Le texte de la thèse de doctorat au format PDF

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Le texte de la thèse de doctorat au format PDF
Samuel REGULUS
Université d’État d’Haïti.
Membre du laboratoire LAngages, DIscours et REPrésentations (LADIREP)
et du Centre interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions (CELAT)
Membre du Comité scientifique international
du Projet Route de l’esclave de l’UNESCO.
(2012)
Transmission de la prêtrise vodou.
Devenir ougan ou mambo en Haïti
Thèse de doctorat, département d’histoire,
Université Laval, 2012.
Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole,
Professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi
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Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
2
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LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
3
Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, sociologue, bénévole, professeur associé, Université du Québec à Chicoutimi, à
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Samuel REGULUS
Transmission de la prêtrise vodou.
Devenir ougan ou mambo en Haïti.
Thèse de doctorat à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l’Université Laval dans le cadre du programme de doctorat en
ethnologie et patrimoine. Département d’histoire, Faculté des lettres,
Université Laval, 2012, 308 pp.
L’auteur nous a accordé, le 19 mars 2016, son autorisation de diffuser en accès libre à tous sa thèse de doctorat dans Les Classiques des sciences sociales.
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de Saguenay, Québec.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
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Samuel REGULUS
Université d’État d’Haïti.
Membre du laboratoire LAngages, DIscours et REPrésentations (LADIREP)
et du Centre interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions (CELAT)
Membre du Comité scientifique international
du Projet Route de l’esclave de l’UNESCO.
Transmission de la prêtrise vodou.
Devenir ougan ou mambo en Haïti.
Thèse de doctorat à la Faculté des études supérieures et postdoctorales de l’Université Laval dans le cadre du programme de doctorat en
ethnologie et patrimoine. Département d’histoire, Faculté des lettres,
Université Laval, 2012, 308 pp.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
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Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
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[5]
Table des matières
Résumé [1]
Remerciements [3]
Liste des figures et illustrations [9]
INTRODUCTION [12]
1.
2.
3.
4.
Approche positiviste et évolutionniste du vodou [18]
Courant des classiques du vodou : les Afro-américanistes [20]
Approche postmoderne du vodou haïtien [25]
Organisation et structure générale de la thèse [30]
CHAPITRE I
Corps explicatif de l’étude autour des notions de transmission culturelle, transmission religieuse, prêtrise vodou et loyauté [33]
1. Transmission culturelle [34]
1.1. Approches intra et inter psychiques de la transmission culturelle [34]
1.2. Approche mémétique de la transmission culturelle [37]
1.3. Lecture des psychologues interculturels [40]
1.4. Pour une analyse médiologique de la transmission culturelle [42]
2. Transmission religieuse [46]
3. Usages du « prêtre » comme une notion ambigüe [51]
3.1. Sens du terme prêtre dans la tradition grecque [51]
3.2. Rejet et réappropriation du terme prêtre par les chrétiens (catholiques) [52]
3.3. Sacerdoce des ougan et des manbo [55]
4. Quid de la loyauté ? [60]
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
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CHAPITRE II
Dispositif méthodologique : récits de vie [65]
1. De la posture du religieux à la posture d’ethnologue [67]
2. Définition de la démarche méthodologique [69]
2.1. Vertu épistémologique du récit de vie [70]
2.2. Techniques complémentaires ou processus de l’objectivation du discours autobiographique [71]
2.3. Choix de nos interlocuteurs/interlocutrices ou les relations d’enquête
[73]
2.4. Difficultés ou accessibilité du terrain [75]
2.5. Biais de la méthode de récit de vie ? [78]
CHAPITRE III
Cadre socio-familial et religieux de nos interlocuteurs [81]
1. Grands traits caractérisant les familles haïtiennes [83]
1.1. Histoire succincte de la famille haïtienne [83]
1.2. Fonctionnement de la famille contemporaine en Haïti [90]
1.3. Matrifocalité en Haïti [93]
2. Il s’agit d’Henriette, Onel, Déravine, Mosaline, Grégoire, Bazil, Guillaume [96]
3. Antécédents des interlocuteurs [100]
4. Contacts avec les pratiques vodou avant la prêtrise ou indices avantcoureurs [107]
4.1. Projet parental ou familial [111]
4.2. Projet ou injonction des Lwa [112]
4.3. Projet de désirs croisés [116]
CHAPITRE IV
Mécanismes ou procédés de la transmission de la prêtrise vodou [122]
1.
2.
3.
4.
5.
Ce qu’on a vu et entendu [124]
Renforcement comme mécanisme de transmission [135]
Transmission onirique [140]
Transmission entre l’immatériel et le matériel [147]
Initiation comme mécanisme de transmission de la prêtrise vodou [162]
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
CHAPITRE V
Persistance de la transmission et loyauté du prêtre à sa lignée croyante [179]
1. Vodou, culture de résistance [181]
1.1. Représentations du vodou colonial dans le contexte de la révolte des
esclaves et de la guerre de l'Indépendance [183]
1.2. Méfiance et silence auto-protecteurs des initiés [197]
2. Loyauté familiale et religieuse entre des obligations contradictoires [203]
3. Loyauté envers la généalogie croyante, à peine une question de choix
[208]
CHAPITRE VI
Loyauté entre la fixité et le changement [218]
1. Continuité dans la transmission ou attachement à la tradition comme
marque de légitimité [220]
1.1. Fran Ginen, une difficile démarcation ? [221]
1.2. Afrique ginen ou la tradition comme référence légitime [225]
1.3. De la transmission continue à la continuité de la transmission :
Quelques éléments matériels du péristyle et le maintien de la fonction sociale du lakou [232]
2. Impératif du changement [237]
2.1. Ouverture au changement et son fondement théologique [239]
2.2. Analyse de la transformation du vodou haïtien [250]
CONCLUSION [264]
Bibliographie [276]
ANNEXES [294]
Annexe 1. Formes verticale, horizontale et oblique de la transmission culturelle
[295]
Annexe 2. Population de la colonie française de Saint-Domingue (1681-1790)
[296]
Annexe 3. Évolution de la population par sexe selon le milieu de résidence aux
recensements de 1950, 1971, 1982 et 2003 [297]
Annexe 4. Répartition de la population par sexe selon la religion et le milieu de
résidence [298]
8
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
9
Annexe 5. Distribution des chefs de ménage par sexe selon le milieu de résidence.299]
Annexe 6. Distribution (%) des chefs de ménage par sexe selon le statut matrimonial, le milieu de résidence et rapport de féminité [299]
Annexe 7. Arrêté relatif à la reconnaissance par l'État haïtien du vodou comme
religion à part entière sur toute l'étendue du territoire national300]
Annexe 8. Guide thématique de la collecte des données.302]
Annexe 9. Expressions de réligiosité en images. Entre Pétion-Ville à Port-auPrince [304]
Annexe 9.1.
Annexe 9.2.
Annexe 9.3.
Annexe 9.4.
Annexe 9.5.
Annexe 9.6.
Message et peinture murale après le séisme du 12 janvier 2010.
[304]
Dimanche matin, bible en main, le passant va à l’église. [305]
«Dieu va parler pour Haïti», Affiche électorale. Candidature à la
députation. [306]
«Don de Jésus», boutique de provisions alimentaires au bord d’une
rue de marché informel. [307]
«Vive Jésus», Tap-Tap - camionnette dans une station à Pétionville. [308]
«Exode 14 verset 14», [L’Éternel combattra pour vous;
et vous, gardez le silence]. Taxi moto à Pétion-ville. [308]
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
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Liste des figures et des illustrations
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Figure 1. Triangle du désir mimétique girardien [38]
Figure 2. Fiche signalétique de la personnalité d’Èzili Freda [165]
Figure 3. Hiérarchie de l’onfò vodou (rite rada kanzo) [175]
Illustration 1.
Un des vestiges des lakou d’autrefois (Plaine des Gonaïves). Une
vue de la partie nord-est [87]
Illustration 2. Une vue plus rapprochée de la partie nord-est (même lakou de la
photo no 1). [88]
Illustration 3. Une vue de la partie ouest (même lakou de la photo no 1) [88]
Illustration 4. Ason de l’asogwe. [97]
Illustration 5. Vèvè (symbole graphique) synthèse des Lwa [109]
Illustration 6. Vèvè symbolisant tous les Gede (Divinités de la mort), tracé à
l’occasion de la fête de morts. [110]
Illustration 7. Une fillette marquant des pas du rite petro [125]
Illustration 8. Tanbou asotò du 19e siècle (sauvé des flammes inquisitoriales)
[127]
Illustration 9. Tanbou asotò photographié (2010) dans un woufò à Port-auPrince. [127]
Illustration 10. Asotò (ou Assotor) femelle et asotò mâle [128]
Illustration 11. Kwakwa d’un interlocuteur de la région Nord [129]
Illustration 12. Kwakwa ou tyatya d’un interlocuteur de la région Sud [129]
Illustration 13. Un possédé du Dieu Ogou Feray qui protège des apprentis ougan
et manbo [131]
Illustration 14. Sourire approbateur d’une manbo initiatrice [135]
Illustration 15. Un des pe de Déravine (une sorte de table) où il dépose des paquets et d’autres récipients [148]
Illustration 16 et 17.
Objets hérités par Henriette [149]
Illustration 18, 19 et 20. Objets hérités par Onel. [150]
Illustration 21. Accessoires disponibles en prélude à la manifestation des Lwa1
[52]
Illustration 22. Manifestation d’un Lwa rustique dans son style et dans ses
goûts. [152]
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
11
Illustration 23. «Pyès» (pièce) ou pyè lwa d’un ancien lakou de la plaine de Gonaïves [154]
Illustration 24. Pyè lwa de Mosaline (Région Sud) [ 155]
Illustration 25. Pyè lwa de Guillaume (Région Nord [155]
Illustration 26. Pyè lwa de la Femme de Bazil (Région Nord) [155]
Illustration 27, 28 et 29. objets hérités par Déravine [157]
Illustration 30 De gauche à droite, épée d’Ogou Feray et le sabre d’Ogou Badagri fichés en terre devant d’autel de Bazil [158]
Illustration 31. Sortie de la chambre initiatique170]
Illustration 32. Avis de réception d’une lettre adressée à la police avant le déroulement d’une initiation kanzo [172]
Illustration 33. Oratoire de l’une de nos interlocutrices qui est une jeune manbo
[205]
Illustration 34. soirée vodou chez ougan Bazil. Une foule en liesse. [214]
Illustration 35. Tambour frappé, onsi dansé [215]
Illustration 36. On danse les Lwa en va-et-vient [215]
Illustration 37 et 38. Potomitan du péristyle d’Onel, avant (no 37) et après (no
38) le séisme du 12 janvier 2010. [232]
Illustration 39. Chez ougan Nellio : chacun dépose sa bougie allumée sur le
socle du potomitan [523]
Illustration 40. Intérieur de l’un des bajyi d’Henriette [234]
Illustration 41. Méditation devant leur bougie allumée [242]
Illustration 42. Jete dlo (jeter de l’eau) [242]
Illustration 43. Limen balèn nan (Allumer la bougie) [242]
Illustration 44. Lecture de textes sacrés [243]
Illustration 45. Réceptacle ou son symbole d’Agwe Tawoyo [255]
Illustration 46. Défilé Gede (Dieux de la mort) [256]
Illustration 47. Un centre d’accueil d’un Lakou vodou des Gonaïves [258]
Illustration 48. Un kay (maison) lwa d’un Lakou des Gonaïves [259]
Illustration 49. Bâtiment d’un lakou vodou devant loger une laiterie [261]
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
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[1]
Transmission de la prêtrise vodou.
Devenir ougan ou mambo en Haïti
RÉSUMÉ
Retour à la table des matières
De nombreux éléments du patrimoine culturel haïtien sont liés au
vodou. Celui-ci est considéré comme un élément central de la vision
du monde traditionnelle du peuple haïtien, bien qu’au cours de son
histoire il ait été refoulé, marginalisé et qu’il ait souvent fait l’objet
d’actes de violence physique. Qu'il ait pu subsister en dépit des préjugés et des persécutions, seule l'histoire de ses porteurs (de tradition)
qui le vivent concrètement peut aider à le comprendre. Et, parmi ces
femmes et ces hommes qui permettent la survie du vodou comme système cohérent de pensée religieuse, on retient tout particulièrement
des personnages clés dans l’initiation qui sont détenteurs de la prêtrise, à savoir les ougan et les manbo.
Il s’agit là d’un cas de transmission religieuse dont il importe
d’étudier les mécanismes propres à l’intérieur du vodou haïtien, d’où
la formulation de notre sujet de recherche : « Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou manbo en Haïti». Sous cette formulation, nous entendons étudier la transmission de la prêtrise vodou dans
une perspective de construction d’identité religieuse. Ceci nous amène
d’une part, à déterminer le rapport entre la trajectoire personnelle de
l’ougan ou de la manbo et son identité religieuse, et d’autre part, à
essayer de saisir la transmission de la prêtrise vodou dans la logique
du devoir de mémoire ou de loyauté envers les ancêtres.
Au moyen des données empiriques recueillies essentiellement par
le biais des récits de vie, cette thèse présente une description analy-
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
13
tique des voies essentielles de cette transmission du religieux, particulièrement du mécanisme de construction de l’identité religieuse de
l’ougan ou de la manbo. Nous avons noté que les modes de transmission les plus opérationnels dans le vodou haïtien sont les suivants :
apprentissage par observation et conditionnement, mécanisme de renforcement et de confirmation, expériences oniriques, transfert des objets matériels comme support de lien générationnel et, de manière
ponctuelle, initiation comme mécanisme de transmission de la fonction de l’ougan ou de la manbo.
[2]
Devant la persistance de l’opération de transmission vodou dans un
environnement qui n’est pas toujours docile à son égard, notre hypothèse de départ était que la transmission de la prêtrise dans le vodou
haïtien était liée au degré de loyauté du prêtre à la lignée croyante.
Le concept de loyauté défini comme émotion a pris dans le cadre de
cette étude un poids explicatif considérable. Il sert aux anciens de ce
culte populaire à mesurer le rapport entre l’identité prescrite et
l’identité vécue des jeunes générations. Quand un initié vodou est
confronté à des attitudes de mépris, de discrimination, de harcèlement
ou de violence, pour pouvoir trancher à chaque fois en faveur du vodou, cela exige de lui un haut degré de conviction et de détermination.
Étant membre d’une famille vodou, mais aussi membre d’un État,
d’une Église, d’une école, l’initié vodou est souvent pris entre des
obligations divergentes. Car chacune de ces structures formule ses
attentes vis-à-vis de lui. Ainsi, il est appelé à faire un choix ou trouver
des médiations afin de se situer dans la hiérarchie des obligations contradictoires. Plus son immersion sociale dans un milieu particulier est
forte et resserrée, plus sa loyauté envers ce milieu est susceptible
d’être intensifiée. Fonctionnant sur le mode de l’émotion et de la passion, quand la loyauté familiale fait corps avec la loyauté religieuse
dans le vodou haïtien, l’attachement qu’elle provoque devient une relation très intime qui échappe au pouvoir explicatif de la logique du
calcul utilitariste.
Tout ceci confirme que nous avions raison de percevoir un lien
étroit entre la transmission religieuse dans le vodou haïtien et la notion de loyauté. Cette perspective représente un nouveau modèle explicatif du vodou, car assez souvent, on aborde sa persistance sous un
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
14
angle utilitariste, alors que cette étude révèle que la volonté de transmettre est une préoccupation majeure pour les acteurs du vodou. Mobilisé par le réflexe défensif de son habitus, l’ougan ou la manbo tient
profondément à la continuité de sa lignée croyante. Mais il faut noter
que cette transmission se réalise dans l’articulation qui existe entre le
poids de la collectivité (obligation de transmettre) et l’histoire individuelle des prêtres vodou confrontés à « l’impératif du changement »
même si ce changement doit subir l’épreuve de la continuité légitimatrice.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
15
[3]
Transmission de la prêtrise vodou.
Devenir ougan ou mambo en Haïti
REMERCIEMENTS
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Au terme de ces quatre années de travail assidu – lecture, réflexion, enquêtes, analyse, rédaction – le moment est venu maintenant
d’exprimer mes remerciements à toutes les personnes et aux organismes qui ont rendu possible cette œuvre scientifique.
Je pense d’abord à mes professeurs au niveau de la Maîtrise qui ont
cru en mes potentialités et m’ont encouragé à poursuivre mes études
doctorales. Il s’agit, entre autres, de Michèle Oriol, Guy Maximilien et
Marie-Lucie Vendryes. Je veux remercier tout particulièrement le professeur Laurier Turgeon qui a accepté de diriger ma thèse, qui a reconnu la pertinence de mon sujet et qui m’a toujours encouragé. Je
tiens à remercier aussi la professeure Martine Roberge pour ses conseils formulés lors de l’examen de doctorat qui sanctionne la fin de la
scolarité de thèse.
Après la réussite de cet examen, il me restait une étape importante,
celle de recueillir et d’analyser les données ethnographiques. Comment aurais-je pu la réaliser sans la générosité de mes interlocuteurs ?
Outre leur confiance et le temps qu’ils m’ont accordés, ils m’ont aussi
parfois accueilli avec un café ou un rafraîchissement. Qu'ils en soient
donc très sincèrement remerciés.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
16
Mes remerciements s’adressent au professeur Laënnec Hurbon qui
a effectué le travail de prélecture de ma thèse et qui m’a fait de précieuses remarques. Son avis a été pour moi très rassurant et bénéfique
compte tenu de son expertise reconnue internationalement dans le
domaine des études du vodou en Haïti. Je remercie également Madame Anne-Hélène Kerbiriou qui m’a aidé à améliorer la facture du
texte par une généreuse révision linguistique. Je remercie enfin les
autres évaluateurs - Monsieur Maximilien Laroche et Madame Karen
E. Richman - d'avoir accepté de siéger sur mon jury. Ma reconnaissance est exprimée aussi à Monsieur Jean-Joseph Moisset qui a assuré
la présidence de la soutenance.
[4]
Ma gratitude est grande envers les institutions qui m’ont offert un
cadre intellectuel et un soutien financier. J’aimerais remercier d’une
manière particulière le Département d’histoire, la Chaire de recherche
du Canada en patrimoine ethnologique de l’Université Laval et le
Centre de Recherche interuniversitaire d'études sur les lettres, les arts
et les traditions (CÉLAT) pour leur appui financier et logistique me
permettant de me consacrer pleinement à la réalisation de cette thèse.
Je suis également très reconnaissant envers le Rectorat de l’Université
d’État d’Haïti pour son appui financier. Je remercie le Bureau Caraïbe
de l’AUF qui est intervenu au moment de la planification de la soutenance par une contribution substantielle.
Enfin, un grand merci va à mes proches parents et amis qui m’ont
donné leur support affectif, leur soutien et leur patience. À toutes personnes de près ou de loin qui ont apporté une petite pierre à cet édifice, j’exprime ici ma gratitude envers elles.
Il y a une personne particulière qui, avec patience et compréhension, a souffert de mon absence pendant la réalisation de cette thèse à
l’étranger. Elle s’appelle Mirlande Polyte, ma conjointe. Je lui transmets une pensée toute spéciale.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
17
[12]
Transmission de la prêtrise vodou.
Devenir ougan ou mambo en Haïti
INTRODUCTION
1.
2.
3.
4.
Approche positiviste et évolutionniste du vodou [18]
Courant des classiques du vodou : les Afro-américanistes [20]
Approche postmoderne du vodou haïtien [25]
Organisation et structure générale de la thèse [30]
Retour à la table des matières
[13]
Comment s’opère le processus de transmission de la prêtrise dans
le vodou haïtien et à quoi peut-on l’attribuer ? Cette interrogation
constitue notre point de départ pour étudier la problématique de la
transmission des connaissances et des savoir-faire spécialisés des
prêtres vodou (des ougan et des manbo 1) en Haïti. Autour d’elle,
1
Dans l’orthographe des mots créoles en usage dans le vodou haïtien, on
constate qu’il y a une sorte d’anarchie dans la transcription des phonèmes
pour ce qui est de la littérature existante. Ainsi, on écrit vodun, vodoun,
voodoo, voudoo, vaudou, vaudoux pour vodou ; houmfort, hounfo, houmfò,
houmfour, ounfò pour onfò ; loi, loa pour Lwa ; houngan, hougan, oungan
pour ougan, etc. Afin d'uniformiser le texte, les termes vernaculaires (sauf
quand ils apparaissent dans des citations) sont transcrits selon les règles définies par le Ministère de l'Éducation nationale de la Jeunesse et des Sports
(MENJS) d’Haïti voulant qu’une syllabe ou un son soit transcrit (dans le
créole haïtien) par un seul et un même signe orthographique quel que soit le
sens ou le contexte. On aura ainsi Bawon Samdi au lieu Baron Samedi,
Gede pour Guédé, Èzili pour Erzulie, lakou pour la cour, Loko pour Loco,
Laplas pour Laplace, Manje lwa pour manger loa, Petwo pour Petro, potomitan au lieu de Poteau-mitan (Pilier central), etc.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
18
notre curiosité intellectuelle s’exprime par les interrogations suivantes : quelle forme de socialisation religieuse les agents transmetteurs du vodou ont-ils pu instituer pour donner aux jeunes générations
des attachements et des engagements si forts qu’ils puissent résister
aux différents regards et pratiques discriminatoires ? Qu’est-ce qui
explique que certains adeptes du vodou s’apprêtent à devenir ougan
ou manbo alors que leur identité se construit dans un contexte social
où les principaux agents de socialisation du pays perçoivent souvent le
vodou comme un objet répulsif ? Quel est l’impact de l’individualité,
des expériences personnelles, sur le besoin de cohérence pour la continuité de la lignée croyante de l’ougan ou de la manbo ? Avant
d’aller plus loin, précisons la place du religieux dans l’espace public
haïtien.
Au sein de la société haïtienne, la religion occupe une place prépondérante. Un simple observateur parcourant les rues de Port-auPrince un dimanche matin peut se faire une idée de l’ampleur de la
religiosité en Haïti. Certains temples ont trois vacations dans la matinée dominicale (entre 6H et midi). Le sentiment religieux dans cette
République de la Caraïbe s’extériorise par d’innombrables maximes et
extraits de textes bibliques inscrits sur les enseignes de boutiques, les
véhicules de transport (voir l’annexe No 9). Ne parlons pas du temps
d'antenne réservé à l’expression du sacré dans les médias haïtiens tous
les matins, communément appelée « émission évangélique ». On peut
souligner aussi la diffusion des [14] événements à caractère religieux
sur différents médias (radio, télévision, Internet) mis en réseaux afin
d’assurer une plus large couverture géographique.
La prolifération des églises et des temples vodou dans les villes
comme dans les campagnes est un autre indicateur du poids de la religion dans l’univers mental du peuple haïtien. Romain (1986 : 108,
145), en parlant du protestantisme en Haïti, a déclaré que « tout le
pays est quadrillé » et qu'« à Port-au-Prince, les églises poussent
comme des champignons ». Voulant insister sur l’ampleur de la religion dans l’espace privé comme celui du public en Haïti, Corten
(2000 : 14) affirme que « tout est pétri de religion ».
Au quatrième Recensement général de la Population et de l’Habitat
(4 RGPH) 2 réalisé en Haïti par l’Institut haïtien de Statistique et
e
2
4e RGPH, le dernier en date.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
19
d’Informatique (IHSI) en 2003, pour une population de 8 373 750 habitants, 89,8% des sujets reconnaissent avoir une appartenance religieuse contre seulement 10,22% n’ayant aucune religion. De ce recensement, on constate que parmi les religions qui se partagent le paysage
religieux en Haïti, le christianisme rallie 83,65 % de la population 3
des croyants, et que le vodou n’en retient que 2,11%.
Cependant, la prise en compte du vodou comme religion dans le
cadre de ce recensement officiel traduit une évolution des perceptions
des institutions étatiques par rapport à cette religion traditionnelle. Si,
au 4e RGPH, la rubrique « vodou » était représentée dans la variable
« Religion », lors du précédent recensement, en 1982, elle n’avait pas
été retenue, et 80,3% d’une population de 5 053 189 habitants étaient
dénombrés comme catholiques romains (Romain 1986 : 323). Sur la
base de ces données, on pourrait dire que le vodou est quantitativement insignifiant en Haïti.
En fait, il faut être prudent par rapport à ces chiffres en ce qui a
trait à la réalité du vodou. Celui-ci est traditionnellement une religion
inclusive et non conquérante. Il ne se définit pas en fonction des
autres religions. Il se peut qu’un sujet croyant aille à l’église ou se
dise [15] chrétien catholique ou protestant et pratique parallèlement le
vodou. Tout le monde, sans exception de nationalité ou de religion, est
considéré aux yeux des pratiquants comme des pitit lwa (enfants des
Lwa 4). Ainsi, au besoin, n’importe qui peut demander à un ougan ou
une manbo de consulter un Lwa et, s’il le faut, de lui organiser une
cérémonie en l’honneur de ce dernier. En outre, il y a très peu de pratiquants vodou qui ont l’habitude de s’identifier sous l’étiquette « vodouisant » 5 (Richman 2005: 157). Ils se présentent de préférence en
indiquant synthétiquement leur pratique de la manière suivante :
3
4
5
Catholiques à 54,68 %, baptistes à 15,40 %, pentecôtistes à 7,94 %, adventistes à 2,96 %, vodouisants à 2,11 %, méthodistes à 1,48 %, épiscopaliens à
0,67 %, témoins de Jéhovah à 0,45 %, mormons à 0,07 %, musulmans à
0,02 %, autres à 4,00 %.
On appelle communément Lwa en Haïti les Esprits qui font l’objet de culte
dans le vodou et qui forment l’environnement surnaturel de ses adeptes.
Dans certaines régions du pays, ils sont dénommés également Mystères,
Anges ou Saints.
Sauf dans des cas très nouveaux où l’on peut rencontrer des initiés appartenant à une association vodou (surtout en milieu urbain).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
20
mwen sèvi (je sers les Esprits), mwen sèvi Mistè (je sers les Mystères
ou des Lwa), mwen konn gen Mistè (j’ai l’habitude d’être possédé par
des Lwa).
Un autre aspect à prendre en compte dans l’analyse de la représentation du vodou dans les statistiques est le poids des pratiques inquisitoriales. Pendant très longtemps, le vodou a été objet de mépris et
souvent persécuté par les institutions officielles. La campagne « antisuperstitieuse » des années 1941-1942 visant sa destruction atteste
bien cette attitude. Le vodouisant, pour ne pas être diabolisé, en présence de l’étranger ou de l’officiel, essaie souvent de nier son attachement au vodou en s’identifiant comme chrétien malgré sa relation
profonde avec les pratiques vodou (Hurbon 1987a : 19).
Conscient de cette réalité, Romain (1986 : 100) avance que la
grande majorité des catholiques haïtiens sont des catholiques de statistiques. Selon le père Foisset, prêtre catholique, en 1946 on pouvait
estimer que 90 % des Haïtiens était des chrétiens baptisés et que, sur
ce nombre, 80 % étaient des vodouisants eu égard à leurs pratiques
religieuses relatives au vodou bien qu’ils aient fréquenté les églises
chrétiennes. Dans le contexte des études religieuses transnationales,
Brown (2001: 5) a noté la diffusion d’une blague très connue sur la
complexité du partage de l’espace religieux en Haïti : «sur six millions d’habitants, on retrouve 85% de catholiques, 15% de protestants
et 100% de serviteurs vodou». Si Brown a pris le soin de rappeler
qu’il s’agit d’une bouffonnerie, elle a souligné [16] aussi que cette
plaisanterie - dans une certaine mesure - n’est pas sans rapport avec la
réalité du champ religieux en Haïti.
Si très peu d’Haïtiens se qualifient de « vodouisants », cette tradition ancestrale ne révèle pas moins un « axe fondamental de la culture
haïtienne » Hurbon (1987a [1972] : 8) dans le sens que son imaginaire
traverse ou influence presque tous les aspects de la vie socioculturelle
et même politique de l’être haïtien. Cette observation a suscité chez
Planson (1974 : 36) l’interrogation suivante : « On est seulement en
droit de se demander s'il existe un seul Haïtien qui, d'une manière ou
d'une autre, ne soit pas relié au vaudou, même si ces liens sont souvent, pour nous, imperceptibles ». Pour Kuyu (2007 : 144), ce système
de croyances et de pratiques, vu sous l’angle de sa complexité, est un
« phénomène social total » au sens de Marcel Mauss. À ses yeux, il
est l’un des principaux marqueurs identitaires du peuple haïtien. Ker-
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
21
boull (1973 : 16), en parlant des paysans haïtiens, a souligné que toute
leur anthropologie culturelle est dominée par le vodou.
Devant le fait qu’il est préservé et transmis en dépit de tous les préjugés et persécutions, l'histoire des femmes et des hommes qui le vivent concrètement semble une voie assez prometteuse à scruter dans
la quête d’une compréhension de sa transmission dans le milieu
haïtien. Et parmi eux, on retient tout particulièrement des personnages
clés dans l’initiation qui sont détenteurs de connaissances et
d’expériences spécialisées, à savoir les ougan et les manbo. Ces derniers assurent la fonction de production, de reproduction et de diffusion des biens et des services religieux. Il s’agit là du fondement de la
transmission religieuse qui permet d’étudier l’un des principaux mécanismes du vodou en Haïti.
Dans cette étude, nous voulons donc nous pencher sur cette transmission des pratiques religieuses des prêtres vodou dans le sens de la
réalisation du processus de socialisation et de construction de leur
identité. Ainsi, ce travail de recherche vise à étudier la transmission
religieuse dans le vodou haïtien dans une perspective de construction
d’identité religieuse des ougan et des manbo. Cet objectif principal est
scindé en deux objectifs secondaires :
- déterminer le rapport entre la trajectoire personnelle des
prêtres/prêtresses vodou et leur identité religieuse ;
[17]
- saisir la transmission religieuse au sein du vodou haïtien dans la
logique de loyauté envers les ancêtres.
Ces objectifs sont ainsi formulés étant donné que la passation de la
prêtrise vodou est, selon notre intuition intellectuelle, étroitement liée
au degré de l’attachement du prêtre ou de la prêtresse aux engagements pris au cours du processus initiatique. Dans la poursuite de cette
recherche, nous ne prétendons pas réaliser une étude systématique sur
l’évolution des perceptions ou des représentations du vodou, ni sur sa
transformation en tant que « religion vivante » puisque de nombreuses
études ont déjà été engagées en ce sens. Cette thèse vise à innover en
faisant le lien entre ce phénomène de transmission religieuse et la no-
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
22
tion de loyauté dans le vodou haïtien tout en mettant en évidence le
cadre socio-familial et religieux dans lequel l’ougan ou la manbo acquiert son capital symbolique relatif à son statut religieux.
L’orientation proposée ici est une démarche neuve qui entend contribuer à la production de la connaissance en sciences humaines et sociales dans le sens où elle veut répondre à un vide. Que nous sachions,
il n’y a pas encore de recherche scientifique portant spécifiquement
sur la problématique de transmission de la prêtrise vodou en Haïti. Il
est reconnu que ce sacerdoce est transmis de manière orale 6. Mais, les
mécanismes par lesquels les pratiques des ougan et des manbo
(comme étant les piliers du système) se transmettent ne retiennent pas
souvent l’attention des chercheurs qui interrogent le phénomène religieux en Haïti.
De prime abord, nous constatons que le vodou comme religion
afro-américaine a été, durant le début du XXe siècle, un objet auquel
les chercheurs en sciences sociales ont dénié toute légitimité. Du Brésil à Cuba en passant par Haïti, il était couramment traité sous l’angle
de la pathologie sociale, comme étant le produit de la rencontre entre
des formes de cultures dites « inférieures » et la civilisation européenne (Aubrée et Dianteill 2002 : 5-8). Selon la perception de
l’anthropologie (biologique) de l’époque, ces types de croisement de
cultures hétérogènes ne pouvaient donner, tant sur le plan biologique
que culturel, que des « monstres » [18] sociaux, des « bizarreries »
ethnologiques. Le seul point de vue légitime que les religions afroaméricaines attisaient s’exprimait alors en termes criminologiques et
psychiatriques, car la tendance positiviste de l’époque percevait ces
religions comme des foyers de criminalité ou de folie.
Néanmoins, de l’ouvrage de Léon Audain (1908) à celui de Karen
McCarthy Brown (1991) en passant par des auteurs comme Jean
Price-Mars (1928), Melville Herskovits (1937), Louis Maximilien
(1945), Maya Deren (1953), Alfred Métraux (1958), Roger Bastide
6
En parlant de la passation des savoirs et pratiques traditionnels, Severi (2007
[2004] : 303) a fait remarquer que, d’une manière générale, « la forme du
processus de transmission des connaissances, d’habitude, intéresse moins ».
On se limite le plus souvent à une mention bien hâtive du fait que la transmission des croyances d’une génération à l’autre se trouve confiée à la
transmission orale.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
23
(1967), Laënnec Hurbon (1972) et bien d’autres encore, le vodou
haïtien est passé du statut d’objet paria à celui d’objet de laboratoire
des nouveaux discours anthropologiques. Selon Aubrée et Dianteill
(2002 : 6), ces études peuvent être regroupées en trois grandes catégories : l’approche positiviste et évolutionniste du vodou, l’âge classique
de l’afro-américanisme et les approches postmodernes du vodou
haïtien.
1 - Approche positiviste
et évolutionniste du vodou
Retour à la table des matières
Audain, dans un ouvrage intitulé Le mal d’Haïti : ses causes et son
traitement, publié en 1908, voulant revendiquer la place d’Haïti au
rang des pays dits « civilisés », voit dans les manifestations du vodou
l’expression de « la barbarie des temps passés », un véritable anachronisme, un espace de jeu pour « des grands enfants en veine
d’amusements ». Il perçoit les cérémonies vodou comme des pratiques
d’abrutissement qui sont la « conséquence presque fatale d’une alcoolisation périodique et intense, dans l’excitation nerveuse des servantes,
trop propre à engendrer des névroses telles que l’hystérie et l’épilepsie
et du fait même de ces névroses, certaines suggestions criminelles… ».
Puisqu’il part à la recherche des « traitements » au mal d’Haïti, au
problème vodou, il propose qu’on supprime ce qui peut y nuire au développement physique, intellectuel et moral de l’individu. Pour cela,
la cérémonie qui précède le sacrifice, l’effusion publique du sang des
animaux, la « fureur tafiatique » 7 des initiés doivent être éradiquées.
Autrement dit, il faut réduire les cérémonies vodou à une simple danse
populaire, joyeuse et décente (Audain 1908 : 54-57). [19] On doit souligner qu’il est jusqu’ici très réservé dans ses propos. Car beaucoup de
ses contemporains ont opté pour l’interdiction ou la destruction pure
et simple de tout ce qui pourrait ressembler à une survivance de
l’africanité. Massillon Gaspar a écrit par exemple en 1906 dans Le
7
Du tafya ou kleren qui est une sorte d’alcool de canne à sucre.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
24
petit Haïtien les propos suivants : « Hélas, ce peuple est plongé dans
l’erreur et l’idolâtrie […]. Sauvons Haïti de tant d’abominations […].
Efforçons-nous d’effacer jusqu’au dernier vestige la grossière superstition qui imprime la honte et la tare de la flétrissure sur nos fronts
d’Haïtiens ! » 8. Et, effectivement, pour éradiquer le vodou (perçu
comme responsable du sous-développement de l’île) dans la paysannerie haïtienne, certains proposent la scolarisation et les services sociaux de base généralisés, d’autres la destruction des onfò 9 et
l’emprisonnement des pratiquants.
Dans ce paradigme opposant « idolâtrie » et « vraie religion »,
« primitif » et « civilisé » dominent les élites et l’État qui espéraient
voir tôt ou tard la disparition du vodou dans la société haïtienne (Hurbon 2005 : 163). D’autres voix assez éloquentes comme celle
d’Audain ont exprimé la persistance des préjugés vis-à-vis de cette
religion populaire. Dorsainvil a publié un texte dans la Revue Haïti
médicale (1913) traitant la possession vodou comme domaine « pathologique du sentiment religieux et de la croyance ». Dans cette
étude, il a déclaré que le vodou, dans ses effets psychophysiologiques,
est une psycho-névrose raciale d’ordre religieux confinant aux paranoïas (Dorsainvil 1931 : 151).
Douyon (1969), dans la Revue Acta criminologica (Études sur la
conduite antisociale), publie « La transe vaudouesque : un syndrome
de déviance psychoculturelle ». Selon l’auteur, la crise de possession
dans le vodou est un exutoire où les adeptes extériorisent et évacuent
leur agressivité refoulée. En ce sens, le vodou joue d’après lui un rôle
implicite de réducteur de la délinquance et de la criminalité dans le
pays (Douyon 1969 : 55).
8
9
Cité par Hoffmann (1990 : 154).
Il s’agit d’un espace sacré de base où un spécialiste du sacré accomplit les
travaux de divination, de traitement et d’autres rituels. Dans la tradition rada
kanzo, c’est un lieu aussi de culte solennel, de vie commune (instruction, entraide) pour la congrégation des fidèles. Il se compose de diverses parties :
péristyle, badyi, dyèvò et peut même aller jusqu’à inclure bois sacré, cimetière, source. Lorsqu’on a réservé une maison distincte pour le service de
chacune de ces grandes familles rituelles, on distingue les onfò rada, petwo,
kongo.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
25
[20]
À ce niveau, le regard commence à s’inverser. On est en présence
d’une certaine évolution dans les analyses psychopathologiques du
vodou. Les manifestations vodou exprimées par des crises de possession, étudiées en lien avec le contexte « analphabétisme / misère / angoisse », devraient être examinées comme « un syndrome original de
la psychopathologie du Noir en pays sous-développé ». Face à
l’adversité, l’Haïtien socialisé dans une sous-culture vodou extériorise
ses frustrations, ses rages d’impuissance, ses tendances suicidaires par
la crise de possession qui lui sert à neutraliser des tendances destructrices (Douyon 1969 : 45-53).
Selon la huitième recommandation qu’il formule dans sa conclusion, il invite d’autres chercheurs à déterminer le mécanisme de la
transmission de la transe des parents aux enfants en ayant pour préoccupation de savoir si la crise de possession pourrait être activée sans
un apprentissage préalable (Douyon 1969 : 58).
Avec les analyses de Douyon, on est passé d’un vodou vecteur de
criminalité à un vodou réducteur de violence. Cette évolution n’est
pas sans rapport avec les travaux des afro-américanistes.
2 - Courant des classiques du vodou :
les Afro-américanistes
Retour à la table des matières
L’essai ethnographique intitulé Ainsi parla l’Oncle de Jean PriceMars, publié en 1928, représente une rupture épistémologique avec le
paradigme positiviste/évolutionniste qui reléguait le vodou à la sorcellerie (et à une tare africaine). La préoccupation profonde de l’auteur
est très explicite dans son avant-propos : « Toute la matière de ce livre
n’est qu’une tentative d’intégrer la pensée populaire dans la discipline
de l’ethnographie traditionnelle ». En commençant par démontrer que
la « barbarie » des Africains était un mythe savamment construit et
entretenu par ceux qui les dénigraient, et que les Haïtiens n’avaient
aucune raison de ne pas assumer leur héritage ancestral, à l’opposé du
paradigme dominant de son époque, il a osé définir le vodou non
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
26
comme une simple composante du folklore haïtien, mais comme une
[21] religion à part entière et, en tant que telle, digne d’être l’objet des
recherches de la science ethnologique.
Selon Price-Mars (2009 [1928] : 42), le vodou est une « vraie » religion au même titre que les polythéismes de l’Antiquité méditerranéenne. Ce statut lui est attribué parce que « tous ses adeptes croient à
l'existence des êtres spirituels qui vivent quelque part dans l'univers en
étroite intimité avec les humains dont ils dominent l'activité ». Il comporte un corps sacerdotal hiérarchisé, une société de fidèles, des
temples, des autels et des cérémonies. De sa tradition orale, on peut
tirer une théologie, un système de représentation grâce auquel les
adeptes donnent sens aux divers phénomènes naturels qui les entourent. Et, à travers cette tradition, se transmettent les parties essentielles
de ce culte.
À la manière de Marcel Mauss, Price-Mars invite ses contemporains, à apprécier le vodou, non pas du point de vue de la philosophie
chrétienne, mais plutôt d’un point de vue endogène :
… si, au lieu de la [morale vodou] considérer en comparaison de la
morale chrétienne, on la jugeait à sa valeur intrinsèque, on verrait par la
sévérité des sanctions auxquelles s’expose l’adepte qui transgresse « la
loi » combien celle-ci commande une discipline de la vie privée et une
conception de l’ordre social qui ne manquent ni de sens ni d’à-propos
(2009 [1928] : 45).
En pleine occupation américaine (1915-1934) 10, plusieurs jeunes
intellectuels vont suivre les idées de Price-Mars 11 et faire du folklore
10
11
À la même époque, aux États-Unis, plusieurs journaux et ouvrages à sensation relancent tous les préjugés du XIXe siècle (époque coloniale) sur le vodou, identifié à des pratiques de cannibalisme, de sacrifices et de sorcellerie,
et cela, en vue de refonder et consolider le racisme anti-noir sur la vision
d’une Haïti tout entière plongée dans la barbarie (Hurbon 2005 : 157).
Selon Hoffmann, avant Price-Mars, Duverneau Trouillot, dans son Esquisse
ethnographique (1885), aurait été le premier à tenter d’établir une différence
entre le vodou et la sorcellerie : « La disparition du vaudoun dépend d’une
propagande religieuse active, intelligente, ce qui est affaire des missions
chrétiennes ; mais la sorcellerie, l’exception, le crime revêtu de la livrée de
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
27
haïtien et aussi du vodou l’objet d’une littérature florissante. Une trentaine d’années plus tard, dans un essai sur la littérature et les arts
haïtiens (1959) 12, le Maître a pu observer par lui-même les effets de
ses propres idées novatrices.
[22]
Poètes, romanciers, historiens, peintres, musiciens, architectes, sculpteurs, tous se tournèrent vers les sources indigènes […]. Des chercheurs sociologues, philologues - interrogèrent nos origines […]. Religion paysanne, syncrétisme et conflits de croyances, ambivalences et refoulements,
affections et tendances psychopathiques inciteront les chercheurs à retrouver dans l’ethnographie, la psychiatrie et l’ethnopsychiatrie, un terrain
neuf […]. Ainsi naquit cette révolution dont les conséquences se poursuivent encore (Price-Mars 2010 [1959] : 30).
Parmi eux, on note la formation d’un courant littéraire connu sous
le nom de la Négritude ou de l’école indigéniste. Toujours sous
l’influence de Price-Mars, la pratique et l’enseignement de
l’ethnologie allaient être institutionnalisés par la création (le 31 octobre 1941) du Bureau d’ethnologie par Jacques Roumain, comme
centre de recherche 13. Avec une équipe de départ composée de
Jacques Roumain, Kurt Fisher, Edmond Mangonès, Louis Maximilien
et, par la suite, Lorimer Denis, Emmanuel C. Paul et Jacques Oriol,
une nouvelle définition de la « culture haïtienne » allait émerger, dans
laquelle prédomine l’apport africain à l’opposé de la définition des
classes dominantes pour qui l’apport européen constituait l’élément
essentiel (Charlier-Doucet 2005 : 125).
12
13
vodoun est affaire de l’autorité civile, armée pour sa répression de la loi pénale appliquée sans merci » (Hoffmann 1990 : 139).
Titre de l’ouvrage : « De Saint-Domingue à Haïti. Essai sur la Culture, les
Arts et la Littérature »
Ce Bureau serait une résultante des conversations entre J. Roumain et A.
Métraux sur la nécessité de sauver le souvenir du vodou qui était si gravement menacé par le feu inquisitorial (Métraux 1958 : 13). Et un mois après
sa création, arrive l’Institut d’ethnologie consacré à l’enseignement sous la
direction de Jean Price-Mars.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
28
Dès lors, même si le droit à la liberté de culte n’était pas encore garanti pour le vodou par les gouvernements, l’intérêt scientifique pour
ce culte et les « survivances » africaines dans la culture haïtienne avait
pris son élan. Et les chercheurs parviennent à faire sortir le vodou de
la catégorisation discriminatoire qui le faisait passer pour un cas social
pathologique et criminogène, et à le réhabiliter en lui reconnaissant
ses aspects esthétiques et ses rôles dans les pratiques thérapeutiques
(Hurbon 2005 : 157). Plus tard, d’autres auteurs (Trouillot 1971,
1972; Hoffmann 1987; Laguerre 1989) vont insister sur la contribution du vodou aux différentes luttes des esclaves qui ont abouti à la
fondation haïtienne le premier janvier 1804.
Si Price-Mars a eu la conviction que le vodou, en plus d’être une
religion, est une source vive de musique, de danse, de littérature orale
(Aubrée et Dianteill 2002 : 9), Louis Maximilien (2005 [1945]) le
perçoit quant à lui comme « une source jaillissante d’éléments d’art
dramatique pour un artiste qui voudrait les comprendre et les changer.
Il en sortirait un [23] théâtre populaire […] ». Quand Franck Fouché
allait penser quelques décennies plus tard le projet d’un « théâtre populaire », c’est à cette notion du « vodou pré-théâtre » qu’il a pu recourir (Célius 2007 : 368).
Dans cette construction de l’ethnologie haïtienne (ethnologie du
proche), des chercheurs américains (Melville J. Herskovits, Maya Deren) et français (Alfred Métraux, Roger Bastide) ont pu contribuer à la
production des savoirs ethnologiques sur la société haïtienne, particulièrement sur le vodou. En appliquant les principes modernes de l'anthropologie culturelle à l'ethnologie des Afro-américains, ils ont consolidé au fur et à mesure (chacun avec sa petite pierre) un nouveau
regard épistémologique sur la culture haïtienne. Dans leurs travaux, le
statut de « religion » accordé aux croyances et pratiques vodou est
renforcé en dépit des préjugés qui niaient la possibilité d’existence
d’une religion africaine ou afro-américaine (Aubrée et Dianteill 2002 :
8). Chez Métraux, par exemple, le vodou haïtien est défini comme
…un ensemble de croyances et de rites d'origine africaine qui, étroitement mêlés à des pratiques catholiques, constituent la religion de la plus
grande partie de la paysannerie et du prolétariat urbain de la République
noire d'Haïti. Ses sectateurs lui demandent ce que les hommes ont toujours
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
29
attendu de la religion : des remèdes à leurs maux, la satisfaction de leurs
besoins et l'espoir de survivre (1958 : 11).
Avant Métraux, on peut noter du côté d’Herskovits (1975 [1937] :
153) des énoncés qui visaient la déconstruction des regards évolutionnistes sur le vodou. Dans le phénomène vodou, il entrevoyait un
système de croyances qui n’est ni la pratique de la "magie noire", ni
de l’hystérie pathologique désordonnée comme il est si souvent représenté. Ainsi, il a soutenu que
Les dieux [vodou] sont reconnus par leurs adorateurs, et leurs devoirs
envers eux sont également bien compris. Pour l'accomplissement de ces
devoirs, ils obtiennent comme récompense - de bonne santé, de bonnes
récoltes, et de la bienveillance des leurs prochains. En cas de négligence,
ils attendent la mauvaise fortune comme punition. Et, sur cette base de la
croyance, est érigé le cérémonial du culte.
[24]
Pour Herskovits et Bastide, le vodou haïtien constituait un cadre
empirique pour discuter de la réalité des contacts culturels à travers
les concepts d’acculturation, de syncrétisme religieux, de réinterprétation culturelle. Si, au début, Bastide se montrait diffusionniste comme
Herskovits et citait assez souvent ses définitions de l’acculturation et
de la réinterprétation 14, il a fini par se distancier quelque peu de
l’anthropologue américain en proposant de préférence le concept de
« l’interpénétration des cultures » pour rendre compte de la réciprocité
communicationnelle des civilisations en contact (Bastide 1998
[1948] : 42).
Ainsi, dans son ouvrage Les Amériques noires (1967), il a appliqué
les principes de l’anthropologie interculturelle pour analyser les reli14
Selon Herskovits, l’acculturation est « l’ensemble des phénomènes qui résultent du contact direct et continu entre des groupes d’individus de cultures
différentes avec des changements subséquents dans les types culturels originaux de l’un ou des autres groupes » ; la « réinterprétation culturelle renvoie
au processus par lequel de nouvelles valeurs changent la signification culturelle des formes anciennes » (Ravelet 1998 : 7).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
30
gions afro-américaines (santeria cubaine, candomblé du Brésil, shango de la Trinidad, obeah de la Jamaïque, vodou d’Haïti). Après ces
considérations, il termine sur une conclusion prospective qui se formule de la manière suivante : « Nous pensons donc que les cultures
afro-américaines sont loin d’être mortes, elles rayonnent au contraire
et s’imposent aux Blancs 15. Elles pourront demain, dans un monde
sans cesse changeant, donner encore de nouvelles floraisons et nourrir, de leur miel ou de leurs piments, de nouvelles promesses de
fruits ».
Comme l’a remarqué Vonarx (2005 : 14), que ce soit du côté des
Haïtiens ou des étrangers, les premiers travaux relatifs au vodou
étaient plutôt substantifs. Selon Métraux [25] (1958 : 13), il était question de constituer une ethnographie d’urgence aussi complète que possible de cette religion populaire afin de sauver sa mémoire de la frénésie des curés catholiques (appuyés par l’État) qui s’efforçaient de la
déraciner du sol haïtien.
Pour sortir de cette approche ethnographique centrée sur l’essence
du vodou, il faudra attendre les travaux d’ordre explicatif et théorique
d’auteurs comme Laënnec Hurbon (à partir de 1972 avec Dieu dans le
15
Pour illustrer ce point de vue de l’interpénétration réciproque, il donne
comme exemple une pratique magique européenne du Bas-Empire romain
(envoûtement à l’aide d’une poupée lardée de coups d’épingle) intégrée
dans les cultures afro-américaines alors que les Blancs, pour gagner un
match de football, ou pour atteindre d’autres fins, se réfèrent à la magie des
Nègres, considérée par eux comme plus efficace, à cause de son caractère
« étrange » et de vieilles peurs coloniales. Sur le plan culturel, il note que le
jazz provient de la musique des Calenda, reprise à travers des instruments
de musiques occidentaux. L’orchestre typique cubain est le résultat d’une
hybridation, qui s’est faite aussi dans les villes de l’île, entre des instruments
de musique africains mulâtrisés et des instruments de musique européens
africanisés. Contrairement aux « apôtres » qui s’apprêtaient à annoncer la
mort du vodou haïtien par l’éducation des masses et en leur pourvoyant les
services sociaux de base, Bastide a noté que la culture nègre n’a donc pas
été tuée par l’urbanisation et l’industrialisation, car elle répond au contraire
à de nouveaux besoins, que la ville ne pouvait satisfaire. Mais il y a plus.
Car ce vide spirituel, que la ville crée au fond de chaque humain, le Blanc le
ressent naturellement autant que le Noir. Ce qui fait qu’il cherche de plus en
plus du côté de l’Afrique ou du côté de l’Amérique noire la satisfaction de
ses nécessités vitales que la société industrielle ne peut lui apporter (Bastide
1973 : 166, 228-231). Voir aussi Patrimoines métissés de Turgeon (2003).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
31
vaudou haïtien), de Michel Laguerre (Voodoo and politics in Haiti,
1989) - plus récemment - de Karen Richman (Migration and vodou,
2005). Dans ces types de travaux, il va être étudié dans un cadre
d’analyse plus large en le situant dans des rapports sociaux complexes
de classe et de pouvoir. Ayant acquis le statut d’objet d’étude légitime
pour historien, ethnographe, ethnologue, sociologue, l’attrait des chercheurs à se faire initier au culte vodou va déboucher sur de nouveaux
rapports entre l’observateur et l’observé.
3 - Approche postmoderne du vodou haïtien
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L’approche postmoderne du vodou renvoie à des recherches qui
visent à abattre les cloisons entre des positions caractéristiques de la
rationalité opératoire de l’anthropologie classique. Elle se définit,
entre autres, par quatre types de transgression volontaire : la multiplicité des « vérités », la confusion entre fiction et réalité, l’abolition de
la distinction observateur/observé et la déconstruction des catégories
masculin/féminin (Aubrée et Dianteill 2002 :11-12).
Cette entreprise de critique radicale des sciences sociales retrouve
dans le vodou des terrains qui se prêtent à ce travail de remise en
question. En 1991, Brown, à travers le phénomène de la possession
vodou, a insisté sur la pluralité des identités humaines et surnaturelles
selon laquelle un corps humain peut être occupé par des personnalités
hétérogènes, ce qui remet en question l’idée d’un moi unique pour
chaque individu 16. Dans ce travail académique (d’universitaire initiée
au culte [Brown 2001 : 8 et 10]) où elle prouve qu’il [26] n’y a pas de
vérité unique sur l’être humain, la distinction entre observateur et observé est radicalement déconstruite. Contrairement à l’approche précédente, ici, la subjectivité de la chercheure est exposée, sans pour
autant qu’elle prime sur celle des autres acteurs du drame initiatique
(Aubrée et Dianteill 2002 :13).
16
Selon Aubrée et Dianteill (2002 : 12), ce fractionnement subjectif est précisément une caractéristique centrale de la postmodernité.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
32
En décrivant les transformations produites par la migration sur les
pratiques cultuelles, par cette posture épistémologique, elle porte sur
le vodou un regard anthropologique décomplexé (Brown 2001 : 12).
Et dans cette voie, elle a inauguré avec d’autres chercheurs (Sidney
Mintz, Gérald Murray, Ira Lowenthal, Alex Stepick, Drexel Woodson,
Paul Farmer, Leslie Desmangues) ce que Béchacq (2007 : 53) appelle
« l’école américaine ». Celle-ci est reconnue pour ses grands travaux
de recherche sur les Caraïbes. En parcourant les travaux réalisés
jusqu’ici, sauf quelques rares exceptions 17, nous constatons qu’ils
vont surtout dans le sens de la recherche d’une compréhension du vodou à travers la description de ses différents rituels et de son panthéon. Comme l’a souligné Kerboull (1973 : 13), ces études présentent
en général des images très proches les unes des autres d’un vodou local, celui de la Capitale.
Cette critique, qui reste encore fondée, a été déjà formulée en 1949
par Emmanuel C. Paul. Selon ses propos, localiser des activités de
recherche uniquement à Port-au-Prince pour étudier le peuple haïtien,
comme le font souvent le Bureau d’ethnologie et l’Institut
d’ethnologie, représente une démarche très sélective sur le plan géographique et qui ne tient guère compte des variations socio-spatiales.
Le vodou, a-t-il remarqué, a été jusqu’à présent étudié en bloc à partir
de la capitale (Paul 1949 : 23, 39). En outre, il est vrai que le vodou
fait souvent objet de débats et d’études pertinents, mais, il reste une
réalité religieuse « peu connue » (Laguerre 1980 : 21) ou « une des
religions les plus mal comprises » (Brown 2001 : xvii). En effet,
comme a pu remarquer Tarot (2008 : 25), « les sciences des religions
17
Nous avons déjà souligné des travaux comme ceux de Hurbon (1972), de
Laguerre (1989) ou de Richman (2005) qui ont abordé le vodou dans une
approche explicative et non substantive. Par rapport à la tendance d’étudier
le vodou à partir de la Capitale (Port-au-Prince), Herskovits lui-même
(1937) a été à Mirebalais (une commune du Département du Centre d’Haïti).
Richman a été à la Petite Rivrière [Ti Rivyè], 2e section communale de Léogâne (Arrondissement du Département de l’Ouest). Cependant, on peut
constater qu’il y a un rapprochement très étroit entre les traits du vodou de
Port-au-Prince et les caractéristiques du vodou de Léogâne. L’acceptation de
l’ougan asogwe comme "ougan ginen" dans la zone de Léogâne est un indicateur de cette influence. Car, dans les régions rurales qui ne sont pas exposées à l’influence de la Capitale, le fait de prendre l’ason est synonyme
d’acheter un Lwa, donc, l’acheteur n’est pas un héritier. C’est un ambitieux.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
33
traitent de l'objet [27] sans doute le plus controversé, le plus conflictuel et le plus mal connu qui soit dans nos sociétés » surtout que (depuis une vingtaine d’années) « les traditions s’inventent et se réinventent sans cesse » (Augé et Colleyn 2009 : 111).
À travers ce survol, on constate que la problématique de la transmission de la prêtrise vodou dans cette culture afro-américaine n’est
pas encore étudiée. Du moins, elle est abordée très rarement et de façon superficielle. Si Douyon (1969) a fait sentir la nécessité d’étudier
cette question en ce qui concerne la crise de possession, quatre ans
plus tard, Kerboull (1973 : 175-176), dans un travail d’essai de définition du vodou, a établi l’existence des « héritages sacrés » comme
corpus de Lwa, protecteurs traditionnels légués à une famille étendue.
Dans sa conclusion, il soutient que la transmission de ce corpus sacré
à de nouvelles générations traduit le degré de son importance aux
yeux des Haïtiens. Sans la persistance de cet héritage comme institution, pense-t-il, le « vodou-religion » disparaîtra au profit des pratiques strictement magiques et/ou touristiques (Kerboull 1973 : 47 et
305).
Si le travail de Kerboull a le mérite de pouvoir nous guider dans la
description des « Lwa religieux » ou Lwa ginen (par opposition aux
Lwa mercenaires ou achetés) 18 transmis de façon onirique aux héritiers, néanmoins, il ne nous renseigne pas sur le pourquoi de
l’attachement à cet héritage. Ensuite, hériter d’un Lwa familial est loin
d’être suffisant pour accéder au rang de prêtre. De surcroît, tous les
descendants d’un ougan ou d’une manbo ne deviennent pas chefs religieux à leur tour. Il faut des actes sélectifs. En ce sens, nos connaissances autour de la réalisation de la transmission des pratiques de la
prêtrise vodou dans la société haïtienne demeurent lacunaires.
Au moyen d’une exégèse de chansons vodou, Laguerre (1980: 21)
a attiré notre attention sur le sens de ces "poèmes chantés" comme
18
En effet, la question de l’existence des « Lwa mercenaires ou achetés » est
une réalité de la conscience collective vodou. Néanmoins, un de mes interlocuteurs nous a dit que c’est la tendance hors-la-loi ou criminelle de
l’individu qu’il faut mettre en question. Les Lwa, argumente-t-il, sont des
Esprits. Donc, on ne peut pas les vendre ou les acheter. Et, tout le monde a
en lui cette potentialité divine qui doit être juste activée. Si on peut parler de
« mercenaires », il faut pointer du doigt celui qui se présente comme ougan
et prétend qu’il a des Lwa à vendre et non les Lwa eux-mêmes.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
34
étant une clé pour comprendre la mythologie vodou. Pour lui, c'est à
travers des chansons que l'on est susceptible de parvenir à [28] une
meilleure compréhension des croyances et des rituels, car elles sont
l’expression de la culture vodou et ouvrent la voie aux besoins de la
communauté tout en nous informant de manière efficace sur les attributs des Déités du panthéon (Laguerre 1980: 22).
Si l’étude de l’ethno-théologie vodou, et surtout des caractéristiques des Divinités sont nécessaires pour une meilleure compréhension de cette tradition religieuse, dans le cadre de cette recherche,
l’intérêt du travail de Laguerre (1980) sur les chansons vodou nous est
apparu quand il s’interroge sur la problématique de la transmission de
ces chansons. Il note que ce n'est pas par la parole écrite que la connaissance vodou se transmet d'une génération à l'autre, mais par la
tradition orale (Laguerre 1980: 34). Pour lui, cette tradition orale a des
règles grammaticales que l'on doit apprendre si on veut saisir les mécanismes par lesquels cette transmission se réalise. Autrement dit, «la
transmission ne se fait pas de manière désordonnée».
Pour saisir ces mécanismes, Laguerre suggère qu’on se concentre à
la fois sur le contenu, sur les agents, sur les techniques utilisées ainsi
que sur les institutions (famille, lakou ou temple vodou) qui servent de
foyers de cette transmission. Dans le cas du culte familial ou privé, la
transmission des chansons est assurée par un choisi des Lwa alors que
pour le culte public (dans les sanctuaires vodou), elle est la prérogative des spécialistes qui sont des ougenikon 19 ou des ougan.
Afin de perpétuer cette spécialité 20 à travers les générations, un
ougenikon âgé tient à ce qu’il y ait un jeune onsi qui apprenne les
chansons de son répertoire. Après sa mort, l’onsi talentueux de la
congrégation est promu pour prendre sa place. En fait, avant qu’ils
atteignent le stade de l'initiation formelle, les enfants apprennent les
chansons vodou en accompagnant leurs parents dans les cérémonies.
Néanmoins, dans le processus de transmission, Laguerre a [29] re19
20
Chef de chœur, coryphée (femme ou homme) du temple. Il envoie les chants
et les arrête. Il a le pouvoir d’appeler les Lwa à travers les chants. Il assiste
le prêtre et le remplace quand il est possédé, ou quand, pour une raison
quelconque, il ne peut conduire toute la cérémonie.
Savoir chanter Lwa, interpeller les Lwa par des chansons, enflammer le public au moyen des chansons sacrées.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
35
marqué la possibilité des altérations ou des transformations qui peuvent se produire 21. Pour lui, ces modifications sont des effets non
surprenants et même inévitables (Laguerre 1980 : 36).
Si la préoccupation de Laguerre était surtout la quête d’une meilleure compréhension du panthéon vodou et aussi de dévoiler la richesse de cette tradition religieuse à travers les chansons sacrées, son
arrêt sur les modes de transmission de ces chansons est très éclairant
pour cette thèse dans le sens où il peut nous orienter sur le rôle du milieu familial, des lakou ou temples vodou dans la transmission de la
fonction du ougan ou de la manbo. Cet apport est d’autant plus pertinent par le fait qu’il nous informe que le processus de passation de
connaissances ou savoir-faire n’est pas une transmission exacte. Au
cours du chemin, ce processus subit des altérations volontaires ou fortuites.
L’autre étude qui se rapproche un peu de notre sujet de thèse est
celle de Hurbon. Dans un texte publié en 2004 (Revue Social Compass) sur la problématique du rapport entre religion et génération, il
consacre une demi-douzaine de lignes aux religions afro-américaines
dans l’espace caraïbéen, en soutenant l’hypothèse selon laquelle « les
religions dans la Caraïbe sont toutes vécues comme des dispositifs de
reconstitution d’une mémoire dans le contexte de l’esclavage outreAtlantique ». Il voit dans l’initiation et le mariage mystique 22 deux
21
22
Pour expliquer ces altérations, Laguerre (1980: 36) a noté que des modifications peuvent être causées par une perte de mémoire et le chanteur peut
remplir un trou dans une phrase afin de garder la mélodie adoptée selon les
besoins et les sensibilités locaux. Des mots ou des phrases courtes peuvent
être ajoutés pour expliquer certaines parties du texte. Lors de la transmission
d'une chanson d'une génération à l'autre, il peut arriver qu'une partie du texte
devienne inintelligible pour certaines personnes. Le texte peut se référer à
des événements spécifiques ou être chargé de symboles locaux avec lesquels
la nouvelle génération n'est pas familière. Dans d’autres cas, l’assemblée
peut continuer à chanter une chanson sans avoir saisi son sens dans lequel
des altérations peuvent passer inaperçues. Des modifications peuvent se
produire quand un dévot apporte une chanson d'un sanctuaire à l'autre.
L’emprunteur peut le transformer pour l'adapter à la configuration de chant
ou de la tradition de sa communauté.
Le mariage mystique est un rituel par lequel un Lwa masculin ou féminin et
un fidèle, en général de sexe opposé, mais pas absolument semble-t-il, se
choisissent comme mari et femme, l’initiative venant de l’un ou de l’autre,
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
36
rituels fondamentaux gardant les liens générationnels. Si la première
donne à l’aspirant initié la possibilité d’être consacré définitivement à
une divinité, protecteur de sa lignée familiale, le second lui accorde
une position paradoxale de fils et époux des divinités qui est, d’après
[30] l’auteur, une tâche de conservation et de transmission d’une mémoire qui cependant peut encore être soumise aux aléas de l’histoire
individuelle (Hurbon 2004 : 182).
Dans le cadre de cette recherche, cette approche nous paraît assez
pertinente. Elle nous donne des pistes d’exploration pour
l’interprétation des rituels initiatiques dans la logique de la transmission d’une mémoire religieuse. Néanmoins, centrée sur les mécanismes de production des religions afro-américaines, elle néglige le
processus par lequel cette mémoire reconstruite est transmise. En plus,
l’auteur ne pourrait pas avoir la prétention de traiter juste en quelques
paragraphes de la problématique de la transmission religieuse au sein
du vodou en Haïti, voire pour toute la Caraïbe.
Partant des considérations précédentes autour de la persistance de
l’héritage sacré et du travail de mémoire qui est à l’œuvre au sein de
cette religion afro-américaine, et par rapport à notre question de départ qui est comment s’opère le processus de transmission de la prêtrise dans le vodou haïtien, nous proposons dans un premier temps de
scruter les différents mécanismes de transmission qui sont opérationnels dans le vodou et qui permettent la construction de l’identité religieuse de l’ougan ou de la manbo. Et dans un deuxième temps, nous
adoptons comme hypothèse de travail que la transmission de la prêtrise dans le vodou haïtien est liée au degré de loyauté du prêtre à la
lignée croyante. Dans les lignes suivantes, l’organisation et la structure qui supportent la logique de l’argumentation de la thèse seront
exposées.
plus habituellement de la divinité. En plus de l’initiation, ce rituel entraîne
des obligations dont l’observance assure la continuation de ses bons effets et
dont la négligence expose à des malheurs: entretien des objets consacrés au
Lwa, accomplissement de certains actes rituels (à l’aide de parfum, de foulard, etc.), abstinence sexuelle le jour et la nuit réservés au Lwa … (Guy
Maximilien, Rituels liturgiques – vodou, Texte inédit).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
37
4 - Organisation et structure générale
de la thèse
Retour à la table des matières
Afin de poursuivre les objectifs définis, l’architecture de la thèse
est constituée de six chapitres. Le premier vise à présenter le corps
explicatif de l’étude qui se construit autour des notions de
« transmission culturelle », « transmission religieuse », « prêtrise vodou » et « loyauté ». Il s’agit ici d’explorer dans un premier temps les
principaux points de vue théoriques relatifs à ces concepts, puis discuter de l’applicabilité de la notion de « prêtrise » dans le vodou haïtien.
Au début de la construction de notre objet d’étude, certains de nos
[31] lecteurs ont eu de la difficulté à percevoir les ougan et les manbo
comme étant des « prêtres » puisque de nos jours, on a tendance à
prendre le sacerdoce du catholicisme comme modèle par lequel on
mesure la fonction de la prêtrise dans les autres traditions religieuses.
Ceci nous a conduit à retracer la trajectoire ethnologique de cette notion et à justifier son utilisation dans le champ vodou. Après avoir clarifié ce point, le chapitre se termine par la définition du concept de
loyauté qui représente la variable explicative de notre hypothèse de
recherche. Ces outils conceptuels et analytiques ont pour fonction de
nous guider dans la construction de l’objet d’étude et surtout de nous
rendre aptes à procéder à l’analyse des données que l’enquête de terrain nous a fournies.
Pour accéder à ces données, l’enquête ethnologique a été la meilleure approche, celle qui nous a permis d’appréhender les mécanismes
de la transmission du sacré dans cette tradition orale qu’est le vodou
haïtien. Ainsi, le deuxième chapitre expose les procédés par lesquels
nous avons soumis notre intuition théorique à l’épreuve du terrain. À
ce niveau, dès le départ, nous avions retracé notre propre histoire en
rapport avec le vodou avant de présenter les démarches et les outils
méthodologiques qui nous ont permis de créer des liens de confiance
et d’entamer le dialogue avec nos « interlocuteurs/interlocutrices » en
vue de la collecte des informations. Ici, la méthode de récit de vie a
été privilégiée même si elle a dû être renforcée ou objectivée par
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
38
d’autres méthodes secondaires (récit de lieux, récits d’objets, récit de
pratiques, recherche documentaire, entrevues avec des personnes clés,
observation directe).
Le troisième chapitre porte sur le cadre socio-familial et religieux
de nos interlocuteurs et interlocutrices. Le vodou haïtien est généralement présenté comme une religion familiale. Effectivement, l’ougan
ou la manbo qui veut jouir d’une certaine légitimité dans le milieu doit
pouvoir inscrire sa pratique dans la lignée de ses parents, soit du côté
de son père, soit du côté de sa mère. Ainsi, avant de présenter le profil
de nos interlocuteurs et de suivre leur trajectoire en lien avec la prêtrise vodou, nous avons d’abord présenté les grands traits de la famille
haïtienne pour ensuite saisir les interactions entre le vodou et la famille traditionnelle haïtienne. Vu le rôle de la famille dans la formation de l’identité et le développement du sentiment religieux, une
compréhension du cadre familial dans laquelle l’ougan ou la manbo a
été socialisé s’avère un atout majeur pour l’étude de la transmission
dans une culture vodou.
[32]
Après avoir exposé et situé le contexte socio-familial dans lequel
nos interlocuteurs ont intériorisé les pré-requis nécessaires à l’exercice
de la fonction ougan ou manbo dans la société haïtienne, notre tâche
sera, dans le quatrième chapitre, d’entamer la réflexion sur les modes
de passation de la prêtrise par lesquels nos sujets sont devenus aptes à
remplir le rôle d’intermédiaires entre leur communauté et les divinités
vodou. Notre objectif ici est de restituer les mécanismes de transmission de la prêtrise vodou, c’est-à-dire de présenter une description du
processus par lequel on devient ougan ou manbo. À la fin de ce chapitre qui vise à décrire l’acte de transmettre dans le vodou haïtien, les
lecteurs seront prêts à aborder avec nous les deux derniers chapitres
qui seront plus analytiques et explicatifs que descriptifs.
Le cinquième chapitre vise à analyser la question de la persistance
de la transmission en lien avec le sentiment de loyauté du prêtre à sa
lignée croyante. Il s’agit d’aborder le phénomène de la prêtrise vodou
dans le milieu haïtien dans la perspective d’une transmission consciente visant à résister et à survivre contre les forces adverses qui l’ont
perçu comme séditieux (période coloniale) et comme obstacle au développement économique et social d’Haïti. À travers ce chapitre, nous
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
39
espérons montrer que le sentiment de loyauté, renforcé par ce que
Pierre Bourdieu appelle illusio, a un pouvoir explicatif considérable
dans la compréhension du phénomène de la transmission vodou.
Le sixième chapitre vise à analyser le besoin de cohérence de
l’ougan ou de la manbo pris entre deux impératifs : celui de la continuité et celui du changement. Dans une quête de légitimité, la première l’oblige à justifier son attachement à sa tradition ancestrale tandis que, pour s’adapter à l’exigence du temps, il doit être ouvert au
changement. Ainsi, cette partie de la thèse entend examiner le besoin
d’articulation entre ces deux impératifs ou la nécessité de négocier son
inscription dans l’histoire familiale et religieuse comme agent
d’historicité et aussi en tant que digne porteur de l’héritage sacré des
générations qui l’ont précédé.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
40
[33]
Transmission de la prêtrise vodou.
Devenir ougan ou mambo en Haïti
Chapitre I
Corps explicatif de l’étude autour
des notions de transmission culturelle,
transmission religieuse,
prêtrise vodou et loyauté
1. Transmission culturelle [34]
1.1. Approches intra et inter psychiques de la transmission culturelle [34]
1.2. Approche mémétique de la transmission culturelle [37]
1.3. Lecture des psychologues interculturels [40]
1.4. Pour une analyse médiologique de la transmission culturelle [42]
2. Transmission religieuse [46]
3. Usages du « prêtre » comme une notion ambigüe [51]
3.1. Sens du terme prêtre dans la tradition grecque [51]
3.2. Rejet et réappropriation du terme prêtre par les chrétiens (catholiques) [52]
3.3. Sacerdoce des ougan et des manbo [55]
4. Quid de la loyauté ? [60]
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Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
41
[34]
Au niveau de ce chapitre, il nous importe d’explorer dans un premier temps les principaux points de vue théoriques relatifs à la transmission culturelle et à la transmission religieuse, puis de discuter de la
notion de prêtrise, et enfin, de définir notre concept explicatif qui est
la loyauté.
1.1 - Transmission culturelle
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Le phénomène de la transmission culturelle semble aujourd’hui
préoccupant en ce qu’elle concerne les institutions (État, institutions
du sacré, école, famille, armée) qui traditionnellement sont responsables de la survie des collectivités. Pour que la communauté subsiste
au-delà de la mort de ses membres, ces institutions, comme
d’excellents instruments de la continuité sociale, conservent et véhiculent les traditions, les valeurs qui fondent l’identité des communautés
et des peuples. Or, de nos jours, sous l’effet du « choc des cultures »,
« choc des civilisations », on parle beaucoup de crises des identités et
de la nécessité de redéfinir les appartenances (Tarot 2008 : 26). Cela
voudrait dire qu’il y aurait un problème au niveau des opérations de
transmission culturelle ou que ces opérations ne seraient pas réussies.
Quel est l’état de la question en ce qui a trait aux grandes tendances
qui sont dégagées dans les études relatives à la transmission culturelle ?
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
42
1.1.1. Approches intra et inter psychiques
de la transmission culturelle
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En 1976, dans la revue Ann Rev Anthropol, Tindall (1976 : 198208) a noté un vide quasi-total en matière de théories (générales) 23
pouvant permettre d’appréhender le processus de transmission culturelle. Il souligne qu’aucun chercheur ou groupe de chercheurs n’a créé
un système déductif de propositions théoriques visant à décrire, expliquer et « prédire » le processus par lequel les individus en viennent à
la pleine appartenance à leur système culturel.
[35]
Plus récemment, dans un article intitulé Anthropologie et transmission, Berliner (2010 : 6) souligne que la « présence du passé dans le
présent » ou le phénomène de la transmission culturelle est certes une
question aussi vieille que l’anthropologie 24. Mais, comme Tindall, il
constate que ce phénomène et son modus operandi sont rarement un
point de départ, un sujet d’étude « en lui-même et pour lui-même » au
même titre que d’autres objets d’études comme le rite, la culture matérielle, la mémoire, le sexe ou le transnationalisme, pour lesquels divers champs disciplinaires éprouvent un grand intérêt. Dans
l’introduction de La Religion comme phénomène naturel, Boyer
23
24
Il faut préciser que, pour l’auteur, une théorie complète du processus de
transmission culturelle serait alors un système de propositions composé de
concepts théoriques à partir duquel les déductions pouvaient être faites pour
définir, expliquer et prédire les processus dans n’importe quel type de communauté (Tindall 1976 : 199). Mais on sait très bien que cette conception ou
prétention est dépassée aujourd’hui.
La question de la transmission culturelle se trouve souvent sous-jacente aux
débats anthropologiques ou sociologiques et elle est exprimée par des notions comme diffusion géographique de traits culturels, survivances (survivals), enculturation, acculturation, héritage familial, résurgence, résistance,
réinvention, résilience, persistance, permanence du culturel, syncrétisme,
reproduction, socialisation, habitus, mythopraxis, néo-traditionalisme, mémoire, patrimoine… Tous ces termes sont liés et renvoient, sans surprise, à
la question de la transmission (Berliner 2010 : 11).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
43
(1997 : 8) a observé ce même désintérêt, qu’il exprime de la manière
suivante : « Plus complexes encore, et totalement incompris, sont les
processus qui étayent la transmission culturelle ». Ainsi, en ce qui
concerne les travaux relatifs aux processus complexes et aux modalités concrètes du transmettre, Berliner (2010 : 12) en révèle une abondante littérature, mais qui « n’en demeure pas moins éparse et forme
une nébuleuse aux contours théoriques souvent incertains ».
Toutefois, Tindall (1976 : 198-199) a pu noter l’apport de deux
groupes 25 de travail qui ont grandement contribué à l'élaboration d'un
cadre conceptuel de définitions de l'ensemble du processus. Mais ils
sont à peu près identiques dans leur approche. Conformément à leur
point de vue, la transmission culturelle implique deux processus liés,
mais qui sont conceptuellement distincts.
Le premier est interpsychique, fonctionnant comme un processus
interactif, social et culturel. Il renvoie, d’après Kimball (1974), aux
détails de l'aspect interactif de la transmission culturelle qui réside
dans la spécification de « qui enseigne quoi à qui ? », « comment ? »,
« où et dans quelles circonstances ? ». Donc, les préoccupations centrales de l'étude interpsychique de la transmission culturelle se portent
sur « ce qui est transmis », « qui transige avec qui ?» et sur les mécanismes des transactions qui s’opèrent.
[36]
Le second est intrapsychique : les acteurs organisent les stimulus
qui leur sont disponibles dans leur environnement social et culturel.
Ce processus cognitif de l'apprentissage culturel se déroule à
l’intérieur de l'individu. L’approche intrapsychique qui doit avoir lieu
au sein de chaque apprenant d'une culture se focalise sur le comportement du récepteur engagé dans une opération de transmission. Elle
s'adresse à la conceptualisation de la nature de l'activité cognitive qui
doit avoir lieu lors de la transmission culturelle. Elle s’intéresse aussi
à la conceptualisation de la variation dans les tâches intellectuelles
requises à l’intérieur des cultures (Tindall 1976 : 200). Car le sujet
apprenant, inscrit dans une relation variable avec son environnement
social et culturel, doit organiser et intérioriser ses comportements (af25
Il s’agit de deux groupes d’anthropologues américains qui seraient représentés respectivement par Solon Toothaker Kimball (1909-1982) et Frederick
Osmond Gearing (1922-).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
44
fectif, cognitif, de l’ordre de la motricité) afin de devenir un membre
de sa culture.
Selon Tindall, afin d’arriver à une théorie pouvant rendre compte
efficacement du processus de la transmission culturelle, il est nécessaire qu’il y ait beaucoup plus de travaux de recherches qui prennent
l’orientation de l’approche intrapsychique en vue de rendre plus compréhensibles les mécanismes cognitifs qui sont mobilisés chez un individu dans une situation d’apprentissage culturel. En ce sens, il propose que les efforts soient concentrés dans la définition de la nature
exacte de la relation entre les aspects intra et inter psychiques de la
transmission.
Si Tindall s’est étonné de l’absence d’une théorie pour cet objet
d’étude qu’est la transmission culturelle, l’année même de la parution
de son article (« Theory in the study of cultural transmission ») un
best seller intitulé The Selfish Gene 26 a fait son entrée. Son auteur est
Richard Dawkins, un zoologiste de l’université d’Oxford. Dans cet
ouvrage, il développe une approche d’interprétation de la transmission
culturelle connue aujourd’hui sur le nom de la théorie des mèmes.
[37]
1. 1.2. Approche mémétique
de la transmission culturelle
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La mémétique est une discipline extrêmement récente, à la croisée
des autres, qui fait l’objet d’intenses recherches et publications surtout
en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Les travaux francophones en la
matière sont rarissimes. Pour Dawkins (1976 : 192), l’inventeur de ce
néologisme, un mème est un réplicateur, une unité de transmission
culturelle qui évoque aussi l’idée de mémoire. Pour expliciter ses
idées, il donne des exemples de mèmes tels que les idées (scientifiques, politiques, économiques, religieuses – idée de Dieu –, la
croyance en la vie après la mort – le feu de l’enfer…), les mélodies,
26
Le premier tirage s’est vendu à plus d'un million d'exemplaires et l’ouvrage
a été traduit en plus de 25 langues. Dawkins est devenu l'un des universitaires les plus connus de Grande-Bretagne.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
45
les slogans, les modes vestimentaires, les pratiques de fabrication des
objets, etc. Tout comme les gènes se propagent dans le pool génétique
en sautant de corps en corps par le canal des spermatozoïdes et des
ovules, les mèmes se propagent dans le pool des mèmes en sautant de
cerveau en cerveau par une forme de réplication ou de copie qu’on
appelle imitation. Ils sont comme des structures vivantes et techniquement observables.
Dans la lignée mémétique, d’autres auteurs comme Aaron Lynch
(1996), Richard Brodie (1996) ou Liane Gabora (1997) avancent virtuellement que tout ce que nous savons est un mème. D’après eux, le
conditionnent opératoire (par récompense ou punition) et tout type de
conditionnement en général (même le conditionnement classique de
Pavlov) est mémétique. En ce sens, Gabora a soutenu que « toute
chose qui peut être l’objet d’un instant d’expérience est un même »
(Blackmore 2006 : 95).
