Don Quijote et l`Éloge de la folie

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Don Quijote et l`Éloge de la folie
DON QUIJOTE ET L’ÉLOGE DE LA FOLIE
La samba des pinels
Lorsque, il y a quelques années, les patients traités au réputé Institut Philippe Pinel
de Rio de Janeiro participèrent pour la première fois au traditionnel défilé pour le
carnaval des écoles de samba de cette ville, dont le thème était La Folie à travers les
âges, les membres du groupe des sambistes formé comme il se doit de soignés et de
soignants choisirent de se déguiser en l’un de ces quatre personnages : Don Quichotte
de la Mancha, Marie 1re, dite la Folle, reine du Portugal de 1777 à 1792, Bispo de Rosario, peintre mort en 1989 à l’asile de Rio, dont nous avons pu admirer à Paris les œuvres exposées au musée du Jeu de paume, et Raul Seixas pionnier « disjoncté » du rock
brésilien. Je ne puis malheureusement ni chanter ni danser la samba composée à cette
occasion, dont je rapporterai plus tard le refrain, comme le firent sous leurs déguisements ces « pinels ». Vous savez que c’est ainsi que la voix populaire carioca nomme
les malades mentaux depuis l’inauguration en 1852 de l’asile d’aliénés modèle, nommé
en l’honneur de cet empereur du Brésil Pedro II où, dans le hall d’entrée, se font face
les statues monumentales de Pinel et d’Esquirol. Ce défilé, lointain héritier des antiques Saturnales ou de la fête des fous médiévale, nous fait nous interroger sur la nature
de la folie qu’on prête à Don Quichotte, personnage romanesque, ainsi associée à cette
occasion à celle de malades mentaux connus de l’histoire de la psychiatrie. Je voudrais
montrer que la folie que Cervantès a voulu peindre à travers lui est celle dont Érasme
(v. 1469-1536) a fait faire l’éloge par elle-même dans son Encomium Moriae (1511).
L’érasmisme de Cervantès
L’histoire de la réception des idées d’Érasme en Espagne, étudiée de façon exhaustive
par Marcel Bataillon 1, a été marquée par une rupture qui se produisit peu avant la surprenante abdication de Charles-Quint (1500-1558) en 1556. Dans un premier temps,
elles furent acceptées sans difficultés par l’Église espagnole d’autant qu’elles étaient
en conformité avec la politique conciliante que dut d’abord mener l’empereur en
Allemagne, ce qui n’empêchait pas d’ailleurs Luther (1483-1546) d’agonir d’insultes le
1.
Bataillon 1991.
Psychiatries dans l’histoire, J. Arveiller (dir.), Caen, PUC, 2008, p. 35-52
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philosophe hollandais. Rodrigo Manrique, fils du Grand Inquisiteur de Castille, était
même un ami personnel d’Érasme.
Cervantès adolescent fit ses études dans un collège dirigé par un prêtre humaniste et érasmiste, Lopez de Hoyos (v. 1511-1558) avant de les poursuivre à l’université
de Alcala de Henares où bien entendu l’Éloge de la folie était connu. Ce sont là quelques-unes des rares données connues sur la vie de Cervantès avec les allusions autobiographiques qui parsèment ses œuvres, y compris le Quijote, que Jean Canavaggio
a décrypté dans la biographie qu’il lui a consacrée 2. Les choses changèrent radicalement lorsque sous le pontificat de Paul IV (1555-1559), allié du roi de France quand la
Sorbonne avait la première condamnée les œuvres d’Érasme, celles-ci furent mises à
l’Index, condamnation d’ailleurs exécutée avec encore plus de sévérité en Italie qu’en
Espagne où le nouveau Grand Inquisiteur fit brûler les exemplaires saisis, de sorte
que l’on ignore si l’Éloge de la folie a été traduit en castillan comme il l’a été en français, les rares exemplaires d’époque ayant échappé à l’autodafé et conservés en Espagne étant en latin. C’est l’un de ceux-ci qui figurait à l’admirable exposition Erasmo
en España, la recepción del humanismo en el primer renacimiento español, organisée à
Salamanque en 2002, année où cette ville était ciudad europea de la cultura. Bien que
dans le catalogue publié à cette occasion soit mentionné à diverses reprises le nom de
Cervantès, aucune de ses œuvres et en particulier le Quijote n’y était exposée mais,
après la condamnation de celles d’Érasme cinquante ans plus tôt, l’écrivain ne pouvait faire directement référence dans ses propres écrits à l’humanisme érasmiste tout
en l’évoquant allusivement. Il se peut aussi que les organisateurs, en limitant l’exposition aux œuvres de la première Renaissance espagnole, aient considéré qu’effectivement le Quijote n’en faisait pas partie 3.
Marcel Bataillon a traité de l’érasmisme de Cervantès à partir des études d’Americo Castro 4.
Le Quijote dans l’histoire de la psychiatrie
Bien qu’il ait eu recours dans sa description de la folie de Don Quichotte aux connaissances médicales les plus avancées de son temps, comme nous le verrons, je suis de
ceux qui pensent que Cervantès n’a pas voulu dans son roman décrire un cas clinique
paradigmatique d’une forme précise d’aliénation mentale. De très nombreux médecins, dont on commence toujours, dans les articles sur le sujet, par donner la longue
liste, l’ont pourtant lu comme tel, proposant à ce propos des diagnostics qui correspondent aux conceptions de leur temps. L’énumération commence toujours par les
noms de Pinel et d’Esquirol qui auraient ainsi fait celui de « monomanie ». Mais si
l’on se rapporte aux textes de ces auteurs, ce que nous lisons dans De la monomanie
2.
3.
4.
Canavaggio 1997.
Martínez-Burgos García 2002.
Bataillon 1971.
