La pauvreté et l`exclusion sociale en Europe : concepts et politiques
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La pauvreté et l`exclusion sociale en Europe : concepts et politiques
La pauvreté et l’exclusion sociale en Europe : concepts et politiques Gilles Rouet Professeur des universités Université Matej Bel, Banská Bystrica Résumé Les usages de l’expression « exclusion sociale » se sont multipliés à partir de la fin des années 1970, en France en particulier, et plusieurs conceptions se sont succédées : des « exclus » dont il faut repérer les déterminismes aux populations « à risque » pour lesquels il s’agit de prévenir toute exclusion. La sociologie française, en particulier, a renouvelé ce champ, de Robert Castel à Vincent de Gaulejac, remettant souvent en cause l’efficacité et la légitimité même des politiques sociales. Au niveau de l’Union européenne, il s’agit d’inciter les États-membres à développer des politiques d’inclusion sociale, certainement, avec le principe de subsidiarité, au plus près du local, mais la tendance doit se poursuivre et il faut rompre avec l’exclusion sociale considérée individuellement avec des réponses presque toujours seulement économique. Il s’agit d’intégrer un devoir de solidarité active dans notre citoyenneté européenne en construction. Abstract Poverty and social exclusion in Europe: Concepts and Policies The uses of the term “social exclusion” has been increasing from the late 1970s, particularly in France, and several approaches have followed: the "excluded" that must identify the determinants for people at risk for whom it is to prevent exclusion. French sociology, in particular, has renewed this field, Robert Castel Vincent Gaulejac, often calling into question the effectiveness and legitimacy of social policy. Across the EU, it is encouraging member states to develop social inclusion policies, certainly, with the principle of subsidiarity, as close to the local, but the trend must continue and must break with social exclusion considered individually with answers almost always purely economic. It is about integrating a duty of solidarity in our active European citizenship under construction. Mots-clés : Exclusion sociale, inclusion sociale, politique sociale, politique européenne 1 La pauvreté et l’exclusion sociale en Europe : concepts et politiques Gilles Rouet Professeur des universités Université Matej Bel, Banská Bystrica L’« exclusion sociale » et ses usages Le terme « exclusion sociale » est apparu en France dans les années 1970, dans le cadre d’un important débat et d’une évolution de l’action politique concernant les problématiques d’intégration sociale et de solidarité, dans un contexte général d’amélioration des conditions de vie et d’évolution des besoins. René Lenoir1, secrétaire d'État à l’action sociale n’utilise pas cette expression dans son livre « Les exclus »2 qui décrit une « autre France »3, celle des personnes inadaptées : « Dire qu’une personne est inadaptée, marginale ou asociale, c’est constater simplement que, dans la société industrialisée et urbanisée de la fin du XXème siècle, cette personne, en raison d’une infirmité physique ou mentale, de son comportement psychologique ou de son absence de formation, est incapable de pourvoir à ses besoins, ou exige des soins constants, ou représente un danger pour autrui, ou se trouve ségrégée soit de son propre fait, soit de celui de la collectivité »4. Ces différentes formes d'inadaptations peuvent être caractérisées par un certain déterminisme, les personnes inadaptées sont ainsi victimisées par rapport, notamment, à leur modèle familial d'origine. L’inadaptation serait alors quasi naturelle : « Il faut se demander si le phénomène de l’inadaptation n’est pas inéluctable dans toute société complexe et si cette « autre France » est réductible. Dans ce cas quel prix faut-il y mettre, quels sont les choix qu’impose une politique tendant à limiter, à défaut de pouvoir éliminer, cette inadaptation »5. René Lenoir développe ainsi une explicitation (plus qu’une théorisation) des inadaptations, en particulier en introduisant l’inadaptation sociale6 et développe alors une politique volontariste pour prévenir et réparer par des mesures spécifiques ces différentes inadaptations, certains évoquerons même une logique de « handicap », social, physique ou mental. Cette conception de l’exclusion rompt alors avec celle développée par Michel Foucault, dans les années 1960-70, qui décrit les processus historiques d’évolution des structures de la société7 et l’exclusion de catégories comme les fous ou les lépreux : ce n'est alors pas la personne, en tant que telle, qui est exclue de par son origine. Remarquons que la pauvreté est 1 René Lenoir, haut fonctionnaire et homme politique centriste, fut Secrétaire d’État à l'action sociale du 8 juin 1974 au 31 mars 1978, dans les gouvernements de Jacques Chirac (1974-76) et de Raymond Barre, sous la Présidence de Valéry Giscard D’Estaing. Il a tenté de sensibiliser les milieux politiques et l’opinion publique aux problèmes des « exclus » de la société et a fait voter en 1975 une loi d’orientation en faveur des personnes handicapées (1975). 