Mais, pour Blackmore, psychologue et professeure de mémétique
(Université de Bristol en Angleterre), cet élargissement du concept
mémétique entraîne une confusion considérable, car le « tout même »
devient tout simplement flou. Selon elle, cette confusion doit être
éclaircie pour garder la vertu explicative de l’idée de mème. Afin de
rendre opératoire l’idée de mème, elle précise qu’un mème est un
élément de culture dont on peut considérer qu’il se transmet par des
moyens non génétiques, et plus particulièrement par imitation. Celleci joue un rôle [38] considérable comme forme de réplication, car
c’est par elle que les mèmes possèdent leur propriété réplicative, ce
qui leur donne leur véritable pouvoir de reproduction.
Ainsi, un mème n’est pas tout ce qui fait l’objet d’un savoir quelconque, mais tout ce qui est transmis par imitation et se répand sans
discrimination, qu'il soit utile ou inutile, bienfaisant ou néfaste pour
les autres unités de mèmes, étant donné que le point de vue du mème
est égoïste comme celui du gène (Blackmore 2006 : 91-92 ; Ayache
2008 : 63). Ayache, de son côté, en reprenant la définition de Blackmore, précise que les mèmes ne sont pas que des abstractions, ils peuvent être aussi des artefacts. Le style d’architecture, la forme du vélo,
le design des automobiles, le dessin des rues sont tous des mèmes ou
des formes définies par des mèmes (Blackmore 2006 : 60). Dans la
précision de Blackmore, on retient qu’une des caractéristiques fondamentales d’un mème est son pouvoir d’imitation, c’est-à-dire sa capa-
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
46
cité de se reproduire en multipliant ses traits distinctifs. En questionnant la mémétique, qui se veut une discipline scientifique, on pourrait
lui demander d’expliquer comment les éléments culturels réplicables
se construisent, se trouvent mémorisés, sont communiqués et se
transmettent au sein des communautés humaines ? Pourquoi imite-ton telle valeur, telle idée, telle pratique plutôt que d’autres ?
En explorant cette problématique du côté de René Girard (Tarot
2008 : 398-403), on a pu remarquer, dans l’imitation mémétique, le
poids d’une pulsion profonde que le philosophe appelle le « désir mimétique », qui est un acteur de la sociabilité. Contrairement au sens
commun, le désir selon Girard ne suit pas de manière autonome une
trajectoire linéaire d’un élan qui porte un sujet S vers un objet O parce
que cet objet est désirable et que sa
possession apporte le bonheur au
sujet. Pour Girard, la nature du désir mimétique est triangulaire. Ce
désir se crée dans un schéma relationnel (entre S : désir imitateur –
M : médiateur/modèle – O : objet
désiré) dans lequel le désir imitateur ne connaît pas son objet cible a
priori. En ce sens, ce n’est pas l'objet possédé par l'autre qui active
l’imitation, mais la plénitude que l'objet confère à l’individu qui le
possède (M), donc le modèle.
[39]
On doit noter aussi que chez Girard, le modèle (M) est très actif. Il
attise même la manifestation d'imitation du sujet. Il fait tout pour susciter celle-ci, car la valeur ou l’intérêt de l’objet qu'il possède dépend
aussi du désir mimétique de l’imitateur. Donc, parler de désir mimétique signifie que le désir s’accroît par l’imitation et se renforce par la
rivalité. En ce sens, la lutte (entre S et M) pour l’appropriation de
l’objet désiré engendre aussi des antagonismes et donc de la violence.
La violence ! Oui. Car les mèmes, s’ils sont coopératifs entre eux à
l’intérieur du mèmeplexe 27, sont hostiles aux mèmeplexes concurrents. Les religions selon Dawkins (2006 : 22-23) sont peut-être des
27
Un mèmeplexe est un complexe de mèmes coadaptés ou mutuellement
compatibles qui cohabitent dans les cerveaux humains.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
47
cas de mèmeplexes les plus tangibles. Le christianisme comme système religieux, par exemple, contient tout un ensemble cohérent de
pensées ou d’idées, de pratiques, de mode d’occupation d’espace, de
formes d’objets (architecture, sculpture…) qui se dressent (ou
s’opposent) face à d’autres modes de croire religieux.
Dans ce parcours de la mémétique, on constate que la machine
mémétique oriente la vie des hommes dans ses moindres détails. Ici,
l’accent est surtout mis sur les idées, les unités de transmission, bref,
sur les mèmes et non sur les porteurs des mèmes, c’est-à-dire les individus. Dans ce schéma, l’attention n’est pas orientée vers l’individu
mais plutôt vers le mème comme acteur et l’individu n’est qu’un
simple agent au service des mèmes. Ce modèle de lecture du phénomène de la transmission culturelle ne nous renseigne pas sur le rôle de
la position ou de la situation sociale des producteurs et des consommateurs des mèmes dans la chaîne de transmission. Peut-on trouver
d’autres approches théoriques pouvant nous renseigner sur ces préoccupations ? Voyons du côté de la psychologie interculturelle.
[40]
1.1.3. Lecture des psychologues interculturels
Retour à la table des matières
Pour aborder la question de la transmission culturelle, une équipe
de psychologues sociaux (John W. Berry, Ype H. Poorting, Marshall
H. Segall et Pierre R. Dasen) commence avec un schéma mémétique
du rapport de filiation parent-enfant utilisé par Cavalli-Sforza et
Feldman (1981). Ces derniers, selon cette équipe, emploient le concept de transmission culturelle en parallèle à la notion de transmission
biologique par laquelle certaines caractéristiques d'une population
sont perpétuées dans le temps à travers des générations (Berry et al
2002 : 20). Cavalli-Sforza et Feldman ont mis l’accent sur le processus par lequel deux parents transmettent des caractéristiques comportementales à leur progéniture à travers le procédé « enseignant / apprenant », ce qu’ils qualifient de transmission verticale. Cette forme
de transmission, selon Berry et ses collaborateurs, traduit la descente
verticale qui est la seule forme possible de la transmission biologique.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
48
Sans nier la valeur de cette première forme, deux autres formes vont
être élucidées par cette équipe de chercheurs. Il s’agit de la transmission horizontale et de la transmission oblique.
La transmission horizontale se rapporte à ce que nous apprenons de
nos pairs dans des interactions quotidiennes durant notre développement, de la naissance à l'âge adulte ; dans ce cas, selon Berry et ses
collègues, il n'y a aucune confusion entre la transmission biologique et
la transmission culturelle. Au niveau de la transmission oblique,
d’autres adultes et institutions (par exemple dans des études formelles) ont contribué à notre formation, que ce soit au sein de notre
culture de naissance (primaire) ou d’une autre culture. Quand le processus s’effectue entièrement au sein de la culture primaire, « transmission culturelle » est le terme approprié. Cependant, si le processus
provient du contact avec une culture secondaire, on parle alors
d'« acculturation ». Ce dernier terme se réfère à la forme de transmission expérimentée par les individus qui résultent du contact et de
l'influence des personnes et des institutions appartenant à d’autres cultures.
[41]
Par ailleurs, il est important de noter que le processus de la transmission culturelle ne mène pas nécessairement à la reproduction
exacte des générations successives. Il échoue quelque part sur le
spectre allant de la « transmission exacte » à un « échec complet de
transmission », mais il tombe le plus souvent plus près de la fin de la
transmission intégrale que de la fin de la « non-transmission ». Il faut
souligner aussi que l'un ou l'autre extrême serait problématique pour
le fonctionnement normal d’une société. La transmission exacte ne
tiendrait pas compte de la nouveauté (créativité) et surtout elle ne favoriserait pas le développement de la capacité d’un groupe et d’un
individu à répondre à de nouvelles situations. Tandis que l'échec total
d’une transmission ne permettrait pas l'action coordonnée entre des
générations (Berry et al 2002 : 30).
Si Berry et ses collègues reconnaîssent que l’individu placé dans
un cadre d’enculturation et de socialisation n’est pas un simple receveur pris dans une relation asymétrique dominant/dominé, le concept
d’acculturation dans son schéma est cependant problématique. Il est
en quelque sorte en contradiction avec l’idée d’une transmission dy-
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
49
namique. Car les études sur l’acculturation ont été régulièrement critiquées pour leur tendance à développer l’idée d’une influence culturelle à sens unique, linéaire et statique. Contre cette conception, même
Herskovits allait jusqu’à envisager des terminologies plus fines en
employant des mots comme transculturation ou néoculturation pour
évoquer la réalité du double mouvement de transformation des systèmes culturels en contact. Ainsi, le terme le plus commode qui est
utilisé aujourd’hui pour désigner le rapport d’influence mutuelle ou
d’interdépendance des cultures en présence est l’interculturation (Baré
1991 : 2 ; Belkaïd et Guerraoui 2003 : 127).
Les approches théoriques qu’on a vues jusqu’ici traitent du phénomène de la transmission culturelle en insistant soit sur les mèmes
ou les idées (pris pour des unités de transmission culturelle) vus
comme des structures vivantes, soit sur les transactions qui se passent
dans l’interstice de l’intrapsychique et de l’interpsychique en donnant
une place importante à la relation « parent-enfant ».
[42]
Ces approches, selon Debray (1998 : 32), veulent biologiser les
idées et expliquer par des processus d'épidémies, de transmission de
virus, ce qui est de l'ordre de la transmission culturelle. D’après lui, on
ne peut pas expliquer le non biologique à partir du biologique et toutes
ces explications (qui n'envisagent pas le fait culturel et technique - les
routes, les villes, les itinéraires, les livres, les écoles de pensée, les
clubs, les partis), qui évacuent à la fois le technique et le sociologique
pour simplement parler de mutabilité, de dérive, de transmission de
croyances d'un individu à un autre, ne sont que des abstractions. Il
soutient qu’on ne peut pas penser l'homme hors société, sans histoire,
sans technique, sans milieu d'appartenance, sans support de mémoire.
Cette vision très individualiste qui conçoit la transmission des valeurs et pratiques culturelles de la mère au nourrisson toujours à l'intérieur d'un cadre familial ne peut pas, selon lui, rendre compte des
grandes mutations culturelles qui ont secoué l’histoire de l'humanité
depuis deux mille ans, sauf à retomber dans l'explication individualiste du social et à penser les processus culturels comme des phénomènes de contagion (Debray 1998 : 33-34). C’est pourquoi, considérant l’importance de la question de la transmission culturelle pour la
survie d’une société, une nouvelle perspective doit être élaborée, d’où
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
50
l’apparition de la Médiologie comme théorie ou « science de la transmission » pour reprendre l’expression de Debray.
1.1.4. Pour une analyse médiologique
de la transmission culturelle
Retour à la table des matières
La médiologie est une nouvelle approche visant à comprendre l'efficacité symbolique des idées dans les sociétés humaines. Dans son
Traité de médiologie générale (1991), son initiateur (Régis Debray)
propose un programme d'études et de recherches sur les faits de
transmission culturelle (Debray 2002 : 28). Notre comportement
d’aujourd’hui incorpore un patrimoine ancestral qui est transmis à travers les générations. Entre Rousseau et Auguste Comte, Debray ne dit
pas que l'homme, donc les générations, se dégradent avec le temps ni
ne se perfectionnent avec le temps, il dit que l’être humain n'est pas le
même que celui qu'il fut il y a cent ou mille ans ; et la médiologie essaie tout simplement de comprendre cette « bizarrerie » (Debray
1998 : 25). Comment, par quelles stratégies et sous quelles contraintes, [43] l'humanité se transmet-elle les croyances, valeurs et systèmes qu'elle produit d'époque en époque ? Et que cachent d'essentiel
ces opérations trompeusement anodines ? Pourquoi, par exemple, Jésus s'est-il finalement « emparé des masses », et non Mani le Mésopotamien, et non le dieu oriental Mithra ? Telles sont les grandes questions formulées par le programme médiologique.
Pour tenter de répondre à ces interrogations générales, l’hypothèse
médiologique lie les conditions politiques, les conditions sociales et
les possibilités offertes par la technique ou les systèmes médiatiques.
Ainsi la médiologie invite à ne pas penser la transmission des
croyances et des cultures indépendamment des supports matériels
(médias, techniques) et des supports institutionnels (organisations,
Églises, administrations ou partis). Pour réfléchir à la façon dont un
héritage se transmet, qu’il soit idéologique, religieux ou culturel, il
faut marier un facteur technique et un facteur institutionnel (Debray
1998 : 35 ; 2002 : 28).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
51
Pour éviter toute confusion, Debray estime important de faire la
distinction entre les notions de transmission et de communication. Et,
selon Tarot (2008 : 249), cette différence a été bien posée par le médiologue. La transmission suppose la communication, mais l'inverse
n'est pas vrai. Communiquer est un phénomène quasi naturel ; les
animaux communiquent entre eux ; mais ils ne transmettent pas. Si
tous les individus communiquent entre eux, tous les hommes ne
transmettent pas, car « transmettre » est un acte politique : son obstacle est l'adversité de forces hostiles, de messages rivaux. On transmet toujours contre des messages et croyances antérieurs ou concurrents. Tout fait message, mais tout ne fait pas héritage. La maîtrise de
la transmission est un enjeu sociopolitique. Dans transmettre, il y a le
préfixe trans, qui renvoie à la médiation et au voyage, au mouvement,
à des agents, à des médiateurs. Si la communication est un voyage
dans l’espace, la transmission est essentiellement un transport dans le
temps, elle est diachronique, contrairement à la communication qui est
plutôt synchronique (Debray 1997 : 17 ; 1998 : 20-21).
Dans ce voyage dans le temps, l’un des points forts de la médiologie, souligne Debray, c’est qu’elle permet de voir que le transmis se
construit au cours du processus de la transmission alors qu’on tend à
penser que l’objet de la transmission préexiste au processus de [44] sa
transmission. En réalité, l’on s’aperçoit que c’est l’opération de la
transmission qui crée son objet, son contenu (Debray 1998 : 41-45).
La transmission est un transport transformant. Le contenu du message
se guide sur les besoins de sa délivrance, comme l'organe sur la fonction (Debray 1997 : 19). Le résultat d’un processus de transmission
n’est pas ce qu’il y avait au début du processus : il y a eu une métamorphose, donc une transmission est une transformation.
Si Debray nous aide à faire la distinction entre la communication
(synchronique) et la transmission (diachronique), il ne nous donne pas
la clef de cette évidente différence selon Tarot (2008 : 246-251), qui
est la dissymétrie des générations face à l’inéluctabilité de la mort.
Car si nous étions immortels, nous n'aurions nul besoin de transmettre. Donc les actes de transmission doivent sauver les groupes, les
communautés, de l'emprise du spectre de la mort collective surtout
dans un contexte de modernité (utopie du progrès continu) où on s'installe dans un temps existentiellement court, celui de l'instant. Mais
Debray pourrait rétorquer à Tarot que même si nous étions immortels,
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
52
le désir mimétique, l’intention culturelle, la quête de l’hégémonie sont
assez puissants pour mettre en branle une opération de transmission.
Toutefois, au-delà de la portée explicative de l’approche médiologique, discrètement, mais profondément, l'écriture chez Debray contredit certaines idées courtes de son rationalisme et de sa médiologie
(Tarot 2008: 246). D’un côté, il établit un rapport causal entre le fait
de transmission et l’histoire humaine. « Il y a une histoire, dit-il, parce
que nous nous transmettons des choses dans le temps » et qu’on « ne
peut pas penser l'homme hors société, sans histoire » (Debray 1998 :
24, 33). Il ajoute que « nos aide-mémoire ne se réduisent pas aux dits
et écrits » et que le médiologue s’intéresse à des choses triviales plutôt
qu'aux « hommes illustres » et aux « grands textes » (Debray 1997 :
16-17). D’un autre côté, il déclare que « l'écriture n'est pas un fait de
nature. Les sociétés sans écriture n'ont pas d'histoire, dit-on, et je crois
que c'est vrai » (Debray 1998 : 25).
Il va même plus loin pour dire que « sans papier pas de culture »
(Debray 1998 : 36). S’il pense qu’on ne peut pas étudier l’être humain
en dehors de sa société ni hors de son histoire et qu’il suppose que les
sociétés sans écriture sont privées d’histoire, insinuerait-il que les individus des communautés à tradition orale ne seraient pas des hommes
et des femmes, et [45] qu’ils seraient donc privés de culture ? Dans ce
cas, les médiologues seraient en congé là où l’oralité prédomine. Il y a
très longtemps que cette vieille conception du rapport écriture/ histoire/culture a été vivement critiquée dans l’histoire de
l’anthropologie, en démontrant sur des bases empiriques que toutes les
sociétés ont une histoire, une culture, donc une civilisation 28 (elles
sont seulement différentes les unes des autres) et que chacune d’elles
pense et organise sa transmission à sa manière spécifique (Lenclud
1991 : 712 ; Tarot 1999 : 493).
Cependant, par son insistance sur les médiums institutionnel et
technique (les contenants) de la transmission, Debray nous invite à ne
pas négliger ce volet dans l’étude de la transmission culturelle. Muxel
(2006 : 357-360), consciente de l’insuffisance de l’une (la médiologie)
ou de l’autre approche (la mémétique qui se focalise sur le contenu de
ce qui est transmis) pour appréhender efficacement la complexité du
28
Une des marques les plus sûres de la sauvagerie humaine est de se croire les
seuls civilisés (Tarot 2008 : 667).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
53
phénomène culturel, précise que la transmission culturelle embrasse
les contenants et les contenus et que ces deux composantes doivent
être traitées simultanément dans les analyses des faits de transmission.
Mais si Debray soutient que la transmission est un acte politique,
pour Muxel, elle est une opération plus ou moins volontaire. Donc
tous les agents de transmission n’ont pas toujours conscience qu’ils
sont des médiums entre le passé et le présent, surtout dans le processus de l’enculturation. D’ailleurs, même Debray (1998 : 38) reconnaît
qu’il est difficile de décomposer une opération de transmission 29
étant donné qu'une « bonne transmission », selon lui, est celle qu'on
ne voit pas, qui ne se fait pas sentir et qui se fait oublier. Et on peut
admettre que la voie la plus silencieuse d’un acte de transmission est
l’enculturation.
À présent que nous venons de faire le tour des différentes approches de la transmission culturelle, la question qui s’impose tout de
suite est formulée ainsi : qu’en est-il de la transmission religieuse de
manière spécifique ? On dit spécifique pour deux raisons :
[46]
a) La première est que le discours anthropologique sur la culture,
au sens savant du terme, implique forcément la religion. Selon
René Girard, elle serait à l’origine de toute la culture et de la
société (Tarot 2008 : 399). Dans le rapport entre la religion et le
reste des composantes de la société, il y a même un modèle
d’analyse séculaire du « tout religieux » qui a son rival, bien
sûr, le « tout politique » (Tarot 2008 : 730). Dès son apparition
comme discipline scientifique, l’ethnologie a tissé un lien privilégié avec la religion. Chez Durkheim elle est l'accès privilégié
au sacré. Mais c’est avec Marcel Mauss que le lien séculaire de
l'ethnologie et de la religion allait se défaire (Tarot 1999 : 496) ;
29
La classification aristotélicienne peut aider à comprendre cette opération de
transmission. En effet, au début de la Métaphysique, Aristote énumère
quatre causes (efficiente, matérielle, formelle et finale) qui expliquent pourquoi une chose existe. Dans le cas de la transmission, la cause efficiente est
le transmetteur, la cause matérielle est le support, la cause formelle est le
message et la cause finale est ce pour quoi l'on transmet.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
54
b) la deuxième raison concerne les perspectives théoriques de
transmission culturelle. Si on prend par exemple la mémétique
de Dawkins ou la médiologie de Debray, qui veulent s’imposer
comme de nouvelles disciplines scientifiques, les données historiques auxquelles ils se réfèrent le plus souvent et de manière
plus convaincante pour conduire leur raisonnement sont tirées
de la religion, particulièrement du christianisme.
1.2 - Transmission religieuse
Retour à la table des matières
Par quels mécanismes un système religieux arrive-t-il à assurer sa
continuité dans le temps et, du même coup, à échapper à la mort collective ? Préoccupé par cette problématique de la transmission, Berliner (2005b : 578) était surpris de constater que très peu d'anthropologues (à l’exception de quelques rares curieux 30) se sont intéressés
aux réalités subtiles « des actes de passation » du religieux. Toutefois
il note l’émergence, très récemment, d’une nouvelle approche interprétative de la transmission religieuse inspirée des connaissances que
les neurologues et les psychologues fournissent sur le fonctionnement
du cerveau. Armés de cette connaissance, des anthropologues comme
Bloch (1998), Boyer (1994, 2001), Hojbjerg (2002), Sperber (1996),
Whitehouse (2001, 2004) ont mis l’accent sur le rôle crucial de la
psychologie cognitive en proposant de nouveaux concepts et méthodes anthropologiques, et ont tenté d'expliquer comment et pourquoi
la culture se transmet et se maintient dans le temps. [47] Ces auteurs
insistent sur le rôle causal de la structure cognitive de l’être humain
dans la production et la propagation des idées religieuses. Boyer, par
exemple, « tente d'expliquer pourquoi certaines représentations religieuses sont plus attractives et ainsi plus transmissibles que d'autres »
(Berliner 2005b : 577).
30
Elboudrari (1992) dans Modes de transmission de la culture religieuse en
Islam, ainsi que Elman et Gershoni (2000), dans Transmitting Jewish Traditions : Orality, Textuality, and Cultural Diffusion, ont rendu compte de manière détaillée (mais souvent textuelle) de la transmission de la connaissance
rituelle.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
55
Comme Debray, Berliner conteste cette perspective théorique de
transmission religieuse. Il pense que c’est plutôt vers l'histoire qu’un
ethnologue doit se tourner s’il veut comprendre pleinement l'acquisition et la transmission du religieux. Selon lui, l'acquisition de la culture n'est pas seulement un « sang-froid » qui procéderait par des
techniques de téléchargement cognitives. D’après Lave et Wenger
(Berliner 2005b : 578), elle se réalise plutôt dans un processus interactif spécifique inséré dans un environnement social et culturel, et il faut
donc l’examiner comme une dimension de la pratique sociale. Berliner ajoute avec Greetz (1983 : 153) que ces nouveaux modèles interprétatifs basés sur les développements cognitifs obscurcissent l'idée
fondatrice que la cognition, l'émotion, la motivation, la perception,
l'imagination, la mémoire sont des affaires sociales (Berliner 2005b :
578).
Si les critiques de Berliner ont pris pour cible principale l’approche
cognitive des études de la religion et de la culture, on a retrouvé du
côté de Hervieu-Leger (1997 : 132) une approche dynamique de la
transmission religieuse émergeant de ses critiques contre la sociologie
de la reproduction. Cette dernière a tendance à orienter les études religieuses dans le sens de la mesure de l'adéquation/inadéquation ou de
la « mise en conformité » de l'individu à un système. Dans le processus de transmission, qui met en relation un transmetteur et un destinataire, ce modèle maximise la productivité de la sphère religieuse dans
la capacité de celle-ci à façonner la vision, l’attitude, le comportement
de ses destinataires.
Face à la capacité de l’individu socialisé d’afficher des comportements en inéquation avec les institutions, traditionnellement responsables de sa socialisation, les acteurs religieux, producteurs, gestionnaires et fonctionnaires, parlent de « crise de transmission » en regrettant l’affaiblissement des intégrations ou des liens d’allégeance. Ce
que reproche Hervieu-Leger, c’est le recours répétitif à la notion de
« crise de la transmission » chez des sociologues des religions. Selon
elle, cette attitude véhicule implicitement une nostalgie d'un monde où
la [48] religion se reproduisait en faisant corps avec une société stable
et unifiée (Hervieu-Leger : 1997 : 133).
En rupture avec la position classique qui perçoit les individus socialisables comme des agents passifs ou semi passifs, elle préconise
qu’on étudie les processus de transmission religieuse par le biais de
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
56
l’expérience des sujets. Cette étude pourrait examiner les mécanismes
de construction des identités socioreligieuses inscrites dans une lignée
croyante. Comme chez Debray, la transmission est plutôt perçue
comme un processus actif. Elle renvoie à une négociation entre le socialisateur et le socialisé.
En observant le processus de la subjectivation du croire religieux,
surtout dans le contexte de la modernité, Hervieu-Leger (1997 : 136)
déclare que : « La caractéristique majeure de la modernité religieuse
est d’avoir ouvert à l’affirmation (individuelle et communautaire) de
l’autonomie des sujets croyants la possibilité de prendre le pas sur
l’autorité hétéronome de la tradition institutionnellement validée ».
Dans ce contexte, les acteurs religieux sont pris entre deux logiques
imposantes, apparemment opposées, mais constitutives d’un même
système : « l’impératif de la continuité » 31 et « l’impératif du changement » 32.
De ce qui précède, on peut dire que la préoccupation de HervieuLeger concerne la subjectivation du croire, son institution et sa transmission. Dans la finalité de ses questionnements, on voit qu’elle
s’interroge principalement sur le sort même de la religion dans un
contexte de modernisation. La construction d’identités religieuses qui
fait l’objet de ses analyses s’effectue par modes d’échange,
d’appropriation, de transaction, de composition, dans un espace social
régulé par une logique de « lutte des places » 33. Ces analyses ont
poussé [49] Mager (2001) 34 à se demander si cette construction iden31
32
33
34
« Impératif de la continuité » se réfère à la nécessité du groupe, de
l’institution ou de la société d’assurer sa survie, sa permanence dans le
temps à travers le maintien des normes, des croyances, des rites, des manières de faire, etc.
« Impératif du changement » renvoie à l’incontournable innovation qui
s’impose comme une règle dans les sociétés modernes. Cette dynamique qui
réclame le changement ne cesse d’établir ses lois, même au sein des sociétés
traditionnelles qui sont souvent régies par de fortes valeurs religieuses.
La lutte des places n'est pas une lutte entre des personnes ou entre des
classes sociales. C'est une lutte d'individus solitaires contre la société pour
trouver ou retrouver une « place », c'est-à-dire un statut, une identité, une
reconnaissance, une existence sociale (De Gaulejac 1994).
Robert Mager (2001), « La transmission de la religion », en ligne,
http://www.erudit.org/livre/larouchej/2001/livrel4_div36.htm, (22 octobre
2009).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
57
titaire n’est pas à distinguer de celle qui se réalise précisément dans un
contexte traditionnel, régulé par des autorités. Autrement dit, ne faudrait-il pas réserver l’applicabilité du concept de « transmission » aux
modes traditionnels de circulation du religieux, et laisser à d’autres
outillages conceptuels le soin d’élucider la problématique de l’acte de
transmettre face aux impacts de la « révolution du croire » sur le religieux ?
Dans un article portant sur la régulation étatique de la religion,
Beckford (2003 : 64-76) a analysé les conditions particulières dans
lesquelles la transmission de la religion se trouve conditionnée par le
lien étroit qui existe entre l’État britannique et l’Église d’Angleterre.
Au cours des deux derniers siècles, les églises ont perdu une grande
part de leur capacité à régler la transmission du religieux, mais cela
n’empêche pas que l’État britannique continue à pratiquer des formes
de régulation, par le biais de l’enseignement religieux, des aumôneries
de prison, du contenu des émissions de télévision via sa fonction de
protecteur des consommateurs. Cette alliance entre l’Église anglicane
et l’État britannique perpétue, selon Beckford, le contrôle de la transmission du « religieux admissible » par l’État. Ce rapport structure,
mais aussi limite le processus de transmission.
Du côté des États-Unis, Bengtson et ses collègues (2009 : 326-341)
ont suggéré de réviser les « stéréotypes » actuels du manque
d'influence familiale sur la religion et sur des valeurs morales. À travers une étude longitudinale (de 1971 à 2000) de la transmission religieuse, ils ont montré l’évidence de la résistance continue et la pertinence du milieu familial dans la transmission des traditions et des
croyances religieuses aux jeunes générations. La base morale de familles n'est pas atténuée, comme Berger (1967) a pu noter, elle a plutôt été reconstituée. En citant Edgell (2006), King et Elder (1999) et
Roof (1999), ils soutiennent que l'influence de la religion continue à
imprégner presque chaque aspect de la vie sociale, y compris les tendances démographiques du mariage et de la fécondité ainsi que l'éducation et les carrières professionnelles.
[50]
Mais ils ont fait remarquer aussi que la religiosité peut être explorée comme une histoire, une trajectoire personnelle influencée par le
milieu familial. Dans le même temps, ils ont reconnu qu’il faut éga-
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
58
lement tenir compte du fait que ces influences ont lieu dans le contexte de la résistance à l'évolution et à la portée de l'autorité religieuse
officielle. C’est pour cela qu’ils ont signalé au début de l’article qu’ils
allaient examiner la continuité et le changement de la religiosité des
familles multigénérationnelles.
Entre les approches de la transmission culturelle ou religieuse qui
mettent l’accent sur la cognition de l’individu (mémétique de Dawkins ou de Girard) et les approches structurelles (sociologie de la reproduction ou médiologie), le caractère dynamique de notre objet
d’étude nous force à adopter une approche qui soit aussi dynamique.
Ainsi la perspective théorique définie par Hervieu-Leger nous parait
très efficiente en ce qu’elle nous permet de prendre en compte à la
fois les contenants et les contenus de la transmission.
En nous situant dans ce modèle, par la formulation de notre sujet,
« Transmission de la prêtrise dans le vodou haïtien : devenir ougan ou
manbo », nous voulons aborder ce champ religieux comme un système ouvert, capable de s’adapter aux conjonctures selon le pôle individuel de l’identité de l’ougan ou de la manbo tout en restant attaché à
la mémoire collective de sa lignée croyante. Cette perspective théorique, qui tient compte de la liberté individuelle des acteurs religieux,
a pour préoccupation de comprendre ou d’expliquer comment la représentation collective de la continuité de la lignée croyante est assurée à travers le processus de la construction individualisée. Comme on
a déjà souligné, l’intuition théorique qui est à la base de cette recherche a mis en relation hypothétique des notions comme transmission, prêtre vodou et loyauté. Après avoir passé en revue ces différentes approches de la transmission culturelle et religieuse, précisons
maintenant ce qu’on entend par les termes de prêtre et de loyauté dans
le contexte vodou.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
59
[51]
1.3- Usages du « prêtre »
comme une notion ambiguë
Retour à la table des matières
Quand on évoque le terme prêtre, on a tendance à se référer au
modèle ecclésiastique du clergé catholique, plus précisément à son
sacerdoce du second rang qu’est la prêtrise. Selon Mgr Léonard
(2005 : v), ce modèle sacerdotal a été découvert et gardé comme un
trésor par les Églises et communautés ecclésiales chrétiennes. Répandue à travers le monde dans le temps et dans l’espace, cette figure du
prêtre se fait un ancrage historique et géographique assez fort au point
qu’on oublie très souvent que le sens premier du vocable prêtre est
non chrétien. L’usage premier de ce mot a été critiqué et même rejeté
par les chrétiens primitifs.
1.3.1. Sens du terme prêtre dans la tradition grecque
Retour à la table des matières
Ce vocable vient du grec ίερεύς, traduisant les spécialistes du sacré
et responsables de la communication liturgique et sacrificielle. En ce
sens, un prêtre représente avant tout l'homme d'une alliance entre un
groupe humain et des forces divines (Magnant 1993 : 163). Selon la
tradition grecque, est considéré comme prêtre celui qui a la prérogative d'offrir aux dieux les sacrifices qui les agréent et de leur adresser
des prières pour qu'ils comblent la communauté de leurs bienfaits
(Motte 2005 : 3). Cette définition, comme a souligné Motte, correspond assez bien à la perception des anciens, car de ίερεύς est dérivé le
verbe ίερεύω qui signifie « sacrifier une victime » (Chantraine 1970 :
457).
[52]
Ici, on peut voir que le sacrifice avec la prière commune comme
partie intégrante fait partie de la tâche principale du prêtre, même si
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
60
en Grèce cette pratique n’était pas le privilège exclusif des prêtres et
des prêtresses (Motte 2005 : 4). Il n’est pas dénué d’importance de
rappeler aussi que les termes ίερεύς (prêtres), ίέρεια (prêtresse),
ίεραεία (prêtrise), ίερεύω (sacrifier une victime) sont tous issus de
ίερόϛ (sacré) qui exprime lui-même « ce qui appartient aux Dieux ou
vient d’eux (domaines, animaux, objets consacrés), ce qui manifeste
une puissance surnaturelle, se dit aussi des rivières, de la mer, etc. »
(Chantraine 1970 : 457).
1.3.2. Rejet et réappropriation du terme prêtre
par les chrétiens (catholiques)
Retour à la table des matières
Si l’immolation d’une victime et la prière constituent les fonctions
principales de cette figure de prêtre exprimée dans la tradition
grecque, Jésus « le Fils et l'Envoyé du Père », personnage sur lequel
est fondé le christianisme, s’est présenté comme le « seul Prêtre de
l'Alliance nouvelle et éternelle, seul Berger de son Peuple » (Léonard
2005 : vi). « Car il n’y a qu’un seul Dieu ; il n’y a aussi qu’un seul
médiateur entre Dieu et les hommes, un homme, Jésus Christ, qui
s’est donné lui-même en rançon pour tous, fait attesté en son temps »
(Première épître à Timothée 2 : 5-6) 35.
Ainsi, il voulait mettre fin au modèle sacerdotal du ίερεύς païen ou
du kohen israélite, acteurs de la communication liturgique et sacrificielle avec le divin. En décrivant Jésus dans cette représentation,
l'unique sacerdoce que le Nouveau Testament connaisse est celui du
Christ. La catégorie de sacerdoce ne permet donc pas d'exprimer adéquatement ce qu'est un prêtre chrétien. Bibliquement et théologiquement, il faut recourir pour cela à la catégorie de ministère (Legrand
2008) 36. Avec Jésus-Christ comme seul et dernier « prêtre » du Nouveau Testament, les premiers chrétiens ont adopté de préférence le
terme πρεσβύτερος pour parler des Anciens (apôtres, prophètes, évan35
36
Oltramare, Hugues (traduction de) (2001), Le Nouveau Testament, Gallimard, Paris.
Hervé Legrand (2008), « Prêtre, christianisme », (En ligne] Universalis éducation (13 janvier 2011).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
61
gélistes, pasteurs docteurs ou enseignants) placés à la tête de leur
communauté.
Mais l'évolution du christianisme a conduit très tôt (début du XIIe
siècle) les « anciens » chrétiens à réinvestir, du moins en partie, les
fonctions des anciens ίερεύς : le ministère presbytéral est vite devenu
un ministère sacerdotal, le prêtre chrétien se mua promptement en
« homme du sacré », en liturge37 consacré (Cannuyer 2005 : 40).
Ainsi, dans l’Église catholique, le prêtre est devenu celui qui a reçu le
sacrement de l’Ordre. Il peut prêcher, baptiser, célébrer l’Eucharistie,
absoudre les péchés, donner le sacrement des malades. En exerçant
son ministère à la tête d’un regroupement d’habitations qu’on appelle
paroisse, il porte le titre de curé, c'est-à-dire celui qui est placé sous
l'autorité de l'évêque et canoniquement chargé du service spirituel et
de l'administration d’une paroisse.
[53]
Cette construction de cette figure de prêtre est le fruit d’une théologie qui établit deux catégories distinctes de religieux : le laïcat et le
sacerdoce. Ce dernier constitue une sorte de caste puissante et savante,
vivant en marge de la population des fidèles, jugée ignorante de la
voie de Dieu. Cependant Luther a considéré que le sacerdoce, hérité
de celui de Jésus-Christ est universel. En ce sens, tous les fidèles ont
une mission pastorale. La Réforme, au XVIe siècle, avait souhaité dédramatiser et déhiérarchiser l’office sacerdotal. Après avoir longtemps
lutté pour le garder, l’Église catholique reconnaît, depuis Vatican II, le
principe d’une fonction sacerdotale pour tous les laïcs (Feuillet 2009 :
105).
À présent, le sacerdoce de dépendance romaine est en pleine mutation. Socialement, il n'a plus la même marque idéologique et même
théologique. En raison d'une crise religieuse qui secoue le christianisme lui-même, au moins en Occident, il est donné à la hiérarchie de
l’Église de penser la modification en profondeur de l'image et de la
condition du prêtre. Selon Dhavamony (2008) 38, aujourd’hui, on
trouve des voix autorisées prônant un sacerdoce sans cléricature et ni
37
38
Personne chargée de dire ou de chanter des prières.
Mariasusai Dhavamony (2008), « Sacerdoce », en ligne, Universalis éducation (13 janvier 2011).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
62
prêtre de caste, ni prêtre porteur de puissance. Elles minimisent le
prêtre administrateur de sacrements. Elles rêvent de préférence d'un
prêtre qui aurait le style de vie et le genre d'occupation de son entourage, la même liberté et les mêmes charges que ses fidèles, qui n'aurait
en propre qu'une volonté d'engagement plus poussée. Ce projet est en
gestation.
Au terme de ce que nous venons de voir, on peut retenir que même
au sein du christianisme, périodiquement (voire géographiquement), il
n’y a pas une seule figure de prêtre. Et si l’utilisation du vocable
prêtre est bien ancrée dans la tradition chrétienne, cela ne veut pas
dire que les spécialistes du sacré des autres traditions religieuses n’ont
plus les caractéristiques ou la légitimité d’être étudiés en tant que
prêtres. Bien au contraire, la plupart des femmes et des hommes qui
jouent le rôle d’intercesseurs entre leur communauté et les divinités
sont plus proches de la définition étymologique du terme « prêtre »
que les ministres chrétiens.
[54]
Selon Gordon (1950 : 19), le prêtre est celui qui établit la liaison
entre l’univers physique, soumis à l’espace-temps, et l’univers dynamique 39, soustrait à cette sujétion. Cette liaison s’effectue, ajoute-t-il,
dans l’intérêt du groupe social, ce qui est différent pour les sorciers 40
39
40
Cet univers dynamique est une réalité qui est invisible et intangible en
même temps. Cette réalité est accessible seulement par l’intermédiaire des
perceptions. Dans une relation de cause à effet, cet univers constitue le pôle
explicatif. Il est l’univers de la pensée pure. C’est à la fois l’univers réel et
l’univers de l’énergie radiante (Gordon 1950 : 17). Autrement dit, l’univers
dynamique se réfère à des présences, à des êtres, à des forces invisibles,
mais réelles et plus puissantes que tous les éléments du monde physique et
qui mettent radicalement en question l’existence de l’être humain. Pour exister, il doit organiser ses relations avec elles. Elles constituent tout un monde,
des forces imprécises qui se manifestent dans toutes sortes d’objets, des réalités personnalisées ou esprits de tout niveau jusqu’à un Être suprême omniprésent et englobant tout (Goetz 1973 : 35).
Il est une branche de la magie qui est en opposition avec la religion, mais
aussi avec la magie elle-même, c'est la sorcellerie. Sa condamnation par
l'une et l'autre ne porte pas sur son principe, mais sur ses intentions antisociales et anti-humaines – elle est contraire à tout ordre. C'est le détournement criminel du principe magique à des fins qui sont à l'antithèse de la solidarité dynamique d'un univers créé pour la vie et la coexistence. Elle uti-
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
63
ou les magiciens 41. Cette définition, souligne-t-il, est assez générale
pour s’appliquer à tous les peuples, même à ceux qui ne possèdent pas
de sacerdoce professionnel. Le titre évocateur La figure du prêtre
dans les grandes traditions religieuses, du Colloque scientifique organisé par Département de Langues et Littératures Classiques des
FUNDP (Belgique) 42, s’inscrit bien dans la logique de Gordon.
Néanmoins, une vigilance épistémologique est de mise. D’après
Goetz (1973 : 32), l’ethnologue averti qui s’occupe des questions sacerdotales doit se méfier d’une tendance à la naïveté ethnocentrique
prenant sa conception personnelle de la religion pour modèle universel. Ainsi, en utilisant la notion de prêtre pour étudier le sacerdoce non
chrétien, il doit raisonner à partir du contenu local que véhicule
l’équivalent du terme dans la langue indigène.
[55]
1.3.3. Sacerdoce des ougan et des manbo
Retour à la table des matières
Dans le cas du vodou, ougan (pour homme) et manbo (pour
femme) sont les termes utilisés par les vodouisants pour nommer le/la
responsable de l’onfò 43 (temple vodou) et qui assure la fonction
41
42
43
lise souvent les procédés de la magie et de la religion à l'envers pour les retourner vers la mort. Toute technique est exposée à ces appropriations par
des hors-la-loi. Et l'une des fonctions majeures de la magie est la lutte
contre les sorciers. Donc, il y a une frontière nette entre magie et sorcellerie,
entre religion et sorcellerie. Cette frontière est d'ordre moral (Goetz 1973 :
36).
Le magicien cherche ou prétend dominer le sacré, tandis que la femme ou
l’homme religieux sert le sacré. Il s’agit de deux voies différentes pour atteindre des résultats semblables, la sécurité de l’existence (Goetz 1973 : 35).
Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix, Namur.
Il s’agit d’un espace sacré de base où un spécialiste du sacré accomplit les
travaux de divination, de traitement et d’autres rituels. Dans la tradition rada
kanzo, c’est aussi un lieu de culte solennel, de vie commune (instruction, entraide) pour la congrégation des fidèles. Il se compose de diverses parties :
péristyle, badyi, dyèvò et peut même aller jusqu’à inclure bois sacré, cimetière, source. Lorsqu’on a réservé une maison distincte pour le service de
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
64
d’intermédiaire entre les Lwa (divinités vodou) et la communauté. Selon L. Maximilien (2005 [1945] : 48), les esclaves africains de la colonie de Saint-Domingue, pour réaliser une certaine unité relevant de
raisons ethniques, avaient été amenés à considérer chaque divinité vodou comme le représentant d'une tribu ou d’une nation ; par voie de
conséquence, le prêtre (ougan) et la prêtresse (manbo) ont été considérés comme le roi et la reine. Louis Maximilien a noté aussi qu’en
langage africain, le mot «manbo» signifie bien roi 44 et le terme «ougan» contient l'idée de chef 45.
Cette idée de « super-individu » doté à la fois de pouvoirs temporels et intemporels, on le retrouve souvent à l’origine de diverses religions. Dans les temps les plus anciens des cultures assyrobabylonienne, égyptienne, romaine, africaine, le grand prêtre était
aussi le roi ou quelqu’un de lié à la royauté (Dhavamony 2008).
D’après Trouillot (1971 : 260 ; 1972 : 77), la grande révolte des esclaves de Saint-Domingue fut inaugurée par des Africains (nés en
Afrique) qui étaient en même temps des grands prêtres du vodou colonial. Après l’enlèvement de Toussaint Louverture (7 juin 1802), ils
ont repris les armes contre la tutelle française. Les plus intrépides sont
devenus les plus connus. Ils avaient une influence sur des régions plus
ou moins étendues. Chaque protagoniste cherchait à les amadouer et
les rallier à son camp. Du statut de grands prêtres, ils sont devenus des
chefs de bande, de véritables guerriers et la seule force véritable sur
l’échiquier militaire de l’avant 1804 46.
44
45
46
chacune de ces grandes familles rituelles, on distingue les onfò rada, petwo,
kongo.
Si l'on entend par « roi », un prêtre supérieur placé au sommet de la hiérarchie sociale (Magnant 1993 : 174).
Voir aussi Trouillot (1972 : 85).
Le concours des Africains pour vaincre à Saint-Domingue était indispensable. En somme, le parti qui ralliait le plus grand nombre de ces Africains
devait avoir le dessus. Dessalines, comme Pétion, et d'un autre côté comme
Leclerc ou Rochambeau, en était conscient. Les masses africaines seules
permettaient d'obtenir la victoire. Sans elles, pour tout parti, c'était l'échec.
En fait, il s’agit d’une tradition des autorités françaises d'employer dans
leurs troupes des Africains dans le but de vaincre un parti adverse. Cette tradition était pratiquée aussi par les Nègres créoles et les Mulâtres – c’est ce
que dans les temps modernes le général Mangin appellera en Afrique la
« force noire » (Trouillot 1972 : 95, 102).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
65
[56]
Ce rapport intime entre la révolte et le vodou a conduit les autorités
françaises à adopter le principe suivant : un révolté est un vodouisant,
un vodouisant est un révolté. Ainsi, les réactions logiques des soldats
coloniaux face à un révolté ou un vodouisant étaient pendaison, incinération à petit feu, exécution sommaire ou tortures les plus atroces.
Comme le rapportent Malenfant 47, Laujon 48 et d'autres, c’était un
massacre pur et simple des vodouisants ou même de ceux des Noirs
qui étaient soupçonnés de pratiquer le vodou. Tout au cours de la colonisation française à Saint-Domingue, la guerre de religion fut atroce.
Elle s'est intensifiée en 1802 et 1803 (Trouillot 1972 : 80-85).
Si les pratiques du vodou ont réussi à traverser ces impitoyables
atrocités (hostilité qui s’est maintenue même au lendemain de
l’Indépendance), on peut admettre indéniablement que les ougan et les
manbo ont été des agents de transmission incontournables dans la perpétuation de ce système religieux. Comme l’a noté Rigaud (1953 :
71), « le rôle du houn’gan, étroitement lié à celui des loa, dépasse tout
cadre et toute conception ordinaire ». Dans l’univers vodou, soutientil, l’ougan est considéré comme un « pape ». D’ailleurs, le titre traditionnel qu’on lui donne est papa (père), et quand il s’agit d’une manbo, on l’appelle manman (mère). Tout ce qu’il fait en tant que tel est
censé traduire la volonté des puissances des Lwa 49. Le vodou influençait le comportement de ces Africains dans la guerre comme dans la
paix.
Aujourd’hui, ces descendants gardent encore un attachement profond à ce système religieux qui leur donne des remèdes à leurs maux :
les Lwa, selon leur croyance, procurent santé, postérité, réussite dans
les affaires, clairvoyance, protection contre la malchance et les mauvais sorts. Ils réconfortent et donnent de l’énergie pour affronter
l’incompréhensible et l’imprévisible. Étant le pilier du système, la prêtresse ou le prêtre est chargé d'organiser et de diriger les rassemblements religieux de sa communauté vodou. Selon Michel (2003 : 91),
en [57] exerçant le sacerdoce vodou, l’ougan ou la manbo est respon47
48
49
Colonel Malenfant, un des combattants français contre l'armée de l'Indépendance à Saint-Domingue.
A. P. M. Laujon, un ancien conseiller à Saint-Domingue.
Guy Maximilien, « Vodou : Hiérarchie et initiation », texte inédit.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
66
sable de la vie des autres. Il/elle crée un équilibre entre les membres
de la famille vodou et de la communauté en général.
La prêtrise vodou est un véritable travail de guérisseur : de la maladie, des tensions intérieures, des relations humaines (difficultés sentimentales, professionnelles, familiales). La tâche du dignitaire vodou,
comme l’a noté Michel (2003 : 99-101) est d'orchestrer le processus
(l'énergie des participants, le choix des chants, le rythme de la musique, l'arrivée des esprits, les rituels de possession) grâce auquel le
vodou répond aux besoins physiques et spirituels des participants.
Pour satisfaire les attentes de la communauté des fidèles ou des enfants des Lwa, l’ougan ou la manbo associe à la fois les techniques et
les connaissances d'un médecin, d'un psychothérapeute, d'un assistant
social et d'un prêtre (Brown 2001: 5, 10). En parlant de Mama Lola,
interlocutrice clé de Karen McCarthy Brown, Michel la présente
comme une véritable autorité morale selon la cosmologie haïtienne.
Justement, de manière traditionnelle, l’ougan ou la manbo qui reste
dans la limite de son sacerdoce est généralement très respecté et considéré comme l’un des notables de la communauté où il vit.
En tant que prêtre ou prêtresse vodou, il/elle est habilité-e par priorité à assurer et à contrôler le culte public en général et les offrandes
en particulier. Par son statut de médiateur, il/elle assume un rôle central en matière de devoirs de la communauté envers les Lwa et les ancêtres (Laguerre 1980: 30). Il incombe au ougan et à la manbo, entre
autres obligations, d'être le gardien de l'héritage spirituel et religieux
de sa lignée croyante.
Cependant, le fait que les ougan et les manbo ainsi que leur société
persistent dans la pratique du vodou malgré les hostilités qu’ils rencontrent assez souvent, ne laisse pas indifférents ses adversaires, qui
rêvent de le voir catalogué dans le dépôt d’un musée comme [58] un
vestige d’antan et révolu. Contrairement à ces vœux, le vodou haïtien
continue à marquer l’espace de la mémoire individuelle et collective.
Dans la recherche des causes qui pourraient expliquer le maintien de
ses pratiques, plusieurs facteurs sont souvent évoqués par ses détracteurs. Dans ce registre, on retrouve des explications telles que :
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
67
- beaucoup de gens cherchent à devenir ougan parce que ce
« métier » est assez lucratif et qu’ils exploitent le vodou pour
avoir leur mobilité sociale ;
- la pratique du prêtre vodou confère à celui-ci l’autorité, la
crainte et le respect ;
- dans la logique de l’offre et de la demande, il y a persistance
de la pratique de la prêtrise vodou parce que les services sociaux de base, surtout dans la paysannerie haïtienne, font
grand défaut.
Sans vouloir nier le niveau de véracité que ces éléments
d’explication peuvent avoir, en nous appuyant sur Rigaud (1953 : 77),
il nous semble que ces points de vue vont mieux avec des ougan ou
des manbo qui sont des « parvenus » qu’avec ceux qui sont des « héritiers » ou « natifs » au sens de Bourdieu 50.
Dans l’univers du vodou, on fait souvent la différence entre les ougan qui servent les « esprits » des ancêtres d’Afrique (ougan ginen) et
ceux qui possèdent des Lwa achetés (bòkò ou ougan « travaillant des
deux mains »). Contrairement aux premiers, ces derniers exercent leur
pratique avec beaucoup moins de contraintes. Pour rentabiliser
l’argent investi, dans leur marge de liberté, on dit souvent qu’ils peuvent aller jusqu’à tuer quelqu’un (au moyen des procédés magiques) à
la demande d’un client. En revanche, les ougan qui sont des serviteurs
des Lwa ginen ne peuvent pas avoir de tels agissements. Ils font de
préférence une œuvre sacerdotale. Ils ne peuvent pas tuer ni utiliser
leurs pouvoirs pour s’enrichir ou faire des abus. Car de tels compor50
Le jeu des nouveaux entrants consiste à peu près toujours à rompre avec
certaines des conventions en vigueur (en introduisant par exemple des mélanges de couleurs ou de matières jusque-là exclus), mais dans les limites
des convenances et sans mettre en question la règle du jeu et le jeu luimême. Ils ont partie liée avec la liberté, la fantaisie, la nouveauté (souvent
identifiées à la jeunesse) (Bourdieu et Delsaut 1975 : 12). Les dominants
sont en bonne position pour déployer des stratégies leur permettant de préserver leur position et étendre leur capital, mais les dominés ainsi que les
nouveaux entrants ont intérêt au contraire à déstabiliser les positions acquises et à développer en conséquence des innovations dévalorisant le capital détenu par les tenants du pouvoir établi (Boyer 2003 : 69) ; voir aussi
Béitone et al. (2002 : 120).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
68
tements peuvent provoquer la colère des « mystères », qui sont très
[59] redoutables dans le sens qu’ils peuvent punir les actes désobligeants en allant jusqu’à la peine de mort.
En attribuant la reproduction sociale du vodou dans l’espace
haïtien à une simple question économique, on nie en même temps,
peut-être sans le vouloir, la complexité de l’être humain. Cette approche économiste, qui consiste à faire de l’économie le déterminant
de la religion, a été vivement critiquée par Boudon (1992 : 425-426).
Jugeant réductionniste et trop primitive cette manière de voir la religion, le sociologue souligne que l’être humain n’est pas seulement un
système énergétique qui aurait uniquement des besoins relevant de
l’économie à satisfaire, mais que chez lui, il se passe des phénomènes
de conscience qui lui permettent de prendre un recul suffisant par rapport à son être physique. Par ce recul, il trouvera l’intervalle nécessaire pour s’élancer dans l’inconnu qui se rapporte à des vides ou des
déficits (cognitif, de nature matérielle et affective) constitutifs de la
nature et de la condition humaine.
En écho à Boudon, Léonard (2005: 5) a noté que l'homme est un
animal métaphysique. Dans sa quête de connaissance, il est toujours
insatisfait, seul ce qui dépasse sa mesure est vraiment à sa mesure.
Comme tel, son intelligence et sa volonté ne sont pas seulement ordonnées à des vérités ou des biens partiels. Même la totalité des objets
du monde ne suffirait pas à rassasier son appétit de connaissance et
son désir de bonheur. L'homme est un animal branché sur l'être et que
seule la plénitude de l'être pourrait combler.
À l’opposé de la conception marxiste de la religion, Boudon
(1992 : 426) propose de définir celle-ci comme « un élan qui pousse
l’être à dépasser sa condition humaine pour s’ouvrir à quelque chose
d’immanent ou de transcendant, qui le dépasse tout en l’englobant ».
L’attrait pour la religion est fortement expliqué par un ensemble de
besoins de l’ordre de la nature humaine comme la curiosité, la sécurité, la solidarité, la bonne conscience, l’exaltation, la trépidation. Ces
besoins sont commodément satisfaits par un ensemble de facteurs plus
ou moins liés de croyances, d’émotions, de rites et de cérémonies. Si
on ne peut pas nier effectivement que la prêtrise vodou confère le
prestige, l’autorité et rapporte économiquement à celui qui l’exerce,
on ne peut pas négliger non plus le poids de la conviction personnelle
que le prêtre engage dans le maintien de sa tradition religieuse. Aussi
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
69
voulons-nous étudier dans le cadre de cette recherche le lien entre la
prêtrise vodou et le concept de loyauté.
[60]
1.4 - Quid de la loyauté ?
Retour à la table des matières
Classiquement le concept de loyauté est souvent décrit en termes
de probité, de fiabilité, de confiance, de mérite, d’engagement et d'action. Ceux-ci invoquent des attitudes positives qu’on attend d’une personne ou d’un groupe envers ce qu'on appelle « l'objet de loyauté»
(Boszormenyi-Nagy et Spark 1973 : 37). En ce sens, une attitude
loyale se manifeste par l’attachement à la parole donnée à une personne, à un groupe, à une organisation, à un État ou une nation. Elle
se caractérise par la spontanéité et aussi par un engagement délibéré
dans le sens où l’individu privilégie une relation au détriment d’une
autre (Bourricaud 1998 : 468). La loyauté envers son pays par
exemple ne peut inspirer que le patriotisme et le sacrifice de soi ou de
son clan pour le plus grand bien de cette nation. Après avoir analysé la
problématique de la loyauté envers la famille, la culture, la nation,
Connor (2007 : 129) postule que la loyauté se situe au cœur de
l’identité et de l’action motivée.
Dans la quête de la compréhension du comportement social de
l’être humain, la notion de loyauté suscite un intérêt particulier pour
les sciences humaines et sociales dans la mesure où elle les amène à
s’interroger à la fois sur les conditions auxquelles un groupe est cohérent et sur celles auxquelles les membres du groupe peuvent se faire
confiance. Selon Bourricaud (1998 : 465-471) cette notion est perçue
comme un ingrédient essentiel à la cohésion sociale et celle-ci est une
condition de l’efficacité d’un groupe. Ainsi la loyauté se mesure-t-elle
à la conformité de la conduite d’un membre aux règles qui établissent
ses droits et ses devoirs envers le groupe. Une personne est loyale
dans la mesure où son attitude ne met pas en danger la réputation et
les intérêts de son groupe d’appartenance.
Chez Bourricaud, on peut noter que la question de loyauté se manifeste dans un jeu de réciprocité entre droits et devoirs plus ou moins
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
70
bien garantis par des règles. Mais notre intérêt pour le concept de
loyauté se trouve surtout dans son pouvoir explicatif au sens qu’elle
exprime à la fois des caractéristiques individuelles et collectives qui
dépassent la simple notion de « respect de la loi » ou de la poursuite
d’un intérêt lucratif sur la base de calculs rationnels. En analysant
cette question dans le cadre d’une entreprise, Bourricaud précise que
l’on n’achète pas la loyauté par de hauts salaires. Bien
qu’étymologiquement la loyauté se rapporte [61] à la loi, sa vraie nature comme l’ont noté Boszormenyi-Nagy et Spark (1973 : 52) réside
dans les trames invisibles de la confiance au sein du groupe, ce qu’ils
appellent les « fibres invisibles » de la loyauté.
Voulant établir la distinction entre l’obligation (loyauté contractuelle) 51 et la loyauté (naturelle) proprement dite, dans son article
« Obligation, Loyalty, Exile », Shklar (1993 : 184) souligne deux aspects fondamentaux de la loyauté : la loyauté est un engagement global de la personne et elle est une émotion et non une connaissance. Ce
qui caractérise la loyauté, nous dit Shklar, c'est qu'elle est profondément affective et non pas principalement rationnelle. Elle doit être
considérée comme un sentiment d’attachement à un groupe social.
L'adhésion peut être ou ne pas être choisie. Appartenir à un groupe
dans lequel on a été élevé et où on a appris à se sentir loyal depuis la
première enfance est à peine une question de choix. Le caractère émotionnel de la loyauté est défini également en dehors de l'obligation. Si
l'obligation est régie par la règle, la loyauté est motivée par la personnalité de l’individu. Quand elle est le résultat d’un choix, l'engagement de la loyauté est de caractère affectif et généré beaucoup plus
par la personnalité que par calcul ou raisonnement moral.
Partant de ces considérations, Connor (2007 : 141-142) affirme que
la loyauté est une émotion qui reflète l'attachement d’une personne à
son groupe d’appartenance auquel elle manifeste son intérêt. En révisant les différentes définitions de l’émotion offertes par de nombreux
théoriciens, il souligne que la loyauté a les mêmes caractéristiques
51
La loyauté selon Wolff (1968 : 60-61) se distingue à l'origine sur deux axes,
celui de la loyauté contractuelle et celui de la loyauté naturelle : la loyauté
naturelle découlant de relations humaines, telles que le lien parent-enfant ou
des liens d’amitié, la loyauté contractuelle provenant d'un acte explicite
d'engagement, d’un gage de fidélité ou de la cérémonie d'adhésion.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
71
qu’une émotion 52 parce qu’elle donne lieu à des réponses chargées
d'affects. Certaines de ces réponses sont mêlées à d'autres états émotionnels tels que la fierté, la joie, la colère et même la tristesse. En
écho à Connor qui nous invite à considérer les pratiques de loyauté
comme des manifestations émotionnelles, nous retrouvons chez Bourdieu un concept intrigant et stimulant qu’il nomme [62] illusio qui
peut nous permettre de mieux apprécier le sens d’attitudes loyales des
individus inscrits dans des structures sociales.
La sociologie, souligne Bourdieu (1994 : 150), postule que les
agents sociaux n’accomplissent pas d’actes gratuits. Pour se démarquer de cette perspective, il se réfère à l’illusio en tant que formes
d’intérêts spécifiques (hors de la logique utilitariste et du calcul économique) qui sont à la fois présupposées et produites par le fonctionnement des champs historiquement délimités. Quand l’habitus 53 d’un
agent est façonné par la dynamique d’un champ (famille, religion, culture, politique), la réalité sociale de ce champ existe à la fois à
l’extérieur et à l’intérieur de cet agent, dans les choses et dans les cer52
53
Après avoir passé en revue plusieurs définitions (Fehr et Russell 1984 ; J.
M. Barbalet 1992, 2003 ; Carroll E. Izard 1999), Connor (2007 : 134) soutient que l’émotion se rapporte à un sentiment qui est socialement négocié. Il
s’agit d’un comportement et d’un état cognitif que subit une personne en
raison de ses expériences individuelles dans ses interactions avec les différentes structures sociales qui constituent son monde. Ces émotions sont définies notamment par le milieu sociohistorique particulier de l'acteur. Elles
servent à l’orienter face à des événements, des personnes et des interactions
qui lui sont pertinents.
L’habitus se définit comme l’ensemble des dispositions (comportements,
style de vie…) acquises au sein du milieu social d’origine et qui vont par la
suite structurer les pratiques quotidiennes. Mais le sociologue insiste sur le
fait que l’habitus n’est pas seulement une reproduction d’un ordre social,
mais aussi une source de nouvelles pratiques, donc de changement. Car
l’individu, en plus d’être collectif, est aussi singulier. De son habitus incorporé, il tend à reproduire la logique objective des conditionnements tout en
lui faisant subir une certaine transformation. Puisqu’il est exclu que tous les
membres d’une même classe (ou même deux d’entre eux) aient fait les
mêmes expériences dans le même ordre, il existe selon Bourdieu autant
d’habitus individuels que d’individus. L’habitus, étant le produit de l'histoire, c'est un système de dispositions ouvert, qui est sans cesse confronté à
des expériences nouvelles et donc sans cesse affecté par elles. Il est durable,
mais non immuable (Bourdieu 1980 : 89 ; 1992 : 109).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
72
veaux. Ainsi, l’habitus, étant le social incorporé, lorsqu’il entre en relation avec un monde social dont il est le produit, s’apparente à un
poisson dans l’eau et le monde lui apparait comme allant de soi. Il est
« chez lui » dans le champ qu'il habite, qu'il perçoit immédiatement
comme doté de sens et d'intérêt (Bourdieu 1992 : 103). C’est en ce
sens que le « noble » par exemple, après avoir incorporé l’habitus de
l’aristocratie, ne peut pas faire autrement que d’être généreux, par fidélité à son groupe et par fidélité à lui-même comme digne d’être
membre du groupe. Conséquemment, être loyal à son groupe devient
aussi être loyal à soi-même.
L’illusio selon Bourdieu (1994 : 151-163) n’est rien d’autre qu’un
rapport enchanté qui s’est établi entre un individu et un jeu. Celui-ci
est lui-même le produit d’un rapport de complicité ontologique entre
les structures mentales (habitus) et les structures objectives (champ)
de l’espace social. L’illusio, précise-t-il, c’est le fait d’être pris au jeu,
d’être pris par le jeu, de croire que le jeu en vaut la chandelle, ou,
pour dire les choses simplement, que ça vaut la peine de jouer. Dans
cette perspective bourdieusienne, les « intérêts spécifiques » sont des
intérêts d’illusio ou ontologiques. Ceux-ci représentent des pratiques
ou des valeurs que [63] l’on trouve importantes, intéressantes, des
jeux qui importent pour une personne parce qu’ils ont été imposés et
importés dans sa tête, dans son corps, sous la forme de ce que l’on
appelle le sens du jeu. Car les intérêts d’illusio fonctionnent sur le
mode de la spontanéité ou de la passion, sur le mode du « c’est plus
fort que moi ».
On doit noter aussi que le conflit est un thème récurrent dans les
jeux d’interactions à base de loyauté. Les individus sont souvent pris
dans, ou appartiennent à, des structures sociales ayant des valeurs et
des intérêts spécifiques et même concurrents. Ceux-ci créent des situations de discordances qui ont pour effet l’inculcation et
l’intériorisation des « habitus divisés/déchirés » (Bourdieu 1992 :
102). Quand chacun de ces champs exige d’un destinataire un comportement loyal, l’acteur en question va devoir négocier cette gamme
de loyautés concurrentes qui sont appelées en établissant une hiérarchisation des différentes strates de loyautés. Quand les intérêts de la
famille, de l’école, du groupe religieux ou de l’État sont en conflit, la
solution ne s’impose pas avec évidence. Dans une telle situation, c’est
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
73
la position de l’un ou de l’autre dans la hiérarchie des obligations et
des valeurs intériorisées qui va permettre à l’acteur de trancher.
Dans ces cas de conflits et de superposition des strates de loyauté,
assez souvent la famille l’emporte sur les autres champs
d’appartenance parce qu’elle est le lieu par excellence de
l’accumulation du capital 54. Selon Connor (2007 : 131) la loyauté
envers la famille offre beaucoup plus de résistance face aux autres
loyautés concurrentes, car les acteurs ont tendance à être plus fidèles à
ce qui leur paraît plus proche, tant sur le plan émotionnel que physique. En d'autres termes, plus l’immersion sociale d’un acteur dans
un milieu particulier est forte et resserrée, plus sa loyauté envers ce
milieu est susceptible d’être intensifiée. Après la famille, considérée
comme dotée d’une couche de loyauté plus intense, viennent les amis,
les intermédiaires des engagements personnels comme les systèmes de
croyances (religion, sport, politique) et, enfin, les structures sociales
plus larges telles que la nation 55.
[64]
Dans le cadre de l’étude du phénomène de la transmission à
l’intérieur du vodou, l’utilisation de cette notion de loyauté mérite
d’être abordée avec nuance. Car s’il fallait mesurer le niveau de
loyauté de l’ougan ou de la manbo vis-à-vis de sa lignée croyante, en
toute logique, on devrait être en mesure de reconstituer un vodou qui
serait "originel" et à partir duquel on pourrait évaluer les écarts. Cette
notion impliquerait la conformité des sujets aux règles et principes
élaborés en un temps fixe donné et consignés quelque part en vue de
régir le champ. Or le vodou haïtien sur lequel nous voulons réaliser
cette étude est le produit de contacts, de mélanges, de transformations,
d’inventions ou de créations : il n’a pas une forme orthodoxe histo-
54
55
« J’appelle capital symbolique n’importe quelle espèce de capital (économique, culturel, scolaire ou social) lorsqu’il est perçu selon des catégories de
perception, des principes de vision et de division, des systèmes de classement, des schèmes classificatoires, des schèmes cognitifs, qui sont, au moins
pour une part, le produit de l’incorporation des structures objectives du
champ considéré, c’est-à-dire de la structure de la distribution du capital
dans le champ considéré » (Bourdieu 1994 : 160-161).
Cette dernière peut l’emporter sur la famille exceptionnellement en situation
de guerre (Connor 2007 : 132).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
74
rique et, de plus, sa transmission relève de l’oralité 56. Ainsi, la loyauté dont nous parlons ici doit être recherchée non pas dans la conformité de l’ougan ou de la manbo à une quelconque forme figée du vodou,
mais plutôt dans son niveau d’attachement et d’engagement à la mémoire collective et individuelle de sa lignée familiale et religieuse.
Par conséquent, en effectuant ce travail d’étude, nous percevons la
transmission de la prêtrise dans le vodou haïtien comme l’expression
du sentiment vécu (collectivement et individuellement) avec crainte
par rapport aux obligations envers les Lwa, dans une perspective de
continuité et de changement ou d’innovation. Ce fait religieux qu’est
la soumission de l’homme et de la femme aux divinités par le biais de
la dette ou du devoir, contient en lui non seulement la réception des
connaissances et la capacité nécessaire pour exercer la fonction de la
prêtrise, mais aussi l’obligation de « rendre », c’est-à-dire l’obligation
d’assurer la permanence de ce secteur d’activité religieuse. Comme
instrument de la continuité sociale, la transmission, selon Candau
(1998 : 98), est au centre de toute approche anthropologique de la
mémoire, car sans elle, à quoi peut bien servir la mémoire ?
Après avoir constitué notre corpus théorique, nous sommes maintenant prêt pour l’analyse des données afin de mettre à l’épreuve notre
intuition intellectuelle sur ce sujet d’étude. Ceci exige préalablement
la définition d’un appareillage méthodologique consistant qui nous
donnera accès au matériel et aux sources comme fondement empirique de ce travail de contribution à la connaissance ethnologique sur
le vodou haïtien.
56
Voir Hainard, Mathez et Schinz (2007 : 13).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
75
[65]
Transmission de la prêtrise vodou.
Devenir ougan ou mambo en Haïti
Chapitre II
Dispositif méthodologique :
récits de vie
1. De la posture du religieux à la posture d’ethnologue [67]
2. Définition de la démarche méthodologique [69]
2.1. Vertu épistémologique du récit de vie [70]
2.2. Techniques complémentaires ou processus de l’objectivation du discours autobiographique [71]
2.3. Choix de nos interlocuteurs/interlocutrices ou les relations d’enquête
[73]
2.4. Difficultés ou accessibilité du terrain [75]
2.5. Biais de la méthode de récit de vie ? [78]
Retour à la table des matières
[66]
Considérant la nature de notre objet d’étude, qui consiste à étudier
la transmission de la prêtrise dans le vodou haïtien, l’approche de récits de vie a été pour nous le mode d’investigation ethnologique le
plus opératoire et le plus fécond. On ne peut saisir le sens et la fonction d’un fait humain, comme ont souligné De Gaulejac et Roy
(1993 : 325), qu’à travers une expérience vécue, son incidence sur une
conscience individuelle et la parole qui permet d’en rendre compte.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
76
Cette approche de l’enquête orale qui a recours au discours autobiographique (récit de soi) vise à mieux comprendre ce qui détermine
les appartenances, les engagements, les systèmes de valeurs et les
croyances de nos acteurs religieux. Elle nous a permis d’éclairer cette
dimension sociohistorique de la construction de nos « sujets » en analysant « en quoi l’histoire de chacun est constituée d’un ensemble
d’héritages qui agissent comme déterminants sociaux liés aux appartenances familiales, culturelles, institutionnelles et idéologiques ».
Ainsi, cette investigation du vécu a été mise en œuvre comme support
permettant d’interroger nos interlocuteurs/interlocutrices dans leurs
figures multiples. Autrement dit, le sujet est défini dans cette perspective comme celui qui se situe à la fois dans une inscription sociale,
familiale et généalogique ; dans une sphère de contradictions et de
conflits de laquelle il tente de s’extraire ; et enfin dans le profil d’un
narrateur pris entre réalité et fiction (Orofiamma 2008 : 73-75).
Avant d’exposer en détail cette méthodologie de recherche, une
position épistémologique nous impose à livrer d’abord notre propre
récit d’« épisode » qui retrace nos liens identitaires avec notre objet
d’étude. Car « comment parler d'histoire et d'héritage sans s'interroger
sur ses propres filiations, qu'elles soient familiales, théoriques ou
idéologiques ? » (De Gaulejac 1999 : 9).
Comme l’a noté Roberge (1991 : 22-23), c'est parce que l'ethnologue est autant humain que scientifique qu'il peut accéder au discours
de ses interlocuteurs et à leur sensibilité, de même qu'il peut saisir la
signification de leur témoignage. Ainsi, « l'enquêteur doit d'abord se
connaître lui-même » étant donné qu’il est personnellement et socialement investi dans la production de cette connaissance. Ses choix
théoriques sont l'expression de son roman familial [67] et de sa trajectoire sociale, a souligné De Gaulejac (1999 : 216). Aussi est-il important que l’ethnologue connaisse ses propres déterminismes afin qu’il
soit en mesure de reconnaître les limites que pose l'interprétation des
sujets avec lesquels il entre en interaction.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
77
2.1. De la posture du religieux
à la posture d’ethnologue
Retour à la table des matières
Nous sommes le quatrième 57 d’une famille protestante de cinq enfants. Dès le début (2007) de notre immersion dans le milieu vodou,
nous avons constaté un malaise, un silence désapprobateur dans notre
environnement familial, puisque selon notre identité prescrite, aujourd’hui nous devrions être un fervent prédicateur de l’Évangile. Justement, dans notre enfance nous avions promis à nos parents que cette
prescription allait être notre réalité. Ainsi, depuis l’âge de 17 ans, nous
étions déjà impliqué avec beaucoup de succès dans le prosélytisme
pour devenir après un assistant ministre (religieux), prédicateur de
deuxième rang.
Si notre réseau familial et religieux a mis la responsabilité de notre
« déperdition » (notre actuelle préoccupation pour le vodou) sur notre
niveau de formation académique, nos collègues universitaires avec qui
nous en discutons ont souvent formulé les questions suivantes :
sommes-nous un vodouisant ? Comment sommes-nous parvenu à
nous intéresser à cet objet d’étude qu’est le vodou ?
Effectivement, le déclic a eu lieu au cours de notre formation universitaire de premier cycle en sciences humaines et sociales à
l’Université d’État d’Haïti. Selon ce système académique, l’étudiant a
droit à son diplôme après la sanction d’un travail de recherche soutenu
devant un jury dûment constitué. Pour ce, depuis la deuxième année
(sur une durée de quatre ans), nous avons commencé à penser au
thème de notre mémoire de sortie. Étant un universitaire d’une forte
religiosité, nous avons voulu mobiliser notre formation de premier
cycle au service du secteur protestant en Haïti. Ainsi, notre première
intention était de réaliser un inventaire analytique des différentes dénominations religieuses évoluant dans le pays. À [68] partir de cette
décision, le domaine d’étude sur lequel nous allions travailler était
57
Date de naissance : Février 1976.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
78
arrêté, et presque tous les devoirs de fin de session allaient être rédigés dans ce domaine.
Dans le cadre d’un cours de sociologie de développement, nous
avons choisi de réaliser le devoir final sur la relation entre « Mentalité
religieuse et sous-développement en Haïti ». De manière inattendue,
ce travail documentaire nous a permis de remettre en question des stéréotypes et des préjugés que nous avions intériorisés sur le vodou
comme une religion dominée. En analysant les sources de ces préjugés, nous étions arrivé à relativiser l’ensemble des croyances religieuses, particulièrement du christianisme. Le caractère absolu de tout
ce qui vient de la Bible et de ses interprètes a été réduit à sa dimension
humaine, donc critiquable à volonté sans encourir le risque d’être victime d’un sort divin. Par ce travail de distance critique à notre propre
milieu religieux, nous étions prêt moralement et intellectuellement à
réaliser notre mémoire de sortie sur notre propre dénomination ou
« secte religieuse ». Ce travail nous a permis de mettre en lumière la
productivité de ce « nouveau mouvement religieux 58 » dans sa capacité à détourner l’attention de ses destinataires de niveau universitaire
des causes réelles du sous-développement d’Haïti.
Depuis ce travail, nous sommes définitivement « sorti de la religion ». Et notre nouvelle préoccupation pour ce champ d’études est
maintenant de l’ordre scientifique et non religieux. Avec un regard
décomplexé, sans échelle de valeurs (après un travail sur soi), le vodou allait être abordé dans sa dimension religieuse au même titre que
toutes les religions établies ou « en devenir », communément appelées
sectes.
Ainsi, dans le cadre de notre étude de deuxième cycle, nous avons
décidé de joindre à notre connaissance livresque sur le vodou une expérience de terrain, car jusqu’alors, il était pour nous un monde social
et religieux tout à fait exotique. Au moyen de l’enquête ethnologique,
nous avons pu nous familiariser avec cette « sous-culture » 59 au cours
58
59
Ce mouvement est connu en Haïti sous le nom du « Corps de christ ».
Le terme « sous-culture » est compris ici non pas dans la logique de la domination culturelle, mais dans le sens que dans une même société coexistent
différentes sphères d’activités ou de champs sociaux développant chacun
leur propre sous-culture, et que sa maîtrise exige une initiation pour les nonhéritiers (Bertaux 2006 : 17).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
79
de la réalisation de notre mémoire de fin d’études. Sur la base de cette
fructueuse expérience de [69] « l’enquête directe » sur le terrain vodou, nous avons été motivé à poursuivre ce travail ethnologique au
niveau du troisième cycle. Pour nos parents et pour tous ceux qui partagent leur préoccupation à mon égard, compte tenu de leurs stéréotypes sur cette sous-culture, nous attestons que depuis 2007 nous fréquentons ce milieu, que ce soit seul ou accompagné, pendant le jour
comme pendant la nuit, et que nous n’avons pas été « dévoré par des
démons ».
Après cette description de l’évolution de notre rapport intellectuel
avec le vodou, il nous faut maintenant apporter certaines précisions
sur la nature des récits de vie comme méthode d’enquête, et exposer
en détail notre approche méthodologique.
2.2- Définition
de la démarche méthodologique
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Disons tout de suite que le récit de vie comme méthode d'acquisition des données ou de production des faits pertinents pour notre objet
d'étude n’est pas de l’ordre de l’autobiographie écrite. Celle-ci consiste à relater la totalité de l'histoire d'un sujet. Elle couvre le plus
souvent toute la trame de vie de la personne en passant « par la naissance, voire par l'histoire des parents, leur milieu, bref par les origines
sociales » (Bertaux 2006 : 36). Pour chaque période de cette histoire,
un récit de vie qui adopte cette conception maximaliste se préoccupe
non seulement de la vie intérieure du sujet et de ses actions, mais aussi
des contextes interpersonnels et sociaux que l’acteur étudié a traversés. Dans ce cas, l’investigation du vécu, dans sa forme idéale, nécessite « un long travail auprès d'une seule personne ». D'où un manque
d’intérêt pour cette image du récit de vie « complet » car le type de
connaissances auquel nous voulons apporter notre contribution ici
s’intéresse aux phénomènes collectifs.
Dans le cadre de cette recherche, l’approche de récit de vie a été
adoptée comme moyen d’accéder à une partie de l’histoire indivi-
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
80
duelle dans un premier temps pour enfin atteindre le collectif dans le
deuxième temps. La conception que nous avons privilégiée « consiste
à considérer qu'il y a du récit de vie dès lors qu'un sujet raconte à une
autre personne, chercheur ou pas, un épisode quelconque de son expérience vécue ». Selon Bertaux (2006 : 36) cette [70] forme narrative
du vécu n'exclut pas l'insertion d'autres formes de discours en son
sein, car « pour bien raconter une histoire, il faut camper des personnages, décrire leurs relations réciproques, expliquer leurs raisons
d'agir ; décrire les contextes des actions et interactions ; voire porter
des jugements sur les actions et les acteurs eux-mêmes » 60. En ce
sens, dès qu'il y a apparition de la forme narrative dans un entretien,
nous dit Bertaux (2006 : 37), et que le « sujet informant » l'utilise pour
exprimer les contenus d'une partie de son expérience de vie, nous
sommes en présence du récit de vie.
Par rapport au rôle accordé à la personne décrivant sa propre histoire, cette perspective ethnologique sous-entend une dimension épistémologique particulière qu’il faut élucider.
2.2.1. Vertu épistémologique du récit de vie
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Sous l’égide du paradigme de « l’objectivité » dans les sciences
sociales et humaines, la question du « sujet » comme interlocuteur a
longtemps été considérée par les sociologues comme une illusion 61
(De Gaulejac 1999 : 214). Ce paradigme inscrit sa position sur le projet de la construction d’une science distinguant clairement la « connaissance théorique » de « l’expérience pratique ».
60
61
Aussi est-il nécessaire de « distinguer clairement l'histoire réelle d'une vie,
du récit qui en est fait » (Bertaux 2006 : 37). Le récit de soi, nous rappelle
Boris Cyrulnik (Orofiamma 2008 : 68), n’est pas le retour du réel passé,
c’est la représentation de ce réel passé qui nous permet de nous ré-identifier
et de chercher la place sociale qui nous convient.
L'illusion déterministe considère l'homme comme un objet passif ou une
sorte de produit intériorisé de la société. L'illusion individualiste le voit
comme un électron libre indépendant de toute attache et agissant par ses
propres choix. Entre ces deux positions, nous sommes de plus en plus nombreux à refuser de choisir (De Gaulejac 1999 : 217).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
81
Cependant, si les acteurs ne sont pas aptes à produire un savoir
scientifique sur leur pratique au sens disciplinaire de ce terme, il convient néanmoins de les considérer pour ce qu'ils sont, c'est-à-dire
« des sujets qui parlent, qui agissent, qui inventent, qui réfléchissent,
qui se projettent dans l'avenir et, par là même, qui contribuent à créer
la société » (De Gaulejac 1999 : 216). Ainsi on ne peut accepter de
réduire les individus à « des objets incapables » de participer à la production de la connaissance sur la société dans laquelle ils vivent. La
question [71] du sujet comme fondement de la production de la société, et au principe de l'élaboration de la connaissance, ne peut être éludée.
