Les enfants accusés de sorcellerie au Katanga
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Les enfants accusés de sorcellerie au Katanga
Les enfants accusés de sorcellerie au Katanga (République démocratique du Congo) par Edoardo QUARETTA TESI DI DOTTORATO per ottenere il titolo di Dottore di ricerca in “Antropologia ed Etnologia”, XXIV ciclo (Università degli Studi di Perugia) Dottorato Internazionale in Etnologia e Antropologia (AEDE) Settore scientifico disciplinare M-DEA/01 e Université Libre de Bruxelles Faculté des Sciences Sociales et Politiques Thèse présentée pour l’obtention du grade académique de Docteur en Sciences Sociales et Politiques presentata e sostenuta pubblicamente da Edoardo QUARETTA Les enfants accusés de sorcellerie au Katanga (République démocratique du Congo) Lavoro realizzato presso: Dipartimento Uomo & Territorio dell’Università degli Studi di Perugia e Laboratoire d’anthropologie des mondes contémporains, ULB Tutor: Massimiliano MINELLI Co-tutor: Benjamin RUBBERS A.A. 2012/2013 Sostenuta il 27 novembre 2013 davanti alla commissione d’esame composta da: Massimiliano MINELLI, Università degli Studi di Perugia (Italie) Directeur de thèse Benjamin RUBBERS, Université Libre de Bruxelles (Belgique) Co-directeur de thèse Armando CUTOLO, Università degli Studi di Siena (Italie) Membre de jury Joël NORET, Université Libre de Bruxelles (Belgique) Membre de Jury Bruno RICCIO, Università degli Studi di Bologna (Italie) Membre de jury TABLE DES MATIERES REMERCIEMENTS 1 1. INTRODUCTION 3 1.1 SORCELLERIE ET RELATEDNESS 9 1.2 LES ENFANTS-SORCIERS EN ANTHROPOLOGIE 15 1.3 QUELQUES NOTES SUR L’EFFICACITÉ SYMBOLIQUE ET LA « MODERNITÉ DE LA SORCELLERIE » 20 1.4 MÉTHODOLOGIE 31 1.4.1 LES ASSISTANTS A LA RECHERCHE .................................................................................................... 31 1.4.2 LES LIEUX DE LA RECHERCHE ET L’OBSERVATION PARTICIPANTE ................................................ 34 1.4.3 ÉCOUTER, PARLER ET FAIRE PARLER : LES ENTRETIENS ............................................................... 37 1.4.4 REDACTION DE LA THESE, AGENCEITE ET LANGUE ........................................................................ 37 1.5 PRÉSENTATION DES CHAPITRES 40 I PARTIE DYNAMIQUES FAMILIALES ET POLITIQUES DE L'ENFANCE 45 2. DYNAMIQUES FAMILIALES 47 2.1 L’ENFANCE EN ÉPOQUE PRÉCOLONIALE 2.2 APERÇU DE LA FAMILLE OUVRIÈRE KATANGAISE 2.3 LA FEMME COMME ÉDUCATRICE 2.4 L’ÉDUCATION ET LA SCOLARISATION DES ENFANTS 2.5 L’ESSOR DE LA « PARENTÉ RESPONSABLE » ET LE DÉBAT SUR LES « NAISSANCES DÉSIRABLES » 2.6 FAMILLE, TRAVAIL ET PROVIDENCE DANS LA PÉRIODE DE TRANSITION (1990-1997) 2.7 DYNAMIQUES FAMILIALES CONTEMPORAINES CONCLUSION 3. LES SALÉSIENS DE DON BOSCO 3.1 L’INSTALLATION DES SALÉSIENS AU KATANGA 3.2 LA CONGRÉGATION SALÉSIENNE APRÈS 1960 3.3 MISSIONS SALÉSIENNES ET INCULTURATION 3.4 « LE PROJET AFRIQUE » 3.5 L’ŒUVRE MAMAN MARGUERITE CONCLUSION 4. LES POLITIQUES DE L’ENFANCE 48 52 58 60 65 68 71 82 85 87 91 97 102 106 114 119 4.1 FABRIQUER DES SUJETS OBÉISSANTS : LES FIGURES DE L’ENFANCE 121 4.2 « BATOTO WA MARIA » : LA QUESTION DES ENFANTS DE LA RUE 129 4.3 LES OPÉRATIONS « SHEGE ZERO » ET LE CENTRE KASAPA 131 4.3.1 LA « VILLE BLANCHE » ET LES CITES .............................................................................................132 4.3.2 VIEILLES ET NOUVELLES POLITIQUES DE L’ENFANCE ..................................................................136 4.4 LES RÉACTIONS DES ONG ET DES SALÉSIENS À L’OPÉRATION SHEGE ZÉRO 141 CONCLUSION 145 II PARTIE ENFANCE(S) ET SORCELLERIE(S) 149 5. ENFANTS DE LA RUE ET SORCELLERIE 151 5.1 VERS UNE INTERPRETATION SORCELLAIRE DE LA SOUS-CULTURE DES SHEGES ? 151 5.2 « GRANDIR À L'ECOLE » 164 5.3 « UN HOMME DOIT SE PROMENER AVEC DE L'ARGENT DANS LA POCHE » 175 5.4 L'AUTO-CUISINE 184 CONCLUSION 196 6. LES ÉGLISES NÉOPENTECÔTISTES 6.1 NEOPENTECOTISME ET CATHOLICISME A LUBUMBASHI 6.2 L'EGLISE DU PASTEUR LEBON 6.3 L'INSTITUTION DE LA PROPHETIE 6.4 LA CURE D'AME DE MAJAMBO 6.5 ECHEC DE LA DELIVRANCE : UN MESSAGE DIVIN INATTENDU 6.6 LA DELIVRANCE DE MAJAMBO CONCLUSION 201 204 216 222 227 234 236 240 III PARTIE ETUDES DE CAS 243 7. INVERSION ET DOUTES : L'ETUDE DE CAS JEROME 245 7.1 INCERTIDUES ET DIMENSION DUBITATIVE 7.2 RUMEURS, REVES ET SOUPCONS 7.3 ACCUSATION ET CIRCULARITE DE LA SORCELLERIE 7.4 « EN VOULOIR AU MARI » 7.5 FUGUES ET CONSCIENCE SORCIERE CONCLUSION 250 261 268 282 289 292 8. LA CONTAGION: L'ETUDE DE CAS VALINA ET JUNIOR 299 8.1 VALINA ET JUNIOR 8.2 L'ONCLE MATERNEL MULAJI 8.3 « KUARIBISHA MUTOTO » : ENFANTS ABIMES 8.4 LES OBJETS DE LA SORCELLERIE CONCLUSION 302 305 310 315 322 9. AMBIGUITES DU SORCIER : L'ETUDE DE CAS NENO 331 9.1 « LA SORCELLERIE C'EST A REJETER, LE PROBLEME C'EST SON CARACTERE » 9.2 LES MOUVEMENTS DE JEUNESSE ET L'EDUCATION SELON PAPA CHRETIEN 9.3 « ENTRE PARENTHESES » 9.4 L'HYPOCRISIE ET L'ORGUEIL 9.5 « IMITER ET DEVENIR UN MAUVAIS MONSIEUR » CONCLUSION 334 340 348 350 351 353 CONCLUSIONS GENERALES 357 BIBLIOGRAPHIE 369 Remerciements La réalisation de cette thèse de doctorat a été possible grâce aux financements de la Regione autonoma della Sardegna (Italie), dans le cadre de la loi régionale L.R.7/2007 sur la promotion de la recherche scientifique et de l'innovation technologique en Sardaigne, et du Fonds social européen 2007-2013. Il est difficile de remercier toutes les personnes qui ont contribué à l'aboutissement de ce travail. Néanmoins la contribution de certains s‟est avérée très importante et je souhaite leur adresser mes plus vifs remerciements pour le temps et les efforts qu‟ils m‟ont consacrés. Tout d‟abord les deux directeurs de thèse Massimiliano Minelli et Benjamin Rubbers. Ensuite, je remercie Cristina Papa, directrice de la section d‟Anthropologie du département « Uomo e Territorio » de l‟Université de Pérouse (Italie) et Pierre Petit, pour l‟accueil au Laboratoire d‟anthropologie des mondes contemporains (LAMC) de l‟Université libre de Bruxelles. Mes sincères remerciements vont également à Joël Noret, membre du comité d‟accompagnement au LAMC et membre du jury de soutenance, et à Bogumil Jewsiewicki pour ses lectures attentives et les conseils théoriques qu‟il m'a donnés. Un remerciement spécial va à Piergiorgio Giacchè et Bruna Filippi qui m‟ont toujours soutenu et encouragé dans mes projets et mes recherches. Que soient remerciées Giulia Giacchè, Elisa Ascione e Patrizia Becchetti, amies de Pérouse, pour leur accueil et leur hospitalité, et pour les conversations enrichissantes autour de nos travaux. Me tournant vers le Katanga, j‟adresse mes remerciements à Donatien Dibwe dia Mwembu pour l‟accueil à l‟Observatoire du changement urbain de l‟Université de Lubumbashi. Je tiens à remercier également mes assistants de recherche, Christian Kitenge, Julien Mboyo. Que soient remerciés également Émile Kalombo, Philipe Nyange Leya, papa Urbain, frère Arthur qui m‟ont aidé à mener au bien le travail de terrain et les entretiens avec de nombreuse familles lushsoises. Ma gratitude va au père salésien Éric Meertz qui m‟a permis de fréquenter le centre Bakanaja Ville et de vivre avec les enfants 1 de la rue qu‟il accueille. Ma reconnaissance va également au père Léon Verbeek et au père Jean-Luc du Théologicum, couvent d'études théologiques de Lubumbashi : le premier pour m‟avoir donné la possibilité de prendre vision des nombreux matériaux récoltés au cours de son activité de recherche, le deuxième pour l‟accueil qu‟il ma réservé dans la bibliothèque du couvent. Je remercie très chaleureusement papa Amos Tshimanga, fonctionnaire de la province du Katanga, pour le temps qu‟il m‟a consacré et les précieuses informations sur son travail au sein de la Province. Je remercie chaleureusement papa Rémy Djangu, ami cher qui m‟a été très proche dès ma première arrivée à Lubumbashi en 2006 et qui, même après son départ, a continué à m‟accompagner jusqu‟à la fin de ce travail. Une pensée particulière va à Innocent Yav Makon et à sa famille qui m‟ont accueilli chez eux à Kasungami ; de même à Kedrick Mush‟Ayuma qui m‟a logé à son domicile et est devenu un grand ami. Je remercie de tout cœur Catherine Bourgeoise, Gina Aït Mehdi, Olivier Kahola et Aimé Kakudji, avec qui j‟ai partagé ces années de thèse. Je remercie aussi Marie et Damien pour leur amitié et la disponibilité à m‟accueillir lors de mes passages à Bruxelles. Je tiens à adresser ma gratitude à Vincent Gerbe pour l‟apport fondamental qu‟il a donné à la rédaction de cette thèse. Enfin, je souhaite exprimer ma gratitude à Silvia pour la patience qu‟elle a démontrée au cours de ces années, ainsi que pour les encouragements qu‟elle m‟a prodigués en vue d‟achever ce travail, à ma tante Francesca et à ma mère qui m‟ont toujours soutenu dans ce travail. 2 1. INTRODUCTION En août 2010, j‟avais rendu visite à mama Tiba, une guérisseuse néopentecôtiste assez connue à Likasi, une ville à cent-vingt kilomètres de Lubumbashi, dans le sud de la province du Katanga, en République démocratique du Congo (RDC). Chez Mama Tiba, une femme à la corpulence puissante, j‟eus l‟occasion d‟entendre le témoignage d‟une fillette de quatorze ans, Joëlle, accusée de sorcellerie par ses propres parents. Voici une partie du récit relaté par la fillette : « Quand nous pratiquions la sorcellerie, durant la journée nous sommes comme des humains, c‟est-à-dire comme le commun des mortels. À partir de dix-huit heures, les collaborateurs des chefs sorciers nous précèdent dans le monde invisible pour apprêter à notre intention ce que nous devons cuire durant la nuit. À minuit juste, nous tous, nous nous envolons vers le monde invisible. Donne-moi d‟abord un balai. Si nous sommes à quatre nous nous disposons de la manière suivante [Joëlle donne la forme d‟un petit carré au morceau de bois qu‟elle tient entre ses