2 René LENOIR, Les exclus - Un Français sur dix, Éditions du Seuil, collection Points Actuels, Paris, 1974. 3 René Lenoir avait d’ailleurs proposé comme titre « L’autre France » et c’est l’éditeur qui a imposé « Les exclus ». C’est à tort, du point de vue de l’auteur, que beaucoup d’auteurs anglo-saxons attribuent à René Lenoir une paternité de l’expression « exclusion sociale ». 4 René LENOIR, Idem, p. 9. 5 Id. pp. 7-8. 6 La participation à la vie locale étant un des remèdes à cette inadaptation, cf. pp. 70-75. 7 Cf. Michel FOUCAULT, Histoire de la folie à l'âge classique, Gallimard, Paris, 1972. 2 un élément de contexte, un des déterminismes de l’inadaptation, et donc de l’exclusion mais que la mise en relation des deux termes n’est pas alors évidente. L’« exclusion sociale » n’est donc pas encore utilisée mais on évoque alors le « retrait social » qui désigne une pauvreté essentiellement économique qui devrait pouvoir disparaître grâce à la croissance économique et à une nouvelle politique de protection sociale. Cependant, quelques années plus tard, à partir du milieu des années 1970, l’expression «exclusion sociale» connaîtra une inflation d’usage, en particulier pour désigner les personnes soutenues par des programmes d'assurance sociale ou bien ceux qui ne bénéficient pas, en France, des prestations liées à l'emploi. Ainsi, progressivement, il ne s’agira plus d’« inadaptation sociale » mais d’une extension de cette logique d’exclusion qui désignait, à l'origine, les personnes handicapées mentales et physiques, les personnes suicidaires, les personnes âgées, les enfants maltraités, les jeunes « décrocheurs », les délinquants adultes, les toxicomanes puis les mères célibataires (qui deviennent des familles monoparentales). Les représentations changent, la société découvre et reconnaît l’existence de pauvres, des « nouveaux pauvres », caractérisés par une faiblesse de leurs ressources économiques et par des déficiences de sociabilité, au niveau de l’emploi, de l’éducation, du logement, de la santé, etc.8 En France toujours, dans la continuité de René Lenoir, le mouvement ATD (Aide à toute détresse) définit le « Quart Monde » à partir d’une conception toute différente de cette notion d’exclusion sociale. Le Père Wresinski9, en particulier, donne une dimension culturelle à cette exclusion sociale. En effet, la culture se construit à partir des moyens donnés à une personne pour comprendre la société qui l'entoure et pour jouer un rôle social, il existe donc bien une culture de l’exclusion sociale. Avec cette dimension culturelle, l’exclusion fondamentale devient celle des droits qui aboutit à un état particulier, permanent. La réparation, le soutien, y compris économique, ne suffisent pas. Il faut créer de nouvelles conditions de vie, d’éducation. Cette évolution conceptuelle est fondamentale puisqu’elle rompt avec l’exclusion considérée individuellement, et donc pouvant être limitée par des mesures et des politiques sociales, pour mettre en évidence une dimension politique, collective, celle de la solidarité et des citoyens. 8 Cf. Alessio FUSCO, La pauvreté, un concept multidimensionnel, L’Harmattan, Paris, 2007. Le Père Joseph Wresinski, décédé en 1988, prêtre diocésain français, a fondé le Mouvement des Droits de l'homme ATD-Quart Monde en 1956, après la visite d’un camp de sans-logis à Noisy-le-Grand, camp créé en 1954 par l’Abbé Pierre, fondateur du mouvement Emmaüs. Joseph Wresinski écrit, sur sa visite aux familles rassemblées dans le camp : « ce jour-là, je suis entré dans le malheur […] J'ai été hanté par l'idée que jamais ces familles ne sortiraient de la misère aussi longtemps qu'elles ne seraient pas accueillies dans leur ensemble, en tant que peuple, là où débattaient les autres hommes. Je me suis promis que si je restais, je ferais en sorte que ces familles puissent gravir les marches du Vatican, de l’Élysée, de l'ONU... ». C’est que « ce n'est pas tellement de nourriture, de vêtements qu'avaient besoin tous ces gens, mais de dignité, de ne plus dépendre du bon vouloir des autres » (« Dans nos murs le défi du Quart Monde », Preuves, 3e trimestre 1973, p. 18). Le mouvement