Cette orientation qui se veut à l'écoute du sujet (modeste ou ordinaire), et qui se renforce aujourd’hui dans les sciences sociales, prolonge les perspectives ouvertes notamment par Marcel Mauss (18721959), Georges Devereux (1908-1985) et Claude Lévi-Strauss (19082009). Ce qui apparaît révolutionnaire chez ces auteurs, c’est la réhabilitation du sujet ou des peuples qu’on qualifiait de « sauvages ». Ce
nouveau regard sur l’Autre s’est accompagné aussi d’un revirement
épistémologique très novateur en ce qu’il a reconnu (avec Mauss surtout) que les peuples non occidentaux détiennent – eux aussi – un
point de vue. Et l’ethnologue sur son terrain doit retrouver ce point de
vue indigène, ce qui revient à reconnaître qu'il en a un, et à lui rendre
la parole (Tarot 1999 : 496).
Si l’enquête de terrain par observation participante reste le moyen
classique pour les anthropologues à l’étude du quotidien des faits et
gestes de « l’homme ordinaire », le récit de vie offre l'accès privilégié
à son point de vue. Et, dans cette perspective méthodologique qui
s'intéresse à la fois aux dimensions affectives et existentielles, aux
enjeux inconscients individuels et collectifs, celui qui parle à
l’ethnologue sur son terrain est considéré à la fois comme sujet et objet de l’étude. Ainsi, dans cette approche épistémologique de la « parole rendue », une place assez importante a été accordée aux expressions verbales de nos interlocuteurs/interlocutrices dans l’analyse des
données ethnographiques.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
82
2.2.2. Techniques complémentaires ou processus
de l’objectivation du discours autobiographique
Retour à la table des matières
Comme l’a bien noté Roberge (1991 : 35), la méthode de collecte
des récits de vie nécessite deux étapes distinctes sur le terrain. Dans
un premier temps, l'enquêteur doit recueillir le récit spontané de son
interlocuteur par une entrevue libre et sans interruption de sa part.
Dans un second temps, ses hypothèses de recherche opérationnalisées
par un guide d’entretien vont lui servir d’outils dans la réalisation
d’une ou plusieurs entrevues complémentaires pour documenter le
récit initial. La première étape joue donc le rôle d’amorce à des entrevues [72] dirigées et centrées sur une séquence ou un épisode important de la vie du sujet informant. L’entrevue dirigée de la deuxième
étape vise à effectuer une mise en contexte du récit de vie ou de combler, dans la mesure du possible, les vides et les oublis (volontaires ou
involontaires) du sujet racontant. Bref, « l'entrevue complémentaire
vise à objectiver, pour ainsi dire, le récit essentiellement subjectif de
l'autobiographe », souligne Pierre Crépeau (1978 : xvi).
En plus des récits de vie, il faut souligner le recours à d’autres procédés complémentaires tels que recherche documentaire, entrevues
avec des personnes clés en rapport avec la problématique, entretienstage 62, observations directes de certains rituels et enfin, entretiens
non formels avec quelques membres de la famille de la manbo et de
l’ougan afin de mieux comprendre certains aspects des récits de vie
racontés par nos sujets. Considérant que la visée de notre sujet de recherche est de saisir des trajectoires de vie dans leurs dimensions individuelles et sociales, et que la transmission religieuse dont on parle
embrasse les contenants et les contenus 63, la méthode du récit de vie a
62
63
C’est un entretien pour se familiariser avec la méthode de la recherche.
Par les contenants, on voit les cadres d’apprentissage et de socialisation, les
systèmes de relations, les structures identitaires individuelles et collectives.
Les contenus quant à eux, renvoient à des biens symboliques, des biens matériels, des savoir-faire, des comportements, mais aussi à des idées, des valeurs, des convictions (Muxel 2006 : 1192).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
83
été renforcée selon le cas soit par des récits de lieux, d’objets ou de
pratiques 64. Ce renforcement 65 nous a permis d’avoir accès aux
traces, aux souvenirs consignés ou enfouis dans la mémoire de nos
interlocuteurs en rapport avec leur statut de prêtre vodou.
Les données ethnographiques que nous avons recueillies par cette
combinaison de techniques d’investigation nous ont rendu possible la
poursuite de nos objectifs de recherche. [73] Ce corpus méthodologique a eu la vertu de nous fournir les matériaux nécessaires à partir
desquels sont dégagées les structures de la trajectoire personnelle, les
relations de parentèles, les mécanismes de passation de la prêtrise vodou au sein de la lignée familiale, et surtout les référents symboliques
attachés à l’acte de transmettre dans le vodou. En ce sens, ce choix
méthodologique correspond bien à la nature de notre objectif de recherche qui est d’étudier la transmission de la prêtrise dans le vodou
haïtien dans une perspective de construction d’identité religieuse.
Mais, comment avons-nous procédé pour déterminer nos interlocuteurs et pour ainsi entrer en contact avec eux ?
64
65
Les récits de lieux vont porter sur l’usage et le sens des espaces sacrés les
plus significatifs ou plus révélateurs de mémoire dans chacune des unités
d’observation. Ces espaces peuvent être des hauts lieux de l’habitat des
« mystères » ou des membres de la lignée croyante (onfò ou domaine des
esprits, péristyle, grotte, forêt, rivière, bassin, cimetière…). Les récits
d’objets porteront sur des objets vecteurs de récits de vie ou médiateurs des
relations entre les Lwa, les sujets croyants et leur passé. Ils renvoient aux
objets matériels ayant une valeur symbolique et mémorielle. Ce sont des accessoires du culte, témoins de la passation des pratiques d’une génération à
une autre. Les récits de pratiques, quant à eux, concernent des rites particuliers (Sèvis kay ou service cultuel des Lwa de la maison, initiation, rites funéraires, mariages mystiques, bains de décembre…) qui caractérisent en
quelque sorte un lieu de culte. Ces pratiques peuvent être des savoir-faire
uniques ayant une valeur à la fois pragmatique et symbolique dans la lignée
croyante (la fabrication d’objets sacrés, la fabrication de produits alimentaires, etc. ; voir Turgeon et Saint-Pierre (2009).
Il faut noter aussi que cet appareillage méthodologique a été soutenu par des
moyens techniques (magnétophone et caméra photo) pour la captation de
son et d’images relatifs aux entrevues.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
84
2.2.3. Choix de nos interlocuteurs/interlocutrices
ou les relations d’enquête
Retour à la table des matières
Selon le postulat de base de la perspective ethnologique 66 que
nous adoptons, les logiques qui régissent l’ensemble d’un monde social ou d’un mésocosme sont également à l’œuvre dans chacun des
microcosmes qui le composent. En observant de façon approfondie un
seul 67, ou mieux quelques-uns de ces derniers, et pour peu qu’on parvienne à en identifier les logiques d’action, les mécanismes sociaux,
les processus de reproduction et de transformation, on devrait pouvoir
saisir certaines au moins des logiques sociales du mésocosme luimême (Bertaux 2006 : 20).
Par conséquent, le recours au vécu singulier ne signifie pas un repli
sur la seule référence à soi qui dériverait vers l’idéologie de
l’accomplissement de soi. Mais, dans cette [74] perspective, il a été le
moyen d’évocation des autres en soi, et a pris la valeur de témoignage.
66
67
Cette perspective ethnologique renvoie à un type de recherche empirique
fondé sur l’enquête de terrain et des études de cas, qui s’inspire de la tradition ethnographique pour ses techniques d’observation, mais qui construit
ses objets par référence à des problématiques sociologiques. Le préfixe
« ethno » renvoie ici non pas aux phénomènes d’ethnicité, mais à la coexistence au sein d’une même société de mondes sociaux développant chacun sa
propre sous-culture (Bertaux 2006 : 17).
Justement, au cours de notre terrain, nous avons eu l’opportunité
d’entretenir avec certains interlocuteurs qui nous ont convaincu l’idée que la
thèse pourrait être réalisée avec un seul récit de vie. Ils ont retenu notre attention de manière spéciale de par l’abondance de leur discours. Ils sont aussi attrayants et complexes dans leur histoire, leur point de vue, leur crainte et
leur audace. Mais ce n’est pas la vie de la personne en soi qui nous a préoccupé (ce qui fait que l’anonymat ne dérange pas notre analyse), mais
l’imaginaire collectif qu’elle porte et la manière dont cet imaginaire
s’extériorise dans le réel. À ce moment, la confrontation d'une histoire avec
d’autres se révèle enrichissante et même passionnante. Il faut dire aussi
(même si on ne le dit pas souvent) que l’analyse scientifique ou
l’appréciation des faits procède toujours par comparaison consciente ou inconsciente. Généralement, on prend une position, on fait un jugement en
fonction de ce qu’on sait déjà (en théorie ou par expérience).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
85
Bien que chaque expérience de terrain, chaque entrevue, soit unique,
voire fluctuante, cette enquête par récits de vie a pour caractéristique
de multiplier les points de vue jusqu’à la saturation du modèle, ce qui
nous a fourni une diversité de perceptions qui a été pour nous une
grande richesse ethnographique.
Comment notre « interlocutoire » a-t-il été constitué ? – Le dominateur commun entre nos interlocuteurs/interlocutrices, c’est qu’ils
ont été tous sélectionnés en fonction de leur origine familiale en relation avec la pratique des prêtres vodou. Ils sont des héritiers, inscrits
dans une lignée croyante et familiale et non des parvenus sans antécédents au sens bourdieusien (Béitone 2002 : 120). Du coup, ceci nous a
évité de plonger dans une lecture amalgamée d’un « vodou fourretout » (nébuleux) d’une catégorie de praticiens sans enracinement et
légitimité sociale.
Si on peut parler du vodou haïtien comme un terme générique qui
désignerait tout un système religieux, philosophique, thérapeutique,
esthétique…, une véritable vision holiste de l’être humain dans
l’univers (Béchacq 2007 : 27), on admet aussi que le profil d’une divinité, le sens d’un rituel peut avoir des colorations différentes en
fonction des régions géographiques. Comme a pu noter Bastide
(1973 : 135), pour une même région, des variations sensibles d’un lieu
de culte à un autre sont facilement observables dans le vodou haïtien.
En vue de collecter une diversité de points de vue et de pratiques,
l’ensemble des entrevues (environ une vingtaine) a été réalisé dans
plusieurs régions du pays (grand Sud, Ouest, grand Nord) 68. À
l’intérieur de ces régions, nous avons tenu compte des grands lieux de
culte vodou qui ont une reconnaissance locale, régionale et même nationale ainsi que des petits lieux ordinaires. En plus, les différences
d’âge et de sexe nous ont guidés aussi dans le choix de nos interlocuteurs. Cette multiplication des expériences vécues d'une même situation sociale a eu pour intérêt le dépassement de leurs singularités pour
atteindre, par construction [75] progressive, une représentation collective de la situation. En multipliant les récits de vie de personnes parti68
Quand nous nous apprêtions à aller dans le Centre du pays (Plateau central),
l’épidémie du choléra s’est déclarée.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
86
cipant au même monde social, et en centrant leurs témoignages sur
des segments bien spécifiques, nous cherchons à bénéficier des connaissances qu'elles ont acquises de par leur expérience directe sur le
vodou en tant que dépositaires d’un savoir religieux transmis de génération en génération.
2.2.4. Difficultés ou accessibilité du terrain
Retour à la table des matières
La réalisation d’une entrevue avec un initié vodou (ougan, manbo,
onsi) n’est pas toujours chose facile, car cet univers religieux est en
partie ésotérique. « Les prêtres passent par des rites d'initiation extrêmement longs, extrêmement compliqués, ils reçoivent un enseignement complet » (Métraux et Bing 1964 : 29) pour lequel ils se sont
investis à fond. De ce fait, ils ne révéleront pas volontiers à un étranger des secrets qui leur ont coûté si cher en émotion et en argent.
Pour plusieurs raisons d’ordre sociohistorique, la méfiance face à
un non-initié fait partie du contenu de leur formation. Ainsi, il n'est
pas à la portée de tout le monde de pénétrer les secrets qui entourent
les rites et les croyances vodou. D’où les difficultés qui se posent aux
chercheurs devant la méfiance des détenteurs de ces pratiques et
croyances religieuses en Haïti. Néanmoins, même si la porte est
étroite, il existe quand même des voies de pénétration que le chercheur est appelé à déterminer
Lors de notre première initiation ethnographique sur le terrain vodou (2007-2008), en dépit des soutiens de certains facilitateurs et des
visites d’exploration, avoir un rendez-vous a été l’étape la plus difficile et la plus déconcertante. Comme excuse pour les rendez-vous non
tenus, on invoquait souvent un imprévu de dernière heure : un déplacement inattendu, un [76] « bain de chance » en toute urgence, un malaise, etc. En plus de cela, on nous réclame parfois un intervalle de
huit à quinze jours afin de réfléchir sur son implication dans ce genre
de projet.
Mais en réalité, cette indisponibilité récurrente fait partie de la stratégie des ougan ou manbo pour éviter de parler de la prêtrise dans le
vodou, étant donné que ce thème renvoie à l’initiation, qui est une pra-
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
87
tique exigeant une attitude discrète. Ainsi, on n’a pas raté cette occasion pour nous rappeler que nous devrions être un initié pour avoir
accès à des informations concernant la prêtrise vodou, ce qui ne colle
pas avec notre position éthique et épistémologique.
Toutefois, nous avons malgré tout persisté en insistant sur le fait
que ni leur nom, ni aucune autre information qui permettraient de les
reconnaître ne seraient divulgués et qu’ils ne seraient pas obligés de
donner des informations jugées trop intimes, trop personnelles. Ainsi,
en abandonnant certains, face à la persistance de leur refus (mais jamais catégorique), nous avons pu trouver le consentement et la disponibilité des autres à l’aide d’autres facilitateurs estimés plus appropriés une fois sur le terrain. Ceci constitue une sorte de contrat que
nous avons tenté de respecter dans le traitement des données.
L’analyse ethnologique dans le cadre de cette entente demande
beaucoup de subtilité, car le premier souci de l'observateur est de
rendre compte honnêtement de la réalité de son terrain alors que les
clauses de son contrat lui demandent de respecter l'intimité de l'autre.
Dans bien des cas, on entend ces types de phrases : « cela se dit entre
nous », « ne mettez pas cela dans votre affaire », « vous n’allez pas
divulguer cela », etc. Face à ces restrictions, l’ethnologue a un devoir
éthique qui semble contradictoire dans ces détails. Il s’agit de ne pas
trahir (ses hôtes) et de ne pas tromper (sa communauté scientifique).
D’où l’intérêt de l’anonymat et de la présentation des données recueillies sous une forme synthétique.
[77]
Si en 2007-2008 la réalisation des quelques entrevues avec certains
acteurs du vodou a été réussie après de grandes difficultés, sur la base
de ce test qui allait être enrichi en 2009 par une expérience professionnelle, le terrain de 2010 pour cette thèse a pu se réaliser sans aucune difficulté. Pour pénétrer dans le vodou, estime Métraux (Métraux
et Bing 1964 : 30), « la première démarche consiste donc à faire la
connaissance d'un prêtre ou d'une prêtresse, à gagner sa confiance afin
de pouvoir d'une part, les interroger et, d'autre part, participer aux cérémonies ». Dans ce schéma de voie de pénétration, même une bonne
relation avec un défunt peut aider. Dans certains milieux, nous étions
portés à fouiller dans nos souvenirs pour nous rappeler que nous
sommes le petit-fils d'un frère d'une grande personnalité vodou con-
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
88
nue sous le nom de Guelmeau Pierre. Une fois qu’on a gagné la confiance de quelqu’un jouissant de la reconnaissance du milieu, la technique de boule de neige va faire le reste.
Dans chacune des régions que nous avons touchées dans le cadre
de ce terrain, nous avions déjà créé des relations de confiance avec
des ougan et manbo qui nous ont servi à la fois de sources et de facilitateurs auprès des autres porteurs de tradition vodou. Il faut dire aussi
que nous avons remarqué de plus en plus de vodouisants qui estiment
nécessaire de participer à la consignation de leur tradition religieuse,
et surtout de donner leur propre version et représentation du vodou
historiquement marginalisé. Grâce au profil de nos facilitateurs qui
étaient, soit un serviteur d’un grand lakou historique 69, soit un
membre influent d’une association vodou, notre présence dans le milieu a été souvent très honorée. Certains d’entre eux nous ont avoué
qu’ils étaient très heureux de voir un jeune haïtien de notre niveau
académique intéressé à leur pratique. Ceci a été pour nous très gratifiant dans le sens qu’ils nous ont donné l’accès à des milieux et objets
très intimes. On nous a fait savoir que nous sommes déjà un choisi
pour avoir eu l’opportunité de toucher à certains objets hérités et précieusement entreposés.
[78]
Concernant l’accessibilité du terrain de 2010, nous venons de dire
que cette opération a pu être réalisée sans aucune difficulté, mais
qu’en n’est-il de la fiabilité des données collectées ?
69
Il s’agit d’une unité résidentielle où habitent les membres d’une lignée familiale et religieuse. Il est aussi un espace mystiquement délimité et protégé
par les Lwa titulaires du lignage. Il est aussi défini comme une unité de base
de l'organisation spatiale fondée sur le lignage, et dans lequel le chef du lakou est à la fois le détenteur des titres fonciers et du pouvoir religieux. Aujourd’hui, le responsable spirituel du site peut être un simple héritier (foncier) comme les autres.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
89
2.2.5. Biais de la méthode de récit de vie ?
Retour à la table des matières
Comme toute méthode de collecte de données, le corpus de récits
adopté n’a pas seulement des avantages, il a aussi des inconvénients
(embûches et limites) tels que la possibilité du narrateur de colorer
son discours en fonction de l’image qu’il se fait du chercheur, du contexte de la réalisation des entretiens, etc. Il y a aussi la question de
l’écart, plus ou moins profond, mais toujours existant, entre la réalité
objective et la représentation subjective du sujet qui se raconte. Les
rationalisations des interlocuteurs en fonction de l’identité souhaitée,
les enjolivements, les écrans posés par la mémoire sélective, tels sont
les obstacles majeurs auxquels sont souvent confrontés les chercheurs
(Pourtois et Desmet 2007 : 141-142).
Mais être conscient des problèmes liés à l'enquête orale, nous dit
Roberge (1991 : 23), c'est déjà faire preuve d'une attitude critique et
scientifique à l'égard de ses sources. L'objectivité véritable dans le
domaine des sciences sociales et humaines, précise De Gaulejac
(1999 : 216-217), consiste à analyser de quelle manière la subjectivité
intervient dans la production de la connaissance. « Plutôt que de vouloir la neutraliser par une scientificité artificielle, il est préférable de la
mettre au cœur du processus de production du savoir en étant attentif à
ses effets ».
En optant pour le récit de vie comme méthode d’enquête, nous ne
sommes pas sans savoir que « le récit d'un fait passé n'est jamais et ne
sera jamais le vécu de ce fait » (Roberge 1991 : 13). En analysant
l’écart existant entre la mise en récit du fait et le fait lui-même, Bertaux (2006 : 41) nous rappelle qu’il y a des médiations subjectives et
culturelles entre l’expérience vécue « brute » et le discours narratif de
ce fait. Par exemple, entre une situation sociale et la façon dont elle
est « vécue » sur le moment par le sujet s'interposent des schèmes [79]
de perception et d'évaluation. Donc, pour un ethnologue avisé, tout
récit d’un autobiographe est un outil pour construire son monde (Orofiamma 2008 : 77), car l’art du récit est en fait une refiguration de soi
et une interprétation de soi par le récit. Bref, il s’agit d’une mise en
scène d’une dramaturgie personnelle. Si la présence de ces médiations
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
90
est réelle et même incontournable, nous devons admettre que « c'est
bien leur propre parcours que s'efforcent de raconter les sujets, et non
celui de quelqu'un d'autre. L'intervention des médiations signalées ne
touche guère la structure diachronique des situations, événements et
actions qui ont jalonné ce parcours » (Bertaux 2006 : 40).
Pour les chercheurs qui sont guidés par la recherche de « l'exactitude » ou de l'« authenticité des faits », les sources orales peuvent
sembler inappropriées. Par contre, dans le cas qui nous concerne, leur
apport du point de vue ethnologique demeure incontestable puisque
notre premier souci n’est pas la datation des faits ou la découverte de
la « vérité », mais plutôt le processus par lequel l’imaginaire collectif
structure le comportement individuel et les pratiques sociales dans le
vodou haïtien.
Un dernier ferment de faiblesse, et qui laisse le champ libre au sujet à sa mise en scène, est le temps (durée de l’entrevue). Généralement, pendant les premières minutes de l’entretien (de 15 à 20 mn),
les personnes informant ne vont pas dire ce qu’elles pensent, mais ce
qu’il est acceptable de dire dans ce qu’elles pensent. C’est pourquoi
toute interrogation qualitative trop courte empêche les personnes interrogées d’entrer en confiance et de se révéler réellement et complètement. Dans le cas qui nous concerne, sauf quelques rares exceptions,
nous avons eu l’opportunité d’avoir des interlocuteurs/interlocutrices
qui nous ont parlé longuement (plus d’une heure par séance à raison
d’au moins deux séances par récit), et volontiers, une fois la confiance
établie.
Mais comment les données recueillies par enquête orale peuventelles être des sources fiables si d'une part elles sont fabriquées sur mesure, et si d'autre part elles subissent constamment les aléas de la mémoire ? (Roberge 1991 : 19) Pour ce qui est de cette préoccupation,
Bertaux (2006 : 41) nous a dit que le fait d’avoir une série de témoignages sur [80] le même phénomène social est un atout qui nous sert à
réduire les médiations subjectives. La mise en rapport de ces témoignages les uns avec les autres permet d'écarter ce qui relève de colorations rétrospectives, et d'isoler un noyau commun aux expériences vécues de l’ensemble des sujets narrateurs.
Dans le cadre de ce travail de recherche, deux types de croisements
ont été adoptés lors de l’analyse des données recueillies par notre ap-
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
91
pareillage méthodologique. Le premier croisement est interne. Il consiste à confronter entre elles les données d’un « sujet » obtenues au
moyen de son discours narratif avec celles collectées par les autres
techniques complémentaires : observation, récits de lieux, de pratique
ou d’objet, recherche documentaire. Cette confrontation visait à déceler leur éventuelle complémentarité ou contradiction. Le deuxième
type de croisement, quant à lui, est externe. Les données recueillies
dans chaque lieu de culte (ou unité d’observation) ont été à nouveau
croisées entre elles. Les analyses des récurrences, des différences et
même des oppositions ont été guidées par le souci de rendre des propos qui soient conformes à la réalité du terrain.
À travers ce chapitre, nous avons voulu exposer la démarche par
laquelle notre intuition intellectuelle (qui prétend que la transmission
de la prêtrise vodou est en rapport étroit avec la logique du devoir de
mémoire ou de loyauté envers les ancêtres) a été à la disposition du
réel afin qu’elle soit confortée ou nuancée ou même déstabilisée.
Au terme de cet exposé, nous pouvons dire que la recherche au
moyen de l’enquête orale est un support de formation, de travail sur
soi et de découverte de soi, tant pour l’observateur que pour l’observé.
Par l’acte de faire récit de sa vie, le sujet se construit une identité qui
l’inscrit dans un rapport à soi, au monde et aux autres, ce que Paul
Ricœur (1985) appelle identité narrative. Si on reproche à cette méthode d’enquête le fait qu’elle laisse trop de place à la subjectivité, on
doit admettre qu’elle est pourtant l'instrument par excellence qui
donne l’accès direct à la mémoire populaire. Son originalité reste et
demeure la vertu consistant à donner la parole à une partie importante
et souvent oubliée de l’histoire officielle : les opprimés, les discriminés, les porteurs de l’histoire vivante.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
[81]
Transmission de la prêtrise vodou.
Devenir ougan ou mambo en Haïti
Chapitre III
Cadre socio-familial et religieux
de nos interlocuteurs
1. Grands traits caractérisant les familles haïtiennes [83]
1.1. Histoire succincte de la famille haïtienne [83]
1.2. Fonctionnement de la famille contemporaine en Haïti [90]
1.3. Matrifocalité en Haïti [93]
2. Il s’agit d’Henriette, Onel, Déravine, Mosaline, Grégoire, Bazil, Guillaume [96]
3. Antécédents des interlocuteurs [100]
4. Contacts avec les pratiques vodou avant la prêtrise ou indices avantcoureurs [107]
4.1. Projet parental ou familial [111]
4.2. Projet ou injonction des Lwa [112]
4.3. Projet de désirs croisés [116]
Retour à la table des matières
92
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
93
[82]
L’essentiel (...) n’est pas le contenu même de ce qui est
cru, mais l’invention, la production imaginaire du lien qui
à travers le temps fonde l’adhésion religieuse des membres
au groupe qu’ils forment et aux convictions qui les lient.
On dira religieux dans cette perspective, toute forme de
croire qui se justifie entièrement de l’inscription qu’elle revendique dans une lignée croyante (Hervieu-Léger 1993 :
118).
Comme nous l’avons vu au niveau du chapitre théorique, la famille
comme institution d’enculturation et de socialisation joue un rôle fondamental dans le processus d’inculcation et d’intériorisation des valeurs qui placent l’individu au sein de son groupe d’appartenance. En
explorant les littératures traitant des notions de transmission culturelle, transmission religieuse et loyauté, on a pu constater que la famille n’est pas une entité sociale qu’on peut aisément évacuer dans
une étude portant sur la passation intergénérationnelle des valeurs et
des pratiques religieuses, d’autant plus qu’on parle du vodou qui est
souvent décrit comme une religion familiale.
La transmission et l’histoire familiale constituent, selon De Becker
(2008 : 61), des événements majeurs dans la formation de l’identité.
Par l’histoire familiale, il évoque l’idée du récit ou du « roman familial » 70 qui est un savant mélange de souvenirs, d’additions, d’oublis,
de réalités. Dans la dynamique de ces deux opérations (transmission et
construction de ce roman), la réalité des destins familial et individuel
se met en branle. Ainsi, les choix sentimentaux, les orientations professionnelles, arrivent à s’inscrire et s’enraciner dans l’inconscient, ce
qui va s’extérioriser en gouvernant la destinée des personnes et des
70
Le roman familial désigne ici les histoires de famille que l'on transmet de
génération en génération et qui évoquent les événements du passé, les destinées des différents personnages de la saga familiale. Mais entre l'histoire
« objective » et le récit « subjectif », il y a un écart, ou plutôt un espace, qui
permet de réfléchir sur la dynamique des processus de transmission, sur les
ajustements entre l'identité prescrite, l'identité souhaitée et l'identité acquise,
sur les scénarios familiaux qui indiquent aux enfants ce qui est souhaitable,
ce qui est possible et ce qui est menaçant (De Gaulejac 1999 : 11-12).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
94
groupes. Aussi, en prélude aux différentes parties du texte qui vont
présenter et analyser des données ethnographiques sur les modes de
transmission de la prêtrise vodou en relation avec le sentiment de
loyauté, nous sommes conduits à regarder ce qu’il en est du fonctionnement de la [83] famille haïtienne. Ceci va être suivi de la présentation de nos interlocuteurs, saisis dans leur contexte socio-familial.
3.1 - Grands traits caractérisant
les familles haïtiennes
Retour à la table des matières
L’importance de la maisonnée 71, comme principale unité fonctionnelle de la famille, et celle de la matrifocalité représentent les
deux caractéristiques fondamentales par lesquelles la structure des
familles caribéennes est souvent étudiée (De Ronceray 1979 : 7).
Dans le cas d’Haïti, on admet que la maisonnée, prise comme une
sorte de famille étendue, ce que De Ronceray appelle « ménage communautaire », est très typique des unités familiales. Par contre, si la
matrifocalité est très visible en Haïti, elle n’y est pas pour autant dominante. En présentant les grandes lignes qui caractérisent la famille
haïtienne, nous allons d’abord jeter un coup d’œil historique sur sa
constitution, puis regarder le fonctionnement des ménages contemporains et enfin, voir la question de la matrifocalité en Haïti.
71
La maisonnée est définie comme un ensemble d'individus vivant sous le
même toit, partageant à peu près les mêmes activités et dépendant des
mêmes ressources pour leur subsistance. Elle exerce des fonctions de surveillance, de reproduction biologique, de transmission des valeurs culturelles, éducatives, sociales et religieuses, de support économique du foyer,
d'identification sociale de ses membres (De Ronceray 1979 : 7).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
95
3.1.1. Histoire succincte de la famille haïtienne
En 1804, l'Haïtien n'avait guère de traditions en matière de vie familiale. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, a noté Bastien (1985 [1951] :
162-163), aussi bien les Français métropolitains que les Créoles (mulâtres et noirs), les hommes comme les femmes, ne pouvaient être tenus pour des modèles de vertus familiales 72. Les conditions matérielles de la vie des esclaves, les [84] guerres civiles et de libération
qui ensanglantaient le pays avant l’Indépendance et l'enrégimentement
sous les armes de la plus grande partie des hommes ne favorisaient
pas un climat convenable à l'éclosion de la famille. Dans ce domaine,
comme dans bien d’autres, tout était à entreprendre.
72
Alors que, dans les villes, il existait un pourcentage substantiel d'unions
légales entre « nègres libres », à la campagne le mariage restait par contre
chose exceptionnelle. Décrit avec un luxe déprimant de détails, aussi bien
dans des nouvelles licencieuses que dans les œuvres d'auteurs sérieux que
rien n'autorise à qualifier de puritains, le niveau moral de la colonie apparaît
désolant. Le colon ne venait pas à Saint-Domingue pour y jeter racines
comme le faisait l'Espagnol immigrant aux Amériques. Il se considérait
simplement comme étant de passage, lui que seul l'appétit de fortune avait
poussé vers les Antilles. Son cœur était resté à Paris, et c'était là qu’il retournerait dès que la chose serait possible. Comme le maître se souciait fort
peu de fonder une famille, il va de soi qu'il ne fit rien non plus pour y pousser son esclave (Bastien 1985 : 162-163). Du côté des prêtres catholiques
qui pourraient être perçus comme modèles des conduites morales, il semble
que ces religieux étaient moins recommandables. Selon Le Ruzic (1912), au
temps de la colonie, il s’agissait « de moines défroqués, italiens, espagnols,
corses, américains du Sud, et de séculiers français chassés de leurs diocèses.
(…) Plusieurs de ces aventuriers ont été condamnés à des peines infamantes
et ont fui leur patrie pour échapper à la justice ; d’autres ne sont même pas
ordonnés… » (Hoffmann 1987 : 118). En remontant à l’origine de la colonie
française de Saint-Domingue, Métral (1985 [1825] : 9-11) nous a rappelé
que ce système d’exploitation qui a donné à la France « l’une des plus opulentes colonies du monde » a été initialement composé par une poignée de
brigands qui étaient sans famille, sans patrie, rebut des nations et des mers.
Comme la plupart étaient Français d’origine, on leur envoya, des côtes de
France, des prostituées comme partenaires sexuelles, et qu’ils ont reçues
avec beaucoup de joie.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
96
Conscients de l’importance de l’institution familiale pour le nouveau peuple, les premiers gouvernants d’Haïti ont voulu éveiller et
encourager le sens de la moralité et de la responsabilité familiale. Déjà
dans la Constitution de 1801 (de Toussaint Louverture), les trois articles sous le Titre IV insistaient sur l'importance du mariage en tant
que ciment des liens familiaux. En refusant le divorce, ils encouragent
la responsabilité paternelle. Quatre ans plus tard, la Constitution impériale de 1805 (Jean-Jacques Dessalines) dans son Article 9, allait définir un « digne citoyen haïtien » en fonction de ses attitudes envers sa
famille et la nation : « Nul n'est digne d'être Haïtien s'il n'est bon père,
bon fils, bon époux et surtout bon soldat ».
Mais, suivant le cours de l’histoire individuelle, dépendamment de
l’appartenance de ce citoyen à une famille urbaine ou paysanne, il aura un cadre de vie attrayant ou ouvert sur le monde ou un autre qui le
force vivre en autarcie 73 et évoluant de manière instinctive dans son
milieu environnant. Le véritable rapport qu’il y avait entre ces deux
mondes était une relation à la fois d’indifférence 74 et de domination.
Par la force 75 ou au moyen des échanges [85] déséquilibrés, les fa73
74
75
À vingt kilomètres de Port-au-Prince, par exemple, on était déjà rendu au
bout du monde.
Conséquemment à cette indifférence, jusqu’en 1987, un journaliste indépendant qui a séjourné en Haïti à quelques reprises depuis 1986 pouvait décrire
la réalité suivante : « La plupart des régions d’Haïti, à l’exception des
grandes villes, souffrent d’une pénurie criante de soins médicaux modernes.
Des 29 millions de dollars US que le gouvernement haïtien consacre cette
année à la santé publique, soit 81 cents pour chaque homme, femme et enfant de la République, la part du lion sera dépensée dans la capitale, Port-auPrince, et dans quelques villes de moindre importance. Le reste n’aidera
guère les 80 % de la population qui vivent dans les régions rurales. Hors de
Port-au-Prince, peu ou point de salut : un médecin pour 20 000 habitants, un
dentiste pour 100 000… Les populations rurales sont victimes de la tuberculose, de la malaria et d’une série de maladies reliées à la malnutrition ou à
l’absence des mesures d’hygiène les plus élémentaires. Elles ont rarement
accès à une eau qui ne présente aucun danger. Absence de voies de communication modernes, pénurie de médecins, sous-financement des soins de santé, l’arrière-pays est laissé à lui-même ou presque » (Bulletin CRDI Explore,
juillet 1987 : 22).
Quand les pluies arrivaient au bon moment et quand les troupes révolutionnaires ou gouvernementales n’avaient pas emporté au passage les animaux
et les récoltes, les terres produisaient suffisamment pour que la famille, bien
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
97
milles paysannes ont travaillé, avec des instruments rudimentaires,
pour faire fructifier les terres, pour leur survie et aussi au profit d’une
élite urbaine qui ne voyait chez eux que des gardiens de l’africanité,
ce dont elle voulait se débarrasser à tout prix.
Selon Mintz et Trouillot (2003 : 36-37), la déclaration
d’Indépendance de 1804 fut suivie d’un début de redistribution des
terres par l’État, en particulier sous le président Boyer, entre 1827 et
1843. La majeure partie de la population était occupée dans
l’exploitation de ces terres en produisant des denrées alimentaires et
des biens exportables comme le café, le vétiver, la corne, la cire
d’abeille. On peut dire que de 1825 jusqu’au milieu du siècle, la seconde République de l’hémisphère ouest, après les États-Unis, était
devenue une nation de paysans (Richman 2012: 269). On peut rappeler aussi que les deux tiers du demi million d’esclaves vivant à SaintDomingue et qui allaient constituer la masse paysanne étaient nés en
Afrique (Fick 2004 : 25) 76. Jusqu’en 1950, ils restaient encore des
paysans ou ruraux dans une proportion de 87% par rapport à
l’ensemble de la population du pays (IHSI 2009 : 8).
De son côté, l’élite de la nouvelle nation allait consacrer son énergie à se mesurer aux élites européennes plutôt qu’à concrétiser une
égalité entre les diverses couches de la population de l’île. Les
Haïtiens privilégiés avaient toujours considéré que les critères sociaux
qui les différenciaient des masses paysannes étaient plus importants
76
nourrie tout au long de l’année, soit aussi en mesure d’offrir un bal à ses
amis. Néanmoins, la vie paysanne n'était jamais exempte de malheurs : on
guérissait difficilement les maladies tropicales avec les recettes héritées de
la pharmacopée coloniale, et la mortalité infantile était très élevée. Beaucoup de morts étaient attribuées à la magie et à la colère des Dieux. On acceptait cependant la mort avec résignation. Les personnes décédées étaient
inhumées sur la propriété familiale, où elles recevaient les honneurs de tous
les survivants (Bastien 1985 : 23).
En parlant des traits de caractère distinctif entre les esclaves nés en Afrique,
dits Bossales et ceux appelés créoles, Descourtilz (1809 : 224) a noté que :
« Les Guinéens s'entraident dans l'infortune, mais les nègres créoles sont
plus égoïstes et la plupart sans charité ». L’observateur est un naturaliste
français qui était venu dans les dernières années du XVIIIe siècle afin de
tenter de récupérer un héritage. Son témoignage sur la tourmente révolutionnaire est particulièrement riche et précieux selon Barthélémy (1997 :
842).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
98
que les liens qui les unissaient en tant que nation. À la ville, ils administraient un système scolaire spectaculaire et sans rapport avec les
besoins réels du milieu (Bastien 1985 : 165). Ils dirigeaient à leur
guise les finances et la politique, produisant des bureaucrates, des diplômés, des poètes.
[86]
Dans la campagne, les habitants cultivaient leurs champs à la houe,
brûlaient les forêts pour en faire des bois neufs, se réunissaient pour
effectuer des travaux collectifs 77 et rendaient un culte aux dieux
agraires et familiaux (Bastien 1985 : 22). Ainsi, le mode de vie paysan
a pris, comme l’ont noté Mintz et Trouillot (2003 : 37), une forme
type : celle du chef de famille âgé et de sa femme, entourés de plusieurs fils adultes avec leurs femmes et leurs enfants et parfois d’un ou
deux membres de la famille, âgés, pauvres, occupant une parcelle de
terre unique ; c’est ce qu’on appelle communément lakou. Selon Bastien (1985 : 174), un contrôle paternel sévère sur les activités sociales,
économiques et religieuses allait garantir à la famille une existence
stable pour au moins trois générations. L’ère du lakou, soutient Moral
(1961 : 170), se réfère à l’époque (deuxième moitié du XIXe siècle) 78
77
78
Les moyens techniques dont ils disposaient pour l’agriculture étaient extrêmement limités ; même l’usage de la charrue était rare. (Mintz et Trouillot,
2003: 37).
En parlant de cette époque, Bastien (1985 : 165) nous a livré les propos suivants : « C'est ainsi que, grâce à nos informateurs, nous nous sommes trouvé
introduit dans un autre monde : nous avons découvert une époque d'abondance, de prospérité et de bonheur, révélée par la vénération et le respectueux souvenir qu'on garde des anciens chefs de famille, les grandèt, ces
demi-dieux qui surent créer cette prospérité… Ainsi, sans doute, le grandèt,
le chef de famille rural des années 1870 qui s'était assuré à la fois des terres
et du prestige, s'en alla-t-il sans doute de ce monde content de son ouvrage,
et convaincu de léguer pour longtemps bonheur et sécurité à tous ses descendants ». Il poursuit en disant que la superficie totale des terres cultivées
était en général supérieure à ce qu'elle avait été à la génération précédente ;
cette époque de la deuxième génération représenta l'âge d'or des lakou :
c’était le temps où tout paysan se respectant possédait bon cheval et bonne
selle. Les familles qui aujourd'hui (1951) produisent péniblement 200 kg de
café en récoltaient alors 500… Malgré les maladies tropicales qui les décimaient à tout moment, et en dépit de l'indifférence des milieux urbains à leur
égard ces paysans avaient atteint le bonheur ; en faisant fructifier la liberté
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
99
de la conservation de nombreuses propriétés dans l'état où les dons
nationaux les avaient attribuées. Elle se caractérise par la structure
patriarcale de la famille, par l'activité des « sociétés » de travail et
d’entraide et aussi par l'extension considérable des pratiques vodou
dans les campagnes haïtiennes.
[87]
Illust. 1 : Un des vestiges des lakou d’autrefois (Plaine des Gonaïves).
Une vue de la partie du côté nord-est
Retour à la table des matières
gagnée en 1804, ils avaient constitué la famille rurale haïtienne. Ils avaient
travaillé. Honneur à leur mémoire ! (Bastien 1985 : 174).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
100
[88]
Illust. 2 : Une vue plus rapprochée de la partie nord-est (lakou de la photo no 1).
Retour à la table des matières
Illust. 3 : Une vue de la partie ouest (lakou de la photo no 1)
Gros plan sur un modèle de maisonnettes traditionnelles de ces types de lakou. Aujourd’hui
la tendance est à la construction en béton qui se montre plus résistante aux intempéries.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
101
[89]
À la fin du XIXe siècle – malgré une répartition des terres plus libérale que dans d’autres pays des Amériques – l’économie paysanne
était moribonde. Mais le pire était encore à venir. De 1915 à 1943,
c’était l’occupation américaine. Si celle-ci n’a pas sérieusement
ébranlé les conditions de vie matérielle des élites urbaines, elle a considérablement perturbé la vie des campagnes. Les petits propriétaires
(en particulier) furent souvent expropriés. Devenus chômeurs, beaucoup d’entre eux furent forcés d’émigrer vers la République dominicaine et Cuba, où ils devinrent ouvriers agricoles sur des plantations
sucrières appartenant à des compagnies américaines. Pendant
l’occupation, la pire des formes d’oppression avait été la corvée, orchestrée par les Marines, qui contraignait des milliers de paysans, attachés ensemble par des cordes, à effectuer un travail « volontaire »
sur les routes (Mintz et Trouillot 2003 : 37-39).
Durant la première moitié du XXe siècle, les lakou des grandèt
(grand’être), la forme type des lakou anciens, ont subi un processus de
désagrégation complète. L’accroissement rapide de la population, l'extension des défrichements, les partages successoraux répétés, ont fait
éclater les anciens noyaux familiaux. Les quatrième et cinquième générations des héritiers de ces groupements de famille étendue sont allées s’installer de plus en plus loin à l'écart du terroir primitif. Le lakou a pratiquement disparu (Moral 1961 : 171). Cependant, par respect pour la tradition, comme l’a souligné Bastien (1985 : 178), on
maintient encore les apparences de l'unité familiale, même si cette
unité a cessé d'exister. Comme l’ancien chef de famille du monde rural administrait à la fois la vie économique, sociale et religieuse du
lakou, le déclin de celui-ci a entraîné avec lui la décadence des pratiques de travail en commun (entraide) et aussi celles du vodou familial en l’honneur des divinités agraires. Cette transformation radicale
joue un rôle prépondérant dans la condition actuelle du petit paysan.
Aujourd’hui, en témoignage de l’existence de ces structures familiales
d’antan, on retrouve exceptionnellement dans les campagnes
haïtiennes quelques vestiges de ces habitations d’autrefois.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
102
[90]
3.1.2. Fonctionnement
de la famille contemporaine en Haïti
Retour à la table des matières
Comme on vient de voir précédemment, la famille haïtienne est
structurée autour d’un chef de ménage qui assure les besoins de base
et socioculturels de sa maisonnée. Celle-ci se compose du père, de la
mère et des enfants, mais aussi de toutes les personnes liées par la parenté (pas obligatoirement) vivant dans un même lieu d’habitation
sous la dépendance du chef, et prenant généralement leur repas en
commun. Parmi les membres du ménage, en plus du noyau nucléaire,
on retrouve assez souvent des utérins, des filleuls, des grands-parents
et collatéraux. On doit noter aussi que ce chef n’est pas toujours le
père ou la mère. Les dimensions de la famille en Haïti débordent donc
largement du cadre de l’unité sociale nucléaire.
Cet élargissement vise à répondre à une série d’obligations
d’entraide et de soutien dictées par une morale sociale que Bastien
(1985 : 60) a qualifié d’« éthique familiale ». Au nom de la solidarité
familiale, les responsabilités envers un membre (vivant ou disparu) se
divisent en obligations individuelles et en obligations collectives.
Cette pratique de solidarité et d’obligations partagées fonde l’unité
familiale et constitue ce qui cimente la famille étendue 79 en créant,
surtout en milieu rural, une figure de famille perçue comme le modèle
idéal. Dans cette logique, « les enfants peuvent continuer à dépendre
de leurs parents même à l'âge adulte » (Kuyu 2004) 80.
Selon une observation plus récente que celle de Bastien, Brown
(2003 : 286) a noté que les communautés caribéennes ont tendance à
pratiquer un niveau de socialité assez dense. Elles tissent des réseaux
de relations qui incluent à la fois la famille élargie et des personnes de
contacts importants ainsi que les amis proches, les deux étant susceptibles d'être considérés et désignés par des titres parentaux : « frère »,
79
80
Dans nos villes, la conception de la famille étendue persiste encore, mais
elle n'a plus la force que lui confère la vie rurale.
Camille Kuyu (2004), « Parenté et famille en Haïti : les héritages africains »,
en ligne, Africultures. URL. (25 février 2011).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
103
« sœur », « tante », et ainsi de suite. Ce tissage de réseaux familial et
social a pour but, explique Brown, de prévenir le fait qu’un membre
du réseau ait à faire face à lui seul aux fréquentes crises engendrées
par la pauvreté, la sécheresse, [91] les ouragans et la corruption politique – éléments qui caractérisent la vie dans les anciennes colonies
d'esclaves des Caraïbes. « Le cas des gens de la diaspora qui font
vivre leurs parents restés en Haïti » (Kuyu 2004) est un des exemples
des retombées de la constitution de ce genre de réseaux.
Dans le cadre d’une enquête de terrain en Haïti (avril-mai 2001),
l’un des interlocuteurs de Kuyu (2004) lui a livré les propos suivants :
Dans les familles de la classe moyenne, on investit toujours dans l'aîné
de la famille. C'est lui qui assurera la relève des parents. Je suis responsable de famille. J'ai quatre petits frères qui sont sous ma responsabilité.
L'Haïtien est très attachant. On donne la priorité aux frères et sœurs. Mais
on peut s'occuper aussi des cousins, neveux, etc. Vous êtes tenus de le
faire. Si vous ne le faites pas, la société va vous critiquer.
Dans ce cas de figure de solidarité, même le « bon voisin » est
considéré comme faisant partie de la famille. En ce sens, une part de
la nourriture du jour doit lui être réservée. Pour conserver le « respect » (la fierté) ou une bonne image de sa famille et aussi dans le but
de maintenir de l'ordre, il y a un impératif fondamental de discrétion
qui s’impose : « Ne faites pas de scandale » (Bastien 1985 : 61). Les
linges sales, dit-on, doivent être lavés au sein de la famille. D’après un
proverbe haïtien, Vwazinay se dra (« le voisinage est une couverture ») : les voisins sont tenus de se soutenir en cas d’adversité ou de
besoins imprévus en vue de faire bonne figure. Comme en Afrique,
précise Kuyu (2004), la famille haïtienne est foncièrement communautaire et se définit par la notion de partage. Toutefois, ce communautarisme, souligne l’auteur, ne signifie pas qu'il n'y ait pas une dose
d'individualisme dans les relations parentales en Haïti. Cette tendance
à l'individualisme est de plus en plus observée, notamment en milieu
urbain.
Dans les villes, la conception de la famille étendue persiste encore,
mais elle n'a plus la force que lui confère la vie rurale. Dans les
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
104
couches les plus aisées de la population, la famille nucléaire est la
norme. La forme classique ici est le mariage civil ou religieux, selon
lequel un homme et une femme promettent institutionnellement à
Dieu ou à la société de se réserver l'un [92] à l'autre exclusivement. Le
choix des conjoints dans ce milieu social, en dépit des apparences,
reste enveloppé dans un système relativement fermé. Les parents souhaitent marier leurs fils ou leurs filles dans d'autres groupes ou familles amies. Leur opinion, quand elle est défavorable, pèse durant
toute la vie sur le destin des ménages (De Ronceray 1979 : 9).
Si le mariage légal est la norme dans cette catégorie sociale, cela
n’empêche pas des pratiques de concubinage et de plaçage 81. Vu
l’étendue de ces derniers, certains avancent que le mariage en Haïti est
une simple couverture sociale à la pratique de la polygamie (De Ronceray 1979 : 8) : multiplicité des amantes 82, chacune vivant dans un
quartier différent ; union de fait avec une femme principale (de maison) et d’autres femmes « dehors » qu’on fréquente régulièrement. On
peut noter aussi que l'opinion publique tolère des écarts d’infidélité
sexuelle du conjoint, par contre une conjointe qui dévie de la norme
tombe violemment sous le coup du contrôle social et des sanctions.
Sur le plan successoral, la polygamie a des conséquences économiques défavorables autant pour les enfants issus du concubinage et
du plaçage que pour les conjoints (surtout pour les femmes). Dans le
mariage, il y a des droits et obligations légaux. Mais pour les unions
en dehors du mariage, tout se passe sur une base consensuelle à cause
de leur non-reconnaissance juridique. Le plaçage, par exemple, qui est
une forme d’union à l’amiable, stable et très répandue en Haïti, est
81
82
Le plaçage est, en milieu rural, une union de fait consensuelle stable qui
entraîne des responsabilités et des engagements consacrés par le droit coutumier. Dans le plaçage, l'homme entretient plusieurs femmes dont une fanm
kay (femme de maison), la plus importante, et les fanm deyò (femmes dehors) (De Ronceray 1979 : 9). « Un exemple de coutume en Haïti, c'est le
plaçage. Il s'agit d'un mariage coutumier (…) Rien ne distingue ce mariage
du mariage légal. Il n'y a que le papier, l'acte de mariage dressé par l'officier
d'état civil, qui fait la distinction » (propos d’un professeur de droit coutumier en Haïti). « Il s'agit d'un mariage à l'amiable. Il diffère du mariage à
l'occidentale. La conception occidentale vise à dévaluer le plaçage, à le minimiser », soutient un juriste haïtien (Kuyu 2004).
Amantes, avec qui, on peut avoir des enfants.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
105
ignoré de la loi au regard de laquelle il n'a aucune valeur (Kuyu 2004).
En ce sens, la femme (placée) n'hérite pas des biens de son époux, car
la loi ne reconnaît pas de communauté de biens pour des personnes
placées. Dans ce même registre, les enfants identifiés comme adultérins ou incestueux sont exclus de l’héritage de leur père biologique et
cela vient [93] créer des discriminations entre des « frères » et
« sœurs » 83. Maintenant, voyons la place des femmes dans les structures familiales en Haïti.
3.1.3. Matrifocalité en Haïti
Retour à la table des matières
On vient de voir au début de ce chapitre que la matrifocalité est
souvent retenue par des anthropologues comme l’une des caractéristiques principales de l’institution familiale des Caraïbes. Au regard
des données statistiques fournies par IHSI 84 en 2003, on peut admettre que la matrifocalité est très présente dans le corps social
haïtien, cependant elle n’est pas pour autant la forme dominante. Dans
l’ensemble du pays, 61,5 % des chefs de ménage sont de sexe masculin. Dans les zones rurales, la même tendance est observée. Ils totalisent 66,2 % contre 54,3 % en milieu urbain. Quant à la proportion de
femmes chefs de ménages, elles comptent pour 38,5 % du total des
chefs de ménage avec une plus forte concentration en milieu urbain.
D’ailleurs, on note aussi qu’une majorité de femmes chefs de ménage
vivent en union (légale ou consensuelle) : près de six femmes chefs de
ménage sur dix sont engagées dans une relation telle que mariage,
plaçage ou vivavèk 85 (IHSI 2009 : 21).
83
84
85
En vue de corriger cet état de fait, jugé discriminatoire, une proposition de
loi sur la paternité, la maternité et filiation est déjà votée (10 mai 2010) par
la 48e Législature au niveau de la Chambre des députés et actuellement déposée à la chambre du sénat.
Institut haïtien de Statistique et d'Informatique, 4e Recensement général de
la Population et de l’Habitat (RGPH).
Le vivavèk (vivre avec) renvoie à l’union consensuelle (concubinage ou fréquentation répétée) sans cohabitation permanente.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
106
Ces données nous montrent qu’en Haïti les structures familiales
sont encore dominées par une figure masculine comme chef de ménage. Généralement père du noyau nucléaire, dans la vie familiale,
son autorité est indiscutable. Son leadership est exhibé. Il a le dernier
mot quand il faut trancher dans une prise de décision. Il dirige la vie
de ses enfants jusqu'à un âge assez avancé. Son approbation est attendue quand ses fils et filles doivent rentrer dans une relation de couple.
[94]
Cependant, l’opinion publique attend que les jeunes couples arrivent à mener leur vie familiale de façon autonome. Leur indépendance
économique est encouragée. Par contre, les parents souhaitent garder
un droit de regard sur la vie du nouveau couple 86. Ainsi, les parents
plus aisés veulent exercer leur contrôle sur la forme et le devenir du
nouveau couple. Dans le cas où ce dernier n'arrive pas à s’établir sur
sa propre résidence, la résidence patrilocale apparaît comme la solution classique, même si les nouveaux couples sont orientés selon les
opinions publiques vers une résidence néolocale.
Quand on parle du matriarcat en Haïti, on veut souligner la contribution de la femme sur le plan éducatif et économique. Mais elle occupe malgré tout une position sociale inférieure par rapport au mari.
L’autorité maritale est plutôt faible, absentéiste, marginale, surtout
dans les situations de vivavèk ou du concubinage où la famille s'organise autour de la femme qui en est l'élément principal. Les chiffres
nous ont montré que la majorité des femmes chefs de ménages ont un
mari : 31,3 % sont placées, 23,2 % sont mariées (IHSI 2009 : 22). Ce
mari, même absentéiste (généralement, il vit à l’étranger ou habite
86
« Au niveau de la famille restreinte, formée par le père, la mère et les enfants, le père a une autorité directe sur les membres de sa maisonnée. Cependant, dans certains cas, le père peut limiter ses interventions et réduire
volontairement son influence – qui reste cependant forte et indiscutable –,
de façon à mettre ses enfants en situation d'émulation sur le plan économique… Ces différentes pratiques paraissent se contredire puisqu'on serait
tenté de croire que l'enfant qui sait se prendre en charge serait plutôt enclin à
ne pas obéir aux ordres et aux conseils prodigués par son père. Or, il n’en est
rien. En règle générale (…), les relations entre pères et enfants sont toujours
bonnes. On peut donc conclure que ce n'est pas le facteur économique qui
cimente l’unité familiale. C'est alors qu'entre en jeu ce que nous pourrions
appeler l'éthique familiale » (Bastien 1985 : 55-60).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
107
chez la mariée ou chez la fanm kay), garde une grande influence sur le
fonctionnement du ménage, car la principale source de revenus de la
femme, qui est très souvent au chômage, vient de ce mari absent.
En définitif, on peut retenir que la famille haïtienne n'est pas une
simple institution regroupant les époux et les enfants. Elle embrasse à
la fois le noyau nucléaire et assez souvent des filleuls, utérins, consanguins, (futurs) gendres, brus et collatéraux. Mais, elle concerne
aussi « des morts, c'est-à-dire des parents trépassés qui continuent
d'exercer une influence concrète sur l'orientation des attitudes et des
décisions ». Les services, les dévotions, les rites aux morts, comme l’a
noté De Ronceray (1979 : 9), sont des forces vitales qui déterminent
des [95] comportements et des rôles sociaux concrets. En parlant de la
vie rurale au sein des lakou d’antan, Bastien (1985 : 23) a souligné
que dans l’accomplissement du devoir familial envers la mémoire et le
culte des ancêtres, le père de famille était aussi le chef religieux qui
présidait le culte familial sans pour autant devoir nécessairement être
ougan.
Par rapport au rôle des femmes dans le milieu vodou, Brown
(2001: 220-221) estime que « la culture haïtienne est une culture misogyne et l'idéologie de la suprématie masculine est ici féroce ». Conséquemment, le vodou n'a pas échappé à l'influence de cette attitude.
Les femmes rurales peuvent devenir medsen fèy (herboristes), fanm
saj (sages-femmes), onsi (épouses des Lwa et assistantes des ougan),
prêtresses et jouissent d’un grand respect dans leur communauté, mais
vont être prudentes par rapport à l'hégémonie religieuse de l'homme.
En dépit de cela, le vodou donne aux femmes une plus grande possibilité d’épanouissement de leurs capacités que la grande majorité des
traditions religieuses du monde, y compris celles de l’Afrique
d’origine.
Dans les villes, cependant, la situation est très différente. « Il
n'existe pas de statistiques, mais mon impression est forte - au moins
la moitié des dirigeants vodou urbains sont des femmes », a déclaré
Brown (2001: 221). Par ailleurs, l’ambiance des temples dirigés par
des femmes est nettement différente de l'atmosphère de ceux dirigés
par des hommes. De façon générale, la différence est une question de
flexibilité. L'éthique au sein du temple d’une manbo est similaire à ce
qui se passe dans un ménage administré par une femme. Celle-ci se
déplace de manière continue entre son rôle de la mère de famille
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
108
(manman Lwa) et sa fonction de prêtresse qui renvoie à une figure
d'autorité que les situations exigent. Dans le cas d’un temple dirigé
par un ougan, le leaderschip s’exerce avec beaucoup plus de rigidités.
Mais, si les traditions religieuses restent toujours très conservatrices
par rapport au rôle des femmes dans l’administration du sacré, le vodou haïtien est pourtant un lieu de transition. La voix des femmes
dans le vodou est forte, même si « elle ne domine pas. Peut-être
qu'elle ne le sera jamais et peut-être qu'elle ne le devrait pas » (Brown
2001: 255).
Nous venons de présenter les grands traits de la famille haïtienne
comme première structure sur laquelle repose la tradition vodou,
maintenant, quid de nos interlocuteurs ?
[96]
3.2 – Il s’agit d’Henriette, Onel, Déravine,
Mosaline, Grégoire, Bazil, Guillaume… 87
Retour à la table des matières
Henriette a 88 ans. Elle est l’unique fille et dernière enfant de son
père qui était marié et avait déjà deux garçons. Depuis sa naissance,
elle vit dans sa résidence actuelle dans l’une des communes de
l’arrondissement de Léogâne. Mariée à 21 ans avec le laplas 88 de son
père qui était ougan, elle a donné naissance à sept enfants, dont deux
filles et cinq garçons qui se situent dans la catégorie d’âge de 45 à 65
87
88
Pour garder l’anonymat, les noms de nos sujets ont été remplacés par des
pseudonymes et les données informographiques ont été traitées de manière à
ce que le principe de confidentialité soit respecté. Sur le plan déontologique,
on admet que les informations généalogiques sont des affaires privées et ne
sauraient être mises sur la place publique sans l’accord de tous les membres
qui composent la famille concernée (Archassal 2000 : 50).
Le laplas est une abréviation de « commandant de la place ». C’est l’onsi
(épouse des Lwa – sans distinction de sexe) principal qui administre l’onfò
en absence de l’ougan ou de la manbo. Il est le maître des cérémonies. Si un
onsi de sexe masculin est initié pour devenir laplas, celui de sexe féminin
pourrait subir un rituel spécifique pour devenir konfyans (confiance) même
quand dans la pratique leur fonction est à peu près similaire (Métraux 1958 :
60).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
109
ans. Manbo asogwe 89 depuis l’âge de 26 ans, actuellement, elle n’est
pas trop impliquée dans les activités liées au service des Lwa à cause
de son âge très avancé. Cependant, en tant que plus ancienne résidente
du lakou et aussi mère biologique et spirituelle des autres ougan et
manbo de ce dit lieu, elle est restée comme une référence et consultée
au besoin.
89
Asogwe (se prononce « assogué ») est celui ou celle qui exerce la fonction
du prêtre vodou après la prise d’ason, qui est un objet sacré considéré
comme le symbole de la prêtrise vodou. Il est l’instrument rituel de l’ougan
et de la manbo, signe de leur pouvoir. Il sert dans leur interaction avec les
Lwa. Il est confectionné avec une courge de forme spéciale, la calebasse
courante, avec un bout renflé et sphérique, et l’autre bout allongé comme un
manche. Le bout renflé est entouré d’une manière un peu lâche d’une résille
de perles de couleur et de vertèbres de serpent qui produit un son caractéristique lorsque l’ason est agité rythmiquement. Une clochette est attachée au
manche de l’ason (G. Maximilien, Objets sacrés - Vodou, texte inédit).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
110
[97]
Illust. 4 : Ason de l’asogwe. Ceci est tenu par une jeune manbo lors d’une cérémonie réalisée après la prise d’ason qu’on appelle « Desann kolye » (enlever les
colliers). Celui qui est habilité à manipuler cet instrument sacré après avoir passé
dans une chambre initiatique est considéré comme manbo ou ougan asogwe (qui a
de l’ason). Cet instrument est le hochet du prêtre ou de la prêtresse qui représente
sa puissance au moment où il/elle appelle les Dieux.
Retour à la table des matières
Onel de son côté est âgé de 54 ans. Comme Henriette, il est
asogwe et exerce sa fonction dans la hiérarchie vodou depuis trente
ans. Il est le cinquième né d’une famille de huit enfants dans la région
métropolitaine de Port-au-Prince. Avec sa femme qui est actuellement
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
111
dans la prêtrise comme lui, il a une famille de quatre enfants, dont
trois filles et un garçon âgés [98] entre 16 à 30 ans. Il a fait la classe
de seconde 90. Mécanicien de profession, il a travaillé comme tel dans
la fonction publique à Port-au-Prince.
Quant à Déravine, il est âgé de 45 ans. Il habite dans les hauteurs
de Port-au-Prince où il vit depuis sa naissance. Il a travaillé comme
ougan, dit « makousi » 91 pendant trois ans (de 14 à 17 ans) au même
moment qu’il était à l’école pour atteindre la classe de rhéto (et admis
en philo). À 17 ans, il a subi le rituel de la prise d’ason pour devenir
ougan asogwe, et depuis, il travaille comme tel. À côté de sa fonction
de l’ougan, Déravine est accoucheur (sage-femme), sculpteur et artiste
peintre. Fils aîné de trois fils et filles, il a un frère qui est ougan
comme lui et une sœur qui est disparue. Celle-ci a huit ans depuis
qu’elle est morte à l’âge de 36 ans. Juste avant sa mort (par accident),
elle s’était convertie à l’Église adventiste du septième jour. Marié
avec sa femme actuelle, cet ougan est le père de quatre enfants âgés
de 11 à 25 ans. Le cadet est en 6e année fondamentale à Port-auPrince. Les autres sont en République dominicaine et en Angleterre où
ils étudient respectivement dans les domaines de la sociologie et de la
médecine.
Mosaline de son côté est née et a été élevée entre les départements
de la Grand’Anse et le Sud d’Haïti. Elle est veuve et chef de ménage
depuis 25 ans. Après sa venue au monde, son père et sa mère ont enfanté quinze autres fils et filles. Pour sa part, elle a deux filles et deux
garçons. Le second a 25 ans et pris l’ason depuis l’âge de 17 ans contrairement à sa mère qui n’est pas une manbo asogwe. Elle a 47 ans et
assume la fonction de manbo depuis 1986, période qui a marqué aussi
son implication dans les mouvements associatifs de défense du vodou.
Avant d’être manbo, elle chantait dans une chorale évangélique et
était très zélée dans le prosélytisme. Institutrice de profession (elle a
étudié à l’école normale), elle était directrice et propriétaire d’une
école primaire. En vue de s’impliquer pleinement dans les activités
90
91
Quatre années d’études après le Certificat d’études primaires (CEP) ou la 6e
Année Fondamentale. À ne pas confondre avec le Conseil Électoral Provisoire.
Les ougan et manbo de la métropole de Port-au-Prince et de ses environs
désignent par ougan et manbo makousi leurs collègues, surtout ceux de la
province qui ne connaissent pas comme eux le rituel de la prise d’ason.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
112
vodou (prêtrise et actions éducatives destinées aux vodouisants), elle a
abandonné sa profession de base. Elle milite aussi dans des associations de défense des droits des femmes.
[99]
Grégoire, comme Henriette, a connu la « campagne des rejetés »
(dite aussi des « renoncés »). Il avait 15 ans en 1941. Actuellement, il
a 84 ans (inactif dans la prêtrise vodou) et habite là où il est né, la
commune de Cabaret (non loin des départements de l’Artibonite et du
Plateau central). Aîné de sa famille, il a eu un frère et deux sœurs.
Pour sa part, avec plusieurs mères (il n’a jamais eu de relation stable),
il a sept enfants, dont quatre filles et trois garçons. Comme activités
économiques, il pratiquait l’élevage et le jardinage. Mais il était aussi
très ambulant à travers le pays comme madan-sara 92. Durant son enfance, il a vécu aussi à Port-au-Prince où il a appris à lire et à écrire.
Au moment d’entrer dans le service des Lwa comme ougan, c’est à la
Plaine du Cul-de-sac (tout près de Port-au-Prince) qu’il a eu son rituel
d’initiation.
« Sèvitè » (serviteur) : c’est un titre qui serait plus honorifique que
celui d’« ougan » ou « manbo » qu’on retrouve dans la zone des Gonaïves pour qualifier le responsable masculin le plus élevé des grands
lakou historiques. Bazil est l’un de ces sèvitè de la commune de Gonaïves dans le département de l’Artibonite. Âgé de 50 ans, il est né et
réside dans ce milieu même s’il a vécu à Port-au-Prince entre 1989 et
1995. Il est le dernier d’une famille de six enfants. À son tour, placé
avec sa femme (qui est manbo) depuis environ vingt-cinq ans, il a mis
au monde cinq enfants qui sont âgés de 8 à 25 ans (qui sont avec lui
dans l’habitation familiale) après l’aîné (27 ans), avec une autre mère,
qui vit aux Bahamas. Au niveau de la scolarisation, il a atteint la 8e
année fondamentale (AF) 93 et ses fils et filles sont entre la 6e et la 9e
AF. Comme Mosaline, il n’est pas un asogwe. Il travaillait comme
ougan makousi avant de devenir sèvitè vers la fin des années 1990.
92
93
On appelle madan-sara en Haïti des petits commerçants, mais surtout des
femmes qui sont impliqués dans le circuit de commercialisation des produits
agricoles. Ils assurent la liaison entre les milieux rural et urbain et aussi
entre les départements du pays. Ils sont considérés comme des acteurs clés
des filières agricoles en Haïti.
Deux années d’études secondaires après le CEP.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
113
Quant à Guillaume, il est le plus jeune de nos interlocuteurs. Il a 36
ans. Marié depuis six ans, il a deux enfants âgés de 3 à 6 ans. Il est le
deuxième fils d’une famille de neuf enfants qui sont rendus à l’âge de
15 à 39 ans. Comme Mosaline, il était impliqué dans les activités de
l’église comme « enfant de chœur » et exhortait les gens à marcher
loin du « diable » que représentaient pour lui les divinités vodou.
Mais, depuis 1998, il est devenu un agent de ces [100] Lwa en travaillant comme ougan (Makousi). Né dans la commune des Gonaïves
comme Bazil, il y réside dès sa naissance et fréquente l’école jusqu’à
la classe de rhéto. Membre d’une organisation de développement
communautaire de la zone, il pratique l’agriculture et l’élevage.
3.3 - Antécédents des interlocuteurs
Retour à la table des matières
Le processus de transformation par lequel on devient paysan, urbain, mineur, patron, artiste, prêtre, comme l’a noté Bourdieu (2003 :
238-239), est long, continu et insensible. Souvent sanctionné par des
rites d'institution ou d’intégration officielle, même les conversions
soudaines et radicales (sauf exception) n’arrivent pas à stopper
l’influence de ce processus. Celui-ci, soutient le sociologue, engage le
désir socialement élaboré du père et de la mère ou parfois de toute une
lignée. Aussi commence-t-il dès l’enfance, parfois avant même la
naissance. Dans la réalité sociale, c’est ce qu’on observe particulièrement dans ce que l'on appelle parfois les « dynasties » – de musiciens,
de patrons, de chercheurs, etc. Dans la même veine, De Gaulejac
(1999 : 144) a noté que « les enfants sont habités par l’histoire de
leurs parents dans une chaîne de transmissions inconscientes ».
Voyons comment ce mécanisme a fonctionné dans le cas de nos interlocuteurs.
L’exercice de la prêtrise vodou dans la lignée familiale à laquelle
Henriette s’identifie remonterait à son père qui était à la fois ougan et
initié à la franc-maçonnerie. Ce dernier était l’unique pratiquant vodou que son niveau de religiosité a amené à être désigné au service
des Lwa, protecteurs d’Alphonse Nicolas (grand-père d’Henriette) qui
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
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aurait participé comme soldat à la bataille de Vertières 94 le 18 novembre 1803.
Cet ancien combattant de la liberté est originaire du Nord. Et ce serait après sa participation à ce combat qu’il se serait rendu dans le département de l’Ouest d’Haïti, particulièrement dans l’une des communes de l’arrondissement de Léogâne, pour s’y établir. [101] Là, il
allait engendrer six enfants, trois filles avec son épouse ; un garçon
(père d’Henriette) et deux autres filles en dehors du mariage.
Le père d’Henriette, n’étant pas la progéniture de la femme mariée
de Nicolas, ne pouvait pas porter son nom de famille. Or, parmi les
fils et filles de Nicolas, ce n’était que le père d’Henriette qui était devenu ougan en servant les Lwa de Nicolas pour avoir été réclamé par
ces derniers. Il avait environ 20 ans quand il fut obligé de « se coucher » pour la prise d’ason 95 après avoir été fatigué par la maladie
(mal de tête) envoyée par ses Lwa rasin 96 (côté paternel) qui voulaient que quelqu’un de la famille les vénère à titre d’ougan. Ainsi,
après cette prise d’ason, il a laissé sa première demeure (en milieu
urbain) pour se trouver un endroit plus approprié (zone un peu rurale)
afin d’établir son onfò 97. Et, c’est dans cet espace sacré qu’il a conçu
Henriette avec une autre femme.
« Comment quelqu’un qui ne porte pas le nom de Nicolas peut-il
servir les Lwa de Nicolas ? ». Cette question a été posée par l’une des
94
95
96
97
Le 18 novembre 1803, à Vertières, près du Cap-Français, les soldats de Rochambeau furent vaincus par ceux de Dessalines, victoire qui a conduit à la
proclamation de l’indépendance d’Haïti le premier janvier 1804. Il faut souligner aussi que le Lwa principal de ce lakou est Papa Ogou, entité mystique
reconnue dans le milieu comme esprit de la guerre.
On peut rappeler ici que l’ason est un objet sacré considéré comme le symbole de la prêtrise vodou. Il est l’instrument rituel caractéristique de l’ougan
et de la manbo, signe de leur pouvoir. Il sert dans leur interaction avec les
Lwa (voir description à la note 85). Se coucher pour la prise d’ason est le rituel initiatique qui permet au postulant-e d’accéder au rang d’ougan et de
manbo. Au temps du père d’Henriette, il fallait se coucher pendant neuf
jours de pénitence pour cette formation spécialisée, outre 41 autres jours
d’abstinence avant de retourner aux activités profanes.
Lwa rasin renvoie aux entités mystiques héritées d’une famille ou des ancêtres.
C’est le lieu où les membres d’une confrérie viennent pour honorer leurs
divinités. On dit aussi sanctuaire ou temple vodou.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
115
tantes (du côté paternel) d’Henriette qui pensait qu’il y avait un accroc, une sorte de non-concordance dans le fait que c’était un nonNicolas (père d’Henriette) qui honorait les Lwa de la famille de Nicolas. Car, selon le capital religieux intériorisé, elle savait qu’il fallait
être un fils de Nicolas pour hériter et servir les Lwa de Nicolas.
De ce fait, elle trouvait qu’il était légitime de faire une reconnaissance légale de ce fils extraconjugal 98. Et c’est ce qui a été fait en vue
de rendre conforme l’ordre symbolique à l’ordre juridique. On peut
voir ici que le « nom de famille » est un élément incontournable du
processus identitaire. Il est à la fois inclusif et exclusif. Il permet de se
reconnaître et d’être [102] reconnu, de s’identifier et d’être identifié 99. Comme un fait de société, il est le socle de l’existence sociale
de chaque individu. Celui qui n’a pas de nom est voué au néant ; il
n’existe pas comme personne à part entière ; c’est la raison pour laquelle dans l’univers concentrationnaire, comme l’a souligné Nicole
Lapierre 100, on ne tolère que des numéros.
Si Henriette nous donne très peu d’informations sur sa lignée maternelle et se sent être manbo dans la continuité de l’héritage mystique
de son père, dans le cas d’Onel, c’est le côté paternel qui est quasiment absent de sa mémoire. C’est son héritage maternel qui est mis en
avant. On peut voir à partir de l’histoire généalogique d’Onel que la
pratique de la prêtrise vodou commencerait dans sa lignée familiale
avec ses deux tantes du côté maternel. Cependant, ses grands-parents
(côté maternel) étaient déjà des pratiquants vodou tout comme ceux
du côté paternel. Ils avaient l’habitude de participer ou d’organiser des
cérémonies en l’honneur de leurs Lwa rasin (Lwa familiaux) et pratiquaient en privé leur culte familial ou domestique tout en étant de
« bons catholiques ».
98
99
Le père d’Henriette avait à peine deux ans quand François Nicolas mourut.
Mais on n’est pas sans savoir que le nom de famille peut être l’objet de rejet
ou de réappropriation. Chaque individu peut aussi en changer, en particulier
lorsqu’il est porteur d’un patronyme qui suscite l’infamie, la moquerie ou le
risque de persécution. Ou encore pour ceux qui souhaitent s’inscrire dans
une autre histoire que celle de leur famille d’origine (De Gaulejac 1999 :
98).
100 Citée par De Gaulejac (1999 : 98).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
116
Dans leur union conjugale, ils ont enfanté trois filles, dont les deux
premières deviennent des manbo et la benjamine (mère biologique
d’Onel), une onsi (épouse des Lwa) 101. Cette dernière s’est mariée
avec un pratiquant vodou non initié qui est originaire de l’Artibonite
et enfante Onel en cinquième position entre deux frères et cinq sœurs.
Son père étant mort très jeune, le petit Onel va être élevé et grandir
avec son grand-père et surtout auprès de sa tante, manbo Josiane, qui
resta célibataire jusqu’à sa mort.
Comme le grand-père d’Henriette, celui d’Onel était aussi dans
l’armée. Son Lwa protecteur était Papa Pyè. Une fois, au milieu de la
nuit, dans un moment où la sécurité du pays était menacée 102, il délaisse son poste pour une visite nocturne chez une amie. Un inspecteur
[103] passe pendant son absence pour vérifier si tout est en ordre.
Malgré son absence, l’inspecteur le voit fidèle au poste. Qu’est-ce qui
101
Les onsi (femmes ou hommes) sont les servantes du temple qui chantent et
dansent en l’honneur des Lwa. Elles assistent leur mère ou leur père spirituel
(manbo ou ougan à la tête de l’onfò ou du sanctuaire) dans ses devoirs vis-àvis des Divinités. Leur rôle distinctif est attribué en fonction de leurs aptitudes.
102 Cette période pourrait correspondre à l’affaire Émile Luders, au cours de
laquelle Port-au-Prince fut menacée d’être bombardée par deux navires de
guerre allemands. Émile Luders était né en Haïti d’une mère haïtienne et
d’un père allemand. Selon la loi haïtienne, il était un Haïtien. Le 20 septembre 1897, il fut condamné pour violence contre la personne d'un gendarme. Il fit appel au gouvernement de l’Allemagne. L'ambassadeur allemand, le comte von Schwerin, protesta, et Luders fut libéré, et déporté. Von
Schwerin avait demandé également que le juge du procès de Luders soit révoqué, demande que le président Tirésias Simon Sam avait ignorée. En réaction, le 6 décembre 1897, deux navires de guerre allemands, la Charlotte et
le Stein, arrivaient à Port-au-Prince, et leur capitaine, August Thiele, formulait les demandes suivantes : 1) - une indemnité de vingt mille dollars pour
Émile Luders et il qu’il soit admis à retourner en Haïti ; 2) - que le gouvernement haïtien présente des excuses officielles au gouvernement allemand ;
3) - un salut de vingt-et-un coups de canon aux couleurs impériales ; 4) - une
réception au palais pour le comte von Schwerin, ambassadeur allemand.
Haïti conteste, mais Thiele rétorque que si le gouvernement ne s'exécute
pas, le palais sera détruit et Port-au-Prince bombardée. Le président Sam
demande l'aide des États-Unis, qui refusent. Devant cette menace imminente, Sam accepte, et les navires allemands quittent la rade de Port-auPrince (Ménos 1898).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
117
s’est passé ? Le Lwa Papa Pyè avait pris sa forme et le remplaçait selon ce que fit savoir le lendemain un Lwa dans la tête d’un possédé.
Le processus de construction qui structure le roman familial
d’Henriette et d’Onel nous montre que ces derniers héritent une histoire familiale qui a façonné leur inscription dans une lignée familiale
et religieuse sans qu’ils aient eu la possibilité de remanier les données
structurelles qui leur ont été transmises. Dans l’entreprise de « domestication » qui doit favoriser l’intégration des nouveaux nés dans la
domus (Meirieu 2002 : 40), une part de cet héritage va être imposée à
la personnalité des nouveaux membres au point que les affects seront
transmis, sans grand espace de transformation, aux destinataires. Toutefois, on note chez Bourdieu (2003 : 239) et aussi chez De Bercker
(2008 : 60) que ce processus opère parfois à travers des souffrances
morales et physiques. Si, dans le cas de Mosaline, Grégoire, Bazil,
Guillaume, le schéma du récit familial est à peu près identique (au
sens de leur héritage en lien avec le vodou), chez ougan Déravine, on
décèle des évènements douloureux qui vont marquer ses pratiques en
tant que prêtre vodou.
Déravine fait partie de la quatrième génération d’une famille de
vodouisants dont la plupart ont accédé au rang d’ougan ou de manbo.
Il avait pour père Darius Mathieu. Ce dernier avait été élevé dans un
lakou où les pratiques vodou se manifestaient au quotidien. Il est mort
à 52 ans dans les hauteurs de Pétion-Ville où il habitait avec sa femme
(mère de Déravine qui a actuellement 82 ans); il a travaillé comme
ougan pendant trente-deux ans après être descendu des chaînes de
montagnes de la commune de Croix-des-Bouquets à l’âge de 20 ans.
Darius Mathieu, de son côté, était ougan comme Batol Mathieu, son
père, qui pour sa part fut [104] engendré et élevé par Deronvil Mathieu qui fut aussi un ougan. En remontant jusqu’à Deronvil, on arrive
au début de la deuxième moitié du XIXe siècle où les pratiques du vodou à travers les lakou étaient à leur apogée dans les campagnes
haïtiennes 103.
103
De la fin de la Révolution haïtienne jusqu’à la signature du Concordat en
1860, le clergé catholique d’Haïti représentait une force mineure dans les
institutions du pays et resta pratiquement inactif. Au cours de ces années, les
relations émotionnelles et idéologiques entre le catholicisme et le vodou
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
118
La grand-mère de Déravine du côté maternel était manbo, sagefemme et medsen fèy (médecin traditionnel). Elle est morte à 104 ans.
Une de ses petites sœurs est morte à 94 ans. Du côté paternel, sa
grand-mère était vodouisante. Il y a même une source de son quartier,
dont l’eau est très prisée pour le traitement des malades, qui porte son
nom. Elle était la femme de Batol Mathieu, père de Darius. Ce couple
a mis au monde quatorze enfants, dont Darius. Ils sont devenus
comme leur père ougan et manbo et pratiquent leur fonction dans les
arrondissements de Croix-des-Bouquets et de Port-au-Prince, au Canada et aux États-Unis.
Avant de parler de la mémoire douloureuse de Déravine, on peut
rappeler qu’avant 1860 l’Église catholique romaine avait une position
mineure en Haïti. Mais, après le concordat signé entre l’État d’Haïti et
le Vatican, elle est devenue la religion officielle jusqu’à la Constitution de 1987 qui était censée mettre fin à ce statut officiel. Ainsi, pendant longtemps, les gouvernements et le Saint-Siège ont gardé cette
convention pour base des relations entre l’Église catholique et l’État.
En revendiquant l’application de ce traité, plusieurs croisades de persécutions visant à éradiquer le vodou ont été organisées et effectuées
en Haïti.
Dans les années 1941-42, une équipe de « purificateurs » se mit en
route vers le lakou des parents de Déravine. En arrivant chez eux,
l’équipe a trouvé une des deux sœurs de Darius, donc tante de Déravine, qui était en transe ; sans questionnement ni hésitation, elle a reçu
un coup de poignard à la poitrine auquel elle a succombé immédiatement. En une autre occasion, ce fut le tour du père de Darius. Une
fois, il y avait un voisin qui était malade et souffrant, et à qui Batol
Mathieu (grand-père de Déravine) avait donné une plante médicinale
afin de préparer une tisane. Cette initiative fut découverte par les autorités de l’Église de la zone, on lui a coupé deux doigts et le malade
pour sa part a été radié de la communion des « saints ».
