Chapitre I Emil Gallo et Ladislaw Bielik, le 21 août 1968 Le 17 août

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Chapitre I Emil Gallo et Ladislaw Bielik, le 21 août 1968 Le 17 août
Chapitre I
Emil Gallo et Ladislaw Bielik, le 21 août 1968
Le 17 août 1968, deux collègues du journal Smena, la journaliste Alica
Mala et le photojournaliste Ladislav Bielik se marient dans la célèbre
Eglise Bleue de Bratislava, à trois minutes de la Place Safarikovo, où
s’arrêteront quelques jours plus tard les chars du Pacte de Varsovie1.
Le destin de ces jeunes mariés est déjà lié à celui de la Tchécoslovaquie,
mais ils ne savent pas encore que Léonid Brejnev, pendant leur mariage,
réunit le politburo qui vote l’invasion de leur pays.
Le Printemps de Prague2, entre 1963 et 1968, trouve ses origines, en
grande partie dans la particularité de la déstalinisation en
Tchécoslovaquie3. Dans la plupart des pays du bloc soviétique, une relative
libéralisation des régimes et la fin de la terreur stalinienne ont eu lieu en
1956, après la dénonciation de Staline par Khrouchtchev au cours du XXe
Congrès du Parti communiste d’Union soviétique. En Tchécoslovaquie, la
déstalinisation paraît moins rapide. En effet, tandis que les Hongrois et les
Polonais se révoltent en 1956, les Tchécoslovaques semblent suivre leur
1
Les éléments concernant Ladislav Bielik et sa photographie sont décrits à partir de
l’excellent ouvrage Ladislav Bielik¸August 1968, Bratislava : Slovart, 2008, conçu par
Pavel Melus avec un texte d’Eugen Gindl. Cet ouvrage est bilingue slovaque-anglais. Les
extraits utilisés sont traduits par l’auteur.
2
Le parti-pris dans ce texte est bien de conserver ce terme de « Printemps de Prague »,
même si ce chapitre évoque des évènements qui se déroulent à Bratislava, plutôt que
« Printemps de Prague et de Bratislava » ou encore « Printemps tchécoslovaque » utilisé
comme titre de l’ouvrage dirigé par François Fejtö et Jacques Rupnik, Paris : Editions
complexe, 1999 (les trois expressions étant d’ailleurs utilisées dans cet ouvrage collectif).
L’expression est utilisée dès 1963 par Roger Garaudy qui assiste au IIIe Congrès des
Ecrivains à Prague et constate le début de l'opposition des intellectuels tchécoslovaques au
régime. De retour à Paris, Roger Garaudy publie un article dans Les Lettres françaises :
« Kafka et le printemps de Prague ». Pour ce membre du Parti communiste français, il ne
s’agit pas de constater une opposition à la tutelle soviétique mais bien de relater une
expérience de réforme du régime. Ce Printemps de Prague est donc un processus qui aura
duré cinq années, et non un évènement limité dans le temps, d’où la difficulté à comparer
avec mai 68 en France.
3
Le chapitre suivant resitue ces évènements dans la totalité de la période 1968-1989.
Président qui veut faire du pays « le premier Etat socialiste après l'URSS »4. La
crise économique de 1962 remet en cause à la fois l’adhésion populaire et
la cohésion de la nomenklatura. De plus en plus de fonctionnaires estiment
alors que des réformes sont nécessaires. Les écrivains, journalistes et
économistes, tous, bien évidemment, communistes, s’engagent dans une
opposition au régime et sont soutenus tacitement par des dirigeants
réformistes. Ils revendiquent de nouvelles libertés politiques et proposent
des réformes économiques. Les dirigeants conservateurs ne peuvent alors
se permettre d’avoir recours à la répression, du fait de la situation
intérieure et de l’opinion internationale et commencent alors une série de
réformes qui, en fait, les affaiblissent entre 1963 et 1968. Progressivement,
une libéralisation politique s’installe et une majorité de réformateurs se
dégage progressivement à l’intérieur du Comité Central du Parti
communiste.