mains, ndla] puis le chef sorcier se met au milieu. Dès qu‟il klaxonne, nous décollons vers n‟importe quelle destination, nous pouvons aller même en Europe où nous arrivons durant la même nuit avec notre victime vivante puis nous la tuons par coups de couteau. Après nous découpons ses bras et sa tête. Nous recueillons son sang dans les bouteilles, les assiettes et les verres. Ce sont des ustensiles de cuisine identiques à celles qui sont ici. La chef sorcière est très grasse, ses jambes, c‟est … c‟est là qu‟elle s‟assise. Si nous voulons lier la vie de nos parents, nous lui donnons 50 FC par exemple, puis nous faisons ainsi1 […] trois, puis nous les mettons de côté. Après avoir mis de côté, le parent en question va souffrir et perdre toutes ses opportunités de la vie, comme le travail. » Aujourd‟hui de tels récits sont assez courants tant au Congo qu‟à Lubumbashi. À partir de ce constat, la question à laquelle cette thèse veut répondre est la suivante : pourquoi des enfants sont-ils accusés de sorcellerie? Afin de répondre à cette question il faut souligner, d‟emblée, que les enfants-sorciers ont d‟abord été un objet médiatique et des politiques de développement. En effet, les enfants-sorciers ont reçu, depuis les années 1990, une attention médiatique de plus en plus croissante. Les ONG internationales 1 Elle plie en trois parties une pièce de 50 FC de manière à dessiner un triangle. 3 s‟occupant des droits et du bien-être de l‟enfant se sont investies dans l‟étude de ce phénomène, dans la sensibilisation des populations locales et l‟information du public occidental. Ensuite, des événements particulièrement brutaux dans leurs conséquences ont favorisé l‟essor des enfants-sorciers sur la scène internationale du secteur humanitaire et médiatique. L‟un de ces événements eut lieu en septembre 2004 lorsqu‟un groupe de « creuseurs » (mineurs artisanaux) fit irruption dans un centre d‟accueil pour enfants de la rue à Mbuji Mayi, dans la province du Kasaï Oriental. La presse locale reporta que les creuseurs mirent sur pied une véritable chasse aux enfants de la rue dont, toujours selon les sources de l‟information locale, la majorité était accusée de sorcellerie. Les enfants de la rue étaient accusés par les creuseurs de leur avoir volé une grande quantité de diamants. Selon la MONUC, la mission de l‟ONU pour le maintien de la paix en RDC, à cette occasion 16 enfants furent brutalement tués, brûlés, lapidés, égorgés et poignardés (MONUC 2005). Les reportages de la presse de tels événements ont participé à exacerber l‟image d‟une nouvelle « chasse aux sorcières » dont les cibles préférentielles seraient, au Congo, les enfants. Dans les rapports des ONG internationales, la multiplication des accusations de sorcellerie est liée à deux autres phénomènes qui affectent la vie des enfants congolais : le nombre croissant d‟enfants de la rue et la propagation du HIV, le virus du SIDA (Human Rigths Watch 2006 : 4). Selon plusieurs agences internationales, 70 % des enfants de la rue ont été accusés de sorcellerie chez eux avant de vivre dans la rue (ibid. : 53). Plus en général, pour ces observateurs internationaux, les accusations de sorcellerie constitueraient aujourd‟hui le facteur principal qui pousse les enfants à la rue (Aguilar Molina 2005 ; Cimpric 2010). En résumant, la lecture donnée à ce phénomène par ces sources est la suivante : les accusations de sorcellerie étaient jadis un phénomène commun dans les villages et dirigées vers les vieillards et les femmes stériles. Au Congo contemporain, par contre, ce sont les enfants les cibles préférentielles de ce type d‟accusation, ce qui relèverait du prétexte de la part des familles urbaines les plus pauvres, et ce pour se débarrasser d‟une bouche supplémentaire qu‟elles ne peuvent plus nourrir (Human Rights Watch 2006). En se concentrant sur les violences subies par les 4 enfants à la suite de ces accusations, les ONG ont abordé la question en termes d‟urgence humanitaire et de violation des droits de l‟enfant. Pour ce qui est de Lubumbashi et du Katanga, l‟Observatoire du changement urbain (OCU) de l‟Université de Lubumbashi a recensé les enfants de la rue et analysé leurs conditions de vie. L‟étude de l‟OCU a comptabilisé, en 2003, 4 891 enfants de la rue. Plus précisément, l‟étude propose les chiffres de 911 enfants de la rue et 3 986 enfants dans la rue (enfants qui travaillent dans la rue mais rentrent dormir chez eux, dans leur famille) dans toute la province du Katanga. En ce qui concerne Lubumbashi, la capitale katangaise compte 704 enfants de la rue et 2 023 enfants dans la rue (Kaumba 2005). En lisant ce rapport, on découvre que, parmi les causes qui poussent les enfants à la rue, les plus mentionnées sont la « misère », les « mauvais traitements », les « accidents familiaux » (ibid. : 38-39). L‟accusation de sorcellerie n‟est pas mentionnée. Le décalage qui ressort à la lecture, d‟une