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est : « L’on trouve dans Don Quichotte une description admirable de la monomanie
qui régna dans presque toute l’Europe, à la suite des croisades : mélange d’extravagance
amoureuse et de bravoure chevaleresque qui, chez plusieurs individus, était une véritable folie » 5. C’est-à-dire qu’Esquirol fait plus état de son admiration pour le talent
littéraire de Cervantès qu’il ne formule un diagnostic précis en ce qui concerne la folie
du héros du roman. Quant à Scipion Pinel (1795-1859), car il ne s’agit pas de l’illustre
Philippe comme certains l’ont cru mais de son fils, il écrit : « Quiconque a pu voir de
près les aliénés et entendre leurs étranges aveux ou leurs jugements si profonds, doit
reconnaître à Cervantès une finesse d’observation et une sûreté d’exécution » 6. Ici
encore il ne s’agit pas d’un diagnostic mais d’un autre témoignage d’admiration pour
l’habilité du romancier qui a imaginé représenter l’échange de ces étranges aveux et
de ces profonds jugements par le dialogue entre les deux personnages du chevalier et
de son écuyer.
Le diagnostic de « monomanie » pour Don Quichotte a cependant été popularisé
par l’aliéniste catalan Emilio Pi y Molist (1824-1892), grand afrancesado et admirateur
d’Esquirol dans un ouvrage dont il prit soin de publier à Paris une version française 7.
Il est amusant de constater qu’alors que le concept de monomanie a été abandonné
par les aliénistes depuis la critique qu’en fit Jean-Pierre Falret au milieu du xixe siècle,
d’éminents cervantistes contemporains continuent à parler de la « monomanie » de
Don Quichotte.
Bien d’autres diagnostics ont été proposés pour la folie du vrai-faux chevalier :
folie raisonnante, bien que Sérieux et Capgras n’en parlent pas dans leur ouvrage, folie
à deux avec Sancho Panza, idéaliste passionné pour Maurice Dide (1873-1944), comme
nous l’a rappelé récemment Caroline Mangin-Lazarus, psychose paranoïaque, etc.
C’est le découvreur du neurone, prix Nobel de médecine en 1906, Santiago Ramon
y Cajal (1852-1934), que l’on a qualifié de Quichotte du microscope, qui a dans Psicología de Don Quijote y el quijotismo défini le quijotisme comme « le culte fervent à un
idéal élevé de conduite, une volonté obstinément orientée vers la lumière et le bonheur collectif ». Les véritables Quijotes se sentent « brûler d’un amour pour la justice
tel qu’ils sacrifient sans hésiter leur propre existence pour la faire triompher » 8.
Hélène Deutsch (1884-1982) a, pour sa part, parlé de « Don Quixotism », en référence à l’amour platonique de Don Quichotte pour Dulcinée, à propos de la conduite
de certains hommes adultes à qui une fidélité éternelle à une femme inaccessible permet
de réprimer leur sexualité 9.
En 2003, Rosana Corral Marquez et Rafale Tabari Seisdedos ont publié une Aproximación psicopatológica a El Quijote (según la nosología psiquiatrica actual) où, après un
5.
6.
7.
8.
9.
Esquirol 1838.
Pinel 1833, p. 64-65.
Pi y Molist 1886.
Ramon et Cajal 1905.
Deutsch 1937.
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Jean Garrabé
rappel des différents diagnostics proposés avec une importante bibliographie, ils en
proposent à leur tour un conforme aux systèmes nosographiques actuels.
Enfin, à l’occasion du quatrième centenaire de la parution de la première partie
du roman, notre collègue et ami Francisco Alonso-Fernandez a publié deux ouvrages
comprenant aussi de nombreuses références à des études toujours poursuivies dans
le sens d’une lecture psychopathologique du Quijote 10.
Nous avons eu l’occasion d’intervenir récemment nous-même au colloque « Cervantès y la psiquiatría », organisé à l’Ateneo de Madrid à l’occasion de cette commémoration, pour y défendre une lecture autre de la folie de Don Quichotte dans le roman
dont il est le héros.
Quitte à commencer par citer Esquirol, il est plus intéressant de faire remarquer
que, dans un autre passage de son mémoire où il parle de l’érotomanie, il rapproche
cette fois le nom de Cervantès de celui de Torquato Tasso (1524-1595) : « Le Tasse soupire son amour et son désespoir pendant quatorze ans. Cervantès a donné la description la plus vraie de cette érotomanie, presque épidémique de son temps » 11. En effet
Cervantès admirait chez Le Tasse, qu’il a dû vraisemblablement rencontrer lors de son
séjour en Italie, le talent poétique dont il était lui-même dépourvu et cite La Gerusalemme liberata, achevée en 1575, dans son propre roman. Il ne pouvait ignorer les longues années d’internement du poète en raison de son amour fou pour un objet encore
plus inaccessible que Dulcinée, bien que réel, puisqu’il ne s’agissait pas moins que de
sa souveraine et protectrice à la cour de Ferrare, Éléonore d’Este, dont le nom n’est
plus mentionné dans les dictionnaires qu’à ce titre.
Georges Lantéri-Laura nous a parlé il y a peu de cette folie « à propos du Torquato
Tasso de Goethe » 12.
Quelle est donc la folie du Quijote ?
Ne serait-elle pas plutôt celle dont Érasme fait faire son éloge par elle-même dans son
Encomium Moriae plutôt que celle que reconnaissent à la Renaissance après leur retour
à Hippocrate les médecins humanistes ? Érasme écrit :
[…] un homme est dans son bon sens tant que son âme agit sur les organes du corps ;
mais lorsque cette âme ayant rompu ses liens, cherche à se mettre en liberté on dit
alors qu’il est fou. S’il arrive par hasard que cet état soit causé par quelque maladie
ou le dérangement des organes, tout le monde l’appelle folie 13.
Dans ce passage, qui n’est pas parodique comme l’est l’ensemble de l’œuvre, parodie de la ridicule rhétorique utilisée par les théologiens tant catholiques que protestants
10.
11.
12.
13.
Alonso-Fernandez 2005a et b.
Esquirol 1838, p. 354.
Lantéri-Laura 2003.
Érasme 1511.
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de son temps, Érasme prend soin de distinguer deux folies : celle provoquée par la maladie ou le dérangement des organes et cette « moria » à qui il confie le soin de faire son
propre éloge. Le jeu de mot du titre nous indique que c’est en fait saint Thomas Morus
(1478-1535), son ami et dédicataire de l’œuvre, qu’Érasme fait parler sous ce masque.
