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Contre le théâtre: Rousseau procureur
Par Robert Abirached
Le théâtre triomphe partout en Europe d’un bout à l’autre du XVIIIe siècle. Il est au centre de
la société, dont il symbolise l’art de vivre, le goût raffiné des échanges et des débats, le sens
du jeu, l’agilité de la parole. Des troupes italiennes et françaises voyagent sans relâche sous la
conduite d’impresarios industrieux et s’établissent souvent à la cour d’un duc ou d’un
margrave.
La Comédie-Française et l’Académie royale de musique, qui détiennent le monopole du
théâtre parlé et du lyrique, sous-traitent à qui mieux leur privilège, tant elles sont sollicitées.
Des polémiques surgissent de tous côtés, dans les gazettes, dans les salons, dans les
correspondances adressées de Paris aux capitales étrangères. On dispute sur la tragédie –
quelles solutions pour l’inscrire dans le siècle ?, sur la comédie et ses formes – n’y aurait-il
pas lieu d’introduire un genre intermédiaire entre le comique et le tragique ?, sur l’opéra où
les partisans de dramaturgies opposées se déchirent. On s’intéresse aussi au rôle du théâtre
dans l’éducation des enfants et des adolescents, puis voici qu’après la comédie larmoyante,
s’annoncent dans les années cinquante du siècle le drame bourgeois et la tragédie
domestique. Et encore : acteurs et actrices tiennent le haut du pavé, qui retentit du bruit de
leurs frasques et de leurs querelles, sous l’œil indulgent de leurs protecteurs. Ils écrivent
volontiers leurs mémoires et ils sont à la source de nombre d’événements mondains. Les plus
sérieux des comédiens font la théorie de leur art, s’interrogent sur leur capacité à trouver un
juste équilibre entre la sensibilité et la technique, réclament bientôt un statut de citoyen à
part entière face aux tracasseries de la police et à l’ostracisme dont les frappe l’Église. Il n’est
pas sans intérêt de souligner que ces contradictions sont au plus vif au tournant du siècle,
entre 1750 et 1760, c’est-à-dire au moment même où d’Alembert publie dans l’Encyclopédie
son article « Genève » et où il l’envoie à Rousseau comme pour solliciter son avis sur un sujet
qu’il sait brûlant pour son correspondant. On comprend en effet au bout de quelques pages,
qu’il s’agit de plaider pour l’établissement d’un théâtre dans la cité de Calvin. Or Rousseau
traverse dans sa vie des épreuves difficiles : ses relations avec sa ville natale se compliquent
tous les jours davantage et son amitié avec Diderot, qui fut d’emblée passionnelle et
excessive, est en train de se disjoindre, pour des raisons où les arguments intimes se mêlent
indistinctement à la discussion sur les principes fondamentaux de la pensée. Ils se voient de
loin en loin, mais le Philosophe éprouve le besoin significatif, en 1758, de rédiger une « note
sur la discussion entre Diderot et Jean-Jacques Rousseau ».
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Site Présence de la littérature - Dossier Rousseau © SCÉRÉN-CNDP, 2006.
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À noter que c’est la même année qu’il a publié le Père de famille, après le Fils naturel, et que
sa théorie dramatique se trouve constituée pour l’essentiel aux antipodes des idées de
Rousseau sur le théâtre, qui se cherchent encore au gré des enthousiasmes et des
circonstances. À tort ou à raison, Jean-Jacques est frappé par la convergence des initiatives
prises par les Encyclopédistes et leurs alliés : installation de Voltaire en 1955 aux « Délices »,
où il fait jouer Zaïre dans son théâtre privé, consultation des Pasteurs par d’Alembert sur le
même sujet – ce qui ne l’empêche pas de revenir à la charge en 1757, en publiant son article
sur Genève, à quoi répond le Consistoire par l’interdiction du théâtre sur le territoire de la
ville. Parallèlement, et dès 1759, les Encyclopédistes font face à la condamnation de leur
ouvrage par le Parlement, qui précède de quelques semaines la révocation de leur privilège.