[105]
Dans l’étude de la transmission transgénérationnelle des traumatismes psychiques, des auteurs comme Tilmans-Ostyn (2004 ; Tilévoluèrent radicalement. C’est durant cette période que la religion vodou se
stabilisa (Mintz et Trouillot 2003 : 36-37).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
119
mans-Ostyn et Meynckens-Fourez 1999) et Stettbacher (1991) ont
montré combien un enfant peut devenir le dépositaire d’une souffrance qui ne lui appartient pas directement et dont il révèle la persistance (De Becker 2008 : 59). En analysant le phénomène de « résonance émotionnelle » se transmettant d’une génération à l’autre, ces
auteurs soutiennent que lorsqu’un événement rappelle, par un trait
commun, le traumatisme non résolu, plus ou moins refoulé de
l’enfance, d’un adulte, elle mobilise une énergie psychique particulière qui se dégage et se répercute sur l’axe relationnel en prenant des
formes variées.
Déravine n’a pas été témoin de ces conséquences blessantes de
l’hostilité envers le vodou sur sa tante et son grand-père. Ces évènements tragiques lui ont été communiqués par Darius. Mais, plus
proche de lui, il garde dans sa mémoire un événement semblable dont
sa mère a été victime :
Je me souviens que ma mère était en route vers la ville (de Port-auPrince) où elle allait vendre des plantes médicinales. C’était aux environs
5 heures du matin, il faisait encore noir. Pour éclairer son chemin, elle portait dans son panier une petite lampe allumée. Au cours de route, on l’a
accusée de loup-garou et elle a été lapidée. Après l’intervention de la police, les agresseurs ont été arrêtés et conduits au tribunal. Pour se défendre,
ils ont dit que cette femme a été attaquée parce qu’elle est un loup-garou.
Le juge a déclaré que si la victime est vodouisante, donc la pratique de la
consommation de la chair humaine ne lui est pas étrangère. Mais grâce à
l’intervention d’un notable de la zone qui a témoigné de son innocence, le
juge l’a libérée. Depuis cet événement, elle a perdu son équilibre mental.
Dans une autre occasion, mon père a été au tribunal, le juge lui a demandé combien de gens qu’il a déjà mangé. « On m’a appris que tu es ougan, dis-moi combien de gens que tu as déjà mangés ?». Sans être interrogé pour l’affaire qui lui a amené au tribunal, on lui a mis en prison. Pour
obtenir sa liberté, il a fallu le soutien d’un monsieur Untel qui est chrétien
catholique, pour témoigner que Darius n’est pas un ougan mais plutôt un
medsen fèy.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
120
[106]
Avec un sentiment de peine, Déravine termine cette histoire en
nous rappelant que depuis l’enfance, il porte dans son psychisme
l’impact négatif que l’Église catholique et l’État haïtien ont causé à sa
famille. Il déclare que même étant adulte, cet impact continue à
l’influencer encore aujourd’hui. Il interprète son dévouement pour
sortir le vodou de la clandestinité ou de l’espace privé à l’espace public comme une sorte de revanche et de justice à la mémoire de ses
parents. L’une de ses préoccupations est de montrer aux non-initiés
que le vodou n’est pas une « association de loups-garous » ou de malfaiteurs comme on veut le faire croire, mais plutôt une religion basée
sur le respect de la tradition et de la mémoire ancestrale. « S’il y a des
gens (vodouisants ou chrétiens) qui commettent des crimes, que la
justice [fasse] son travail en toute équité », a-t-il ajouté.
Cette conscience de la nécessité de militer pour une autre image du
vodou nous rappelle un éloquent paragraphe du très renommé ougan
et artiste peintre haïtien, André Pierre 104.
Le vaudou était là, avant toutes les autres religions. Le vaudou est plus
ancien que le Christ. Il est la première religion de la Terre. Il est à la création même du monde. Le monde fut créé par le vaudou. Le monde fut créé
par magie. Le premier magicien est Dieu, qui créa le monde de ses propres
mains avec la poussière de la Terre. Les peuples sont nés par magie dans
toutes les régions du monde. Personne ne vit que par chair. Chacun vit de
l'esprit. Je peins pour montrer au monde entier ce qu'est le Vaudou. Les
trois quarts des gens de par le monde croient que le vaudou est diabolique.
Je peins pour montrer que ce n'est pas vrai.
L’interprétation que fait Déravine de son dévouement nous fait
penser à une affirmation de De Becker (2008 : 59). En s’appuyant sur
Freud, pour qui le narcissisme de l’enfant se construit sur ce qui
manque à la réalisation des rêves et désirs des parents, il soutient que
le sujet transmet aussi à la fois sa part d’insatisfaction et
d’irréalisation à ses progénitures. En reprenant une formule de Chan104
André Pierre, artiste peintre, juillet 1986, à la Croix des Bouquets, raporté
par Le Bris (2003 : 4).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
121
son (2009 : 144), on peut dire que « c’est de cette mémoire blessée –
et théologiquement blessée » que Déravine trouve la motivation et
l’énergie pour militer pour la démystification du vodou dans le milieu
haïtien.
[107]
3.4 - Contacts avec les pratiques vodou
avant la prêtrise ou indices avant-coureurs
Retour à la table des matières
Henriette a été élevée et a grandi dans le lakou institué et administré par son père qui voulait garder la tradition religieuse de sa famille.
Fille unique, très appréciée par son père, elle était témoin de la plupart
des interventions des divinités vodou qui accompagnaient son père
dans l’exercice de ses fonctions. Lors des sacrifices des animaux et de
la préparation de la nourriture en l’honneur des Lwa du lakou, elle dégustait avec appétit des plats de pieds de bœuf et de cabri, mangeait
du maïs grillé et d’autres mets selon les circonstances. Elle
s’impliquait (dans la mesure du possible) dans les activités vodou
malgré la distance que préconisaient l’école et l’église qu’elle fréquentait à cette époque. Mais, contrairement à Onel, dans son enfance,
elle n’a pas eu l’opportunité de fréquenter des péristyles ou des cérémonies vodou autres que celles que son père avait l’habitude
d’organiser chez elle.
Quand elle eut entre 17 et 18 ans, et bien qu’elle fût la plus jeune
de ses enfants, devant l’attention et l’intérêt qu’elle manifestait pour
les activités des Lwa, son père jugea nécessaire de l’introduire dans la
chambre initiatique qu’on appelle dyèvò afin qu’elle devienne sa première onsi kanzo. Car être l’enfant (biologique) d’un ougan ne suffit
pas pour être admis à la manipulation des objets sacrés ou pour
s’impliquer à fond dans les travaux de l’onfò. Il faut passer par des
rituels spécifiques en fonctions du statut visé dans la hiérarchie vodou.
Aussi Henriette a-t-elle pris le soin de nous rappeler le fait suivant :
« Lè papa m pran ason, premye kanzo li menm li fè, se mwen li met
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
122
kouche » [lorsque mon père a pris l’ason, le premier onsi kanzo qu’il a
fait était moi].
Au service des Lwa comme onsi kanzo, elle est mariée à vingt et
un ans avec un onsi temèrè (laplas ou homme de confiance de son
père). De cette union, elle va avoir sept enfants. Après avoir enfanté
les trois premiers, entre 26 et 27 ans, elle a décidé de subir le rituel
kouche sou pwen (couché sur point) manbo qui est la préparation ultime avant de recevoir les secrets de l’ason et de devenir manbo.
[108]
Du côté d’Onel, c’est après son mariage et la naissance de son
premier fils qu’il a subi le rituel kouche sou pwen ougan à l’âge de 24
ans. Si, pour Henriette, c’est au cours de son adolescence qu’elle a
subi le rituel kanzo, dans le cas d’Onel, c’était pendant son enfance, à
l’âge de six ans. Un jour, raconte-t-il, en jouant dans le lakou familial
de sa mère (zone sud de la capitale de Port-au-Prince), il a vu un
crabe-araignée et il l’a tué. Son grand-père (côté maternel) qui était
présent lui a dit que ce crabe allait réapparaître malgré sa décapitation.
Dans sa « petite superstition » nous dit-il, il l’a déchiré en plusieurs
petits morceaux et les a envoyés dans toutes les directions. Cela s’était
passé aux environs de six heures du matin. Vers les neuf heures du
matin, sous la poussée d’une force mystérieuse, il se jette dans un trou
profond duquel on n’aurait pu le retirer qu’au moyen d’une échelle et
avec de grandes difficultés. Or, c’est avec un grand étonnement qu’il
se voit grimper hors du trou à la manière de l’animal et qu’il arrive
jusqu’au bord où un passant lui a tendu la main.
À partir de cet événement et d’autres modes d’expression des Lwa
vénérés dans la lignée familiale, on l’a fait « coucher » dans le dyèvò
en vue de devenir onsi kanzo bien qu’il n’eût que six ans. Depuis lors,
que ce soit seul ou accompagné de sa mère (qui était déjà onsi kanzo),
il assistait et participait aux cérémonies vodou et autres activités culturelles (danse folklorique) en rapport avec le vodou.
Il faut rappeler qu’il a grandi dans le contexte de l’émergence du
mouvement folklorique haïtien avec l’implication d’étrangers comme
Harold Coulander et Katherine Dunham dans les années 1930. En puisant dans les danses vodou la matière de ses chorégraphies, cette dernière était devenue une initiée de cette religion populaire qui, jusqu’à
cette époque, était très mal vue par les élites du pays. Inspiré du vo-
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
123
dou, ce mouvement a attiré de nombreux serviteurs et servantes des
Lwa. L’un des meilleurs danseurs de la troupe de Catherine était un
ougan qui venait de prendre l’ason. C’est dans cette même lignée folklorique du « vodou théâtral » qu’on va retrouver la manbo Mathilda
Beauvoir (demi-sœur de l’ougan Max Beauvoir) en 1970 qui pratiquait à Paris ce que Bastide appelle un « vodou érotique » (Béchacq
2007 : 43-52).
[109]
Par sa fréquentation des diverses activités relatives au vodou, dès
l’âge de sept à huit ans, il maîtrisait déjà assez bien la prière ginen
(une partie de la prière dyò) 105, les sons du tambour, les principes artistiques pour tracer un vèvè. L’acquisition de ce savoir-faire lui a
permis d’être souvent indiqué pour suppléer aux tambourineurs absents ou à un ougan désigné pour la réalisation des graphiques des
Lwa (vèvè) dont la présence est réclamée dans le cadre d’une cérémonie. Aussi, avait-on l’habitude de l’appeler « Ti ougan » (Petit ougan).
105
La prière dyò est une longue invocation aux esprits de l'Afrique lointaine.
Dans le rite rada-kanzo, elle est chantée au début ou au cours des cérémonies majeures. Elle présente la liste la plus complète ou, plus exactement,
une matrice complète pour l’énumération de tous les Dieux et pour
l’organisation rituelle de leur ensemble. Cette synthèse des multiples traditions ethniques en présence dans la colonie a dû, selon toute probabilité,
s’élaborer dans les décennies de la période de l’Indépendance et les suivantes, dans des cercles qui exerçaient un certain leadership spirituel et temporel. La prière dyò invoque successivement et dans l’ordre sept groupes de
Lwa, dont les noms renvoient soit aux diverses ethnies africaines représentées dans la population et qui étaient intervenues dans la guerre de
l’Indépendance, soit à une caractérisation rituelle empirique (Guy Maximilien, Panthéon, Texte inédit).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
Illust. 5 : Vèvè (symbole graphique) synthèse des Lwa. Au lieu de tracer
un dessin pour chaque Lwa, on réalise ce grand vèvè
qu’on appelle Minokan ou Milokan.
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124
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
125
[110]
Illust. 6: Vèvè symbolisant tous les Gede (Divinités de la mort),
tracé à l’occasion de la fête de morts.
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Quand sa tante, manbo Josiane, dut laisser sa bitasyon (son habitation), son lakou familial pour aller s’installer et exercer sa fonction de
prêtre dans la zone du centre-ville de la capitale en collaboration avec
une amie manbo qui y était déjà installée, elle demanda que le petit
Onel (ougan en herbe) le rejoigne. Car ce petit savait déjà lire et écrire
même avant de fréquenter l’école à l’âge de huit ans. Ainsi, en assistant sa tante manbo comme son onsi, il pouvait écrire les prescriptions
données par les Lwa dans le cas d’un traitement de malade ou d’une
autre activité qui nécessitait ses compétences. Ayant été élevé dans
cette pratique, avant même qu’il ait pris l’ason, on lui a attribué la
responsabilité de donner les premières notions aux néophytes apprentis onsi. En raison de l’intensité de sa relation au vodou, il fut emmené
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
126
soulèlye (sur les lieux) pour sa prise d’ason sans subir le rituel kouche
sou pwen ougan, sans même avoir été averti.
[111]
3.4.1. Projet parental ou familial
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Les expériences d’Henriette et d’Onel avant l’exercice de la prêtrise vodou représentent deux cas de figure ou deux voies d’accès selon lesquelles le néophyte acquiert sa légitimité. Dans le premier cas
de figure, on a pu observer que la rentrée d’Henriette dans la hiérarchie vodou en devenant l’onsi kanzo de son père était plutôt
l’expression du désir de ce dernier. Son père biologique voulait que la
fille tant aimée soit instituée et impliquée avec lui dans le service de
ses Lwa lignagers. C’est ce qu’on pourrait appeler « un projet parental
ou familial » qui intègre l’histoire personnelle de son père chargée de
désirs, de fantasmes, conscients et inconscients. Ce rituel d’initiation
par lequel Henriette a pu rentrer dans les rangs des onsi symbolise la
volonté de son père de se perpétuer à travers sa fille bien-aimée. Ce
rituel révèle « le désir parental de se prolonger en son enfant, de se
réaliser par procuration » (Offroy 2001 : 92).
En parlant de la vie religieuse dans une communauté rurale à Mirebalais 106, Herskovits (1975 : 99) nous rapporte le contenu d’une
prière que le père d’un petit enfant a adressé à ses Divinités familiales :
Les Mystères - vous qui, après le Grand Maître protègent et delivrent,
je viens vous remercier. Dans le même temps, je vous présente l'enfant
afin qu’il soit sous votre protection. Ne laissez pas les loups-garous la possibilité d’avoir le pouvoir sur lui. Accordez-lui la force, la santé et préservez-le contre tout mal. Donnez-lui du courage pour moi. Un jour [Quand
nous serons mort], il nous remplacera et sera à votre service.
106
Une commune du Département du Centre d’Haïti.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
127
Ici, le projet parental est assez clair. Le père de l’enfant est conscient qu’il doit partir un jour. Mais le service des Lwa de sa famille
doit se perpétuer. Dans cette logique, même si cet enfant n’a pas encore la signification de ce que c’est - un Lwa - il est déjà désigné pour
prendre en charge ses obligations familiales envers les Déités vodou.
[112]
3.4.2. Projet ou injonction des Lwa
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Dans l’expérience d’Onel, on a pu voir que l’évènement déclencheur qui a nourri le projet de devenir ougan s’est réalisé par
l’apparition d’un crabe-araignée, par sa chute dans un trou profond et
surtout par la manière miraculeuse dont il en est sorti. Cet évènement
a été interprété par ses parents comme l’expression de la volonté des
Lwa que cet enfant soit consacré. Comme l’ont compris certains vodouisants (le père de Mosaline par exemple), on peut négocier avec un
Lwa, mais on ne peut s’y dérober. C’est en ce sens que cet épisode a
été suivi tout de suite par l’initiation d’Onel afin qu’il devienne onsikanzo.
Si on a qualifié le schéma initiatique d’Henriette de projet parental, on est amené ici à considérer celui d’Onel comme un « projet ou
une injonction des Lwa ». Parfois, contre toute attente du noyau familial de l’enfant, ce dernier tombe en transe et est possédé par un Lwa
pour accomplir un acte sacré en toute indépendance et sans contrainte.
À ce moment, ce n’est plus leur petit enfant docile et sage ; il devient
Dieu et n’accepte aucun obstacle dans l’accomplissement de ses initiatives. Dans d’autres cas, la désignation de l’enfant comme futur ougan ou manbo est interprétée ou exprimée par la bouche d’un possédé
qui fait déjà autorité. C’est dans ce schéma du « projet divin » allant à
l’encontre du désir parental qu’on retrouve Guillaume, Bazil, Déravine. Mais il faut noter aussi que le projet parental ou familial se
double assez souvent d’un projet divin ou vice-versa. À ce niveau on
pourrait parler d’un « projet de désirs croisés » qui s’exprime dans les
récits de Mosaline et de Grégoire.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
128
« J’étais toujours à l’église et responsable d’un groupe de jeunes.
Souvent je disais que “je n’ai pas besoin de Satan et je dois le piétiner”. Je n’ai jamais assisté à une cérémonie vodou quoique mes parents organisaient des danses ». Ces propos sont de Guillaume, parlant
de son entrée dans la prêtrise vodou. Il poursuit son histoire en rappelant qu’il était assez doué à l’école. Mais arrivé en classe de rhéto, il a
dû abandonner avant de participer aux examens officiels parce qu’il
fut atteint de cécité.
Un jour, je suivais un cours, brusquement, je ne pouvais rien voir au
tableau. Je n’ai jamais pensé que ce fait pourrait avoir un quelconque rapport avec les [113] Mystiques. Je priais et après, comme il y avait des médecins blancs (étrangers) en mission humanitaire au Cap-Haïtien, je m’y
rendais pour me faire soigner. Les analyses ne révélaient aucun signe de
dysfonctionnement de mes yeux. Je suis revenu chez moi, mais le problème persiste.
Au cours de la nuit, je dormais, et dans un rêve, je me voyais baigner
dans un bassin et fut apparue une personne de très longs cheveux. Elle me
disait – je vois que tu viens de voir un médecin pour te faire soigner ! Au
regard de ce que tu penses, tu ne comprends pas ce qui se passe. – Au lendemain matin, j’ai raconté le rêve à mon grand-père, qui lui-même de son
côté a communiqué à mon oncle, qui est ougan, celui-ci a dit si tel est le
cas, on va voir la vérité. Ainsi ils ont pris, toutes les pierres sacrées de
mon grand-père et ont composé avec du basilic et autres ingrédients une
sorte de bain avec lequel ils ont lavé ma tête.
Ensuite, j’étais prêt pour retourner à l’école. Effectivement, j’y étais et
un autre problème est apparu : des démangeaisons aiguës. Pour éviter le
grattage en public, j’étais obligé de rester à la maison. Et puis, elles se sont
disparues toutes seules. Je reprends encore une fois le chemin de l’école.
En suivant un cours de mathématique, quelque chose s’est passé devant
mes yeux, et j’étais à nouveau aveugle. On m’a amené à la maison. Et on a
fait ce qu’il fallait, les Lwa ont dit que je dois « travailler »107. Ma mère,
mon père et moi avons fait la sourde oreille. Je voulais continuer à poursuivre mes études. Ainsi, je me mettais à fréquenter l’Église plus souvent
dans les jeûnes et les prières. Comme je ne trouvais pas de solution en per-
107
Travailler ici veut dire exercer la fonction d’ougan.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
129
sistant dans cette voie, j’étais obligé de me soumettre à la volonté des
Lwa. C’est ainsi que j’ai pris la décision de travailler comme ougan.
Puisque cette injonction ne répond pas à un projet personnel ou parental, elle paraît contraignante et même aliénante. Mais la personnalité des Lwa n’est pas figée. Dans un article intitulé « Rien n’est plus
fort que le Bon Dieu !...», Chanson (2009 : 140-142) dresse un portrait
de la figure du « Bon Dieu » 108 qui s’exprime dans les contes créoles
de la Caraïbe. Ce portrait [114] s’apparente fort bien aux caractéristiques des divinités vodou. Les conteurs, en exprimant la conscience
religieuse de leur communauté, présentent à travers les contes l’image
d’un Bondye (Bon Dieu) paternaliste et débonnaire. Il est facile
d’accès, familier avec ses enfants et ses créatures, les invitant à manger, à jouer, à dialoguer parfois, recueillant leurs avis, prêtant l’oreille
aux doléances des uns, aux rapportages des autres ; se montrant patient, magnanime, amusé ; ce bon Dieu voyage, travaille, il connaît la
fatigue, il rit, boit, danse, se promène, soliloque, etc.
Cependant, afin d’assurer l’ordre, ce Bondye tient à ce que ses
commandements soient respectés. Aussi vient-il voir ce qui se passe et
faire la morale. Il surveille, inspecte, fait régner l’ordre, s’absente, délègue, donne ses consignes et garde un œil sur tout. Dans
l’administration de sa domination, il est omnipotent. Ces commandements et son pouvoir sont si absolus qu’ils peuvent faire leur lot de
victimes s’ils sont contestés ou mis en doute. Pour que sa patience ne
soit pas épuisée et qu’il ne se mette dans une colère terrible, on ne doit
pas résister à ce Bon Dieu. Ses sanctions peuvent être brutales, dures
et impitoyables. Il est compatissant et lent à la colère. Il n’aime pas
trop châtier. Mais quand un récidiviste le pousse à prendre une sanction, celle-ci peut durer indéfiniment.
108
Non pas au sens que Dieu est bon (on dirait alors « Bon Dieu bon »), mais
selon la terminologie usuelle ayant transité par les voies ecclésiastiques coloniales françaises avant de s’inscrire de cette façon, telle la désignation
quasi officielle dans la culture comme dans les lexiques créoles modernes où
elle est du reste contractée en un seul terme : « Bondié » ou « Bondyé » aux
Antilles et « Bondjé » en Guyane (Chanson 2009 : 125).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
130
Selon Mgr Michel Méranville 109, archevêque des Caraïbes françaises, en milieu créole, on pressent toujours le Bondye comme un
être jaloux, exclusif, intransigeant, « qui n’oublie rien et dont la vengeance est tenace et se poursuit de génération en génération ». Au
bout du compte, il passe pour un Dieu avec lequel on entretient des
rapports de peur plutôt que de crainte filiale. Ce Dieu, éminemment
craint, soutient l’archevêque, « perdure dans les églises tout en faisant
le lit de la foi populaire ».
Dans cette même lignée, Souffrant (1995 : 17, 123), un père jésuite
évoluant en Haïti, après avoir réfléchi sur l’intensité (ou
l’hypertrophie) de la religiosité des masses rurales et urbaines du
pays, a conclu que la mentalité religieuse des masses dans un contexte
[115] d’appauvrissement (qu’il soit vodouisant, catholique ou protestant), est de type magique. Son trait dominant est la recherche de
causes et de remèdes surnaturels aux événements naturels : intempéries, accidents, naissances, morts, maladies, fortunes. Qu'un cyclone
dévaste une région, c'est un « coup » de Dieu ; qu’un tremblement de
terre détruise tout sur son passage, c’est le jugement du Grand Maître
ou des Lwa en colère. Pour ces démunis, c’est un coup qu'il est inadmissible d'espérer pouvoir conjurer par des moyens humains, scientifiques. Que le régime économique et social réduise une classe de la
nation à la misère, c'est la faute du « Bon Dieu » qui donne avec largesse, mais répartit mal.
En parlant des paysans haïtiens, Souffrant (1995 : 145) soutient
que la religion de ces derniers est soit le catholicisme, soit le protestantisme, soit le vodou, mais que les influences religieuses s'enchevêtrent indissociablement dans la campagne haïtienne. L'atmosphère des
communautés villageoises est imprégnée à la fois d'influences catholiques, protestantes ou vodou. Ce n'est que par abstraction que l'on
peut isoler pour l'analyse tel élément d'une de ces trois religions.
Effectivement, dans le cadre de nos différentes visites des lakou
vodou, j’ai pu observer que parmi les membres de ces groupements
d’habitats, certains se réclament du catholicisme en prenant leurs distances avec les activités des Lwa, d’autres revendiquent leur appartenance au protestantisme. Un matin du mois de septembre 2010, dans
un lakou vodou des Gonaïves, nous avons pu entendre à la radio la
109
Cité par Chanson (2009 : 141).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
131
prédication d’un pasteur évangéliste. Dans un autre coin du même lakou, il y avait des haut-parleurs d’un niveau sonore considérable qui
diffusaient de la musique évangélique populaire dans le milieu. Et cela paraissait être la vie tout à fait normale de ce groupement familial.
Par contre, l’observation des éléments ou des pratiques relatives au
vodou dans un milieu connu comme « chrétien » ou « protestant »
demande beaucoup plus de subtilité.
[116]
3.4.3. Projet de désirs croisés
Retour à la table des matières
Dans le cas de Guillaume, on a l’impression d’être devant un Dieu
implacable et que son « appelé » n’a qu’à obéir servilement à ses
quatre volontés. Cette représentation nous rappelle le phénomène de
présélection décrit par Eliade (1968 : 81) comme une généralité en
Asie septentrionale et arctique. Quand « les âmes des ancêtres prennent possession d'un jeune homme et procèdent à son initiation »,
toute résistance à leur volonté est peine perdue. Le refus de devenir
chaman après avoir été « choisi » par les Dieux est suivi de la mort
chez les Batak par exemple. Par contre, chez Mosaline, on admet que
les Lwa sont puissants, mais qu’ils écoutent aussi leurs serviteurs ; on
peut rentrer en dialogue avec eux, donc la négociation est un moyen
par lequel on peut retarder l’application de leurs injonctions 110. On
peut même les atténuer. Dans ce jeu de négociation, le projet d’une
partie peut rejoindre le projet de l’autre. C’est ce que nous appelons
projet de désirs croisés.
Mosaline est élevée dans une famille de vodouisants dans le département de la Grand’Anse. Son père n’est pas reconnu comme ougan,
mais jusqu’à sa mort (juillet 2010 à l’âge de 71 ans), il était comme
une référence pour sa fille depuis ses années de noviciat et même durant ses expériences en tant que manbo confirmée. Elle a grandi aussi
110
En ce sens, un informateur d’Herskovits (1975: 154) lui a dit que "Mistè yo
se ti moun, fòk ou dirije yo" (Les Lwa sont comme des enfants, et il faut les
diriger [les dire ce qu'il faut faire]).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
132
dans l’intimité et l’affection de sa tante Amélia qui était manbo. Elle
appréciait beaucoup cette tante.
Un jour, lorsque Mosaline était toute petite, elle était chez Amélia
qui organisait une cérémonie vodou. Au moment où on devait offrir
un bouc en sacrifice à l’intention d’une divinité de cette lignée familiale, c’est à travers son petit corps d’enfant que ce Lwa s’est manifesté pour accueillir l’offrande. Mais ce n’était pas sa première expérience de ce type. Bien avant, ses parents avaient eu l’habitude de la
surprendre au cours de la nuit en état de possession.
Une autre fois (elle avait environ 10 ans), sa tante lui a fait une
confidence : « C’est toi qui vas me remplacer au sein de la famille.
Quand tu seras grande, tu vas travailler comme [117] manbo ».
N’ayant pas compris le sens de ce désir à son égard, elle y resta plutôt
indifférente. Mais, en observant la posture (manières de s’habiller, de
danser…) d’Amélia et le pouvoir magique des Lwa à travers sa tante
et une autre manbo de la zone, un désir personnel commença à prendre forme chez Mosaline. Un jour, on avait amené un mourant chez
Amélia. Elle a pris un morceau de tissu, l’a arrosé d’essence et y a mis
le feu : si le tissu avait brûlé, il aurait fallu renvoyer la personne malade, car elle allait mourir. Si au contraire, le tissu résistait au feu, on
pouvait recevoir le malade ; malgré la gravité de son cas, il allait être
traité. En fin de compte, le tissu n’a pas brûlé et elle a pris soin du malade qui était en agonie, et il a été guéri. « Depuis lors, j’ai été convaincue que les Lwa sont puissants et bienveillants », a déclaré Mosaline.
En une autre occasion, son père l’a amenée chez Irène, une autre
manbo très respectée de la région, afin que sa fille reçoive un degre
(degré), une sorte de magie de protection contre les mauvais sorts.
C’était au début des années 1980, moment où l’Armée d’Haïti poursuivait et exécutait les hommes de Bernard Sansaricq, un militant de
droite et anti-duvaliériste. Pendant qu’elle était chez manbo Irène, un
groupe de gens qu’on appelait des « Camoquins » sous le régime des
Duvalier, qui fuyaient les militaires, ont pénétré dans le lakou d’Irène
pour se réfugier. Ces derniers étaient en train de s’approcher quand la
manbo a pris un œuf et un pyè lwa (pierre sacrée) avec lesquels elle a
fait un degre. « J’observais et je voyais que la pierre a éclaté en produisant un bruit de tonnerre qui décourageait les militaires à continuer
la poursuite et ils ont rebroussé le chemin », a témoigné Mosaline. À
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
133
partir de ces événements, elle a conclu que travailler comme manbo
comme le voulait sa tante ne serait pas un mauvais choix. Mais
jusque-là, le désir des Lwa n’avait pas encore été interprété ou exprimé de manière formelle.
Mosaline avait 19 ans et elle envisageait de poursuivre ses études
en vue de devenir institutrice. Un soir, un personnage lui est apparu en
rêve et lui a donné un sous-plat contenant cuillères, fourchettes, couteau et pierre sacrée. À partir de ce même soir, elle ne sait plus ce qui
lui est arrivé et elle a été portée disparue. Au bout de trois jours, on l’a
retrouvé inconsciente au bord d’une mare dans une des bitasyon
(champs où il y a des sites mystiques : habitations des Lwa) de son
grand-père. Elle avait avec elle une assiette, un couteau et une pierre
sacrée. À présent la volonté des Lwa était explicite. Les Lwa de la lignée familiale avaient fait leur choix. [118] Elle devait travailler
comme manbo. Mais qu’en était-il de son projet de devenir institutrice ? Quelles étaient les opinions de sa mère et de son père sur le
choix des divinités pour leur fille aînée ?
Pour ses parents, devenir manbo, dans un contexte où très souvent
on assassine des prêtres vodou, est trop risqué. Pour ce, Mosaline doit
poursuivre ses études. Elle ne voulait pas travailler (comme servante
des Lwa) non plus. Mais comme on sait qu’il n’est pas permis de contester une décision prise par un Lwa, le père de Mosaline va négocier :
il demande aux Lwa de prendre patience. Mosaline va continuer ses
études, et après elle aura tout le temps de se mettre à leur disposition.
Promesse faite. Le marché est conclu.
Après ses études, Mosaline revient dans son quartier natal (dans la
zone de Jérémie) et elle commence timidement à travailler comme
manbo. Un bon matin, elle prend conscience qu’elle n’a pas appris
son métier d’institutrice pour devenir manbo. Aussi décide-t-elle de
quitter la province pour rentrer à Port-au-Prince. Pour se démarquer
de l’influence des Lwa, elle se convertit et devient chanteuse dans un
groupe évangélique. Mariée avec un « frère » protestant, elle a maintenant une autre mission : prêcher la « bonne nouvelle » de l’évangile
pour sauver les « âmes perdues ».
« Lè you Lwa rasyal bezwen you moun pou sèvi l, kèlkeswa kote l
ye a, Lwa pral chache l mennen l tounen » [quand un Lwa familial a
besoin de quelqu’un pour le servir, qu’il soit en Haïti ou ailleurs,
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
134
quelle que soit sa profession ou sa religion, le Lwa va le ramener à son
service] 111. Dans le cadre de notre terrain, nous avons pu entendre
cette croyance exprimant le pouvoir des Lwa dans l’Artibonite, dans
l’Ouest et aussi dans le Sud. Un de nos cousins, qui est protestant depuis son enfance (et aujourd’hui, prédicateur de l’évangile), nous a
dit : « on peut tuer un ougan ou une manbo, on peut détruire un onfò,
mais on ne peut rien faire contre un Lwa. Si on tue un ougan et qu’on
brûle son péristyle par exemple, le Lwa va trouver un autre lieu et une
autre personne pour se manifester ».
[119]
Un jour, j’étais dans une église baptiste à Port-au-Prince, poursuit Mosaline, et j’étais possédée par un Lwa. Le pasteur arrive avec de l’eau pour
verser sur ma tête. Le Lwa a réagi brutalement en disant au pasteur : « Tu
as besoin Mosaline au service de ton église, et moi, où est-ce que tu vas
me placer ? » On m’a liée sur une chaise avec une corde. Par la suite, la
corde s’est tombée toute seule. Ni le pasteur, ni les dames missionnaires
n’ont pas pu me maîtriser. Avec le Lwa dans ma tête, j’ai pris une camionnette et je suis revenue à la maison.
Malgré cet épisode, Mosaline résistait encore à la volonté des Lwa.
Un jour, une femme est apparue au volant de sa voiture et elle voulait
la voir : « Pourquoi voulez-vous voir Mosaline Madame ? », a-t-elle
demandé à la femme. « C’est pour une affaire mystique », a répondu
la femme. Puisqu’elle ne voulait pas travailler, elle lui a dit que Mosaline était absente. Elle a répondu : « pas de problème ! Je l’attends ».
Après une longue durée d’attente, Mosaline a décidé de rentrer dans
sa douche pour se laver. C’est la dernière chose dont elle peut se souvenir. Par la suite, on lui a rapporté qu’elle a fait rentrer la dame.
Cette dernière avait été reçue par les Lwa et, satisfaite, elle était repartie. Quelques semaines après, étant en France, elle a appelé Mosaline
111
En parlant de la désignation du chaman (Amérique du Nord), Baudouin
(2008 : 23) signale qu’aucun membre du clan ou de la tribu ne s'en préoccupe réellement : il est clairement admis par tous que ce choix n'est pas du
ressort des hommes, mais des forces supérieures qui peuplent le cosmos.
Dès lors, il suffit d'attendre que se manifestent les signes annonciateurs de la
venue d'un nouveau chaman.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
135
pour la remercier parce que son problème était résolu. Finalement,
après l’assassinat de plusieurs vodouisants et la destruction de leurs
onfò au cours des évènements anti-duvaliéristes de 1986, elle se sentit
appelée à s’impliquer dans des mouvements de défense de ce secteur
religieux. Et c’est à cette occasion qu’elle s’est définitivement établie
comme manbo 112.
Il suffit de savoir comment s’y prendre. On peut même négocier
avec une divinité vodou sur ses caractéristiques ou sa personnalité.
Parmi les Lwa qui réclament Mosaline, l’un d’entre eux se manifeste
avec beaucoup de vigueur et à grand fracas. Un jour, il la possède et la
garde pendant sept jours sur une chaise en la bouleversant. Son père
intervient et s’adresse au Lwa : « Tu veux que Mosaline soit à ton service. Je comprends et il n’y pas de problème. Mais, ma fille est d’un
tempérament tranquille, tu vas servir avec elle comme elle est ». Le
Lwa [120] accepte et il demande un taureau en échange. On lui a donné cet animal, et depuis lors, son intervention se passe en toute sérénité.
Au demeurant, en dépit de la « dégénérescence » (décrite par Bastien et Moral) des lakou, grands ménages communautaires du XIXe
siècle haïtien, le lien familial reste encore aujourd’hui très important
dans la société haïtienne. On a vu que le modèle familial idéalisé renvoie à une conception de la famille étendue qui comprend à la fois les
vivants et les morts. Contrairement à ce qui se passe dans la plupart
des pays occidentaux, en Haïti les personnes âgées vivent dans
l’intimité des noyaux nucléaires et assurent en même temps la médiation entre leur progéniture (enfants et petits-enfants) et les disparus.
Ainsi jouent-elles un rôle considérable dans la transmission de la mémoire familiale.
Dans le survol sur le fonctionnement de la famille haïtienne, on a
vu que les relations parentales sont assez intenses : jusqu’à un âge
avancé (20 à 30 ans), un nombre substantiel de jeunes vivent sous
l’égide d’un parent proche ou éloigné. Le prolongement de la cohabitation semble être un facteur de renforcement des liens familiaux et
favorise par conséquent la poursuite du processus de transmission.
Dans l’analyse de la relation entre transmission et cohabitation fami112
Comme a bien noté Bourdieu (1994 : 154), « On ne se détache [de sa culture] pas par une simple conversion de la conscience ».
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
136
liale, des auteurs comme Mauss (1968), Mauger (2002) ou Segalen
(2002) ont mis l’accent sur la famille en tant que fondement de la
transmission, lieu de socialisation et de création des identités. Ils soulignent aussi l’effet de la durée de cette cohabitation dans le maintien
du lien familial.
Mais, pour Mauss (1969 : 144), dans la transmission des pratiques
et des représentations collectives, certes, la famille joue un grand rôle,
cependant dans les sociétés dites archaïques, à cause de la précocité de
la raison, l’enfant échappe très vite à l’enfance, donc à la famille.
C’est pourquoi il ne faut pas surestimer l’importance de la famille
dans le processus de transmission. Du côté de Mauger (2002 : 10-12),
on retient que les familles contemporaines sont marquées par la prolongation généralisée de la scolarité suivie de la dépendance économique prolongée consécutive à l'extension du chômage des jeunes.
Ceci a imposé peu à peu un nouveau « sentiment de l’enfance » qui
vient prolonger la cohabitation entre les générations.
[121]
En étudiant les cas de figures qui échappent à ce sentiment
d’enfance, Segalen (2002 : 20-22) souligne que le modèle familial des
sociétés industrielles urbaines 113, qu’Émile Durkheim (1858-1917),
puis dans les années 1950, Talcott Parsons (1902-1979), ont qualifié
de « famille moderne », a aujourd'hui volé en éclats. Cependant, elle
note que les liens familiaux entre les différentes générations deviennent très importants dans les familles d’aujourd'hui, et même qu'ils se
renforcent depuis une trentaine d'années. Le nouveau contexte dans
lequel évolue le creuset familial contemporain favorise
l’assouplissement des normes, ce qui permet à chacun de s'y retrouver.
C'est paradoxalement parce qu'on ne dépend plus des autres, nous ditelle, que l'on peut être lié à eux.
Dans le cas des familles haïtiennes, nous avons noté l’existence
d’une morale sociale, un genre d’éthique familiale qui assure le respect des grandèt et la conservation des liens familiaux au-delà de la
113
Dans les sociétés industrielles et urbaines, l'unité familiale est constituée du
couple et de ses enfants, et les rôles de chacun sont bien définis : la sphère
publique pour le mari chargé de gagner l'argent du ménage, la sphère privée
pour l'épouse à qui reviennent les tâches domestiques, éducatives et le soutien affectif à chacun de ses membres (Segalen 2002 : 21).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
137
dépendance économique d’un enfant envers ses parents. Au regard de
l’analyse des données généalogiques de nos interlocuteurs, on peut
avancer que cette éthique devient plus forte quand la relation de sang
est renforcée par l’autorité religieuse des parents. Et c’est généralement le cas dans les relations de parenté dans le vodou haïtien. C’est
en ce sens que nous avons noté trois voies par lesquelles un noviciat
est souvent entrepris afin d’exercer la fonction d’ougan ou manbo en
toute légitimité : un projet parental, un projet divin ou une injonction
des Lwa, et enfin un projet mixte où les deux premiers se croisent et
se renforcent mutuellement.
Ce chapitre avait pour objectif principal de présenter et de situer
l’environnement socio-familial dans lequel nos interlocuteurs ont vu
le monde et grandi. Ce faisant, les données ethnographiques recueillies nous ont permis de déceler quelques voies d’accès à l’exercice de
la fonction de manbo ou d’ougan. Maintenant notre tâche est de poursuivre la réflexion sur les modes de passation de la prêtrise par lesquels nos sujets sont devenus aptes à remplir le rôle d’intermédiaires
entre leur communauté et les divinités vodou.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
138
[122]
Transmission de la prêtrise vodou.
Devenir ougan ou mambo en Haïti
Chapitre IV
Mécanismes ou procédés
de transmission de la prêtrise vodou
1.
2.
3.
4.
5.
Ce qu’on a vu et entendu [124]
Renforcement comme mécanisme de transmission [135]
Transmission onirique [140]
Transmission entre l’immatériel et le matériel [147]
Initiation comme mécanisme de transmission de la prêtrise vodou [162]
Retour à la table des matières
[123]
Comme nous l’avons déjà souligné dans les chapitres précédents,
le processus par lequel on devient ougan ou manbo est long et continu. Théoriquement, on a vu que cette opération s’effectue avec la
complicité ou l’intervention de plusieurs acteurs ou agents tels que les
parents proches ou éloignés, les pairs, les autres membres de la lignée
croyante, etc. Ces différentes interventions permettent de parler de
transmission verticale, horizontale et oblique. Les procédés par lesquels on devient un prêtre confirmé ne s’expriment pas uniquement
par des rites de passage conscients. Comme dirait Debray, ces procédés ne font pas toujours de « bruits », d’où le croisement ou la mise en
œuvre de deux grands mécanismes par lesquels un individu acquiert
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
139
les compétences nécessaires à l’exercice de la fonction qui lui est attribuée au sein de son groupe d’appartenance : il s’agit de
l’enculturation et de la socialisation.
Le concept d’enculturation a été développé au sein de
l’anthropologie culturelle (par Margaret Mead, Melville J. Herskovits)
pour traduire le processus de transmission culturelle du groupe à l'enfant. C’est une opération intraculturelle par laquelle un individu acquiert sa propre culture. L’individu, englobé ou entouré d'une culture,
l’intériorise par apprentissage, expérience et observation. Cela
l’amène à incorporer le comportement approprié dans ses répertoires
en fonction de ce que cette culture considère nécessaire. À ce niveau,
l’apprentissage culturel n’est pas nécessairement délibéré ou didactique. Ce processus engage les parents et d’autres adultes, et aussi des
pairs dans un réseau d'influences (vertical, oblique et horizontal).
L’ensemble de ces agents de transmission peut limiter, orienter, diriger le développement de l’individu. Le résultat final (si l'enculturation
est réussie) produit une personne qui est compétente dans sa culture, y
compris dans sa langue, ses croyances, ses rites, ses valeurs (Berry et
al 2002 : 30).
Quant au concept de socialisation, il est employé dans le sens de
l’enculturation délibérée (prescriptions, règles, scolarisation…). Ainsi
la socialisation se réalise par un enseignement et une formation plus
spécifiques conduisant à nouveau à l'acquisition de la culture, au
comportement approprié et attendu. Néanmoins, elle est aussi le résultat à la fois d’une contrainte imposée par certains agents sociaux et
surtout d’une interaction entre l’individu et son environnement, entre
les socialisateurs et le socialisé (Berry et al 2002 : 22-30).
[124]
En parlant du vodou haïtien, Béchacq (2007 : 52, 56) a souligné
que ce système religieux a été et continue une histoire de famille.
Cette histoire constitue le socle de l’identité de l’individu en tant que
dépositaire de tout ou d’une partie de la mémoire familiale à travers ce
qu’il a vu, entendu, vécu, et ce qui lui a été transmis, que ce soit par
des objets, des témoignages ou des récits. Si l’écriture est connue
comme un formidable moyen de transmission des connaissances et
des croyances par-delà les distances, les frontières et le temps, dans
cette « sous-culture » qui nous concerne, les connaissances et les sa-
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
140
voir-faire se transmettent surtout de manière pragmatique, onirique et
orale.
4.1 - Ce qu’on a vu et entendu
Retour à la table des matières
« Depuis mon enfance jusqu’à l’âge de 30 ans, j’ai été toujours
présent à côté de mon père. Il prenait soin des malades qui fréquentaient son onfò. Quand la personne arrive, quel que soit son problème,
il lui trouvait la solution ». Cette phrase traduit ce qu’on appelle
l’apprentissage par observation. Par ce procédé, l’enfant apprend en
observant les conduites des adultes, en les imitant, en les reproduisant.
[125]
Illust. 7 : Une fillette marquant des pas du rite petro au milieu des adultes
lors d’une soirée vodou sous un péristyle dans la région nord
Retour à la table des matières
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
141
Au niveau de ce type d’apprentissage, il faut noter que la communication n’est pas forcément volontaire de la part de l’émetteur et
qu’elle se déroule sur le registre du non verbal : « Les adultes ne voulaient pas que les enfants soient impliqués dans leurs activités, par
contre, comme elles (ses tantes) étaient en train d’avancer en âge,
elles ont pris l’habitude de me solliciter dans la réalisation des cérémonies. Chaque jour, on assiste à la réalisation des rituels, on doit les
intérioriser », raconte un de nos interlocuteurs.
[126]
Grégoire nous a dit qu’il est le premier ougan de sa lignée familiale. Cependant, son grand-père (du côté maternel) était responsable
du kay lwa 114 de la famille, une fonction qu’il a héritée de père en
fils. Notre interlocuteur explique sa religiosité vodou à l’âge adulte
par le fait qu’il était un tyòtyòwè (un grand curieux) dans son enfance.
Les rituels vodou le fascinaient. Que ce soit seul ou accompagné de sa
mère, il avait l’habitude d’assister à des cérémonies vodou. Il nous a
dit qu’il était aussi très attentif aux récits racontés par les aînés.
Ainsi présente-t-il un vodou d’antan (de sa zone) tel qu’il a été exprimé par ses parents. « Mon lakou familial était lié au lakou Grann
Gitonn 115 [à l’Arcahaie]. Les fondateurs de ces deux lakou venaient
directement nan Ginen [de la Guinée] » 116. « Se gran moun wi m te
114
115
Petite maison où abritent les Dieux de la famille.
D’après l’histoire orale, la prêtresse Gran Gitonn serait la mère spirituelle de
Jean-Jacques Dessalines.
116 Nan Ginen pour Grégoire renvoie à la Terre d’Afrique au sens large. Pour
lui et pour de nombreux autres vodouisants, les Lwa de l’« Afrik ginen »
sont souvent évoqués en opposition aux Lwa créoles (Nanchon [nations]
Petwo, Mandeng, kaplawou Kanga, Kita, Kongo Savann, Anmin…), qui sont
réputés être féroces, brutaux, et invoqués pour de « grosses magies ». Dans
un cadre plus large, Laguerre (1980: 183) nous dit que l'environnement physique vodou est fait des espaces qui sont considérés comme des centres
d'énergie spirituelle. Des endroits tels que le cimetière, le carrefour, la mer,
et l'Afrique sont les lieux de résidence pour les Lwa. Afrique ou, mieux encore, Nan Ginen (Guinée) est l'endroit le plus stratégique dans la géographie
mystique du vodou parce que la majorité des Esprits sont censés y vivre. En
outre, Nan Ginin se trouve sous la mer, il serait constitué d’un climat et des
paysages idéals - une sorte de jardin d'Éden.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
142
tande ki t ap di sa wi ! » (C’est de la bouche des anciens que j’ai appris cela), précise-t-il. Il continue cette histoire en parlant d’un tanbou
asotò 117 qui était la propriété de sa lignée familiale. « Ce tambour,
nous dit-il, a été saisi par les autorités religieuses et politiques de la
campagne dite “anti-superstitieuse” de 1941-42 et [il est abrité] actuellement au Musée du Panthéon National d’Haïti » (à Port-auPrince).
117
Inquiets de la disparition complète du vodou au regard de l’ampleur de
l’offensive dirigée contre ce culte en 1941-42, Alfred Métraux et Jacques
Roumain, lors d’une conversation, eurent l’idée de la création d’un bureau
d’ethnologie. Celui-ci a vu le jour le 31 octobre 1941. Cette institution a
sauvé des flammes d’importantes collections d’objets vodou dont un tanbou
asotò qui allait être transféré au Musée du panthéon national d’Haïti
(MUPANAH). Le tanbou asotϛ est le plus grand des tambours vodou avec
une taille d’environ deux mètres de haut. On le retrouve dans le rite Rada
ou « Dahomey ». Il est frappé par plusieurs tambourinaires et on danse autour de lui. Il est à la fois un instrument de musique et un objet hautement
sacré dont la fabrication s’accompagne de longues cérémonies. Il est habité
par un Lwa et fréquemment habillé. On le bat dans des circonstances exceptionnelles. Mais depuis cette croisade anti-vodou, cet objet sacré géant a pratiquement disparu. Selon Métraux (1958 : 164), cet impressionnant exemplaire qui était au Musée du Bureau d’Ethnologie d’Haïti a été retrouvé effectivement à Cabaret, commune où se trouve le lakou familial dont nous
parle Grégoire.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
[127]
Illust. 8 : Tanbou asotò du XIXe siècle (sauvé
des flammes inquisitoriales) trouvé à Cabaret
et exposé au MUPANAH (avant, il était au
Bureau d’Ethnologie)
(Photographié [1995] par David Mayo, dans
Donald J. Casentino (1995 : 101).
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Illust. 9 : Tanbou asotò
photographié (2010) dans un woufò
à Port-au-Prince.
143
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
[128]
Illust. 10 : Asotò (ou Assotor) femelle et asotò mâle
(Le Bris, Michel [2003 : 91]).
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144
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
145
Avant cette croisade anti-vodou, ajoute Grégoire, les Lwa ginen
(Déités venues de la Guinée) étaient très actifs dans la zone de Cabaret. Assez souvent, on pouvait entendre du tréfonds du bassin d’une
rivière des bruits de tambour et des voix qui chantaient alors qu’on ne
voyait aucun signe visible d’un être humain. À cette époque, les ougan et les manbo travaillaient selon les regleman ginen, c’est-à-dire
sur le rite rada, un vodou « franc » ou « pur » qui n’aurait été mélangé
ni avec de la magie d’origine européenne (franc-maçonnerie, sorcellerie…) ni avec de la magie créole. Ainsi, l’utilisation de l’ason comme
symbole du pouvoir des prêtres était rarissime. Les officiants des cérémonies utilisaient de préférence un kwakwa 118.
[129]
Illust. 11 : Kwakwa d’un interlocuteur de la région
nord. Comme l’ason pour les Asogwe, il sert dans
l’invocation des Lwa.
Illust.12 : Kwakwa ou tyatya
d’un interlocuteur de la région sud
Retour à la table des matières
118
Si l’ason est composé d'une calebasse fermée, recouverte d'une résille de
perles de couleur et de vertèbres de serpent, et accompagnée d'une clochette,
le kwakwa de son côté est fabriqué avec une autre variété de calebasse (fruit
du Crescentia cuyete) à laquelle on ajoute un manche qui le traverse comme
un axe médian. Rempli de graines, il donne un bruit métallique quand on le
secoue. Généralement agrémenté de dessins incisés ou de peintures, il est
parfois couvert d’une pièce d’étoffe. Il est utilisé autant dans la musique
profane que dans la musique sacrée.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
146
[130]
Néanmoins, de manière exceptionnelle, un « appelé » des Dieux
vodou peut être porté disparu ou tomber dans une eau profonde et,
après des rituels spécifiques, revenir du fond de l’eau avec son ason.
Manbo Annette, par exemple, sortait du Cabaret vers Port-au-Prince
parce qu’elle y était appelée pour un traitement. À l’époque, c’était la
voie maritime qui assurait la liaison entre Cabaret et la Capitale. Étant
en mer, la prêtresse s’est échappée et est tombée à l’eau, a disparu, et
trois jours plus tard et après maintes cérémonies, elle allait refaire surface avec son ason en main. Cette image du vodou qui lui avait été
transmise depuis son enfance lui a servi de référence quand il a été
appelé pour sa part (par ses Lwa rasin 119) afin de travailler comme
ougan en vue de reprendre les activités de son lakou familial qui était
inactif depuis la croisade des conversions forcées des vodouisants
sous la présidence d’Élie Lescot 120.
En observant son père dans l’exercice de ses fonctions, Henriette
apprend la façon de se vêtir ou de se présenter devant un Lwa.
Mon père a dit – « oh ! Comment se fait-il que je sente le mouvement
d’arrivée d’Ogou 121 ? » Il se lève et prend son bain. Puis il s’habille et
s’assoit dans le lieu habituel, son onfò. Effectivement, peu de temps après,
Papa Ogou a fait son apparition. On doit être propre pour interpeller le
Lwa. On doit être propre. Car, il s’agit d’un Esprit qui vient vers vous.
En suivant son père et de manière quotidienne, elle apprend aussi
les gestes, le ton de la voix, les regards ou postures du corps (voir
l’image suivante) que réclame chaque circonstance en fonction des
objectifs visés.
119
120
Lwa d’héritage.
Paradoxalement, c’est sous cette présidence qu’on a institué le Bureau
d’ethnologie. Et les premières entreprises de cette institution visaient à sauvegarder la mémoire vodou qui était menacée d’extinction.
121 Les Ogou constituent une famille nombreuse dont les membres sont des
dieux forgerons et guerriers. En tant que dieux guerriers, ils sont souvent
armés de leur épée ou machette (coupe-liane).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
[131]
Illust. 13 : Un possédé du Dieu Ogou Feray
qui protège des apprentis ougan et manbo
Retour à la table des matières
147
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
148
[132]
Dans ce mode d’apprentissage, Onel nous a dit qu’il a appris par
lui-même comment tracer un vèvè et arrive à « chanter » (réciter) la
prière dyò sans l’aide de personne, c’est-à-dire sans l’intervention
spécifique d’un aîné. Donc, par accumulation inconsciente au moyen
d’une fréquence élevée de la pratique, il arrive à incorporer un habitus
individuel qui a suscité une forte appréciation de la part de ses parents
qui voyaient en lui un surdoué, un héritier sur lequel on pouvait compter pour assurer la relève.
En parlant de la prise d’ason de son père (suite à son problème de
santé, mal de tête), Henriette nous raconte ceci.
Ogou Badadri (un Lwa) 122 demande que mon père soit son serviteur.
Il veut que mon père soit à son service. Il veut que mon père subisse le rituel de la prise d’ason. Et mon père a pris l’ason. Il avait à peine 20 ans. À
l’époque, on se « couche » pendant trois fois, mais on n’obtient l’ason
qu’une seule fois. Pendant que mon père était en train de subir le rituel
kouche kanzo en l’honneur de Papa Loko (un autre Lwa) chez une manbo,
au cours de la nuit la manbo est possédée et conduit mon père dans un endroit sacré pour lui donner le secret d’ason en dépit que l’objectif poursuivi dans ce rituel ne fût pas la prise d’ason.
On peut voir ici que Henriette n’était témoin ni de la manifestation
de la volonté d’Ogou à l’égard de son père, ni de son « couché » en
l’honneur de Loko, encore moins de la réception du secret d’ason en
plein milieu de la nuit dans un lieu spécialement désigné à cet effet.
Ce récit lui a été raconté par son père qui était le sujet principal de cet
événement. Au moyen de ce qui est dit ici, plusieurs éléments relatifs
à l’apprentissage de la prêtrise vodou lui ont été transmis :
122
Ogou Badagri est l’un des membres de la famille des Ogou (dieux forgerons
et guerriers). Ainsi, il est connu comme un dieu guerrier, un général sanglant
qui tient et envoie l'orage. Il est souvent représenté en habit militaire, avec
un sabre à la main. On dit qu’il est un Nègre politique, c’est-à-dire avisé. Il
aime le rhum et fume de gros cigares.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
149
- dans le vodou ginen ou vodou fran, la prise de décision pour
devenir ougan ou manbo survient à la suite d’un appel des
Lwa qui s’exprime à travers la maladie, le rêve, par la malchance ou par la bouche d’un possédé ;
[133]
- sous la volonté des Entités mystiques, on peut ne pas respecter à la lettre les différentes étapes du cycle initiatique ;
- une manbo ou un ougan asogwe a un père ou une mère (spirituel-le) qui lui a transmis le secret d’ason ;
- le rituel de la prise d’ason ne se réalise pas dans un lieu ordinaire, il faut un déplacement vers un endroit approprié à
cet effet qu’on appelle souvent soulèlye ou nan gran bwa
(sur les lieux ou dans la forêt).
En analysant ces données, il y a lieu de parler de l’intériorisation
de la pratique à travers un type de transmission connue sur le nom
d’« apprentissage par conditionnement ». En suivant de manière constante les gestes, les comportements, les attitudes, les discours relatifs à
la prêtrise vodou dans son environnement immédiat, qu’on le veuille
ou non, l’inconscient de l’enfant a été civilisé selon les valeurs et les
principes qui régissent cette fonction dans la hiérarchie vodou.
D’après Martin (2005 : 23), par la « répétition », qui est un puissant
capteur relationnel, nous mémorisons mieux ce qui est dit ou fait plusieurs fois.
Au niveau des chants vodou 123, on peut observer qu’il y a une utilisation très fréquente de ce capteur relationnel. La reprise à l’infini
que les ougenikon 124 font habituellement des chœurs vodou lors des
cérémonies n’est pas une pratique à signification négligeable. Ce mécanisme joue un rôle déterminant dans la transmission des convic123
Dans leurs formes poétiques, ces chansons sont faciles à mémoriser. Elles
abondent en phrases répétitives. Elles sont concises, compactes et pleines
d'images, de paraboles et de proverbes (Laguerre 1980: 31).
124 Ougenikon est celui qui dirige les chants et les danses au cours des cérémonies.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
150
tions, des valeurs qui caractérisent un vodouisant. Selon Laguerre
(1980: 30-31), les chansons vodou n’ont pas seulement des fonctions
magique, liturgique, ludique ou comique, elles ont aussi une fonction
éducative. Elles sont des poèmes, généralement courts, descriptifs et
faciles à mémoriser. Ces chansons, en plus qu’elles expriment de manière efficace les traits des Divinités auxquelles les vodouisants adressent leurs dévotions, elles montrent les relations de dépendance que
les anciens ont mis en place au fil du temps avec leurs Esprits protecteurs (Laguerre 1980 : 182).
D’après Josué et Dubois (2007 : 325-332), ces chants représentent
une sorte d’archive, souvent très précise dans leurs références historiques. Ils constituent la mémoire vivante et [134] dynamique du vodou. Pour les acteurs du milieu, ils sont ce que la Bible représente
pour les chrétiens. Ce sont à la fois des poèmes et des prières et, en les
chantant, les vodouisants vivifient leur âme. En demandant l’aide des
Lwa, ils se donnent aussi la force de se confronter à la vie.
La plupart des éléments de notre contexte socioculturel comme les
habitudes de vie quotidienne, les habitudes alimentaires, certaines pratiques religieuses, etc., prennent une signification particulière parce
qu’ils ont été associés à maintes reprises simultanément. Ils deviennent les stimulants au sein des réflexes conditionnés ou, si on préfère,
des habitudes (gravées sur le plan neurologique) qui conditionnent
notre existence. Et c’est en ce sens qu’on va comprendre qu’Henriette
parle de la présence d’Ogou Badagri quand la personne chevauchée
par un Lwa ne veut consommer que du clairin (alcool de canne à
sucre) et de la cigarette : Li (Ogou Badagri) bwè, li fimen, men li pa
manje (Il [Ogou Badagri] boit et fume, mais il ne mange pas). Mosaline, de son côté, ne va pas entrer dans un badyi ou un dyèvò sans
frapper à la porte afin de ne pas surprendre les Lwa. Il faut les avertir
avant d’entrer chez eux.
Il est important de noter que tous les individus confrontés à leur
naissance aux pratiques de la prêtrise vodou ne deviennent pas ougan
ou manbo. L’écoutant ou l’observateur, comme l’a souligné la psychanalyste Maltèse-Milcent (2006 : 79, 80) n’est pas un robot, pas
plus un ordinateur. Il est vivant et aucun être vivant n’est une tabula
rasa, pas même un nouveau-né. En ce sens, Meirieu (2002 : 43) a
attiré notre attention sur le fait qu’en dépit du côté autoritaire du processus de transmission, on ne peut pas faire fi de la place du sujet dans
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
151
sa propre éducation. Il est sans doute possible de l'obliger à répéter
une phrase, à exécuter un geste, à se soumettre à une règle... Mais
nous resterions ici dans l'ordre de la mécanique sociale ou du dressage
– il n'y a rien là qui ressorte d'un apprentissage proprement humain.
Celui-ci, en effet, n'est jamais simple inculcation, il est toujours, simultanément, appropriation de connaissances et construction de la
personne. Il ne suffit pas que la leçon soit bien faite et que la piscine
soit là ; il faut aussi que l'individu accepte de se jeter à l'eau. Le désir
des socialisateurs ou des Déités doivent rejoindre le désir mimétique
du socialisé.
[135]
4.2 – Le renforcement comme mécanisme
de transmission
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Justement, Girard (1998 : 219) a remarqué que la tendance mimétique est souvent reprise et fortifiée par les voix du dehors, c’est-à-dire
par des actes de renforcement. Ceux-ci sont des attitudes et des comportements par lesquels l’environnement social de l’individu lui octroie des récompenses ou des punitions en vue de lui montrer qu’il
approuve ou désapprouve sa conduite. Comme une des méthodes employées en vue de conditionner l’enfant, l’apprentissage qui se fait
dans le cadre de ce procédé, selon Campeau et al. (1998 : 152-154),
vise à transmettre au destinataire la distinction entre les comportements et les attitudes admissibles (ou encouragés) et ceux qui sont
interdits.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
152
Illust. 14 : Sourire approbateur d’une manbo initiatrice (mère spirituelle) voyant
la plus petite de la cohorte de ses onyϛ 125 manipuler son ason à la manière d’une
manbo expérimentée (à l’occasion d’une sorte d’évaluation publique).
Retour à la table des matières
[136]
Depuis son adolescence, Henriette a été initiée au rang de onsi
kanzo par son père qui voyait en elle une future manbo au regard de
l’intérêt et de l’enthousiasme qu’elle manifestait à l’égard des activités relatives aux Lwa. Par contre, son tour venu, elle refusait de donner le secret d’ason à sa dernière fille parce qu’elle se montrait très
peu crédible dans ses attitudes. Cependant, au moment où elle nous
raconte son histoire, André (l’un de ses petits-fils) était déjà promis
125
Onyϛ : terme qui désigne les candidats pendant la réclusion initiatique.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
153
pour la prise d’ason. Ce sujet auquel on se réfère ici était notre dernier
recours comme facilitateur afin de convaincre sa grand-mère de nous
servir d’interlocutrice dans le cadre de cette recherche. De par son dévouement, son sens du sérieux et le respect de son engagement en
tant que onsi kanzo, il est déjà assuré d’être élevé au grade d’ougan
avant que sa grand-mère soit morte : « men li… li san lè… nenpòt ki
lè, nenpòt ki lè la a, avan m mouri, fò m ba li sekrè a » (mais, il [André] n’a pas de délai... à n’importe quel moment, même quand ce serait juste avant que je sois morte, je dois lui donner le secret d’ason),
a-t-elle avancé.
Grégoire avait 9 ans quand il assistait aux côtés de sa mère à un
service lwa familial, c’était en 1935. Comme il avait eu l’occasion
d’observer le procédé de ce rituel dans les années précédentes, il avait
mémorisé les différentes étapes à suivre. Cette fois-ci, c’était un nouveau ougan qui venait le réaliser pour la famille. En suivant ce nouvel
officiant avec attention, le petit Grégoire put remarquer le non-respect
des procédés habituels par le nouveau prêtre. En l’entendant chuchoter
cela aux oreilles de sa mère, l’officiant demanda à Grégoire de lui
faire part de ce qu’il disait à sa mère. Le petit lui a expliqué effectivement ce qui n’allait pas.
En réaction, le prêtre lui a dit : « Ou gen siy ougan an nan fwon w.
Ou deja ougan » (Tu as un signe ougan sur le front. Tu es déjà un ougan). Se réjouissant de ce « compliment », à chaque fois qu’il jouait
avec ses petits camarades, il prenait le soin de leur rappeler son signe
de distinction avec un air de fierté. On peut noter que toute
l’importance de cette « prédiction compliment » tient au fait qu’elle
vient d’une autorité morale. Cet officiant, souligne Grégoire, était un
« bon ougan ». Il avait une très bonne renommée dans la zone. « Se
Ginen ki t ap travay avè l » (Ce sont les Lwa ginen qui travaillaient
avec lui).
En 1963, Onel avait à peine sept ans quand il accompagnait sa
mère dans une cérémonie vodou chez un ougan très respecté dans le
milieu. Au moment de commencer, on se [137] rendit compte qu’il
n’y avait pas d’autre ougan capable de donner sa participation pour la
réalisation des différents vèvè dont on avait besoin. Quelqu’un dans
l’assistance indiqua le petit Onel comme celui qui pouvait contribuer à
les tracer. L’ougan maître de la cérémonie doutait de la capacité du
petit pour accomplir cette tâche aussi délicate. Comme il n’y avait pas
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
154
d’autre alternative, on lui a apporté une assiette remplie de farine en
vue d’un essai. Sans la moindre hésitation, il a tracé tous les vèvè qu’il
fallait pour la circonstance sous la demande de l’ougan. Pour cet exploit, en plus des félicitations reçues, le prêtre lui a donné cinq
gourdes 126 comme prime d’encouragement. Et ce fut pour lui un événement déterminant pour son futur statut religieux.
En analysant la prise d’ason d’Onel, on a pu déduire qu’elle a été
pour lui un apprentissage par renforcement à deux niveaux :
- la prise de décision de l’emmener soulèlyè (sur les lieux, dans
les bois) en vue de recevoir son ason était pour lui une surprise. À cette occasion, il savait que des initiés comme un de
ses cousins et son frère aîné se préparaient à devenir ougan.
Par contre, il ne savait pas qu’il était concerné ;
- il avait peur de ne pas être trouvé digne de l’ason par Papa
Loko étant « sur les lieux ». Car, il savait qu’il y a des gens
qu’on avait emmenés par-devant Papa Loko pour la prise
d’ason et qui étaient revenus sans ce sacrement et qui étaient
morts avant d’accéder au rang d’ougan ou de manbo. Cette
peur était tout à fait justifiée selon lui parce qu’il n’avait pas
subi comme son frère le rituel kouche sou pwen ougan.
Or, en arrivant à l’endroit désigné, tout s’est bien passé. Il a réussi
l’épreuve. C’était pour lui une grande satisfaction. « Mwen menm lè
sa a, gras a Dye, lè m rive Lwa a te aksepte ban mwen li, epi m te soti
efikas » (Moi-même, à ce moment, grâce à Dieu, quand je suis arrivé,
le Lwa a accepté de me le donner), a-t-il déclaré en parlant de l’ason.
En fait, on peut voir ici que l’apprentissage par renforcement est lié
aussi à un processus d’identification de la future manbo ou du futur
ougan et que l’intensité relationnelle [138] avec la pratique est un facteur ou un élément important de l’identification de l’initié qui est éligible à cette fonction en vue de perpétuer la tradition. C’est ce
qu’Onel renforce quand il nous parle de la décision de sa tante de
l’emmener « sur les lieux » : « lè l vin kòmanse pran laj epi li vin
126
La gourde est l’unité monétaire légale d’Haïti.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
155
gade mwen aprann reyèlman sa l te konn m montre yo. Epi li wè kan
menm m p ap kite rit la tonbe nan fanmi an. Li wè mwen menm mwen
te prè pou mwen pran ason, li te oblije ban m ason an paske tou li wè
mwen te gen yon preparasyon adekwa » (lorsqu’elle commence à
avancer en âge, et elle voit que j’apprends effectivement les leçons, et
ensuite, elle voit que je ne vais pas laisser tomber le rite dans la famille. Elle voit que j’étais prêt pour la prise d’ason, elle était obligée
de me donner l’ason, aussi parce qu’elle voit que j’avais une préparation adéquate).
Quand Henriette a refusé d’élever sa fille au rang de manbo et de
lui faire subir le rituel kouche sou pwen manbo, c’était pour lui dire
qu’elle désapprouvait ses attitudes et ses comportements relatifs aux
activités des Lwa étant déjà un onsi kouche sou pwen. Inversement,
quand manbo Josiane a décidé d’emmener Onel soulèlye en dépit qu’il
n’ait pas été kouche sou pwen pour devenir ougan, c’était une manière
de lui dire qu’il avait accumulé ou intériorisé les connaissances nécessaires dans son statut d’onsi. Elle voulait lui dire aussi que sa conviction, ses attachements et ses engagements dans les rituels étaient en
concordance avec la fonction du prêtre vodou. Et puisque Papa Loko a
ratifié la désignation d’Onel comme ougan, cela signifie que la décision de Josiane était justifiée.
Dans les récits de Mosaline et de Guillaume, nous avons trouvé des
épisodes présentant le profil d’un modèle qui rentre à la fois dans un
processus de renforcement et de confirmation. Déravine nous a dit que
la qualification d’une manbo ou d’un ougan vient de la reconnaissance et de la confiance qu’investissent en lui les membres de sa
communauté. Quand deux ou trois personnes (pitit lwa) trouvent la
solution à leur problème chez un prêtre (novice), en publiant leur degré de satisfaction de bouche à oreille dans leur communauté respective, elles lui créent ainsi (inconsciemment) un réseau de clientèle
qu’on appelle « pitit fey ». Donc, « se kliyantèl la ki kalifye manbo a
oubyen ougan an. Se li ki di ougan sa a bon » (c’est la clientèle qui
qualifie la manbo ou l’ougan. C’est elle qui déclare que telle manbo
ou tel ougan est efficace).
[139]
Mosaline était encore à l’école normale pour être institutrice que
ses camarades étaient au courant de ses expériences de possession vo-
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
156
dou. Un jour, raconte-t-elle, Liliane, l’une de ses amies d’école était
enceinte alors que son fiancé se préparait à se marier avec une autre
fille. « Cette camarade m’a demandé de consulter un Lwa en sa faveur. Dans ma petite chambre de résidence à l’École, j’ai interpellé
Papa Ogou et ce dernier lui a expliqué ce qu’elle devait faire en
termes de regleman (magie). Effectivement après trois jours, le Monsieur a abandonné sa deuxième entreprise et est revenu à Liliane. Puis,
ils se sont mariés », raconte Mosaline. Elle continue cette histoire en
exprimant ses sentiments : « J’étais contente pour elle. Et, je me disais
que les Lwa sont réellement puissants. Ainsi, étant à l’école, je continuais (mais pas trop souvent) à interpeller les Lwa de manière discrète
en faveur de nombreuses de mes camarades. Volontairement, elles
avaient l’habitude de me donner des cadeaux destinés aux Lwa
comme des bouteilles de rhum par exemple. J’étais contente de leur
générosité ».
Ici on peut voir la manifestation de gratitude des camarades de
Mosaline à son égard non seulement comme des gestes
d’encouragement, mais aussi comme un acte de confirmation. Elle
sous-entend que son milieu social reconnaît la véracité de ses moments de possession et que ces derniers ne sont pas une supercherie.
Guillaume nous a dit qu’on ne peut pas « faire semblant, car la tromperie est éphémère ». Le charlatan va être décrié par la communauté et
il n’aura pas de pitit fey.
Le premier travail inaugural de Guillaume comme ougan a commencé un mardi matin quand il vit apparaître chez lui une inconnue.
Elle était envoyée selon ses propos par un Esprit vu dans un rêve. Elle
voulait que Guillaume interpelle les Lwa afin de trouver la solution à
ses maux alors que dans le même lakou il y avait d’autres ougan confirmés. « Je ne suis pas ougan madame. Je ne peux rien faire pour
vous », a réagi Guillaume. Après beaucoup de persistances et de résistances, elle fut obligée de s’en aller. Étant à quelques mètres de la
maison, le novice est possédé et on fait revenir la dame. Le Lwa a travaillé pour elle. Puis elle est repartie. Satisfaite du dénouement de
l’affaire, elle a diffusé cette « découverte » et aujourd’hui, âgé de 36
ans, Guillaume se fait un grand réseau de pitit fey, parmi lesquels un
de ses anciens professeurs au Lycée des Gonaïves.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
157
[140]
On peut remarquer ici que le néophyte a été révélé à la dame dans
un rêve. Si ce phénomène psychique éprouvé au cours du sommeil est
souvent interprété dans la tradition freudienne comme accomplissement des désirs (refoulés), dans le système vodou qui nous préoccupe
dans cette recherche, les expériences oniriques sont prises très au sérieux, et représentent une forme de communication de messages et de
transmission de savoir-faire.
4.3 - Transmission onirique
Retour à la table des matières
L’ethnologue Leblic a publié en 2010 un excellent article dans Le
Journal de la Société des Océanistes sur la problématique du rêve au
sein des sociétés de pêcheurs kanak de Nouvelle-Calédonie où elle
travaille depuis 1983. Cet article parait très innovateur dans le sens où
les activités oniriques, souvent perçues dans la littérature ethnologique
comme relevant de la sphère du « privé », sont ici abordées avec
beaucoup de rigueur et d’assurance à l’aide d’un croisement entre les
méthodes de la psychanalyse et de l’ethnologie.
Après avoir démontré l’intérêt ethnographique des rêves, l’auteure
(2010 : 106) soutient que le rêve peut être étudié par l’ethnologue
comme un « fait social total ». Cette activité onirique puise, selon Leblic, dans sa culture tous les éléments dont il a besoin pour véhiculer
son message. Celui-ci tire toute sa valeur de l’écart qu’il y a entre le
code propre à la société en question et les transformations qu’il subit
au niveau individuel. Elle soutient avec Belmont (2002 : 7) que « le
rêve, devenu récit, trouve alors son usage social, et devient un objet
qui efface la frontière qu’on suppose trop souvent étanche, entre individuel et collectif ».
En étudiant la fonction sociale du rêve dans le contexte chamanique, Eliade (1968 : 96) a noté que l’instruction des chamans a souvent lieu au cours des rêves… « C'est dans les rêves qu’on établit les
rapports directs avec les Dieux, les Esprits et les Âmes des ancêtres ».
C’est toujours dans les rêves, a-t-il ajouté, qu'on abolit le temps historique et qu'on retrouve le temps mythique. Dans cette logique, Leblic
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
158
(2010 : 117) a analysé les rêves dans les sociétés kanak de NouvelleCalédonie comme le vecteur par lequel le prétendant « médiateur »
redécouvre ce [141] que les ancêtres n’ont pas transmis de leur vivant
et évite ainsi toute coupure définitive entre le monde des vivants et
celui des ancêtres.
Afin d’éviter cette coupure et d’assurer la connexion sociocosmique, la transmission onirique est très opérationnelle dans le vodou haïtien. Elle se rapporte aux rêves comme lieu de désignation de
la future manbo ou de l’ougan. Elle permet surtout la passation de savoir-faire et aussi représente un espace de formation continue. Le
dòmi reve (l’acte de rêver) occupe une place centrale au sein de la religion vodou. D’ailleurs, l’un des rôles du rituel lave tèt (lavage de la
tête) est de donner une mémoire du rêve à ceux qui n’arrivent pas à se
rappeler de son contenu. Et ce rituel est recommandé à tout ce qui désire faire connaissance avec sa famille mystique, c’est-à-dire ses Lwa.
Grégoire était identifié depuis son enfance comme quelqu’un qui
montrait déjà des signes prémonitoires pour devenir ougan, mais rendu à l’âge adulte, il avait d’autres préoccupations et négligeait sa
« présélection ». Un soir, durant son sommeil, Papa Loko accompagné
d’Ogou et de Simbi 127 vient lui dire qu’il est temps de prendre l’ason.
Pensant qu’il était trop jeune pour travailler comme ougan, il n’était
pas trop motivé à répondre à cet appel. Le lendemain soir, ces trois
« personnalités divines » apparaissent à nouveau. Ils lui disent :
« Grégoire, tu vas devenir ougan, non pas pour t’enrichir, mais pour le
respect de ton lakou familial. Actuellement, le lakou est abandonné à
lui-même, et tu dois reprendre les activités ». - « Me voyant en pleine
forme et occupé dans mes activités personnelles, je n’étais pas intéressé à cet appel », a déclaré Grégoire. Mais après avoir commencé à
faire face au prix de sa réticence, il a pris la décision de se faire initier
dans le rite rada kanzo chez un ancien ougan dans la plaine du Culde-sac (non loin de Port-au-Prince, la capitale d’Haïti).
127
Comme Legba, Loko ou Ogou, Simbi fait partie des grandes divinités vodou. Ils règnent sur la pluie et les eaux douces. Ils chevauchent les rites rada
et petwo. Ordinairement, ils appartiennent au rite rada, et ne deviennent des
Lwa féroces du petwo que lorsqu'ils sont affamés, c'est-à-dire quand on néglige d'observer les cérémonies qui leur sont dues (Marcelin 1947 : 131).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
159
Dans le cas de Grégoire, on peut voir que sa rencontre onirique visait à lui rappeler qu’il était un « choisi » 128 et que le moment était
venu de prendre ses responsabilités. Mais cette expérience onirique
n’avait pas pour objectif de lui enseigner les savoir-faire relatifs à la
[142] fonction d’ougan. Pour ce, il devait voir un Papa lwa. Alors que
pour Bazil, le « serviteur » responsable de l’un des lakou traditionnel
des Gonaïves, toute sa formation durant son noviciat a eu lieu dans les
rêves.
Il avait environ 10 ans quand il jouait avec le fils d’un « notable » 129 dans la zone, alors que se déroulait une cérémonie vodou
dans le lakou auquel il appartenait. Ce notable, qui était assis tout
près, lui a fait un signe d’appel. Comme Bazil ne connaissait pas le
« monsieur » en question, il pensait que ce personnage s’adressait à
son fils et non à lui, pour qui il était un inconnu. Avec plus de précision, il a fini par comprendre que le monsieur s’adressait à lui effectivement. « En s’approchant vers lui, il m’a tenu par la main », raconte
Bazil. « Il m’a gardé avec lui et fait appeler mon père en lui recommandant de bien prendre soin de moi, car c’est moi qui vais prendre
en charge la responsabilité de ce lakou. Il m’a lâché, et j’ai continué à
jouer sans rien comprendre de ce qu’il vient de dire à mon père à propos de moi », ajoute Bazil.
Au début des années 90, les « anciens » du lakou commençaient à
voyager à Allada (c’est-à-dire à mourir). À ce moment, chaque soir et au
cours du sommeil, un disparu auquel je me suis habitué vient me donner
les enseignements de manière progressive, et ceci a duré environ sept
mois. Une fois, ma femme qui m’a entendu gronder durant le sommeil m’a
réveillé comprenant que j’avais un problème puisque j’ai gardé secrètement mes séances de formations oniriques. Tous les rituels et regleman
(magie) que j’ai à effectuer, à l’avance, on vient m’enseigner les procédés.
Contrairement à d’autres néophytes qui ont besoin du service d’un ougan
confirmé pour les placer dans leur chambre lwa, moi j’ai construit tout
seul ma maison de Lwa, et je me suis placé moi-même », a déclaré Bazil.
128
Il avait neuf ans lorsqu’un ougan expérimenté lui a dit qu’il avait déjà sur le
front un « signe ougan ».
129 Un « ougan serviteur » qui jouissait d’un grand prestige.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
160
Selon Henriette, la prise d’ason de manière concrète de sa dernière
fille était une simple formalité, car elle avait déjà eu son ason en rêve
étant donné qu’elle était déjà un onsi kouche sou pwen. Un matin d’un
mois de décembre, en se réveillant, à l’aube, elle s’adresse à sa mère
en ces termes : « Manman, m gen ason wi » (Mère, j’ai de l’ason). Sa
mère lui répond : « Ou gen ason ? » (Tu as de l’ason ?). « Ki jan w fè
gen ason an ? » (Comment se fait-il que tu as de [143] l’ason ?) – Elle
a répliqué : « papa m ki ban m ason. Papa m mennen m tèl kote, li fè
tèl bagay 130, li fè m sèmante. Papa m di m m a rakonte 7 lòt ougan ki
gen ason sa. Li fè m sèmante pou m pa di moun sa » (C’est mon père
qui me l’a donné. Mon père m’a amené dans tel endroit, il a fait telle
chose, il m’a fait jurer. Mon père m’a demandé de raconter ce qui
vient de se passer à 7 autres ougan asogwe. Il m’a fait jurer de ne pas
raconter cela à d’autres personnes).
D’après cette prétendante (manbo), son père qui est déjà mort a
trouvé nécessaire de lui donner l’ason parce que sa mère qui est encore vivante estimait qu’elle n’avait pas les qualités requises pour accéder au rang de manbo. Henriette, après avoir analysé la véracité du
rêve raconté, s’est rendu compte que c’était la volonté de l’esprit du
défunt (son mari) que sa fille soit manbo. Et c’est alors qu’elle a donné son approbation à ce que sa fille aille subir le rituel kouche sou
pwen manbo et obtienne l’ason dans le réel comme une simple formalité, car dans le rêve, on lui avait enseigné tout ce qu’elle devait savoir.
Selon Onel, personne ne lui a jamais appris comment tracer un
vèvè. S’il arrive à maîtriser les techniques appropriées pour tracer les
différentes formes graphiques relatives aux caractéristiques des Lwa,
tout a commencé dans un rêve. Un soir, à l’âge de 6 ans, au cours d’un
rêve, une personne lui est apparue et l’a emmené dans le péristyle de
sa tante pour découvrir un livre de vèvè. Et le lendemain matin, il est
allé à l’endroit indiqué dans le rêve, et effectivement, il l’a trouvé.