part, des rapports des ONG internationales et, de l‟autre, des données de l‟OCU suggère que, si à première vue le phénomène des enfants-sorciers et celui des enfants de la rue sont étroitement liés, une analyse plus approfondie semble révéler que ces deux phénomènes ne sont pas pour autant l‟un conséquence de l‟autre. De surcroît, les discours sur les accusations de sorcellerie envers les enfants et le phénomène des enfants-sorciers nécessitent une étude plus approfondie, bien au-delà des portraits caricaturés dont semble se servir le secteur humanitaire, les médias et les opérateurs religieux. À cet effet, il faudrait commencer par citer des événements particulièrement importants qui ont marqué l‟histoire du Congo au cours des vingt dernières années. Le Congo, ainsi que le Katanga et particulièrement Lubumbashi, son chef-lieu, a vécu durant les années 1990 et 2000 une phase turbulente de son histoire. Cela vaut la peine de citer, en premier lieu, l‟isolement international du dictateur Mobutu devenu, après la fin de la guerre froide, un sujet encombrant pour les puissances occidentales. Ensuite, les pillages urbains de 1991 opérés par l‟armée dans les principales villes du pays ont plié le tissu économique du pays. En deuxième lieu, les années 1990 ont vu s‟accélérer le déclin de la Gécamines. La Gécamines (Société générale des carrières et des mines) est une société d‟État gérant une grande partie des exploitations minières de la province du Katanga. La 5 Gécamines fut créée en 1966 pour remplacer l‟Union Minière du Haut-Katanga. L‟Union Minière du Haut-Katanga (UMHK) fut fondée en 1910 avec la création de la ville de Lubumbashi, à l‟époque appelée Elisabethville. L‟UMHK, soutenue par l‟administration coloniale et l‟église catholique, fit d‟une région à vocation agricole et peu peuplée l‟un des centres industriels les plus grands en Afrique centrale. Lubumbashi devint un grand centre urbain. En 1966, lorsque l‟UMHK fut rebaptisée la Gécamines, l‟entreprise restait le centre névralgique de l‟économie du Katanga et du pays. Trente ans après, ce géant industriel est tombé en faillite en mettant en crise l‟économie régionale et nationale. Les conditions de vie des familles ouvrières jadis soutenues par le système paternaliste de l‟entreprise s‟érodèrent progressivement. Aujourd‟hui la Gécamines n‟est plus en mesure de garantir aucune assistance aux familles des travailleurs (Rubbers 2006, 2013; Dibwe 2001). En troisième lieu, en 1992 et 1993 le Katanga assiste à un nouvel essor du conflit entre les Katangais et les originaires du Kasaï, province voisine. Un conflit qui eut comme épilogue la violente expulsion de la province d‟une large partie de cette population (Bakajika 1997). Les expulsions amenèrent au démembrement de nombreuses familles mixtes. L‟expulsion des Kasaïens est également importante pour comprendre la mobilité qui caractérise aujourd‟hui les enfants qui, depuis le Kasaï, rejoignent le Katanga, dans l‟espoir de retrouver une partie de la famille restée dans la province ou à la recherche d‟une vie meilleure. On verra, dans le chapitre 5, que, aux yeux des Katangais, les enfants de la rue sont censés être pour la plupart ressortissants du Kasaï et ainsi doublement stigmatisés (comme enfants de la rue-sorciers et comme Kasaïens). Enfin, il faudrait également citer l‟arrivée successive des réfugiés de régions touchées par la guerre contre le Rwanda et l‟Ouganda, déclenchée en 1998 après la prise de pouvoir par L.-D. Kabila (père de l‟actuel président de la République, Joseph Kabila). La guerre d‟agression déstabilisa la province et généra un afflux massif de réfugiés du nord de la province vers le sud. Les événements historiques constituent un cadre aux reconfigurations familiales qui, depuis une vingtaine d‟années, ont touché la société lushoise dans son entièreté. Les reconfigurations familiales contemporaines peuvent aussi donner lieu à des phénomènes de marginalisation, violence mais aussi d‟autonomisation de certains sujets, des enfants 6 par exemple, au détriment d‟autres sujets (les pères). L‟ethnographie présentée dans ce travail se veut de partir des cas particuliers, comme les enfants-sorciers et les enfants de la rue, pour enquêter sur des dynamiques plus générales concernant l‟enfance, la jeunesse et la famille au Katanga. La progressive et, somme toute, partielle autonomisation d‟un point de vue social et économique de l‟enfance et de la jeunesse est l‟un des traits le plus marquant de ces phénomènes contemporains. Le rôle de plus en plus central qu‟enfants et jeunes occupent au sein de la société lushoise, tout comme l‟érosion partielle du modèle familial patriarcal et, enfin, l‟essor de nouvelles sociabilités autour des églises de réveil et d‟inspiration pentecôtiste (reconversion dans une nouvelle « famille ») représentent des facteurs qui ont favorisé l‟élévation des jeunes et des enfants à la hauteur