Les calomniateurs et les adversaires idéologiques font chorus et englobent Rousseau dans
une polémique si violente qu’elle est restée célèbre dans l’histoire littéraire. Mais il ne faut
pas s’y tromper : sous les dehors feutrés de la querelle (Rousseau a la courtoisie de soumettre
sa Lettre à d’Alembert avant sa publication), le champ de bataille s’est déplacé. Pour JeanJacques, il ne fait pas de doute que ses vrais ennemis sont désormais les Encyclopédistes et
les Philosophes. Leur tort inexpiable, c’est d’avoir cherché et de chercher encore à conquérir
la ville même qui symbolise la liberté en Europe, en usant de la ruse classique du cheval de
Troie : faire entrer le théâtre dans la cité de Calvin, c’est la prendre au piège, la défigurer et,
par un processus aussi insidieux qu’irréversible, organiser sa ruine. Aussi Jean-Jacques
construit-il sa riposte en la concentrant sur le théâtre et les spectacles : il en est assez fin
connaisseur pour choisir les armes les plus aptes à atteindre sa cible et assez profondément
en colère pour trouver d’emblée le vibrato exact à donner à son discours.
Le théâtre est-il utile ?
Le prestige du théâtre à l’âge classique ne tient pas seulement à sa perfection formelle ou à
son pouvoir de divertir les hommes : il est considéré comme utile, sinon nécessaire, à la vie
des hommes en société, depuis son acte de naissance en Grèce. Qu’il mette en représentation
les grands mythes fondateurs de l’Europe, qu’il imite la vie quotidienne à la ville ou qu’il
porte sur la scène les grands intérêts de l’État, il permet de libérer l’homme de ses angoisses
ou, par un mouvement inverse, de redresser ses travers par le rire : il n’y a, dans tout cela,
rien que de fort connu et de généralement admis en ce qui concerne les pouvoirs de la
théâtralité, qui procède par agrandissement ou par dérision, mais c’est toujours pour
conduire les spectateurs du jeu à une image recomposée de la société ou à une lecture
inattendue des passions, du destin et des lois. C’est peu de dire que Rousseau récuse une telle
vision du théâtre. Il connaît intimement le répertoire, et il ne met rien au-dessus des œuvres
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du classicisme français, mais il est de plus en plus persuadé que l’efficacité du théâtre est de
pure rhétorique et, qu’avant de se pencher sur les œuvres, il faut s’interroger sur le bienfondé de l’acte même de la représentation et sur la validité des images qu’elle produit. Ce qui
doit inquiéter, d’abord, c’est le fonctionnement même du théâtre dans la société : son
influence sur la vie collective, son impact économique, son rapport avec les mœurs du peuple.
La question de l’utilité dérive des conditions socio-économiques de l’activité théâtrale. Établir
un théâtre dans une ville, c’est y créer une activité marchande, non rentable par elle-même :
si elle est aidée par les pouvoirs publics, comme c’est inévitable, elle bénéficierait d’une
taxation forcée au détriment des spectateurs, puisqu’il faut bien que l’État prélève ses
dépenses en ponctionnant la richesse nationale, sauf à demander au public de s’appauvrir luimême en accroissant ses débours.
Voilà qui nous renvoie immédiatement à la question de l’égalité et, plus curieusement, à des
considérations de géographie humaine que Jean-Jacques verse impavidement au dossier
pour renforcer sa démonstration. Il est clair pour tout le monde que le théâtre prend souche
dans un milieu urbain : il est une expression, plus importante et plus voyante que d’autres, de
ce qu’on n’appelle pas encore « la culture » d’une ville. Il a pignon sur rue, la plupart du
temps au cœur de la cité, non loin du siège des institutions les plus prestigieuses. Plus il
s’éloigne de la nature, plus il s’engonce dans un carcan social : sensible aux événements du
dehors, soumis à l’influence des parlures, des modes vestimentaires et des idées dominantes
du milieu où il est immergé, il participe en retour à la vie intellectuelle et mondaine. C’est ici,
cependant, que Rousseau introduit une distinction capitale : il veut bien concéder que les
grandes villes ne relèvent pas de la même analyse que les petites. Londres ou Paris peuvent
intégrer facilement toutes sortes de spectacles dans leur activité industrielle et commerciale,
dans l’ouragan perpétuel qui les emporte, sans dommage excessif pour l’identité et l’équilibre
de leurs habitants. Mieux : le divertissement leur est consubstantiellement nécessaire, pour
aménager le temps collectif, pour dériver révoltes et colères, pour remplacer des rituels et des
cérémoniaux qui depuis l’origine du monde ont scandé la vie des peuples. Cette nostalgie des
fêtes et des manifestations communautaires, où chacun devient pour un moment l’acteur
d’une histoire qui le dépasse, dans l’innocence retrouvée, ne quittera jamais Jean-Jacques,
mais il ne s’y attarde pas trop ici, tout à l’ardeur de sa démonstration.