se développe rapidement et le père Joseph Wresinski est nommé au Conseil économique et social de la République française en 1979, il rédige le rapport « Grande pauvreté et précarité économique et sociale » adopté en 1987 puis demande à l’ONU à la Commission des droits de l’hommes à Genève à ce que l’extrême pauvreté soit reconnue comme une violation des droits de l'homme. Il créé la même année la Journée mondiale du refus de la misère qui sera reconnue officiellement par l’ONU comme la Journée internationale pour l’élimination de la pauvreté en 1992 et qui est depuis célébrée chaque année le 17 octobre. Le texte gravé sur la dalle du Parvis des droits de l’homme, Place du Trocadéro à Paris, reprend une de ses phrases : « Là où des hommes sont condamnés à vivre dans la misère, les droits de l'homme sont violés. S'unir pour les faire respecter est un devoir sacré ». Cf. Paroles pour demain, Desclée de Brouwer, Paris, 1986, & Écrits et paroles aux volontaires. Tome 1, 1960-1967, Tome 2, mars-mai 1967, Éditions Saint-Paul - Quart-Monde, Luxembourg-Paris, 1992 et 1994. 3 999 L’INSEE, Institut National des Statistiques des Études Économiques, introduira ensuite la notion d'exclusion du marché10 : l’exclusion serait ainsi dépendante de variables mesurables, ce qui permet de pouvoir mettre en évidence des seuils statistiques de niveau d’exclusion. Ce modèle a surtout été utilisé pour le marché du travail et l’INSEE définit ainsi un « chômage d’exclusion »11, forme de chômage qui conduit à l'exclusion durable du marché du travail, en particulier pour les travailleurs âgés ou sans qualification. Ce chômage de très longue durée engendre une dégradation des aptitudes au travail, le découragement et finalement l'abandon même de toute recherche d'emploi. Cette « exclusion du marché » décrit des conséquences sociales et les installent dans une logique néolibérale marchande. Il s’agit d’une instrumentalisation même de la notion d’exclusion qui est alors réduite à une variable, un seuil, sans rapport avec l’historicité des situations ou le processus politique et économique en jeu. Néanmoins, l’expression « exclusion sociale » s’installe progressivement dans le quotidien du social et du politique et en dépassant la seule logique économique de pauvreté. Car la question des droits sociaux devient prédominante. Droits au logement12, à la santé13, à la retraite, au travail, à l’éducation : autant de droits de base qui pourraient être garantis par la loi, voire par la constitution. Lutter contre l’exclusion revient alors à défendre et à créer des droits sociaux, dans une logique citoyenne qui refuse d’accepter, avec le développement des politiques d’assistance, l’extension de formes de citoyennetés passives, problème d’une actualité évidente, en 2009, quand l’abstention atteint des sommets pour les élections européennes14 ! Expression consacrée par ses usages au sein de l’espace public, en même temps, l’exclusion sociale s’analyse comme un processus, d’abord avec les travaux de sociologues. Ainsi, Robert Castel la définit comme un processus de désaffiliation15. Après les deux approches classiques de la marginalité et de l’exclusion, par la pauvreté ou la dépendance, cette nouvelle approche est transversale : il s’agit de comprendre la situation des personnes qui sont rejetées du circuit ordinaire des échanges sociaux. Avec cette logique de processus, il semble possible d’inverser la dynamique de l’exclusion avant de ne pouvoir qu’en constater les effets parfois irréversibles. Il s’agit de détecter les « zones de vulnérabilité » mises en évidence par Robert Castel, par exemple, suite à un divorce qui peut entraîner une fragilité émotionnelle, ou bien quand un travailleur ne dispose plus d’un emploi stable mais accumule des emplois précaires, ou encore quand un jeune sort du système scolaire sans aucun diplôme et tente d’intégrer le marché du travail. Ces personnes peuvent alors être entraînées dans un processus de désaffiliation, de marginalisation si elles ne sont pas, en particulier, insérées dans une solidarité familiale. 10 Cette terminologie apparaît en 1987 dans le chapitre sur le chômage, au sein de la série des Données sociales publiée depuis 1978. Cf. article d’Emmanuel DIDIER, « Émergences des mots de l’exclusion », disponible en ligne sur http://www.editionsquartmonde.org/rqm/document.php?id=2730. 11 Cf. Jacquet FREYSSINET, Le chômage, Coll. Repères, La Découverte, Paris, 2004. 12 Le débat est très vif sur ce sujet en France depuis plusieurs années, qui a donné lieu en 2006 à l’adoption d’une loi permettant aux Préfets de réquisitionner des logements vacants, ce qui est très difficile à réaliser. 