Les critiques deviennent de plus en plus virulentes. Les écrivains, lors
de leur congrès de 1967, s’opposent ouvertement à la politique totalitaire,
au modèle stalinien du socialisme mais aussi au bureaucratisme culturel et
à l’absence de liberté d’expression. Fin octobre 1967, après la répression
policière d’une manifestation d’étudiants qui revendiquaient de meilleures
conditions de logements à Prague, le Comité Central met en place une
commission devant soumettre dans les deux semaines une proposition de
résolution de la crise. La chef du Parti, Antonin Novotny, tente alors un
coup de force militaire mais est lui-même empêché par les cadres du parti
au sein de l’armée. Le Comité Central, lors de sa session plénière des 3 au
5 janvier, remplace Antonin Novotny par Alexander Dubcek5. Il s’agit
d’un choix de compromis car Dubcek ne fait pas partie des réformateurs
les plus radicaux. Les réformes continuent, la censure est supprimée le 5
mars 1968, de nouveaux partis politiques commencent à apparaître et des
comités de défense de la liberté de la presse sont créés à travers le pays.
C’est bien un nouvel espace public qui s’organise, la politique, les débats
investissent tous les lieux de socialisation, les universités, les usines, les
administrations, la rue. Après la démission du Président de la République
4
Fort du supposé soutien populaire, Antonin Novotny cumulera à partir de 1957 la
direction du Parti et la présidence de l'Etat.
5
Alexander Dubcek, premier Slovaque à accéder à la plus haute fonction du Parti
communiste, avait, les 30 et 31 octobre 1967, suggéré en session plénière du Comité
Central un « nouveau concept pour le travail du parti », il demandait une démocratisation
des relations à l’intérieur du parti, dont il critiquait « le conservatisme et le sectarisme » et
la préparation d’un nouveau programme. Les conservateurs l’accusèrent alors de
« nationalisme slovaque ». Cf. Slovak History, chronology and lexicon, Bratislava :
Slovenské Pedagogické, 2002, pp. 156-161 et Elena Mannova (dir.), A Concise History of
Slovakia, Bratislava : Institut d’Histoire de l’Académie des Sciences, 2000, pp. 286-291.
ont lieu, pour la première fois, des élections à bulletin secret avec plusieurs
candidats. Ludvik Svoboda est élu le 30 mars 1968.
Alors que les travailleurs étaient auparavant assez réservés par rapport
au mouvement d’opposition de l’intelligentsia communiste, la nouvelle
direction parvient à les convaincre de se mobiliser pour réussir les
réformes économiques. Des conseils d’employés sont élus au sein des
entreprises pour contrôler les directions, les plans de production et même la
politique salariale. Les grèves deviennent légales et un système
d’assurance-chômage est mis en place. Il s’agit ainsi d’une véritable
démocratisation de la société toute entière et le gouvernement dispose
réellement d’un large soutien populaire6.
Le Programme d’action prévu est publié en avril 1968 et écarte le Parti
communiste de la gestion du pays, ce que Dubcek justifie par la
dénonciation des abus de pouvoir, de la répression des droits civils et des
libertés démocratiques, et par la critique des méthodes utilisées. Le
Programme prévoit une organisation fédérative de l'Etat, réglant ainsi à la
fois les rapports entre les Tchèques et les Slovaques mais aussi ceux avec
les minorités. Au sein des entreprises, la grève est vite devenue le moyen
d’action privilégiée pour hâter la mise en place des réformes promises.
Néanmoins, aucune velléité d’installation d’un régime capitaliste ou de
rupture avec l’idéal socialiste ne s’impose à cette époque. L’entreprise
socialiste, affranchie de la tutelle de l’Etat, est au centre du projet d’un
« socialisme à visage humain » participatif, associant le socialisme et la
liberté.
L'appel « Deux mille mots »7, publié le 27 juin à l’initiative de l'écrivain
Ludvik Vaculik, invite les citoyens à soutenir les réformes et à résister
civiquement aux conservateurs dont beaucoup d’intellectuels et de
politiques craignent une réaction. Les adversaires du Printemps de Prague
qualifieront cet appel d’incitation à la guerre civile.