Introduire un théâtre dans une petite ville, en revanche, c’est prendre le risque redoutable de
déséquilibrer son mode de gouvernement, les référents qui fondent sa sociabilité, ses
coutumes familières et jusqu’à l’air qu’elle respire. Un théâtre, dans un pareil cas, serait
démesurément visible dans le tissu urbain. Il susciterait un goût du divertissement que rien
ne viendrait tempérer. Il pousserait les habitants à des dépenses répétées et inutiles, sans
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compter la part de rêve qu’il leur distillerait pour les arracher à leur vie de chaque jour,
placée sous le triple signe du devoir, du travail et du sacrifice. Ce disant, Rousseau se soucie
évidemment de répondre à la question posée par d’Alembert : le moment n’est-il pas venu
d’ouvrir Genève et ses vingt-quatre villages à l’âge d’or qui a métamorphosé l’Europe, fait
d’une sociabilité exquise qui a porté l’art de la conversation et la finesse de l’analyse à des
raffinements extrêmes, et dont l’un des fleurons est sans aucun conteste le théâtre ? En
écrivant sa Lettre, Rousseau veut proclamer avec éclat qu’il défend sa patrie en s’engageant
dans ce combat contre une cohorte brillante et nombreuse, qui se dit à l’avant-garde du
monde moderne. Si l’avenir est à la civilisation du loisir (qui, à vrai dire, n’est pas encore à
l’horizon), Rousseau récuse le prétendu progrès qui emportera pêle-mêle le dynamisme de la
cité, son courage quotidien, l’originalité de son art de vivre. Et que dire de l’invasion de
Genève par une foule de saltimbanques aux mœurs dépravées, qui mêleraient aux habitants
les ombres torturées ou ricanantes dont ils ont la charge ? Ce qu’il faut à des Républiques –
car tout ce débat est, dans le fond, parfaitement politique –, c’est la célébration des « vrais
sentiments de la nature » qui sont immémorialement inscrits dans le cœur des citoyens. En
d’autres mots, plus brutaux, ce qu’il faut au peuple, « ce sont des amusements qui lui fassent
aimer son état », dans le cadre auquel il est habitué (dans la Genève contemporaine, par
exemple, on se mettrait à l’échelon du cercle, du quartier, du régiment).
Le plaisir théâtral malgré tout
« Qu’est-ce que le talent du comédien ? L’art de se contrefaire, de revêtir un autre caractère
que le sien, de paraître différent de ce qu’on est, de se passionner de sang-froid […] et
d’oublier enfin sa propre place à force de prendre celle d’autrui » : le mensonge pratiqué
comme une méthode de connaissance de la vérité ne devient inacceptable aux yeux de
Rousseau qu’à partir du moment où le comédien en fait un métier « pour lequel il se donne
en représentation pour de l’argent ». Le théâtre est un monde à part qui a ses règles, ses
méthodes, son langage, et qui ne saurait pour rien au monde être confondu avec une réalité à
laquelle il se réfèrerait : c’est au moment de la représentation, quand les personnages
prennent corps et figure que l’ambiguïté peut s’établir entre la scène et le monde. Ce décalage
donne sa force au théâtre en tant qu’art, et Rousseau s’est toujours intéressé au discours
théorique qui a été élaboré par le classicisme, mais il ne peut s’en tenir aux schémas
préétablis qui promettent libération et courage retrouvé aux spectateurs des tragédies, et un
redressement des erreurs et des ridicules par la grâce du comique. Il pense en effet que
l’auteur qui demeure prisonnier de ses personnages et qui veut distribuer blâmes et
approbations au baisser du rideau, selon un projet formé d’avance, n’offre guère d’intérêt. Le
public, ici, n’est d’aucun secours non plus, puisqu’il va toujours dans le sens de la routine et
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des idées reçues : il est impensable qu’il fasse un triomphe à une pièce qui va à l’encontre de