Un roman mythique
Jean Canavaggio a montré comment s’est construite à partir du roman la figure mythologique de Don Quichotte, et les œuvres innombrables que ce mythe a inspiré dans
tous les arts, littérature, peinture, musique, cinéma, théâtre, télévision, etc., à travers
le monde entier 14. Nous venons d’entendre l’opéra de Philippe Fénelon Le Chevalier
imaginaire sur un livret en français du compositeur, d’après le Don Quichotte de Cervantès et La Vérité de Sancho Panza de Franz Kafka, qui fait du chevalier une affabulation de son écuyer.
C’est dans les premiers jours de 1605 que sortent de l’imprimerie de Juan de la
Cuesta les premiers exemplaires mis en vente chez le libraire madrilène Francisco de
Robles de El ingenioso hidalgo don Quixote de la Mancha, titre dont je ne donnerai la
traduction qu’après en avoir analysé les composants, compuesto por Miguel de Cervantès Saavedra 15. Le succès en est prodigieux, les éditions se succèdent tant en Espagne
qu’au Portugal, des traductions en anglais et français apparaissent rapidement à tel
point qu’un faussaire resté inconnu qui signe Alonso Fernandez de Avellaneda publie
en 1614 un apocryphe présenté comme le second volume du roman racontant la troisième sortie du héros et en constituant la cinquième partie 16. Elle se termine par l’admission de Don Quichotte dans la Casa del Nuncio, c’est-à-dire la maison des fous de
Tolède pour y être soigné et guéri de sa folie. C’est au-dessus de la porte d’entrée de
cette vénérable institution que figure la devise « No estan todos los que son, ni son todos
los que estan », qui joue sur le fait que la langue espagnole dispose de deux verbes « être »
pour exprimer l’existence ou l’essence. Le journaliste qui nous rapporte le défilé de
pinels au carnaval de Rio nous dit que le refrain de la samba du cortège de Don Quichotte était : « ceux qui sont ici ne sont pas tous fous, ceux qui sont fous ne sont pas
tous ici », ce qui en est une traduction assez correcte. Les érudits disputent toujours
de l’identité d’Avellaneda, manifestement un homme de très grande culture qui, en
terminant son plagiat par l’admission de l’hidalgo dans un manicome, réduisait ainsi
sa folie à son aspect le plus banal, celui d’un trouble mental que l’on peut guérir par
des soins médicaux.
La plupart des auteurs contemporains pensent qu’Avellaneda était un représentant masqué de la Contre Réforme qui après le Concile de Trente (1545-1553) s’opposait
aux idées de Luther et de Calvin mais aussi, on l’oublie, au catholicisme humaniste qui
14. Canavaggio 2005.
15. De Cervantès 2005.
16. De Avellaneda 2000.
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s’était répandu dans toute l’Europe et dont Érasme était un des plus illustres représentants. En parodiant à son tour la parodie de Cervantès, car le Quijote est avant tout,
comme l’est l’Éloge de la folie, une parodie, Avellaneda attaquait aussi les idées philosophiques qu’il prêtait à son auteur et qu’exprimait, comme il l’avait deviné, la folie
de Don Quichotte. C’est ainsi que le comprit Cervantès qui répliqua en publiant en
1615 une Segunda parte del ingenioso caballero don Quixote de la Mancha où il eut le
trait de génie de faire dénoncer par le mythique chevalier lui-même le caractère fallacieux du livre qui prétendait faire le récit de la suite de ses errances.
Le chevalier Don Quichotte
Logiquement, dans cette vraie seconde partie, Cervantès parle du chevalier Don Quichotte et non plus de l’hidalgo puisque la première partie n’est autre que le récit de
cette invraisemblable et incroyable métamorphose, on pourrait même dire transmutation, de l’hidalgo en héros de roman de chevalerie. L’hidalgo ne rêve pas en effet seulement de devenir chevalier, désir au fond tout à fait raisonnable pour un hobereau
espagnol du xviie siècle – il suffisait de partir pour l’Amérique et d’y conquérir un
empire pour, comme l’avait fait Hernan Cortes, devenir Don Hernan marquis du Valle
de Oaxaca et Grand d’Espagne –, il rêve de devenir un de ces héros légendaires qui, à
la manière de Roland, sont devenus immortels non seulement par leurs exploits mais
surtout par les récits fabuleux qu’en firent de grands poètes comme l’Arioste à qui ils
ont ainsi assuré par contre coup une gloire littéraire immortelle. Ludovico Ariosto
(1444-1533) attaché comme Le Tasse à la famille d’Este et à la cour de Ferrare devint
célèbre avec son poème héroïco-comique Orlando Furioso publié aussi en deux parties en 1516 et 1532 et qui est l’histoire d’une folie chevaleresque.
Le « romance » de chevalerie est un genre loin d’être épuisé au xvie siècle : Maurice Chevalier, cité par Edward Baker, a relevé entre 1500 et 1605, 46 nouveaux titres
et l’on pense qu’il s’agit là d’une estimation basse 17. Il y a là de quoi attirer les écrivains
ayant la folie de vouloir devenir célèbre par leur plume mais la vengeance du chevalier
imaginaire pour le portrait ridicule que fait de lui l’auteur du roman sera d’atteindre
une célébrité encore plus grande que celle de son créateur. Cervantès, contrairement
à ce qu’il dit dans le prologue, prétend, dans le corps du texte, ne pas être l’auteur du
roman qui serait la traduction faite par un morisque d’un ancien manuscrit écrit par
un historien arabe Cide Hamete Benengeli, nom à clé lui-même parodique. Ce subterfuge, dont il se moque ainsi, était employé par les auteurs de « romances » de chevalerie pour les situer d’emblée dans un monde imaginaire ; ainsi la quatrième partie
de l’Amadis de Gaule, écrite par Garci Rodriguez de Montalvo et publiée en 1508, est
présentée comme la traduction d’un ancien parchemin trouvé dans une tombe près
de Constantinople et apporté par un marchand hongrois en Espagne où l’on aurait le
17. Baker 1997.
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plus grand mal à trouver quelqu’un connaissant la mystérieuse langue dans laquelle
il était écrit. Or Amadis est le modèle de Don Quichotte, le livre dont la lecture lui a
le plus échauffé l’imagination. La traduction d’Amadis par Gabriel Chappuis (15451616), interprète pour la langue espagnole du roi Henri III, connaîtra en France un
succès comparable à celui qu’aura ensuite le roman de Cervantès. Mais en lisant l’histoire de Don Quichotte nous avons la surprise de nous trouver en présence non seulement de deux auteurs déclarés, Cervantès et Cide Hamete – lequel est le vrai, lequel
est le faux, ou le vrai-faux ? – mais aussi avec un narrateur qui nous la raconte comme
s’il avait assisté à certains épisodes. Quel est celui des trois à qui est promise la gloire
immortelle d’écrire ce roman qui va surpasser tous ceux écrits auparavant comme les
exploits du chevalier Don Quichotte surpassent ceux de tous ses prédécesseurs dans
l’errante chevalerie ?