Depuis lors, tout petit, il commence à reproduire les différentes figures à l’aide de la poudre de calcaire pure qu’il a préparée. Aussi, en
130
L’utilisation de ces termes sans précision : Tèl kote, li fèt tèl bagay (tel endroit, il a fait telle chose) par Henriette fait partie de sa stratégie de parler la
prise d’ason sans livrer les détails. C’est une manière d’après elle de ne pas
divulguer le secret d’ason.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
161
observant son aptitude à la réalisation des vèvè, on l’a appelé souvent
petit ougan.
La formation de la manbo ou de l’ougan est une opération qui se
fait par étapes et de manière continue, donc elle se poursuit même
après la prise d’ason. D’où la nécessité de fréquenter d’autres ougan
et manbo (surtout les plus anciens) à l’occasion des cérémonies qu’ils
organisent en vue de confronter leur savoir, et voir des nouveaux éléments susceptibles d’être adoptés. En plus de la fréquentation des
autres onfò, le rêve est pour la prêtresse ou le [144] prêtre un espace
de communication avec ses Lwa, où ces derniers lui révèlent des réponses à de nouveaux problèmes ou des questionnements comme la
difficulté de trouver une solution à un cas de maladie. La plupart des
éléments du savoir-faire de la manbo ou de l’ougan s’acquièrent dans
le dòmi reve qui représente dans le milieu un espace de formation où
des Entités mystérieuses et puissantes communiquent avec leurs serviteurs.
Selon André (petit fils de Henriette), un jour, il y avait un Africain
qui était dans la zone et visitait cette lignée familiale ; à son grand
étonnement, il n’avait pas besoin d’interprète pour communiquer avec
le mari d’Henriette. Ce dernier pouvait lui parler en langage africain
de façon explicite à tel point que cet Africain pensait que cet ougan
venait juste de rentrer de l’Afrique comme lui. Or, il ne connaissait
pas l’Afrique. C’est dans le rêve qu’on lui a appris à parler ce langage.
L’une des nièces d’Henriette avait un problème de santé. Après de
nombreuses interventions sans succès des médecins modernes de Portau-Prince, elle a voulu voir Papa Ogou afin de trouver la solution à
son mal. Ainsi, de concert avec son mari (Antoine), Henriette a appelé
Papa Ogou à la demande de sa nièce. Ce Lwa, en se manifestant dans
la tête de l’ougan Antoine, avait pour responsabilité de traiter la malade. Comme le processus était long, la Pitit kay (enfant de la maison)
en question devait retourner à Port-au-Prince pour revenir quelques
jours plus tard. Entre temps, dans la nuit, au cours du sommeil, une
femme est apparue auprès d’Henriette et lui indiquant ce qu’elle devait faire pour sa nièce malade.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
162
Elle s’est promenée avec moi dans le lakou. À cette époque, le lakou
contenait toutes les variétés de plantes. Elle m’a dit de prendre ceci, de
prendre cela. Elle arrachait des plantes et me demande de les prendre.
Quand elle a fini de me les arracher, je les compte et elles étaient au
nombre de 101. Elle me demande de les préparer de telle manière, de telle
manière et elle [sa nièce] devait les prendre de telle façon, de telle façon.
Et c’est en respectant cette prescription que ma nièce a trouvé la solution à
son mal.
À l’aide de ses Lwa formateurs, par le canal onirique, comme Bazil, Mosaline n’a pas de maître spirituel. Si elle a bénéficié du support
de son père biologique dans son cheminement [145] vers la prêtrise, la
plupart des rites de passage nécessaires à l’exercice de la fonction
manbo se sont produits à l’aide des instructions reçues dans le rêve et
sans l’intervention d’un ancien (ougan ou manbo). C’est par ce moyen
qu’elle a eu par exemple son rituel de mariage mystique. À propos de
l’apprentissage des chansons vodou, elle a raconté ceci : « Je ne connaissais pas les chants vodou. Ce sont les chants évangéliques qui sortaient couramment de ma bouche. Un jour, je dormais et me voyais au
milieu de trois personnalités. Elles chantaient et me demandaient de
répéter. Je faisais comme elles m’ont demandé ensuite je me suis réveillé en chantant. C’est ainsi que j’ai appris à chanter vodou ». L’une
des caractéristiques d’une manbo ou ougan est son aptitude à interpeller les Dieux vodou au besoin. Mosaline nous a dit qu’au début elle ne
pouvait pas appeler un Lwa. Elle faisait l’expérience de la possession
seulement au gré de la volonté des Lwa. Jugeant nécessaire qu’elle
devait avoir les connaissances qu’il fallait pour les appeler, ils lui ont
appris en rêve comment procéder : « Se nan domi lwa yo vin montre
tout sa pou m fè lè m bezwen rele yo » (C’est au cours du sommeil que
les Lwa viennent me montrer comment les interpeller).
Il faut noter aussi que dans cette « culture vodou », les rêves sont
très souvent prémonitoires. « Hier, par exemple, poursuit Mosaline,
j'avais deux pitit lwa dans mon onfò. Avant leur arrivée, je les avais
vus dans un rêve, et on m’a indiqué à l’avance ce que je dois faire afin
de répondre à leur besoin ». En ce qui concerne ces types de rêve, Métraux (1953a :165) nous a dit que « tout le monde ne jouit pas de la
faculté de faire des rêves prémonitoires. Il en est qui ont la “tête
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
163
claire” et sont réellement avertis de leur destin, et d'autres à qui il arrive exactement le contraire de ce qu'ils ont rêvé ».
Selon l’auteur, la plupart des symboles qui ressortent dans les
rêves ont une valeur universelle, comme par exemple la « perte d'une
dent » ; d'autres par contre ne s'expliquent que dans le cadre culturel
d'Haïti 131. On ne saurait s'étonner que « danse et rire » soient associés
à l'idée de mort si on se souvient que les veillées funéraires sont des
événements [146] traditionnellement joyeux à l'occasion desquels on
rit et on danse. Un de ses informateurs protestants lui a raconté que le
jour de ses noces, il avait rêvé qu'il dansait avec sa jeune femme.
Celle-ci fut troublée par ce présage et elle mourut six mois plus tard
(Métraux 1953a : 166).
Cette qualité prémonitoire du rêve a été l’objet d’un regard ethnologique par Latry (1996) qui a travaillé sur un groupe professionnel et
social constitué des artisanes d’un atelier de couture à Bordeaux
(France). Ce type de rêve dans cet atelier touche à de nombreux intérêts domestiques et quotidiens : voyages, visites, paiements et rentrées
d'argent, etc., dans une forme qui avoisine la double vue. Mais
l’auteure (1996 : 53-54) précise qu’il n'est aucun domaine où cette
forme de rêve se déploie davantage que la mort. « Le rêve permet, en
effet, d'abord et avant tout, de voir les morts ». Cette activité onirique
constitue une sorte de tombeau, un genre de création faite à la mémoire et en hommage aux disparus, un « monument » destiné à commémorer et à entretenir leur souvenir.
Dans le cas du vodou haïtien, on a vu que les rêves permettent aux
Divinités et aux Esprits des morts de transmettre un enseignement
spécialisé aux néophytes. Par la focale du rêve, les Lwa ou les ancêtres disparus assurent la formation continue des manbo et des ou131
Au moyen de divers symboles, les Dieux ou l’esprit des ancêtres manifestent leur présence et délivrent des messages. Une couleuvre endormie
marque la présence de Danmbala ; un sabre ou un poignard, Ogou Badagri ;
un bateau ou un poisson, Mèt Agwe ; un cercueil et une balance, Bawon
Sanmdi, etc. Certains thèmes de rêve sont aussi interprétés comme des messages venus d’un Lwa ou d’un défunt. La visite d'un huissier, des bananes
mûres, du maïs, signifient que les morts réclament des prières et des cierges.
Si on rêve de sel, c'est signe que les dieux sont mécontents et exigent un sacrifice et des offrandes. Une grosse pierre signifie qu'un Lwa vous aime et
veut que vous preniez soin de lui (Métraux 1953a : 168).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
164
gan. Pour certains c’est uniquement par cette voie qu’ils arrivent à
intégrer et à posséder la substance fondamentale de la tradition relative à l’exercice de leur fonction. Pour d’autres (surtout à Port-auPrince et dans sa périphérie), cette approche doit être complétée par
une initiation ponctuelle chez une manman lwa ou un papa lwa qui
sera la mère ou le père spirituel du néophyte. Si le contact entre la
jeune manbo ou le jeune ougan et les anciens disparus se réalise par le
canal du rêve, il est maintenu aussi par les objets rituels qu’ils ont
laissés.
[147]
4.4 – Transmission
entre l’immatériel et le matériel
Retour à la table des matières
Comme nous l’avons déjà indiqué plus haut, Henriette n’est pas à
elle seule toute la progéniture de son père. Mais, ayant été élevée dans
l’environnement immédiat (onfò) de ce dernier, avant sa mort, il s’est
arrangé pour que sa fille unique soit la propriétaire légale 132 de cet
espace (à la fois profane et sacré) en vue d’assurer la continuité de
cette tradition 133. Ici, on est en présence d’un transfert de propriété
comme garant matériel de la continuité d’une pratique sacerdotale qui
est à la fois un mécanisme de pérennisation de la mémoire du lieu,
donc, du grand-père et du père d’Henriette. Ce transfert doit maintenir
le lien entre les générations de la lignée de Nicolas, père de notre interlocutrice.
Dans Les cadres sociaux de la mémoire, Halbwachs (1925 : 79) a
souligné le fait qu’« il n’y a pas de mémoire possible en dehors des
cadres dont les hommes vivant en société se servent pour fixer et retrouver leurs souvenirs ». En faisant la passation de ce lakou à Henriette, son père lui a donné du même coup les contenants et les conte132
Étant conçue en dehors des liens du mariage, elle ne pouvait pas hériter le
patrimoine de son père.
133 On peut voir aussi cette passation légale comme une sorte d’apprentissage
par renforcement, c’est-à-dire une sorte de récompense octroyée à sa fille
biologique et spirituelle pour ses attitudes vis-à-vis du secret d’ason.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
165
nus de la transmission de la prêtrise vodou. Comme contenant, elle a
l’ensemble des sous-espaces sacrés 134 du lakou ; et comme contenu,
les valeurs, les figures mystiques, les savoirs et savoir-faire, et aussi
les différents objets et accessoires nécessaires en vue de l’exercice de
sa fonction en tant que manbo. Dans la mesure où le lieu dans sa dimension matérielle (arbres, habitats, objets de bois, de métal ou de
pierre) a une existence qui excède une vie humaine, ses contenus tangibles deviennent des supports d’un bien symbolique et des opérations
cognitives qui doivent maintenir le contact entre les générations
d’hier, d’aujourd’hui et demain.
[148]
En observant les rapports qu’entretient le milieu vodou avec les
objets matériels, Guy Maximilien en déduit que « tout ce que les musées, les archives, les bibliothèques des sociétés modernes gardent
dans le profane, le vodou le garde en Haïti dans le sacré, non pas à
l’état fossilisé, mais comme une mémoire vivante » 135. Si les valeurs
marchande et esthétique prédominent dans les sociétés de consommation, dans le monde vodou que nous étudions dans ce travail, toute la
valeur des objets réside dans la charge symbolique (constitutive du
lien familial et religieux) qui y est incorporée. Et cette culture matérielle crée dans les lakou vodou une sorte de prolifération des objets
matériels qui apparaît par exemple de façon frappante sur les autels
communément appelés « Pe ».
134
Les sous-espaces sacrés, ce sont des sous-dimensions du lakou comme : le
badyi, qui est une chambre sacrée adjacente au péristyle et dans laquelle se
trouve le Pe ; le dyèvò qui renvoie à la chambre initiatique, soit une salle
distincte, soit un badyi utilisé à cette fin ; l’arbre-reposoir qui est un arbre
spécial consacré à un Lwa et à travers lequel on peut lui adresser certains
actes cultuels et l’invoquer (libation, illumination, offrande de nourriture).
135 Guy Maximilien, Vodou et mémoire, texte inédit.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
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Illust. 15 : Un des Pe de Déravine (une sorte de table) où il dépose des paquets et
d’autres récipients contenant des composantes de la médecine sacrée. Chaque pa-
quet correspond à un type de Lwa.
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[149]
Illust. 16 et 17 : Objets hérités par Henriette
Ce sont des Pe 136 de l’onfò hérité par Henriette. La main qui tient cet ason (à gauche) est celle
de l’un des fils biologiques et spirituels d’Henriette (âgé de 57 ans). Il est ougan et actuellement
le principal responsable de l’onfò.
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136
Le pe (qui vient du mot yoruba « Péji » et se retrouve tel quel au Brésil) qui
se situe à l’intérieur des bajyi est un autel en maçonnerie sur lequel on dépose les objets sacrés et les instruments du rituel tels que govi, pots de tête,
colliers, ason, bouteilles, images de saints, crucifix, lampes, pyè lwa (pierres
sacrées), etc. Le govi est une cruche à large orifice qui sert de réceptacle aux
Lwa. On s’en sert aussi pour recueillir les esprits des morts au rituel du wete
mò nan dlo (retrait des morts de l’eau). C’est dans ce récipient qu’on pratique le rituel rele Lwa nan govi, une sorte de consultation des Lwa par un
ougan sur la demande pitit lwa. Le « pot de tête » est un récipient en porcelaine avec couvercle dans lequel, au moment du « coucher » initiatique,
l’initiateur enferme une partie de la personnalité de celui qui subit
l’initiation, qui sera ainsi préservée des agressions magiques. Le kolye (collier) ladogwesan représente les liens de l’initié avec ses Lwa d’initiation,
ceux qui l’ont réclamé. Il est composé de segments de perles en porcelaine,
dont les couleurs sont celles des Lwa. Les pyè lwa (pierres symboliques des
Dieux) ou pierres de feu sont généralement des silex polis précolombiens
qui servent par exemple dans les bains avec des feuilles et avec de l’alcool
enflammé (Verger 1957 : 20; Desquiron 2003 : 90).
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Ces images (Illust. 16 et 17) qui présentent quelques objets témoins de la passation de la prêtrise entre Henriette et son père et
même d’Henriette à ses descendants attestent aussi le fait que la mémoire veut retenir les traces du passé de nos précurseurs. Comme la
plupart de ces objets, cet ason que l’actuel responsable de l’onfò tient
dans sa main était l’instrument rituel qui servait dans les interactions
entre le père d’Henriette et ses Lwa. En passant par Henriette, aujourd’hui, il est manipulé par un de ses fils. Et il faut souligner qu’il y
a ici, non seulement une [150] chaîne de passation d’objets sacrés,
mais qu’on est en présence aussi d’une chaîne de passation du rituel
que Rigaud (1953 : 241) a appelée « cérémonie de transmission de
pouvoirs magiques », communément appelée « prise d’ason ». Car si
Henriette a eu sa prise d’ason de la part de son père, ce fils comme la
plupart des autres fils a eu la sienne de la part d’Henriette.
En étudiant la représentation des Esprits dans les objets au sein des
religions traditionnelles d’Afrique, Dianteill (2000a : 34) soutient
qu’il peut exister entre eux une relation évocatrice ou un rapport référentiel qui fait de la chose matérielle une image de l’entité spirituelle.
Ce type de rapport rend l’esprit présent dans l’objet. Cette « présentification » matérielle de l’esprit est assurée par des rituels qui visent à
l’« installer », le « fixer » dans l’objet. La prière, le sacrifice animal,
les libations, jouent un rôle central dans ce processus, qui ne touche
pas exclusivement des objets figuratifs. L’incorporation (embodiment)
spirituelle affecte parfois des pierres, des pots de terre, des pièces de
tissu, des os animaux ou humains, ou des objets très schématiquement
figuratifs comme les boli (statues et statuettes) de la région bambara
au Mali. Mais Dianteill précise aussi que la plupart des auteurs
s’accordent sur le fait que l’objet est moins conçu comme image
d’une entité que de l’action dont elle est capable.
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Illust. 18, 19 et 20 : Objets hérités par Onel.
De gauche à droite, on a un tambour, un mortier et des pipes
qu’Onel hérite de la part de manbo Josiane, sa tante et mère spirituelle.
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Comme on peut le constater, cette figure renferme un tambour,
l’instrument principal du culte vodou, des brûle-gueules, et un mortier. D’après Onel, la date de l’entrée de ces objets [151] sacrés dans
le répertoire de sa lignée familiale est indéterminée. Ils seraient plus
âgés que la manbo Josiane qui est morte en 2006 à l’âge de 88 ans.
En fait, dans la conservation et la passation de ces objets d’une génération à une autre, il y a aussi la passation de la relation aux entités
mystiques de la famille. Cela implique du même coup la transmission
des obligations rituelles. Selon Métraux (1958 : 163), « le tambour
n’est pas seulement un instrument de musique, c’est aussi un objet
sacré et même la forme tangible d’une divinité ». Onel nous a dit que
ce tambour porte le nom du Lwa dont il est la représentation physique.
Il se nomme Bakosou Alade. C’est au rythme des sons de cet instrument qu’on aura l’apparition de cette Divinité.
Jozèf Danje est le nom de ce vieux mortier qui fait partie des objets
qu’Onel hérite de sa tante et qu’il continue à utiliser surtout au moment du bain de fin d’année au mois de décembre. Il sert à la trituration des plantes et d’autres ingrédients qui rentrent dans la composition des substances nécessaires à la préparation des candidats à
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l’initiation. À cause de son vieillissement, on fait de lui une utilisation
très restreinte. Mais quand le Mystère Josèf Danje apparaît, on doit le
mettre en fonction étant donné qu’il s’agit de son objet, de sa représentation matérielle.
Pour les pipes et brûle-gueules, ils étaient déposés sur le socle du
potomitan 137 du péristyle d’Onel pour être nettoyés en prélude à de
nouvelles manifestations de Lwa. Ils sont des objets rituels que manbo
Josiane a légués à Onel, son neveu et fils (spirituel). Pourquoi sont-ils
si nombreux ? La plupart d’entre eux sont destinés à Kouzen Zaka,
une divinité vodou qui s’extériorise de manière très rustique dans ses
goûts et dans sa mise. Une pipe et une grosse canne font partie de ses
accessoires qui doivent compléter sa silhouette familière. La fantaisie
populaire lui prête tous les attributs d'un paysan des mornes : la blouse
bleue, les pantalons retroussés jusqu'aux genoux, le foulard rouge autour de la tête et du cou, le chapeau à large bord, la machette (coupeliane) et le couteau à la ceinture, sacoche en bandoulière, et les pieds
nus. Ceux qui sont possédés par ce Dieu ne manquent pas de revêtir ce
déguisement [152] (Marcelin 1947 : 106-107). En prévision de la
« performance » de ce théâtre sacré, il faut préparer et rendre disponibles ce qu’on appelle « zafè Lwa yo » (les affaires ou les accessoires
des Lwa).
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Pilier central du péristyle. Centre des danses rituelles. Il est considéré
comme le chemin des Esprits.
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Illust. 21 : Accessoires disponibles en prélude à la manifestation des Lwa
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Illust. 22 : Manifestation d’un Lwa rustique
dans son style et dans ses goûts.
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[153]
Papa Legba (ou Atibon Legba) et Papa Loko figurent parmi les
Grands Dieux du panthéon vodou. Le premier est considéré comme le
plus auguste. Il est le Dieu des portes, le maître des carrefours et des
croisées de chemins et le protecteur des maisons. C'est le Grand Ancêtre qui vient avant tous les Dieux et qui leur permet de recevoir les
hommages de leurs fidèles. On se le représente sous les traits d'un
vieillard, cassé par l'âge, à demi paralysé, qui avance péniblement à
l'aide d'une canne ou d'une béquille (Marcelin 1947 : 57). Le second
quant à lui, est le Dieu des arbres et des forêts. C’est lui qui donne
l’ason aux nouveaux initiés et par conséquent, il est très vénéré dans
la tradition où l’accès à la prêtrise doit passer par la prise d’ason dans
un gran bwa (forêt) communément désigné « soulèlye ». S’ils ont des
attributions différentes, ils ont aussi des traits similaires : comme
Kouzen Zaka, ils sont très souvent munis de leur pipe et fument.
Dans cette relation de « présentification » qui rend visibles les
« Invisibles », Marcelin (1947 : 101) a souligné que Papa Loko, sympathique et généralement vêtu d'un uniforme d'apparat, peut aussi
prendre la forme d'un caméléon, d'un anolis (variété de lézard) ou d'un
papillon, et est représenté dans les onfϛ par une « grosse pierre ».
Parmi les grands traits qui caractérisent l’expression du vodou en
Haïti, on peut noter la présence de la pyè lwa (pierre sacrée) comme
une « constante » 138, non pas dans sa forme ou dans le profil de la
divinité (car la même pierre peut renvoyer à des Divinités différentes
selon l’onfò) qu’elle symbolise, mais dans sa fonction comme figure
concrète d’un Esprit. Chez Guillaume, nous avons remarqué une
grosse pierre peinte en rouge symbolisant, non pas Papa Loko, mais
Papa Bosou, Lwa principal de son péristyle.
En plus de ces types de pierre (immobilisée), il y en a d’autres,
plus petites (souvent polies), généralement de couleur noire ou
138
Selon Larose (1977: 88), ces types de pierre qu’on appelle aussi Pyè ginen
(Pierre de la Guinée) représentent une part authentique du pouvoir des ancêtres (leur don qui vient de Dieu et non de la magie). Ce pouvoir sacré est
généralement représenté par les plus simples des objets comme une pierre
qui passerait probablement inaperçue dans un coin d’un petit autel, un objet
banal qui pourrait être méprisé par les visiteurs, et pourtant considéré aux
yeux de son héritier ou de son propriétaire comme la pièce la plus précieuse
de tous ses objets religieux.
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blanche, qu’on place dans une assiette installée sur le Pe, et qui servent dans les consultations et traitements. Quand Guillaume fut frappé
de cécité, il nous a dit que c’est à l’aide des pierres lwa que son grandpère avaient léguées qu’on a préparé [154] un bain de plantes avec
lequel on a lavé sa tête. « Pa gen ougan san je » (On n’est pas ougan
sans les « yeux » 139), précise Guillaume. Autrement dit, ces petites
pierres sacrées sont indispensables à l’exercice de la prêtrise vodou.
Pour la plupart des vodouisants, ces pierres lwa ont été amenées
d’Afrique en même temps que les ex-esclaves. Ainsi, leur présence
dans un onfò traduit la présence des Lwa ginen, protecteurs de leur
lignée familiale.
Illust. 23 : « Pyès » (pièce) ou pyè lwa d’un ancien lakou de
la plaine de Gonaïves. Un des onsi leur donne de l’alcool.
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Selon les héritiers de ces pierres sacrées (Ilust. 23), leur premier
propriétaire n’était pas né sur le sol d’Haïti. Il était né en Afrique et à
sa mort, ainsi que cela avait été annoncé, on ne put pas retrouver son
139
Les yeux ici renvoient aux pierres sacrées.
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cadavre, car il avait disparu dans les airs et était retourné en Afrique
ginen. Du premier serviteur des Lwa que représentent ces pierres au
serviteur actuel, on est à la septième génération. Ces pierres sont conservées de « pitit an pitit » (d’une génération à l’autre). Lors de la
campagne antisuperstitieuse (1941-42), elles ont disparu. « Quand le
calme s’est rétabli, elles sont revenues toutes seules ». À la veille de
chaque festivité, on les sort et on les nettoie, puis on les replace.
[155]
Illust. 24 : Pyè lwa de Mosaline
(région sud)
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Illust. 25 : Pyè lwa de Guillaume
(région nord)
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Illust. 26 : Pyè lwa de la femme de Bazil (région nord)
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176
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[156]
En ce qui a trait à cette problématique de la culture matérielle,
après avoir exploré une abondante littérature anglophone et francophone, l’historien et l’ethnologue Turgeon (2007) nous a livré une
magistrale synthèse critique en la matière. Selon ses déductions,
l’objet matériel apparaît à la fois comme forme d'expression de la
mémoire et aussi comme moyen d'action sur la mémoire. Les lieux et
les objets matériels, soutient l’auteur (2007 : 27), ne font pas que
nourrir la mémoire, ils participent activement à sa structuration. Étant
une mémoire non verbale qui fait appel aux sens, surtout à la vue, au
toucher et à l'odorat, ils constituent une référence cognitive qui investit et concrétise une mémoire et aussi une vision du monde. Mais,
comme l’auteur a pris le soin de souligner, la mémoire des lieux ou
des objets n’est pas figée, elle est souvent appropriée et domestiquée
selon les regards et les préoccupations spécifiques des générations.
Justement, cette appropriation de la mémoire incorporée dans les
lieux et les objets opère dans le jeu des supports « témoins » et mnémoniques confrontés à l’oubli involontaire ou programmé. Dans une
partie de texte sous-titrée Collective memory: how societies remember, and forget, Dessí (2008 : 539-540) soutient que l’oubli est non
seulement nécessaire à la mémoire, mais qu’il fait partie de la mémoire, et qu’il est souvent organisé de manière consciente et stratégique. Il y a une tendance claire de la mémoire collective à souligner
des informations estimées positives. Les actes de courage, de résistance contre l'ennemi, la libération des opprimés sont souvent accentués, alors que la mémoire collective tend à supprimer les mauvais
épisodes de son passé. Dans les « mythes fondateurs » d’un pays par
exemple, les actes de lâcheté et de trahison, de collaboration avec
l'ennemi, les massacres, les exterminations sont très souvent comprimés ou gardés sous silence. Dans cette logique d’oubli programmé,
tout citoyen français, selon Ernest Renan (1882), cité par l’auteur, doit
avoir oublié le massacre de la Saint-Barthélemy, ou ceux du Midi au
XIIIe siècle.
Néanmoins, dans certaines cultures religieuses, on a l’impression
que les objets construisent la mémoire au point qu'ils empêchent souvent le fonctionnement de l’oubli. Selon Marcel Proust (1987 : 44;
1989 : 445), le souvenir qui s'incruste dans les objets ou les lieux fait
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fi du temps et tyrannise la mémoire. Les objets (de la vie quotidienne
surtout) viennent constamment défaire le travail de l'oubli et du deuil,
ils envahissent sans cesse le présent par [157] ces « morsures » de la
mémoire qu'ils véhiculent. Ces types d’objets provoquent des réminiscences qui participent à la « mémoire involontaire », ressuscitant le
passé (Turgeon (2007 : 28). Dans les onfϛ de Déravine et de Bazil par
exemple, nous avons pu photographier des objets qui restent disponibles à la mémoire de leur li gnée croyante contre l’oubli de leurs
prédécesseurs.
Illust. : 27, 28 et 29 sont des objets hérités par Déravine
(27 et 29 sont des éléments de 28 présentés en gros plans).
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Parmi les objets représentés dans cette figure, notre attention est
surtout focalisée sur au moins deux d’entre eux : le foyer allumé
(no 27) et le crâne (no 29). La conservation de ces objets (et de tant
d’autres) semble être l’expression d’un acte volontaire pour résister
contre l’oubli non désiré. En terminant notre entretien avec Déravine
autour de ces objets, il a pris le soin de nous dicter (en français)
comme mots de la fin les propos suivants : « Il faut conserver les instruments ancestraux pour pouvoir expliquer aux petits-fils de nos petits-fils ce que les parents de nos parents ont vécu dans le vodou. La
présence de ces objets exprime la continuité de nos ancêtres… C’est
mon patrimoine familial ».
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[158]
Illust. 30 : De gauche à droite, épée d’Ogou Feray
et le sabre d’Ogou Badagri fichés en terre devant d’autel de Bazil
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Bazil, de son côté, ne rate jamais une occasion de rappeler aux visiteurs intéressés que le lakou familial qu’il dirige actuellement garde
dans ses « collections » un sabre (de la divinité Ogou Badagri 140) que
Jean-Jacques Dessalines (père de la Nation haïtienne) a lui-même fi140
Dans l’image 4, l’épée d'Ogou Feray (Ogou Ferraille) et le sabre d'Ogou
Badagri sont fichés en terre devant l'autel.
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180
ché en terre dans l’onfò dont il a hérité. Ainsi, ces objets conservés
détiennent et accumulent des histoires ou récits qui leur confèrent
« une plus-value mémorielle » qui est appelée à recevoir des couches
superposées apportées par l’expérience et les souvenirs de chaque génération.
[159]
Le foyer allumé - Un jeune ougan de Port-au-Prince (et de ses environs), élevé et initié dans la tradition Rada Kanzo, en voyant ce
genre de foyer, pourrait penser tout de suite à une pratique vodou
qu’on appelle Boule zen 141 (brûler pots). En plus, il y a dans l’image
deux autres objets qui pourraient faire penser à ce rituel : le wowozen
(le petit bol ou la chaudière en terre cuite) et le trepyezen (les gros
clous disposés en trio). Effectivement, sous la prêtrise de Déravine,
qui est un ougan asogwe, ces objets sont utilisés dans la réalisation de
ce rituel. Cependant, son grand-père (Batol Mathieu) et son père (Darius Mathieu), de qui proviennent ces objets, n’étaient pas asogwe, et
n’avaient pas ce rituel dans leurs pratiques.
Donc, à quoi servait ce foyer ? – Du temps de Batol et de Darius,
le foyer était utilisé uniquement dans la préparation de thés sacrés ou
magiques pour les pitit lwa. Mais, de Batol à Déravine, l’objet est
modifié dans la structure et aussi dans sa fonction. Batol avait juste la
structure cylindrique en métal qu’il plaçait sur trois clous enfoncés
141
Cérémonie où de petites chaudières (pots en terre cuite ou en métal) rituelles
appelées zen sont déposées sur trois roches ou trois clous en fer enfoncés
dans le sol pour que l’on y fasse cuire une composition magique représentant également un sacrifice. Faite pour l’âme des vivants ou celle des morts,
cette cérémonie renforce aussi les pouvoirs des Mystères : elle les « réchauffe ». Le boule zen se fait aussi encore pour les onsi afin de hausser leur
potentiel mystique (Rigaud 1953 : 420). Il s’agit donc d’une cérémonie polyvalente qui fait partie des rituels d’initiation, de consécration et de rites
funéraires. Le point culminant de cette pratique semble le moment où les
pots ou marmites, dont l’intérieur a été enduit d’huile, se mettent à flamber.
Celui qui s’expose à la flamme sacrée retrouvera force et santé, et les objets,
un surcroît de puissance magique (Métraux 1958 : 227). Dans certains cas
(boule zen kanzo, boule zen ason), elle fait seulement partie d’un rituel plus
global et dans d’autres cas (boule zen mò et boule zen Kay), elle est un rituel
à part entière (Manbo De Lynch 2008 : 179).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
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dans le sol et en dessous de laquelle on mettait de petits morceaux de
bois de pin allumés. Avec Darius, la structure cylindrique est devenue
plus autonome, renforcée par des barres de fer qui la convertissent en
foyer, sauf que pour l’instant, il faut une chaudière qui en est détachée.
Qu’en est-il du crâne ? – Comme les pyè lwa (pierres sacrées), les
crânes des défunts font partie des objets rituels les plus fréquents dans
l’onfò vodou. Les morts sont, après les Lwa et les Jumeaux, la troisième catégorie d’êtres surnaturels à recevoir un culte. De même que
les cheveux, les poils et rognures d’ongles, le crâne d’un mort est considéré comme vecteur de son esprit et son symbole matériel. Surtout
quand le disparu était un ougan ou une manbo de son vivant, son âme
est destinée à devenir un Lwa. À cet effet, on procède à une [160] cérémonie dénommée wete mϛ nan dlo (retrait des morts de l’eau) 142
qui vise à les transférer dans un sanctuaire où ils se transforment en
Lwa guides et protecteurs. Ils sont traités comme des génies tutélaires,
sortes de Lwa mineurs veillant sur leur parenté et qui, en charge de
sacrifices, écoutent les prières des gens de leur sang et leur répondent
chaque fois qu’ils les invoquent (Métraux 1958 : 233). Au moment de
la fête des Morts (1er et 2 novembre), en honorant les Lwa Gede 143,
les crânes sont souvent coiffés d’un mouchoir mauve ou noir et on
prie pour les défunts qui appartenaient (de près ou de loin) à la lignée.
Déravine nous a dit que ce crâne troué est celui de son grand-père qui
était avant dans l’onfϛ de Darius. Actuellement, il a les deux crânes :
ceux du père et du grand-père. Ils symbolisent leur présence physique
142
Les vodouisants (surtout ceux de l’Ouest) croient que l’être humain vient de
l’eau et y retourne après la mort.
143 Les Gede (Guedé) sont les Lwa de la mort, qui hantent les cimetières et se
parent des attributs du deuil. Fort nombreux, ils forment, dans la classe des
Rada, « une grande famille qui, elle-même, se subdivise en 117 nachons
(nations). Bawon Sanmdi, Bawon Simetyè, Bawon Lakwa, Grann Brijit,
Gede Nibo sont les membres les plus importants de cette famille. Les trois
Gede qui portent le titre de Bawon constituent une sorte de triade et leurs
noms sont presque toujours associés dans les textes liturgiques, bien que
leurs fonctions et leurs attributs soient différents. À l’occasion de la fête des
Morts, ils s'incarnent dans des fidèles et se manifestent aussi bien dans les
campagnes que dans les villes » (Marcelin 1947 : 119).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
182
et leur force mystique. À l’aide d’une bougie allumée et déposée sur
ces ossements, ses parents lui communiquent en temps réel ce qu’il
leur faut en fonction des préoccupations et problèmes qui exigent la
compétence de ces anciens.
Quant au sabre (Illust. 30) - son manche est orné d’un mouchoir
de couleur rouge ayant appartenu à Ogou Badagri, dit Nèg lagè
(Nègre de guerre). D’après Bazil, cet objet (rituel) porte l’empreinte
de Dessalines. De retour de la bataille de Vertières (18 novembre
1803) qu’il avait remportée contre les soldats de Rochambeau, pour
montrer sa reconnaissance aux Lwa, il planta ce sabre dans l’onfò du
lakou que dirige actuellement notre interlocuteur. Donc, cela implique
que ce lakou était déjà reconnu dans le milieu bien avant 1803. Justement, Bazil nous a dit que le lakou dont il a hérité a été institué après
le soulèvement des esclaves dans la nuit du 22 au 23 août 1791. Son
fondateur faisait partie de la dernière cargaison d’esclaves débarquée
sur l’île. Aussi, déclare-t-il, « Ce site est un lieu mystique et historique. Nous avons ici des kanari (grand pot en terre cuite) qui datent
de 200 ans environ. C’est un patrimoine national. Entre le 3 et 6 janvier de chaque année, les gens viennent partout du pays pour fêter
avec nous ».
[161]
De ce qui précède, on peut voir que les objets tangibles que nos
interlocuteurs héritent de leurs prédécesseurs, en plus d’être des témoins du passé, sont aussi des agents actifs de vie cultuelle contemporaine. Comme le fait d’écrire ou de parler, ils remplissent une fonction
d’énonciation et constituent une série de signifiants matériels qui concrétisent des idées. Ces agents actifs produisent du sens, possèdent des
pouvoirs de représentation, agissent sur le processus cognitif et marquent l’identité de leur propriétaire. En examinant le poids de ce
genres d’accessoires (des objets matériels constituant notre environnement immédiat) sur la construction de l’identité de la personne humaine, Helvétius (1973[1758, IV, 15] : 480) a pu écrire que « nous
sommes uniquement ce que font de nous les objets qui nous environnent ».
Les objets religieux dont on parle ici ne sont pas destinés à la contemplation désintéressée. Ce sont des objets pratiques, produits et uti-
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
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lisés à des fins bien définies : guérison, transformation de la personne
humaine, affirmation de la puissance des Lwa, expression des liens de
sang et symboliques, etc. Selon Dianteill (2000a : 38), ces types
d’objet ne sont ni de simples reflets de mythes immémoriaux, ni de
pur jeu stylistique, ils sont des facteurs d’organisation des rapports
entre les êtres humains par la médiation des Esprits. Ils ne sont donc
pas seulement des produits d’une culture, mais également des outils
du pouvoir des femmes et des hommes sur eux-mêmes. Donc, les objets ne sont pas des divinités en tant que telles, mais des outils, des
médiations.
Dans la même veine, De La Torre (1991 : 66) a fait remarquer que
le culte de la pierre (pratiqué chez les Guen-Mina, Sud-Togo) ne
s'adresse pas à la pierre en tant que substance matérielle, mais bien à
l'esprit qui l'anime, au symbole qui la consacre, elle devient sacrée
grâce à la force spirituelle dont elle porte la marque. Le vodouisant,
affirme manbo De Lynch (2008 : 53), ne divinise pas les éléments de
la nature ; les pierres ou les arbres rituels ne sont pas des Dieux, mais
ils peuvent être habités ou utilisés par les Esprits. Il ne leur donne pas
une âme en tant que matière. Pour lui, ils ont une vie, celle donnée par
le Grand Maître qui se manifeste par des signes à certains endroits,
identifiés comme lieux prédestinés pour la dévotion aux Lwa.
[162]
4.5 – L’initiation comme mécanisme
de transmission de la prêtrise vodou
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Généralement, celui qui prétend assumer les responsabilités relatives à la prêtrise vodou doit légitimer sa démarche dans un lien de
filiation avec (au moins) un de ses parents (plus ou moins proche)
ayant été soit manbo ou ougan, ou soit connu comme possédé. Il faut
que l’initiative émerge d’une prédisposition familiale pour laisser apparaître une continuité perçue comme une transmission de nature héréditaire. Toutefois, si la prédisposition familiale est nécessaire, sauf
de manière exceptionnelle, tous les fils ou filles d'un ougan ou d’une
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184
manbo ne sont pas habilités à exercer cette fonction. Très souvent,
celui ou celle qui va assurer la relève est identifié-e depuis l'enfance.
Habituellement, c'est la maladie qui révèlera la sélection (Bazil, Guillaume, père d’Henriette). Il arrive parfois que l’enfant présente des
signes prémonitoires qui sont vite remarqués par les anciens comme
une « élection divine ». Autrement dit, cet enfant est déjà pressenti
pour être au service des Lwa (Grégoire, Onel, Mosaline, Déravine).
On peut noter aussi qu’il arrive parfois que ce soient les parents qui
décident que tel ou tel enfant sera leur successeur. On a vu ce cas de
figure dans l’élection d’Henriette. Manbo De Lynch (2008 : 177) a
écrit dans son ouvrage que c’est sa mère qui a décidé de son initiation
quand elle avait vingt ans.
Selon manbo Beauvoir (2003 : 96), quand un héritier est identifié
comme celui qui est appelé à prendre la responsabilité de poursuivre
sa tradition familiale, il n’est pas obligatoire qu’il se fasse initier,
c’est-à-dire qu’il aille « se coucher » dans le dyèvϛ (chambre initiatique) d’un ougan asogwe. Cependant, pour être considéré comme
« sage » de la famille et de la communauté, il doit s’arranger pour
maîtriser les différents rituels nécessaires au service des Lwa de sa
lignée. À ce moment, il mobilise ses souvenirs d’enfance, ses diverses
observations, y compris le produit de son imagination des pratiques
qui lui ont été interdites 144.
Une fois reconnu par sa communauté comme héritier légitime pour
prendre en charge la gestion de sa tradition mystique, il peut se faire
plase (placer, installer) par une manbo ou un [163] ougan confirmé
afin de débuter officiellement sa carrière. De ce fait, il a maintenant le
droit d’avoir accès aux secrets spécifiques relatifs à sa fonction. Guillaume nous a dit qu’il avait eu de la peine lors de la mort d’un « ancien » qui habitait dans le « lakou mère » duquel son péristyle est dérivé, car ce « vieux » était pour lui un guide (spirituel) qu’il consultait
fréquemment afin d’éclaircir les énigmes rencontrées dans l’exercice
de sa fonction en tant que jeune ougan.
144
La transmission ne passe pas toujours par la parole ni par le dialogue entre
les générations ; toutefois, des signes peuvent être observés et appréhendés
dans la façon d’être de chaque individu. D’après Ancelin Schützenberger
(1999), dans une famille, les enfants savent tout, surtout ce qu’on ne leur dit
pas ! Ici, le terme « savoir » se rapproche davantage d’une perception que
d’une connaissance précise (De Becker 2007 : 60).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
185
Par contre, pour d’autres ougan et manbo, leur connaissance et leur
savoir-faire viennent directement des Déités vodou ou des Esprits des
grandèt disparus. Bazil et Mosaline se considèrent autosuffisants. De
ce fait, ils n’ont pas de guide ou de mère ou père spirituel (parmi les
vivants) contrairement aux prêtres asogwe dans la tradition rada Kanzo. Donc, ils n’ont pas de Maître à imiter. À propos de l’apprentissage
des pratiques culturelles par imitation, Girard (1998 : 217) a pris le
soin de souligner que le mimétisme du désir enfantin est universellement reconnu. Ce désir chez les personnes adultes n'est en rien différent, à ceci près que l'adulte, en particulier dans notre contexte culturel, a honte, le plus souvent, de se modeler sur autrui ; il a peur de révéler son manque d'être. Il se déclare hautement satisfait de luimême ; il se présente en modèle aux autres ; chacun va répétant :
« Imitez-moi » afin de dissimuler sa propre imitation. Pour la plupart
des ougan et manbo en dehors de Port-au-Prince, celui qui veut se
faire initier en se couchant dans le dyèvò d’un Maître spirituel ne serait pas tout à fait légitime. Il est considéré comme celui qui sert des
Lwa achetés. Or, aux yeux des ougan asogwe, les ougan makout (ou
makousi) sont limités dans leur pouvoir. On dit qu’ils ne peuvent pas
effectuer par exemple ce qu’on appelle rele Lwa nan Govi (invoquer
Lwa dans un Govi) 145.
Préalables mémoriels ou facultés à développer pour être ougan ou
manbo – Que ce soit dans les Govi (cruches) ou par d’autres techniques plus populaires, l’invocation et le service des Lwa exigent une
grande capacité mémorielle. Ici, le Grand Maître (Dieu créateur) n’est
pas ignoré. On l’appelle couramment Bondyebon ou Bondye. Mais, ce
personnage divin est [164] infiniment abstrait et inaccessible. Pour
être opérationnel parmi les humains, il se présente au moyen de divers
Mystères ou Lwa qui sont ses « Images détaillées » (Beauvoir 2008 :
41-43) ou des « Anges gardiens nommés par Dieu » (De Lynch 2008 :
16). De leur côté, ces images détaillées du Bondye sont en nombre
145
Le govi est une cruche à large orifice qui sert de réceptacle aux Lwa. On
s’en sert aussi pour recueillir les esprits des morts au rituel du wete mò nan
dlo (retrait des morts de l’eau). C’est dans le govi qu’on pratique le rituel
des rele lwa nan govi, sorte de consultation des Lwa par un ougan ou une
manbo, de la part d’un des enfants du Lwa (Guy Maximilien, « Objets sacrés », texte inédit).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
186
considérable, et « ce nombre ne fait que croître » (Métraux 1953a :
138). On dit qu’elles sont au nombre de 101 Lwa regroupés en 21
Nanchon (Nation). De nos jours, on parle aussi de 401 Lwa. On peut
rappeler aussi que le chiffre « un » qui termine les nombres est très
symbolique. Il traduit un mouvement dynamique. La quantité est indéterminée. Le nombre des Mystères n’est pas figé – leur personnalité
non plus.
Donc, celui ou celle qui s’attache à devenir ougan ou manbo va
être un spécialiste de l’harmonisation de la relation entre ces innombrables « Images de Dieu » et les fidèles ou les pitit Lwa. Cela implique que cet-te apprenant-e va devoir maîtriser un grand nombre de
symbolismes en rapport avec les attributs (emblème, accessoires,
prière, formule d’invocation, couleurs, nourriture, boissons, arbresreposoirs, lieu d’habitation, rythme musical, domaines d’intervention,
calendrier…) de ces Divinités. Le prétendant est appelé à mobiliser
fréquemment sa « mémoire procédurale » 146 afin de mener à bien des
rituels souvent complexes et ces pratiques liturgiques très diverses
mettant en œuvre autant ses émotions les plus profondes et son sens
du respect des procédures, que sa capacité de vigilance en vue d’éviter
toute erreur, échec et incident regrettable.
Décrivons (en fiche signalétique) par exemple le profil de la personnalité d’une Déité très populaire dans le vodou haïtien connue sous
le nom d’Èzili Freda (Dawonmen). Cette fiche sera suivie d’une anecdote relative au non-respect de ses goûts.
146
La mémoire procédurale est impliquée dans l’apprentissage graduel des aptitudes perceptives/motrices et cognitives. Elle mémorise toutes les données
qui nous permettent d'avoir un savoir-faire, ou d'avoir des habitudes gestuelles. Il s’agit d’un système dont les opérations s’expriment essentiellement sous la forme d’actions (Van Der Linden 2003 : 54). C’est par cette
mémoire que l’officiant va savoir qu’il doit d’abord invoquer Papa Legba
au début d’une cérémonie afin que cette Divinité autorise l’intervention des
autres Lwa. C’est aussi par elle qu’on va savoir qu’il faut rendre disponibles
ses accessoires (canne ou béquille, chapeau de paille à large bord, sacoche
en feuilles de latanier, longue pipe en terre cuite) en prélude à sa manifestation.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
187
[165]
Figure 2.
Fiche signalétique de la personnalité d’Èzili Freda
Retour à la table des matières
Elle est connue comme gardienne des eaux douces, divinité de la beauté
et de l'amour et, à ce titre, protectrice des hommes
Emblème
Dessin (vèvè) qui lui correspond prend une forme cardioïde (cœur quadrillé) bordée de lignes dentelées
Couleurs
Rose, blanc, bleu
Lieu d’habitation
Eau douce
Arbres-reposoirs
Rosier, laurier-rose, grenadier 147
Domaine
d’intervention
Amour, charme, chance, richesse
Préférence sexuelle
Hommes et n’aime pas être servie par des femmes
Nourriture
Poisson, banane mûre, riz blanc, fruits, dessert
Boisson
Sirop d'orgeat, eau de rose (jamais d’alcool)
Accessoires
Nappe blanche, peigne, miroir, rouge à lèvres, cureongle, flacon de parfum, fleurs blanches, daturas et bégonias, bijoux, objets luxueux
Jours
Jeudi et dimanche 148
Type de possession
Air séduisant, coquetterie, sensualité, comportement provocateur
147
148
Palmiste ou un cirouellier (donne de la cirouelle) selon Marcelin (1947 : 82).
Certaines sources plus anciennes évoquent le mardi et le jeudi.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
188
D’après Guillaume, un ougan peut provoquer la colère des Lwa s’il
n’est pas en mesure de garder en mémoire la façon dont il leur a donné à manger (manje lwa) pour la première fois. Les détails de ce
manje lwa doivent être emmagasinés dans sa mémoire sur le long
terme afin de les reproduire à l’identique de manière périodique. Sinon, ce serviteur négligent doit s’attendre à subir les conséquences de
sa faute qui peuvent aller jusqu’à la peine de mort. Celui qui est placé
sous la protection d’Èzili par exemple, qu’il soit marié ou non, doit se
souvenir qu’il est contraint de rester chaste le jour qui lui (Èzili) est
consacré. Il doit aussi s'abstenir de jouer, de danser, de boire et de fumer. Selon Marcelin, (1947 : 78), cette abstinence consacrée à la
Déesse de beauté et de l'amour a donné lieu à l'incident suivant : au
moment d'une cérémonie, un fidèle a osé lui offrir de la boisson alcoolisée et pimentée qui était destinée à [166] Papa Gede (Divinité de la
mort). Offensée dans son amour-propre, elle a menacé de se venger de
cet affront en tuant son possédé (la personne par qui elle s’est manifestée). Heureusement pour celui-ci, Danmbala 149 était présent. Après
les supplications de spectateurs, il a persuadé Èzili de se tempérer et
de revenir à de meilleurs sentiments.
L’ensemble des considérations que nous venons d’exposer constitue une sorte de généralité qui serait valable pour les différentes traditions initiatiques du vodou haïtien. Selon ougan André-Jules Gustave 150, il y aurait trois grandes traditions initiatiques dans cette voie
du sacré :
149
Divinité mâle considérée comme l’un des amants d’Èzili. Il est le Dieu de la
fécondité, aime la fraîcheur et habite dans l’eau. Il fait partie des Lwa
blancs. Il renvoie à la pureté. Ses emblèmes sont la couleuvre et l’œuf.
Ayida Wèdo, déesse de l'arc-en-ciel et des eaux douces, invoquée parfois
sous le nom de Tokan Ayiwa Wèdo, est l'épouse de Danmbala Wèdo.
Comme son mari, elle est symbolisée par une couleuvre.
150 Certains « vodouisants d’élite » se montrent perplexes face à une certaine
littérature véhiculée sur le vodou. Ils estiment que ces écrits présentent assez
souvent un vodou dans lequel les initiés eux-mêmes ne se reconnaissent pas.
C’est pourquoi ils s’engagent dans un travail de présentation de soi par soi.
André-Jules Gustave est l’un de ces vodouisants (voir ougan André-Jules
Gustave (s.d.), « L’initiation dans le Vodou Ayisyen », en ligne,
http://wesnermorency.org/, (20 février 2011).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
189
- la première et la plus répandue est le système Lave tèt (lavage
de la tête) qui est une sorte de baptême considéré comme voie
d’accès obligatoire pour celui ou celle qui veut se mettre au
service des Lwa. Le lave tèt est conféré aux fidèles ordinaires
lorsque les Lwa le réclament. Dans cette tradition, il est l'unique
rituel initiatique pour devenir onsi (épouse – fille ou garçon) ou
serviteur des Mistè (Mystères).
- La seconde est le système Deka (Pierre sacrée, un équivalent de
l’ason dans le troisième système). C’est par le biais du Deka
que le serviteur du Lakou réalise un baptême vodou qu’on appelle ici sèvis tèt (service de la tête) pour celui ou celle qui va
devenir onsi. Comme dans la première tradition, ce baptême est
l’étape initiatique pour intégrer une société vodou en tant
qu’onsi. S’il faut accéder au rang d’ougan ou manbo, on se fait
placer par une manbo ou un sèvitè confirmé. Mais il n’y pas de
période de formation spécifique à cet effet.
- La troisième est la plus connue (au niveau international). Elle
s’est développée dans le Département de l’ouest, plus particulièrement à Port-au-Prince. Il s’agit du système d’Ason
[167] où l’initiation se fait en plusieurs étapes progressives
jusqu’à la prise d’ason pour le/la prétendant-e qui vise à accéder au rang de manbo ou ougan. Dans cette tradition, on pratique aussi le lave tèt mais il n’est pas considéré comme un rituel initiatique. Il est juste un premier débarbouillage spirituel,
un premier contact avec l’élément « eau » qui est interprété
comme la porte d’entrée et de sortie de l’être humain dans le
monde visible. Déravine nous a dit que le « lavage de la tête »
est comparable à un antivirus pour un ordinateur. Il doit rendre
cette « tête » propice à la réception des Lwa.
Afin de distinguer les ougan et manbo de ce système de ceux cités
plus haut, généralement, on évoque deux grandes catégories : Les Makousi et les Asogwe.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
190
Comment procède-t-on chez les asogwe ? – Chez les ougan et
manbo « makousi », on ne connaît pas de structure complète
d’initiation avec des étapes progressives. Par contre, chez les asogwe
(tradition rada kanzo), on peut voir que le parcours initiatique contient
une structure complète que le requérant à la prêtrise est appelé à connaître avec des étapes progressives. Ici, le noviciat est à la fois une
procédure de sélection et de formation de nouveaux leaders religieux.
L’admission d’un candidat au culte des Lwa et à la connaissance de
leurs Mystères exige des préalables qui sont les mêmes de ce que nous
venons de noter plus haut pour les ougan et manbo makousi. Mais, en
plus d’être un « réclamé » (appelé), ou d’avoir des prédispositions familiales par la filiation, comme dans la tradition chamanique décrite
par Baudouin (2008 : 23), dans tous les cas de figures, seules les difficiles épreuves d'une initiation complète seront à même de confirmer
ou d'infirmer les dispositions de base du candidat à la prêtrise.
Dans cette initiation qui est un acte de transmettre par lequel le
guide consent à mettre son savoir à la disposition de l’apprenant, on
procède par la communication instrumentale, c'est-à-dire par la transmission volontaire des valeurs et des savoir-faire spécifiques en fonction du statut visé au sein de la hiérarchie vodou. Il s’agit d’une situation de transmission où le prétendant s'approprie la pensée, l'expérience, les idées, et le réseau de parentèle et de croyants [168] de son
initiateur 151. Cette communication vise entre autres un objectif bien
déterminé. Elle doit placer l’individu dans son héritage mystique, dans
ses lignées paternelle et maternelle. Comme l’a bien noté Guy Maximilien 152 :
Celui qui se fait initier dans cette vie part à la recherche des influences
ancestrales. On interpelle pour lui les Lwa de sa famille sur quatre générations du côté maternel comme du côté paternel. L’initiation, en le soudant
à ses Lwa de famille, lui donne souche, ancrage, l’enracine dans l’histoire
151
L'un des buts de l'initiation dans le vodou haïtien est la renaissance de l'initié
dans une nouvelle cellule familiale. C'est ce qui explique qu'on initie plusieurs personnes en même temps. Ceux qui sont kanzo en même temps sont
considérés comme des enfants d'un même accouchement. Tous les initiés
sont frères et sœurs (De Lynch 2008 : 169).
152 Guy Maximilien, « Vodou et mémoire », texte inédit.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
191
de sa famille, de ses lignées, de son peuple. Selon les conceptions dans le
vodou, l’homme n’est pas une tabula rasa. Chaque homme porte en soi
tout l’univers, dans lequel il retrouve tout ce qui lui donne la vie. À
l’initiation, en plus de son enracinement familial et ethnique, chacun reçoit
sa pierre, sa plante, son animal, tout ce qui le relie à l’univers…
L’initiation est un moyen de faire revivre les ancêtres dans l’individu et de
transformer progressivement celui-ci en ancêtre, c’est-à-dire de recueillir
ce qui dure en lui, ce que son apparition et son passage dans cette vie ont
apporté de nouveauté, d’enrichissement et de le conserver.
Dans cette approche mémorielle, on voit que l’initiation permet
aux appelés de se situer dans une relation intergénérationnelle, ce rituel ayant la capacité de transporter le candidat dans le temps en lui
faisant vivre son passé actualisé. Ainsi l’initiation rend possible la
tâche de conservation et de transmission de la mémoire lignagère. En
s’engageant dans un parcours initiatique qui est en même temps une
transformation spirituelle de l’individu, on a mis en place un dispositif
de reconstruction du lien vertical avec l’origine, c’est-à-dire du lien
généalogique et donc d’une mémoire, qui est recherchée aussi à travers la musique, la danse et la transe et qui vient fonder une solidarité
générationnelle (Hurbon 2004 : 180).
En présentant le vodou haïtien comme une « religion initiatique »,
à la manière de Guy Maximilien, ougan Gustave tient à nous présenter
le sens des rites d’initiation pratiqués dans le [169] vodou. Cette pratique vise selon lui à permettre à celui ou celle qui est admis-e à utiliser son « troisième œil ».
L’initiation est en quelque sorte, la clé qui ouvre la porte des mystères
et conduira le néophyte vers la lumière. Elle permettra au néophyte de regarder le vodou avec les yeux du Maître. L’initiation est une période à laquelle on naît de nouveau se dépouillant de l’homme charnel, on meurt
pour renaître à la vie et à la lumière. Donc, c’est une grande expérience
spirituelle [vécue] par le néophyte. C’est la voie qui conduit à
l’humiliation de soi en vue d’atteindre une dimension de sagesse extraordinaire. C’est elle aussi qui aide le néophyte à se connaître lui-même, en
faisant preuve de tolérance et de renonciation de soi.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
192
Comme toute pratique est susceptible d’être appropriée et détournée à d’autres fins, Gustave n’hésite pas à dénoncer et à nous mettre
en garde contre le charlatanisme de certains « initiateurs ». De par leur
attitude douteuse, les rituels qui conduisent aux initiations, ajoute-til, tendent à perdre « leur essence spirituelle pour devenir un réseau mafieux à des fins perfides et mercantiles ». À propos des
dérives réelles ou imaginaires relatives à ces rituels d’initiations,
manbo De Lynch (2008 : 168) précise que, à l’encontre des « fantasmes inavoués » 153 de certains, « la réalité de l'initiation au vodou
demande une moralité à toute épreuve ». Si la manbo ou l’ougan initiateur dispose d'un pouvoir considérable, il sait aussi qu’il y a des
règles morales très strictes qui lui interdisent tout abus, lequel serait
immédiatement sanctionné par les Lwa.
Ainsi, la réussite d’une initiation implique des conduites morales
qui concernent à la fois l’initié et son initiateur. Le futur initié, pendant les quarante jours précédant son entrée dans la chambre initiatique, doit « éviter de manger de la viande de porc, s'abstenir d'avoir
des relations sexuelles et éviter les colères et les racontars ». De surcroît, cette même prescription est maintenue aussi sur une période de
quarante jours après l'initiation. Pendant la fortification du Ti bonnanj
(Petit bon ange) 154 qui est une partie de l'initiation, un ougan ou une
manbo ne [170] peut en aucun cas procéder sur une personne avec
qui, il/elle a eu des relations sexuelles dans le passé. L’un de nos interlocuteurs nous a indiqué le fait que la planification d’un service
Lwa requiert une grande préparation spirituelle. Par ailleurs,
l’organisation d’un Kanzo demande préalablement une grande concentration spirituelle (donc de l’abstinence) afin d’avoir toute la protection divine, tant pour les onyϛ (les candidats admis dans le dyèvϛ)
que pour tout le personnel initiateur. Et cette période d’initiation exige
de l’initiateur responsable une endurance physique considérable et une
vigilance continue. On doit toujours être en alerte afin de prévenir
toute mauvaise surprise que des « jaloux » pourraient provoquer, sa153
Certains non-initiés s’imaginent que l’initiation du kanzo est un moment où
on expérimente des pratiques orgiaques de toutes sortes.
154 Ti bonnanj est l’une des deux âmes ou principes spirituels de chaque être
humain. Selon certains vodouisants, il joue le rôle de l’ange gardien contre
les mauvais sorts. Il est l’âme protectrice. Son état reflète la situation de santé de son propriétaire.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
193
chant que cette période de réclusion rend les initiés très vulnérables
aux attaques des ennemis.
Illust. 31 : sortie de la chambre initiatique, mais ils sont encore fragiles.
C’est la raison pour laquelle les visages sont recouverts.
Retour à la table des matières
[171]
Pour ce, la manbo ou l’ougan responsable doit prendre toutes les
dispositions sécuritaires à la manière d’une poule qui surveille sa couvée ou ses poussins fragiles contre les oiseaux prédateurs. De ce fait,
les dispositions entreprises ne sont pas uniquement d’ordre spirituel
ou magique, elles concernent aussi des mesures concrètes comme le
fait, par exemple, d’aviser les autorités policières de la zone du déroulement de l’activité en indiquant le nom du responsable du « péristyle
organisateur », la période de l’évènement et les principales phases
prévues pour ce rituel Kanzo (voir l’illustration suivante 155).
[172]
155
Il s’agit d’une lettre de notification (elle était affichée au mur du péristyle de
l’un de nos interlocuteurs), dans laquelle on peut voir que la rentrée kanzo
(début de la réclusion) était prévue pour le jeudi [soir] 12 et la sortie pour le
dimanche [matin] 22 août 2010. Ce qui fait un total de neuf jours environ.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
194
Illust. 32 : Avis de réception d’une lettre adressée à la police
avant le déroulement d’une initiation kanzo 156
DIEU DEVANT BEL REPOSOIR
DIEU DEVANT BEL REPOSOIR
Fara JEAN
Rue Villate, No 3304
Rue Villate, No 3304
Fara JEAN
Retour à la table des matières
156
Les falsifications et les remplacements sont effectués pour garder
l’anonymat.
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195
[173]
Comme on peut le déduire de ce qui est déjà dit, après le lave tèt,
la deuxième étape est le Kanzo (purification et fortification du ti bonnanj par le feu). Cette dernière est suivie par le niveau ultime qui est
la prise d’ason.
Le Kanzo (rituel par le feu) – Ce rituel est l’initiation des pitit lwa
aux secrets du culte. C’est l’étape par laquelle l’impétrant-e arrive à
une conscience éclairée de son existence en rapport avec les innombrables Entités qui peuplent les espaces cosmiques. À ce niveau, le
corps physique sera purifié par la pratique du boule zen afin que le
onyϛ acquière les qualités nécessaires en vue d’entrer en contact direct avec ses Lwa par la possession. C’est à cette étape aussi qu’il contracte des droits et des devoirs vis-à-vis des Lwa, de son père ou de sa
mère et de ses frères et sœurs d’initiation. Le rituel a aussi pour effet
d’attacher solidement l’esprit du candidat, plus précisément son ti
bonnanj (petit bon ange) à son Lwa mèt tèt (Maître de tête) 157, et de
faire de sa personne un onsi kanzoπ 158.
Quant à la « prise de l'ason », elle nécessite un passage initiatique
de neuf jours dans le dyèvϛ alors que pour le kanzo ce passage dure
environ sept jours. Cette étape décisive qui donne l’accès au rang
d’ougan ou de manbo exige une durée de préparation qui varie entre
six mois et trois ans (De Lynch 2008 : 173). Par contre, un interlocuteur nous a mentionné que cette étape peut être effectuée en moins de
six mois selon les aptitudes du postulant. À ce niveau du noviciat, on
transmet aux prétendants la connaissance des différents rituels et les
règles de salutations, la différence entre les rites et les rythmes de tous
les chants, le tracé des vèvè et leur symbolisme, les caractéristiques de
chaque Lwa et la manifestation des forces maléfiques. C’est à ce moment aussi le/la postulant-e va prendre conscience du sens des responsabilités qui incombent à une manbo (manman lwa) ou à un ougan
(papa lwa) comme étant mère ou père spirituel de tous les pitit Lwa. Il
157
Le Lwa mèt tèt est la Divinité qui réclame un postulant dont il sera l’Esprit
protecteur.
158 Guy Maximilien, « Vodou - Hiérarchie et initiation », texte inédit.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
196
faut noter ici que le moment le plus crucial de cette étape est ce qu’on
appelle ale nan gran bwa (aller dans la forêt ou sous les lieux) pour
recevoir l'ason de la main de Papa Loko (Mèt gran bwa 159), « Dieu de
la connaissance et chef de tous les péristyles » (De Lynch 2008 : 176).
L’octroi de l’ason, symbole de la connaissance [174] et du pouvoir de
l’ougan et de la manbo, signifie l’admission du/de la candidat-e au
plus haut sommet de la hiérarchie vodou. Cela implique aussi qu’il ou
elle a été jugé-e digne des secrets des plantes particulièrement, des
secrets de l’ason. Il/elle peut maintenant interpeller et renvoyer les
Lwa à volonté. Toutefois, l’obtention de l’ason ne veut pas dire qu’il
n’y a pas d’autres éléments de connaissance à intégrer. De ce fait, le
nouveau ougan ou la nouvelle manbo doit garder le contact et consulter les anciens au besoin afin de peaufiner son savoir-faire.
Comme nous venons de le décrire, la tradition rada kanzo institue
un noviciat qui soumet les initiés à un parcours initiatique qu’ils sont
appelés à suivre selon des étapes progressives. De manière plus détaillée, le tableau suivant présente les différents statuts qu’on peut avoir
ou franchir dans la hiérarchie vodou.
[175]
159
Propriétaire des forêts.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
197
Figure 3: Hiérarchie de l’onfò vodou (rite rada kanzo)
Retour à la table des matières
Statut
ou fonction
Ougan
ou manbo
Attribution
Il/elle est le/la chef de son onfò et ne dépend de personne. Il/elle conduit le rituel et aide les fidèles à établir les relations avec leurs Lwa en tant que spécialiste de l’harmonisation de rapports
entre l’univers humain concret et les Forces invisibles. Il/elle exerce aussi la divination et pratique la médecine sacrée.
Homme ou femme qui a passé les rituels d’initiation appropriés afin d’être habilité à des fonctions sacrées spéciales. À ce stade, on est déjà à mi-chemin pour accéder à la prêtrise. C’est surtout le secret d’ason qui n’est pas encore acquis qui établit la différence. Dans cette catégorie, on
retrouve :
Onsi kouche
sou pwen/onsi
temerè
Laplas
et Konfyans
Onsi mâle qui joue la fonction de maître des cérémonies dans un onfϛ. C’est
lui qui tient le sabre ou la coupe-liane (manchèt) rituelle des Mystères Ogou. Il
prend la tête des cortèges et processions. Suivi par deux porte-drapeaux (emblématiques), il salue les Lwa. C’est lui aussi qui est chargé de la discipline du
temple. Dans certains péristyles, c’est lui qui joue aussi le rôle de Konfyans,
c’est-à-dire, il doit rappeler à l’ougan ou à la manbo les prescriptions des Lwa
après la manifestation de ces derniers.
Ougenikon /
andyenikon
Chef de chœur, coryphée (femme ou homme) du temple. Il envoie les chants et
les arrête. Il a le pouvoir d’appeler les Lwa à travers les chants. Il assiste le
prêtre et le remplace quand il est possédé, ou quand, pour une raison quelconque, il ne peut conduire toute la cérémonie.
Ontògi
Ceux qui ont le pouvoir d’appeler les Lwa au moyen des tambours. Vu que leur
résistance physique doit être exceptionnelle, ils sont en général de sexe masculin. Ils sont accompagnés d’un Ogantye qui frappe de façon rythmée une
cloche en fer (ou un morceau de fer) appelée Ogan à l’aide d’une tige de métal.
Manman
onyϛ
Celle qui a les aptitudes nécessaires pour prendre soin des candidat-e-s pendant la réclusion initiatique. Elle est responsable de la vie physique et spirituelle des prétendant-e-s à l'intérieur du dyèvϛ. Elle les prépare à faire face à
eux-mêmes pour les amener à constater leur vide spirituel. Celui-ci va être
rempli le jeudi matin par la manbo ou l’ougan responsable de l’onfò, leur mère
ou leur père spirituel.
Onsi kanzo
Celui qui est habilité à assister l’ougan dans les travaux de l’onfò après avoir subi une première
étape de l’initiation par laquelle on contracte des droits et des devoirs vis-à-vis des Lwa, de son
père ou de sa mère et de ses frères et sœurs d’initiation.
Onsi desounen
Celui qui a subi un lave tèt et dont les mains ont été sacralisées afin de pouvoir manipuler les
objets sacrés de l’onfò.
Onsi bosal
Onsi qui n’a pas encore entrepris son initiation et en qui les Lwa se manifestent par des possessions sauvages.
Pitit kay
Ils sont les habitués, les familiers du lakou.
Pitit lwa
Sans exception de race, de classe, d’âge et de sexe, tout être humain est éligible à l’obtention de
l’aide des Lwa dans un onfò après la formulation appropriée d’une demande. Et même à son insu,
il peut bénéficier de la protection de ses Lwa rasin.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
198
[176]
En analysant le rôle attribué à la mémoire intergénérationnelle
dans l’initiation vodou, cette « expérience du sacré » semble être un
mode de croire qui ne veut pas oublier. Face aux « religions importées
ou imposées » qui veulent arracher ou « sauver » les Haïtiens (exesclaves) de leur mémoire historique (Afrique, Négriers, esclavage,
colons, Bois Caïman 160…), le vodou apparaît comme un socle de
résistance contre l’amnésie ou l’oubli programmé. Selon ougan Erol
(Josué et Dubois 2007 : 334), celui qui s’apprête à devenir manbo ou
ougan, reçoit une formation qui vise à le situer dans l’histoire de son
peuple et de ses lignées familiales. Tout néophyte, d’après ce qu’il
affirme, est « conscient » de l’histoire, de la politique, de la souffrance
qu’ont connues ses ancêtres depuis l’Afrique en passant par la période
esclavagiste, pour arriver aux persécutions et aux préjugés dont sont
victimes les porteurs de cette tradition religieuse dans l’Haïti postcoloniale. « On nous donne des connaissances sur le passé pour qu’on
puisse aller vers le futur... Tout initié revit cette situation historique de
souffrances d’une manière ou d’une autre. Tu dois retourner dans ce
passé-là. C’est pour cela qu’on dit que tu renais. Il faut sentir ce que
tes ancêtres ont senti ». Toutefois, nous devons noter que si cette con160
Selon la tradition orale, c’est à la suite d’un rassemblement politicoreligieux (sur l’habitation de Mézy dans le Nord, dans la nuit du 14 août
1791) connu sous le nom de Cérémonie du Bois-Caïman que la Révolution
haïtienne a été lancée par Boukman, un ancien marron et prêtre vodou qui
donna le signal du soulèvement général des esclaves. On dit que c'est dans le
sang d'un cochon noir que fut scellée l'alliance entre les révoltés et les divinités africaines sous l'égide desquelles ils combattaient. Mais, selon manbo
De Lynch (2008 : 163), la prêtresse de cette cérémonie avait pour nom sacré
« Manbo Inan ». Elle présidait un rituel qu’on appelle dans le vodou Bay
gad (donner de la protection, talisman) dans le rite petwo. Donc, on disait
kay Manbo Inan (Chez Manbo Inan) ou Bwa kay Inan (Dans les bois ou forêt chez Manbo Inan). Aujourd’hui, le Lwa Manbo Inan est encore vénéré
dans le Nord et l’Artibonite. Par contre, certains Haïtiens nouvellement initiés à l’Islam pensent que Boukman (book man) était un musulman et que
son nom signifiait homme du livre. Donc, le Bois-Caïman était Bois kay
Imam (Dans les Bois chez Imam). Ils estiment que cette cérémonie nocturne
était réalisée avec un sanglier noir et non avec un cochon noir. Or, pour les
Haïtiens convertis au christianisme (protestants surtout), le sang du cochon
doit être remplacé par le sang d’un « humain », un fils d’Israël, fils de Dieu Jésus.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
199
naissance du passé ne renvoie pas à un enseignement formel de
l’histoire, le rituel, par beaucoup de ses éléments, éveille la mémoire.
Au terme de ce chapitre traitant du mécanisme de la transmission
de la prêtrise dans le vodou haïtien, on peut dire que la construction de
l’identité de l’ougan ou de la manbo est un long processus. Une fois
qu’il a consenti à la nécessité de répondre à l’appel de sa famille mystique, l’appelé va mobiliser sa « mémoire épisodique » 161 qui lui
permet de se souvenir et de prendre conscience des événements qui
ont été personnellement vécus dans un contexte spatial et temporel
particulier. Cette mémoire épisodique rend possible un voyage mental
dans [177] le temps en ce sens que le prétendant réalise une opération
de reviviscence des expériences passées qui lui permet de se projeter
dans le futur (identité désirée - manbo ou ougan confirmé). Par cette
« conscience autonoétique » 162, il arrive à se rendre compte de sa
propre identité dans un temps subjectif.
On peut noter que cette mémoire épisodique, qui est aussi une
mémoire autobiographique, a été nourrie dans le cadre d’un apprentissage culturel dans un réseau d'influences (vertical, oblique et horizontal) qui a permis à l’enfant d’intégrer de manière consciente ou inconsciente les codes culturels de son milieu d’appartenance. Par le
conditionnement et le renforcement, l’enfant est souvent pris dans un
jeu qui l’amène à intérioriser et faire siennes certaines pratiques de
son milieu d’évolution. En suivant de manière constante les gestes, les
comportements, les attitudes, les discours relatifs à la prêtrise vodou
dans son environnement immédiat, le désir mimétique de l’enfant est
souvent activé, ce qui va le rendre plus attentif, donc plus concentré
sur la mise en forme d’un projet personnel. Ainsi, on peut voir que
l’identité du futur prêtre est très souvent stimulée, prescrite et fortifiée
par les voix du dehors, c’est-à-dire par des actes de renforcement.
Dans un jeu de complicité des désirs et de projets divers (d’ancêtres,
parents, membres de la communauté, pairs, projet personnel), les expériences oniriques vont être prises très au sérieux et interprétées
161
162
Voir Van der Linden (2003 : 54)
La conscience autonoétique est celle qui permet à l’individu de « voyager
mentalement dans le temps ». Par la récupération des souvenirs épisodiques,
cette conscience fait revivre de façon consciente les événements du passé.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
200
comme une forme de communication de messages et de transmission
de savoir-faire impliquant le passage à l’acte.
Le « système de représentation perceptive » qui concerne
l’acquisition et le maintien de la connaissance relative à la forme et à
la structure des mots, des rythmes (en présentation visuelle ou auditive), des objets, des visages, etc. 163 est supporté par une culture matérielle qui pérennise les expériences ancestrales dans une durée existentielle qui excède une vie humaine. Ainsi, les objets matériels produits, conservés et transmis doivent maintenir le contact intergénérationnel. Ils constituent une référence cognitive qui investit et concrétise une « mémoire sémantique » 164, donc une vision du monde.
[178]
Au cours de l’initiation ponctuelle qui donne accès aux secrets du
culte, l’opération de transmission est ici volontaire, explicite. Elle
opère sous la forme de la communication instrumentale. Les valeurs et
les savoir-faire spécifiques nécessaires à l’exercice de la fonction visée au sein de la hiérarchie vodou sont transmis dans un rapport de
consentement entre le socialisateur (initiateur) et le socialisé (initié). Il
s’agit d’une situation de transmission où le prétendant s'approprie la
mémoire sémantique et aussi procédurale de sa mère ou de son père
spirituel qui, du même coup, l’insère dans un réseau de lignées
croyantes.
Les troisième et quatrième chapitres de cette thèse ont visé à présenter une description analytique du mode de passation de la prêtrise
vodou, particulièrement du mécanisme de construction de l’identité
religieuse de l’ougan ou de la manbo. Sans vouloir être exhaustif,
nous croyons que nous avons montré les voies essentielles de cette
transmission religieuse. Maintenant, il est question de passer à la prochaine étape qui est plutôt explicative. Si les deux chapitres précédents viennent de répondre à la question « comment transmettre », les
deux prochains chapitres s’attacheront plutôt à répondre à la question
« pourquoi transmettre ».
163
164
Voir Van der Linden (2003 : 54).
La mémoire sémantique rend possibles l’acquisition et la rétention de connaissances générales (factuelles) sur le monde. Elle fournit le matériau nécessaire pour effectuer des opérations cognitives sur des aspects du monde
qui ne peuvent pas être appréhendés par la perception immédiate.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
201
[179]
Transmission de la prêtrise vodou.
Devenir ougan ou mambo en Haïti
Chapitre V
Persistance de la transmission
et loyauté du prêtre envers
sa lignée croyante
1. Vodou, culture de résistance [181]
1.1. Représentations du vodou colonial dans le contexte de la révolte des
esclaves et de la guerre de l'Indépendance [183]
1.2. Méfiance et silence auto-protecteurs des initiés [197]
2. Loyauté familiale et religieuse entre des obligations contradictoires [203]
3. Loyauté envers la généalogie croyante, à peine une question de choix
[208]
Retour à la table des matières
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
202
[180]
L’utilisation du terme « persistance » ici ne renvoie pas uniquement à la notion de la continuité ou de la durée d’un phénomène à travers le temps, ce qui pourrait évacuer toute l’idée de tensions et de
conflits qui traverse l’histoire du vodou en Haïti. Cette pérennité de la
transmission religieuse est aussi une persévérance obstinée. Elle traduit une ferme volonté, un engagement total et courageux des principaux agents du système, particulièrement des manbo et des ougan,
afin de garder vivante leur tradition ancestrale, qui à leurs yeux ne
manque pas d’efficacité dans le sens qu’elle leur fournit des réponses
captivantes (possédant un immense attrait psychologique) à leurs
questionnements et besoins existentiels. Considérant le milieu hostile
dans lequel le vodou haïtien a évolué, la persistance de sa transmission peut être comprise comme un refus, un acte de résistance à
l’autorité établie (jugée injuste) ou le refus de se conformer à la vision
du monde des « civilisés ». Enfin, elle est aussi un acte déloyal face
aux autorités coloniales et postcoloniales, et pourtant loyal à sa tradition ancestrale 165.
En parlant de la loyauté, Bouriccaud (1998 : 468-469) a souligné
que cette attitude ne concerne pas uniquement des « petites sociétés »
(familles, communautés religieuses, groupes de travail…), elle vise au
moins implicitement l’ordre social tout entier. Ainsi, pour l'État central ou national, surtout en période de crise, la loyauté est d’une extrême urgence. Il ne supporte que très mal les attachements aux
Églises et aux organisations transnationales. Il est aussi très méfiant à
l’égard des « sociétés particulières » qui se forment sur son territoire.
Ainsi, dans un contexte où les notions de liberté de conscience, de réunion, de culte ne sont pas encore de mise ou reconnues, les autorités
établies ont toute latitude pour administrer des châtiments aux groupes
165
Pour les vodouisants les plus éduqués que nous côtoyons dans le cadre de
notre terrain, ils n’ont aucune raison de ne pas être loyaux à leur tradition en
dépit du fait qu’on la perçoive assez souvent comme un lieu où dominent les
pouvoirs maléfiques. Car pour eux, le méchant ou le mal n’est pas forcément dans leur camp. Il est plutôt de l’autre côté : c’était la conquête (traite,
assassinat, génocide, dépossession brutale dans les cités des Indiens de
l’Amérique et d’ailleurs), l’esclavage, les Première et Deuxième guerres
mondiales, la guerre en Irak. Si l’Occident a commis autant de crimes en invoquant le nom de Dieu, cela implique que son Dieu est sanguinaire.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
203
ou catégories sociales désignés comme ennemis de l’État ou de la nation. Généralement, la chasse aux sorcières commence après un processus de diabolisation. En ce sens, ce chapitre vise à analyser, dans
un premier temps, la persistance du vodou dans le milieu haïtien dans
la logique d’une transmission consciente visant à résister et survivre
contre les forces hostiles qui l’ont désigné comme prélude à la révolte
(période coloniale) et honte nationale, obstacle au développement (période postcoloniale). Dans un deuxième temps, il est [181] question
d’étudier la loyauté du prêtre ou de la prêtresse vodou à travers des
obligations contradictoires et aussi dans une perspective d’illusio ou
d’émotions.
5.1 – Vodou, culture de résistance
Retour à la table des matières
Parmi nos interlocuteurs, il est rare de trouver quelqu’un qui ne
mentionne pas l’attitude de l’État haïtien ou de l’église catholique visà-vis du vodou. On peut faire aussi le même constat chez les auteurs
qui s’intéressent à cette culture religieuse. Dans le cadre de ce travail,
depuis l’introduction, nous avons été souvent amené à faire référence
à cette attitude qui très souvent soulève de grandes émotions provoquées par une mémoire blessée et enracinée dans des traumatismes
initiaux. Déravine ne pouvait pas s’abstenir de se rappeler des conséquences de « l’incompréhension » des autorités du pays à l’égard des
pratiques du vodou sur sa famille. Comme nous l’avons déjà noté, à
l’occasion de la chasse aux vodouisants des années 1941-42, l’une de
ses tantes a reçu un coup de poignard à la poitrine, son grand-père a
eu deux doigts de la main coupés à la machette ; plus récemment, sa
mère (encore vivante) a été lapidée après avoir été accusée d’être un
loup-garou ; son père qui était au tribunal pour traiter un différend
avec un particulier fut tout de suite jeté en prison après avoir été identifié comme ougan, donc loup-garou d’après le juge.
Dans cette liste de préjudices causés à sa famille, il y en a un autre
qui ne semble pas plus violent que les précédents, mais qui évoque
beaucoup d’émotions et de souffrance morale chez notre interlocuteur.
Imprimé dans sa mémoire, il nous le répète constamment, sans doute
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
204
parce qu’il a eu une relation non transférentielle, mais directe avec cet
épisode :
J’étais à l’école chez les Pères de Pétion-Ville et je devais cacher que
j’étais le fils d’un ougan. Quand, ils ont découvert cela, ils m’ont mis à la
porte. Ensuite, j’avais quatorze ans quand mon père était mort. Avant
l'inhumation, le cadavre a été installé à l’église de Saint-Pierre pour les
obsèques religieuses. Je portais une chemise à manches longues afin
d’assister aux funérailles. En arrivant à l’église, la bonne surprise qui
m’attendait est la suivante : le prêtre de l’église a refusé de célébrer la
messe funéraire, et il a fait sortir le cadavre de l’église parce qu’il s’est
[182] rendu compte que mon père était un ougan. Face à cet affront, on
était obligé de négocier avec un laïc afin qu’il puisse la célébrer au cimetière avant l'inhumation.