ses préjugés, et c’est bien pourquoi il serait vain d’attendre du théâtre l’élaboration d’une
morale à contre-courant et au défi de la collectivité (il est impossible, en effet, d’imaginer un
théâtre qui fuirait systématiquement le succès). C’est pourquoi le plaisir du théâtre est
toujours un plaisir déçu, parce qu’il comble trop facilement l’attente, un plaisir inachevé, qui
ne pourrait devenir productif sans un engagement du spectateur lui-même, à qui reviendrait
la tâche d’achever le processus de la représentation. Rousseau ne s’aventure pas, au-delà du
raisonnable, à rêver d’une théorie du spectateur mais il en met une en pratique d’une façon
extraordinaire dans la lecture qu’il a fait du Misanthrope. Jean-Jacques intervient
outrageusement à mesure qu’il avance dans le texte, contredisant Alceste, tantôt l’interpellant
et tantôt lui suggérant des pistes, variant à l’extrême l’identification avec le personnage et la
prise de distance. À l’Alceste de Molière, qui retrouve ainsi tout son potentiel de personnage
ouvert à une multitude d’interrogations, de siècle en siècle reprises, répond ainsi celui de
l’acteur qui a eu besoin d’en fixer les contours pour le donner à voir et, surtout, celui du
spectateur, naviguant entre la cour, le peuple et les honnêtes gens, reprenant l’homme aux
rubans à chacun de ses faux pas et dessinant son propre portrait, à son insu peut-être,
d’homme solitaire, amoureux de la nature et de la vérité, bafoué par des adversaires cruels et
trahi dans ses amitiés. Mais, à frôler ainsi ses propres ombres (ce à quoi renvoie en dernier
recours l’alchimie du théâtre), comment ne pas éprouver la fragilité des frontières entre
vérité et mensonge, inconstance et courage, séduction et traîtrise ? Avez-vous remarqué,
cependant, que cet achèvement du théâtre est indépendant du théâtre lui-même, qui ne peut
donner que ce qu’il a, en conformité avec ce que tout un chacun en attend ? Au spectateur de
franchir les lignes, au risque de se perdre, là-bas, plus loin, dans les arcanes de la théâtralité.
En refermant cette Lettre à d’Alembert sur les spectacles, on reste étonné d’une chose : tout
au long de sa démonstration, qui n’est avare ni de mots ni d’idées, Jean-Jacques Rousseau n’a
guère évoqué l’hypothèse de la naissance d’un théâtre nouveau dans une société qui était en
cours de transformation. Il récuse les quelques tentatives auxquelles il veut bien faire allusion
(comme l’essai, dans la comédie, de « rapprocher le ton du théâtre de celui du monde »),
étant entendu une fois pour toutes que le théâtre ne peut rien pour corriger les mœurs. Si
Rousseau avait quelque chose à déplorer, ce serait l’influence croissante prise par les femmes
et l’invasion des scènes par les histoires et les questions d’amour. Le seul théâtre qu’il
imagine pour l’avenir s’appuierait, nous l’avons dit, sur un usage festif de la représentation,
projetée dans un vaste espace, loin de tout professionnalisme et de tout rapport à l’argent. Le
moins qu’on puisse dire, c’est qu’un tel projet, qui suppose une réconciliation générale de la
société avec elle-même et que Rousseau tiendrait volontiers pour la forme suprême d’un
théâtre démocratique, ne pourrait passer outre l’aval d’un pouvoir qui l’intègrerait dans sa
politique culturelle et qui lui ferait payer cher, sans trop tarder, ses premiers faux pas et ses
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prétentions à la transparence. Il y a vraiment des naïvetés ou des rêveries de Rousseau qu’on
doit aujourd’hui aborder avec un peu de circonspection. N’y a-t-il pas bientôt trois siècles que
l’histoire nous apprend à distinguer entre populaire et populiste, tradition et nationalisme,
enthousiasme et appropriation critique du monde ?
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