Les démocraties populaires voisines prennent peur de la tournure des
évènements et d’un possible effet boule de neige. Ce modèle de socialisme
à visage humain prôné désormais par les Tchécoslovaques terrifie les
gouvernements des autres pays du Pacte de Varsovie qui demande à
Dubcek, le 15 juillet 1968, de combattre dans son pays les « forces
antisocialistes » et de rétablir la censure8. Dubcek ne cède pas, il est
probable qu’il attend alors la tenue du prochain Congrès du Parti
6
Jusqu’à nos jours, la notoriété d’Alexander Dubcek est toujours aussi grande.
« Deux mille mots qui s’adressent aux ouvriers, aux agriculteurs, aux fonctionnaires,
aux savants, aux artistes, à tous », manifeste paru dans la Gazette littéraire (Literárni
noviny) et dans trois quotidiens nationaux.
8
Le Roumain Ceausescu ne prend pas part à cette démarche.
7
communiste tchécoslovaque, prévu en septembre 1968 et qui doit entériner
la ligne politique et la transformation démocratique.
La chronologie des événements s’accélère alors. Le 18 août, Léonid
Brejnev informe par téléphone le Président des USA Lyndon Johnson de
l’occupation, trois jours plus tard, de la Tchécoslovaquie par les troupes du
Pacte de Varsovie. Johnson considère que les accords de Yalta et de
Potsdam sont respectés et garde le silence9.
Le 20 août, un peu avant minuit, le Ministre de la défense
tchécoslovaque, Martin Dzur, appelle Dubcek et lui annonce que les
troupes de cinq pays du bloc soviétique ont franchi la frontière10. Ludvik
Svoboda, quelques minutes plus tard, donne l’ordre au ministre de ne pas
résister, de ne pas répondre par les armes. Le Comité Central, réuni en
urgence, adopte une proclamation diffusée à la Radio tchécoslovaque.
L’invasion est déclarée contraire au droit international et commise à l'insu
des dirigeants tchécoslovaques. Les dirigeants appellent les citoyens à
garder le calme et à ne pas opposer de résistance. Pendant toute la nuit, des
avions militaires vrombissent dans ciel de Tchécoslovaquie. Le siège du
Comité Central est investi à quatre heures du matin par les soldats et les
membres du parti, du gouvernement et du parlement y sont retenus en
attendant leur transfert à Moscou.
Les troupes arrivent à Bratislava le 21 août. Certaines ont traversé tout
le pays, d’Est en Ouest, écrasant parfois des voitures. Les slovaques et les
tchèques sont autant surpris que les soldats du Pacte qui souvent ne savent
pas où ils sont11. Certains pensent arriver en Allemagne. Dans de
nombreuses villes, les habitants réagissent spontanément, comprenant bien
plus vite que les soldats ce qui se passe. Ainsi, à Poprad, ville à deux cents
kilomètres de la frontière ukrainienne, les habitants dressent des barricades
devant les chars russes, les soldats tirent en l’air pour disperser la foule.
Désormais, une plaque commémorative, au centre ville, rappelle que Jozef
Bonk est tué par une de ces balles, alors qu’il traverse la rue.
La Radio poursuit ses appels au calme et invite les citoyens à discuter
avec les soldats étrangers. Les soldats sont souvent excédés par ces
9
Bien évidemment, il joindra sa protestation à celle des autres démocraties occidentales
après l’intervention soviétique.
10
Une heure avant minuit, le 20 août 1968, les unités militaires de 5 pays du pacte de
Varsovie, l'URSS, la Pologne, la Bulgarie, la RDA et la Hongrie atterrissent à l'aéroport
de Prague-Ruzyne ou traversent les frontières, notamment entre l’Ukraine et la Slovaquie,
au total, un demi- million de soldats ; sept mille tanks et une centaine d’avions.
11
Le nombre total de victimes de l’occupation est estimé entre 82 et 200 selon les auteurs.
