot. Cependant, dans son œuvre, les informations nouvelles à propos de la resyllabation sont multiples. Tout d’abord, il expose une théorie générale très claire de ce phénomène en liaison : Observese lo primero, que las consonantes finales ordinariamente se pronuncian quando la diccion siguiente comienza con vocal, apartandose de su diccion, y uniendola con dicha vocal, menos la t de la conjuncion et, que corresponde al y del Castellano, y excepto el encuentro de una coma, en donde se puede parar el Lector solo el tiempo de respirar; pero se suprimen quando comienza con consonante (Galmace, 1745 : 34-35). Par ailleurs, cohérent avec ses explications, Galmace ne va proposer que des exemples resyllabés en liaison. Et il va mentionner explicitement le transport de la consonne finale en plus d’occasions que Núñez de Prado, exactement cinq. Les lettres concernées sont c, n, p, s et z (1745 : 22, 27, 28, 32, 34). Enfin, il ne laisse pas de côté l’élision au contraire, il formule une explication particulièrement intéressante : « […] la consonante que precede à la vocal suprimida por medio del apostrofe, no estorva que la dicha consonante se junte à la vocal de la diccion siguiente, sin reparar la virgulilla » (1745 : 38). Il est évident que Galmace a accordé une grande importance au processus de resyllabation, puisqu’il l’a traité de manière explicite dans tous les cas où a lieu le transport de la consonne finale à l’initiale vocalique de mot suivant. Pierre Contaut n’est pas aussi complet que l’auteur précédent. Par contre, c’est le premier à donner une règle générale sur le phénomène de jonction des mots en français parlé : La primera [dificultad] consiste en el hablar ; porque hablando francès, se quitan, ò se añaden letras al fin, ò al principio de los terminos, los quales se pronuncian à veces todos encadenados los unos á los otros, por medio de estas letras, que se separan al fin de algunos vocablos, para agregarse a otros, lo que se ve en la hoja 17 (1763 : 12). 214 Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses Vol 29, Núm. 1 (2014) 199-222 Marc Viémon Phonétique syntactique et resyllabation dans les grammaires de français... Il renvoie le lecteur à une section intitulée « De las tres principales letras que se suprimen algunas veces en la Lengua Francesa, en el fin de los terminos, y que se añaden tambien otras veces à los nombres que les siguen » (Contaut, 1763 : 17). Selon l’auteur, les trois lettres principales du français qui subissent des changements sont s, t, et l. La dernière correspond en fait à la consonne finale du pronom personnel il, extrêmement utilisé. À chacune de ces lettres en liaison correspond une explication très claire. Nous ne reproduisons que celle de s, les autres étant très similaires : Pero quando la misma letra s en el fin de los terminos està seguida de un nombre que empieza por vocal, entonces no se suprime, antes bien se añade con la vocal, recibiendo la pronunciación de una z, como se vè, v.g. en estos nombres : les enfants aimables. Que se han de pronunciar, le zenfan zaimable (Contaut, 1763 : 17-18). L’auteur propose donc des explications limpides sur la resyllabation en liaison, et également des exemples resyllabés. Ce qui le distingue aussi des autres, c’est son effort pédagogique, du fait qu’il ne parle que des lettres les plus courantes en français. Son explication finale à ce sujet est édifiante : Las reglas que se acaban de escribir, sobre las tres letras, S, T, L, son muy ciertas, sin que admitan casi excepcion alguna, y muy generales ; encuentranse bien a menudo, y es absolutamente necessario que se observen para hablar, como se debe, el Francès. Se puede decir con razon, que mucho mas utiles son estas citadas reglas, sobre las letras expressadas, que todas las otras que se puedan escribir sobre las demàs consonantes (Contaut, 1763 : 19). Notre dernier auteur, Juan Magín Tallés, accorde également beaucoup d’importance à la resyllabation, surtout si nous tenons compte du fait que son opuscule s’étend sur à peine seize pages et qu’il fait référence à ce phénomène dans tous les cas de figure. Le premier commentaire que nous avons relevé à ce sujet concerne la liaison : « […] toda consonante al fin de diccion debe callarse, con tal que la palabra