En nous montrant des tambours qu’il a hérité de son grand-père
(Batol), Déravine nous a dit que la conservation de ces instruments de
musique sacrée dans son péristyle symbolise le corps physique de Batol. Leur présence lui donne l’impression que son grand-père est encore vivant. Et il n’a pas oublié de nous préciser que : « Tanbou sa yo
se temwayaj rezistans vodou fas a vyolans legliz katolik » (Ces tambours témoignent de la résistance du vodou face à la violence de
l’église catholique). Pour expliquer la cause d’un haut degré
d’illettrisme au sein du vodou, il avance que l’« enfliyans legliz katolik la pote yon viris nan Leta ayisyen, li pote yon viris nan lekol. Ki
donk, pa gen demokrasi, sistèm esklavajis la toujou tabli sou do vodouyizan an anndan peyi a » (l’influence de l’église catholique apporte au sein de l’État haïtien et aussi dans les écoles une sorte de virus, ce qui a produit une société non démocratique. Dans ce contexte,
le poids du système esclavagiste est toujours pesant sur le dos des vodouisants à travers le pays).
Afin de mieux saisir cette relation de tension qui est inlassablement
relatée, et aussi pour mieux apprécier le niveau d’obstacle que les
pratiques vodou ont pu contourner avant d’arriver jusqu’à nous, un
regard rétrospectif sur le mode de rapport qui s’est tissé entre le vodou
et les autorités qui se sont succédé à travers le temps s’impose à nous
à ce niveau.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
205
[183]
5.1.1. Représentations du vodou colonial
dans le contexte de la révolte des esclaves
et de la guerre de l'Indépendance
Retour à la table des matières
Le développement du système colonial esclavagiste, axé sur la
traite négrière et la grande plantation, a connu au cours de la deuxième moitié du XVIIe siècle une révolution sucrière, dévoreuse de
main-d’œuvre captive (Régent 2007 : 40). Officiellement, de 11 à
12,7 millions d’Africains 166 ont été arrachés et transportés par les bateaux négriers européens à travers l’océan Atlantique et environ 9,5
millions 167 survivent à la terrible traversée et sont introduits dans les
Amériques pour y être esclaves (Régent 2007 : 37). Ce commerce juteux a transplanté à Saint-Domingue, la plus riche colonie française de
l’époque, 2 200 Noirs contre 4 500 Blancs en 1681. Alors que la durée
moyenne de survie d'un esclave ne dépassait pas sept ans 168, l'intensification de la traite avait permis de compenser les pertes et même
d'augmenter rapidement le nombre des esclaves pour atteindre à la fin
du XVIIIe siècle un effectif variant entre 450 000 et 500 000 esclaves
(Barthélémy 1997 : 840 ; Saint-Louis 169 2004 : 39), soit environ 85%
de la population globale (Blancs, Africains, Créoles).
166
11 millions selon David Eltis (2001) et 12,7 millions d’après Joseph Inikori
(2002), cités par Régent (2007 : 37).
167 Sur toute la période de la colonisation esclavagiste, les négriers français sont
les troisièmes transporteurs d'esclaves (environ 1,5 million d'esclaves transportés), derrière les Portugais (environ 5 millions) et les Anglais (environ 3
millions) ; voir Régent (2007 : 57).
168 « Le surmenage était tel que l’espérance de vie d’un Africain vendu sur une
plantation de Saint-Domingue était estimée à dix ans au plus » (Métraux
1958 : 25).
169 En 1681, il n'y a dans Saint-Domingue que 4 500 Blancs, 2 200 Noirs et 200
mulâtres sans compter 1000 à 1200 flibustiers. À cause des départs provoqués par la régression économique, il y en aura 4000 de moins après 1691.
En 1700, Saint-Domingue compte environ 4074 Blancs, 9 082 esclaves, 500
affranchis surtout mulâtres. En 1789, elle compte 500 000 esclaves, 28 000
gens de couleur libres et 30 000 Blancs, auxquels il faut ajouter 10 000 de
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
206
Une fois introduits dans la colonie, il fallait dresser les captifs afin
qu’ils s’imprègnent très vite et sans contestation des attitudes et comportements propices à l’exploitation de leur force de travail jusqu’à
l’épuisement. Les autorités coloniales ne manquaient pas de créativité
en matière de méthodes d’intégration. Le captif nouvellement débarqué affronte au départ une situation de désorientation complète :
transporté d'une rive à l'autre de l'océan, exposé à tous [184] (marché
à esclaves), vendu aux enchères, il subit l’épreuve de l’étampe170, est
séparé des autres captifs de sa tribu qui se trouvaient à bord, et quelquefois même des membres de sa famille capturés en même temps171.
Les réactions à ce premier contact sont parfois brutales. Elles
s’exprimaient par le suicide, le dépérissement, le marronnage (Barthélémy 1997 : 842) 172.
En vue de prévenir tout acte défavorable à l’intérêt du système
d’exploitation, le génie tortionnaire des autorités coloniales était très
fécond. Quand il fallait châtier un « rebelle », la torture physique infligée était à la fois une punition et aussi une prévention contre toutes
attitudes mimétiques des autres esclaves. Voulant présenter à ses
compatriotes une autre perception des Haïtiens et des Haïtiennes que
celle souvent véhiculée dans les médias, après un travail de collecte et
d’analyse des données historiques, ethnologiques et géographiques, le
Canadien Claude A. Gauthier (1977 : 66) estime que « pour avoir répassage et dits masse flottante (Saint-Louis 2004 : 39 ; voir aussi Métral
1985 [1825] : 18).
170 L’épreuve de l’étampe est le marquage au fer rouge de l’insigne d’un négrier (d’un courtier ou du nouveau maître) afin d’identifier un Nègre ou une
Négresse (sur son sein) fraîchement débarqué comme on le faisait pour les
animaux.
171 Gauthier (1977 : 63) est plus catégorique sur cette stratégie de déracinement.
Il nous dit que : « Chaque colon prenait son lot et on assistait alors au tragique spectacle d’une mère séparée de son fils, d’un mari séparé de sa
femme, d’un frère séparé de sa sœur. Ils ne se retrouvaient plus jamais ».
Mais cette stratégie des maîtres qui consistait à brouiller les liens des esclaves avec leur lignage et leurs ethnies, a donc en toute rigueur subi un
échec évident en ce qui concerne leurs croyances et pratiques religieuses
(Hurbon 2009 : 190).
172 Des captifs fraîchement débarqués ont souvent pratiqué un marronnage définitif, par opposition au marronnage occasionnel enregistré chez certains
esclaves déjà socialisés aux rapports de production esclavagiste.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
207
sisté à tant d’atrocités, il fallait que les Nègres fussent des êtres surhumains ». En préfaçant Gauthier, Jean-Paul Deslierres avance que
quiconque « ignore le passé tragique d’Haïti ne peut absolument pas
en comprendre le présent ». Le Nègre d’Haïti, rappelle Gauthier
(1977 : 68 et 145), a connu des siècles de régime bestial. Il revient de
loin, et malgré tout, il est encore vivant et fier. Pour mieux apprécier
Haïti et les Haïtiens, il faut mieux les connaître.
Ainsi, au niveau du troisième chapitre de son ouvrage, sous le titre
« Panoplie des supplices et des tortures », il présente une brève description des méthodes d'asservissement et de châtiments qui étaient
administrés aux esclaves 173.
[185]
Venaient en premier lieu le supplice commun et ordinaire du fouet et
celui des oreilles coupées. D'autres châtiments s'y ajoutaient. Tailler un
nègre à l'aide du fouet, de cordes à nœuds, de lianes coupantes, de rigoises
ou verges de nerf de bœuf. Le supplice de l'échelle. La suspension par les
mains ou brimbales. La pendaison par l'oreille clouée. L'ablation de
l'oreille. Nègres et négresses dévorés vifs par des dogues spécialement
dressés à cet effet et commandés tout exprès de Cuba.
II existait aussi des supplices exceptionnels selon la cruauté des
maîtres que leur sadisme rendait délirants et hystériques. Nègres et négresses sciés entre deux planches. Il y avait des nègres dont on brûlait avec
des tisons ardents les parties sexuelles. Des nègres bourrés de poudre et
que l'on faisait sauter. Ce que dans le langage colonial on appelait « faire
sauter le cul d'un nègre ». L’incision des flancs pour y verser du lard fondu. Des nègres dont on arrachait les dents ou qu'on obligeait à manger
leurs oreilles coupées. Des esclaves invités à creuser leur tombe et enterrés
173
Tous les colons ont infligé des tortures aux esclaves. À des degrés divers et
variés. Même les religieux propriétaires de nègres en faisaient autant. Le
Père Labat raconte le traitement qu'il fit endurer à l'un des siens : « Je fis attacher le sorcier, dit-il, et je lui fis distribuer cent coups de fouet qui l'écorchèrent depuis les épaules jusqu'aux genoux... Il criait comme un désespéré... Je fis mettre le sorcier aux fers, après l'avoir fait laver avec une pimentade ». Il n'est pas question de ressusciter la complète panoplie des tourments moraux et physiques que les Blancs ont infligés aux Nègres, mais il
est bon que le Blanc se souvienne de sa part de responsabilité dans le façonnement de la personnalité du Noir (Gauthier 1977 : 67).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
208
vivants. Nègres enterrés jusqu'au cou, enduits de sucre, mangés par les
mouches ou placés pour une mort lente et cruelle près d'une ruche de
fourmis rouges. Des nègres liés à des pieds placés dans les gîtes à maringouins. Des esclaves auxquels on faisait manger leurs excréments, boire
leur urine, lécher les crachats d'autres esclaves. Des nègres à la bouche
cousue avec des fils de laiton. Mutilation des parties sexuelles ou leur
ablation. Noyades organisées d'esclaves. Négresses flambées après avoir
eu les seins et le sexe brûlés et transpercés. Négresses violées devant leur
mari ou assistant au dépècement à coups de machette de leur enfant.
Cette panoplie de supplices atroces qui attaquait les esclaves ou
marrons captifs dans leur chair était insuffisante aux yeux des colons
de Saint-Domingue, il fallait atteindre aussi le psychisme du Nègre.
Ainsi, « le blanc lui faisait peur, précise Gauthier (1977 : 68 - 69). On
lui avait appris qu'il mangeait l'esclave et que son mets préféré était le
Noir. La croyance populaire à l'effet que le Blanc fût un cannibale
ajoutait à l'effroi qu'il concevait déjà de cette terre inconnue et qu'il
appréhendait de toutes ses forces ». Ici à Saint-Domingue, c’était un
« esclavage affreux » 174, a estimé Métral (1985 [1825] : 12).
[186]
Et, pour rester digne d’un « authentique civilisé », le citoyen français doit ignorer cette page macabre de son histoire. C’est plus qu’un
« oubli programmé », c’est « une mémoire enchaînée » 175. Mais le
plus important, c’est qu’il doit ignorer que les soldats de Bonaparte
ont vécu une défaite jugée « ignominieuse » aux mains d’esclaves
noirs qui deviennent les premiers, après les citoyens des États-Unis, à
s’affranchir du colonialisme européen, les seuls esclaves dans
l’histoire de l’humanité à s’être émancipés eux-mêmes. Aujourd’hui
encore, cette Révolution haïtienne n’a pas droit de cité dans les manuels d’histoire destinés aux écoles élémentaires et secondaires en
France (Hoffmann 2010 : 35).
Comment est-ce qu’un esclave a pu surmonter cette machine de
déshumanisation et génératrice de peur pour retrouver la confiance, la
174
Pour échapper à ce traitement ignominieux, « on voyait jusqu’à trente esclaves se donner la mort laisser ensemble leur misère » (Métral 1985 : 18).
175 Voir Françoise Vergès (2006).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
209
conviction, l’énergie, bref : une contre-idéologie assez efficace pouvant lui permettre d’affronter ses bourreaux ?
Sans vouloir minimiser l’ensemble des conflits internes 176 et géopolitiques de l’époque, ni négliger non plus le rôle décisif des leaders
créoles – Boukman, Jean-François, Biassou, Jeannot 177 –, et particulièrement les stratégies militaires de Toussaint, Dessalines, Pétion,
Christophe, H. Trouillot (1972 : 84) suggère qu’on regarde du côté de
la psychologie du vodou comme ferment explicatif de la révolte des
noirs en 1791 et aussi en 1802. À la révolte, comme aux cérémonies
du vodou, étaient susceptibles de participer à peu près tous les Noirs
africains de la colonie. En dépit qu’ils fussent détestés par tous (Français, Mulâtres, Noirs créoles), leur supériorité en nombre et surtout
leur intrépidité dans les combats ont fait d’eux une force [187] incontournable sur l’échiquier militaire de Saint-Domingue. En 1789, plus
de la moitié du demi-million d’esclaves vivant à Saint-Domingue était
née en Afrique (Mintz et M.-R. Trouillot 2003 : 26). Après avoir cité
Moreau de Saint-Mery et Gabriel Debien, Barthélémy (1997 : 843)
176
Conflits pour le partage des profits et du pouvoir entre les privilégiés du
système esclavagiste à Saint-Domingue.
177 Selon David P. Geggus (2002 : 77-78), le rassemblement du 14 août 1791
sur l'habitation Lenormand de Mézy à Plaine-du-Nord réunit environ 200
représentants d'habitations, « l'élite » des sociétés d'esclaves. Ils sont commandeurs, cochers, raffineurs, domestiques et autres occupants de « places
réservées » dans la hiérarchie des occupations serviles à Saint-Domingue.
C'est lors de cette réunion finale de planification que fut décidée la date du
déclenchement de l'insurrection. On le sait bien aujourd'hui, les hautes
places serviles étaient de préférence attribuées à des esclaves créoles. Les
premiers chefs de l'insurrection étaient tous créoles, les cochets Boukman et
Jean-François, le raffineur Biassou, le domestique Jeannot, de même que le
libre Toussaint Bréda, par la suite. Parmi eux, aucun chef de bande marronne, ni aucun chef bossale, ni non plus de prêtre vodou venu du marronnage. Aucun de ces dirigeants créoles n'est décrit dans les sources historiques comme prêtre du vodou, même s’ils sont tous présentés par les défenseurs du vodou comme des pratiquants de cette religion (Midy 2009 : 139).
Si Midy a mis l’accent sur l’absence de Nègres africains ou « bossales »
parmi les premiers chefs de l’insurrection, Barthélémy (1997 : 845) a noté
(avec Fouchard 1985: 412) que ces membres de « l’élite » étaient alliés aux
rebelles « professionnels » que constituaient les chefs marrons. Et on vit
alors déferler, derrière ces chefs, nombre d'esclaves qui, spontanément, renouaient avec leur passé de guerriers africains.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
210
rappelle que plus de la moitié des esclaves « avaient débarqué dans la
colonie depuis moins de cinq ans et constituaient ainsi une importante
masse encore étrangère au pays » 178.
La résistance à la vie atroce qui leur était assignée, comme l’a noté
Barthélémy (1997 : 842), était parfois brutale. Leur comportement
était fondamentalement marqué par un « réflexe de refus » au point
qu’ils étaient désignés comme « inassimilables ». Si toutes les classes
à Saint-Domingue s'adonnaient aux pratiques superstitieuses (et
croyaient aux pouvoirs des « sorciers ») 179, les pratiques culturelles
des Africains, plus secrètes, plus mystérieuses, plus terribles aussi,
inquiétaient non seulement les Français, mais aussi les hommes noirs
et mulâtres des troupes coloniales (Trouillot 1972 : 80).
On doit rappeler que la terreur des vengeances d’esclaves hantait
les colons, d’autant plus que les incendies de récoltes,
l’empoisonnement des bestiaux, les meurtres d’esclaves fidèles et de
maîtres blancs leur étaient très familiers. Les bandes de nègres marrons réfugiés dans les montagnes n’hésitaient pas à effectuer des raids
178
Moreau de Saint-Mery (1984 [1797]), sans doute l'un des meilleurs observateurs de Saint-Domingue, nous dit que les Bossales (les esclaves nés en
Afrique) représentaient les deux tiers de la population servile de la colonie
en 1789. Si les travaux de dénombrement exécutés par Gabriel Debien
(1974) incitent désormais à le considérer comme excessif, ce chiffre donne
néanmoins une idée de l'importance prise par cette population africaine à la
suite du développement considérable de la colonie au cours des vingt années
précédentes (Barthélémy 1997 : 840). En 1789, nous dit Carolyn E. Fick
(1990), les deux tiers du demi-million d’esclaves vivant à Saint-Domingue
étaient nés en Afrique (Mintz et M.-R. Trouillot 2003 : 26).
179 En décrivant la mentalité religieuse de la France d’avant 1848, l'éminent
sociologue Gabriel Lebras a pu noter que la superstition était répandue partout. Nul pays où l'on ne crût aux sorciers et aux sorcières… « Le christianisme lui-même en est envahi… Paysans des domaines, boutiquiers et artisans des villes et même l'aristocrate recherchaient par des invocations religieuses et des rites magiques le secours des puissances cachées » (Souffrant
1995 : 121). L'interdiction du vodou ou de toutes pratiques religieuses africaines, par le Code noir de 1685, s'inscrit non seulement dans la nécessité
d'empêcher les réunions des esclaves, lieu d'émergence des révoltes, mais
aussi dans la croyance partagée par les colons que des actes de sorcellerie
peuvent avoir une efficacité (Hurbon 1987b : 84).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
211
meurtriers sur les plantations 180. Ainsi, soupçonnait-on, sans doute à
juste titre, que tant les inspirateurs de la résistance parmi les [188] esclaves que les chefs marrons étaient des « sorciers » dont l’autorité
reposait sur les pouvoirs magiques qu’ils étaient censés détenir
(Hoffmann 1987 : 120-121).
Après les révoltes de 1791 que les Blancs croyaient survenir après
des cérémonies vodou, les autorités coloniales réprimaient sans pitié
tout ce qui de près ou de loin rappellait cette africanité. Même le
commissaire Sonthonax, qui débarque en 1796 pour appliquer la politique égalitaire et populiste du Directoire, a interdit les cérémonies et
réunions vodou jugées « antirépublicaines, immorales et dangereuses » (Hoffmann 1987 : 123). Selon Trouillot (1971 : 273, 267),
lors de la révolte générale des esclaves, presque tous les chefs de
bandes étaient Africains (nés en Afrique) ou s’en rapprochaient. En un
tournemain, ces chefs africains créaient partout une atmosphère de
fanatisme parmi les insurgés noirs, ces derniers croyant que leurs
chefs agissaient sous la dictée des invisibles. « Par des mots et des
gestes sacramentels, ils enflammaient la conscience des autres africains qui se jetaient aveuglément dans la mêlée. Dans leur manière
d'attaquer les Français, ces Africains employaient des procédés inusités jusque-là ». Avec leur pratique de guérilla, et aussi par leur conscience du vodou qui les faisait se croire invincibles, ils « ne jouaient
pas » et déroutaient littéralement les troupes françaises, déclare
Trouillot (1971 : 297).
En assimilant le pouvoir magique du vodou à la frénésie dans les
combats, la peur a changé de camp. Il semblait que les Dieux vodou
l’emportassent sur le Dieu des Blancs coloniaux, comme avait prophétisé Makandal, un leader marron (avant Boukman) connu pour ses
pouvoirs de « sorcier », qui fabriquait des poisons et procurait aux
esclaves des gadkò (talismans) qui les libéraient de la peur des Blancs
(Régulus 2010 : 192). Savoir que les Noirs avaient « dansé le vodou »
était suffisant pour créer une panique collective dans la colonie. En
rapportant les propos d’un contemporain, Trouillot (1972 : 85) a écrit
180
Si dans la partie française de Saint-Domingue les maîtres fuyaient les plantations pour échapper à la contre-violence des esclaves, dans la partie qui
appartenait à l’Espagne, « il est bien digne de remarque, d’y voir l’Espagnol
dormir en paix à côté de son esclave […]. Les esclaves n’y étaient guère que
des bergers sous des maîtres indolents » (Métral 1985 : 47, 48).
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212
ce qui suit : « Ils ont dansé le vaudou (danse obscène pour encourager
au meurtre) dans deux endroits ; on vient de pendre un des principaux
acteurs, qui a été pris en ville […] cette danse est un prélude de sinistre ».
[189]
Dans ce contexte, toutes les réunions d’esclaves 181, même les cérémonies funèbres, étaient frappées d’interdiction (Hoffmann 1987 :
121). Ainsi, les expressions culturelles de ces Africains et
l’insurrection constituaient, du moins dans les périodes de crise, deux
aspects d'un même phénomène. Et ces deux aspects provoquaient chez
les Français les mêmes réactions – pendaison du récalcitrant, son incinération à petit feu, l'exécution sommaire ou les tortures les plus
cruelles. « Les femmes africaines qui pratiquaient le fétichisme dans
les campagnes étaient jetées vivantes dans les flammes ». Un révolté,
c'était un vodouisant, un vodouisant, c'était un révolté, tel était le principe (Trouillot 1972 : 85).
Les conséquences étaient souvent, comme le rapportent Malenfant 182, Laujon 183 et d'autres observateurs, le massacre pur et simple
des vodouisants ou même de ceux des Noirs qui étaient soupçonnés de
pratiquer le vodou 184. Les Français le savaient, le vodou inspirait ces
181
« Les Nègres se réunissaient pour danser ; ces réunions excitaient les soupçons des tyrans. Ils commençaient par une danse appelée Chica et terminaient par le Vodou […]. Souvent ces malheureux tombaient, écumaient
comme épileptiques […]. Et c’est là qu’on alla s’imaginer que les Nègres
tramaient la perte des blancs et préludaient à des assassinats ! Le roi et la
reine de cette danse furent arrêtés, et, […] on les pendit avec leur toilette de
roi et de reine » (Capitaine Jean-Baptiste Lemonnier-Delafosse cité par
Hoffmann 1987 : 123).
182 Colonel Malenfant, l’un des combattants français contre l'armée de l'Indépendance à Saint-Domingue.
183 A. P. M. Laujon, un ancien conseiller à Saint-Domingue.
184 Les masses désespérées recouraient, même dans les villes, aux cérémonies
du vodou pour apaiser leur angoisse. Mais ces cérémonies étaient considérées comme une forme de révolte. Car elles soutenaient le courage des
masses. Et, dans la tourmente, c'est au vodou que ces masses réclamaient un
surcroît de courage pour affronter les dangers. De là ce fanatisme qui ne reculait ni devant les balles, ni devant les baïonnettes, ni devant les canons.
C'est pourquoi, aux dires de Malenfant, de Pamphile de Lacroix, comme de
bien d'autres, il était naturel pour les Français de massacrer les vodoui-
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
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Africains dans leur lutte. Avant tout combat, ils invoquaient les Esprits et tenaient compte de leurs recommandations. Les Dieux du vodou étaient essentiellement guerriers. Et chaque « grand prêtre » 185 du
vodou était un guerrier ou, pour employer l'expression alors à la
mode, un chef de révoltés. Donc, tout au long de la colonisation française à Saint-Domingue, une lutte [190] constante était menée contre
les pratiques qui s’apparentaient au vodou. Elle prenait souvent l'allure d'une guerre de religion, pendant laquelle tout vodouisant pouvait
être pendu ou brûlé vif. Cette lutte s'est intensifiée en 1802 et 1803
(Trouillot 1972 : 76, 80) 186. En effet, on peut admettre que les autorités coloniales combattaient le vodou avec fureur, non par zèle apostolique, mais plutôt pour des raisons préventives et sécuritaires.
sants… Ce qui maintenait en état d'horreur les Français, c'étaient donc les
danses du vodou. Le vodou pour eux signifiait révolte, agression, et les
Noirs qui pratiquaient le vodou, si on les surprenait dans une cérémonie ou,
même si on les dénonçait, étaient impitoyablement massacrés. Cette force,
les Français en avaient une crainte panique. À chaque fois que nous parlons
de Sans Souci, Petit Noël, Jacques Tellier, Labrunit, Cagnet, Yayou, Macaya, Movongou, Va-Malheureux, Caca Poule, Sylla, Gingenbre Trop Fort,
Jean Panier, du fameux Lamour Dérance, il y a, comme toile de fond de leur
psychologie, l'influence du vodou (Trouillot 1972 : 84, 87).
185 Les « grands prêtres » étaient des organisateurs et animateurs de danse lors
de laquelle ils invoquaient les esprits et tenaient compte de leurs recommandations. C’était pour des Africains l'occasion de se réunir et au cours de ces
réunions leur conscience pour ainsi dire s'exaltait et ils étaient prêts pour des
combats dans les plaines et les montagnes. Leurs dieux les rendaient invincibles, ils le croyaient du moins. À ce moment, les Blancs, les mulâtres
comme les Noirs qui constituaient les troupes coloniales étaient pris pour
cible. C'était très dangereux pour les troupes françaises les plus aguerries et
les mieux équipées. Ces grands prêtres du vodou ou chefs de guerre conduisaient où ils le voulaient ces hommes sur qui ils exerçaient une profonde influence (Trouillot 1972 : 77-79).
186 Quand le général Charles Belair (neveu de Toussaint Louverture) prit les
armes dans l’été de 1802 contre Leclerc, en rapportant la nouvelle au Premier Consul (Napoléon Bonaparte), il ajoutait sur un ton plein d’assurance :
« Dessalines et Christophe vont bien, et je leur ai de véritables obligations ».
Cependant, ce qui inquiétait Leclerc, souligne Trouillot (1971 : 283),
c'étaient les deux mille chefs africains qui hantaient les plaines et les montagnes. Et c’est avec une fougue brutale que Dessalines les poursuivait
(Trouillot 1971 : 302). Il « est dans ce moment le boucher des noirs »
(Trouillot 1971 : 286).
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Comme nous l’avons déjà souligné, cette attitude de crainte et de
mépris vis-à-vis des Africains de Saint-Domingue ne se manifestait
pas uniquement du côté des Français, mais aussi du côté des « Mulâtres » (Métis) et des Noirs créoles qui constituaient les troupes coloniales. Très tôt dans la colonie, une rivalité s’est créée entre Africains
(nouvellement débarqués, appelés « Bossales ») et Créoles. Par privilège de naissance, ces derniers étaient épargnés par le supplice de
l’étampe, et de ce fait, tirèrent fierté de leur avantage et se considérèrent supérieurs aux Bossales qui se sentaient mortifiés par ce stigmate.
« … la peine de l’étampe fut toujours considérée plus outrageante moralement qu’insupportable à subir physiquement ». Un créole rattrapé
après avoir fui l’habitation pour rejoindre les Nègres marrons a connu
le châtiment de l’étampe, qui était pour lui moins un supplice physique qu’une souffrance morale qui l’abaissait au niveau du Bossale
(Gauthier 1977 : 65). Personnage désorienté, meurtri et marginalisé,
ce Bossale était un « étranger absolu » – un véritable esclave. Et, à ce
niveau, inutile de préciser que ce terme stigmatisant est souvent reçu
comme une insulte 187 (Barthélémy 1997 : 841).
On peut remarquer avec Moreau de Saint-Mery (1984 : 59) le rôle
actif du colon dans la construction de l’image du Bossale par rapport
aux Nègres créoles.
[191]
À l'intelligence, le Nègre créole réunit la grâce dans les formes, la
souplesse dans les mouvements, l'agrément dans la figure, et un langage
plus doux et privé de tous les accents que les Nègres africains y mêlent.
Accoutumés dès leur naissance, aux choses qui annoncent le génie de
l’homme, leur esprit est moins obtus que celui de l’Africain [...]. Une prédilection assez générale, fait préférer les Nègres créoles pour les détails
domestiques, et pour les différents métiers. Il est assez simple, qu’étant
élevés avec des blancs, et sous leurs yeux, ces derniers se les attachent
187
En parlant d’insulte, Pamphile de Lacroix (1995 [1819] : 410), a noté que
« la dénomination de Nègre ou de Mulâtre a de tout temps été choquante
pour les hommes de Saint-Domingue. Le fameux Lapointe, en endossant
l’uniforme de Major général anglais, fit scier la jambe à un Noir qui l’avait
appelé mulâtre ». Aujourd’hui, les termes Nègre, Mulâtre perdent leur connotation péjorative en Haïti alors que le terme Bossale reste toujours insultant.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
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d'une manière plus immédiate, et qu'on leur destine des soins moins pénibles...
À travers ces jugements comparatifs apparaît clairement l'argument
classique du colon et du christianisme colonial qui cherchait à justifier
l'esclavage en le prenant comme un moyen privilégié pour civiliser le
« Sauvage africain » (Barthélémy 1997 : 842). En 1639, une bulle du
pape menace d'excommunication toute personne participant au trafic
des Amérindiens alors que les autorités religieuses voyaient dans la
traite des Noirs et l’esclavage un moyen efficace de convertir les Africains au catholicisme (Régent 2007 : 40). Dans l'institution esclavagiste, nous dit Hurbon (2009 : 189), un rôle important sinon cardinal
est assigné au christianisme comme mode de justification de l'esclavage. Quand Louis XIII devait officialiser la traite des Noirs, c’était
dans la « philosophie salvatrice » du christianisme qu’il avait trouvé
des subterfuges justificatifs. « Considérant que “la gloire de Dieu” est
bien “le principal objet des dites colonies”, il accepte d’autoriser le
commerce des Africains en échange de leur conversion au christianisme ». Car, disait-il plus tard (mars 1642), « les sauvages qui seront
convertis à la foi chrétienne et en feront profession seront censés et
réputés naturels français, capables de toutes les charges, honneurs,
successions et dotations » 188 (Régent 2007 : 41). Ainsi, après avoir
analysé les préjugés à la base de la traite des Noirs, AdélaïdeMerlande (1985 : X), a estimé que « l’esclavagisme est indissolublement lié au racisme ».
Justement, le regard discriminé des Créoles vis-à-vis du Nègre
africain n’était pas construit uniquement dans les faits, c’est-à-dire
dans les traitements qui leur étaient administrés, mais aussi au niveau
conceptuel. Et cette construction ne restait pas sans effet. En [192]
rapportant les propos d'un jeune Nègre créole, Descourtilz (1809:
277) 189 lui a donné la parole de la manière suivante : « Je me soucie
fort peu de mon père ; il a une peau grossière tandis que la mienne est
plus fine ; d'ailleurs il est trop sale ; regardez tout son derrière est à
l'air ». Toussaint Louverture lui-même écrira un jour au général La188
189
Mais ces dispositions généreuses ne seront jamais appliquées par les colons.
Descourtilz, Michel Étienne (1809), Voyage d'un naturaliste, Paris, Dufort
Père (3 vols) (cité par Barthélémy, 1997 : 843).
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vaux, gouverneur, pour lui manifester son humiliation et son refus de
voir ses soldats continuer à aller « nus comme des Bossales » (Barthélémy 1997 : 843). En justifiant l’arrestation de Macaya (Africain et
chef de bande révoltée), en 1796, Toussaint se plaint de lui à Lavaux
en disant : « Tous les jours, il fait des danses et des assemblées avec
des Africains de sa nation à qui il donne de mauvais conseils » (Midy
2009 : 140). Comme les Blancs, les Créoles 190 détestaient les Nègres
bossales 191. Faisant partie de l’armée coloniale, ces Créoles trouvaient naturel de guerroyer contre ces Africains dits brigands.
Par contre, aux yeux des autorités coloniales, Créole ou Africain,
homme de couleur ou Noir, chrétien ou vodouisant, tout révolté est
considéré comme brigand ou barbare. Si Bonaparte voyait dans la valeur de Toussaint une ingéniosité qui serait égale à la sienne, et avec
laquelle il pouvait conquérir l’Amérique, dès la réception en provenance de Saint-Domingue d’une constitution qui garantissait la liberté
des Noirs et donnait à Toussaint le titre de gouverneur à vie 192, la colère du Consul a éclaté. Le génie est devenu « un chef de brigands »,
« un esclave révolté qu’il faut punir » (Métral 1985 : 24-27). Et c’est
ainsi que Toussaint a eu à affronter l’expédition de Leclerc. Christophe, dont le mépris pour les Africains et vodouisants était bien connu, fut traité de « barbare révolté » par Leclerc parce qu’il refusait de
lui livrer la ville du Cap qui était sous son commandement (Métral
1985 : 37). Il est évident que la construction et le maintien de ce regard racisé dans la colonie avaient pour fonction, entre autres, de prévenir les possibilités de conspirations provenant d’une union des
forces des moins et des plus exploités du système.
[193]
Quand les chefs de bandes multiplient les attaques contre cette expédition qui voulait reconquérir l’île, après quelques mois de luttes, la
résistance menée par les chefs créoles – dont les plus illustres étaient
190
Ces Noirs étaient au temps de la colonisation des artisans, des domestiques,
des marchands ambulants ou stables et surtout, des commandeurs.
191 Christophe dit avoir hésité à prendre les armes à côté de Sans Souci, Macaya, Petit-Noël en dépit des tentatives de rétablissement de l’esclavage par
Leclerc. Car selon lui, seul l'instinct de pillage stimulait ces chefs africains.
Il les haïssait aussi parce qu’ils pratiquaient le vodou (Trouillot 1972 : 93).
192 Bien qu’elle dût être sanctionnée par la mère patrie.
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Toussaint Louverture, Christophe, Dessalines et Pétion – a fini par se
rallier à Leclerc contre les bandes armées (Barthélémy 1997 : 847). Si
selon les analyses de Bénot (2004 : 82) l’aspiration à l'indépendance
était présente dès le début (1791-92), il a fallu la généralisation de
cette insurrection et la tentative de restauration bonapartiste193 pour
contraindre les Métis et les Nègres créoles de l'armée coloniale à basculer dans le camp des « Bossales » afin de faire le saut final vers
l’Indépendance de 1804. Mais ce revirement, comme l’a noté Barthélémy (1997 : 848), ne signifiait pas le ralliement à des hommes que
l'on redoutait et que l'on méprisait. Ainsi, devenues maîtres de la terre
d’Haïti, ces deux minorités agissantes allaient se disputer le pouvoir
politique et économique à leur profit tout en refoulant les « Bossales »
dans les montagnes et dans les campagnes 194. Lorsque Dessalines
(devenu empereur d’Haïti) a pris sa décision de distribuer « des terres
aux cultivateurs, aux hommes dont les pères sont en Afrique », ces
deux minorités nationales ont réagi par la conspiration, et finalement,
ils l’ont assassiné dans les conditions les plus indignes.
L’Indépendance acquise 195, il faut maintenant la consolider, car
les menaces d’un éventuel retour des Français étaient constantes. Pour
forcer l’opinion publique française à nier cette Indépendance, et du
coup exiger une reconquête, « il faudra que circulent à travers toute
l'Europe des rumeurs de cannibalisme, de sauvagerie, de despotismes
inhérents à une population de "race noire" » (Hurbon 1987b : 54).
Dans ce contexte, les porte-parole des quelque six mille anciens co193
194
Surtout avec l'annonce du rétablissement de l'esclavage en Guadeloupe.
C’étaient ces « refoulés » qui allaient devenir des cultivateurs et des paysans.
195 « Par acte le Nègre de Saint-Domingue a fait mentir le Blanc esclavagiste et
colonial qui le croyait incapable de sentiments humains. Seul, il conquit sa
liberté et son indépendance dans un monde dominé par le Blanc » (Gauthier
1977 : 53). On peut rappeler qu’au moment où Haïti a réalisé cet exploit, colonisation, plantation et esclavage représentaient trois aspects étroitement et
directement intégrés au développement de l’économie monde capitaliste de
l'époque. D'une manière générale, la rupture de la domination coloniale
n'entraînait en aucune façon la disparition de la grande plantation et encore
moins de l'esclavage. Les États-Unis d'Amérique du Nord (1776) et le Brésil
(1822), très tôt libérés de l'oppression d'une métropole européenne, se situent parmi les pays qui ont conservé le plus longtemps la plantation et l'esclavage – 1865 pour les uns et 1888 pour l’autre (Hector 2009 : 98).
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218
lons avaient pour tâche de faire valoir les bénéfices que la Métropole
avait perdus suite à leur expropriation. Ainsi, ils décrivaient avec
« une effrayante précision de détails » les déprédations et les atrocités
commises par des « sauvages africains » ou « cannibales révoltés ».
[194]
Ces qualificatifs étaient avancés comme preuves que ces « ingrats
barbares » (propos du jeune Victor Hugo) ne méritaient ni la liberté,
ni, à plus forte raison, l’Indépendance (Hoffmann 2010 : 20), d’autant
plus que le mot « Haïti » était embarrassant et avait de lourdes connotations pour les planteurs de la Caraïbe et des Amériques. Puisque les
Anglais et les Espagnols étaient en période d’hostilités avec les Français, ils auraient pu légitimer cette Indépendance au détriment de leur
ennemi commun. Loin de là. La solidarité esclavagiste l’emportait sur
les rivalités géopolitiques. D’ailleurs, les États-Unis d'Amérique et le
Brésil par exemple allaient conserver la grande plantation et l'esclavage respectivement jusqu’en 1865 et 1888. Comme a bien noté
Brathwaite (1975: xvi), les sanctions (blocus économique et diplomatique, boycott) devaient être imposées plus subtilement contre la subversion 196 culturelle de ces Noires de l'hémisphère que contre les exesclaves en tant que tels.
Face à cette campagne de dénigrement, les premiers dirigeants et
l’élite intellectuelle d’Haïti devaient réagir. Pour sortir de l’isolement
et aussi essayer de se débarrasser de l’étiquette « africaine » qu’on lui
avait apposée dans une Amérique dont l'idéal était le blanchissement,
le nouvel État était dans l’obligation de s’en défaire afin d’obtenir sa
carte d’accès au cercle des « nations civilisées ». Ainsi, il se proclame
chrétien et choisit le français comme langue officielle 197 bien que les
196
Dans le sens de renversement des valeurs esclavagistes établies à cette
époque.
197 Savoir le français et vivre « à la française » étaient les meilleurs moyens
pour les militaires noirs de la nouvelle élite de se distinguer de la masse
analphabète des « nouveaux libres ». Les Métis avaient déjà leur marque de
distinction. Bien des membres de la nouvelle classe dirigeante étaient de
père ou de grand-père français ; certains avaient été éduqués en France et se
considéraient comme mieux qualifiés pour mener le pays dans la voie de la
« civilisation » et du développement que les officiers noirs souvent créolophones et parfois illettrés avec lesquels ils partageaient le pouvoir (Hoffmann 1992 : 29).
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croyances et les pratiques vodou ainsi que le créole (comme langue)
aient constitué l’essence culturelle des masses. Dans cette logique,
pour mériter sa carte d'identité occidentale, il fallait contraindre les
paysans à subir le processus d'acculturation catholique. Néanmoins,
comme l’a noté Hurbon (1987a : 28), même chez les membres de
l’élite, la culture occidentale ou française était surtout une question de
façade.
Dans ce processus d’épuration, la langue créole (considérée
comme un dialecte vulgaire) et le vodou faisaient partie d’une tare
ancestrale, une marque de l’africanité, une atteinte à l’honneur de
cette nouvelle République de l’Amérique. D’où exclusion sociale et
persécution répétitive des gardiens des éléments évoquant l’influence
de l’Afrique en Haïti. Hannibal Price [195] (1891), voulant prouver le
caractère civilisé de l’État haïtien, a invoqué comme argument la lutte
des autorités contre les ougan, ces « captureurs d’âmes, et loupsgarous ». Pour montrer la rigueur de l’État face à ces gardiens de
l’africanité, il rappelle que le Président Geffrard (1860-1864) a fait
arrêter et emprisonner comme anthropophage tout individu réputé, à
tort ou à raison, papa-lwa ou manman-lwa. Par cette mesure, a-t-il
estimé, Haïti était épuré de la sauvagerie (Hurbon 1987b : 61-62).
Pour ce qui est de la langue créole, les publicistes haïtiens
n’hésitaient pas à nier la réalité et à déclarer que « la langue française
est la langue courante, la seule en usage, et tous les paysans la comprennent » 198. Selon le Métis Arthur Bowler (2010[1889] : 17), les
Français en visite en Haïti pourraient entendre « cette douce et enivrante musique, la plus agréable, la plus harmonieuse qui puisse venir
frapper l’oreille […] leur langue maternelle, la belle et noble langue
française parlée par la majeure partie des Haïtiens ». Un autre agent
(Lespès 1891 : 32) a pu affirmer aussi que : « Nos lois, nos mœurs,
notre langue sont françaises. Notre caractère est français » 199. Haïti,
dans cette période, se complaît plus souvent dans son idéal que dans
sa réalité ; du moins, elle préférait la nier. Elle n’avait pas le choix. Il
198
Une déclaration de Louis-Joseph Janvier (1882) dans Les détracteurs de la
race noire et de la République d’Haïti, Marpon et Flammarion, Paris, p. 27.
199 Lespès, Pascher (1891), Haïti devant la France, Typog, l’Haïtienne, Portau-Prince, cité par Hoffmann (2010 : 149).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
220
s’agissait d’une requête de l’environnement géopolitique à laquelle
elle ne pouvait pas se dérober. L’enjeu était énorme.
Avant de terminer cette approche diachronique de l’hostilité que
nos interlocuteurs évoquent à maintes reprises dans les différents épisodes de leur « roman familial », rappelons avec Frankfurter (2008 :
14) que la diabolisation de l’Autre comme prélude à sa persécution est
une pratique courante dans la construction des « boucs émissaires » 200. En parcourant l’histoire des croyances populaires et apocalyptiques, le spécialiste de la « représentation du mal » a pu souligner que les sectes hérétiques ont toujours été exposées dans l’histoire
sous le label des « individus démoniaques et dangereux qu’on disait
impliqués dans des orgies incestueuses, des actes de cannibalisme infantile et d’atroces rituels ». Parce qu’ils vont à l’encontre des dogmes
[196] officiels, il faut les discréditer et les combattre 201. Aux yeux des
200
Selon Girard (2001 : 68), ces boucs-émissaires renvoient à des victimes qui
passent pour responsables des désordres en vertu des seules contagions mimétiques.
201 À la fin du XVIIe siècle, apparaît au Congo un mouvement messianique à
vocation indépendantiste. Il s’agit de l’Antonian movement créé par Dona
Béatrice, dit également Kimpa Vita. Par son charisme et sa capacité de réinterprétation du message de l’Évangile des missionnaires dans une vision politico-religieuse et libératrice du Congo, elle a menacé l’hégémonie portugaise en annonçant la chute de l'Église, donc la perte de contrôle du
royaume par les missionnaires. Elle a été arrêtée et condamnée au bûcher en
1706 pour avoir symbolisé la résistance collective face à la domination portugaise (voir Luca 2008 : 235 ; Kouvouama 2002 : 163). Une autre illustration est celle du Roi (Agadja) qui haïssait le système Gbo parce qu’il permettait trop d’alliances contre lui et cherchait d’autres formes religieuses
pour le remplacer. Il trouva Fa, introduit à Abomey par des marchands Yorouba, et entreprit d’instaurer son culte parmi le peuple. Le Roi eut à vaincre
une sérieuse résistance pour abolir les vieilles pratiques de divination, et
c’est certainement pour accélérer le processus qu’il a vendu aux négriers
tous les spécialistes de Bo (un mode de divination, le plus suivi avant
l’importation de Fa sur le plateau d’Abomey. Bo était une Divinité qui était
très ancienne) — lesquels se retrouvèrent en Haïti. Elles s’expriment par ce
qu’on appelle « Rele Lwa nan govi » (Appel du Lwa dans une cruche) ou le
« Rele mò na dlo » (Appel du mort dans l’eau). Il s’agit selon Desquiron
(2003 : 25) de l’exacte reproduction de la divination Bo. Par ce moyen, on
entre en contact non seulement avec les parents morts, comme au Dahomey,
mais aussi avec les Dieux eux-mêmes qui prophétisent et donnent des conseils.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
221
Romains, les premiers chrétiens étaient décrits par cette image de perversion. Les « hérétiques » gnostiques ont été perçus de la même manière par les chrétiens orthodoxes. Plus tard, ce fut le cas des juifs aux
yeux des chrétiens de l’Allemagne et de l’Angleterre médiévales. Ensuite, on a eu les fameuses « sorcières » décrites par les Églises de
Suisse, de France, d’Allemagne et d’ailleurs 202.
Selon Frankfurter (2008 : 24-27), ce mode de gestion relationnelle
avec « l’étranger » cache une forme de voyeurisme vis-à-vis de ce qui
est « pervers et dégoûtant ». Et cette « combinaison d’horreur et de
voyeurisme salace » revient souvent dans les représentations littéraires
d’autrui. Ce dernier est souvent construit comme un monstre. « Il
mange des êtres humains, éventuellement des enfants ; ses habitudes
sexuelles sont perverses ; sa musique rend les gens violents et les entraîne dans des états de transe bestiaux ». Pour l’église catholique du
début de l’époque moderne, ces « Autres pervers » se mêlent aux démons, et constituent une anti-église en face de « l’institution universelle ». En déterminant la forme du mal dans le monde, elle prescrit
aussi les moyens de s’en débarrasser 203. Ainsi, les paniques, conçues
comme un mal à grande échelle, se manifestent elles-mêmes dans
l’environnement local. Par [197] conséquent, les dangers locaux sont
dorénavant appréhendés non en termes de voisins malveillants, mais
plutôt en termes de démons et de sorcières sataniques accomplissant
comme il se doit leurs fonctions au détriment de la « sainte Église ».
Comme l’a noté Hurbon (1987b : 80), pendant tout le XIXe siècle,
il ne se passe pratiquement pas une décennie sans qu'une psychose de
202
Pensons aux anciennes descriptions des Scythes ou des Indiens du Nouveau
Monde ainsi qu’aux histoires modernes à sensation ou aux séries B sur
l’Afrique (Frankfurter 2008 : 24). Selon Girard (2001 : 68), si dans les
mythes les victimes paraissent coupables et les communautés, innocentes, il
s'agit d'une illusion suscitée par les contagions violentes. Les mythes s'enracinent dans des phénomènes de foules dont ils sont les dupes. Ils sont incapables de critiquer même les accusations invraisemblables qu'on retrouve un
peu partout chez eux, les crimes de type « œdipien », parricides, incestes,
bestialités, transmission de la peste, etc. Les fautes des héros mythiques rappellent trop celles qui viennent à l'esprit des foules en quête de victimes.
203 Parce que cette angoisse fait éclater les anciennes allégeances et structures
sociales, les communautés deviennent alors de plus en plus dépendantes des
chasseurs de sorcières, des acteurs qui leur sont associés et d’une machinerie
rituelle épuratrice (Frankfurter 2008 : 24).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
222
sorcellerie n'éclate et ne s'empare des esprits en Haïti. L'occupation
américaine au début du XXe siècle a relancé cette psychose du vodou,
« tout entier confondu avec le règne de Satan ». Sous le régime de la
Présidence à vie héréditaire des Duvalier, tout s’est passé comme si ce
règne de Satan s'était définitivement établi. Au cours des protestations
politiques contre le président Jean-Bertrand Aristide (en 2004), des
rumeurs de sorcellerie étaient mobilisées contre lui en vue de renflouer le camp de l’opposition. Très récemment (entre octobre et décembre 2010), environ 45 personnes ont été lynchées à mort sous
l’accusation d’avoir propagé l'épidémie de choléra en Haïti en pratiquant la sorcellerie. Les « sorciers » de cette République de la Caraïbe
n’ont pas de limites dans leur pouvoir magique. Ils peuvent, semble-til, s’ingérer dans les réseaux de télécommunication et émettre des appels maléfiques. Du point de vue ethnologique, la question du diable
est ici une affaire très sérieuse. Il paraît que la curiosité scientifique se
trouve contrariée et affaiblie de plus en plus par cette catégorie de discours, qui finalement transforme l’imaginaire en une réalité sociale
effective.
5.1.2. Méfiance et silence
auto-protecteurs des initiés
Retour à la table des matières
Conscients des effets violents du regard racisé et théocentrique sur
le vodou en Haïti, les anciens de cette tradition religieuse n’entendent
pas que leurs pratiques ancestrales disparaissent avec eux. C’est pourquoi il ne s’agit pas pour eux uniquement de transmettre les croyances
et les pratiques vodou, il leur faut transmettre aussi une attitude prudente, une méfiance protectrice que Berliner (2005b : 582-584) appelle « une épistémologie du secret ». L'idée du secret ici est essentiellement un phénomène interactif qui est inscrit dans un type spécifique
d'interaction sociale autour du rite de passage de l’initiation. Cette
épistémologie établit une distinction (une frontière) entre les initiés
qui ont accès à des connaissances [198] spécifiques et les non-initiés
qu’on doit garder à l’écart du secret du culte. Le rappel et le maintien
de cette distinction rentrent dans le processus de stimulation des éventuels noviciats afin d’assurer la pérennité du système.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
223
En assistant à une sortie des nouveaux initiés de la chambre initiatique chez l’un des fils spirituels du père d’Henriette, nous avons eu
l’opportunité d’écouter le discours qu’il leur a adressé : « Ason sa a ki
nan men w la a, se la vi w, se lanmò w. Ou dwe respekte l. Bouch ou
pa dwe alèlè. Ou dwe kenbe sekrè ason ou sot pran la a. Se pou w
kenbe tradisyon an e pase l bay lòt moun tou menm jan jodi a ou
resevwa l la. Piga ou kite moun entimide w pou nenpòt ti pwoblèm ou
ta genyen pou w kouri al konvèti » (Cet ason que vous tenez en ce
moment est à la fois votre vie et votre mort. Vous lui devez du respect. Vous êtes tenus d’être discret. Vous devez garder le secret
d’ason que vous venez d’obtenir. Vous devez garder cette tradition et
la transmettre à d'autres de la même manière que vous venez de la recevoir aujourd’hui. Ne vous laissez pas intimider par les moindres
problèmes susceptibles de vous porter à vous convertir).
Dans ce discours public sur le rituel d’initiation, on peut retenir
que l’initié, en plus d’avoir le devoir de transmettre ses connaissances
et son savoir-faire en vue de garantir la survie de la tradition familiale
et ancestrale, a aussi l’obligation de mesurer ses propos en ce qui concerne les secrets acquis au cours de son initiation. La discrétion est ici
un principe d’or auquel on ne peut pas impunément se dérober. Ainsi,
la capacité de l’ougan ou de la manbo à garder confidentiel le secret
d’ason traduit son degré d’attachement à sa généalogie croyante. Pour
savoir quel type de discours il doit tenir avec un interlocuteur, l’initié
vodou veut s’assurer au préalable que la personne en question est un
initié (asogwe) comme lui, ou qu’il s’agit d’un profane ou encore d’un
charlatan. Dans ce cas, même les ougan ou manbo qui n’ont pas été
dans une chambre initiatique font l’objet d’une certaine méfiance.
Au cours de notre entretien avec Henriette, chaque fois qu’elle interprète une question comme étant celle qui aurait pour objectif de
dévoiler son secret d’ason, elle a refusé de répondre en disant que ce
genre d’informations est réservé aux initiés. « Li di m fè isit, fè lòt
bò… Li di m fè tèl jan... Epi li voye m fè tèl bagay » (Il me dit d’aller
par-ci, d’aller par-là… Il me demande de faire de telle façon… Puis, il
m’envoie faire telle chose). Ce sont ces [199] expressions floues et
sans contenu explicite qu’Henriette utilise pour parler d’un fait relatif
au secret d’ason afin de rester loyale vis-à-vis de son père initiateur.
Pendant notre entretien avec Grégoire, en essayant d’aborder les procédés d’interpellation des Lwa avec lui, croyant que nous voulions
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
224
l’interroger sur ses « mots de passe », il nous a répondu de la manière
suivante : « Yo pa vann sekrè nan mache - ti gason ! » (On ne vend
pas de secret au marché public - petit garçon !) Quand nous avons
voulu l’interroger au sujet de « aller sur les lieux » ou dans les bois
afin de recevoir l’ason de la main de Papa Loko, il a réagi en souriant : « Misye se you fouyapòt menm jan ak Pè Salomon » (Ce monsieur [donc, nous-même] est très curieux à la manière d’un certain
Père Salomon). Il poursuit ses mises en garde en ajoutant ce qui suit :
« M ap di w you bagay tande, sa m ap di w la a se you chante pwen li
ye wi : - Ti gason yey ! Ti gason yey tonnè ! Ti gason yey tonnè ! Tonnè a boule w. M wè w ap fouye, kraze zo nan kalalou. Sekrè pa van
nan mache. Lè ou vann sekrè ason sa rele trayizon » (Je vais te dire
quelque chose au rythme d’une chanson de mise en garde : - Petit garçon hey ! Petit garçon hey tonnerre ! Petit garçon hey tonnerre ! Tu
cherches à te faire brûler par le tonnerre. Je vois que tu es un fou curieux. On ne vend pas de secret au marché public. Le fait de livrer le
secret d’ason est un acte de trahison.) Onel nous a dit qu’il y a des
notions spécifiques qu’il n’enseigne pas à celui qui suit la formation
initiatique kouche sou pwen ougan ou manbo avant l’obtention de
l’ason. Car si au cours du processus, le candidat se désiste et se convertit au protestantisme, ce serait une trahison pour lui (Onel) en tant
que prêtre initiateur. Mais s’il abandonne alors qu’il est devenu un
prêtre confirmé, il en serait responsable.
En étudiant les relations intergénérationnelles de la transmission
religieuse pré-islamique chez les Bulongic (Guinée-Conakry), Berliner (2005b : 583) a noté que les jeunes savent que poser des questions
sur les secrets du culte est interdit. Ils sont aussi très conscients du
danger inhérent à l'approche des secrets gardés jalousement par les
anciens initiés. Le secret implique une multitude d'interdictions forcées sous menace de mort. Abdoulaye, un interlocuteur de 16 ans, lui
a dit d'un ton inquiet que : « Les jeunes voudraient savoir, mais ils ont
peur. Même une mouche peut vous trahir si vous parlez. Un jour, un
jeune homme voulait savoir, et les anciens l'ont tué. C'est pourquoi les
jeunes n'osent pas demander à leurs pères ». En proférant des menaces
contre les curieux bavards, ils entretiennent un mode de gestion de la
peur qui contribue à maintenir l'idée qu'ils possèdent une connaissance
très puissante et qui ne [200] doit pas être révélée. Et cette gestion est
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
225
légitimée par les non-initiés qui consentent à rester à l’écart de
l’épistémologie de ces secrets.
En ce qui concerne le devoir de discrétion, Déravine nous a parlé
des mises en garde dont il a été l’objet quand il devait effectuer un
ensemble d’interventions publiques sur le vodou afin de mieux le faire
connaître aux non-initiés. Étant un ougan expérimenté, il s’est fait accompagner de sa femme qui l’appuyait sur le plan technique dans les
séances d’intervention. Comme sa femme n’était pas encore initiée, il
a reçu de multiples appels téléphoniques de la part des anciens du milieu pour lui rappeler que cette initiative était trop hasardeuse.
Puisque cette vodouisante était une non-initiée, elle n’était pas accréditée à prendre la parole en public sur le vodou car elle risquait de divulguer des savoirs susceptibles de détruire le vodou. On lui a rappelé
que cette dérogation peut conduire à des peines allant jusqu’à la mort.
Face à ces réactions, il a été obligé d’entreprendre une démarche de
mise en confiance auprès de ses pairs et de prendre le soin d’indiquer
à sa femme ce qui est à divulguer et ce qui ne l’est pas.
Selon Déravine, tout secteur des activités humaines a son niveau
intime, personnel et secret (par exemple on parle souvent de secret
professionnel, de secret financier, de secret d’État) 204. Ainsi, plus
l’enjeu est énorme, plus les mesures visant à forcer la discrétion sont
élevées et prennent une forme sacramentelle. Les membres de société
secrète révolutionnaire de la « Charbonnerie réformée » qui est apparue dans le Midi de la France à partir de 1830 devaient prononcer un
serment formulé de manière à terrifier l’adepte et qui visait la cohésion du groupe : « Je jure haine à tout despotisme religieux et politique, haine à la royauté ; je m’oblige à poignarder les tyrans, ainsi
que celui qui divulguerait les secrets de la société 205, ainsi que tout
204
La manière dont monsieur un tel fait l’amour avec sa femme, le secret maçonnique, le magicien sur scène, la discrétion de n’importe quel conseil
d’administration de grande entreprise ou conférence de rédaction de médias
nationaux…
205 Souligné par nous. Dans le contexte des manifestations religieuses mêlées
d’activités politiques qui visaient à rassembler, organiser, mobiliser les
communautés des fidèles du vodou contre « l’ordre blanc » colonial, Moreau de Saint-Méry (1958, I : 65-68) rapportait le déroulement d’une cérémonie du vodou afro-créole (qui était en construction) où les fidèles
s’engageaient sous serment à souffrir la mort plutôt que de rien révéler et
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
226
individu qui me serait désigné sur l’ordre du grand maître, si le sort
venait à tomber sur moi ». Et s’il manque à son serment : « qu’on
m’enfonce ce poignard dans le sein, que mes cendres soient brûlées et
jetées au vent » (Tardy 2007 : 101).
[201]
Comme l’a noté Tardy (2007 : 96) le secret est souvent pratiqué
par des acteurs qui revendiquent la transparence mais qui surmontent
ou ignorent cette contradiction en invoquant la raison d’État pour
l’autorité, en développant une mystique protectrice pour les groupes
clandestins. Par ailleurs, il faut admettre que le secret n’a pas seulement une fonction protectrice, il peut être investi de multiples significations par les acteurs. Laissant libre cours à l’imagination, il provoque à la fois la fascination et la peur. Par conséquent, en cas de panique sociale, les individus soupçonnés d’appartenir à de tels groupes
ou de détenir des savoirs secrets ou barricadés se retrouvent parmi les
premières victimes des opérations répressives 206.
Comme on l’a déjà noté, cette épistémologie du secret a une fonction protectrice et doit barricader le culte contre les forces adverses.
Mais pour mieux faire histoire, il ne suffit pas d’instituer des secrets,
il faut les transmettre tout en fidélisant les nouveaux « porteurs ». Selon Debray (1997 : 18-19), le « dur désir » de durer cherche à occuper de l'espace en faisant flèche de tout bois. Par ce désir, la transmission prend la forme de trajets et d'emprises, se propulse dans le milieu
environnant, opère ainsi pour faire souche et patrimoine. Elle s'aventure au loin pour accroître ses chances de ne pas mourir.
Dans le processus de fidélisation de l’appelé ou du nouveau récipiendaire, le mariage mystique, comme rituel de l’alliance avec une
Divinité a un poids considérable. Deravine nous a dit que la demande
même à la donner à quiconque oublierait qu’il s’était aussi solennellement
lié (Midy 2006 : 188).
206 Pendant les premières décennies de l'Indépendance où l'État haïtien se préoccupait de consolider son indépendance dans un contexte de psychose
permanente d’un éventuel retour des Français, les confréries mysticoreligieuses (vodou, loges maçonniques) et même des protestants, furent
frappées de mesures d’interdiction. En agissant en toute liberté, elles étaient
perçues comme une source de déstabilisation du nouvel État au regard de sa
quête d'une fondation durable (Hurbon 2009 : 194-196).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
227
en mariage exprimée par un Lwa se fait généralement dans un rêve.
La réalisation de ce rituel, nous explique-t-il, est une manière pour la
Déïté en question de s’assurer que le nouveau ougan ou la nouvelle
manbo lui est attaché-e pour la vie. C’est une relation d’engagement
stable et non éphémère. Ce mariage est fondamental pour la prise au
sérieux de la fonction du ougan ou de la manbo, car « lè ou pa marye
ak Lwa a ou pa gen angajman avè l » (quand on n’est pas marié avec
le Lwa, on n’a pas d’engagement avec lui), [202] avance Guillaume.
Il ajoute qu’il ne pourra « trahir le Lwa après la réalisation de cet rituel de l’alliance ». «Une conversion après le mariage, poursuit-il, serait considérée comme une trahison. Dans le milieu, tout le monde le
sait, de telle trahision ne restera pas impunie».
Une manbo ou un ougan confirmé n’a pas seulement à jouir de la
protection ou des privilèges qui se rattachent à son mariage ou à son
patrimoine mystique, mais il a aussi une vocation qui est de transmettre ce qu’il a reçu des générations précédentes en adaptant cet héritage aux évolutions du monde qui l’entoure. Étant produit par ceux
qui le précèdent, il est invité à produire à son tour d’autres héritiers
qui s’inscriront dans un projet de transmission continue.
Déravine nous a dit qu’il compte déjà à son actif environ trois cent
quarante filles et fils spirituels (initiés) et plus de mille pitit lwa qui
ont eu leur garde de protection (bay gad) de sa part. Il ajoute que ce
record est volontaire. Il fait partie de sa contribution pour garder vivant le vodou au détriment de la volonté de ses ennemis. Les initiés
sont devenus des frères et sœurs qui doivent s’unir en cas d’adversité.
C’est ainsi qu’il déclare :
De même que les protestants font la distribution des bibles, nous autres
les prêtres vodou nous distribuons le secret d’ason au sein de la population. Cet octroi de l’ason vise à empêcher la disparition de notre tradition.
Quand une manbo ou un ougan est menacé de lynchage, plus il a autour de
lui d’onsi, plus il peut s’en sortir sain et sauf. Vu les hostilités menaçantes
que connaît le vodou, plus on connaît ses vertus, plus on le pratique, plus
il perdurera dans le temps.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
228
À ce niveau, on peut en déduire que si les anciens du vodou jugent
nécessaire de mettre l’accent sur le respect absolu d’une sorte de
« secret-défense », c’est qu’ils sont conscients que la relève est susceptible d’être entravée par des obligations contradictoires.
[203]
5.2 – Loyauté familiale et religieuse
entre des obligations contradictoires
Retour à la table des matières
Appartenant à plusieurs structures sociales (État, organisation, religion, école, famille…), l’individu est souvent pris entre des obligations contradictoires. Quand chacun de ces champs réclame à un destinataire un comportement loyal, l’acteur en question va devoir négocier cette gamme de loyautés (concurrentes) en établissant une hiérarchisation des différentes strates de loyautés. Quand les intérêts de la
famille, de l’école, du groupe religieux ou de l’État sont en conflit, la
solution ne s’impose pas avec évidence. Dans une telle situation, c’est
la position de l’un ou de l’autre dans la hiérarchie des obligations et
des valeurs intériorisées qui va permettre à l’acteur de trancher.
Selon le schéma de la réussite sociale dans le milieu dans lequel
Mosaline a grandi, une jeune fille bien éduquée et sage avait un parcours professionnel tout tracé à suivre. Après la fin de ses études primaires, elle devait suivre des cours secondaires qui devaient aboutir à
un brevet d’enseignement primaire ou d’auxiliaire en soin de santé.
C’était l’exigence sociale à laquelle elle devait se plier. Par contre, ses
Lwa rasin (Lwa racines) avaient leurs propres exigences – Mosaline
doit être disponible à temps complet à leur service. Comme son père
a négocié avec eux, elle a pu quitter sa commune natale pour aller
terminer ses études et avoir son diplôme professionnel. Puis elle est
revenue, selon ce qui avait été entendu. « Se la mwen te koumanse
travay epi aprè m vin pa renmen andeyϛ. M gade m wè m al aprann
metye epi m chita se nan travay Lwa m rete, m di m pral Potoprens, m
te fè sa an 1980 » (C’est à cet endroit [son lieu de naissance] que j’ai
commencé à travailler [comme manbo]. Après cela, je ne voulais plus
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
229
rester à la campagne. Car je voyais qu’il était anormal d’avoir un diplôme et de rester à la campagne au service des Lwa. Je me disais que
je devais aller vivre à Port-au-Prince, et c’est ce que j’ai fait en 1980).
Installée dans la capitale, elle a fait plusieurs tentatives de détournement (conversion, prosélytisme contre le vodou…) pour ne pas devenir manbo, mais les Lwa ont finalement eu le dessus.
Voulant être en conformité avec la culture dominante et en même
temps loyal à sa tradition ancestrale, le vodouisant est souvent pris
entre deux feux. Quand Henriette dut se marier et faire communier sa
première fille à l’église catholique, elle fut obligée d’accepter de [204]
prononcer le serment du « rejeté » imposé par les autorités catholiques
de l’époque : « Pou m te marye, m te oblije rejete » (Afin que je pusse
me marier, j’ai dû renier ma foi vodou), raconte-t-elle. En répétant
après le prêtre (catholique), elle a dû prononcer ces mots : « Si m al
nan zafè lwa ak timoun mwen yo, se pou yo tout peri » (Si je vais aux
activités des Lwa avec mes enfants, sans exception aucune, ils doivent
tous périr). « Yo te fè m sèmante pou m pa janm sèvi Lwa » (On m’a
fait de jurer de ne plus servir les Lwa) 207.
Cependant, afin qu’elle n’éprouve pas de sentiment de culpabilité
vis-à-vis de ses Lwa rasin, une autre vodouisante lui a conseillé
d’employer une astuce : étant devant le prêtre au moment du « rejeté », elle devait dire en son coeur que les paroles de reniement de ne
viennent pas de lui, mais de l’agent catholique en question. Sinon, cet
acte serait perçu comme une trahison envers sa famille, ses ancêtres et
ses Lwa. Face à ces obligations contradictoires, on voit qu’Henriette a
pu trouver une médiation qui lui a permis à la fois de répondre aux
attentes sociales (se marier et faire communier son enfant à l’église) et
de conserver un rapport harmonieux vis-à-vis des Lwa. De Gaulejac
(1999 : 90) souligne que « les conflits internes, vécus sur le mode relationnel, sont aussi l’expression des contradictions sociales qui tra207
Conformément à cette théologie de croisade et de reniement de soi, le vodouisant devait répéter les propos suivants : « Je ne suis plus un fils de
l'Afrique et de la Guinée. Racheté par le Christ, je suis un fils de JésusChrist » (Ce pas descendant l’Afrique m'ié encore. Jésus-Christ té acheté
moin. Ato cé descendant Jésus-Christ m’ié), Catéchisme créole, publié sans
nom d’auteur avec la permission de Monseigneur Robert, édition revue et
corrigée, Les Pères Rédemptoristes, Port-au-Prince, 1958 (cité par Souffrant
1995 : 154).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
230
versent les familles et confrontent chacun de ses membres à la nécessité d’inventer des médiations ».
Pour De Gaulejac (1999 : 139), tout enfant éprouverait une dette
vis-à-vis de ses parents biologiques puisqu’il leur doit la vie, dette qui
exigerait de lui loyauté et réciprocité. Cette loyauté dans le vodou se
traduit par la conformité de la conduite des initiés aux règles qui établissent leurs droits et leurs devoirs envers leur généalogie croyante.
Elle crée aussi des attachements et des engagements à l’égard de leur
père ou de leur mère et de leurs frères et sœurs d’initiation, mais surtout vis-à-vis de leurs Lwa rasin. En ce sens, tout kanzo (initié) possède chez lui un ogatwa (oratoire) où il peut maintenir une relation
intime avec le Lwa dont il est le serviteur et à l'occasion organiser des
cérémonies à domicile en vue d’honorer ses obligations.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
231
[205]
Illust. 33 : Oratoire de l’une de nos interlocutrices qui est une jeune manbo. Mais elle
n’est pas encore installée. On peut voir dans cette image : bâton et chapeau de
Lwa Ti jan, bouteilles de boissons selon la préférence des Lwa, machette avec étui
d’Ogou…
Retour à la table des matières
Selon les croyances vodou, un initié n'est jamais seul. Du moment
qu’il respecte ses devoirs religieux et se comporte selon les règles sociales régissant son milieu, il vit toujours sous le regard des esprits qui
le conseillent et le guident dans ses actes les plus ordinaires. Au besoin, ils volent à son secours et lui procurent des pouvoirs surhumains.
D’où la nécessité d’être loyal envers eux. Dans le lakou d’Henriette,
tous les Lwa ginen sont honorés, mais Ogou [206] Badagri occupe une
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
232
place prépondérante dans les activités du lakou. Il est le plus interpellé
et vénéré. Car c’est ce Lwa rasin qui accompagnait son grand-père
lors de la bataille de Vertières en 1803. De ce fait, cette lignée
croyante a une dette vis-à-vis de ce Lwa protecteur et sa mémoire doit
être transmise d’une génération à l’autre.
Lors du parcours initiatique, en plus du savoir-faire spécialisé, la
manbo ou l’ougan initiateur doit s’assurer que le néophyte ait la conviction qu’il faut pour rester loyal à l’égard du secret d’ason qu’il est
appelé à recevoir. D’où la nécessité pour l’aspirant d’être mis en garde
contre les attitudes discriminatoires des autres agents de socialisation
susceptibles de le harceler. C’est pourquoi il ne peut pas être « un enfant flottant » qui va, au premier obstacle, abandonner ses droits et ses
devoirs envers sa lignée croyante.
L’un des devoirs de l’ougan est d’assurer sa relève. Par contre,
Guillaume nous a dit qu’il n’aimerait pas que ses enfants suivent ses
traces et deviennent serviteurs des Lwa comme lui car, explique-t-il, il
garde toujours en mémoire une déclaration d’un prêtre catholique sur
la fragilité de celui qui est au service des Lwa. Selon cet agent de socialisation, « les Mystères sont fidèles à leurs serviteurs simplement
quand tout va bien. Mais au moment du grand danger ils s’écartent ».
Et, à cause de cela, Guillaume n’aimerait pas que ses enfants soient
dans cette affaire du vodou. Toutefois, il admet que le choix de son
successeur ne dépend pas de sa bonne intention. « Se lespri yo k ap
foure men pran, yo chwazi moun yo vle. M gen dwa pa vle pou pitit
mwen vin nan zafè Lwa epi se sa Lwa yo vle yo menm » (Ce sont les
Esprits qui vont choisir comme ils veulent. Je pourrais bien ne pas
vouloir que mes enfants s’initient dans les affaires vodou alors que
c’est précisément ce que veulent les Lwa).
Évoluant dans un contexte de harcèlement et de violence psychologique et physique, le néophyte doit être averti et mis en garde afin
de ne pas abandonner son ason face aux différents modes
d’expression du théocentrisme des églises chrétiennes. De ce fait,
Onel a pris l’habitude d’organiser des échanges de discussion sous son
péristyle avec ses fils et ses filles (biologiques et spirituels) afin de
renforcer leur attachement au vodou en véhiculant un discours qui doit
les conforter dans leur religiosité. Il prend toujours soin de leur inculquer des convictions [207] rassurantes afin que « lè yo kanpe y ap
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
233
pale ak yon moun pou yo pa kite moun nan sedwi yo » (ils ne se laissent pas emporter quand ils parlent avec quelqu’un).
En évoquant la récurrence de ces attitudes hostiles envers le vodou
(exprimées sous différentes formes selon les époques), l’initiateur a
pris soin de mettre en garde les nouveaux asogwe pour qu’ils ne soient
pas la proie facile des actes de prosélytisme. Ils sont appelés à se méfier des discours qui diabolisent le vodou. Car c’est grâce à la ténacité
des prêtres vodou pour garder la tradition et la mémoire des ancêtres depuis la période de l’esclavage à Saint-Domingue - que cette religion
populaire a pu subsister et arriver jusqu’à eux. Sur l’un des sites internet visant à « dédiaboliser » le vodou, on peut lire ce qui suit : « Le
vodou religieux nous enseigne à demeurer vodou et à œuvrer
pour tuer dans notre mental toutes tendances qui visent à
amoindrir notre foi et notre pensée vodou » 208. Si les actes de persécutions ont pour objectif d’éradiquer ce « mal social », ils suscitent
le plus souvent l’effet contraire chez les vodouisants en renforçant
leur conviction dans la réalité de l’efficacité et du pouvoir de leurs
Déités. C’est ainsi que Guillaume déclare :
Que vous soyez pasteur ou prêtre catholique, si vous critiquez les Lwa,
cela implique que vous reconnaissez leur existence. De surcroît, chaque
pasteur ou prêtre catholique a ses racines dans un grand lakou. S’ils
avaient la certitude que les Lwa n’existent pas, ils n’auraient pas tant de
souci à prêcher contre eux. Je suis convaincu, il suffit d’être loyal envers
les Mystères, et tout ce que vous leur demandez avec toute votre foi, vous
l’obtiendrez certainement.
D’une manière plus poussée et dans la même logique de l’ougan et
artiste André Pierre, Grégoire nous a dit que « Pa gen you sèl moun ki
pa nan Lwa. Menm Bondye, plis ke se li ki te kreye Lwa, bon li fout
nan zafè Lwa tou! Si li pa t ladan l, li pa ta kreye l. Depi you moun di
m se katolik apostolik womèn ou ye, ou nan zafè Lwa nèt » (Indistinctement, tout le monde est concerné par les Lwa. Même Dieu ne fait
208
Ougan Gustave, André-Jules (s.d.), « Le Vodou religieux Ayisyen » dans
Association Wesner Morency, en ligne, http://wesnermorency.org/ (20 février 2011).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
234
pas exception car c’est lui qui les a créés. Quand quelqu’un me dit
qu’il est de la catholique romaine, je sais automatiquement qu’il est
tout à fait [208] impliqué dans la réalité des Lwa). Un autre interlocuteur nous a dit qu’un ougan ou une manbo a la même fonction religieuse et sociale qu’un prêtre catholique.
Partant de cette interprétation, le vodouisant ne voit pas pourquoi
on doit l’obliger à rejeter sa tradition familiale qui est une partie intrinsèque de son identité. Et quand le milieu familial requiert une
loyauté qui serait concurrente à d’autres structures sociales, moins
proches de l’acteur émotionnellement, la loyauté familiale a beaucoup
plus de chance de l’emporter.
5.3- La loyauté envers la généalogie croyante,
à peine une question de choix
Retour à la table des matières
Quand nous étions à l’école, le professeur nous rappelait toujours de
ne recevoir aucun « bain mystique » de la part de nos parents et de ne jamais participer aux danses ou cérémonies vodou. En réalité, ce dont nous
avions besoin de cette institution scolaire était tout simplement la connaissance. Nous l’avons obtenue, mais nous n’avons pas pris au sérieux ses
mises en garde, car nous savions que nous ne pouvions pas renier nos racines. Mon père n’était pas un ougan, mais à chaque fin d’année, il n’a
jamais manqué de s’occuper de ses Lwa familiaux. Ainsi, il vivait toujours
sous leur protection (Mosaline).
Entre les valeurs idéologiques du milieu scolaire et celles inculquées par le milieu familial de Mosaline, on peut voir que dans la hiérarchie des obligations et des loyautés exigées, l’institution familiale
est priorisée au détriment de l’autre. Comme l’a bien montré Connor
(2007 : 132), parce que la famille est plus proche émotionnellement de
l’individu, la loyauté envers elle est souvent plus forte en intensité.
Dans beaucoup de cas, la loyauté familiale se manifeste au-delà de
toute concurrence.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
235
Si l'obligation est régie par la règle, la loyauté selon Connor
(2007 : 13) relève surtout de la personnalité de l’individu. Comme
résultat d’un choix et d’un engagement de l’acteur, elle est de caractère affectif, et générée beaucoup plus par le sentiment et l’émotion
que par un calcul utilitariste ou moraliste. Ainsi, le caractère émotionnel de la loyauté est défini ici en dehors de l'obligation qui concerne
beaucoup plus l’aspect contractuel de la loyauté. Ce type de [209]
loyauté lie l'acteur à des groupes sociaux, elle l’aide à définir son
identité et motive son action (Connor 2007 : 134). Comme l’a noté
Shklar (1993 : 184), elle est un engagement global de la personne, une
émotion et non une connaissance. Profondément affective, elle doit
être considérée comme un sentiment d’attachement, une adhésion à un
groupe auquel l’appartenance relève d’un acte volontaire ou de naissance. Mais, élevé et ayant appris à se sentir loyal envers un groupe
auquel on appartient « depuis la première enfance est à peine une
question de choix ». Dans la même veine, Bourdieu (2003 : 219) a
affirmé que :
L'héritier hérité, approprié à l'héritage, n'a pas besoin de vouloir, c'està-dire de délibérer, de choisir et de décider consciemment, pour faire ce
qui est approprié, ce qui convient aux intérêts de l'héritage, de sa conservation et de son augmentation. Il peut ne savoir à proprement parler ni ce
qu'il fait ni ce qu'il dit et pourtant ne faire ou ne dire rien qui ne soit conforme aux exigences de la perpétuation de l'héritage.
Alourdes vit à Booklyn (New York). Elle y exerce sa fonction de
manbo qu’elle hérite d’une transmission qui se perpétue à travers au
moins trois générations au sein de sa famille d’Haïti (Brown 2001: 4).
En l’observant de prêt dans la pratique de son sacerdoce, Brown interprète sa prêtrise comme une caractéristique naturelle ou intuitive :
« son instinct est de vouloir aider ». En dépit des regards hostiles de
ses voisins vis-à-vis du vodou, elle persiste dans ses pratiques ancestrales et déclare les propos suivants: « J'aime faire le traitement.
J'aime aider les gens. Quand ils se sentent bien, je me sens bien aussi » (Brown 2001: 356).
Habité par l'esprit du lieu ou par l'ambiance du champ, quand
l’habitus entre en relation avec le monde social dont il est le produit, il
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
236
est comme « un poisson dans l’eau et le monde lui apparaît comme
allant de soi » (Bourdieu 1992 : 103). Son attachement à ce milieu
social et culturel qui le produit dépasse assez souvent le calcul conscient de la « théorie de l’acteur rationnel ». L’intérêt ici, comme l’a
bien démontré Bourdieu (1994 : 153-154), ne se résume pas à un intérêt matériel 209.
[210]
Emeline Michel 210, interprète et artiste haïtienne bien connue en
Haïti (et ailleurs), a exprimé ce type d’« intérêt spécifique » en des
termes très émouvants : « Ou ka wete m andedan peyi mwen, ou pa ka
wete peyi a andedan mwen… Mwen te pare pou m vag sou ou
[Haïti]… m al louvri you televizyon, yo pale w mal kè m kase. Yo pale
w mal zèl mwen pouse... Yo di w se pèdi tan pèdi lajan, men mwen pa
wè, mwen pa tande, mwen rete kole sou ou, anverite, m pa ka lage w »
(On peut m’enlever de mon pays, mais on ne peut pas enlever le pays
en dedans de moi… [Haïti], j’étais prête à t’abandonner, mais en regardant la télé, je voyais qu’on t’insultait, et mon cœur battait fort.
Quand on t’offense, je suis en colère… On dit avec toi c’est une perte
de temps et d’argent, mais je m’en fiche, je reste profondément attachée à toi. Sincèrement, je ne peux pas t’abandonner.)
Après que Mosaline ait fini de nous livrer un récit d’épisode traduisant selon elle la puissance incontestable des Lwa, elle estime que
c’est grâce au vodou qu’Haïti a encore droit à son existence, sinon,
elle serait rayée de la carte des nations. Notre interlocutrice poursuit
en disant qu’elle est consciente du danger auquel est exposé un ougan
ou une manbo dans l’exercice de ses fonctions en Haïti. Mais « m reziye m menm si m mouri pou sa » (je me résigne même si on me tue à
cause de cela [le vodou]), déclare-t-elle. Elle nous a exprimé ses sentiments en ces termes : « J’aime ça. J’aime le vodou. En tout cas, je
209
Ce qui est vécu comme évidence dans l’illusio apparaît comme illusion à
celui qui ne participe pas à cette évidence parce qu’il ne participe pas au jeu.
Les sagesses cherchent à désamorcer une sorte d’emprise que les jeux sociaux détiennent sur les agents socialisés. Ce n’est pas chose facile : on ne se
détache pas par une simple conversion de la conscience. Les agents bien
ajustés au jeu sont possédés par le jeu et sans doute d’autant plus qu’ils le
maîtrisent mieux (Bourdieu 1994 : 153-154).
210 Emeline Michel (2009), « Mwen pa ka lage », 2e numéro de son l’album
Reine de Cœur.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
237
n’ai aucune crainte de ce qui pourrait m’arriver parce que je sais que
les Lwa ont beaucoup de pouvoir. Il y a une chanson qui dit – vous
dites que vous voulez déraciner les ougan, qu’est-ce que vous allez
faire avec les Lwa ? » Pour nous exprimer sa ferme conviction dans la
perpétuation du vodou, elle a pris le soin de nous rappeler ce qui suit :
« Si vous voulez, vous pouvez assassiner tous les ougan et les manbo
- mais je sais que les Lwa vont de toute façon retrouver d’autres héritiers pour se manifester ».