Le deuxième chiffre prenant en compte de nombreuses victimes suit à un accident de char,
les manœuvres étant souvent très difficile dans le contexte des petites villes du pays.
habitants qui demandent des explications, alors qu’ils ne savent souvent
même pas où aller car les inscriptions ont été enlevées pour rendre
l'orientation de l'occupant plus difficile. De plus, en Slovaquie notamment,
de nombreux soldats sont originaires d’Extrême-Orient et ne parlent pas
russe. A Prague, à 9 heures du matin, la Radio est occupée par les soldats
qui arrêtent les émissions. En mesure de protection de la sécurité des
citoyens, le couvre-feu est décrété entre 22 heures et 5 heures du matin, les
rassemblements sont interdits et la censure est rétablie.
Ladislav Bielik tente de calmer son épouse et lui dit « Ne t’en fais pas,
tout cela va nous rendre célèbre … Tout le Pacte de Varsovie est venu nous
féliciter pour notre mariage »12. Son appareil photo qu’il utilisait pour
fabriquer les souvenirs de leur mariage devient alors l’outil d’un reportage
non prémédité et, parmi les 187 photos prises par le photographe, une
d’entre elle fige le plombier Emil Gallo bravant soldats et chars en offrant
sa poitrine dénudé dans un cri, sur la place Safarikovo de Bratislava, non
loin du pont en fer qui traverse le Danube, en face des bâtiments de la
faculté des lettres (à droite) et de la faculté de droit (à gauche) de
l’Université Comenius.
Cette photo fera le tour du monde occidental, des centaines de
magazines et de journaux la publieront jusqu’à nos jours. Elle est installée
dans de nombreuses publications au Panthéon des « 100 photos » de
l’histoire du XXe siècle13 ou encore fait partie des photos « qui changèrent
le monde » : cette photo est devenue l’évènement, elle le représente, le
résume, le signifie. Son sens s’inscrit dans une construction historique.
« Icône de l’époque »14, elle est donc plus qu’un simple symbole du
Printemps de Prague, de la révolte des tchécoslovaques coupables d’avoir
défier la ligne politique soviétique en adhérant à un projet de libéralisation
des esprits. Pourtant, ironie de cette histoire, les circonstances et les
protagonistes de cette photographie seront ignorés du public jusqu’au
rétablissement, par voie judiciaire, des droits légitimes des ayants-droits
sur le cliché.
12
Cf. Ladislav Bielik, August 1968, p. 5.
Idem, pp. 47-57. Sont cités notamment les ouvrages : Peter Stepan, Photos that
Changed the World. The 20th Century, Munich, London, New York : Pester Verlag, 2000
; Robert Sullivan, 100 Photographs that Changed the World, New York : Life Books,
Time Inc., 2003 où elle apparaît en vis-à-vis de la photo du char stoppé par un homme sur
la place Tiananmen en 1989.
14
Expression dans Ladislav Bielik, August 1968, p. 52.
13
Désormais les 187 photos que Ladislav Bielik prendra dans les rues de
Bratislava sont connues et ont fait l’objet de nombreuses expositions15.
Leur intérêt est évident : elles décrivent l’occupation dans son quotidien.
Dans les rues des hommes et des femmes tentent de discuter avec les
soldats, s’accrochent aux véhicules militaires, montent sur les chars,
forment des groupes denses pour entraver la circulation, dessinent des
croix gammées sur les blindés ou sur le sol. Sur une photo, un homme
retient un autre qui saisit une barre de fer pour réagir, sur une autre,
Dominik Tatarka16 se joint à un groupe d’intellectuel pour protester
publiquement sur une stèle pour donner aux gens terrorisés « courage et
espoir »17. Des manifestants défilent avec des banderoles et un officier
russe brandit son révolver en vociférant l’ordre de fermer les volets des
fenêtres. Les visages sont graves mais pas fermés, des bras sont croisés,
des attitudes sont résolues, sans peur et avec détermination.