siguiente no empiece con vocal ; porque entonces se ha de pronunciar con dicha vocal » (Tallés, 1773 : 6). Puis l’auteur explique que « la e muda final se suprime absolutamente quando la palabra siguiente empieza con vocal ; v. gr. Cinquante ècus, se leerá señcantécu, uniendo la consonante con la vocal de la otra palabra » (Tallés, 1773 : 13)11 . Il s’occupe donc également de l’enchaînement. Enfin, en ce qui concerne l’élision, il précise que _____________ 11 Cet exemple reflète, certes, une conscience du syntagme mais c’est le seul que nous trouvons chez cet auteur. Nous ne pouvons donc affirmer que Tallés pensait de manière syntagmatique comme Chantreau, et non pas mot à mot. Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses Vol 29, Núm. 1 (2014) 199-222 215 Marc Viémon Phonétique syntactique et resyllabation dans les grammaires de français... Ni el Apostrofe que se substituye por alguna vocal despues de las consonantes siguientes en esta forma, c’ d’ j’ l’ m’ n’ qu’ s’ t’, ni la rayita que se ve usada de este modo dit-il, veut-il, deben ser estorvo para que se unan sin detencion las consonantes con las vocales de las dicciones siguientes (Tallés, 1773 : 13). Tallés avertit donc son lecteur de la différence qu’il existe entre le texte écrit et le discours oral, écartant les signes graphiques de la prononciation. Il est, avec Galmace, le second auteur de tout notre corpus à indiquer la resyllabation dans les trois cas : liaison, enchaînement et élision. Pourtant, il se distingue de celui-ci du fait qu’il ne propose que très peu de transcriptions au sein de son opuscule, et, malheureusement, une seule qui puisse refléter une resyllabation ; nous l’avons citée plus haut. Nous trouvons d’autres exemples –qui ne sont pas des transcriptions à proprement parler– dans un texte (Tallés, 1773 : 14-16) censé aider l’élève à apprendre à lire, seulement l’auteur choisit de signifier la jonction phonique entre les deux par un trait d’union et non par un transport de la consonne finale12, même s’il explique clairement que celle-ci doit « unirese con la vocal de la palabra siguiente » (1773 : 13). Malgré ce manque de transcriptions donc, la limpidité des explications théoriques et le choix de représenter le redécoupage syllabique dans l’unique exemple présent nous ont semblé être des arguments suffisants pour classer Tallés dans ce dernier groupe. Nous aimerions, pour terminer, mentionner un auteur que nous n’avons pas classé du fait de son originalité. Ce n’est autre que Juan Henrique Le Gallois de Grimarest, militaire français qui publie sa Grammatica Francesa con un nuevo methodo para aprender a pronunciar en 1747 à Pampelune. Dans cette œuvre, nous avons relevé peu de transcriptions resyllabées 13 , et la théorie générale sur le redécoupage syllabique est absente. Il pourrait donc faire partie de notre premier groupe, si ce n’était par son opinion singulière sur la jonction consonne-voyelle qu’il exprime en ces termes de reproches à la fin de son ouvrage : Je vu sui for toblige. Yo no comprendo el motivo de pasar la t final de fort a inicial de obligé ; porque es cierto que en quedando en el lugar donde ha de estar, que es à ultimo de fort, no dexara qualquiera de recalcar sobre ella, ù otra consonante final, todas la veces que el siguiente vocablo empieza por vocal (Grimarest,1747 : 635). _____________ 12 Par exemple, « Tous les peuples-illustres-ont cultivé leur Langue » (Tallès, 1773 : 14). L’enchaînement n’est jamais transcrit resyllabé et la liaison ne l’est que très rarement ; les lettres concernées sont c « un long espace, un lonces pas » (Grimarest, 1747: 34), d « vous atend-on, vous atanton ; quand il vous plaira, cantil vu plera »(1747: 31) et t « a peine eut il achevé, a penutil acheve » (1747: 639). Ces notations –mis à part celle correspondant à la lettre c– semblent refléter une conscience du syntagme. Mais, contrairement à l’œuvre de Chantreau dans laquelle ce critère est appliqué systématiquement, dans la grammaire de Grimarest ce sont des exceptions. 