Quand un observateur est à l’extérieur d’un jeu ou de l’ambiance
d’un champ, il a souvent tendance à interpréter les comportements des
acteurs selon son propre milieu de référence. Ce mode de lecture
s’écarte assez souvent des « fibres invisibles » de la loyauté qui lient
les acteurs à leur jeu. Ici, parce que le « sens du jeu » a été imposé et
importé dans leur [211] tête, dans leur corps, ils sont pris au jeu sous
la forme d’intérêt d’illusio qui fonctionne selon Bourdieu (1994 : 163)
sur « le mode de la passion ». Déravine nous a dit qu’on aurait pu exterminer tous les membres de sa famille à cause du vodou, et que cela
ne l’aurait pas empêché de devenir ougan. Car ajoute-t-il, « c’est le
vœu des Mystères qu’on les honore au moyen de ce que nous donne la
nature [les plantes] ». Voulant être concret en exprimant sa loyauté
envers sa tradition, il nous a référé à un savoir-faire que possédait son
père, et grâce auquel il est aujourd’hui bien vivant et satisfait de son
nombril : - un souci de moins, il n’a pas besoin de penser à une ombilicoplastie 211. Il poursuit sa logique avec les propos suivants :
Si vous regardez mon nombril, vous verrez qu’il a une forme rentrée,
mais vous savez ! C’est à l’aide du charbon de bois pulvérisé que mon
père (qui était ougan) l’a soigné après l’extraction du cordon, et je n’ai attrapé aucune infection. J’ai grandi normalement et maintenant me voici !
Aujourd’hui pensez-vous que je peux abandonner cette pratique familiale
sur la menace de mort ?
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, nous [ougan, manbo]
sommes les maîtres du pays, les plus grands psychologues, les plus grands
docteurs, les plus grands chirurgiens. Mon grand-père a eu un bras cassé,
et mon père m’a dit que c’est à l’aide des écorces de bois qu’il a pu le re-
211
L’ombilicoplastie est la retouche du nombril par chirurgie esthétique.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
238
constituer à l’identique. Cela veut dire que nous sommes des chirurgiens.
– Nou se yon Bondye nan Bondye, nou se you Ti Bondye sou latè (Nous
sommes une partie du Grand Maître créateur, nous sommes des Petits
Dieux sur terre). Comme ougan, nous traitons des prêtres [catholiques],
des pasteurs. Nous avons des patients dans toutes les couches sociales.
Si on parle de la médecine aujourd’hui, c’est de la technologie. Celleci est l’expression de l’avancement du monde. Mais cette technologie
vient des connaissances de la nature que nous [ougan, manbo] possédons.
La technologie a pris ce que nous avons, le modifie en nous les redonnant
sous un autre nom, un autre visage. C’est de nous que viennent les savoirfaire de base. La technologie les a tout simplement transformés. Jusqu’à
présent et surtout en milieu rural, c’est nous qui assurons le soin de santé
de 98% de la population, la technologie ne fait que 2%.
[212]
Au sujet de cette insistance sur les soins de santé, nous avons interrogé Déravine sur l’avenir du vodou au cas où les services de santé
seraient accessibles à la population. Sa réaction est assez claire : « il y
a plein de dysfonctionnements dans le corps humain dont le traitement
ne relève pas de la compétence d’un médecin moderne ». Et, dans ce
même ordre d’idée, on n’a qu’à penser à l’exportation du vodou
haïtien dans les pays dits développés où l’accès aux soins de santé devrait être un acquis, et aussi à de nombreux cas de maladies incurables
– sans oublier un ensemble de questions médicales pour lesquelles la
science n’a pas encore de réponse. Comme on le sait, dans les domaines où la technologie et la science ne peuvent pas encore se prononcer avec assurance, la pensée magique ou l’esprit religieux apparaît beaucoup plus attractif.
En parlant du côté attractif du religieux, Hurbon 212 a noté que
« s’il [le vodou haïtien] parvient à survivre dans la société haïtienne,
c’est aussi parce qu’il dispose d’une mythologie impressionnante : le
vodouisant croit en effet en une pluralité de dieux qu’on appelle
“anges” ou “mystères”, ou encore en langue créole lwa » 213. Juste212
213
Laënnec Hurbon, Religions en Haïti, Texte inédit.
On peut rappeler aussi qu’ils sont au nombre de 101 Lwa regroupés en 21
Nanchon (Nation). De nos jours, on parle aussi de 401 Lwa, et le chiffre
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
239
ment, pour ses pratiquants, le vodou représente à la fois un espace de
formation identitaire, mais aussi une réponse efficace et rapide à leurs
besoins existentiels. Il propose à ses fidèles une vision du monde qui
leur permet de donner un sens à leur environnement et à leur vécu
quotidien. En dépit de son dur contexte d’évolution, le vodou reste à
leurs yeux « un système cohérent de relations et de correspondances
constituant une explication de l’univers » (Hurbon 1987a : 10). Par ses
Déités, cette religiosité populaire structure l’espace et le temps. Elle
prend en charge l’existence de l’individu de la naissance à la mort :
Dieu est la clef de voûte qui sous-tend tout le système des Esprits et
toutes les pratiques vodou. Ce système est omniprésent dans leur vie.
On retrouve alors : Legba qui ouvre le chemin vers tous les autres
Lwa 214 ; Danmbala qui donne naissance à [213] l’être vivant ; Zaka
« un » qui termine les nombres est très symbolique. Il traduit un mouvement
dynamique. La quantité est indéterminée. Le nombre des Mystères n’est pas
figé, leur personnalité non plus.
214 Legba est le maître des carrefours, le gardien de l’entrée des temples,
l’indispensable intermédiaire entre les dieux et les humains. Il est responsable de la fécondité et de la prospérité. Les champs et les travaux agricoles
sont du ressort du Lwa Zaka qui, dans le monde divin, est « Ministre de
l’Agriculture ». Divinités des paysans par excellence, quand les Zaka investissent un fidèle, ils sont toujours vêtus à la mode paysanne : chapeau de
paille, blouse en gros bleu, macoute (sacoche) en bandoulière, brûle-gueule
au bec. Les Marasa disposent de pouvoirs extraordinaires, entre autres celui
de faire tomber la pluie et de conseiller aux malades les bons remèdes. Ils
sont de bons guérisseurs. Les offrandes en leur honneur sont servies dans
des plats et des carafes en bois ou en terre cuite reliées en un unique récipient. Comme Héphaïstos chez les Grecs ou Vulcain chez les Latins, Ogou
est, dans le panthéon du vodou haïtien, la divinité du feu et du fer, le forgeron et le guerrier divin. Son emblème est le sabre et lorsqu’il apparaît, on le
revêt de son costume militaire, celui de l’ancienne armée d’Haïti : dolman
rouge galonné, pantalon bleu, képi. On dit qu’Ogou Feray (Ferraille), durant
les batailles pour l’Indépendance, chevauchait Dessalines, son serviteur et
son protégé privilégié. Loko est la divinité de la connaissance et du pouvoir.
Il donne l’ason dans les « grands bois » aux initiés et représente le maître
des forêts. C’est lui qui procure aux feuilles leurs propriétés curatives et
leurs vertus rituelles, et montre aux « médecins feuilles » comment les utiliser. Les Gede sont des génies de la mort. Ils ne doivent pas être confondus
avec les âmes des morts ou les revenants, même si, par leur accoutrement,
leurs possédés s’efforcent d’évoquer l’image d’un cadavre. Ils ne sont pas
des « morts », mais des esprits de même nature que les autres, dont les activités et les fonctions sont du domaine de la mort.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
240
qui le nourrit ; Marasa qui lui donne la santé ; Ogou qui assure sa sécurité ; Loko qui lui donne la connaissance et le pouvoir ; Èzili qui lui
permet de se mettre en valeur ; Gede qui l’accompagne au moment de
sa mort.
Il faut souligner que le côté attrayant de ce système religieux ne se
trouve pas uniquement sur le plan conceptuel, il s’exprime aussi dans
ses manifestations concrètes. Avant d’être installé comme ougan,
« j’ai eu l’opportunité d’assister à une danse vodou qu’on organisait
dans l’un des grands lakou sacrés les plus anciens des Gonaïves, j’ai
vraiment aimé l’ambiance et particulièrement le déroulement d’un
rituel qu’on appelle leve tèt (enlever les têtes) » 215, nous a raconté
Guillaume. Il poursuit en disant : « J’ai beaucoup apprécié de voir
comment on jouait le grand tambour asotò ». De son côté, Mosaline
nous a dit qu’elle avait beaucoup de plaisir à voir sa tante, qui était
manbo, habillée comme une déesse, danser le vodou. « J’ai beaucoup
aimé ça », dit-elle.
Comme Luc de Hueusch (Souffrant 1995 : 150) a pu le souligner,
l'effervescence, caractéristique populaire, est typique de la spiritualité
des religions africaines qui laissent une place importante à
l’expression corporelle. En continuité avec cette africanité, le vodou
haïtien est « un théâtre dansé, une explosion dramatique, une allégresse physique ». Le corps humain est ici le véhicule du sacré. Les
Dieux apparaissent sur terre, s'incarnent, chevauchent le fidèle, lui
impriment des bondissements et lui prêtent leur voix. Si les différences de sexe, de classe et de race créent des fossés entre les couches
sociales, dans cet univers religieux, le plus démuni du milieu peut se
voir investir de prestige en une fraction de seconde en devenant le canal [214] d’une Divinité. À ce moment, tout ce qu’il dit ou accomplit
est reçu comme venant d’une Entité supérieure à l’humain dont les
recommandations doivent être prises au sérieux.
215
Après le sacrifice des animaux, une équipe d’onsi, habillée tout de blanc,
enlève les têtes des animaux sacrifiés par terre.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
Illust. 34 : soirée vodou chez ougan Bazil (Gonaïves).
Une foule en liesse.
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241
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
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242
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
243
[215]
Illust. 36 : On danse les Lwa en va-et-vient
[216]
En appréciant cet aspect théâtral du vodou, le poète et dramaturge
Franck Fouché a pu recourir à la notion du « vodou pré-théâtre » pour
décrire cette pratique religieuse dans sa dimension expressive. Ainsi,
il a dressé un tableau de l’esthétique du vodou avec les propos
suivants :
On n’en finirait pas avec les manifestations et illustrations du vodou, si
on devait s'arrêter à tous les éléments théâtraux de ce phénomène religieux, qui vont du gestuel par le tracé plastique des emblèmes (vèvè), véritables chiffres-nombres ou hiéroglyphes au pouvoir incantatoire, dessinés
avec un art consommé par l'officiant, à l’audiovisuel, en passant par la parole et au-delà de la parole, le « parler-langage » [glossolalie]. Nous
n’évoquons pas les hochets, les clochettes et les tambours surtout, lesquels
donnent le tempo du culte, où tout est cadence et rythme. Non plus les costumes qui sont parfois d'une grande richesse, et toujours variés au cours
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
244
d'une même cérémonie. Le vodou est donc véritablement un pré-théâtre
(Fouché 2008 : 67).
Pour Fouché (2008 : 42), par son dynamisme et par la puissance de
sa fonction mythique et symbolique, le vodou s’insère dans le réel
tourmenté, et continue de reproduire en son sein les contradictions de
la société haïtienne. Mais, tout bien considéré, s’il les réactualise et les
rejoue, c’est pour mieux les surmonter.
Au terme de ce chapitre, on peut admettre que le concept de loyauté est un puissant indicateur du degré de la réussite du processus de la
transmission culturelle et de l’intégration sociale. Il sert aux acteurs à
mesurer leur rapport entre l’identité prescrite et l’identité vécue. Plus
l’immersion sociale d’un acteur dans un milieu particulier est forte et
resserrée, plus sa loyauté envers ce milieu est susceptible d’être intensifiée. Fonctionnant sur le mode de l’émotion et de la passion (du type
« c’est plus fort que moi »), quand la loyauté familiale fait corps avec
la loyauté religieuse dans le vodou haïtien, l’attachement qu’elle provoque devient une relation très intime qui échappe au pouvoir explicatif de la logique des acteurs rationnels agissant par calcul utilitariste.
L’attachement de l’Africain transplanté à Saint-Domingue à ses
pratiques culturelles était tellement intense que l'atrocité de l'esclavage et la guerre pour l'indépendance ne l'empêchait pas de conserver
sa danse au rythme des tambours sacrés. Après avoir apprécié la manifestation de cette passion culturelle dans un tel contexte, Métraux
(1958 : 25) a exprimé [217] ses sentiments en ces termes : « On ne
peut qu'admirer la ferveur de ses esclaves sacrifiant repos et sommeil
pour reconstituer, dans les conditions les plus précaires et sous l'œil
hostile des Blancs, les cultes de leurs tribus ». Traqué par le colonisateur ainsi que par ses héritiers, considéré comme impropre à
l’idéologie du progrès, le vodou devait disparaître purement et simplement du sol haïtien.
Mobilisé par le réflexe défensif de son habitus, l’ougan ou la manbo tient profondément à la continuité de sa lignée croyante. Dans son
attitude loyale envers ses ancêtres, sa première préoccupation est de
protéger sa tradition vodou. Toutefois, comme pour les autres traditions religieuses (dans le contexte postcolonial), on admet que le vodou haïtien est le produit de contacts, de mélanges, de transforma-
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
245
tions. N’ayant pas une forme orthodoxe historique, il est ouvert au
changement. Néanmoins, ce changement doit s’inscrire ou trouver sa
légitimité en montrant son attachement à la mémoire lignagère. Ainsi,
le chapitre suivant vise à analyser la problématique de l’impératif du
changement à l’épreuve de la continuité légitimatrice.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
246
[218]
Transmission de la prêtrise vodou.
Devenir ougan ou mambo en Haïti
Chapitre VI
La loyauté entre la fixité
et le changement
1. Continuité dans la transmission ou attachement à la tradition comme
marque de légitimité [220]
1.1. Fran Ginen, une difficile démarcation ? [221]
1.2. Afrique ginen ou la tradition comme référence légitime [225]
1.3. De la transmission continue à la continuité de la transmission :
Quelques éléments matériels du péristyle et le maintien de la fonction sociale du lakou [232]
2. Impératif du changement [237]
2.1. Ouverture au changement et son fondement théologique [239]
2.2. Analyse de la transformation du vodou haïtien [250]
Retour à la table des matières
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
247
[219]
« Toute culture possède des éléments de stabilité et des éléments
de changement. Il est faux de croire, par exemple, que les cultures
sans écriture sont des cultures sans changement » (Denis et al. 1991 :
33). Dans la même veine, Hervieu-Léger (1997 : 133) soutient que le
fait qu’on trouve, dans les sociétés les plus éloignées de nous [Occidentaux] dans le temps et l’espace, depuis les philosophes de
l’Antiquité jusqu’aux Pères de l’Église, des expressions de cette
plainte récurrente selon laquelle « les valeurs et la piété se perdent »,
montre que le changement culturel ne cesse pas d’être à l’œuvre y
compris dans les sociétés régies par la tradition. Quand Henriette nous
rappelle que dans le temps, pour accéder au rang de manbo ou ougan
on devait « se coucher » trois fois, c’était pour dire de manière implicite que, de nos jours, ce principe n’est pas censé être respecté. Sous
la recommandation d’Ogou Badagri, son père a eu son ason dès le
deuxième coucher. Grégoire n’a pas connu les deux premières étapes.
Comme l’a bien noté Béchacq (2007 : 58), « le vodou est très réceptif
aux changements qui affectent son environnement ».
Cette tendance au changement nous place devant les limites de la
sociologie de la reproduction qui ne permet pas de comprendre pourquoi « on est parfois différent de ce que l’on devrait être ». En dépit
de la force de conditionnement des structures socialisantes comme la
famille, la religion, l’État, on retrouve parfois des écarts très considérables entre « l’identité prescrite » et « l’identité vécue » des individus. N’est-ce pas en ce sens que tous les enfants élevés dans un même
lakou ne développent pas les mêmes attitudes face aux activités vodou ? En se préoccupant de la velléité de l’individu d’avoir son « espace de soi » au sein des déterminants sociaux, dans une perspective
de sociologie clinique, De Gaulejac (1999 : 11) avance l’hypothèse
que « l’individu est le produit d’une histoire dont il cherche à devenir
le sujet ». Ceci nous amène, selon ce sociologue clinicien, à des effets
de récursivité. Car ce qui a été un produit au départ devient à son tour
producteur de ce qui l’a produit. Dans une telle approche dynamique,
l’individu devient un « agent d’historicité ». Il ne l’est pas dans la
toute-puissance du sujet, mais dans une tentative renouvelée en permanence en vue d’influencer le déroulement de cette histoire productrice (De Gaulejac et Roy 1993 : 323).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
248
[220]
Considérant le sujet comme agent d’historicité (mais toujours dépendant ou attaché à son histoire), la notion de loyauté devient une
émotion socialement négociée – et parfois renforcée. Mais, dans certains cas, elle peut être aussi contestée (Connor 2007 : 13). Ce chapitre vise à analyser, dans un premier temps, des références à
l’Afrique ou à une tradition familiale comme marque de légitimité.
Ensuite, on va réfléchir sur cet impératif de changement confronté à
l’exigence de la loyauté.
6.1 – Continuité dans la transmission
ou attachement à la tradition
comme marque de légitimité
Retour à la table des matières
En parlant du lakou 216 qu’il a hérité, Grégoire nous a dit que « Se
te Nèg ginen ki te desann la » (C’étaient des Nègres originaires de la
Guinée qui ont établi leur demeure dans ce lieu). « Je ne sers que des
fran Ginen (francs Lwa de la Guinée) », a précisé la femme de Bazil.
Mosaline refuse de prendre l’ason car selon ce qu’on lui a appris durant son plus jeune âge, cet acte initiatique pourra lui enlever ses Lwa
rasin (racines) qui sont des fran Ginen. Dans le premier album du
groupe Aïzan (voix et tambours) intitulé Rele Lwa 217, l’artiste Fabienne Denis commence avec ces paroles : « Mwen se yon Nègès Afrik
ginen, nègès dawome. Mwen sèvi Lwa depi nan Ginen » (Je suis une
Négresse de l’Afrik ginen, une Négresse de Dahomey. Je sers les Lwa
de la Guinée) 218. « Manman w pa gen Lwa, papa w pa gen Lwa kouman w fè gen Gede ? » (Votre mère n’a pas de Lwa, votre père n’a pas
de Lwa, comment se fait-il que tu aies des [Lwa] Gede ?), a chanté
RAM 219 en 2006 comme meringue carnavalesque.
216
Lakou pris comme un espace à la fois profane et sacré.
Cet album est un genre de rythme d’opéra vodou.
218 Fabienne Denis (2007), « Nègès », 1e numéro de son album Rele Lwa.
219 Goupe RAM (2006), « Padone Yo », une meringue carnavalesque haïtienne.
217
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
249
À travers toutes ces références à la terre d’Afrique ou à l’impératif
d’une inscription dans une lignée familiale, l’acteur vodouisé tient à
faire valoir son appartenance à une tradition vodou portée par sa lignée familiale et qui serait conservée dans sa pureté (ou proche) telle
qu’elle se pratiquait depuis l’Afrique. Si ces références sont guidées
par le souci d’établir une démarcation entre lui et un charlatan, ou un
malfèktè (voisin malveillant) qui est socialement [221] condamné et
redouté 220 (Vonarx 2011 : 98), elles traduisent aussi son attachement
à ses croyances et à ses pratiques ancestrales. Comme Larose (1977:
85) a pu remarquer, ici, Ginen (Guinée) est synonyme de tradition,
une loyauté indéfectible aux ancêtres, mais surtout aux anciennes pratiques qu'ils ont apportée de l’Afrique.
Comme on peut le constater, le terme Ginen ou fran Ginen est très
récurent dans l’univers du vodou. Afin de mieux saisir le sens de son
usage dans cette culture religieuse, il nous semble nécessaire de formuler quelques considérations relatives à ce terme.
220
Même dans le milieu vodou ces malfektè sont très redoutés, car, dit-on, ils
manipulent des procédés magiques pour faire du tort à leurs semblables (innocents ou coupables).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
250
6.1.1. Fran Ginen, une difficile démarcation ?
Retour à la table des matières
Comme nous l’avons déjà noté, pour Grégoire, Nan ginen se réfère
à la terre d’Afrique au sens large 221. Selon une conception mythique,
l’invocation de ce lieu se réfère à un endroit en Afrique où l’on vivait
dans le bonheur sous la protection des Divinités bienveillantes 222. Ce
n'est certainement pas le continent africain tel que nous le connaissons
aujourd'hui, mais une Afrique mythique que l’imaginaire des initiés
vodou a façonnée. D’un autre côté, cette Afrique serait située sous les
eaux et au-dessous de la mer (Laguerre 1980: 184). Ainsi, comme le
ciel pour les chrétiens, ce lieu mythique et sacré serait l’endroit reposant où l’âme du vodouisant [222] irait après la mort. Pour lui et pour
de nombreux autres vodouisants, les Lwa de l’Afrik ginen sont sou221
Selon les témoignages imprécis des contemporains de la traite, les esclaves
africains des colonies françaises viennent d'un espace compris entre le Sénégal et l'Angola. Les premiers esclaves des Antilles françaises proviennent
de Guinée et de l'Angola, selon le père Breton. Ces zones de traite sont alors
fréquentées par les Hollandais qui ont fait la conquête de l'Angola. D’après
le père André Chevillard, les esclaves proviennent de Guinée, de l'Angola,
du Sénégal ou du Cap-Vert au milieu du XVIIe siècle. Au début du XVIIIe
siècle, Labat indique que les esclaves les plus nombreux sont les Aradas à
côté des Congos, Judas et des Sénégalais. Les esclaves dénommés Aradas
parlent la même langue, l'arada, ou des langues très proches, mais ils sont issus de peuples variés. Ils proviennent de la baie du Bénin. On comptait 65%
de femmes parmi eux. Les négriers regroupaient sous le nom de Congos
tous les captifs provenant de l'Afrique centrale (côtes du Cameroun, du Gabon et du nord de l'Angola). Les Judas sont les Africains provenant du port
de traite Ouidah (actuel Bénin). Sous le nom de Sénégalais, on retrouve des
ethnies différentes qui proviennent du fleuve Sénégal, comme les Peuls ou
encore les Bambaras (Régent 2007 : 45). À partir de la seconde moitié du
XVIIIe siècle, les plus nombreux parmi les esclaves transportés d’Afrique
étaient les Congos (Debien [1942 : 75], cité par Midy [2006 : 177]).
222 Dans l’une des prières Dyὸ, les vodouisants chantent les paroles suivantes :
« Si lan Ginen pa te lwen konsa, m ta v ale chimen mwen. Peyi a bon peyi,
Kretyen vivan la dan l yo ki move » (Si nan Ginen n’était pas aussi loin, je
partirais d’ici. Le pays en soi est bon, mais ce sont les « chrétiens vivants »
[les humains] qui l’habitent qui sont mauvais) ; voir M. Beauvoir (2008 :
123).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
251
vent évoqués en opposition aux Lwa créoles (nanchon [nations] 223
petwo, mandeng, kaplawou kanga, kita, kongo savann, anmin…) qui
sont réputés être féroces, brutaux, et interpellés pour de « grosses magies ».
Les Lwa de l’Afrik ginen (les nanchon rada, nago 224, ibo 225, kongo fran, zaka, etc.) sont réputés être « doux », « calmes », « purs » et
« disciplinés ». Selon cette perception, les « Bon Lwa » viennent de
l’Afrique (Guinée) alors que les Lwa petwo ou « Lwa dyab » (diables,
c’est-à-dire, Lwa féroces, mais sans référence à la notion biblique)
sont nés en Haïti. Ainsi, ils sont invoqués dans les situations de grands
dangers, de grandes préoccupations. Par exemple, lors de l’initiation
rada kanzo, les novices sont introduits dans l’onfò sur le rite des Lwa
petwo car le moment de la réclusion est considéré dangereux pour
l’initié, fragilisé devant les éventuelles attaques d’ennemis réels ou
imaginaires.
À ce sujet, Métraux (1953a : 137) a noté que :
Les Noirs importés en Haïti aux XVIIe et XVIIIe siècles venaient en
majorité de la Côte des Esclaves - Togo, Dahomey et Nigeria […]. En
Haïti, c'est autour de la religion dahoméenne 226 que se fit cette cristallisa-
En fait, au XVIIIe siècle le terme de « Nation » était utilisé dans la colonie
pour définir le lieu d'origine d'un individu.
224 Les Nago (Nagaus) sont originaires de l'actuel Bénin et du Nigeria occidental. Ce sont en réalité des Yorubas que leurs ennemis appelaient Nagaus,
surnom péjoratif signifiant « émigré musulman », d’après G. Debien cité par
Régent (2007 : 48).
225 Les esclaves originaires de la baie du Biafra sont pour la plupart désignés
comme étant des Ibos. À l'inverse des autres esclaves issus de la traite, il y a
parmi les captifs ibos davantage de femmes que d'hommes. Selon Moreau
de Saint-Méry, les Ibos étaient tellement appréciés aux Antilles que les
« négriers vendaient sous le nom d’Ibos, des Mocos (de l’actuel Nigeria) et
des Calabars (de l'actuel Nigeria) qui étaient moins estimés » (Régent 2007 :
46).
226 Pour Moreau de Saint-Méry, les Nègres aradas (ou rada), étaient les véritables sectateurs du vodou dans la colonie de Saint-Domingue. Ce sont eux
qui ont maintenu les principes et les règles. Le concept Vodou pour eux renvoyait à un Être tout-puissant et surnaturel dont dépendent tous les événements qui se passent sur ce globe (Mintz et M.-R. Trouillot 2003 : 32).
223
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
252
tion des croyances et des rites empruntés à divers systèmes magicoreligieux qui différaient dans le détail, mais se ressemblaient par leur fond
commun. Plus tard, le syncrétisme religieux, déjà si prononcé en Afrique,
devait faciliter l'absorption d'autres éléments : tout d'abord les divinités et
les rites congolais, et ensuite les croyances et les [223] pratiques catholiques qui se faisaient de plus en plus nombreuses à mesure que les esclaves se familiarisaient avec la religion de leurs maîtres.
Dans ce paragraphe, Métraux nous éclaire sur la logique du regroupement des Lwa dits ginen sous le label de rite rada 227. Cependant, face à ce classement nous devons être prudents. Celui-ci a donné
lieu à une catégorisation « rapide et simple » qui divise les pratiques
vodou en deux rites principaux : rada et petwo.
Cette catégorisation nous paraît trop arbitraire, car beaucoup de
Lwa créoles (Èzili, par exemple) ont plusieurs épithètes. Si Grann Èzili Freda et Mètrès Èzili sont honorées comme des Lwa purs, Èzili
Mapyang et Èzili Je wouj sont considérées comme des Lwa dyab. Ces
dernières sont interpellées dans la réalisation de ce qu’on appelle
« Gwo maji » (grosse magie) comme le pile makaya 228 effectué le
vingt-quatre décembre. D’ailleurs, tous les Lwa venant des différentes
Ethnies africaines ne correspondent pas aux profils des « Lwa
francs ». On retrouve des « Lwa purs » ou francs à la fois parmi les
Créoles que parmi « ceux qui viennent d’Afrique ». Ainsi, les Lwa de
nanchon manding (mandingue) 229 ou ceux de nanchon sinigal qui
227
Le mot Rada serait dérivé d’Allada, ville du Dahomey ou d’Aradas, peuples
de la baie du Bénin. Selon Moreau de Saint-Méry ce mot est une « prononciation corrompue d’Ardra, nom de l’un des royaumes de la Côte des Esclaves » (Desquiron 2003 : 12). Mais pour M. Beauvoir (2008 : 21), le
« Représentant national du vodou haïtien », ce mot semble dérivé de « Allada » car dans la langue Fongbé, on omet souvent le premier « A »
d’« Allada » et la lettre « L » se prononce avec la pointe de la langue et se
confond facilement avec un « R » en français.
228 Pile makaya est un rituel de protection annuelle réalisé en vue de
l’immunisation des fidèles pour la nouvelle année.
229 Les Mandingues comme peuples étaient islamisés et originaires de haute
Gambie. Ce groupe devait comprendre tous les captifs qui parlaient la
langue mandé (Régent 2007 : 47).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
253
viennent de l’Afrique sont comptés parmi l’escorte des Petwo dits
créoles 230.
[224]
Consciente de la faiblesse de cette approche dichotomique classique rada versus petwo (qui néglige la réalité des 21 nanchon),
Beauvoir-Dominique (2005 : 59-61) a opté pour une approche cosmique basée sur le mouvement des astres. Ainsi, elle propose de regrouper les pratiques et les Déités vodou en deux principaux ensembles : les rites diurnes ou Ginen fran et les rites nocturnes ou
230
Un des traits caractéristiques de la danse du rituel don pedro (devenu petro
ou petwo) est la violence de l’émotion religieuse exprimée par le danseur en
transe. La danse à Dom Pèdre (ou Don Pedro) inventée en 1768 à PetitGoâve par un Nègre originaire de la partie espagnole et celle qui a été dirigée par Jérôme Poteau à Marmelade en 1786 (Midy 2006 : 186) seraient
d’origine congolaise. Le groupe Congo a été un pôle d’attraction culturelle
durant la période précédant la révolution. Par son activité religieuse et symbolique intense dans le Nord (à Limbé durant les années 1750 avec Makandal, à Marmelade en 1786 avec Jérôme Poto) et dans l’Ouest (à Petit-Goâve
en 1768 avec Don Pedro), ce groupe a exercé une influence durable au sein
de la population esclave. Il y a diffusé le goût de la danse et le sens de la
chanson, deux éléments du patrimoine culturel populaire d’Haïti. Ainsi, il a
contribué de façon substantielle à l’élaboration du vodou haïtien. Les manifestations du vodou antérieures à la Révolution des esclaves portent la
marque de leur influence religieuse. Selon Ma Mbongolo (2005 : 41-42),
suite aux relations diplomatiques entre le Congo et le Portugal au cours du
XVIIe siècle, a surgi parmi les élites du royaume de Congo l’adoption du
préfixe « Don » dont les sages, les intellectuels, les abbés aimaient faire précéder leur nom chrétien. C’est ainsi que l’histoire du Congo est truffée de
Don Roberto Missamu, Don Paulo Nkodia, Dona Tchimpa Béatrice (la fameuse Tchimpa Mvita qui, à l’âge de 22 ans fut brûlée vive par le feu inquisitorial). C’est dans la même lignée que Ma Mbongolo a situé Don Petro qui
a marqué l’histoire d’Haïti et du rite petro lenmba. Il devine que Don Petro
devrait être un grand intellectuel ou mieux encore un homme d’Église, un
abbé, préalablement initié au « lemba », qui une fois capturé et amené dans
les champs de cannes à sucre, n’a jamais accepté sa condition d’esclave. Les
Congos reprochent en général aux Portugais et aux hommes blancs leur
manque de respect de la parole donnée. Ils n’arrivaient pas à croire que ces
hommes venus propager l’évangile du Christ, deviennent la nuit de grands
vendeurs d’hommes. D’ailleurs ce fait a déclenché la guerre entre le Congo
et le Portugal. Ainsi, le 29 octobre 1665 est une date fatidique dans le devenir du Congo.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
254
« makaya »231 (système magico-religieux relevant des bois, des
feuilles et des forêts) souvent appelés « maji » qui se rattachent aux
traditions de lutte du vodou colonial.
Si cette dernière classification nous semble plus proche de la réalité, on peut néanmoins admettre que la démarcation est loin d’être visible, puisque chaque famille (ou escorte) de Lwa a souvent des
membres des deux côtés de la frontière. La famille Loko, par exemple,
a des membres dans divers rites (diurnes comme nocturnes) : Azangon
Loko pour le rite petwo ; Lokosi Dayòk Freda, Loko Davi, Tokodou :
rite ibo ; Dosou Loko, Loko Dyè, Wa Loko Alade : rite rada, etc. On
peut faire cette même observation pour la famille Jan : Jan Boumba
est dans le rite boumba mazwa ; Jan Krab : rite gede ; Brital, Sankrent
Danje, Ti Jan Rasin : rite kita ; Jan Fawo : rite nago ; Jan Petwo : rite
petwo ; Jan Bazil : rite rada ; Jan Dantò : rite dantò (Beauvoir 2008 :
187-196). Ainsi, le culte makaya serait constitué d’un ensemble de
Lwa guerriers tirés des rites rada, petwo, mandeng, nago, banmbara,
ibo, kongo, etc.
Cette analyse confirme l’idée que les familles de Lwa ne sont pas
homogènes et qu’un Lwa, dit rada ou petwo/makaya, peut se manifester avec des caractéristiques inhabituelles. Celles-ci dépendent de la
personnalité du possédé. Guillaume nous a dit qu’un Lwa, peut – dans
ses goûts – ne réclame jamais de sacrifice. Cependant, si son serviteur
l’initie à une telle [225] pratique, il va l’intérioriser dans son habitude
et l’exiger à chaque période. Toutefois, le modèle idéal ou légitime
attend que l’Haïtienne ou l’Haïtien « authentique » reste attaché à la
tradition de ses ancêtres, c’est-à-dire, à penser et vivre « Ginen ».
231
Dans la période coloniale, le Congo Makaya était très intrépide dans les
luttes contre les chefs créoles et les alliés des autorités françaises. Lorsque,
en 1793, le commissaire Etienne Polverel a essayé de le persuader de rejoindre les troupes coloniales (afin de combattre les Espagnols en faveur de
la France révolutionnaire), tout en revendiquant son attachement aux Rois
de France et d’Espagne (que les commissaires civils ont qualifiés
d’esclavagistes), il a rappelé à Sonthonax qu’il est le Sujet du « Roi du Congo, Roi de tous les Noirs ! » (Thornton 1993 : 181 ; Midy 2006 : 192).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
255
6.1.2. Afrique ginen ou la tradition
comme référence légitime
Retour à la table des matières
Comme on peut le constater, Nan ginen (ou Afrik ginen) est une référence mémorielle qui sert à évaluer ou à distinguer les pratiques légitimes ou « authentiques » du système vodou de ses avatars, c’est-àdire des éléments (acteurs et pratiques) considérés comme importés et
susceptibles de nuire moralement à sa réputation. Bref, cette référence
consiste à invoquer la différence entre les « héritiers » et les « parvenus » du système. Le maintien de cette catégorisation dans le vodou
haïtien d’aujourd’hui rappelle que le processus de la transmission
rime toujours avec permanence du passé dans le présent. Autrement
dit, il traduit la persistance culturelle d’un passé (conviction identitaire, trauma historique) qui continue d’agir sur le présent des groupes
et des individus (Berliner 2010 : 8).
Si aujourd’hui le degré d’attachement à la « terre d’Afrique » sert
encore à mesurer le niveau de loyauté de celui qui se dit vodouisant,
dans le contexte du vodou colonial politisé et guerrier, les chefs africains « répugnaient à reconnaître aucune supériorité, non seulement
dans les Mulâtres, mais même dans les Noirs qui n’étaient pas nés
comme eux en Afrique ». « Tout créole, à leurs yeux, était indigne de
commander en chef ». Les anciens généraux des troupes coloniales
(Dessalines, Christophe, Clervaux, Pétion…) étaient perçus comme
des traîtres à la cause des Noirs (Midy 2006 : 193, 196). Selon Trouillot (1972 : 102), les chefs révoltés africains étaient pourchassés par
Dessalines qui les massacrait sans rémission. De leur côté, ils détestaient Dessalines aussi parce que celui-ci était un Nègre créole s'adaptant plus ou moins aux mœurs occidentales.
Mais il faut noter qu’au-delà de cet antagonisme ethnoculturel, la
bataille réelle ou l’objectif ultime a été l’obtention de la suprématie
militaire et politique de Saint-Domingue qui allait devenir Haïti.
Comme on le sait, ce combat a été remporté par l’élite des Noirs
créoles et [226] des Mulâtres. À ce sujet, l’historien créole Thomas
Madiou semble même voir dans les luttes de pouvoir pour la direction
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
256
de la Révolution haïtienne un affrontement entre « les Lumières européennes incarnées par les Créoles et la Superstition africaine incorporée aux Bossales ». Selon le Mulâtre Ardouin (1854), il est naturel ou
évident que ces Bossales soient assujettis au « joug que les lumières
doivent toujours imposer à l’ignorance » (Midy 2006 : 191, 196).
Mais on peut rappeler avec Debien (1942 : 75 ) 232 qu’à partir de la
seconde moitié du XVIIIe siècle, les plus nombreux parmi les esclaves
transportés d’Afrique étaient les Congos. Ils représentaient dans les
années 1760-1780 plus de 60% des esclaves nés en Afrique. Ils furent
aussi les premiers à entrer massivement en insurrection, nommément
pour l’indépendance, après la déportation de Toussaint Louverture en
1802, quand l’armée expéditionnaire de Napoléon, commandée par le
général Leclerc, eut entrepris le désarmement des cultivateurs 233.
Comme l’a noté Midy (2006 : 192), ils avaient bien senti que c’était le
prélude au rétablissement de l’esclavage. Ainsi, ils ont fourni à la Révolution des dirigeants de forte conscience ethnique et de volonté
d’autonomie manifeste.
Par transmission directe ou indirecte, cette conscience ethnique est
maintenue et actualisée dans le vodou à travers ce concept de « Ginen ». Dans la présentation d’une collection de textes rituels intitulée
Lapriyè Ginen, l’ougan M. Beauvoir (2008 : 11-12) estime avec toute
son exagération que :
la majeure partie du peuple haïtien se sent naturellement heureuse et
fière de pouvoir s'identifier en tant que Pitit ginen, entendant par-là que les
individus de ce groupe se sentent satisfaits lorsqu’ils sont perçus en tant
que d'autres enfants d'Afrique […]. Habituellement, celui qui se sent véritablement Haïtien s'identifie incontestablement en tant que Nèg ginen ou
232
233
Debien cité par Midy (2006 : 177).
D’un autre côté, Ardouin a pu reconnaître que : « sous un certain rapport, on
doit excuser ces hommes ignorants [Les Bossales], car, tandis qu’ils se levaient partout contre les Français, les chefs et les troupes coloniales servaient d’auxiliaires à ceux-ci et les traquaient dans les bois, sans qu’ils puissent comprendre leurs motifs secrets. L’initiative de la résistance à
l’oppression européenne leur étant due, il était naturel qu’ils eussent cette
ambitieuse prétention » (Midy 2006 : 196).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
257
Haïtien authentique 234, c’est-à-dire en [227] tant que Nègre de Guinée ou
Africain, un individu qui incorpore en lui-même, toutes les valeurs culturelles qui sont incluses au sein de la tradition de ses ancêtres et qui en fait
sa pratique régulière.
On peut voir ici, dans la conception de ce chef religieux,
l’établissement clair et net d’une distinction entre deux catégories
d’Haïtiennes et d’Haïtiens : l’une serait superficielle et l’autre authentique. On est en face d’une question identitaire où le degré de reconnaissance et d’appropriation des valeurs africaines ou ancestrales est
pris comme mesure d’évaluation ou d’identification de celui qui serait
un « franc vodouisant ou un réel Haïtien ». Dans cette considération,
plus le niveau d’africanité d’un Haïtien est faible, moins il peut être en
paix avec lui-même. « Le mot Ginen, écrit-il, désigne non seulement
une culture, mais encore toute une civilisation, et l'expression Nèg ginen devient synonyme d’un Haïtien bien dans sa peau et en paix avec
ses esprits » (M. Beauvoir 2008 : 13). Ainsi la recherche de l'identité
culturelle vodou à travers l’appropriation des pratiques ancestrales estelle considérée comme une attitude exaltante. En situant le niveau de
véracité ou d’applicabilité de cette conception dans le champ vodou,
on peut en déduire qu’être loyal à sa tradition religieuse revient, de ce
fait, à être loyal envers soi-même. Par conséquent, tout abandon des
croyances et des pratiques dites ginen devient un reniement de soi.
234
Souligné par l’auteur. Hurbon (2001 : 54) a fait remarquer qu’il y a lieu ici
d’être vigilant « contre les tendances à la dérive vers des positions ethnicistes et nationalistes ou fondamentalistes. Car, dit-il, la possibilité de pratiquer le vodou comme un droit culturel ne signifie pas que cela dispense le
secteur d'assumer la démocratie comme une valeur universelle » qui garantisse le droit à la différence. Toutefois, la nécessité d’être alarmé est loin
d’être une urgence, car le vodou est en général non prosélyte et très tolérant.
Il cherche à se faire reconnaître son droit à l’existence plutôt qu’à remplacer
les autres modes de croire. D’ailleurs, il offre ses compétences à toutes les
catégories sociales sans distinction de “race”, de couleur ou de religion ».
Ainsi, en 1987, Hurbon (1987c : 157) a écrit ce qui suit à l’égard du vodou :
« Ses capacités d'adaptation à toutes les situations proviennent même de son
sens de la tolérance et de son ouverture à un pluralisme culturel qui devra
caractériser une société haïtienne démocratique ».
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
258
Nellio, un de nos interlocuteurs, a 39 ans et vient d’une famille vodou de tradition kongo. Scolarisé dans une institution catholique, il a
été enfant de chœur. Plus tard, influencé par son frère aîné qui est pasteur, il a étudié la théologie et il est devenu pasteur comme celui-ci.
En comparant l’effet similaire 235 – stimulation d’intenses émotions,
transe [228] mystique – que provoque sur lui à la fois l’ambiance
chrétienne (musique surtout) et celle du milieu vodou, il a pu conclure
que « Chak nasyon ka loure Bondye nan kilti, nan lang, ak nan koutim
pa yo » (chaque nation peut plaire à Dieu dans sa propre culture, dans
sa langue et dans sa coutume). En effet, depuis environ dix ans, ses
Lwa rasin l’ont réclamé afin qu’il se mette à leur service, spécialement pour promouvoir sa « propre culture » au lieu d’être un instrument transmetteur de la culture des autres peuples. À présent, déclaret-il,
Je ne suis ni catholique, ni protestant, je suis un franc vodouisant. S’il
y avait un tribunal international qui pourrait recevoir mes plaintes comme
victime de détournement de mineur, de lavage de cerveau, je poursuivrais
235
« Les sectes-pentecôtistes, trembleurs, etc., écrit Métraux (1953b : 203-204),
qui cultivent l'exaltation religieuse et la transe mystique, exercent un fort attrait sur beaucoup de sectateurs du vodou. Ils retrouvent dans les réunions de
ces groupes une atmosphère qui n'est pas très différente de celle des “serviteurs des lwa”. Nous avons obtenu d'un jeune prédicateur un témoignage
fort curieux des sensations dont il a été envahi au moment où il a eu la révélation de sa vocation, au cours d'un culte pentecôtiste. “Je me suis senti soudain comme empoigné — c'était comme si des tas d'aiguilles m'entraient
dans la chair et comme si, en même temps, j'étais soulevé de terre. Dans
mon cœur il n'y avait plus que joie et contentement. Je sentais ma langue se
mouvoir rapidement, mais je ne comprenais pas ce que je disais. J'ai été
dans cet état plus de deux heures. J'étais en présence de Dieu. Je transpirais
tant et plus. Le lendemain, j'éprouvais à nouveau la sensation d'éclater et la
crise est revenue. Le Saint-Esprit était descendu en moi. Depuis lors, ces visitations sont devenues comme le thermomètre (sic) de ma vie spirituelle et
elles me permettent de savoir si je suis près de Dieu ou dans la chair. Je ne
suis pas le seul à avoir eu ces visions. D'autres, tout comme moi, ont l'impression d'être soulevés dans les airs et ils se voient transportés dans un palais où ils contemplent des choses d'une beauté ineffable”. C'est en des
termes assez voisins que des vodouisants ont cherché à m'expliquer leurs
sentiments au moment de la possession. La transposition d'un culte à l'autre
est donc évidente ».
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
259
le Vatican et consorts parce que j’étais enfant et ils ont décidé que je devais être catholique, puis protestant. Ils me détournaient de mon chemin
ginen, de mon chemin d’Afrique. Il faudrait qu’ils me dédommagent ainsi
que toutes les autres victimes comme moi, car ils nous ont amenés à rejeter notre identité de Nègre. Ils nous ont imposé le rejet de notre relation
harmonieuse avec les arbres, les sources d’eau et toute la belle architecture
que la nature nous a offerte. En plus, ils continuent à le faire.
Effectivement, se sentir proche ou être dans la lignée des pratiques
ancestrales semble très important pour le pratiquant vodou. Quand il
se sent en confiance, il le rappelle sans cesse avec le sentiment de celui qui a bien accompli son devoir et qui ne trahit pas sa lignée malgré
les contraintes externes. En 1996, un groupe de vodouisant-e-s a reçu
à Port-au-Prince « l’honorable Sossa Guédé Houngué, natif de Sahoue
Doutou, chef suprême du vodou » béninois. Selon le protocole de sa
mission en Haïti, il a dû visiter plusieurs sites afin de permettre au vodouisant haïtien d’avoir une référence historique et vivante de son
passé religieux. Dans l’un des péristyles de la capitale, 21 ougan et
manbo l’ont reçu et ont chanté [229] avec lui une partie de la Priyè
ginen (Prière ginen) qu’on appelle Priyè dyò 236. Selon manbo De
Lynch (2008: 47- 48), l'assistance a vécu
… un moment d'intense émotion et de joie en voyant Sossa pleurer à
chaudes larmes. Il nous accompagna en chantant avec nous pendant
presque toute la durée de la prière Dhio. Il nous expliqua son émotion : il
venait de découvrir que, malgré des siècles d'esclavage, de séparation avec
l'Afrique, cette prière avait gardé sa pureté à peu près intacte.
Par rapport à tous ces accents mis sur l’Afrique (Ginen) comme
lieu de référence, il faut dire toute de suite avec Larose (1977: 92) que
l'idée selon laquelle un groupe concret pourrait incarner une tradition
"ginen (Guinée) pure" n'a aucun fondement, et une telle communauté
ne doit pas être recherchée en Haïti. Dieu est toujours « notre côté »,
236
Dyò (Djo) est la Divinité de l'air, du souffle et de la vie dans le panthéon
dahoméen (Desquiron 2003 : 24).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
260
et la Guinée est un concept similaire, une figure complexe à travers
laquelle le pouvoir est légitimé.
La recherche de la légitimité d'une pratique religieuse dans la tradition africaine ou ancestrale se révèle une préoccupation bien intériorisée et transmise dans le milieu vodou. Dans une remise en question
d’un point de vue théologique selon lequel le Dieu vodou serait
« inaccessible et indéfinissable » (M. Beauvoir 2008 : 41), certains
leaders 237 protestent et soutiennent une idée contraire. Et pour justifier leur opposition, ils avancent que « Dieu a toujours été défini
par les Africains de l’Afrique noire d’où nos ancêtres sont originaires ». Ils affirment que ce Dieu est la totalité qui sort de lui-même
et qu’il s’est révélé par la bouche des Grands Maîtres égyptiens depuis
« deux millénaires et plusieurs siècles », bien avant la conception du
Dieu chrétien qui n’est qu’une photocopie de la première. On peut
faire remarquer que cette même tendance du retour en Afrique pour
justifier une position théorique a été observée aussi par Dianteill
(2000b : 259) dans la santeria de Cuba.
[230]
Entre les ancêtres d’Afrique et les nouvelles générations se trouvent les parents et grands-parents qui gardent généralement une relation assez intime avec un espace sacré qui abrite les Lwa eritaj (Divinités protectrices de la famille étendue) qu’on désigne sous le nom de
« Demanbre » 238. Le principal devoir que le vodouisant doit accom237
Voir André-Jules Gustave (s.d.), « Position des responsables de l’église
vodou d’Ayiti face au manifeste de la KNVA du houngan ati Max Beauvoir », en ligne, http://wesnermorency.org/, (3 mai 2011).
238 Selon Larose (1977 : 97-98), le demanbre (prononcé comme « démembré »)
est l’unité de base du culte vodou. Il s'agit d'une partie d'une grande propriété, acquise par son fondateur et qu’il laisse à tous ses descendants pour y
vivre. Parfois, il peut être un lopin de terre, au milieu duquel se trouve une
petite maison, la « première maison », où ce fondateur a gardé les accessoires religieux nécessaires aux rituels spécifiques de sa lignée familiale. Il
est un endroit bien ombragé par un certain nombre d'arbres (dont certains
sont très grands et anciens), où tous les Esprits de la famille se "reposent".
Cet endroit forme le patrimoine religieux de la famille (élargie) en tant que
groupe. Ainsi, personne n'oserait abattre ces arbres, sans encourir le châtiment des Esprits qui y habitent. Dans cet imaginaire religieux, le fondateur
(le défunt) d'un tel demanbre est aussi traité comme un Lwa et peut même
posséder un de ses descendants.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
261
plir envers eux consiste à les honorer, et à leur donner à manger soit
chaque année, soit tous les 7 ans, tous les 21 ans et parfois tous les
quarante-et-un ans. Être un héritier de ce lieu devient un indicateur,
une preuve matérielle qu’évoque assez souvent la manbo ou l’ougan
justifiant que sa pratique religieuse ne sort pas du néant, qu’elle a des
racines familiales, donc qu’elle est légitime. Le péristyle de Mosaline
est installé en ville à environ une trentaine de kilomètres de son demanbre en milieu rural dans les montagnes de la région du Sud. Mais
chaque année, avant le déroulement de la cérémonie de services Lwa
de son lakou (où on sacrifie des animaux et où on donne à manger aux
Lwa), elle retourne dans son lieu de naissance où résident ses Lwa rasin afin de leur allumer des bougies, de jeter de l’eau par terre en les
invitant à descendre en ville pour se régaler à la fête qu’on organise en
leur honneur. Sinon, la danse ne sera pas réussie.
Dans le demanbre de Déravine qui est aussi à la campagne, il y a,
nous dit-il, une source qui porte le nom de sa grand-mère paternelle.
Elle est entourée d’une variété d’arbres fruitiers séculaires. Tous les
membres de la communauté savent qu’il est interdit de les abattre, car
outre le fait que les habitants de la zone utilisent l’eau de la source
pour leur usage quotidien, les Esprits de l’eau comme Simbi, Mèt
Agwe, Lasirèn, Manbo Lovana (un Lwa originaire du Nord d’Haïti) y
résident en permanence. « Au moment où on parle, précise-t-il, on y
organise une cérémonie. C’est dans ce lieu qu’on offre à manger aux
Lwa ». Il poursuit en disant qu’« une fois satisfaits, où que je sois à
travers la planète, ils resteront toujours en communication avec moi.
Ils sont partout. Ils m’habitent à l’intérieur comme à l’extérieur.
Quand je voyage, ils arrivent au lieu de la destination bien avant moi.
Ils sont mes protecteurs ». Pour nous expliquer son niveau
d’attachement à cet espace sacré, il nous raconte [231] qu’à sa naissance, son cordon ombilical accompagné d’un arbre a été mis en terre
au bord de la source.
Vu le niveau d’importance conférée au demanbre comme premier
« siège social » des Lwa rasin, on peut comprendre pourquoi « Gen
anpil moun ki vin fou oubyen ki vin gen gwo maladi poutèt yo sispann
sèvi lwa fanmi y » (beaucoup de gens deviennent fous ou attrapent de
graves maladies parce qu’ils ont cessé de servir leurs Lwa familiaux),
a expliqué R. Beauvoir (2003 : 95). Dans le cadre de ce travail, nous
avons pu constater que la maladie comme prélude à l’entrée dans la
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
262
prêtrise vodou est assez récurrente. Beaucoup de nos interlocuteurs
ont connu un état pathologique avant de répondre à l’appel des Déités
pour travailler en tant qu’ougan ou manbo. La théorie de la dissonance cognitive du psychologue social Festinger (1957) 239 nous permet de penser que cet état psychique et physique est la résultante
d’une tension cognitive désagréable suscitée par des contraintes ou
des obligations contradictoires entre lesquelles l’individu n’arrive pas
à trouver un équilibre consonant. Le malaise qu’occasionne cet état de
dissonance est parfois vécu péniblement par l’acteur social alors que
le fonctionnement normal de son psychique exige le maintien de la
plus grande consonance possible 240.
Afin de garder cette consonance nécessaire à la santé de son univers mental ou en vue de rester loyal à son milieu d’appartenance et à
ses valeurs profondes, l’habitus de l’individu, selon Bourdieu (1980 :
102), lui sert de défense, spécialement en situation de crise, en lui
permettant d’être très sélectif dans ses choix :
… l'habitus tend à assurer sa propre constance et sa propre défense
contre le changement à travers la sélection qu'il opère entre les informations nouvelles, en rejetant, en cas d'exposition fortuite ou forcée, les informations capables de mettre en question l’information accumulée et
[232] surtout en défavorisant l'exposition à de telles informations […]. Par
le « choix » systématique qu'il opère entre les lieux, les événements, les
239
Festinger, cité par Boisard-Castelluccia et Van Hoorebeke Delphine (2010 :
244).
240 De manière générale, les théories de la consonance cognitive de Festinger
traitent du processus de gestion des informations nouvelles et du changement d’états cognitifs. Elles supposent que l’existence d’un univers cognitif
est conditionnée par la recherche d’une organisation harmonieuse. Si cette
harmonie est perturbée, l’organisme met en place un travail cognitif permettant son rétablissement. Mais sa théorie de la dissonance cognitive est celle
qui a connu le plus grand succès. La dissonance cognitive constitue un état
pénible pour l’être humain, chez qui il existe un besoin de maintenir la plus
grande consonance possible. Donc si un individu se trouve entretenir des notions dissonantes, il en éprouve un malaise psychologique suscitant chez lui
une tendance à la réduction de la dissonance et à la restauration de la consonance. En outre, l’individu s’efforce d’éviter les situations et informations
susceptibles d’augmenter la dissonance (Boisard-Castelluccia et Van Hoorebeke 2010 : 244).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
263
personnes susceptibles d'être fréquentées, l'habitus tend à se mettre à l'abri
des crises et des mises en questions critiques en s'assurant un milieu auquel il est aussi réadapté que possible, c'est-à-dire un univers relativement
constant de situations propres à renforcer ses dispositions en offrant le
marché le plus favorable à ses produits.
6.1.3. De la transmission continue à la continuité
de la transmission : Quelques éléments matériels
du péristyle et le maintien de la fonction sociale
du lakou
Retour à la table des matières
En parlant du vodou haïtien comme étant une religion d’anciens
esclaves venus d’Afrique, Bastide (1970 : 87) avance que le « Vaudou
haïtien sépare de la même façon, sur le sol, un espace sacré qui garde
la même structure que l’espace sacré africain, sous une forme minimale, avec son péristyle où se déroulent les danses, son poteau par où
descendent les dieux venus d’Afrique afin de pouvoir visiter leurs fils
dispersés de par le monde ».
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
264
Retour à la table des matières
[234]
Cette image du Potomitan (poteau du milieu) du péristyle d’Onel
traduit bien cette continuité dans le rôle symbolique que représente cet
objet aux yeux des vodouisants du rite rada kanzo (de Port-au-Prince
et de ses périphéries). Comme voie de passage des Lwa, il représente
un lieu éminemment sacré. Sa fonction dans l’édifice n’est pas tant
matérielle (soutenir le toit) que symbolique, comme son nom, Potomitan (pilier central), l’indique. Et pour preuve, ce potomitan ne touche
pas le plafond du péristyle d’Onel. Selon ce que raconte ce prêtre vodou, ce poteau du milieu en ciment remplace celui qui était en bois.
Si on passe du bois au ciment, c’est juste pour une question de durée,
mais la continuité reste dans la représentation symbolique du pilier
perçu comme chemin des Entités mystiques.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
265
Illust. 39 : Chez ougan Nellio :
chacun dépose sa bougie allumée sur le socle du potomitan
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Selon Marcelin (1947 : 55), ce poteau central qui généralement
soutient la toiture est hautement sacré, et joue un rôle important dans
les sacrifices et les pratiques rituelles. Pour Desquiron (2003 : 90),
étant l'axe de communication entre les fidèles et les Esprits, il est un
des éléments majeurs qui contribuent à la sacralité du péristyle :
« C'est le pivot des danses [234] rituelles ; tout se fait à partir de lui ».
Ce qui a conduit Pierre Mabille (par analogie) à voir dans le potomitan « une représentation stylisée de l'arbre sacré » dahoméen 241.
D’après manbo De Lynch (2008 : 170), ce « chemin des Mystères »
serait l’axe du pouvoir mystique autour duquel les frères et sœurs du
vodou s’unissent pour se fortifier contre les obstacles de l'ennemi.
241
« Pour ma part, je crois que le poteau mitan ou colonne centrale, est un
vieux symbole de l'arbre sacré [...]. Ce qui ressort nettement de l'hermétisme
noir, c'est que le poteau mitan est le symbole de l'arbre protecteur, dont la
tonnelle représente le branchage feuillu qui abrite les danseurs » (Pierre Mabille cité par Desquiron 2003 : 90).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
266
Un autre aspect à considérer est la simplicité du péristyle, duquel
sont absentes les chromogravures. On a pu faire cette observation
chez Henriette ainsi que chez la plupart de nos interlocuteurs.
Illust. 40 : Intérieur de l’un des bajyi d’Henriette
Retour à la table des matières
Des govi placés sur l’un des pe de de l’onfò d’Henriette. Le fond bleu traduit
l’exigence de simplicité de l’onfò. Quand on demande à l’actuel responsable du
péristyle pourquoi on ne remplace pas ces objets, il répond de la manière suivante : « Sa a se don pa nou. Ki sa nou pral mete si nou retire yo ? Nou pa
chanpwèl, nou pa bizango » (Ceci est notre héritage. Si on les enlève, qu’est-ce
qu’on va mettre à leur place ? On n’est ni chanpwèl, ni bizango [des sociétés secrètes perçues comme malveillantes]).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
267
[235]
Ici on est à l’intérieur de l’une des chambres des Mystères attenantes au péristyle d’Henriette. C’est le saint des saints du sanctuaire
qui a gardé son nom africain de bagui (bajyi) ou sobagui 242 (Desquiron 2003 : 90). Contrairement à d’autres péristyles, il n’y a pas de
chromogravures symbolisant des forces mystérieuses et impressionnantes. Selon nos interlocuteurs, ceci s’explique par la volonté ou
l’obligation de procéder selon le modèle laissé par leurs prédécesseurs : « Gran moun yo pa t janm kon mete imaj nan peristil yo » (nos
parents n’avaient pas l’habitude de décorer leur péristyle avec des
images), a déclaré Onel. Henriette m’a dit que depuis l’administration
de son père, si on observe le lakou de l’extérieur, on ne voit aucun
signe qui pourrait dévoiler l’existence d’un onfò dans cet espace.
Donc il faut être informé pour savoir que ce lieu, apparemment profane, abrite un onfò 243.
Au niveau de la fonction sociale du vodou, nous avons constaté
que les ougan et les manbo qui exercent dans la lignée d’une tradition
familiale retiennent comme image de marque le sens d’une « culture
communaliste » 244 qui se concrétise par un devoir de solidarité envers
les membres de leur lakou. Par rapport à cette pratique d’assistance
242
243
Sobajyi, en créole haïtien. On utilise ce terme surtout dans le Nord d’Haïti.
Or, tout près et en face, on peut voir qu’il y a une « lutte des places » exprimée par une diversité de chromogravures géantes pour attirer les clients potentiels. On dit qu’il s’agit de bagay cho (chose chaude, rite chaud, vodou
chaud), c’est-à-dire de gens qui utiliseraient leurs pouvoirs magiques à des
fins maléfiques. Ces « praticiens » sont soupçonnés d’avoir « acheté » des
Lwa mercenaires après avoir été jugés indignes par les Lwa rasin. Selon la
perception du milieu, ces acteurs n’auraient pas de « limites morales » dans
leurs pratiques. Ils procèderaient en fonction de la demande des clients.
244 Une culture ou une société communaliste renvoie à celle où les relations de
parenté ont une portée très vaste. Dans une telle structure sociale, l’individu
est éduqué dès le début pour avoir un fort sens de solidarité avec les groupes
de parenté étendus. Cette orientation entraîne un sentiment d’obligation envers ces groupes. Si l’on soupçonne qu’un individu dans une telle société
devrait s’écrouler sous le poids d’une multitude d’obligations, il doit être
compris qu’à tous les membres des groupes concernés incombent des obligations correspondantes envers ledit individu. Et, évidemment, les obligations des autres gens envers vous sont, généralement, vos droits, qui sont, de
ce fait, légion (Wiredu 2004 : 144).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
268
mutuelle, Descourtilz (un naturaliste français venu à Saint-Domingue
dans les dernières années du XVIIIe siècle afin de tenter de récupérer
un héritage) a opposé le comportement social des Africains à celui des
Nègres créoles. « Les Guinéens 245, écrit-il, s'entraident dans l'infortune, mais les Nègres créoles sont plus égoïstes et la plupart sans charité » (Barthélémy 1997 : 842). En parlant du vodou naissant, dans le
contexte colonial, Moreau de Saint-Méry le décrit comme « un lieu de
rencontre et d’intégration de la population esclave de toutes origines
ethniques ». Dans sa [236] description, il laisse percevoir la constitution d’une communauté fondée sur une vision religieuse commune, la
poursuite d’objectifs communs et la pratique de la solidarité 246.
À un moment prévu du culte, observa Moreau de Saint-Méry, les fidèles allaient déposer leurs offrandes sur l’autel. Une partie des dons servait à payer les dépenses de l’assemblée ou les services commandés par la
confrérie pour sa gloire ou son illustration ; l’autre partie servait à procurer
des secours aux membres présents ou absents qui en avaient besoin. Puis,
on proposait des plans, arrêtait des démarches, prescrivait des actions
(Midy 2006 : 187-188).
Dans cette même perspective, l’ougan Erol (Josué et Dubois 2007 :
338) s’est exprimé en ces termes : « les péristyles donnent à manger
aux gens. Une cérémonie vodou, c’est pour célébrer la vie, et en
même temps pour donner à manger à la communauté. Les houmfour
[onfò] sont des centres de bal, de divertissement ». Il insiste sur le fait
que, dans les onfò, « on discute des problèmes sociaux et communautaires », et qu’ils proposent en même temps aux communautés locales
une médecine traditionnelle.
Comme servante et serviteur des Lwa rasin, Henriette et Onel ne
manquent pas une occasion de nous faire savoir que, dans la continui245
246
Le terme Guinéens est employé ici de manière générique.
On peut noter avec Métraux (1953b : 203) que l'esprit de corps est l’une des
caractéristiques de toutes les minorités (religieuses) qui se sentent seules et
menacées. Chez les protestants haïtiens, l’ethnologue a pu observer un très
haut degré de cet esprit de corps. Le sentiment de sécurité qui en est la conséquence n'est pas son moindre attrait pour ceux qui se sentent isolés et paniqués.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
269
té de leurs parents et grands-parents, ils se réjouissent de donner à
manger aux gens au cours des cérémonies manje Lwa 247. Les Lwa,
selon Onel, ce sont des esprits. Ils n’ont pas de bouche, donc en réalité, ils ne mangent pas. Henriette nous a dit qu’Ogou Badagri, le Lwa
principal de son onfò, ne mange jamais. Mais pourtant, il exige qu’on
organise la fête avec beaucoup de nourriture et de boisson. Une fois
qu’on a fini d’offrir aux Lwa une partie des animaux sacrifiés et des
nourritures préparées, tout le reste est destiné aux participants et assistants de la cérémonie, selon ce qu’a déclaré la femme d’Onel : « Se
konsa nou leve jwenn gran moun yo toujou fè » (C’est dans cette pratique de nos grand-parents que nous sommes nés). En raison du devoir
de solidarité entre l’initiateur et ses onsi, plusieurs personnes habitent
leur lakou et même leur résidence privée sans verser un seul sou, selon les propos d’Onel et de sa femme. « Mwen gen kat sèl grenn pitit
la, men [237] mwen gen sink lòt timoun ki sou kont mwen la pou mete
yo lekòl » (J’ai uniquement quatre enfants, mais il y a cinq autres enfants que je prends en charge et que je dois envoyer à l’école), a ajouté Onel.
Au terme de cette analyse, on peut admettre que la force de résilience de la culture vodou est réelle quant à la sauvegarde et à la reproduction de son système religieux. Il semble que plus le vodou ait
essuyé de rebuffades, plus la conviction religieuse de ses acteurs se
soit intensifiée. Cette tendance au maintien et à la reproduction de la
tradition culturelle observée aujourd’hui par les ethnologues/anthropologues à travers une multiplicité de concepts – syncrétisme, habitus, mémoire, résurgence, résistance, réinvention, résilience, persistance, mythopraxis, néo-traditionalisme, patrimoine, etc.
– a conduit Berliner (2010 : 8) à utiliser l’expression de « culte de la
persistance ». Et, selon l’auteur, tous ces termes très en vogue aujourd’hui sont liés et renvoient, sans surprise, à la question de la
transmission culturelle. Considérant que la transmission est aussi une
transformation, cela implique que l'impératif du changement
n’échappe pas au vodou comme tradition religieuse, bien que la continuité du système reste une préoccupation majeure de ses acteurs.
247
Manje Lwa (Manger Lwa) : sacrifice des animaux et offrandes de nourriture
en l’honneur des Lwa.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
270
6.2 – Impératif du changement
Retour à la table des matières
En racontant un épisode relatif à son enfance, qui impliquait
l’officiant d’une cérémonie vodou qui se déroulait dans le lakou de
ses parents, à propos de ce prêtre, Grégoire nous dit qu’il était un bon
ougan, qu’il avait une bonne réputation. C’étaient les Lwa ginen qui
travaillaient avec lui, alors que de nos jours on doit faire beaucoup de
tri avant de trouver un ougan ginen. Il poursuit ses plaintes de la manière suivante :
Je ne suis pas ougan. Je suis un serviteur de Mystères. Car j’ai été souvent à l’écoute des anciens et je constate que les pratiques vodou d’antan
ne sont plus les mêmes que celles qui se font aujourd’hui. Dans le temps
des anciens, quand on se présentait dans un péristyle, on pouvait voir que
l’ougan travaillait selon le rite ginen. Il agissait conformément à ce que les
plus anciens lui avaient laissé. Mais, [238] depuis le rejeter [campagne antisuperstitieuse], je n’ai jamais vu une pratique qui ressemble à celle tenue
par les anciens. Les ougan de nos jours ne travaillent plus selon les principes ginen. Il me semble que les Ginen retournent réellement chez eux
[en Afrique]. Et c’est la raison pour laquelle je me suis retiré de la fonction d’ougan. Maintenant, c’est chez moi que je fais un petit « Notre
Père ».
Dans la collection de Lapriyè ginen de l’ougan M. Beauvoir
(2008 : 119), à la section III intitulée Lapriyè djϛ (no 2), on peut lire
ce qui suit :
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
271
Lafanmi sanble, di yo nou la e.
Lafanmi sanble, di yo nou la e.
Nan pwen Ginen ankϛ, lafanmi sanble!
Nan pwen Ginen ankϛ, lafanmi sanble non!
Kreyϛl nou la e.
La famille se rassemble, et il faut leur dire que nous sommes là – hey.
La famille se rassemble, et il faut leur dire que nous sommes là – hey.
Il n’y a plus de Ginen, la famille se rassemble !
Il n’y a plus de Ginen, la famille se rassemble – donc !
Créoles, nous sommes là – hey.
De ces plaintes – apparemment nostalgiques – on peut déduire que
même les acteurs du milieu vodou (surtout les anciens) sont conscients des transformations qui s’opèrent sous leurs yeux dans leur système religieux. Toutefois, parler de l'époque des anciens qui serait un
point de référence idéal ou qui s’apparenterait à un âge d’or du vodou,
tout bien considéré, recouvre un niveau métacommunicationnel, à savoir, sanctionner le comportement des jeunes générations qui sont
plus aptes aux changements. Nous avons dit « apparemment nostalgiques » parce que les vodouisants eux-mêmes savent que leur système religieux n’est pas figé. Il n’a pas une forme orthodoxe, et
chaque péristyle ou lakou a sa propre tradition selon les pratiques héritées de l’ancêtre fondateur. En outre, le profil des Lwa – même –
ginen n’est pas fixé une fois pour toutes ; leur nombre non plus.
[239]
6.2.1 – Ouverture au changement
et son fondement théologique
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En s’exprimant sur cet aspect dynamique du vodou, Métraux
(1953a :138) soutient que « Les lwa ou “mystères” sont des divinités
africaines auxquelles sont venues s'ajouter d'autres divinités de création plus récente. Il y a un nombre considérable de lwa ». Dans un
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
272
autre article (1953b : 198) sur le rapport entre le « Vodou et le protestantisme », il poursuit en disant que le Vodou haïtien n’est pas fait
« de survivances folkloriques, mais d'une religion extrêmement vivante qui s'enrichit constamment de divinités nouvelles et dont les
rites ne se sont pas encore figés ». Cette disposition théologique, qui
laisse la place à l’ouverture et au changement, permet au système de
se donner des moyens métacognitifs facilitant la recherche et
l’établissement de la consonance entre certaines anciennes croyances
et pratiques religieuses et les nouvelles conjonctures, qui apportent de
nouveaux problèmes nécessitant de nouvelles solutions. Ceci a pour
conséquence la flexibilité dans les interdits et dans les procédures.
Dans le disque Offrandes vodouesques 248 contenant vingt-quatre
mélodies issues du vodou haïtien, on peut écouter la voix de la soprano Chantale Lavigne qui interprète les paroles suivantes : « … Si ou
manje manje Legba, ti gason ou a mouri wi » (Si tu manges la nourriture destinée à Legba, petit garçon, tu mourras). Le contenu de cette
phrase s’inscrit dans le corpus des interdits relatifs aux zafè Lwa
(choses des Lwa : argent, objet, animal, nourriture, etc.). On ne dispose pas de leurs zafè comme on veut. Et, on le sait, les contrevenants
peuvent se voir punir jusqu’à la peine de mort.
« Dès mon enfance, j’ai réalisé que les Lwa ne sont pas malveillants comme on le croyait souvent », a déclaré Déravine. Car, poursuit-il, « j’étais très curieux et imitatif. Je voulais comprendre et refaire tout ce que je pouvais observer de la part de mon père. Un jour,
après avoir terminé un “travail” (traitement magique) à l’aide des épis
de maïs, il les a suspendus sur un arbre non loin de la maison ». Trois
jours s’étaient écoulés et, en l’absence de son père, le petit Déravine
voulait voir ce qui s’était passé avec les épis. Rendu à l’arbre, il les
[240] a vus à peu près intacts et décidé qu’ils étaient encore comestibles. Il les a pris et a commencé à les manger. Une de ses tantes
manbo en voyant cela fut tout de suite alarmée. Elle a informé les
autres proches de ce “sacrilège” : – C’était quoi exactement ? – le pe-
248
L’album est paru en 2007 à Montréal. Les textes interprétés sont issus du
vodou haïtien et ont été collectés par le compositeur haïtien Werner Jaegerhuber (1900-1953). La phrase reprise ici se trouve au septième numéro
qui a pour titre « Sibao ».
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
273
tit vient de manger la nourriture de Legwa (un Lwa). Donc, on attendait la sentence – sa mort, évidemment.
Réalisant la gravité de son acte en voyant la réaction de ses parents, « j’étais paniqué et avais ipso facto de la fièvre, du vomissement, de la diarrhée », explique-t-il. Pendant qu’on chantait et implorait la grâce de Legwa, sa grand-mère qui avait été absente venait
d’arriver. Depuis la barrière, elle était possédée et s’identifiait à Legwa en disant : « Mayi a se pou mwen li te ye. Si ti moun nan manje
mayi se mwen ki manje l. Se lè nou bay ti moun yo manje nou ban m
manje » (Le maïs était à moi. Si l’enfant le mange, c’est moi qui le
mange. C’est quand vous donnez à manger aux enfants que vous me
nourrissez). Et, suite à cette intervention, « tout est rentré dans l’ordre
et mon état de santé initial s’est rétabli », ajoute Déravine.
On peut voir ici que l’état de panique se conformait à un savoir
partagé dans le milieu vodouisé auquel Chantale Lavigne a fait écho.
Au sein de la famille de Déravine, la distance et la prudence qui sont
de mises quand il s’agit des zafè des Lwa ont été bien intériorisées.
Mais à partir de cette nouvelle intervention de Legwa, cette attitude
allait être modifiée dans cette lignée croyante, du moins pour les zafè
de cette Déité.
En critiquant ce qu’on appelle couramment le « syncrétisme vodou-catholique » de ses parents, Déravine nous a dit qu’au regard de
sa formation actuelle, il ne peut plus prier ou commencer une cérémonie à la manière des anciens.
Dans mes cérémonies vodou, j’avais l’habitude de réciter les mêmes
prières qu’on utilise à l’Église catholique comme « Je vous salue Marie
pleine de grâce… », « Sainte-Marie, priez pour nous… », « L'ange du Seigneur annonça à Marie », ainsi de suite. Maintenant, je cesse de me ridiculiser en adoptant la prière d’une Église qui refuse de célébrer mon enterrement, et qui pense [241] que son Dieu n’est pas le mien. À cause de cela,
je reviens uniquement à mon propre Dieu, c’est-à-dire les Lwa.
Il poursuit en précisant le profil des Déités auxquelles il adresse
ses prières à présent : « M antre nan priyè pa m kote m di - Zanj nan
dlo, Zanj nan dife, Zanj nan lèzè, Zanj nan gran bwa. Se yo m an-
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
274
plwaye pou m priye » (Je rentre [directement] dans ma propre prière
où je dis : Ange qui habite les eaux, Ange qui habite le feu, Ange qui
habite les airs, Ange qui habite les forêts – C’est à eux que j’adresse
mes prières).
Justement, un dimanche matin, Déravine nous a invités à une rencontre de méditation et de prière vodou où on vise à épurer les pratiques vodou de l’influence catholique. C’était une assemblée d’initiés
(ougan, manbo, onsi) ayant la volonté de raffermir leur foi vodou au
lieu de continuer à s’exposer aux discours racisés et diabolisants des
prédicateurs chrétiens. La liturgie est assez simple. Elle se résume en
l’une des chansons introductives : « Jete dlo, limen balèn nan, pale
pawϛl la » (jeter de l’eau, allumer la bougie, parler la parole [demander ce qu’on veut]). Les images suivantes reflètent assez bien les principales activités de la rencontre.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
[242]
Illust. 41 : Méditation devant leur bougie allumée.
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275
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
276
[243]
Illust. 44 : Lecture de textes sacrés
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Ici, on ne frappe pas de tambours. Les accessoires sont très légers :
cruches d’eau, bougies et textes sacrés (parfois, il y a aussi de la farine
pour tracer des vèvè). Voici un extrait du texte qui a été lu lors de
notre visite.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
277
[244]
Bondye! […], ou renmen tout sa
ou kreye, yo tout byen fèt. Ou pa t fè
moun mϛso mouton, mϛso kabrit.
Ou pa t fè mϛso moun. Tout sa ou
fè, ou fè li annantye. Ou pa t janm fè
enpe moun bèt, you lϛt pϛsyon
moun. Tout se moun, epi yo se pitit
ou. Sa vle di, pitit chyen se chyen;
pitit kabrit se kabrit; pitit kochon se
kochon - Pitit Bondye se Bondye.
Chyen fè pitit sanble ak chyen ki se
chyen. Kabrit fè pitit sanble ak
kabrit ki se kabrit. Kochon fè pitit
sanble ak kochon ki se kochon. Bondye fè pitit sanble ak Bondye ki se
Bondye.
Bon Dieu! […], tu aimes tous ceux que tu as
créés. Ils sont tous bien conçus. Tu n’as pas créé
de femme ou d’homme à moitié mouton et à moitié cabri (chèvre). Tout ce que tu as créé, tu le réalises en entier. Tu n’as jamais créé un peu de
femmes ou d’hommes qui sont des bêtes alors que
d’autres sont des personnes humaines. Ils sont tous
des personnes à part entière et ils sont tous tes enfants. Cela veut dire que le petit d’un chien, c’est
un chien ; le petit d’un cabri c’est un cabri ; le petit
d’un cochon c’est un cochon, - [donc] l’enfant de
Dieu c’est un Dieu. Le chien engendre des petits
qui lui ressemblent et qui sont des chiens ; le cabri
engendre des petits qui lui ressemblent et qui sont
des cabris ; le cochon engendre des petits qui lui
ressemblent et qui sont des cochons ; [donc], le
Bon Dieu engendre des enfants qui lui ressemblent
et qui sont des Bons Dieux.
Mechan yo di nou se you ras
moun ki sanble ak zannimo. Yo di
nou se moun sal, nou se moun sϛt,
nou san limyè. Yo divize nou pou yo
ka fè sa yo vle ak nou paske nou
kenbe tradisyon zansèt nou yo ke ou
te voye vin delivre nou anba men yo
ak konkou Lwa yo; paske ou fè nou
nan Vodou etènèl; paske ou fè nou
maji nan maji, wanga nan wanga;
paske nou se mèvèy; paske ou fè nou
Bondye nan Bonbye […].
Les méchants disent que nous sommes une
race d’hommes et de femmes qui ressemblent à des
animaux. Ils disent que nous sommes sales, nous
sommes des idiots et nous n’avons pas de lumières. Ils nous divisent afin qu’ils fassent ce
qu’ils veulent de nous parce que nous gardons les
traditions de nos ancêtres que tu as envoyés avec
les concours de Lwa pour nous délivrer de leur
oppression ; parce que tu nous as conçus dans le
Vodou éternel ; parce que tu nous as conçus magie
dans la magie, wanga (talisman) dans le wanga ;
parce que nous sommes des merveilles ; parce que
nous sommes des Bons Dieux dans le Bon Dieu
[…].
Doulè nou pa piti. Ak tout mizè
yo fè nou pase, ou fè nou la toujou.
Si ou menm Bondye pa t etènèl ki
kreye vodou etènèl, ki fè nou fè zafè
pa nou, nan jan pa nou, ki fè nou se
[245] mèt ekzistans nou, nou se mèt
lanmϛ nou, yo t ap disparèt Vodou
ak tout vodouyizan yo.
Notre douleur est énorme. En dépit des graves
souffrances qu’ils nous ont fait endurer, jusqu’à
présent, tu rends possible notre existence. Si toi –
Bon Dieu – n’étais pas éternel, et que tu as créé le
vodou éternel, qui nous as permis de réaliser nos
propres pratiques et à notre manière, qui as fait
[245] que nous sommes les maîtres de notre existence, les maîtres de notre mort – ils anéantiraient
le Vodou ainsi que tous les vodouisants.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
Tout sa ki pa bon, yo lage l sou
Vodou, men you sèl bagay, do nou
laj. Nou konnen yo pa voye wϛch
sou mango vèt. Nou fèt nan Vodou, n
ap mouri nan Vodou pou nou ka viv
etènèl […]. AYI BOBO!
278
Le vodou a bon dos. On l’accuse de tout ce qui
est mauvais. Mais il y a une chose, notre dos est
très résistant. Ils nous calomnient à cause de notre
succès [notre force d’attraction]. Nous sommes nés
dans le Vodou et nous mourrons dans le Vodou
afin que nous puissions vivre éternellement […].
AYI BOBO ! 249
Face à de telles pratiques, beaucoup d’observateurs du vodou
n’hésiteraient pas à crier au scandale. Assez souvent, ils parlent de
« crise de transmission » ou de « dégénérescence ». Certains diraient
que ce type d’innovation ne peut que tuer « l’âme ou l’essence » du
vodou. Cependant, après l’analyse de ce texte, on peut déduire que
l’innovation ici est plutôt dans la forme, dans la structure, que dans le
contenu. Les idées qui y sont dégagées ne sont pas étrangères à
l’imaginaire du vodouisant ordinaire. De cette prière, on peut retenir
les idées suivantes : un vodouisant comme tout autre individu est une
personne humaine à part entière, et en tant que fils de Dieu, il est aussi
un Dieu ; le vodou comme création de Dieu est éternel et le vodouisant qui garde sa tradition vivra éternellement aussi ; le vodou est persécuté parce qu’il est positif, il donne de bons fruits ; les vodouisants
sont discriminés parce qu’ils restent reconnaissants et fidèles à la tradition de leurs ancêtres.