Ladislav Bielik saisit un jeune homme qui enlève une plaque de rue, des
autres qui peignent « Ivan, à la maison » ou « Vive Dubcek » sur le sol ou
sur les murs. Un groupe retourne un petit blindé. Un soldat russe, assis
dans un camion militaire, s’accoude à la rambarde et regarde le
photographe. On voudrait lui faire se demander ce qui se passe. Partout,
sur les images, la surprise, le dépit, la colère, l’indignation mais aussi, bien
sûr, l’inquiétude. Dans quelques clichés, des manifestants se détachent de
nuages de fumées blanches provoquées par des tirs dissuasifs. Sur une
photo, enfin, quatre enfants fond une ronde devant trois soldats russes
juchés sur un char et dont les regards se portent ailleurs. La tonalité
générale n’est pas violente : les blindés sont souvent noyés dans des
groupes d’hommes, principalement, immobilisés dans une attente inutile.
Tous ces hommes et ces femmes semblent vouloir nous exprimer leur
incompréhension, pourquoi alors tout allait mieux dans le pays ?
La photo « l’homme à la poitrine nue devant le char de l’occupant » est
la rencontre entre deux anonymes. Le plombier Emil Gallo a 44 ans, il a
quatre enfants et a perdu son épouse depuis cinq ans quand il passe place
Safarikovo, le 21 août 1968, peut-être pour traverser le pont sur le Danube,
au milieu des chars. Il a alors ce geste terrible. Après la reprise en main du
régime, il gardera le silence sur cet acte, jusqu’à sa mort18.
15
Cf. le catalogue d’une de ces expositions, Mostra fotografica in Sala d’Ercole, qui a eu
lieu
à
Bologne
en
septembre
2008
sur
www.slovakiatravels.com/download/AUGUST68_mostra.pdf
16
Dominik Tatarka (1913 - 1989) est un écrivain slovaque célèbre. Cf. Peter Brabenec
(dir.) Dominik Tatarka, un écrivain en dissidence, Paris : L’Harmattan, 2006.
17
Ladislav Bielik, August 1968, p. 22.
18
Il se suicide en 1971.
Anonyme également, Ladislav Bielik qui ne dévoilera pas non plus qu’il
est l’auteur de cette célèbre photo durant toute sa vie. Photojournaliste
sportif, il sera victime de la normalisation après 1975, perdra son travail et
deviendra photographe indépendant. Il décède en 1984 lors d’un rallye
automobile à Budapest. Il cache les négatifs de ses photos de l’occupation
militaire pour les soustraire à toute recherche mais a néanmoins la
possibilité de publier la photographie recadrée à la une du journal où il
travaille alors, Smena19, sur le titre « notre jeunesse pour Dubcek ».
Photographie de Ladislav Bielik avec indications des deux recadrages
les plus utilisés entre 1968 et 1989
Dans cette édition spéciale de quatre pages datée du 22 août et
évidemment consacrée aux événements, sont insérées quatre autres
photos de sa série : un petit véhicule militaire retournée, sans aucun
personnage autour, un officier russe menaçant de son arme de point du
haut de la tourelle d’un char, une foule entourant des blindés, photo prise
19
Les soviétiques voulaient stopper l’activité des journaux comme des radios et ont
cherché les bureaux de Smena. Sans savoir que la rédaction était près de la place
Safarikovo, un char a menacé les fenêtres des bureaux et un officier russe ordonne avec
son arme de fermer les volets (Ladislav Bielik le prendra en photo). Les soldats ensuite
sont orientés vers une fausse adresse par des passants et la rédaction du journal a quelques
heures pour fabriquer une édition spéciale (Ladislav Bielik, August 1968, p. 27).
d’une fenêtre haute d’un immeuble et une situation confuse avec un
arrière-plan enfumé et une dizaine de personnes qui courent ou marchent
vite devant un char. Le journal reproduit en bonne place les déclarations au
calme du gouvernement et du parlement et prône la non-violence, la
discipline et la dignité20. Les réactions roumaines sont largement
commentées et le journal demande le soutien de la population pour obtenir
la fin de l’occupation et le retour à une situation normale.