de sujets actifs dans leur société et, en même temps, objets d‟une pluralité de discours. En ce sens, les accusations de sorcellerie ne concernent pas que les enfants de la rue ou les enfantssorciers. Elles concernent, plus largement, une plus vaste portion de la population infantile et juvénile du Katanga (étudiants, universitaires, jeunes diplômés chômeurs, célibataires). Pourtant il est légitime de se demander : pourquoi la sorcellerie? D‟où ce discours puise-t-il la force et la résilience que, dans les contextes urbains, les Congolais mêmes définissent, sans trop tourner autour du pot, « traditionnel » et « villageois » ? La réponse à ces questions me semble demeurer dans l‟efficacité que le discours et les logiques de la sorcellerie fournissent au problème du changement social. La sorcellerie donne une grille d‟interprétation, des axes logiques, un imaginaire, des mots, des pratiques de traitement, qui permettent aux acteurs sociaux de penser l‟incertitude, le conflit et les relations de pouvoir dans un champ de possibilités en fin de compte borné. Je veux dire que, lorsqu‟un enfant se comporte de manière bizarre aux yeux de ses parents, il n‟est pas évident qu‟ils l‟accuseront de sorcellerie sans hésitation. Il faut que d‟autres éléments se présentent conjointement aux agissements singuliers de l‟enfant. Aux premiers basculements d‟une réalité sociale devenue particulièrement instable, mes informateurs parlaient de « ça ne va pas » ou d‟« anomalies » dont ils observaient la manifestation dans leur vie quotidienne. Toutefois leurs récits, à ce niveau, étaient souvent confus, embrouillés, ils naviguaient dans une nébuleuse de rumeurs, de non-dits et de sous-entendus qui leur faisaient penser à « des histoires » (la sorcellerie). Personne 7 n‟osait prononcer une accusation de sorcellerie ouvertement. C‟est peut-être en raison de la nature indéfinie des soupçons que les gens parlent, à ce niveau, à la troisième personne et jamais à la première (« on dit que... »). La sorcellerie apparaît clairement, en revanche, comme le moment où arrive l‟« expert ». Les experts sont ces personnes qui, par formation (féticheurs) ou vocation (pasteurs, prophètes), maîtrisent le cadre symbolique de la sorcellerie, ses logiques et les traitements auxquels recourir. Il faut donc, pour qu‟une accusation de sorcellerie prenne de l‟ampleur, qu‟un ensemble de conditions et d‟éléments contextuels soit réuni et qu‟un « expert » intervienne. Il me semble utile de signaler le caractère contextuel des accusations de sorcellerie car cela relativise une certaine opinion commune, selon laquelle la sorcellerie est aujourd‟hui « en liberté » en Afrique, est le résultat d‟une anomie urbaine hors contrôle. La sorcellerie, de toute évidence, se transforme elle aussi. Elle semble être présente dans les discours et l‟imaginaire des Congolais au même titre qu‟elle l‟était par le passé, même si elle est véhiculée par de nouveaux canaux, les médias et les nouvelles églises. Néanmoins, s‟il est plausible que les champs de déploiement de son discours se soient élargis (pensons par exemple aux émissions télévisées ou, plus récemment, à l‟Internet), il ne va pas de soi que son emprise sur les réalités sociales des gens se soit accrue par voie de conséquence. Ce qui par contre est plus évident, c‟est la configuration prise par les discours sorcellaires : les éléments « classiques » de la sorcellerie « du village », comme la définissaient souvent mes interlocuteurs, s‟alternent avec de nouveaux imaginaires, véhiculés, encore une fois, par les médias et les églises de réveil. Ces derniers vecteurs offrent des éléments pour penser à la sorcellerie d‟une manière à la fois différente et proche des cadres plus traditionnels. Dans les récits de sorcellerie, nous retrouvons ainsi des éléments plus modernes comme les téléphones cellulaires, les avions, le téléviseur et d‟autres composants technologiques. Les logiques sorcières, en revanche, se structurent autour de trois axes principaux qui semblent les caractériser depuis toujours et, peut-être, universellement : l‟inversion, la contagion et le cannibalisme/l‟anthropophagie. Par « inversion » j‟entends dispositif discursif et rituel, au sens de Victor Turner (1970 ; 1990), c‟est-à-dire qui renverse la norme sociale et dont le but est de revenir à la 8 norme même qui guide la vie sociale ordinaire. Dans ce sens l‟idiome inverseur de la sorcellerie vise à reconstituer les ruptures produites par des « drames sociaux » (Turner 1986), résoudre des conflits et, surtout dans le cas des enfants accusés, discipliner des comportements « hors normes ». Depuis Frazer et Tylor, la « contagion » est l‟un des principes qui régissent la magie (Keck 2002). Dans le cadre de cette thèse, la « contagion » est entendue comme des conceptions à la base de la transmission (biologique, culturelle, sociale) à travers ce que nous allons appeler avec