Cette multiplicité des auteurs, procédé utilisé pour faire errer le lecteur dans l’imaginaire, est à l’origine du roman moderne ; il sera encore utilisé par Marcel Proust avec
le narrateur de À la Recherche du temps perdu et admiré par Paul Auster.
Le ton burlesque
Pour donner à son texte le ton burlesque qui est celui de la parodie, Cervantès mélange
en une joyeuse algarabie, jeux de mots, coq-à-l’âne, anagrammes, cryptogrammes,
citations savantes et expressions vulgaires, plaisanteries faciles et même scatologiques,
etc. Le but premier du livre est de faire rire de la folie de Don Quichotte, à la manière
dont Démocrite (v. 460-v. 370 av. J.-C.) riait de la folie des hommes, comme le rappelle
Érasme à plusieurs reprises dans son Moriae Encomium, parodie répétons-le du discours rhétorique des théologiens. Charles de Saint-Évremont aurait été, d’après Canavaggio, le premier, au moins en France à percevoir le message que l’auteur nous adresse
à travers ce discours insensé : « J’admire comme dans la bouche du plus grand fol de
la terre, Cervantès a trouvé le moyen de se faire connaître l’homme le plus entendu et
le plus grand connaisseur qu’on se puisse imaginer » 18. Ce n’est qu’à partir de la lecture par les romantiques allemands, près de deux siècles après la parution du Don
Quijote, que le message philosophique sur la folie humaine qu’il contient a été perçu
sur le mode tragique, à la manière cette fois d’Héraclite (v. 550-v. 480 av. J.-C.) dont
Érasme se garde bien de nous parler dans son éloge et dont je me garderai moi aussi,
en suivant cet exemple, de vous parler.
Peut-on traduire le Quichotte ?
Je n’ai aucune compétence pour juger de la possibilité de traduire en allemand le Quijote mais il me paraît intraduisible même dans les langues romanes que je connais.
18. Canavaggio 2005, p. 58.
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Louis XIV a eu raison, si l’anecdote est vraie, de féliciter ce grand seigneur qui lui
annonçait fièrement avoir appris l’espagnol, dans l’espoir sans doute d’être nommé
ambassadeur à Madrid, en lui disant qu’ainsi il pourrait enfin lire le Quijote dans le
texte, c’est-à-dire en saisir tout le sel, un critique moderne dirait comprendre l’hypertexte. Le grand cervantiste d’Édimbourg Edward C. Riley (1923-2000) nous dit des
dernières traductions en anglais qu’elles laissent beaucoup à désirer, les traducteurs
étant allés jusqu’à corriger les savoureuses équivoques linguistiques car ils n’en saisissaient pas le double sens ou le mot d’esprit qu’elles cachaient 19. Je dois dire à la décharge
de ces infortunés traducteurs que la lecture du Quichotte en espagnol n’est pas évidente non seulement en raison de l’archaïsme du castillan mais aussi en raison du travail sur le langage auquel se livre Cervantès. Si l’on compare les notes de bas de page
des éditions critiques contemporaines qui corrigent toute l’orthographe d’origine,
destinées à éclairer le lecteur moderne, on constate qu’elles ne donnent pas les mêmes
explications ; c’est comme si les érudits qui les ont rédigées avaient voulu rendre sensé
un discours volontairement délirant.
De 1604 à 2005, il est paru, d’après Borga Rubio qui en a établi le catalogue descriptif, 306 éditions du Quijote en espagnol. Le nombre d’éditions des diverses traductions en français qui en ont été faites est presque aussi élevé, les plus récentes étant
celle d’Alice Schulman 20 et celle pour les volumes de La Pléiade réunissant l’ensemble
de l’œuvre romanesque de Cervantès.
La difficulté de sa traduction n’empêche pas le roman d’être l’une des œuvres littéraires qui a été traduite dans le plus grand nombre de langues, on vient même d’en
publier à New York la traduction en splanglish.
Que signifie Quixote ?
Il paraît qu’il existe un site internet exclusivement consacré au nom Quixote et à ses
orthographes dans les différentes langues mais je ne me lancerai pas dans la périlleuse
aventure de dire quelle est la lettre qui convient pour transcrire en français ou en
anglais le X originaire, prononcé jota ou ch. Il figure dans le logo « X Qvixote » choisi
par Castilla-La Mancha pour le quatrième centenaire.
Comment l’hidalgo Alonso Quijada ou Quijana ou Quesada – car pas moins de
trois patronymes nous sont proposés pour le protagoniste réel-fictif de cette histoire –
compose-t-il le nom du chevalier errant qu’il rêve de devenir, un peu comme l’on choisit un titre quand on entreprend d’écrire un ouvrage ? Pour se métamorphoser en chevalier de roman, Quijada ajoute à la syllabe initiale de son nom « Qui » la terminaison
« ote », c’est-à-dire celle de Lanzarote ou si vous aimez mieux Lancelot du Lac.
19. Riley 1986.
20. Schulman 1997.
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Ceci lui permet de reprendre à son compte les vers du roman connu de tous à
l’époque qui chante les amours du chevalier de la Table Ronde devenu l’amant de la
reine Genièvre, ce qui lui interdit la quête du Graal :
Nunca fue caballero
De damas tan bien servido
Como fuera don Quijote
Cuando de su aldea vino
Doncellas curaban del
Princesas de su rocino.