13 D’où la généralisation en Europe des systèmes de couvertures médicales. 14 Cf. Gilles ROUET, « L'abstention aux élections européennes de juin 2009. Une affaire de citoyennetés d'identités et de cultures », Sens Public, n°11-12, Octobre 2009. 15 Cf. Robert CASTEL, « De l’indigence à l’exclusion, la désaffiliation. Précarité du travail et vulnérabilité relationnelle. », dans Jacques DONZELOT, (dir.), Face à l’exclusion. Le modèle français, Éditions Esprit, Paris, 1991, pp. 137-168. 4 On retrouve cette démarche d’analyse, globalement, dans les travaux de Serge Paugam16 qui va cependant plus loin avec son « processus de disqualification sociale » : « Aujourd’hui, je définis le processus de disqualification sociale comme l’une des formes possibles de la relation d’interdépendance entre une population désignée comme pauvre ou exclue et le reste de la société. Cinq éléments principaux permettent de définir cette relation. – Le premier est la stigmatisation. […] Lorsque la pauvreté est combattue et jugée intolérable par la collectivité dans son ensemble, son statut social ne peut être que dévalorisé. Les pauvres sont, par conséquent, plus ou moins contraints de vivre leur situation dans l’isolement. […] L’humiliation les empêche de développer tout sentiment d’appartenance à une classe sociale. – Le deuxième élément […] renvoie au mode spécifique d’intégration qui caractérise la situation des « pauvres ». L’assistance a une fonction de régulation du système social. Si les pauvres, par le fait d’être assistés, ne peuvent avoir qu’un statut social dévalorisé qui les disqualifie, ils restent malgré tout pleinement membres de la société dont ils constituent pour ainsi dire la dernière strate. En ce sens la disqualification sociale n’est pas synonyme d’exclusion. […] La disqualification sociale permet d’analyser la marge et le processus qui y conduit, mais aussi ce qui à la fois la rattache au centre et la constitue comme partie intégrante du tout qu’est la société. – Le troisième élément du concept renforce encore le caractère équivoque de la notion d’exclusion en ce qu’il souligne que les pauvres, même lorsqu’ils sont dépendants de la collectivité, ne restent pas dépourvus de possibilités de réaction. […] – Le quatrième élément du concept est lié au résultat selon lequel ces modes de résistance au stigmate et d’adaptation à la relation d’assistance varient selon la phase du processus de disqualification dans laquelle se trouvent les pauvres. Les assistés ne constituent pas une strate homogène de la population. […] – Enfin, le cinquième élément […] conduit à préciser les conditions socio-historiques de ce processus de disqualification sociale. Le recours accru à l’assistance qui le caractérise s’explique par trois facteurs principaux : un niveau élevé de développement économique associé à une forte dégradation du marché de l’emploi ; une plus grande fragilité des liens sociaux, en particulier dans le domaine de la sociabilité familiale et des réseaux d’aide privée ; un État social qui assure au plus grand nombre un niveau de protection avancé, mais dont les modes d’intervention auprès des populations défavorisées se révèlent en grande partie inadaptés. […] »17 La marginalité est ainsi directement une conséquence (ou un choix) d’un refus de l’assistanat, de l’humiliation induite par l’assimilation à une sous-catégorie de citoyen, de personne et entraîne une rupture du lien social. L'état de pauvreté disqualifie et entraîne un sentiment d'inutilité sociale. Ainsi, la disqualification de Serge Paugam aboutit à une construction identitaire en négatif, en quelque sorte, qui conduit les personnes à se forger des comportements particuliers vis-à-vis des dispositifs institutionnels de solidarité ou d’assistance, ce qui rend ces derniers inopérants. L’exclusion sociale est une anomie sociale qui s’inscrit bien dans la construction d’une culture de l’exclusion, dans des modes de vies 16 Cf. Serge PAUGAM, La disqualification sociale. Essai sur la nouvelle pauvreté, Presses Universitaires de France, coll. « sociologies », Paris, 1991, dernière édition dans la coll. « Quadrige », 2009 ; La société française et ses pauvres. L'expérience du revenu minimum d'insertion, Presses Universitaires de France, Paris, coll. « recherches politiques », 1993, coll. « Quadrige » 2002 ; L’exclusion, l’état des savoirs (sous la dir. de), La Découverte, coll. « Textes à l’appui », Paris, 1996 & L’Europe face à la pauvreté. Les expériences nationales de revenu minimum garanti, (sous la dir. de), La Documentation Française, coll. « Travail et Emploi », Paris, 1999. 