J. Carsten des « vecteurs substantiels » (substantive vectors) (Carsten 2000 : 23), c‟est-à-dire des objets et des substances. À travers la contagion sorcellaire on peut transmettre des éléments tant organiques (un virus par exemple) qu‟immatériels (un sort, la sorcellerie, une communication malveillante, une maladie) et, enfin, des éléments ayant trait à la socialité (des comportements déplorables, antimoraux, nuisibles, etc.). Enfin, en ce qui concerne le « cannibalisme », j‟entends par là une connotation particulière du verbe « manger », empruntée aux langues indigènes. Rappelons qu‟en Afrique « manger » ne veut pas dire exclusivement se nourrir. « Manger » peut également signifier se renforcer, acquérir des énergies vitales, accumuler, dominer, apprivoiser. En définitive « manger » la viande des autres ” (Geschiere 1995) » peut vouloir dire s‟approprier injustement et par des voies occultes les biens des autres, ayant ainsi fonction de modalité d‟incorporation de l‟« Autre » et de ses forces, énergies et qualités par les « cannibales », les sorciers. Ce qui rend particulièrement problématique cette forme de « cannibalisme », insérée dans le dispositif de la sorcellerie, est que l‟agresseur et la victime sont souvent liés par une relation d‟intimité et/ou de parenté (ibid.). 1.1 SORCELLERIE ET RELATEDNESS Je propose d‟analyser les accusations de sorcellerie aux enfants à travers le prisme de l‟anthropologie symbolique de la parenté proposée par David Schneider et Janet Carsten. Je partage la conviction que, comme plusieurs observateurs l‟ont dit, l‟un des champs privilégiés sur lesquels, aujourd‟hui comme hier, se déploient les accusations de sorcellerie est la parenté (Geschiere 1995, 2000 ; Tonda 2008 ; Yengo 2008). Si l‟on 9 considère l‟affirmation de Peter Geschiere (1995) selon laquelle la sorcellerie est « le côté obscur de la parenté », la notion de parenté en termes de relatedness (Carsten 2000 ; 2007) permet de saisir, d‟un point de vue ethnographique, les pratiques et les objets autours desquels s‟activent les accusations. En effet, Peter Geschiere met au centre du rapport parenté-sorcellerie le concept d‟intimité. Les relations d‟intimité et de confiance auprès des Maka, population du sud-est du Cameroun, sont souvent caractérisées par une ambivalence qui fait ressortir ce que les informateurs de Geschiere appelaient « la sorcellerie de la maison » (djambe le ndjaw) (Geschiere 1995 : 53). Pour Geschiere donc, le problème que pose la sorcellerie Maka, mais qu‟on pourrait étendre à de nombreuses sociétés africaines, réside dans le paradoxe que, bien qu‟appartenant au même groupe familial ou parental, des personnes puissent éprouver de la jalousie jusqu‟à s‟entretuer. Le concept de « vendre » ou de « manger » (cannibalisme) un parent proche, et l‟idée de « dette » comme inversion de la réciprocité entre proches renvoient, selon Geschiere, à des traits plus anciens de la sorcellerie (2000 : 23) mais qui acquirent « de nouvelles dimensions en rapport avec les nouveaux biens de consommation fournis par l‟économie de marché » (ibid. : 24). Le principal apport de l‟étude de la sorcellerie de Peter Geschiere réside dans la remise en question de l‟image de la famille et de la parenté africaines comme lieux caractérisés par une solidarité et une réciprocité généralisées entre ses membres. Une telle idée, dit Geschiere, a influencé une génération d‟anthropologues. Geschiere fait référence, de manière particulière, au schéma des « cercles de réciprocité » proposé par M. Shalins selon lequel le cercle le plus restreint de la parenté se caractériserait par une solidarité diffusée. L‟étude de la sorcellerie à partir des concepts d‟intimité et de confiance a offert de nouvelles pistes de réflexion sur le sens et les ambivalences des liens de parenté dans les sociétés africaines. Ces ambivalences sont mises en lumière par l‟action de la sorcellerie qui, justement, fonctionnerait pour Geschiere comme un miroir renversant et déformant les relations sociales ordinaires (la sorcellerie comme côté obscur de la parenté). Toutefois, intimité et confiance restent des concepts difficiles à saisir du point de vue de l‟observation ethnographique. Le concept de relatedness est, par contre, un 10 outil conceptuel qui peut remédier à la volatilité des notions d‟intimité et de confiance. Dans la mesure où nous déplaçons notre attention sur les pratiques de partage, les objets et les substances à travers lesquelles se créent les relations familiales et parentales au quotidien, nous gagnons de l‟espace pour une observation ethnographique plus concrète. Le concept de relatedness est au centre du cadre théorique offert par l‟anthropologie symbolique de la parenté dont la principale artisane a été Janet Carsten. Cette dernière emprunta la voie du renouvellement des études sur la parenté inaugurée par l‟anthropologue américain David Schneider. Le travail