Mais les demoiselles à qui il adresse ce galant compliment pour les remercier de
l’avoir aidé à se défaire de son armure, sans parvenir cependant à dénouer les rubans
qui maintenaient sur sa bouche la salade du casque, ce qui obligea l’aubergiste à lui
faire prendre son repas à travers un calame, sont celles de petite vertu qu’il a rencontrées à l’auberge. Don Quichotte, nous pouvons déjà l’appeler ainsi bien qu’il ait usurpé
le titre de « Don » en l’utilisant avant même d’avoir été armé chevalier par ce même
aubergiste, revient à plusieurs reprises sur les amours coupables de Lancelot dont sa
fidélité inébranlable à Dulcinée le protège.
En outre, ce qui ajoute au ridicule du nom ainsi composé, « quijote » désigne en
armurerie la pièce qui protège l’arrière-train du cheval que l’on nomme en français
« protège queue ». Il est vrai que Rocinante n’en avait pas besoin si l’on en juge par le
nom donné à son cheval par Don Quichotte puisque « rocin » ou « roussin » désignant
le cheval entier s’il l’était avant, « ante », il ne l’était plus depuis un temps indéterminé.
Rossinante ne succombera d’ailleurs à la tentation de la jument en chaleur qu’en une
seule occasion. Ces deux exemples, et l’on pourrait en donner bien d’autres, montrent
que les noms inventés pour ce qui est de l’errante chevalerie sont à double sens.
A contrario Don Quichotte invoque ce qui serait son vrai patronyme pour soutenir qu’il descend en ligne directe, par les mâles qui plus est, de Gutierre Quijada qui
fut au xve siècle un authentique chevalier errant car, la réalité dépassant la fiction, ceuxci ont réellement existé et des historiens ont écrit des chroniques de leurs exploits. Il
fait état de cette glorieuse généalogie au cours d’une discussion avec un savant chanoine de Tolède effaré de voir qu’il ne fait aucune différence entre les romans de chevalerie, œuvres d’imagination, et les récits historiques des chroniqueurs. Ce chanoine
pris de pitié en voyant qu’on le ramène enfermé dans une cage chez lui obtient qu’on
le libère mais lui conseille de lire dans la Bible le Livre des Juges, dont le contenu ne
me paraît guère de nature à calmer la folie de l’identification à des héros légendaires.
Prenant exemple sur Amadis, Don Quichotte ajoute à son nom pour honorer sa
patrie « de la Mancha ». Ce mot qui vient de l’arabe « manxa » et qui signifie « terre
sèche » veut aussi dire « tache ». Les traducteurs français en l’écrivant « Manche » perdent ainsi ce double sens. Cette évocation d’une tache ne me paraît pas indifférente
dans un monde où les vieux chrétiens sont obsédés par la pureté du sang menacée par
le métissage avec les nouveaux convertis musulmans et juifs des provinces reconquises et la reconquête de la « Manxa » ne datait pas de si longtemps que cela.
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Sancho Pansa, dont je ne puis parler aujourd’hui bien que sa sagesse populaire
représente l’autre face complémentaire de cette folie, se vante d’être un vieux chrétien
authentique et donne comme preuve, outre le fait que ne sachant pas lire il n’a jamais
lu de livres interdits, sa haine des Juifs surtout lorsqu’ils sont convertis. La théorie
d’Americo Castro faisant de Cervantès lui-même un « converso » n’a pas été acceptée
et je pense que parler de la Manche comme d’une patrie à honorer est plutôt sous sa
plume un appel d’esprit érasmiste à la tolérance religieuse et à la coexistence dans cette
Espagne depuis peu unifiée des vieux chrétiens et des nouveaux convertis. Cervantès,
ancien combattant de la bataille de Lépante (1571), sous les ordres de Don Juan d’Autriche (1545-1578) dont le premier fait d’arme a été de mater la révolte des morisques
de Grenade, paraît cependant, malgré son admiration pour celui qui avait conduit les
chrétiens à la victoire, respecter ceux qui vivent dans l’Espagne unifiée.
Don Quichotte était un fou, ce n’était pas un malade mental
Le grand historien espagnol de la médecine Pedro Lain-Entralgo (1908-2001) a condamné sévèrement l’ineptie des médecins à parler de Don Quichotte comme d’un
malade mental, ce qui ne l’empêche pas de rapporter l’anecdote selon laquelle Thomas Sydenham (1624-1689), interrogé par Richard Blackmore (1653-1729) sur les livres
qu’il fallait lire pour apprendre la médecine, aurait répondu « lisez Don Quichotte ».
Ceci explique peut-être pourquoi Blackmore outre son Treatise of the Spleen and Vapours
(1725), où il revendique le spleen comme maladie purement britannique, a aussi écrit
des poèmes chevaleresques comme Le Roi Arthur.
Don Quichotte étant un personnage de fiction ne peut connaître cet état où « l’âme
retenue dans la matière s’en échappe en raison de quelque maladie ou dérangement
des organes » qui, nous dit Érasme dans son Éloge, constitue la vraie folie, celle-là
même qui intéresse les médecins. Les sambistes de l’institut Philippe Pinel ont donc
eu tort d’associer ce chevalier imaginaire à d’authentiques malades mentaux même à
l’occasion d’un défile carnavalesque ayant pour thème la folie à travers les âges.
Si ce récit fondateur d’un mythe résultait de la perte de la raison de quelqu’un ce
ne pourrait être que de celle de l’hidalgo Alonso Quijada, qui serait lui-même le double de Cervantès.
Pourquoi Cervantès, pardon Cide Hamete, commence-t-il son histoire en disant que
cet hidalgo vivait dans une ville de la Manche dont il ne veut pas se souvenir ? Est-ce
uniquement pour s’amuser à déclencher de violentes querelles entre les villes qui se disputent de nos jours l’honneur d’être la vraie patrie de cet être fictif ? Ou pour nous
dévoiler en le cachant un secret de famille qui serait une de ses sources d’inspiration ?
Des cartes retraçant la route exacte suivie par Don Quichotte et Sancho Panza ont
été gravées dès le xviie siècle dans toute l’Europe et l’on a pu en admirer l’an dernier
une collection dans une remarquable exposition à la Bibliothèque nationale de Madrid 21.