17 Cf. CNDP 2001 - Lycée / La table ronde pédagogique « L’exclusion existe-t-elle ? » Les réponses de Serge Paugam, sur http://www.sceren.fr/tr_exclusion/rep_paug.html. 5 particuliers, installés dans la déviance ou la dangerosité pour le corps social. En conséquence, l’exclusion sociale peut ainsi engendrer une menace et justifier des politiques d’insertions, d’intégration, d’assimilation18. Mais, dans cette analyse, les programmes et politiques de lutte contre l’exclusion, en institutionnalisant le pauvre et la pauvreté, aggravent parfois la situation et institutionnalisent en même temps une culture de la pauvreté. L’analyse de Robert Castel aboutit à une conclusion bien moins pessimiste puisque la désaffiliation sociale n’aboutit pas forcément à une exclusion sociale qui reste un cas extrême. Un problème social majeur est évidemment lié au problème de la construction d’une identité collective fondée sur la communauté, la cohésion régionale ou nationale. La fragmentation de la société, cette « fracture sociale »19, implique de nouvelles questions sur la façon de maintenir des liens dans une société où l’exclusion se constate sans pouvoir facilement être délimitée. De plus, comment une société peut-elle ainsi accepter une perte croissante de ses ressources humaines (et donc financières), conséquences de l'exclusion d'une grande partie de ses membres ? Pour Vincent de Gaulejac, « L'exclusion est aussi liée à une faille personnelle », en particulier, « le chômage n'est pas le seul détonateur du processus d'exclusion »20. L’approche développée est celle de la « désinsertion », centrée sur les destins individuels21, processus purement individuel sans marquage social préalable. Cette analyse a renouvelé le champ de l’analyse de l’exclusion sociale. Pour de Gaulejac, la dimension symbolique est fondamentale : la perte du lien social (avec la désinsertion) relève d’une perte d’un lien identitaire. Il décrit le « processus de la honte » qui invite au partage, notamment entre les travailleurs sociaux et les personnes en situation de marginalisation, et qui peut induire le développement de stratégies personnelles de dissimulation, d’isolement, de repli sur soi, de mise à distance22. Cette sociologie clinique soutient l’opérationnel et recompose la figure de l’exclu après un usage peut-être trop globalisant d’une exclusion sociale en fin de compte impersonnelle, déterminée ou de classe qui, surtout, laissait le citoyen en dehors de toute confrontation avec l’altérité de l’exclusion. L’expression « exclusion sociale », à force d’être devenue populaire, a perdu en précision et est devenue forcément polysémique. Une lecture rapide de la presse et des discours politiques depuis quelques années renforce cette impression, ne serait-ce que par la richesse sémantique des expressions utilisées en relations ou comme synonyme : insertion, précarité, vulnérabilité, marginalisation, discrimination sociale, ségrégation sociale, intégration, etc. Néanmoins, notre universalisme originel en matière de droits de l’Homme aboutit à une caractérisation largement dominante : l’exclusion est avant tout un dysfonctionnement grave de la société. Les formes d’exclusion sont reconnues comme multiples, ce qui interdit désormais la focalisation sur le « pauvre » ou le « fou » et l’exclusion n’est plus seulement un constat 18 L’utilisation de ces trois termes est évidemment fortuit : l’insertion est pour le marginal ou l’exclu, intégration et l’assimilation sont pour l’immigré ! 19 La lutte contre la « fracture sociale », expression forgée par le philosophe Marcel Gauchet puis reprise par Emmanuel Todd en 1994, sera au centre de la campagne présidentielle de Jacques Chirac en 1995. 20 Cf. Vincent de GAULEJAC, in : http://www.liberation.fr/vous/0101132111-vincent-de-gaulejac-sociologue-lexclusion-est-aussi-liee-a-une-faille-personnelle, 21 Vincent de GAULEJAC et Isabelle TABOADA LÉONETTI (dir.), La lutte des places, Desclée de Brouwer, Paris, 1994. 22 Cf. également Jean-François LAÉ et Numa MURAD, L'argent des pauvres, Seuil, Paris, 1985 & Les Récits du malheur, Descartes et Cie, Paris, 1995 ; Jean-François LAÉ et Arlette FARGE, Fracture sociale, Desclée de Brouwer, Paris, 2000 et Jean-François LAÉ, L'insistance de la plainte : une histoire politique et juridique de la souffrance, Descartes et Cie, Paris, 1996 6 d’état mais aussi un processus. Ce dernier aspect implique chaque citoyen dans la logique de l’exclusion puisqu’il n’existe pas de protection absolue, sociale, contre l’exclusion qui s’inscrit dans un destin (qui peut devenir exclu ?) comme dans un environnement spatial comme social (qui est exclu autour de moi ?). Les usages de l’exclusion sociale renvoyaient à des dimensions