13 216 Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses Vol 29, Núm. 1 (2014) 199-222 Marc Viémon Phonétique syntactique et resyllabation dans les grammaires de français... Les critiques citées ci-dessus sont adressées à Galmace14, qui avait transcrit dans son œuvre, comme nous l’avons vu, les liaisons resyllabées. Ce qui est surprenant, c’est que Grimarest est le seul auteur qui argumente contre le transport de la consonne finale en liaison. Il défend que la jonction est automatique et il affirme qu’il suffit de représenter la consonne en fin de mot pour que l’utilisateur de la grammaire la prononce liée à la voyelle suivante. Nous avons déjà signalé que, pour la plupart des apprenants espagnols, il n’en est rien. Ajoutons que, malgré ces commentaires, cet auteur propose certaines transcriptions resyllabées dans sa grammaire (voir note 12), ce qui ne laisse pas de nous étonner. Il critique également le redoublement du n en liaison, qui, rappelons-le, avait été la seule lettre que Roca y María avait daigné représenter resyllabée mais également la seule pour laquelle Chantreau avait dû éviter une notation syntagmatique. Selon Grimarest, le lecteur espagnol lisant la transcription « Y serà bien nez de vu voer » « caeria en una grande afectacion, porque se esforzarìa a pronunciar la n final de bien, y la inicial de nez, y sadria muy aspero al oido » (Grimarest, 1747 : 636). Pourtant, s’il est une resyllabation indispensable, c’est bien celle du n en liaison. Enfin, Grimarest met le doigt sur un cas de transport consonantique problématique pour un public espagnol, celui du r. En effet, il reproche à Galmace de transcrire « Je nore pa le tan de le lui di rojurdui » argumentant que « transportar la r […] à inicial de rojurdui se hace rr, y que qualquiera principiante, viendola asi, la pronunciarà fuerte » (Grimarest, 1747 : 637). Cette critique ne manque pas de fondement. Mais un auteur précautionneux peut facilement éviter cet écueil s’il précise dans ses explications sur la prononciation du r en français qu’à l’initiale d’un mot il ne se prononce en aucune manière « fuerte ». Malheureusement pour Galmace, de telles précisions sont absentes de son œuvre. Chantreau –nous l’avons signalé– évite ce problème grâce aux transcriptions syntagmatiques qu’il propose au sein de sa grammaire. En appliquant ce critère à l’exemple critiqué par Grimarest, le r resyllabé se trouve placé en position intervocalique (dirojurdui), ce qui écarte immédiatement toute possibilité de le prononcer [r]. Conclusions Le phénomène de resyllabation, dont nous avons voulu retracer les deux siècles et demi d’histoire dans les œuvres offrant des explications de prononciation du français aux Espagnols, a été consigné dès 1565 dans le vocabulaire édité par Jan _____________ 14 Galmace et Grimarest sont rivaux du fait qu’ils emploient tous les deux au milieu du XVIIIe siècle un système de prononciation figurée systématique. Les Adiciones, que nous avons commentées, sont publiées en 1745, c’est-à-dire deux années avant l’ouvrage de Grimarest, qui a copié l’idée de Galmace, et qui, à la fin de sa grammaire, critique certaines notations de son concurrent (Bruña, 2001 : 63). L’une des critiques porte sur la resyllabation. Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses Vol 29, Núm. 1 (2014) 199-222 217 Marc Viémon Phonétique syntactique et resyllabation dans les grammaires de français... Verwithagen appartenant à la série des Berlaimont. C’était uniquement au contexte d’enchaînement que faisait référence la « dezena regla » grâce au terme « transpone ». Dès cette époque, il existait donc une conscience de l’existence de ce trait phonétique du français, même s’il n’était pas encore systématisé. Mais malgré ce début prometteur, dans la grande majorité des grammaires et autres manuels publiés aux XVIe et XVIIe siècles, soit le phénomène de redécoupage syllabique a été discrètement évoqué, et en général en des termes obscurs et toujours de façon ponctuelle, soit il a totalement été passé sous silence. Il se produit une nette amélioration au XVIIIe siècle, sans pour autant qu’il y ait unanimité, loin s’en faut. En effet, de nombreux auteurs tels que Torre y Ocón, Courville, Martínez Saavedra et Jovellanos sont encore de ceux qui ne mentionnent la resyllabation ni dans la théorie ni par les exemples. Avec ceux des siècles précédents, ils sont donc neuf auteurs sur vingt-huit, c’est-à-dire pratiquement un tiers d’entre eux, à passer totalement sous