21. Líter Mayayo 2005.
Don Quijote et l’Éloge de la folie
45
Ces cartes ne tracent pas bien entendu des routes réelles mais celles parcourues par
l’imagination de ceux qui suivent les pas du chevalier. Ce qui n’a pas empêché de nombreux écrivains, le plus connu parmi les Espagnols étant Azorin (1873-1967), de publier
leur journal de voyage les décrivant ou des artistes illustrant, comme le fit Gustave
Doré (1832-1883) qui acquit ainsi une célébrité mondiale, les lieux où croient-ils ont
eu lieu les exploits fous du chevalier à la Triste Figure. On vient de publier Rossinante
reprend la route, traduction française du récit du voyage que fit sur les traces de Don
Quichotte, entre les deux guerres mondiales, le jeune John Dos Passos (1896-1970),
texte dont la lecture nous fait découvrir outre l’étonnante connaissance de la littérature espagnole de son temps qu’avait l’écrivain nord-américain, que ses propres romans
sont, comme celui de Cervantès, composés d’un mélange de genres, prose parodique,
chansons, poésies 22.
Si nous voulons nous aussi errer comme eux, il nous faut choisir un point de départ
pour notre folie : Argamasilla comme le fait le plagiaire Avellaneda et les nombreux
touristes européens et japonais actuels ou Alcazar de San Juan ? Je choisis Al-Kazaar,
l’ancienne forteresse arabe conquise par les chevaliers de Santiago qui la cédèrent à
ceux de Malte ou de San Juan, d’où le nom que porta longtemps cette ville, car elle a
obtenu le privilège de s’appeler maintenant Alcazar de Cervantès. Celui-ci aurait bien
pu y être né en 1549, et non à Alcala de Henares comme le disent ses biographes, ou
tout au moins y avoir été baptisé.
À défaut de trouver des documents sur Miguel de Cervantès lui-même dans les
archives d’Alcazar, où, rappelons-le, ce nom de famille est fort répandu, on en a trouvé
sur son oncle Pedro Cervantès, tuteur de son petit-neveu, Alonso de Ayllon, car ce gentilhomme ayant perdu la raison avait dû être mis sous tutelle. Ce cousin a-t-il servi de
modèle à Cervantès pour son Alonso Quijada qui était allé jusqu’à vendre des arpents
de terre à blé pour acheter ces romans de chevalerie qui allait lui être aussi funestes ?
Si cette hypothèse est vraie Don Quichotte habiterait dans le roman dans la ville où
Cervantès serait né.
Cervantès précise la manière dont la lecture de ces romans mais aussi d’autres
livres, nuit et jour – « las noches de claro en claro y los dias de turbio en turbio » ironique
mot d’esprit intraduisible et donc ignoré des traducteurs – lui ont en lui desséchant
le cerveau fait perdre la raison. Cervantès rapporte ici fidèlement les conceptions de
la médecine hippocratique moderne telle qu’elle était enseignée à l’université d’Alcala
de Henares où il a fait lui-même ses études. Et où il pourrait bien être devenu luimême un fou de lecture.
La bibliothèque de Don Quichotte
Un des thèmes qui alimente le roman mais qui curieusement est moins étudié que
celui de la folie de Don Quichotte est celui de sa bibliothèque dont le contenu est des
22. Dos Passos 2005.
46
Jean Garrabé
plus surprenants. Lui-même affirme qu’elle contient près de 300 volumes, tous très
bien reliés précise-t-il, ce qui correspond à l’époque au contenu de la bibliothèque d’un
prince ou à celle d’un roi.
Comment diable un hobereau d’une bourgade de la Mancha a-t-il pu la constituer ? Où trouvait-il les libraires disposant des dernières nouveautés qui paraissaient
en in-folio dans les grandes villes et les artisans capables de les relier ? Comment pouvait-il financer ces achats et ces reliures ? Le soi-disant texte écrit par Cide Hamete est
nous dit-on trouvé chez un marchand de vieux papiers et payé quelques sous. Cette
bibliothèque est en outre très étrangement composée, si on la compare à celle du chevalier au Vert Manteau, que Cervantès prend soin de nous présenter et qui est beaucoup moins importante, alors que ce gentilhomme cultivé dispose de beaucoup plus
de moyens que notre hidalgo. Contrairement à celle-ci, celle de Don Quichotte ne
comprend que des livres de divertissement, tous les romans de chevalerie mais aussi
des pastorales, des recueils de poèmes comme ceux auxquels Cervantès s’était essayé
avec peu de succès, et comme seuls ouvrages d’études des chroniques de chevaliers
que nous ne devons pas confondre, comme le fait Don Quichotte, avec les premiers ;
mais on n’y trouve aucun livre de religion même ceux qui ont eu le nihil obstat, de
droit, pourtant indispensables à un hobereau pour la connaissance des privilèges réservés à son rang et à celui de chevalier, ni de traités de chasse ou d’agriculture. Son inventaire nous est connu par l’autodafé commis par le curé et le barbier avec l’aide de la
nourrice et de la nièce de Don Alonso, parodie de ceux où l’on brûlait les livres condamnés comme ceux d’Érasme. On remarque d’ailleurs que les livres brûlés, car rendus responsables de la folie de Don Quichotte, sont les livres mal écrits plutôt que les
seuls romans de chevalerie, car ceux-ci, s’ils sont bien écrits au goût du curé, échappent au feu. Si le Quijote est avant tout une parodie des mauvais romans de chevalerie, car nous dit le curé il y en a de bons, c’est aussi une parodie des pastorales. Ceci
explique l’inclusion dans le roman de ces épisodes de bergeries enchâssés dans le texte
qui ont parfois été perçus comme des corps étrangers par les lecteurs qui s’en tenaient
au seul contenu chevaleresque, des poèmes et même des chansons. Il y a aussi dans le
Quijote des sortes de nouvelles racontées par des personnages du roman qui s’emboîtent comme des poupées russes. Certains de ces courts romans, ces nouvelles, ont inspiré des musiciens qui s’en sont servis pour des ouvrages lyriques ou des ballets, par
exemple Les Noces de Camacho. Le premier texte de Cervantès publié à Paris en 1605,
trois ans après la parution du roman, est un extrait de celui-ci, la Novela del Curioso
Impertinente que César Oudin, le premier des nombreux traducteurs du Quijote en
français en 1614, fait paraître en espagnol à Paris sans même mentionner le nom de
l’auteur 23.