dominantes, comme la pauvreté (en termes d’absence de ressources), le travail (exclusion du marché du travail), l’éducation, le logement, la santé …. mais la situation, surtout depuis les deux dernières années, banaliserait presque une multidimensionalité nouvelle et la thématique de l’exclusion s’est élargie : exclusion urbaine, exclusion de toute expression, exclusion numérique avec les réseaux sociaux, exclusions ethniques, etc. Définitivement, cette année est, donc, au niveau de l’Union européenne, celle des exclusions sociales, le pluriel valide ainsi l’évolution des usages comme des concepts, des représentations et des politiques. Politiques européennes23 : de la lutte contre l’exclusion aux incitations à l’inclusion sociale Ces évolutions idéologiques et sociétales vont en effet influencer les politiques, dans leurs discours comme dans leurs actes, de façons assez différentes. René Lenoir, on l’a vu, fait voter en 1975 une loi qui installe la question du handicap dans une prise en charge associative, invitant à une solidarité qui dépasse le seul rôle de l'État, qui, donc, n’assume pas, dès lors, la garantie de droits fondamentaux. En 1987, le Père Wresinski publie son rapport « Grande pauvreté précarité économique et sociale », dans le cadre du Conseil économique et social, et la lutte contre l'exclusion sociale devient ensuite une priorité politique pour le gouvernement de Michel Rocard24. Ce rapport sert en effet de base pour la mise en place du Revenu Minimal d’Insertion en 198825, allocation présentée comme une réponse à la menace perçue pour la cohésion sociale de la France, compte tenu notamment de nouveaux problèmes liés à un chômage persistant, à des « ghettoïsations », au développement de nouvelles délinquances, à des changements dans la structure familiale mais aussi, à la faillite de l’idéal de prévention développé dans les années 197026. 23 Globalement, à travers l’Europe, il est possible de résumer en trois catégories les politiques nationales contre l’exclusion : - Par fonction : des politiques qui agissent sur le revenu (augmentation du salaire minimal), sur l’emploi (incitation à la formation continue), l’éducation (mise en place de soutiens spécifiques en cas d’échec), la santé (mise en place d’une couverture universelle), les retraites (mise en place d’un minimum vieillesse), etc. - Par populations cibles : pauvres (mise en place du RMI), les personnes âgées (remboursement des aides familiales), ménages monoparentaux (mise en place d’allocations spécifiques), les jeunes (dégrèvement de charges patronales en cas d’embauche de moins de 26 ans), etc. - Globales, plus récentes : des politiques qui tentent d’éviter des ruptures temporelles, spatiales ou sociales, par exemple des politiques d’urbanisme, de rénovation de quartiers, d’installation d’équipements sportifs, universitaires, etc. 24 Michel Rocard sera Premier ministre sous la Présidence de François Mitterrand de 1988 à 1991, après avoir été Ministre du Plan et de l’Aménagement du Territoire puis Ministre de l’Agriculture. 25 Le Revenu Minimum d'Insertion (RMI) est une allocation française mise en place entre le 1e décembre 1988 et le 31 mai 2009. Destinée aux personnes sans ressources ou ayant des ressources inférieures à un plafond fixé par décret, le RMI était versé par les Caisses d’Allocations Familiales ou la Mutualité Sociale Agricole à partir d’un financement par l'État et avec la participation des Conseils généraux pour les actions d'insertion Le RMI a été remplacé en juin 2009 par le Revenu de Solidarité Active, à la base plus large. En 2007, plus de 1,2 millions de bénéficiaires ont été recensées en France, dont la majorité était des personnes vivant seules. 26 En particulier, le déterminisme familial inspiré de René Lenoir a montré rapidement ses limites en ce qui concerne l’inadaptation sociale devenue un problème de société dans des quartiers cumulant les difficultés sociales. Les équipes de prévention spécialisée installées entre 1974 et 1984 dans ces quartiers ont 7 En 1995, Jacques Chirac popularise l’expression « fracture sociale » qu’il utilise dans ses discours de campagne pour l’élection présidentielle27. Par exemple, lors du lancement de sa campagne, le 17 février 1995, il déclare : « La France fut longtemps considérée comme un modèle de mobilité sociale. Certes, tout n'y était pas parfait. Mais elle connaissait un mouvement continu qui allait dans le bon sens. Or, la sécurité économique et la certitude du lendemain sont désormais des privilèges. La jeunesse française exprime son désarroi. Une fracture sociale se creuse dont l'ensemble de la Nation supporte la charge. La ‘machine France’ ne