[246]
Ces idées, prises séparément, ne représentent pas en réalité une innovation. Très souvent, les vodouisants disent que « pa gen moun ki
ka di li pa nan Lwa » (personne ne peut dire qu’il n’est pas lié aux
Lwa ou que les Lwa ne le concernent pas). Car, en remontant dans sa
généalogie, on va retrouver de toute façon la trace des pratiques vodou
dans sa lignée familiale. C’est pour cela, expliquent-ils, que quelqu’un
peut ne pas avoir de lien direct avec les Lwa, et se voir possédé. Une
fois possédé, l’individu n’est pas seulement le canal des Dieux, il devient aussi un Dieu. L’ougan et artiste peintre André Pierre a dit que
« Les peuples sont nés par magie dans toutes les régions du monde ».
Selon ses explications, le monde a été créé par le vodou, par la magie,
249
« Ainsi soit-il », « Amen », « Alleluia » des vodouisants haïtiens. Parfois, ils
disent aussi A BOBO !
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
279
et le premier magicien est Dieu 250. Donc, chaque Haïtien ou chaque
individu (sans distinction de race) porte en lui une potentialité divine
qui peut être activée à tout moment. C’est pourquoi, lors de
l’initiation vodou (d’un Haïtien ou d’un étranger), on fait appel aux
Lwa ancestraux de la personne à la fois du côté de sa mère et du côté
de son père. De surcroît, l’âme des personnes disparues, surtout celles
qui étaient initiées, reçoivent des prières. On attend que l’Esprit de ces
morts guide et protège les vivants. C’est ainsi qu’on donne à manger
aux morts (manje lenmϛ) comme à des Lwa. On les consulte au besoin. On formule des demandes à leur endroit. Certaines d’entre eux
deviennent des Lwa, comme Jan Bazil (rite rada), Manbo Lovana (rite
nago), Manbo Nannan (rite kongo), Jan Loran (rite gede), etc.
Mais, conformément à notre propos, le point essentiel qui est à
souligner ici c’est qu’en se fortifiant, ces vodouisants se rappellent
aussi qu’ils sont discriminés et persécutés parce qu’ils restent loyaux à
la mémoire de leurs ancêtres. Par conséquent, ces modifications qui
tendent à « désyncrétiser » les pratiques de leurs parents ne sont pas
en contradiction avec le désir des Lwa ou des Morts. Voulant comprendre comment ces acteurs justifient cette démarche par rapport au
devoir de continuité qu’ils ont envers leur lignée croyante, nous étions
portés à leur demander s’ils ne craignaient pas d’être vus comme ceux
qui rejettent leur tradition. Sans hésitation, Déravine nous a dit que :
[247]
Je n’ai pas trahi ma tradition parce que, dans un rêve, mon père est venu me féliciter. Il m’a demandé de continuer sur cette lancée. Il a dit qu’il
est satisfait de cette épuration, car c’était pour éviter qu’on vienne brûler
sa maison qu’il était obligé de prier les Saints catholiques. Il m’a dit que
maintenant nous sommes libérés. Il m’a demandé de chanter les Lwa pour
lui où que je sois – dans les bateaux comme dans les avions. De nos jours,
nous chantons les Lwa même au Palais sous les présidences d’Aristide et
de Préval. D’ailleurs, je viens juste d’inciter les Lwa à prendre possession
des sénateurs. En 2009, la première Ministre, Mme Duvivier Pierre Louis
250
Voir l’ouvrage collectif sous la direction de Michel Le Bris, Vaudou, Éditions Hoёbeke (Coll. Abbaye de Daoulas), (2003 : 4).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
280
(accompagnée d’autres ministres [de la Culture, de la Justice]) était dans
les lakou vodou des Gonaïves, et jetait de l’eau pour les Lwa 251.
Nellio (animateur principal de cette rencontre hebdomadaire) interprète sa démarche comme une réponse aux appels de ses Lwa rasin
qui ont voulu qu’il cesse de faire la promotion de la culture de
l’Occident chrétien. Cette fois-ci, il doit travailler à l’épanouissement
de la culture ginen. L’objectif de ce « mouvement » (il existe beaucoup d’autres lieux de rencontre et regroupements de ce genre) qui est
en cours, a-t-il précisé, est de « préparer le vodou de demain où
chaque vodouisant soit en mesure de se défendre théologiquement
contre les discours mensongers des protestants ». Car de nos jours,
avance-t-il, beaucoup de personnes servent les Lwa sans savoir vraiment ce qu’est le Vodou. Ainsi, elles sont très vulnérables aux messages adverses. Par exemple, l’Occident chrétien a inventé un enfer
pour faire peur aux gens qui n’acceptent pas son Jésus comme leur
« Sauveur personnel ». Ainsi, « les vodouisants mal informés ont toujours tendance à se faire convertir à la fin de leur vie afin d’échapper à
cet enfer fictif », a rappelé l’animateur.
[248]
On peut noter que Nellio situe avec raison cette rencontre de méditation vodou qui s’organise chez lui dans le cadre d’une tendance qui
tend à se généraliser. Il a utilisé le terme de « mouvement » qui prendrait cette forme depuis l’Arrêté présidentiel du 4 avril 2003252. En
251
En effet, ces ministres, des parlementaires, des autorités locales et des
membres de la société civile étaient à la plaine des Gonaïves le samedi 5
septembre 2009 pour inaugurer les travaux de réhabilitation des trois lakou
vodou, fraîchement rénovés. Cette intervention de l’État haïtien a été justifiée par le fait que ces lakou sont des villages communautaires qui ont une
portée historique et culturelle indéniable, mais ils ont servi de lieux d’abris
provisoires lors du passage des cyclones de l’année précédente qui ont causé
beaucoup de dégâts matériels et de pertes en vie humaine. Selon le ministre
de la Culture de l’époque, l’architecte Olsen Jean Julien, ces lakou réhabilités peuvent accueillir plus de cinq cents familles en cas de nouveaux cyclones.
252 Titre de l’arrêté : « Arrêté relatif à la reconnaissance par l'État haïtien du
vodou comme religion à part entière sur toute l'étendue du territoire national ».
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
281
effet, comme l’a noté Hurbon (2001 : 53), dès 1986, certains ougan
réunis en Association tels qu’Hérard Simon, Dany Danache de « Zanfan Tradisyon Aysyen » (Zantray) 253, Max Beauvoir du « Bordé national » ont initié ce type de mouvement qui vise à défendre le secteur
contre les oppressions et contre les lynchages (durant le départ de
Jean-Claude Duvalier), et aussi à détacher le vodou de toutes les
traces de syncrétisme avec le catholicisme et le protestantisme en voulant offrir eux-mêmes « les cérémonies du baptême, les funérailles 254
et d'autres pratiques rituelles qui les dispenseraient de recourir aux
officiants chrétiens ». L’une des préoccupations de ces acteurs a été de
faire reconnaître et accepter officiellement le vodou comme l’une des
trois religions du pays après le catholicisme et le protestantisme. En
organisant « des cérémonies axées autour de la lecture de textes tirés
des mythologies Fon et Yoruba », ce « mouvement de structuration »
envisage de faire passer le vodou de l'oralité à l'écriture, ajoute le sociologue.
Après « Zantray » et « Bordé national », ce mouvement
d’institutionnalisation du vodou a donné lieu à la création de fédérations et d’une confédération. Ainsi, on a aujourd’hui la Fédération nationale des Vodouisants (FENAVO), la Commission nationale de
Structuration du Vodou (CONAVO), la KNVA, Konfederasyon
nasyonal Vodou ayisyen (Confédération [249] nationale des Vodoui253
254
Enfants de la Tradition haïtienne.
Selon Henriette, aujourd’hui, un vodouisant devrait être beaucoup plus motivé et plus attaché à sa tradition vodou parce qu’on n’aura pas besoin de
s’adresser à un prêtre catholique ou de se convertir au protestantisme afin
d’assurer une cérémonie religieuse lors de l’enterrement d’un vodouisant :
tout est pris en charge pour l’instant par les frères et sœurs initiés. Effectivement, après un entretien avec cette interlocutrice, nous avons eu
l’occasion d’assister à une cérémonie d’enterrement. Voici quelques points
du programme qu’on a distribué dans l’assistance :
Déplacement du défunt dans son local habituel ;
Possession d’onsi au carrefour du local ;
Déchirement d’Ayizan ;
Convocation des Dieux ;
Salutation au Supérieur et chant d’entrée : Se pa Nini sa manbo sa,
mwen prale (Celui-ci n’est pas manbo Nini, je m’en vais) ;
Communion, manifestation des Lwa et des Forces ? ;
Consentement des ougan et des frères au tombeau.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
282
sants Haïtiens). Au sein du KNVA par exemple, on parle d’un type
de représentants dénommés Ati. Ils sont hiérarchisés en Ati locaux,
régionaux et national 255. « Ces organismes ont l’ambition de représenter l’ensemble des hougan et des mambo, parfois même de les instruire » (Béchacq 2007 : 55).
Ce mouvement, selon la CONAVO 256, doit permettre à la jeunesse
haïtienne de « désinfecter sa conscience aliénée » 257 de l’influence
d’une société qui est à la fois chrétienne et wangatè 258, francmaçonnique et rosicrucienne. Cette société, estime-t-elle, la dirige
vers une mort spirituelle et culturelle inévitable, « car toutes nos
sources d’énergie s’adressent à cette humanité fictive et étrangère à
notre “conscience vodou” ». Elle porte cette jeunesse à ignorer ses
Lwa et ses Ancêtres au profit des Saints-Esprits, pour les protestants ;
255
En se référant à l’importance de ces types d’associations au sein du vodou,
Onel nous a dit que « kounye a, yo gen dwa pa fè anyen pou nou, men yo pa
ka fè anyen kont nou » (aujourd'hui, ils [l’Église et l’État] peuvent ne rien
faire en notre faveur, néanmoins, ils ne peuvent rien faire contre nous [les
vodouisants]).
256 André-Jules Gustave (s.d.), « L’église vodou d’Ayiti, une alternative pour le
secteur vodou ayisyen », en ligne, http://wesnermorency.org/, (21 mai
2011). Ougan Gustave ou Ati André est le directeur exécutif de la CONAVO nationale.
257 « Quand l’État est faible et qu’il ne peut pas disposer de ses propres outils
pour la formation de ses citoyens ; quand l’État est en faillite et que les besoins élémentaires, l’Instruction, la Santé, le Logement et le Vente (sic) de
ses Habitants ne sont pas sous son contrôle, mais à la merci des Institutions
Internationales, la Banque Mondiale, le Fonds monétaire international et des
ONG à couleurs chrétiennes, la nation qu’il dirige est désarticulée, la jeunesse perd confiance en sa propre capacité de création, son mental est aliéné
parce que sa pensée, ses actions, ses paroles sont déconnectées de ses ancêtres » (Ougan André-Jules Gustave (s.d.), « Le Vodou Religieux Ayisien », en ligne, http://www.wesnermorency.org/ , (15 mai 2011) ;
« L’église vodou d’Ayiti, une alternative pour le secteur vodou ayisyen », en
ligne, http://wesnermorency.org/, (3 mai 2011).
258 Influencé par cette société wangatè (aimant les pratiques magiques et privées de toute morale et de spiritualité), le Kanzo, « une très belle cérémonie
dotée d’une grande portée spirituelle », tend à perdre sa valeur sacrée pour
être réduite à un espace où s’exercent seulement des recettes magiques alors
que « nous ne sommes pas un réseau de malfaiteurs » (André-Jules Gustave
[s.d.], « L’église vodou d’Ayiti, une alternative pour le secteur vodou ayisyen », en ligne, http://wesnermorency.org/ , (3 mai 2011).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
283
et des Esprits Saints pour les catholiques, « tous des esprits des Dieux
qui nous sont inconnus », ajoute-t-elle.
Cette conscience vodou dont nous parlons, c’est elle qui nous aidera à
comprendre les mystères du vodou à partir de nos ancêtres, nos traditions
et notre histoire. Pour y arriver, il nous faut cesser de nous documenter
dans les livres des autres et retourner à interroger notre sol et nos ancêtres.
Ainsi, tout vodouisant pourra dire : « Je suis vodouisant de par mon histoire, celle qui m’a permis de vivre une grande histoire d’amour avec le
Dieu qui a choisi de conduire son peuple sur la voie de la [250] liberté. Je
suis vodouisant et suis très loin d’être un primate et encore moins une curiosité archéologique, objet de tourisme et de fantasme pour d’autres
peuples nostalgiques en mal d’enfance » (CONAVO) 259.
6.2.2 – Analyse de la transformation
du vodou haïtien
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Jusque dans les années 1950, un observateur comme Métraux
(1958 : 11) par exemple, a pu présenter le vodou haïtien comme une
pratique religieuse de la paysannerie, et dont les « sectateurs » du milieu urbain se recrutaient parmi le « prolétariat » de la République
noire d'Haïti. En se référant à la période des Duvalier (1957-1986),
Hurbon (2001 : 50) a noté que le vodou semblait conserver encore son
statut de religion dominée même si d’un autre côté il était souvent
présenté comme un « lieu d'expression de l'authenticité culturelle
haïtienne ». Cette religion opprimée était alors, estime le sociologue,
« un système culturel qui appartiendrait avant tout et en propre à la
paysannerie, c'est-à-dire qui correspondrait à son niveau de pensée,
lequel reste lié à une condition de sous-développement et d'arriération ».
Effectivement, les porteurs de la tradition vodou passent généralement dans l’opinion publique pour une catégorie sociale pauvre et très
259
André-Jules Gustave (s.d.), « Le Vodou Religieux Ayisien », en ligne,
http://wesnermorency.org/, (15 mai 2011
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
284
peu scolarisée. Vivant à l’écart de la « lumière » (au sens propre et
figuré) dont bénéficient les citadins, sa vie religieuse, déplore Souffrant (1995 : 118-119), est fortement marquée par une « psychologie
arriérée » 260. Dans [251] cet environnement de campagne qui façonne
la personnalité de ses porteurs, même juridiquement majeurs, les enfants ou les « jouvenceaux » stagnent dans les ornières du « Se sa m
leve jwenn » (c'est ce que mes ancêtres ont toujours fait). Les sentences les plus sensées comme les radotages les plus ineptes de l'Ancien, du « Gran moun », dénonce l’auteur, sont la lumière infaillible
de leurs actions et l'oracle de la vérité. Ainsi, « même les options les
plus personnelles qui commandent leurs actes » sont imposées du dehors par ce Gran moun qui est, somme toute, leur conscience. Ce type
de jugement a porté Hurbon (2001 : 55) à déclarer qu’« il faudra que
se renforce la critique contre les aspects du vodou qui poussent l'individu à se replier sur le passé ».
En observant cette « obsession des racines et des origines » au niveau global (toutes couches sociales confondues), des auteurs haïtiens
et étrangers comme Leslie F. Manigat 261, Claude Souffrant, Johanne
260
En prenant la France d'avant l’ère industrielle (« Mais nous aurions pu tracer
l'évolution religieuse de bien d'autres peuples et la symétrie eut été constante »), Souffrant (1995 : 121) a conclu que « la cause des défiances signalées gît plus profondément qu'au simple niveau de facteurs de race, de
peuple et de personne. Il convient, pour la rejoindre, de creuser jusqu'aux
racines objectives que constituent les structures sociales ». À cette époque,
décrite par l’historien français, Charles Seignobos (cité par Souffrant) disait : « Peu d'instruction dans toutes les classes. Le tiers des hommes et les
trois quarts des femmes n'ont pas appris à lire et n'en ressentent nullement le
besoin. Les paysans, les ouvriers ne lisent pas. Il n'y a pas de journaux populaires. Le lire est un luxe réservé à une élite ». De son côté, le sociologue
français Gabriel Lebras (cité par Souffrant) a restitué la physionomie du
peuple français d'alors de la manière suivante : « Le milieu familial enveloppait alors le paysan et même l'artisan du berceau à la tombe et lui dictait
toutes ses attitudes ». On voit donc la coïncidence trait pour trait des deux
conjonctures sociologiques de cette France d’avant 1848 et de l’Haïti
d’avant 1959 : 1) civilisation artisanale et rurale dominante, 2) communications difficiles et isolement géographique, 3) analphabétisme et isolement
psychologique, 4) infantilisme (Souffrant 1995 : 120).
261 Manigat L. F. (s.d.), Une seule voix pour deux voies. Un seul lit pour deux
rêves, Simple réflexion sur la vie qui change (histoire) et pour changer la vie
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
285
Tremblay 262, Gilles Bideau 263 plaident pour qu’Haïti s’en libère. Selon leur analyse, la prégnance de l’histoire, du « passé vécu », serait
un facteur de blocage important pour le développement d’Haïti. Il faut
donc l’arracher à cette fascination de l’histoire (Célius 2004 : 188195). Souffrant (1995 : 26-27) a constaté par exemple qu’« Haïti est
dotée, depuis 1923, d'une Société d'histoire alors qu’elle n'a pas encore de société de futurologie ». « L'écolier haïtien, dénonce-t-il, est
victime d'une philosophie de l'éducation qui, définissant l'Homme
haïtien par ses origines plutôt que par son projet, l'enchaîne à “hier”
au lieu de l'équiper pour demain ». Étant fixé sur son passé, le regard
haïtien selon Souffrant devient borgne, « il entre dans l'avenir inattentif à la nouveauté du temps, insouciant de l'inédit qu'amène le futur,
imperméable aux innovations, prisonnier de l'héritage sacré des Anciens, répétant le discours bègue du passé » 264.
[252]
En revisitant Nietzsche, (auteur que cite Tremblay), Célius (2004 :
192-194) estime que ce n’est pas la référence à l’histoire qui pose
problème en réalité, mais plutôt le type de rapport qu’on entretient
avec elle. Nietzsche a pu noter trois types de positions historiques : un
point de vue antiquaire, un point de vue monumental et un point de
vue critique. Effectivement, l’histoire antiquaire empêche les acteurs
de décider puissamment en faveur de ce qui est nouveau. Elle paralyse
l’homme d’action contrairement à l’histoire monumentale qui est caractérisée par un instinct divinatoire. En fait, les trois rapports (antiquaire, monumental, critique) à l’histoire sont nécessaires. « Chaque
(politique), Port-au-Prince, Éditions des Antilles (Coll. du CHUDAC), p.
26.
262 Tremblay J. (1995), Mères, pouvoir et santé en Haïti, Paris, Karthala (Coll.
Médecines du monde). Le chapitre X (pp. 211-228) s'intitule « Un emprisonnement dans l'histoire ».
263 Bideau G. (1995), « Se libérer de l’histoire sans en sortir », préface de
Tremblay (1995 : 10).
264 On l'a vu, la prégnance de l'histoire n'est pas moins diagnostiquée en ce qui
concerne la France que Souffrant convoque par comparaison. J'ajouterais les
remarques suivantes de l'historien français Henri Rousso (1998 : 37) : « on
constate sans peine, écrit-il, que la rétrospective est plus valorisée que la
prospective » ; « nos sociétés, écrit-il encore, vivent une crise du futur, c'està-dire une difficulté à penser le futur en termes rassurants voire à le penser
tout court » (Célius 2004 : 190).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
286
homme, chaque peuple, selon ses fins, ses forces et ses nécessités, a
précisé Nietzsche, a besoin une certaine connaissance du passé, tantôt
sous forme d’histoire antiquaire, tantôt sous forme d’histoire critique » 265 (Célius 2004 : 192). Tout bien pesé, ces auteurs qui dénoncent ce rapport au passé qu’entretient Haïti s’attaquent en réalité à
une forme de « mythologie historique », c'est-à-dire à l'ensemble des
données du passé choisies et échafaudées selon une trame légendaire
et utilisées à des fins d'autojustification par un groupe social dominant 266. « Voilà qui invite à nuancer les affirmations et à s'interroger
sur l'idée de l'histoire comme facteur de blocage » 267 (Célius 2004 :
194).
[253]
On peut voir que cette analyse qui commande un regard critique de
l’histoire est en concordance avec les discours de certains leaders des
265
Justement, par rapport à notre passé de peuple, Hurbon souligne la nécessité
d’avoir un point de vue historique critique. Mais comme il l’a bien montré,
on ne peut pas être critique d’une réalité qu’on ignore. De nos jours, les séquelles de ce passé d'esclavage sont encore bien vivaces dans la vie quotidienne tandis que « notre mémoire est largement entamée et qu'elle s'en va
comme la terre de nos montagnes emportée par les torrents. Une autre forme
d'érosion moins visible et plus insidieuse nous laisse aujourd'hui une Haïti
qui rétrécit jusqu'à n'être plus qu'une peau de chagrin chaque fois que nous
passons à côté de nos traces sans nous en apercevoir ». Ainsi, quelques mois
avant le bicentenaire de l’Indépendance d’Haïti, il estime que : « Penser
cette part de nous-mêmes n'a rien à voir avec un certain passéisme ».
L’enjeu est que « Plus nous ignorons notre mémoire, plus notre avenir nous
paraît incertain et plus nous nous enfonçons dans un désespoir par rapport à
nous-mêmes et au pays » (Célius 2004 : 200-201).
266 C’est pour cela que Hurbon invite ses compatriotes à ne pas réduire leur
patrimoine à ce que l’État en fait, parce qu'il est en vérité plus vaste et qu’il
attend d'être remis en valeur et à l'honneur, d'être reconnu et assumé non
comme un aspect marginal de leur vie de peuple, mais comme une source
vive de leur culture, parce qu'il leur parle des lieux d'inscription de leur histoire et leur offre les repères qui soutiennent leur identité (Célius 2004 :
201).
267 « En somme, le niveau de discours historique – le plus immédiatement audible – qui répond au fonctionnement d'une structure de pouvoir déterminée
ne saurait être considéré, à lui tout seul, comme un facteur de blocage ; il
prend place dans un ensemble complexe où il est un des instruments au service des mécanismes de la reproduction sociopolitique » (Célius 2004 :
194).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
287
associations vodou qui estiment que l’histoire d’Haïti écrite jusqu’ici
n’est pas la leur. Ils prônent sa réécriture afin que les dominés, donc
les vodouisants, y trouvent leur place en toute justice.
En se préoccupant du problème des transformations, des interprétations et des métamorphoses des civilisations en contact dans le cas du
candomblé au Brésil, Bastide (1958 : 232) a soutenu l’énoncé suivant :
La religion n’est pas une chose morte, même si elle est partout conservatrice ; elle évolue avec le milieu social, avec les changements de lieux
ou de dynasties, elle se donne de nouveaux rituels, pour répondre aux besoins nouveaux de la population, ou aux intérêts des familles dominantes.
Toutes ces transformations, tous ces bouleversements de régimes, ou ces
révolutions de palais laissent, en se retirant, comme l’eau des inondations,
des couches de mythes nouveaux, mais bien entendu dans le respect de la
tradition...
À la faveur du processus de la mondialisation (tel qu'il se déploie
actuellement) 268, les mouvements migratoires, la circulation rapide
des valeurs démocratiques à caractères transnationaux ont pour effet
de faire sortir les besoins et les valeurs locaux d’un cadre explicatif
endogène. En Haïti, ce contexte est marqué dès le début du XXe siècle
par des déplacements massifs de paysans vers Cuba et vers la République dominicaine pour être affectés au travail des grandes planta-
268
On dit « tel qu'il se déploie actuellement », car le processus de la mondialisation, dans ses principes, n'est nouveau qu'en apparence. Comme l'a montré
Immanuel Wallerstein, l'économie-monde s'est développée avec le système
capitaliste comme tel, qui porte sous ses ailes les pratiques de la conquête,
de l'esclavage et du colonialisme. Dès le XVIe siècle, la visée de faire passer
la civilisation occidentale comme seule civilisation inspire les pratiques coloniales ; sous ce rapport, nous vivons sous le même régime. Sauf que désormais, des chances sont en principe offertes à la reconnaissance d'une égalité véritable entre les pays comme entre tous les hommes sans distinction de
race, de religion et de nationalité, pendant qu'on commence à réclamer une
universalisation de la démocratie (Hurbon 2001 : 49). Voir aussi Augé et
Colleyn (2009 : 111).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
288
tions de canne à sucre (Hurbon 2001 : 51; Richman 2008 : 6, 22) 269.
Depuis 1970 (avec une accélération dans les années 1980), le pays a
connu un véritable mouvement d'émigration vers les Bahamas, les Antilles françaises de la Caraïbe, les Etats-Unis 270, le Canada et vers la
France. Les personnes (environ 10% de la population) qui [254] émigrent partent de toutes les campagnes et de toutes les villes et gardent
des contacts souvent serrés avec celles qui restent au pays.
En ce qui concerne les influences de cette diaspora haïtienne, on
sait qu’il y a beaucoup de changements dans les pratiques culturelles
de la paysannerie haïtienne qui sont en lien direct avec elle. Autrefois
les cérémonies funèbres par exemple se déroulaient dans les campagnes dans la plus grande solidarité des voisins et des membres de la
communauté. La veillée mortuaire se réalisait le jour même du décès,
et l’enterrement le lendemain. Lors de la veillée, on sert du thé, et à
l’enterrement du cola (soda). Aujourd’hui, la tendance qui tend à se
généraliser (même quand il n’y a pas de lien de parenté avec une diaspora), du moins dans les zones non éloignées d’un centre urbain, est la
prise en charge (ou la gestion) du cadavre par son placement à la
morgue. Aujourd’hui, au moment de la veillée, il faut servir de la
bière aux assistants, puis des plats de viande et du riz. Celui qui n’ose
pas se plier à cette nouvelle pratique peut voir sa maison devenir la
cible d’une pluie de pierres jetées par des délinquants agissant en
toute quiétude. Dans le cadre de cette influence (externe), les objets
qu’on rencontre dans les péristyles ne sont pas à l’abri (voir l’illust. no
45).
269
Ce que Richman (2012 : 269) a qualifié de « transformation des paysans en
mains-d'œuvre mobile ».
270 Entre 1979 et 1981, environ 70 000 Haïtiens entraient en Floride par bateau
(Richman 2008 : 6).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
289
Au moyen d’une enquête ethnographique (entre Ti Rivyè, une zone
rurale de Léogâne et le sud de la Floride), Richman (2005 : 5) accorde
une attention particulière à l'expérience de la migration transnationale
et au changement religieux comme étant son corollaire, à la fois pour
ceux qui ont quitté leur communauté d’origine et pour ceux qui y sont
restés. Dans cette étude, elle a identifié un instrument de communication (magnétophone à cassettes) 271 qu’ils ont habilement utilisé pour
garder les liens familiaux et surtout pour se rappeler de leurs obligations réciproques. Les migrants sont appelés à envoyer des fonds afin
que des affaires des Lwa ne soient pas négligées. De leur côté, les parents restés à la maison doient s'occuper des intérêts et du bien-être
spirituel du migrant (Richman 2005 : 213). Comme a bien souligné
l’auteure (Richman 2005: 247), ce type d’échange n’a pas seulement
la vertu de conserver les traditions vodou au-delà de ses frontières,
mais il est susceptible de les transformer.
271
Usage des magnétophones était répandu en milieu rural haïtien comme
moyen de communication avant d’être remplacé par le téléphone portable à
partir de 2006.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
290
[255]
Illust. 45 : Réceptacle ou symbole Agwe Tawoyo 272 d’un péristyle de l’un de
nos interlocuteurs dans un milieu rural (Arrondissement de Léogâne, département
de l’Ouest). Le petit voilier à gauche est envoyé des États-Unis par un frère de
l’ougan pour remplacer celui qui est suspendu en haut et à droite. Celui-ci est un
produit local.
Retour à la table des matières
272
Agwe Tawoyo fait partie du groupe des Lwa blancs. II est le Dieu de la mer
et des îles, le protecteur des marins. Son père est Papa Agwe. Il est retourné
en Afrique. Il arrive dès fois qu’il s'offre aux yeux des fidèles sous l'apparence d'un poisson. C’est lui qui gère les demandes des serviteurs et les
transmet aux Lwa ginen. Le rituel de la barque de l’Agwe symbolise le retour vers l’Afrique.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
291
[256]
Ce phénomène migratoire permettant des échanges (culturels)
entre les Haïtiens de l’extérieur et ceux restés au pays, le contexte politique 273 du départ de Jean-Claude Duvalier qui a permis
l’émergence du mouvement de société civile de toutes tendances, ont
conduit le vodou « à ouvrir ses portes ». Il occupe désormais de plus
en plus l’espace public (lieux publics, parcours carnavalesques, radio,
télévision, Internet).
Illust. 46 : Défilé Gede (Dieux de la mort), de Delmas vers Pétion-Ville
(1er novembre 2010)
Retour à la table des matières
273
Voulant être perçus comme secteur favorable à l'avènement d'une démocratie en Haïti à la veille de la chute des Duvalier, il paraissait embarrassant
pour les membres de la société civile à tendance chrétienne de refuser au
secteur vodou le droit à la liberté de culte qui fait partie intégrante des droits
de l'homme (Hurbon 1987c : 156).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
292
[257]
Des étudiants et des professeurs d’université, des hommes politiques et des représentants de l’État, des gens de la classe moyenne
comme ceux des nantis se présentent aujourd’hui comme des initiés
ou des sympathisants du vodou 274. À l’intention de ces catégories
d’adeptes ou de « supporters », la CONAVO 275 rappelle que « Le vodou haïtien a besoin de toutes les compétences pour assurer son développement et celui de son pays ». « On peut être médecin, ingénieur,
artiste, comptable, professeur, etc., et jouir de cette expérience » du
sacré vodou. Si « nos grands-parents avaient développé seulement le
côté cérémonial du vodou haïtien […], nous autres de cette génération, nous voulons travailler le côté religieux et scientifique de notre
vodou », exprime la Commission de structuration du vodou.
On peut constater que le vodou ne bénéficie pas uniquement de la
visibilité et qu’il expérimente un mouvement de structuration, il formule aussi des revendications politiques. Le 2 novembre 1990, la
FENAVO a protesté contre l’éviction de Leslie Manigat, qualifié de
« seul candidat qui ait reconnu le Vodou comme une religion qui se
pratique en Haïti au même titre que le catholicisme et le protestantisme ». « Si le CEP 276 ne veut pas entendre M. Manigat, le vaudou
passera à l’opposition », a averti la Fédération nationale, qui regroupait les organisations « Bordé national » de Max Beauvoir et de
« Zantray » d’Hérard Simon (Lionel 1992 : 301). Avec un sentiment
de satisfaction, Zantray a écrit sur son site Internet 277 que « Anpil
moun nan peyi a, ap konstate ke sektè Vodou ap make pwen, l ap òganize l chak jou pi dyanm » (Beaucoup de gens dans le pays peuvent
constater que le secteur vodou se renforce réellement, de jour en jour,
il se structure de mieux en mieux). Selon cette organisation, l’heure a
sonné pour que tous les enfants ginen et les amis de la tradition
274
Par rapport au niveau de dépenses qu’exigent les festivités vodou qui se
déroulent généralement sur une longue période, on peut se demander si les
masses pauvres et analphabètes qui dansent et chantent les Lwa sous les péristyles n’étaient pas juste des « porteurs visibles » de la tradition vodou.
275 André-Jules Gustave (s.d.), « L’initiation dans le Vodou Ayisyen », en ligne,
http://wesnermorency.org/, (20 février 11).
276 Conseil Électoral Provisoire.
277 Zantray (2009), « Ki kote nou ye jodiya nan Zantray… ? », en ligne,
http://zantray.ht/category/zantray/page/2/, (2 mars 2011).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
293
haïtienne se regroupent à travers des associations comme outils de
revendications et de changement de leur situation de vie en défendant
leurs intérêts religieux, sociaux et politiques. Elle rappelle aussi que le
secteur [258] vodou a été représenté au CEP qui allait organiser les
élections législative et présidentielle de 2010-2011 au même titre que
les secteurs catholiques et protestants.
Si auparavant on reprochait au secteur son infantilisme, son arriération, il semble qu’aujourd’hui il devienne « un peu trop développé »
aux yeux de la plupart de ses observateurs. On dit qu’il est en train de
perdre sa spécificité, son « authenticité ». À propos des travaux de
réhabilitation 278 de trois centres historiques du vodou aux Gonaïves
(voir les images précédentes), un intellectuel haïtien et initié au vodou
nous a dit qu’il a l’impression que « plus le vodou reste attaché à la
nature (des péristyles couverts de chaume gardant la forme des maisonnettes traditionnelles), plus il a la chance de nourrir ses énergies
spirituelles et mystiques ». Dans la même perspective, la tendance à
l’intégration de la lecture des textes sacrés dans la liturgie vodou a
incité Hurbon (2001 : 53) à supposer qu’on est en présence de la mise
en place « d’une véritable “Église vodou”, comme si finalement plus
le mouvement de restructuration prétend sauver l'originalité du vodou,
plus il demeure fasciné par le modèle des églises chrétiennes ».
Retour à la table des matières
278
Les travaux ont été inaugurés en 2009.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
294
[259]
Retour à la table des matières
Par rapport à cette quête grandissante de visibilité du vodou et aussi face à la tendance des églises chrétiennes (catholique 279 comme
protestante 280) à intégrer dans leurs liturgies des éléments attractifs
tirés du vodou, Hurbon (2001 : 51) invite ses lecteurs à s’interroger
sur l’avenir de la particularité de ce culte. « On peut même se deman279
Depuis le concile Vatican II, le clergé a introduit le tambour, instrument
principal du culte vodou dans les célébrations du dimanche avec les rythmes
des chants adressés traditionnellement aux Dieux du vodou. Bien plus, avec
l'emploi de la langue créole dans la liturgie, et surtout avec la traduction de
la Bible en créole, le fidèle catholique cesse de se sentir étranger dans les
églises (Hurbon 2001 : 51).
280 Pendant que les pentecôtistes ne cessent de vilipender le vodou comme pure
sorcellerie et comme empire de Satan, ils reprennent d'une autre main certains des traits spécifiques au vodou comme les croyances aux rêves, les
rythmes des chants-vodou, les transes et la pratique de la glossolalie (qui
consiste à parler en langues incompréhensibles). Dans les tendances dites de
l'Armée céleste qu'on retrouve dans le pentecôtisme, on observe une très
grande proximité des convertis avec le vodou au cœur même de leurs prétentions à livrer le combat contre Satan : par exemple, non seulement ils utilisent des pas de danse et des rythmes directement empruntés au vodou,
mais aussi les pratiques thérapeutiques qui consistent à faire appel aux rêves
(comme moyens de transmission d'un savoir prodigué par les Dieux, par les
ancêtres ou par les morts) et aux recettes employées par les prêtres du vodou
(Hurbon 2001 : 51-152).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
295
der s'il n'apparaît pas parfois le danger d'une érosion de la spécificité
du vodou ». Probablement, « nous assistons non point à un renforcement du religieux dans le vodou, mais à une tendance vers la sécularisation, et dans tous les cas à une perception inconsciente d'une érosion
de sa force quand il est confiné dans ses temples » (Hurbon 2001 :
53). Même Souffrant (1995 : 116), qui dénonçait son arriération, a pu
entrevoir ce milieu comme gardien d’un héritage culturel qu’il faudrait conserver : « Croyance en un Être suprême, foi en une certaine
survie des défunts, respect de la hiérarchie familiale et sociale, sens de
la solidarité entre membres d'un même groupe sont, dans notre paysannerie, de hautes valeurs humaines ».
[260]
Après l’analyse d’un ensemble de contradictions qui traverse la société haïtienne et particulièrement le vodou, Hurbon (2001 : 52, 54) a
pu déduire l’existence d’un malaise profond ou peut-être même une
crise sociétale qui s'installe au fur et à mesure que le processus de la
mondialisation se développe. Le comité de restructuration du vodou
par exemple est confronté à un double mouvement intérieur « qui veut
un vodou moderne, écrit, institutionnel en même temps qu'il le proclame comme le lieu propre d'une “authenticité” haïtienne ». Face à ce
double mouvement interprété comme un effet du processus de la
mondialisation, Hurbon (2001 : 54) espère que le vodou va continuer
à offrir à la société haïtienne « des éléments de résistance contre l'uniformisation culturelle ». Pour cela, précise-t-il, « les valeurs inscrites
dans le vodou comme le rapport d'alliance avec l'environnement,
comme la tolérance, la solidarité ou le respect de la vie... devront être
réactivées dans la mesure où elles représentent l'apport propre du vodou à l'humanité universelle ».
Si Hurbon et d’autres observateurs interprètent ces mouvements de
restructuration, d’intégration de la lecture des textes sacrés dans la
liturgie, de quête croissante de visibilité comme des pratiques qui contredisent le discours prônant un retour aux racines, aux ancêtres, du
point de vue des acteurs, il n’y a rien ici qui soit en discordance avec
la philosophie des Anciens. Pour eux, l’illettrisme et la misère qui
caractérisent leur milieu ne sont pas inhérents à leur religion, mais
plutôt résultent de la discrimination sociale dont les vodouisants sont
souvent victimes. Ils se plaignent que le christianisme en Haïti soit
souvent supporté financièrement par l’État tandis que le vodou est gé-
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
296
néralement traité en parent pauvre 281. Aussi se sont-ils réjouis de
cette forme de reconnaissance que l’État haïtien vient de manifester à
leur égard en réhabilitant trois lakou historiques des Gonaïves qui
avaient été sévèrement affectés par les cyclones de 2008.
Après avoir formulé des propos de remerciement à l’endroit de
l’État haïtien pour cette intervention au niveau de ces lakou, quelques
jeunes de l’un de ces centres que nous avons rencontrés ont revendiqué d’autres services sociaux comme un centre de santé, une école
communautaire, des logements décents (surtout pour accueillir les visiteurs qui viennent de [261] toute part et de toute catégorie Ils justifient la demande d’un centre de santé en invoquant des cas de maladie
ou d’incident auxquels ils ont l’habitude de faire face lors des cérémonies annuelles qui regroupent « une foule innombrable de monde ».
Pour l’école communautaire qu’ils revendiquent, ils rappellent qu’il y
a beaucoup d’enfants non scolarisés au sein des lakou. La scolarisation de ces enfants pourrait sortir le vodou, disent-ils, de la catégorisation de « communauté d’analphabètes ». Sur le plan économique, nous
avons constaté la construction d’un bâtiment destiné à la commercialisation des produits laitiers, et ils demandent aux autorités concernées
de les aider à le rendre fonctionnel.
281
On peut rappeler ici que la Constitution haïtienne de 1987 (article 215) fait
obligation à l’État de protéger «les centres réputés de nos croyances africaines ».
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
297
Illust. 49 : Bâtiment d’un lakou vodou devant loger une laiterie
Retour à la table des matières
Pour ces « nouveaux acteurs » du vodou, rester attacher à leurs racines vodou, c’est pouvoir en toute liberté honorer les Lwa, ce qui
consiste à jeter de l’eau, tracer les vèvè, allumer les bougies, jouer les
tambours, chanter et danser les Lwa, pratiquer leur médecine sacrée,
garder leur rapport harmonieux avec les arbres, continuer la fonction
sociale du vodou 282. De ce côté, ils ne veulent pas lâcher prise. Mais
ils ne veulent pas non plus continuer [262] à être l’objet de curiosité
permettant aux « civilisés » de revisiter leur passé archéologique et de
s’enorgueillir de leur « évolution ». En ce sens, on peut comprendre
le niveau de déception de ces « civilisés » qui ne cessent pas de de282
Par rapport au fonds commun du vodou au-delà des variations régionales,
Laguerre (1989: 32) a inventorié six principales caractéristiques de
l’expression du sacré qui pouvaient être retrouvées dans n'importe quel culte
des esclaves de la colonie de Saint-Domingue :
La croyance dans le monothéisme, qui est, en un Être suprême.
Possession par les Lwa comme le point culminant de toute cérémonie.
Le poto mitan (pilier central), parfois un arbre, à travers laquelle se produit la communication avec les Esprits mystiques.
La religion est une cérémonie dansée.
Le Vèvè (dessin), symbole de Lwa (les Esprits).
L'offrande de nourriture aux Lwa (manje lwa).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
298
mander aux vodouisants de « rester eux-mêmes », c’est-à-dire sans
traces écrites, confinés dans des taudis, muets, incapables de se défendre théoriquement face aux discours concurrents.
Somme toute, cette discussion analytique révèle avec évidence que
la question de la transmission n’est pas quelque chose d’anodin. C’est
une réalité anthropologique de passation de valeurs, de connaissances
et de savoir-faire qui interroge de manière profonde le devenir des institutions. Comme l’a bien montré Muxel (2006 : 1192), il faut admettre que la transmission opère dans l’interstice fragile et mouvant
créé par la différence des êtres, des cultures et des temporalités.
Chaque génération nouvelle est confrontée à une réalisation historique
et sociale dont les valeurs propres, mais aussi les impositions et les
contradictions, déterminent les conditions de son enculturation et de
sa socialisation. Aussi doit-elle négocier son inscription dans
l’histoire, c’est-à-dire la façon dont elle va porter l’héritage des générations qui l’ont précédée. Contrairement à ce qu’on pense souvent, la
transmission culturelle n’est pas une reproduction mécanique qui
prendrait une pratique ou une croyance dans un état initial en un
temps « T1 » et l’apporterait dans un autre temps « T2 » avec les
mêmes caractéristiques du temps initial. Non. Cela se passe autrement. Le contenu du transmis prend sa forme tout au cours du processus de l’acte de transmettre 283.
283
Dans une étude minutieuse sur L'invention du Christ. Genèse d'une religion,
Maurice Sachot montre de façon très rigoureuse que le Christ a mis trois
siècles pour naître. Il y avait au départ une figure historique, celle de Jésus
de Nazareth qui est devenu le Christ, c’est-à-dire le messie à travers un très
long processus de transmission, qui est passé par des milieux de transmission : tout d'abord le milieu judaïque, puis le milieu hellénique et le milieu
romain. Et c'est au bout de trois siècles qu'a été produite la figure de JésusChrist. On a tendance à penser qu'il y a eu au départ une parole qui a germé,
parole qui a été relayée par les évangélistes qui l'ont consignée. Puis saint
Paul est venu, il a transmis le message, etc. Non. Le message a été lentement
constitué par ceux qui l'ont transmis à travers leur cadre culturel. Ils ont appréhendé dans un certain nombre de catégories empruntées à leur culture ce
qu'ils ont supposé être la parole de Jésus : autrement dit, on ne sait pas ce
que Jésus a dit. On sait simplement « qu'on nous a dit qu'il l'avait dit » (Debray 1998 : 46-47).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
299
[263]
Si dans le temps les acteurs vodou ne ressentaient pas le besoin ou
n’avaient pas d’opportunités de se réunir de façon hebdomadaire pour
se fortifier ou s’instruire, de nos jours, dans les villes comme dans les
campagnes, cette nécessité se fait sentir. Dans le cadre de notre terrain
ethnologique, nous avons pu entendre de la bouche de l’un de leurs
leaders que « pour devenir un grand ougan, on doit continuer à apprendre auprès des autres ougan plus expérimentés que soi ». « On
aura toujours des choses à apprendre, car le vase de connaissance
n’est jamais rempli », a-t-il déclaré lors de la cérémonie de sortie des
nouveaux initiés du dyèvò (chambre initiatique). Cette qualité spécifique de la personne humaine a été signalée par Pascal qui a perçu la
chaîne humaine à travers le temps comme un seul et même homme
qui grandit et qui apprend continuellement (Debray 1998 : 25). Dans
la suite logique de cette pensée, Souffrant (1995 : 27) a pu conclure
que l'Haïtien, comme tout homme, est un être qui change dans l'espace
et le temps. « Sa culture, comme toute culture humaine, est en mouvement de structuration et de déstructuration. Sa connaissance,
comme toute connaissance humaine, est progressive ». Ainsi, si on
s’entend que les acteurs du vodou sont des personnes humaines à part
entière (considération qu’ils revendiquent d’ailleurs), on ne devrait
donc pas s’étonner de constater qu’il y a des changements qui
s’opèrent tant au niveau structurel qu’au niveau de leurs pratiques et
de leurs discours.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
[264]
Transmission de la prêtrise vodou.
Devenir ougan ou mambo en Haïti
CONCLUSION
Retour à la table des matières
300
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
301
[265]
Le vodou sur lequel nous avons travaillé est un produit de contact,
de mélange, de transformation, d’invention. C'est « un monde extrêmement vaste, une religion africaine certes, mais en même temps, une
religion européenne », comme l’a noté l’éminent ethnologue Alfred
Métraux (Métraux et Bing 1964 : 29). Autrement dit, quand on est
dans le milieu vodou, on est dans un environnement hybride qui a
amalgamé, non seulement une diversité de cultes africains, mais aussi
certaines croyances du folklore européen. « On y trouve des traditions
normandes, bretonnes, apportées par les colons français et adoptées
par les Noirs ; on y trouve jusqu'à des rites maçonniques ». C'est en
somme une espèce de conglomérat d'éléments du sacré où dominent
les traditions africaines sans oublier la présence des traces des pratiques culturelles et religieuses des premiers habitants de l’île
(Taïnos).
Bien que l’on parle de la présence du « folklore européen » ou de
« conglomérat d'éléments », ce serait manquer l'essentiel et dangereux
de réduire ce « mode de croire » populaire à des pratiques folkloriques, c’est-à-dire à des manifestations pittoresques, superficielles et
sans signification profonde. Le vodou n’est pas une caricature d’un
passé révolu. Comme André Malraux et André Breton l’avaient réalisé, le vodou tel qu’il se manifeste sur le sol haïtien est une conception
du monde, et du divin, complexe, cohérente, où l'art trouve à se déployer en pleine puissance (Le Bris 2003 : 5). Son originalité réside
dans le fait que son histoire s’entremêle avec celle de la masse
haïtienne qui, placée dans une réalité socio-historique atroce,
d'extrême souffrance, eut à inventer un système religieux « en fictionnant de part en part le réel pour le rendre habitable ».
Cette masse dont on parle était préalablement des esclaves. Leurs
conditions de vie étaient horribles, abominables, et le vodou leur a
apporté ce qu'il apporte aux classes pauvres d'Haïti 284 : des motifs
d’espérance, la confiance, et un moyen de se distraire, d'échapper à
284
« Naturellement, la bourgeoisie qui se réclame de la tradition française, de la
culture française, n'y participe pas [ou n’y s’implique pas directement]. Naturellement aussi, de bonnes dames vont consulter des prêtresses vaudou,
tout comme chez nous elles vont consulter des cartomanciennes » (Métraux
et Bing 1964 : 29).
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
302
une réalité existentielle inhumaine. Ces esclaves sont donc restés
loyaux au seul bien qu'ils avaient pu emporter, c'est-à-dire leurs
croyances. Ils y sont restés d'autant plus attachés qu'elles leur permettaient de conserver un espoir, et de donner malgré tout un sens à leur
vie, grâce aux quelques valeurs que ces croyances préservaient (Métraux et Bing 1964 : 29).
[266]
Bien qu’il y ait des pratiques vodou en Afrique et dans d’autres
pays de l’Amérique, depuis quelque deux siècles environ, celles
d’Haïti ont retenu l’attention des Occidentaux d’une manière particulière, et avaient suscité dès cette époque des commentaires chargés
d’épouvante et de séduction. Durant la longue guerre (deuxième moitié du XVIIIe siècle) qui a abouti à l’indépendance d'Haïti du joug colonial de l’Europe, on n’évoquait ces pratiques qu'avec terreur, et cette
libération a été placée sous le signe du vodou. Ainsi, des médiums de
communication tels que récits de voyage, romans, dessins, pamphlets
(plus tard films hollywoodiens) allaient tisser un réseau de clichés extraordinairement prégnants sur le vodou haïtien.
Conscient de la construction historique de cette « légende noire du
vodou », Métraux (Le Bris 2003 : 5) a dit très justement qu'elle était
le fruit de la peur et de la haine. En appuyant les propos de Métraux,
Le Bris pense que cette peur résultait de l’ignorance. « Le vaudou fait
peur, parce que nous ne le connaissons pas. Le vaudou fascine, parce
que l'Occident y a inscrit au fil des siècles ses fantasmes, sa peur de
l'autre, de l'inconnu – et de l'inconnu en soi. Et ce n'est sans doute pas
le plus facile à accepter que ce “vaudou imaginaire” soit en fait notre
miroir... ». Mais, tout bien considéré, l’entretien de cette image du vodou par les porte-parole des colons esclavagistes avait une visée assez
claire. Il devait atténuer ou effacer la gifle donnée à l'Occident par des
esclaves révoltés en montrant que, livrée à elle-même, Haïti, « la première république noire de l'Histoire », ne pouvait que retourner à la
barbarie de cannibales hallucinés.
Pendant la période nationale, ce regard racisé sur le vodou, alimenté par cette peur et cette haine, a été entretenu par les élites du pays à
tel point que cette religion populaire a été perçue comme un culte à
Satan, une honte nationale, un obstacle au développement, une tare
africaine tardant à disparaître. Aussi, en situation de crise, fait-il sou-
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vent l’objet de pratiques inquisitoriales. Dans une perspective girardienne (Girard 2001 : 68), on pourrait interpréter de nombreux cas
d’assassinats de vodouisants haïtiens comme le sacrifice de « boucs
émissaires » à l’équilibre mental d’une élite ayant échoué dans sa mission d’intégration sociale.
[267]
En dépit des violences symboliques et physiques infligées au vodou, celui-ci arrive à traverser le temps pour être considéré aujourd’hui comme une « religion à part entière » et le lieu d’expression
de « l’authenticité » de la culture haïtienne. Ce voyage diachronique
nous a permis d’étudier un phénomène ethnosociologique apparemment anodin, mais qui est en réalité fondamental pour le devenir d’une
société, car il renvoie tant à la construction identitaire individuelle et
collective qu’à la construction de l’idéologie qui détermine et structure les pratiques sociales d’une communauté.
De nos jours, la question de la transmission culturelle semble l’une
des questions les plus cruciales pour les sociétés et les cultures,
puisqu’elle touche des champs structurants de la société jugés en
crise : la famille, l’école, l’Église. En déplorant une sorte de coupure
dans la passation des valeurs religieuses ou un affaiblissement de la
religiosité des nouvelles générations, on parle souvent de « crise de
transmission religieuse » puisqu’on suppose que la religion, traditionnellement conservatrice, devrait maintenir ses pratiques dans une
forme qui serait fidèle à un état dit « d’origine ». Cette thèse sur le
vodou haïtien a voulu réfléchir sur cette problématique et du même
coup, aborder un terme très peu exploré dans l’étude du vodou : la
transmission des croyances et des pratiques religieuses.
Vu le rôle attribué aux ougan et aux manbo comme principaux dépositaires de la mémoire ancestrale relative aux pratiques et aux
croyances vodou, la résilience de ces dernières prouve que ces acteurs
ont intériorisé au cours du processus de construction de leur identité
des convictions et des valeurs bien insérées. Celles-ci les amènent à
avoir des attachements et engagements assez forts vis-à-vis de leur
généalogie croyante, au point que le devoir de mémoire se transmet
dans une chaîne de transmission consciente et inconsciente. Aussi,
avons-nous demandé, « comment s’opère le processus de la transmission de la prêtrise dans le vodou haïtien et à quoi peut-on
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
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l’attribuer ? ». La transmission qui s’opère dans ce religieux renvoiet-elle à une forme statique ou à un processus dynamique ?
Sur la base des données empiriques (recueillies au moyen des récits de vie renforcés par d’autres techniques d’investigation), nous
avons exposé dans cette thèse une description analytique des voies
essentielles de cette transmission du religieux, particulièrement du
[268] mécanisme de construction de l’identité religieuse de l’ougan
ou de la manbo. Il s’agit de l’apprentissage par observation et conditionnement, d’un processus de renforcement et de confirmation, des
expériences oniriques, du transfert des objets matériels comme support de lien générationnel ; et de manière ponctuelle, de l’initiation
comme mécanisme de transmission de la fonction de l’ougan ou de la
manbo.
Étant élevé dans un environnement social et religieux qui donne
l’accès direct ou indirect aux gestes et aux comportements, aux attitudes et aux discours relatifs à la prêtrise vodou, le désir mimétique de
l’enfant est souvent activé, ce qui va le rendre plus attentif, donc plus
concentré sur la mise en forme d’un projet personnel. Ainsi, on peut
voir que l’identité du futur prêtre est très souvent stimulée, prescrite et
fortifiée par les voix du dehors, c’est-à-dire par des actes de renforcement, de conditionnement ou par des propos prémonitoires, des prédictions-compliments.
Pour que ce projet personnel soit accepté et reconnu par la communauté, il doit rejoindre le désir et la volonté des Lwa. Cette volonté
divine va être confirmée sur la base de l’efficacité des interventions
du choisi (appelé) possédé. Quand le premier bénéficiaire du service
du nouveau ougan ou de la nouvelle manbo est satisfait, il va créer, de
bouche à oreille, un réseau de pitit fey ou de clientèle pour la nouvelle
recrue. Ceci prouve que les membres de la communauté reconnaissent
la véracité de ses moments de possession et que cette dernière n’est
pas une supercherie. En ce sens, un de nos interlocuteurs nous a dit
que « ce sont les bénéficiaires qui déclarent que telle personne est ougan ou manbo. Ce sont les bénéficiaires qui qualifient l’ougan ou la
manbo ».
Dans un jeu de complicité des désirs et des projets divers
(d’ancêtres, de parents, de membres de la communauté, de pairs, et de
projet personnel), les expériences oniriques sont ici une réalité ethno-
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
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logique très sérieuse. On a vu que les rêves permettent aux Divinités
et aux Esprits des morts de transmettre un enseignement spécialisé
aux néophytes. Par la focale du rêve, les Lwa ou les ancêtres disparus
assurent la formation continue des manbo et des ougan. [269] Il est
une forme de communication de messages où le contact entre la jeune
manbo ou le jeune ougan et les anciens disparus se réalise sans
l’intermédiaire d’un vivant. Les activités oniriques représentent donc
un mode de transmission de savoir-faire relatif au sacré qui implique
le passage à l’acte.
Pour certains, c’est uniquement par cette voie qu’ils arrivent à intégrer et à posséder la substance fondamentale de la tradition relative
à l’exercice de leur fonction. Pour d’autres (surtout à Port-au-Prince et
ses périphéries), cette approche doit être complétée par une initiation
ponctuelle chez une manman lwa ou un papa lwa qui sera la mère ou
le père spirituel du néophyte.
Au cours de l’initiation ponctuelle qui donne accès aux secrets du
culte, l’opération de transmission est ici volontaire et explicite. Elle
opère sous la forme de la communication instrumentale, c'est-à-dire de
la transmission volontaire des valeurs et des savoir-faire spécifiques
selon le statut visé au sein de la hiérarchie vodou. Cette opération de
transmission s’effectue dans un rapport de consentement entre le socialisateur (initiateur) et le socialisé (initié). Il s’agit d’une situation de
transmission où le prétendant s'approprie la mémoire sémantique et
aussi procédurale de l’initiateur qui, du même coup, l’insère dans un
réseau de lignées croyantes. Ainsi, en s’engageant dans un parcours
initiatique qui est en même temps une transformation spirituelle de
l’individu, on met en place un dispositif de reconstruction du lien vertical avec l’origine, c’est-à-dire du lien généalogique, et donc d’une
mémoire, qui est recherchée. Dans ce dispositif de lien générationnel,
le rapport développé avec l’objet dans le vodou ne peut pas échapper à
notre attention.
Dans la mesure où le lieu dans sa dimension matérielle (arbres,
habitat, objets de bois, de métal ou de pierre) a une existence qui excède une vie humaine, ses contenus tangibles deviennent les supports
d’un bien symbolique et des opérations cognitives qui doivent maintenir le contact entre les générations d’hier, d’aujourd’hui et de demain. Dans une relation de « présentification » qui rend visibles les
« Invisibles », ces types d’objets provoquent des réminiscences qui
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
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participent à la « mémoire involontaire » ressuscitant le passé. Ils
[270] fonctionnent comme forme d'expression de la mémoire. Ils la
nourrissent et participent activement à sa structuration.
Sans vouloir être exhaustif, nous croyons que nous avons accompli
notre tâche qui consistait à déterminer les modes de passation da la
prêtrise par lesquels nos sujets sont devenus aptes à remplir le rôle
d’intermédiaires entre leur communauté et les divinités vodou. C’était
la première préoccupation. La deuxième voulait aborder la question de
la transmission religieuse dans le vodou sur un angle explicatif en essayant de répondre à la question « pourquoi transmettre ? »
Comme l’a bien noté De Gaulejac (1999 : 11), tant sur le plan biologique que sur le plan social, l'individu est multidéterminé. Ces déterminations multiples le confrontent à des contradictions qui l'obligent à trouver des issues, à inventer des médiations, à faire des choix,
puisqu’il se retrouve assez souvent au milieu d’une gamme
d’obligations contradictoires provenant de ses différents statuts sociaux : citoyen d’un État, membre d’un parti, d’une famille, d’une
communauté religieuse ou d’un club, etc. Pour survivre au-delà de la
durée de vie de ses membres fondateurs, chacune de ces structures
entend que ses valeurs soient transmises à travers les générations alors
que les demandes (de loyauté) formulées par ces structures ne sont pas
toujours convergentes.
Au terme de cette recherche, on peut admettre que le concept de
loyauté est un puissant indicateur du degré de la réussite du processus
de la transmission culturelle et de l’intégration sociale. Il sert aux acteurs à mesurer leur rapport entre l’identité prescrite et l’identité vécue. Plus l’immersion sociale d’un acteur dans un milieu particulier
est forte et resserrée, plus sa loyauté envers ce milieu est susceptible
d’être intensifiée. Fonctionnant sur le mode de l’émotion et de la passion (du type « c’est plus fort que moi »), quand la loyauté familiale
fait corps avec la loyauté religieuse dans le vodou haïtien,
l’attachement qu’elle provoque devient une relation très intime qui
échappe au pouvoir explicatif de la logique des acteurs rationnels
agissant par calcul utilitariste.
[271]
La loyauté, étant considérée comme une émotion (amour, joie,
honte), on ne va pas demander à un ougan ou à une manbo quel est
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
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l’intérêt de la poursuite de ses pratiques qui sont assez souvent fortement diabolisées par des adhérents des autres religions. Cela ressemble à une femme ou un homme qui est fou d’amour pour son partenaire malgré les commentaires désobligeants de son entourage.
Quand il/elle est amené-e à s’exprimer sur le pourquoi de son attachement, sa réaction est souvent de l’ordre du « je l’aime, c’est
tout ! », « je l’aime malgré moi ! ».
Contre toute attente de ceux qui pensaient que la multiplication des
services sociaux de base dans les campagnes haïtiennes annoncerait la
fin du vodou, cette religion qui vient des ex-esclaves, du « bas
peuple », se diffuse et se transmet des illettrés aux lettrés ; du monde
rural au monde urbain ; de l’espace privé à l’espace public (rue, places
publiques, radio, télévision, Internet) ; du pays du Sud (Haïti) aux
pays du Nord (Canada, France, États-Unis)285. Ceci prouve effectivement que le besoin de transmettre est une préoccupation majeure de
tout groupe humain et ne peut pas être réduit à une simple logique
économique.
Pour avoir voyagé dans le temps et dans l’espace à travers des obstacles multiples (stéréotypes, discours adverses, violences), le vodou
haïtien nous rappelle qu'on ne peut pas jouer avec l’acte de transmettre. Étant une réalité anthropologique de passation de valeurs, de
connaissances et savoir-faire, la transmission se révèle une nécessité
culturelle profonde, une nécessité biologique profonde qui, à la limite,
aboutit au maintien d'une biodiversité culturelle. Autrement dit, c’est
par le phénomène de la transmission culturelle que les communautés
285
En parlant d’Alourdes, son interlocutrice principale dans «Mama Lola…»,
Brown (2001: 4) a noté qu’elle est une prêtresse (manbo) dans la tradition
du vodou haïtien. En tant que telle, elle n'est pas unique ni même rare. Au
contraire, elle est l'une parmi des centaines de professionnels qui desservent
environ 450 000 immigrés haïtiens vivant à New York (voir aussi Smucker
(1984 : 54). Mais, sa réputation, propagée de bouche à l’oreille, l’a conduit à
voyager à travers les États-Unis, au Canada et à plusieurs endroits dans les
Caraïbes et en Amérique centrale pour réaliser des «traitements» sur la base
des invitations. Si Alourdes n’a pas l’habitude d’organiser de grandes réunions chez lui, l’auteure nous dit qu’elle connaît des ougan qui opèrent à
grande échelle. Par exemple, « je connais un prêtre (ougan) qui loue le soussol d'un grand appartement sur l'une des artères principales de Brooklyn, où
il met en scène des cérémonies vodou où il y a tambours et danses en présence de deux à trois cents personnes ».
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locales arrivent à maintenir une humanité qui se rebelle contre l'homogénéisation technique 286 [272] en contribuant à la construction et à
la survie d’une humanité plurielle. Aussi, contre les oublis programmés, Hurbon (2001 : 49) a-t-il raison de souligner que « dans sa constitution, le vodou est apparu comme une culture de résistance contre le
processus d'amnésie culturelle mis en œuvre par la traite et l'esclavage
dans les Amériques ».
Selon la perspective dynamique que nous avons adoptée, nous
avons pu voir que l’acteur vodou, tout en étant le produit d’une histoire, est également agent d’historicité, c'est-à-dire producteur de cette
histoire. Non dans la toute-puissance du sujet, mais dans une tentative
renouvelée en permanence afin d’influencer son déroulement (De
Gaulejac 1993 : 323 ; Augé et Colleyn 2009 : 104). Ainsi, la loyauté
dont il est question ici n’a pas été recherchée dans la volonté du prêtre
ou de la prêtresse de se conformer à une quelconque forme statique du
vodou, mais plutôt dans son niveau d’attachement et d’engagement
envers la mémoire collective et individuelle de sa généalogie
croyante.
Comme l’a reconnu Muxel (2006 : 1192), il faut admettre que la
transmission opère dans l’interstice fragile et mouvant créé par la différence des êtres, des cultures et des temporalités. Chaque génération
nouvelle est confrontée à une réalité historique et sociale dont les valeurs propres, mais aussi les impositions et les contradictions, déterminent les conditions de son enculturation et de sa socialisation. Aussi
doit-elle négocier son inscription dans l’histoire, c’est-à-dire la façon
dont elle va porter l’héritage des générations qui l’ont précédée. Les
données que nous avons analysées dans le cadre de cette étude nous
286
Le système culturel (par opposition au système technique) dans son effort de
garder son originalité doit composer avec le processus d'indifférenciation
imposé par « l'empire des techniques » de la mondialisation où l'interconnexion gomme les frontières nationales. Cette structuration technique du
monde tend à bousculer la diversité culturelle et les appartenances au profit
des politiques uniformisantes. Aujourd'hui, à travers tous les discours sur
l'unification par les réseaux, Internet, etc., on rêve d'inventer une communication homogène qui va lisser toutes les différences. C'est oublier l'essentiel,
à savoir la transmission d'un héritage. En résumé, un état technologique de
l'humanité est un tableau de convergences, un état des mentalités est un tableau de différences (Debray 1997 : 54-56, 88-91).
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montrent effectivement que la mémoire du vodou est soumise aux
aléas de l’histoire individuelle et que l’être humain n’est pas socialisable à volonté. Il intervient dans son processus de socialisation.
Cette thèse nous permet de noter aussi que le processus de la
transmission culturelle ne mène pas nécessairement à la reproduction
exacte des générations successives. Il échoue quelque part entre une
« transmission exacte » et « un échec complet de la transmission ». Il
[273] tombe le plus souvent plus près de l’extrémité « transmission
intégrale » du spectre que de celle de la « non-transmission ». Il faut
souligner aussi que l'un ou l'autre de ces extrêmes serait problématique pour le fonctionnement normal d’une société. La transmission
exacte ne tiendrait pas compte de la nouveauté et surtout elle ne favoriserait pas le développement de la capacité d’un groupe ou d’un individu à répondre à de nouvelles situations. Tandis que l'échec total
d’une transmission ne permettrait pas l'action coordonnée entre les
générations (Berry et al (2002 : 30). Dans ce phénomène de passation
de valeurs, de connaissances et savoir-faire à travers les générations,
ce n’est pas le contenu de la passation ou une forme de « transmission
totale » qui est en jeu, mais le « besoin de transmettre ».
À un moment où l’on est porté à croire que, sous l’impact de la
mondialisation, le vodou serait en déclin dans la société haïtienne,
nous avons vu à travers cette étude que, bien au contraire, le vodou
connaît une certaine revitalisation. Celle-ci se réalise dans
l’articulation qui existe entre le poids de la collectivité (obligation de
transmettre) et l’histoire individuelle des prêtres vodou confrontés à
« l’impératif du changement ». De par cette analyse, nous pouvons
soutenir que l’opération de la transmission au sein du vodou haïtien
est un processus dynamique et non une reproduction à l’identique
puisque le vodou n’est pas une « religion en conserve », mais une
« religion vivante ».
Mobilisé par le réflexe défensif de son habitus, l’ougan ou la manbo tient profondément à la continuité de sa lignée croyante. Dans son
attitude loyale envers ses ancêtres, sa première préoccupation est de
protéger sa tradition vodou. Mais, comme pour les traditions religieuses créolisées ou métissées, on a vu que le vodou haïtien est un
produit de contacts, de mélanges, de transformations. Comme religion
vivante, il n’a pas une forme orthodoxe historique, il est ouvert au
changement. Toutefois, ce changement doit s’inscrire ou trouver sa
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
310
légitimité en montrant son attachement à la mémoire lignagère. Ainsi,
cet impératif du changement doit-il se confronter à la continuité légitimatrice.
Comme nous l’avons souligné au niveau de la définition de la problématique, cette étude sur la transmission du sacré vodou se veut être
une approche innovante, une posture épistémologique qui « interroge
la manière de décrire le réel et nourrit les prémices d’une [274] réflexion sur la continuité des sociétés humaines à l’épreuve des ruptures de l’histoire » (Berliner 2010 : 16). En faisant le lien entre ce
phénomène de la transmission religieuse et de la notion de loyauté
prise comme émotion et passion, cette approche aborde le vodou non
pas comme une survivance en terme de vestige, mais comme une
création dynamique inscrite dans une continuité légitimatrice. En décrivant les mécanismes complexes de la transmission au sein du vodou et en expliquant ce transmis religieux sous l’angle de la loyauté,
cette thèse croit apporter une contribution originale à la production de
la connaissance ethnologique dans le sens où elle répond à un vide. À
notre connaissance, il n’y a pas eu de recherche scientifique portant
spécifiquement sur la problématique de la transmission du vodou dans
la société haïtienne, encore moins sur la passation des pratiques des
prêtres et des prêtresses vodou en tant que piliers du système.
En étudiant la passation des croyances et pratiques relatives à la
prêtrise vodou dans une démarche à la fois descriptive, analytique et
explicative, cette contribution à la recherche ethnologique se veut être
un apport substantiel à la compréhension des « mécanismes complexes qui lient les individus et rendent possible la perpétuation du
culturel ». Dans une approche pluridisciplinaire, la transmission culturelle est ici un objet d’étude « en lui-même et pour lui-même ». Elle
n’est pas prise comme un phénomène anodin, comme quelque chose
allant de soi, comme c’est souvent le cas dans les sciences humaines
et sociales (ethnologie, anthropologie, sociologie, psychologie…).
Elle reste dans cette étude notre porte d’entrée et aussi notre porte de
sortie.
Face aux préoccupations des différents acteurs de terrain (chefs de
famille, autorités religieuses, responsables d’école, chargés de projet
en conservation du patrimoine [surtout immatériel]), l’acte de transmettre est aujourd’hui l’affaire d’institutions nationales et internationales, engagées dans la préservation de la transmission elle-même.
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
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Ces préoccupations s’expriment par des « propos nostalgiques sur la
perte, l’oubli, la nécessité ou l’impossibilité de transmettre ». En réalité, « partout à travers le globe, indique Berliner (2010 : 4), se lisent
aujourd’hui sur les lèvres de nos informateurs des discours de crise
sur la disparition des sociétés (la leur ou celle des autres), des formes
de vie, des valeurs, des identités, des racines, des langues… ». En ce
sens, transmettre semble devenu une valeur aussi [275] bien individuelle que politique. L’enjeu du besoin de transmettre nous informe
sur la complexité de la recherche d’une difficile articulation entre le
poids d’un environnement géopolitique et économique perçu comme
mondialisé et déracinant, et la poussée instinctive de l’affirmation de
soi à travers une identité individualisée.
Enfin, nous pouvons dire que cette recherche a abordé le vodou
comme une religion orale. Effectivement, ce mode de croire populaire
est traditionnellement vécu dans l’oralité. Mais, d’un point de vue
prospectif, nous pensons qu’il y a lieu d’étudier la place de l’écriture
ou du livre dans le vodou haïtien. Comme pour la santeria ou le culte
d'Ifa à Cuba (Dianteill 2000b : 253), nous présumons que l'oralité et
l'apprentissage pratique ne sont plus les modes exclusifs de transmission du religieux. Ceci devrait faire d’objet d’un autre projet de recherche.
En termes de constat, si au départ notre objectif était d’étudier la
transmission de la prêtrise dans le vodou haïtien, nous avons remarqué
que cet objet d’étude nous ramène involontairement sur le terrain de la
confrontation des valeurs, des visions du monde différentes, comme si
toute étude de la transmission culturelle devait inévitablement déboucher sur l'étude des processus historiques de constructions idéologiques.
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Transmission de la prêtrise vodou.
Devenir ougan ou mambo en Haïti
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Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
[294]
Transmission de la prêtrise vodou.
Devenir ougan ou mambo en Haïti
ANNEXES
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334
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
[295]
Transmission de la prêtrise vodou.
Devenir ougan ou mambo en Haïti
ANNEXE 1
Formes verticale, horizontale et oblique de
la transmission culturelle, reproduites et modifiés
d’après Berry (2002)
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335
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
336
[296]
ANNEXE 2
Population de la colonie française
de Saint-Domingue, Régent (2007: 337)
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Colonie
Année
Blancs
Libres
de couleur
Esclaves
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
[297]
Transmission de la prêtrise vodou.
Devenir ougan ou mambo en Haïti
ANNEXE 3
Évolution de la population par sexe
selon le milieu de résidence aux recensements
de 1950, 1971, 1982 et 2003, IHSI (2009 : 8)
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337
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
[298]
Transmission de la prêtrise vodou.
Devenir ougan ou mambo en Haïti
ANNEXE 4
Répartition de la population par sexe
selon la religion et le milieu de résidence,
IHSI (2009 : 24)
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338
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
[299]
Transmission de la prêtrise vodou.
Devenir ougan ou mambo en Haïti
ANNEXE 5
Distribution des chefs de ménage par sexe
selon le milieu de résidence, IHSI (2009 : 21)
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339
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
340
[299]
Transmission de la prêtrise vodou.
Devenir ougan ou mambo en Haïti
ANNEXE 6
Distribution (%) des chefs de ménage par sexe selon le
statut matrimonial, le milieu de résidence et rapport de
féminité, IHSI (2009 : 22)
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Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
341
[300]
Transmission de la prêtrise vodou.
Devenir ougan ou mambo en Haïti
ANNEXE 7
Arrêté relatif à la reconnaissanxce
par l’État haïtien du vodou comme religion
à part entière sur toute l’étendue
du territoire national
4 avril 2003
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LIBERTÉ ÉGALITÉ FRATERNITÉ
RÉPUBLIQUE D'HAÏTI
Vu les articles 30, 30-1, 30-2, 136, 234, 236 et 297 de la Constitution;
Vu la loi du 16 juin 1971 sur les rapports entre l'Etat Haïtien et les Cultes réformés;
Vu le décret du 18 octobre 1978 réglementant l'exercice des Cultes réformés;
Vu le décret du 5 août 1987 organisant le Ministère des Cultes;
Considérant que le Vodou, Religion ancestrale, est un élément constitutif essentiel de l'identité nationale;
Considérant qu'il est du devoir de l'Etat de protéger le patrimoine culturel de la
Nation;
Considérant le développement croissant des organisations et associations issues du Vodou;
Considérant les efforts de structuration institutionnelle manifestés par les Vodouisants représentant une portion considérable de la Population Haïtienne;
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
342
Considérant la participation des Vodouisants à la formation sociale, politique
et morale du Peuple haïtien;
Considérant qu'il convient d'intégrer l'action du Vodou dans le cadre de la
philosophie de justice sociale et d'Etat de droit prônée par le Gouvernement;
Considérant qu'il appartient à l'Etat de poser les bases indispensables à rétablissement de rapports harmonieux et juridiques;
Considérant qu'il importe de prendre les mesures qui conviennent, pour éviter
toute tentative d'inquisition et d'exclusion, pour sauvegarder l'intégrité nationale,
défendre les intérêts généraux de la République, promouvoir l'ordre, assurer la
paix et le bien-être de toute la population;
Sur le rapport des Ministres concernés et après délibération en Conseil;
[301]
ARRÊTÉ
Article 1.- En attendant une loi relative au statut juridique du Vodou, l'Etat
haïtien le reconnaît comme religion à part entière, devant remplir sa mission sur le
territoire national en conformité à la Constitution et aux lois de la République.
Article 2.- Tout Chef de Culte Vodou, Responsable de Temples, de Hauts Lieux
Sacrés, d'organisations ou d'associations, est habilité à faire une demande de reconnaissance auprès du Ministère des Cultes.
Article 3.- La Reconnaissance accordée par le Ministère des Cultes a pour effet particulier de solliciter de toute autorité constituée aide et protection.
Article 4.- Les Temples, Hauts Lieux Sacrés, Organisations ou Associations du
Vodou, jouissant des droits et prérogatives attachés à leur fonctionnement, peuvent
obtenir un soutien qualitatif de l'Etat.
Article 5.- Le Chef de Culte Vodou, Responsable d'un Temple ou d'un Haut
Lieu Sacré, peut être invité à prêter serment par devant le Doyen du Tribunal Civil de son ressort.
Une fois assermentés, les Chefs de Culte Vodou peuvent être habilités à célébrer baptêmes, mariages et funérailles.
Article 6.- Le présent arrêté sera publié et exécuté à la diligence des Ministres
concernés.
Donné au Palais National, à Port-au-Prince, le 4 avril 2003, An 200ème de l'Indépendance.
Par le Président Jean-Bertrand ARISTIDE
Le Premier Ministre Yvon NEPTUNE
(les ministres du gouvernement)
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
343
Le Ministre des Affaires Etrangères Joseph Philippe ANTONIO et des Cultes,
Le Ministre de la Justice Calixte DELATOUR et de la Sécurité Publique, Le Ministre de l'Economie et des Finances Faubert GUSTAVE, Le Ministre de la Culture Lilas DESQUIRON et de la Communication, Le Ministre de l'Intérieur Jocelerme PRIVERT et des Collectivités territoriales, Le Ministre des Travaux Publics
Harry CLINTON Transports et Communications, Le Ministre de l'Education Nationale Marie Carmel Paul AUSTIN de la Jeunesse et des Sports, Le Ministre des
Haitiens Vivant à l'Etranger Leslie VOLTAIRE, Le Ministre de l'Environnement
Webster PIERRE, Le Ministre de l'Agriculture des Ressources Naturelles et du
développement Rural Sébastien HILAIRE, Le Ministre à la Condition Féminine
Ginette Rivière LUBIN et aux droits de la Femme, Le Ministre de la Planification
Paul DURET et de la Coopération Externe, Le Ministre du Commerce Leslie
GOUTIER et de l'Industrie, Le Ministre du Tourisme Martine DEVERSON, Le
Ministre du Travail Eudes ST-PREUX CRAAN et des Affaires Sociales, Le Ministre de la Santé Publique Henry Claude VOLTAIRE et de la Population
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
[302]
Transmission de la prêtrise vodou.
Devenir ougan ou mambo en Haïti
ANNEXE 8
Guide thématique de la collecte des données
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Samuel RÉGULUS
Programme Ethnologie et Patrimoine
Troisième cycle
Faculté des lettres
Département d’Histoire
Université Laval
« Transmission religieuse dans le vodou haïtien:
Devenir ougan ou manbo »
I - Identification du sujet
- Nom et prénom
- Âge
- Lieux de naissance et de résidence (s)
- Formation scolaire et professionnelle
- Occupation
- Niveau économique (par rapport au milieu)
- Vie associative
344
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
345
II – Informations familiales (touchant au moins quatre générations)
- Grands-parents, parents
- Nombres de frères et sœurs, fils, filles, petits-fils, petites-filles
- Profil socioéconomique des membres de la famille (élargie)
- Rang du sujet dans la famille
- Histoire de la famille en rapport avec le vodou
- Déplacements géographiques importants
- Autres religions pratiquées dans la famille
III - Description de la fonction du prêtre vodou (ougan ou manbo)
- Rôle et responsabilité du prêtre dans la hiérarchie vodou
- Devoirs, obligations, privilèges
- Caractéristiques (habilités et compétences requises)
- Des règles de fonctionnement (attitudes et comportements interdits ou inacceptables, permissibles, autorisés, encouragés)
- Règles de succession
[303]
- Mode de sélection
- Objet ou rituel symbolisant la fonction ou le statut du prêtre
- Rituels les plus significatifs pour un prêtre vodou
IV – Processus d’intériorisation et d’apprentissage
- Premiers contacts avec les pratiques vodou
- Événements marquants
- Personnalités admirées
- Rêves d’enfance
- Éléments ou aspects les plus fascinants du vodou (pour le sujet)
- Interdits pour des non-initiés qui ont retenu l’attention du sujet avant son
initiation
- Signes de distinction parmi les autres frères et sœurs de la lignée familiale et
croyante
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
346
- Signes annonciateurs indiquant l’éventualité de devenir prêtre vodou
- Crainte ou préoccupation des ainé-e-s pour la relève
- Existence d’un souhait des Lwa ou des ainé-e-s de la famille dans la sélection du futur «serviteur»
- Réaction à la révélation du choix
- Raison de ce choix
- Mode et période de préparation du ou de la candidat-e
- Procédés ou technique de mémorisation
- Différentes étapes parcourues (rituels et grades avant d’accéder au rang de
prêtre)
- Devenir ougan, un projet individuel ou du groupe d’appartenance ?
- Sentiments éprouvés (joie, crainte, peur) l’hors du premier rituel réalisé ou
l’hors de l’attente de l’approbation des Lwa et/ou des prêtes initiateurs.
- Motivations
- Perceptions de l’État, de l’Église, de l’école sur le vodou ou sur le service
des Lwa
- Cas de profanation ou de vandalisme enregistré
V - Héritage de la lignée familiale et croyante
- Espaces sacrées et lieux de pèlerinages
- Totem de la lignée : animal, végétal ou objet symbolisant l'ancêtre ou l'esprit
protecteur
- Objets emblématique, témoin de rite de passage, d’instrument
d’apprentissage (les plus importants)
- Trajectoire des objets
- Pratiques cultuelles et festives
- Calendrier festif
- Relation de réseautage
- Profil des adhérents ou participants aux rituels
- Morale ou code de conduite propre au milieu
- Temps forts de la lignée
- Innovation ou changement
- Nostalgie ou regret du temps passé
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
[304]
Transmission de la prêtrise vodou.
Devenir ougan ou mambo en Haïti
ANNEXE 9
Expressions de réligiosité en images.
Entre Port-au-Prince et Pétion-Ville
347
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
[304]
Annexe 9.1
Message et peinture murale après le séisme
du 12 janvier 2010
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348
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
[305]
Annexe 9.2
Dimanche matin, bible en main, le passant va à l’église
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349
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
[306]
Annexe 9.3
«Dieu va parler pour Haïti», Affiche électorale.
Candidature à la députation
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350
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
[307]
Annexe 9.4
«Don de Jésus», boutique de provisions alimentaires
au bord d’une rue de marché informel
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351
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
[308]
Annexe 9.5
«Vive Jésus», Tap-Tap - camionnette
dans une station à Pétion-ville
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352
Transmission de la prêtrise vodou. Devenir ougan ou mambo en Haïti. (2012)
[308]
Annexe 9.6
«Exode 14 verset 14», [L’Éternel combattra pour vous;
et vous, gardez le silence]. Taxi moto à Pétion-ville.
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Fin du texte
353

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