La métamorphose d’Alonso Quijano que produit la lecture de ces trois cents ouvrages de divertissement est double, il se transforme non seulement en un preux chevalier qui va accomplir des prouesses dont le récit apportera la gloire à celui qui l’écrira
23. De Cervantès 1608.
Don Quijote et l’Éloge de la folie
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autant qu’à lui mais il devient une sorte de bibliothèque errante : la réalité des événements qu’il vit n’est pas celle, physique, que voit et décrit son écuyer Sancho mais celle,
issue du fruit de ses lectures, qui lui reviennent à l’esprit dans ces circonstances. Cervantès fait dans le roman s’exprimer chacun des personnages dans le langage qui correspond à son rang et à son rôle social composant ainsi une sorte de roman théâtral
où, surtout dans la seconde partie, Don Quichotte et Sancho échangent pour une part
leurs rôles respectifs de porte-parole de la sagesse populaire et de la folie cultivée. On
est aussi frappé par le nombre d’œuvres, tant classiques que modernes, citées qui confirme que Cervantès était au moins un aussi grand fou de lecture que son héros.
Une source médicale : le docteur Juan Huarte
Lors de la commémoration du troisième centenaire de la publication du Quijote,
R. Salillas a attiré l’attention sur une source médicale d’inspiration de Cervantès : le
docteur Juan Huarte (v. 1525-1591), dit de San Juan, car il est né à Saint-Jean-Pied-dePort avant que cette ville de Basse-Navarre ne soit abandonnée par Charles-Quint en
raison de l’extrême difficulté à la défendre contre les armées du roi de France 24. Huarte,
qui avait étudié la médecine à Alcala de Henares où l’on enseignait la médecine hippocratique redécouverte à la Renaissance, venait d’exposer ses idées dans son Examen
de ingenios para las ciencias 25, dont l’édition princeps est de 1575 et celle expurgée à la
demande du Saint-Office de 1594, soit une décennie avant la parution du Quijote 26.
Cet ouvrage écrit en langue vulgaire, la même donc que celle utilisée par Cervantès
– c’est sans doute là un des reproches que faisaient les inquisiteurs à un ouvrage traitant des délicats problèmes des rapports entre l’âme et le corps ainsi mis à la portée
de tous – eut un retentissement aussi considérable dans toute l’Europe et connaîtra
autant de traductions que le Quijote. Je l’ai commenté à Madrid lors du Ve congrès de
l’European Association for the History of Psychiatry 27, ce qui m’a valu d’écrire l’entrée
sur Huarte dans le dictionnaire biographique de la Real Academia de la Historia. Lors
du XIe congrès national espagnol de psychiatrie à Pampelune, j’ai rappelé qu’alors que
Huarte sera, après y avoir connu la célébrité, un temps oublié en Espagne, son livre
continuera à être commenté et discuté en France. Une première traduction en sera
faite par Gabriel Chappuis, le traducteur d’Amadis de Gaule. La première édition comparant la version originale et la version expurgée toutes deux traduites par F. Savinien
d’Alquié sera faite en 1672 dans notre langue alors qu’il faudra attendre 1930 pour en
disposer d’une en espagnol. Les auteurs français du xixe siècle verront dans Huarte le
chaînon entre Platon (v. 427 – v. 348-347 av. J.-C.) et Cabanis (1757-1806) en ce qui concerne l’innéisme des idées 28.
24.
25.
26.
27.
28.
Salillas 1905.
Huarte de San Juan 1575.
Huarte de San Juan 2005.
Garrabé 2003.
Ibid.
48
Jean Garrabé
Huarte montre dans son Examen des esprits pour les sciences, c’est ainsi que l’on a
en général traduit en français « ingenio », que l’équilibre maintenu entre les quatre
humeurs hippocratiques fondamentales et la double paire de qualités opposées humidité/sécheresse et chaleur/froideur détermine pour chacun d’entre nous un « ingenium »
qui nous est propre, le quatrième ventricule jouant un grand rôle dans cet équilibre
(l’anatomie cérébrale était enseignée à Alcala en tenant compte des récents découvertes de Vésale (1514-1594)). La rupture de cet équilibre provoque la maladie, c’est ainsi
que le dessèchement du cerveau, « se le seco el cerebro » écrit Cervantès, entraîné par
la lecture jour et nuit est à l’origine de la folie de Don Quichotte, mais même si toutes
nos âmes sont pareilles comme chacun d’entre nous a un « ingenium » différent nous
ne devenons pas tous fous de la même manière. Notre « ingenium » nous permet normalement d’acquérir sans trop de peine la science pour laquelle nous sommes doués,
il est par contre inutile d’entreprendre l’étude d’une science à laquelle notre esprit ne
nous prédispose pas car nous n’y parviendrons jamais.
En ce qui concerne la médecine, Huarte distingue son étude théorique et sa pratique car malheureusement l’« ingenium » nécessaire n’est pas le même pour l’une et
pour l’autre, de sorte qu’aucun médecin n’est doué pour les deux.
Quel est l’« ingenium » de Don Quichotte ?
Quelle est la disposition d’esprit d’Alonso Quijada qui fait que lorsque son cerveau se
dessèche par la lecture de romans de chevalerie et d’autres livres de divertissement, il
s’imagine pouvoir devenir le héros d’un roman dont l’auteur deviendrait célèbre en
l’écrivant ? Cervantès nous donne au premier chapitre du Quijote quelques indications
sur sa morphologie « sec, au visage émacié » qui évoquent le « typus melancholicus »
d’Hubertus Tellenbach, Don Quichotte prendra d’ailleurs le nom de chevalier à la
Triste Figure. Mais nous avons la surprise de lire dans le prologue, sorte d’avis au lecteur où Cervantès se présente comme l’auteur véritable :
Je n’ai pu contrevenir à l’ordre de la nature où chaque chose engendre ses semblables. Que pouvait engendrer mon « ingenio » stérile et mal cultivé si ce n’est l’histoire
d’un de ses fils sec, ridé comme une noisette [« avellanado » en castillan et le plagiaire
prendra pour pseudonyme Avellaneda], capricieux et emplis de diverses pensées que
nul autre n’a jamais eu, comme ce qui est engendré dans une prison où toute incommodité a son siège et tout triste bruit se loge ?