fonctionne plus. Elle ne fonctionne plus pour tous les Français. ». On retrouve, implicitement, la vulnérabilité des jeunes et la multidimensionalité des dynamiques de l’exclusion. Pourquoi en particulier les jeunes ? Parce que cette fracture sociale est porteuse de risques de troubles dans les banlieues. En 2003, encore une fois, le Président précise sa pensée, lors d’un discours à Valenciennes, « Ces difficultés, ces drames, cette fracture sociale qui menace de s'élargir en une fracture urbaine, ethnique et parfois même religieuse, ne sont pas des fatalités »28. L’exclusion sociale induit donc bien plus que malheurs individuels et destins personnels brisés : le problème dépasse le social et devient sociétal. Ce discours sur l’exclusion et ses conséquences s’est ainsi développé en politique jusqu’aux années 2000, invitant les concepts de pauvreté et de chômage dans un paradigme qui installe pourtant, très souvent un jugement de valeur, en séparant les citoyens en deux catégories : d’un côté, des pourtant privilégiés, craignant pour leur avenir et leur autonomie sociale, coupable pour leur propre situation mais avec une peur qui s’installe durablement, de l’autre côté, des miséreux, dans l’incertitude du quotidien, la dépendance par assistanat ou habitude, la honte de cette altérité. Au niveau européen, le terme d'exclusion sociale a d'abord été utilisé en 1989 par la Commission européenne qui a ainsi relié l'exclusion sociale avec la réalisation insuffisante des droits sociaux. En 1990 est créé l'Observatoire européen des politiques nationales de lutte contre l'exclusion sociale. L’évolution de l’utilisation de l’expression « exclusion sociale » au sujet de la politique sociale au sein de l'Union européenne, depuis le début des années 1990, coïncide évidemment avec l'aggravation constante de la conjoncture économique mais aussi avec les pressions croissantes sur l'État-providence (pauvreté persistante, chômage de longue durée, changements dans la structure familiale) et avec les nouvelles politiques de migration. Apparaît ensuite l’expression « inclusion sociale ». Dans son quatrième programme-cadre, la Commission européenne précise que l'exclusion sociale est caractérisée par une désintégration et une fragmentation des relations sociales et, en conséquence, par une perte de la cohésion sociale. Ainsi, pour des personnes de groupes particuliers, l'exclusion sociale est bien un processus progressif de marginalisation, de privation économique et de diverses formes de désavantage social, politique et culturel. De plus, et en résumé, l'exclusion sociale ne relève pas d’une atteinte au principe d'égalité des résultats, mais bien à celui de la liberté de jouir de ses droits de citoyen. progressivement été réduites puis une police de proximité a repris l’objectif de prévention auprès des jeunes souvent déscolarisés. 27 Cf. Xavier EMMANUELLI, La Fracture sociale, Presses Universitaires de France, Paris, 2002. 28 Cf. texte du discours du 21 octobre 2003 sur le site www.elysee.fr/elysee/elysee.fr/francais _archives/interventions/discours_et_declarations/2003/octobre/allocution_du_president_de_la_republique_a_val enciennes.1406.html 8 Globalement, depuis la fin des années 1990, on peut mettre en évidence des caractéristiques communes dans les textes européens relatifs à cette question de l'exclusion sociale, ce qui permet d’en dessiner un contour conceptuel. En particulier, l'exclusion sociale s’oppose à l'intégration sociale dans le sens où chaque citoyen doit pouvoir faire partie de la société (en droit comme en représentation). De plus, l'exclusion sociale relève à la fois de l’économique, du social, du culturel et du politique et a donc des effets sur les logiques de pouvoir, d’identité et sur le marché du travail. L’exclusion sociale est ainsi liée à la fois à la pauvreté, à la privation ou à des difficultés d’accès à des biens ou des services et à la précarité des droits sociaux. Enfin, comme l'exclusion sociale est un processus plus qu'un état, il est possible d’envisager une analyse des mécanismes et des institutions qui sont en charge des politiques sociales plutôt que de concentrer l’analyse sur les déterminants de l’état d’exclu. Si on considère que l'intégration sociale et « l'inclusion » économique et sociale29 sont des moyens de lutter contre l'exclusion sociale, il faut se poser la question de la nature des particularités dans des sociétés de plus en plus diversifiée. N’y a-t-il pas un danger à ce que la lutte contre l'exclusion sociale, sous couvert d’un apparent universalisme, n’aboutisse à une réalisation de l'égalité, à une intégration et à une affirmation des droits de citoyen