Ce journal est largement diffusé à Bratislava et un étudiant allemand,
venue rendre visite à sa fiancée slovaque, étudiante en droit, le ramènera à
Munich et le communiquera aux agences de presse. A partir de ce moment,
la photographie commence une histoire sans son auteur ni son acteur
principal et devient un témoignage visuel majeur du Printemps de Prague.
Pourtant, ce n’est pas vraiment la photo originale de Ladislav Bielik qui
aura ce succès mais le recadrage reproduit à partir de l’édition Smena et
qui est indiqué sur la photo ci-dessus (cadre blanc le plus grand)21. Un
rapide commentaire sur les différences de perception (de réception) entre la
photo originale et ce recadrage permet de mieux comprendre la triple
mystification d’usage de cette image, sur le lieu, sur le cri et sur le
personnage central.
Le lieu : la scène se déroule bien évidemment à Bratislava et non à
Prague. En dehors de Spiegel dans son édition d’août 1968, tous les autres
journaux se tromperont sur la localisation de la photo, y compris, d’ailleurs
dans le même journal Spiegel par la suite ! La confusion trouve bien
évidemment son origine dans la légende de l’agence DPA pour le
document de distribution de la photo qui indique Prague. Bien
évidemment, des personnes connaissant Bratislava, en Europe de l’Ouest,
(et peut-être d’autres se demandant où la scène aurait pu être prise à
Prague) auraient pu reconnaître, derrière Emil Gallo, l’entrée de la faculté
de droit, mais ces lecteurs n’ont jamais rétabli la vérité et la photographie
poursuit encore cette mystification puisque même encore récemment, des
publications indiquent Prague !22
20
Cf. Ladislav Bielik, August 1968, cette édition est reproduite en page 33.
La famille de Ladislav Bielik retrouve après la mort du photographe une valise
contenant les négatifs et décide de faire valoir les droits d’auteur. Les procédures vont
durer plusieurs années jusqu’en 1989, la cour reconnaît alors, en comparant le négatif
original et le cadrage de la photo reproduite à partir du journal, le bienfondé de la
demande. Désormais, les droits des photographies de Ladislav Bielik sont gérés par une
fondation qui nous a autorisé à reproduire le cliché.
22
Comme, par exemple, Stefan Aust, Joachim Preuss, Deutschland im Spiegel, Band II,
Die entstaubte Republik, 1960-1969, Hambourg : Spiegel-Verlag Rudolf Augstein GMBH
& Co, 2005, pp. 370-371.
21
Le cri : Emil Gallo, qu’on peut supposer enclin à la dépression, par
rapport à sa vie familiale, semble bien s’adresser au char quand on regarde
les recadrages utilisés par les publications qui ne conservent de l’image
que le personnage central et le canon. Mais l’examen de l’image entière
permet de comparer la direction des regards des quatre personnes à droite
de l’écran, du personnage debout sur un élément derrière le char et dont la
tête dépasse du canon, des hommes au quatrième plan, derrière les
véhicules et, enfin, de l’homme dont on ne voit que la tête, entre le char et
une citerne, semble-t-il, à gauche de l’image. Tous ces hommes regardent
dans la même direction qu’Emil Gallo en écoutant certainement le message
de ce dernier. Mais ce n’est pas vers le canon du char au premier plan que
les regards sont dirigés mais, peut-être, vers un ou plusieurs interlocuteurs,
des soldats très certainement, qui sont sur un deuxième plan, à gauche, par
exemple l’équipage du char auquel Emil Gallo adresse sa provocation.
Ce recadrage ôte une grande partie de la signification de l’ensemble des
photos de Ladislav Bielik : les slovaques ne s’adressent pas aux blindés ou
aux chars mais toujours aux militaires, ils tentent de dialoguer et peuvent le
faire car les soldats sont visibles, ils ne restent pas enfermés dans les chars.