de Schneider posa les bases d‟une remise en question du concept de la parenté dans l‟anthropologie du e XX siècle (Schneider 1980 ; 1984). Schneider affirmait que la « parenté », telle qu‟elle était entendue jusque là par les anthropologues, ne pouvait se prêter à une véritable étude comparative transculturelle dans la mesure où elle constituait une armature conceptuelle construite sur des prémisses ethnocentriques, c‟est-à-dire basées sur des conceptions euro-américaines de la parenté, importées dans l‟analyse anthropologique. Dans American Kinship (1980) Schneider soulignait que la parenté américaine était un système culturel basé sur des éléments biologiques de la procréation et innervé par une logique symbolique. Le cœur symbolique de ce système culturel de la parenté nord-américaine était la procréation sexuelle qui réunissait en son sein les deux ordres dominants du système culturel : le biologique (les substances), et la « loi » (le code) (Carsten 2000 : 6). Schneider soulignait l‟importance de la distinction et des interactions entre la sphère du biologique et la sphère du social car elles fondaient le système culturel nord-américain de la parenté, basé notamment sur l‟acte sexuel. L‟anthropologue américain relevait que le cœur de la conception de la parenté résidait sur des « faits biologiques » mais, en même temps, il fallait reconnaître l‟importance de la construction sociale qui intervenait sur ces même faits : la « culture » intervient en reconnaissant les faits biologiques et en leur donnant du sens (Schneider 1984). C‟est dans A Critique of the Study of Kinship (1984) que Schneider démontra à quel point ces conceptions étaient sous-jacentes aux études anthropologiques de la parenté dans d‟autres sociétés non-occidentales. Le cœur de la critique de l‟anthropologue américain se situe à ce niveau. La prédominance de la procréation et la centralité des faits biologiques dans les idées euro-américaines de la parenté n‟étaient 11 nullement évidentes dans d‟autres cultures indigènes non occidentales. C‟est à ce stade que Schneider arriva à décréter l‟impossibilité de mener une étude comparative de la parenté. L‟anthropologue proposa donc d‟abandonner le terme faussement universalisé de ce qu‟on appelait « parenté » (kinship). À partir de la critique de l‟étude de la parenté de Schneider, Janet Carsten reprend ce projet, non pas pour abandonner le projet comparatif, mais bien au contraire afin de pousser davantage l‟analyse des différentes pratiques et discours locaux relatifs au fait d‟« être en relation » (being related) (Carsten 2000 : 1). Carsten reformule ainsi la problématique de la parenté dans un cadre plus large qui englobe une multiplicité de vecteurs (pratiques, objets et substances) qui construisent les relations sociales de la parenté dans une conception plus large appelée relatedness. Tout en ne rejetant pas le rôle du « biologique » dans la construction des liens de parenté, Carsten vise à interroger, dans des cultures données, l‟écart et/ou la proximité entre le domaine du « biologique » et celui du « social ». Une relation qui, selon l‟approche de l‟anthropologue, n‟est pas forcément oppositive mais qui plutôt se reformule en une dialectique à travers laquelle les deux domaines se structurent mutuellement. Dans cette optique, Carsten affirme que la parenté ne peut pas être appréhendée comme allant de soi et non plus universalisée: « I take for granted that the meaning of " kinship " cannot be assumed a priori. I use the term " relatedness " to indicate indigenous ways of acting out and conceptualizing relations between people, as distinct from notions derived from anthropological theory. Ways of living and thinking about relatedness in Langkawi lead me to stress a processual view of personhood and kinship. It is through living and consuming together in houses that people become complete persons Ŕ that is, kin. » (Carsten 1995 : 224) Il existe, partant de là, différentes façons de vivre et de penser les relations qui unissent les personnes et qui les définissent comme appartenant à un même groupe parental ou à la même famille. Les manières de vivre et de penser ces relations s‟apparentent à un processus et le sens qu‟elles véhiculent est construit à travers des connexions qui ont un poids social, matériel et affectif. Il existe, pour l‟anthropologue, différents « idiomes de la relation » (idioms of relatedness) (Carsten 2000) qui se 12 structurent de manière différente selon le contexte pris en considération. Les connexions et les déconnexions qui façonnent la relatedness sont constituées à travers la valeur symbolique qui est attribuée aux substances (sang, sperme, sueur), aux objets d‟usage quotidien, aux lieux (où l‟on prépare à manger, où l‟on dort) et, enfin, à certaines pratiques de partage (commensalité, allaiter). Le concept de relatedness trouve sa pertinence au Congo puisque les liens familiaux