comme autant de mécanismes hégémoniques qui nient les différences ? En d'autres termes, il faudrait se poser les questions suivantes : l'inclusion sociale dans quoi ? Par qui ? Et pourquoi, pour quels effets ? Il n’est évidemment pas question d’encourager le respect du statu quo grâce à une légitimation des structures actuelles comme des pratiques sociales, des attitudes et des représentations, mais ce danger existe à l’évidence. Comment, en effet, concilier notre engagement collectif, philosophique et politique, à l’universalisme en préservant le respect des particularités et des différences, comment accepter les altérités multiples sans remise en question de notre modèle social, sociétal ? Le constat même de l’inflation des usages de l’expression « exclusion sociale » constitue un révélateur de la crise actuelle du capitalisme actuel. C’est bien par cette société centrée sur le marché, que l’économie soit ou non « sociale de marché », que la fragmentation s’est aggravée, entraînant ainsi ces exclusions potentielles multidimensionnelles. Ces mécanismes de marché concernent aussi, désormais, les services sociaux eux-mêmes de beaucoup d’États-membres et la (ré)conciliation entre la prise en compte, l’acceptation, la revendication, d’une responsabilité collective et la généralisation des mécanismes marchands semble bien difficile. Cette situation inciterait plutôt au désinvestissement par les politiques gouvernementales face au polymorphisme de l’exclusion sociale. Il s’agit, désormais, de dépasser le modèle de l’exclusion sociale qui a été dominant les dernières années, orienté en priorité sur la création d’emplois, et de rompre avec la conception classique qui définit la pauvreté et l'exclusion sociale comme un problème individuel. Tous les facteurs d’exclusion sociale devraient être pris en compte, et non uniquement les aspects 29 « L’inclusion sociale est un processus qui garantit que les personnes en danger de pauvreté et d’exclusion sociale obtiennent les possibilités et les ressources nécessaires pour participer pleinement à la vie économique, sociale et culturelle, et qu’elles jouissent d’un niveau de vie et de bien-être considéré comme normal pour la société dans laquelle ils vivent. L’inclusion sociale leur garantit une meilleure participation aux processus de prise de décision qui affectent leur vie et un meilleur accès à leurs droits fondamentaux. », Définition de la Commission européenne, sur http://ec.europa.eu/employment_social/soc-prot/soc-incl/final_joint_inclusion _report_2003_fr.pdf. Le concept d'inclusion sociale est également utilisé par Niklas Luhmann pour caractériser les rapports entre individus et systèmes sociaux. Il réserve le terme d'intégration aux rapports entre systèmes. Cf. La confiance : un mécanisme de réduction de la complexité sociale, Économica, Paris, 2006. 9 économiques. Les citoyens européens peuvent également attendre une nouvelle solidarité, liée à de nouvelles formes de répartition des richesses et des ressources30. Bibliographie complémentaire CASTEL, Robert, Les Métamorphoses de la question sociale, Fayard, Paris, 1995. D’AGOSTINO, Serge & DUVERT, Nicole, La pauvreté, Bréal, Paris, 2008. Fondation COPERNIC, L'indigent et le délinquant : Pénalisation de la pauvreté et privatisation de l'action sociale, Syllepse, Paris, 2008. FURTOS, Jean, De la précarité à l'auto-exclusion, Éditeur Rue d'Ulm, Collection Les conférences-débats, La rue ? Parlons-en !, Paris, 2009. GADREY, Jean, En finir avec les inégalités, Éditions Mango, Paris, 2006. GÉNÉREUX, Jacques, La dissociété, Seuil, Paris, 2008 HECKEL, Bernard, « Face à la montée des exclusions », Union Sociale, n° 67, janvier 1994. KARSENTI, Bruno, « Le piège de l’exclusion », Futur Antérieur, n°35-36, 1996. LAPEYRONNIE, Didier, Ghetto urbain : Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd'hui, Éditions Robert Laffont, Paris, 2008. LEROUX, Alain, Peut-on éliminer la pauvreté en France ?, Economica, Paris, 2007. MORENO-DUDSON, Blanca, ed., Réduire la pauvreté à l'échelle mondiale : Les savoir et l'innovation au service du développement - Conclusions de l'initiative de Shanghai, Éditions Eska, Paris, 2009 PAUGAM, Serge, dir., L’exclusion, l’état des savoirs, La Découverte, Paris, 1996. RAWLS, John, SEN, Amartya & ZWARTHOED, Danielle, Comprendre la pauvreté, Presses Universitaires de France, Paris, 2009. VÉREZ, Jean-Claude, Pauvretés dans le monde, Ellipses, Paris, 2007 WUHL, Simon, L’égalité. Nouveaux débats, Presses Universitaires de France, Paris, 2002. 30 De nombreuses réactions positives relatives à l’aide de pays de l’UE à la Grèce illustrent l’évolution des opinions publiques sur ce point. 10