La fin de cette phrase a été interprétée par certains biographes comme l’indication
donnée par Cervantès lui-même qu’il aurait écrit le Quijote lors de son incarcération
à Séville comme agent du fisc accusé de détournement de fonds, mais je pense qu’elle
indique qu’il l’y a imaginé ou plus exactement que son « ingenio » desséché par l’incarcération lui a permis de s’en évader par la pensée en imaginant cette folie qui consisterait à rêver d’être le héros d’un roman dont l’auteur deviendrait célèbre en l’écrivant.
Cervantès reconnaît ainsi que c’est pour le genre littéraire de la parodie qu’il est doué
Don Quijote et l’Éloge de la folie
49
et non pour celui de la poésie qu’il a cultivée jusque-là sans succès. C’est ce qu’a bien
compris Date Wasserman, auteur de la comédie dont est tiré le livret L’Homme de la
Manche, lorsqu’il a fait jouer par le même acteur les deux rôles de Don Quichotte errant
dans le monde de l’imaginaire et de Cervantès vivant dans le monde de la prison et
c’est cette identification qui a conduit Jacques Brel (1929-1978) à tout faire pour l’adapter et à interpréter avec le talent et le succès que l’on sait ce double rôle du créateur et
de la créature créée par son « ingenio » 29. L’adjectif « ingenioso » qui dans le titre du
roman paraît qualifier l’hidalgo s’applique en fait à son auteur. C’est en outre une
erreur que de le traduire par ingénieux car l’« ingenium » ou la disposition d’esprit qui
permet l’évasion dans le monde de la rêverie romanesque n’a rien à voir avec l’ingéniosité.
La guérison d’Alonso Quijano
Je rejoins l’opinion que mon maître Henri Ey (1900-1977) avait exprimée dans une
conférence radiophonique restée inédite jusqu’à sa publication par l’Association pour
une fondation Henri Ey :
Nous comprenons bien dès lors que ce que Cervantès a projeté dans l’image de la
folie du chevalier Don Quichotte ce n’est ni sa propre folie, ni son savoir sur la folie,
mais le sens profond de l’existence de l’Homme jeté par son destin dans le désert du
monde 30.
C’est sans doute le philosophe Miguel de Unamuno (1864-1936), auteur du Sentimiento trágico de la vida, que l’on a taxé de « donquijotisme », qui a le mieux exprimé
dans sa Vida de don Quijote et Sancho 31 le sens anthropologique de ce dialogue que je
qualifierai volontiers d’érasmiste entre folie savante et sagesse populaire incarnées par
les deux personnages inséparables pour la postérité. Unamuno considère sans aucun
intérêt l’opinion des médecins qui ont traité de la folie de Don Quichotte comme s’il
s’agissait d’une maladie mentale ; il prend soin de nous rappeler cependant que le docteur Huarte ne manque pas de rapporter dans son Examen des esprits pour les sciences
l’histoire apocryphe d’Hippocrate appelé en consultations à Abdère par ses habitants
inquiets de voir rire, apparemment sans raison, leur compatriote Démocrite, où ils
voyaient là le signe qu’il était devenu fou, le médecin concluant que puisque ce dont
le philosophe riait était la folie des hommes c’était au contraire la preuve de son extrême sagesse. Dans sa version de la fable Démocrite et les Abdéritains, La Fontaine attribue à ces derniers l’idée folle que c’est la lecture qui lui aurait fait perdre la raison :
Ces gens étaient les fous, Démocrite, le sage.
L’erreur alla si loin, qu’Abdère députa
29. A. Bénit cité par Canavaggio 2005.
30. Ey 1966.
31. de Unamuno 1905.
50
Jean Garrabé
Vers Hippocrate, et l’invita,
Par lettres et par ambassade,
À venir rétablir la raison du malade :
« Notre concitoyen perd l’esprit : la lecture a gâté Démocrite ;
Nous l’estimerions plus s’il était ignorant. »
Comme l’écrit La Fontaine :
Il n’est pas besoin que j’étale
Tout ce que l’un et l’autre dit
Dans le dernier chapitre de la seconde partie du Quijote, Cervantès raconte la guérison d’Alonso Quijano el Bueno, c’est-à-dire le Bon puisque apprenons-nous seulement à la fin du roman que tel était le surnom qu’on lui donnait dans sa ville natale ;
mais ce n’est qu’au moment de mourir d’une maladie qui a, elle aussi, donné lieu à
beaucoup d’hypothèses diagnostiques, qu’il retrouve la raison et comprend l’absurdité de sa métamorphose en chevalier errant. Cette idée ancienne de la guérison de la
folie lorsqu’une maladie du corps est reconnue mortelle a longtemps persisté et l’on
trouve encore chez des auteurs modernes des observations de malades qui auraient
au moment de leur mort critiqué leur délire. Elle a donné lieu à la recherche de la
« maladie thérapeutique » qui en rendant malade le corps guérirait l’esprit.
Le bon Alonso Quijano ayant retrouvé la raison peut rédiger son testament. Il
demande alors à ses exécuteurs testamentaires de l’excuser auprès de l’auteur du Quijote, s’ils le rencontrent un jour, de lui avoir donné l’occasion d’écrire de telles extravagances, ce qui confirme que le thème de sa folie, dont il fait ainsi la critique au moment
de mourir, est bien celui de sa métamorphose en un sujet d’inspiration pour un grand
écrivain.
Je devrais, moi aussi, si tant est que je sois sur le point de guérir de ma propre
folie, alors qu’à ma connaissance je ne suis atteint d’aucune maladie thérapeutique,
celle de lecteur du Quijote, m’excuser auprès de vous de vous avoir fait entendre des
extravagances presque aussi grandes et peut-être même de vous l’avoir communiquée.
Mais je peux vous rassurer : on n’a pas à ce jour signalé de transmission d’homme à
homme, tous les cas de contamination décrits se sont faits par la lecture de livres.
Jean Garrabé 32
32. Président d’honneur de l’Évolution Psychiatrique ; [email protected].
Don Quijote et l’Éloge de la folie
51
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