Aucun des personnages de l’image, apparemment tous des slovaques, ne
regarde Emil Gallo mais sa cible, ils participent ainsi à la démonstration,
au défi, semble attendre la suite des événements dont ils semblent curieux,
certains paraissent esquisser un sourire. Cette occupation de Bratislava
serait donc moins tragique que le symbole nous le suggérait, ce qui nous
arrangeait bien, pourtant ? Si l’anonyme ne s’adresse plus à l’engin de
mort mais provoque un soldat ou un officier à tirer sur sa poitrine, par
exemple, le registre n’est plus le même, la révolte s’adresse alors à un
homme et non plus à une machine de guerre.
Troisième mystification : les publications qui ont utilisé la photographie
recadrée ont souvent difficilement accepté l’anonymat du personnage
central, Emil Gallo. Diverses interprétations ont été ainsi proposées aux
lecteurs. Le plombier du service des eaux de la ville, qui revenait très
certainement de son travail et découvrait les chars en centre ville. Il porte
en effet son vêtement de travail, à rayure, sur lequel il a enfilé une veste
car il ne semble pas faire très chaud, ce 21 août, au vue du nombre de
personnages portant un pull sur les différentes photos. C’est ce vêtement
qui sera la source des interprétations des différents journaux. Cet homme
de 44 ans aux traits déjà marqués devient un prisonnier, un « jeune » en
pyjama (les journaux reprennent ainsi le titre de l’article original de Smena
sur lequel la photographie avait été publiée)., un travailleur en uniforme de
camp de concentration (l’avait-il gardé en souvenir ?). Dans certains cas, la
photo est retouchée pour mieux coller avec la légende. Le New York Times
le fait même mourir après son geste, dans l’édition du 23 août 196823. Mais
Emil Gallo est un travailleur ordinaire, en vêtement de travail usé. Les
journaux s’efforcent d’interpréter ou de falsifier son apparence pour
renforcer le tragique de la situation. Prisonnier ou ancien déporté, il défie
donc, seul, le char. L’homme n’a plus ainsi rien à perdre. Et même, il peut
convenir de le faire mourir comme prolongement logique de son héroïsme
désespéré. L’autre variante est de le rendre jeune, tellement pressé de
s’opposer à l’envahisseur qu’il descend sur la place en pyjama.
Cette photo passionnante illustre bien la problématique des usages de la
photographie tout en résumant, dans sa version originale et avec la levée de
l’anonymat de ces deux auteurs dont le destin se croise devant les chars,
l’ambiance de cette journée du 21 août 1968 et de l’occupation.
Une occupation qui sera en fait un échec politique car parmi les
fonctionnaires comme parmi la population il sera impossible de trouver
une minorité souhaitant revenir sur les réformes. Dubcek est ramené
d’URSS et réinstallé dans ses fonctions mais le Parti communiste est
démantelé ensuite et un tiers de ses membres est exclu24 Un tiers du Parti
La normalisation commence et durera longtemps car il faut du temps pour
expurger le parti, enlever leur emploi aux intellectuels et barrer l’accès aux
études supérieurs à leurs enfants. Plus de 350 000 personnes sont ainsi
licenciés ou reclassés et plus de 300 000 personnes, non communistes, sont
exclues de la vie publique. Une résistance se poursuit pourtant durant
quelques années, pour contester les concessions faîtes par Alexander
Dubcek puis de son successeur, Gustav Husak, qui licencie des milliers de
syndicalistes et tente, en améliorant l’approvisionnement des magasins,
d’affaiblir la contestation populaire.
Quelques années après la fin du printemps de Prague, l'hiver retombe
sur le pays et les débats publics cessent, la contestation ne reprend un peu
espoir qu’avec la Charte 77, chez les intellectuels. Mais la société semble
atone. L’arrivée au pouvoir de Gorbatchev, en 1985, ne semble pas susciter
une mobilisation réformatrice. Après un printemps de Moscou de 1989 et
la chute du mur de Berlin, le bloc soviétique se désagrège et les chars
russes reviennent occuper, le 19 août 1991, Moscou cette fois, enlevant
définitivement les chances à un avenir d’être, un jour, radieux et au
socialisme de prendre un visage humain.
Gilles ROUET
23
24
Informations compilées dans Ladislav Bielik, August 1968, pp. 40-43.
Selon les auteurs, de 350 à 500 000 personnes.