silence la resyllabation en français. Cela est d’autant plus surprenant que certains auteurs contemporains ne manquaient pas d’y faire référence. Vayrac, Roca y María et Dacosta, de leur côté, continuent la lignée des mentions sporadiques au phénomène, toujours accompagnées de rarissimes exemples reflétant parfois les explications, certains d’entre eux pouvant s’interpréter comme un effort pédagogique. Quant à Francisco Soldevila, il reste un auteur à part du fait qu’il offrait de bonnes explications théoriques mais aucun exemple qui les reflétât15. Manifestement le contraire de ce que proposaient Chantreau et Laborda : chez eux la théorie était pratiquement absente mais, en revanche, ils mettaient à disposition de l’usager une profusion d’exemples, tous resyllabés, avec ceci de particulier chez Chantreau que les transcriptions démontraient une conscience du syntagme en français, cas unique –si l’on excepte les exemples isolés de Tallés et Grimarest– dans notre corpus. Cette distinction est un détail de qualité supplémentaire parmi des nombreux aspects qui l’ont couronné comme le meilleur auteur de grammaire de français en Espagne de son temps. Mais, en fin de compte, la combinaison théorie-exemples n’est présente que chez très peu de grammairiens. Núñez de Prado, Contaut mais surtout Galmace et Tallés, qui sont les deux seuls à montrer parfaitement la resyllabation dans les trois contextes (liaison, enchaînement et élision), sont ceux qui, dans leurs œuvres, ont expliqué le mieux ce phénomène aux usagers espagnols de l’époque. Grimarest, de son côté, se distingue du fait qu’il critique le transport écrit de la consonne finale, faisant appel aux raisons que nous avons énoncées plus haut. Dans notre corpus, il est le seul à défendre ouvertement cette position. _____________ 15 Mairan offrait, lui aussi, des explications sans exemples resyllabés, mais celles-ci étaient loin d’atteindre la portée théorique générale de Soldevila. 218 Thélème. Revista Complutense de Estudios Franceses Vol 29, Núm. 1 (2014) 199-222 Marc Viémon Phonétique syntactique et resyllabation dans les grammaires de français... Au début de cet article, nous avons évoqué l’importance que revêt pour nous la description du phénomène de resyllabation dans le processus d’apprentissage de la langue française parlée. Il a pourtant été très peu étudié –et jamais de façon systématique– dans le domaine des grammaires et manuels de français pour un public espagnol publiés entre le XVIe et le XVIIIe siècle. Tenter de retracer son histoire au cours de cette période dans un corpus que nous avons voulu exhaustif répond à un désir de combler cette lacune concernant l’histoire de l’enseignement du français en Espagne. À l’époque étudiée, il était d’autant plus essentiel de signaler dans les grammaires ce mécanisme phonétique du français aux apprenants espagnols que l’apprentissage de la prononciation visait la lecture correcte de cette langue. Cependant, nous avons pu constater que, dans la plupart des cas, les explications étaient loin d’être satisfaisantes. De nos jours, il ne nous semble pas moins indispensable d’expliquer clairement et avec insistance le redécoupage syllabique du français en chaîne parlée pour les raisons que nous avons évoquées dans notre introduction. C’est pourquoi nous espérons, dans un travail futur, pouvoir étudier la fréquence d’explication de ce phénomène dans les grammaires et manuels de français publiés aux XIXe et XXe siècles, mais surtout l’importance et la place données à celui-ci au sein de ces œuvres, et ainsi effectuer une comparaison avec les résultats exposés ici. REFERENCES BIBLIOGRAPHIQUES Corpus Berlaimont, N. de, (1565) Dictionnaire, Colloques, ou Dialogues en Quatre Langues, Flamen, François, Espaignol, & Italien. Anvers, Jan Verwithagen. Billet, P.-P., (1673) Gramatica Francesa, dividida en dos partes [...]. Sarragosse, s. n. Chantreau, P.-N., (1797) [1781] Arte de hablar bien francés o Gramática completa dividida en tres partes. Madrid, Antonio de Sancha. Corro, A. Del, (1586) Reglas gramaticales para aprender la lengua española y francesa, confiriendo la una con la otra, según el orden de las partes de la oración latinas. Oxford, Joseph Barnes. 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