ne se constituent pas pour les Congolais exclusivement dans le sens biologique du terme. Les liens familiaux se construisent aussi à travers une multitude d‟actions et actes quotidiens qui consistent en le partage de la nourriture, la cohabitation, le partage du lieu où l‟on dort, la contribution à la survie du foyer (contribution économique, d‟investissement, de relations sociales etc...). L‟approche en termes de relatedness de la parenté permet de saisir pourquoi les discours de la sorcellerie s‟attachent aux dynamiques en Afrique, comme ailleurs dans le monde, que participent de la définition de la « personne » (personhood) dans ses éléments constitutifs de membre d‟une famille et d‟une communauté, dynamiques de partage qui ont un ancrage dans des pratiques, objets et lieux concrets qui participent à la création de la famille et la parenté. La notion de substance est au centre de ce cadre théorique. La substance est une notion, affirme Carsten, qui, à partir de Schneider, a permis aux anthropologues d‟ouvrir l‟analyse de la parenté des sociétés non occidentales et de les appréhender avec une vision qui rend mieux compte du caractère en tant que processus de la constitution des relations sociales à travers l‟analyse des actions telles que la commensalité, la cohabitation, les échanges (Carsten 2007). En d‟autres termes, selon Carsten, la notion de substance a été utilisée pour rendre compte de la mutation de substances en d‟autres substances à la base de la transformation des personnes dans les différentes phases de la vie, et les qualités morales et spirituelles qui, dans certaines sociétés, accompagnent ces transformations. La nourriture qui est changée en sang, fluides sexuels, sueur ou salive est l‟un des exemples les plus récurrents. La transformation de la substance accompagne la transformation de la personne et la définition des relations que celle-ci entretient avec son entourage familial. C‟est dans cet échange de substances, en mutation permanente, que se crée la parenté en termes de relatedness, c‟est-à-dire à travers les actions et les gestes que les gens partagent entre eux au quotidien (commensalité, cohabitation, 13 relations sexuelles, échanges rituels). De fait, contrairement à une classification rigide de la parenté, Carsten construit, à travers les notions de relatedess et de substance, une approche de la parenté beaucoup plus dynamique. Dans le cadre de cette thèse, dans la lignée de Janet Carsten, je voudrais utiliser le cadre symbolique de la parenté offert par le concept de relatedness en relation au cadre symbolique de ce que je considère son revers, la sorcellerie. La sorcellerie est lue dans cette étude en termes de mode de raisonnement pour penser et manipuler les rapports familiaux et de parenté. En ce sens, le concept de relatedness devient très pertinent pour donner un cadre à la construction des liens sociaux dans des situations ordinaires et quotidiennes. En même temps, à travers une analogie inversée de la relatedness, on peut avoir accès au pendant « destructif » de la relatedness, c‟est-à-dire les pratiques et les discours qui défont les liens de parenté et familiaux en mettant en exergue leur valeur structurellement ambivalente. Telles pratiques et discours de relatedness de déconnexion sont souvent « pris », au Congo comme ailleurs, dans le cadre symbolique de la sorcellerie. L‟approche de la parenté en termes de « culture de la relation » est particulièrement pertinente pour les cas de sorcellerie que j‟ai pu observer au Katanga. Dans les cas d‟accusations de sorcellerie d‟enfants, il est toujours question de tensions sous-jacentes au cercle familial ou qui ont trait aux facteurs qui façonnent les liens entre les membres de la famille. C‟est dans ce sens que la sorcellerie, plutôt que comme « côté obscur de la parenté » (Geschiere 1995), pourrait se définir comme une relatedness inversée et déformée, dans le sens où les substances, les actions de partage et les objets qui créent le lien social sont les vecteurs d‟une « contagion » qui vise non pas à créer le lien social mais plutôt à le détruire. La notion de parenté en termes de realtedness permet, nous l‟avons dit plus haut, d‟encadrer les modalités de la vie en commun dans un sens plus dynamique et moins formaliste que les approches plus classiques. En effet, si l‟on prend en compte non seulement l‟aspect formel et classificatoire des systèmes de parenté mais aussi les multiples dimensions que forment les pratiques au quotidien, les interactions entre membres divers de la famille, l‟affection ou le rejet que certains de ces interactions 14 véhiculent dans leur déploiement, cela revient à mettre en exergue les aspects qui constituent la « parenté pratique » (Weber 2005), présentant un caractère plutôt dynamique, contrairement à une nomenclature et à un ensemble classificatoire de comportements prescrits et proscrits. Ces aspects dynamiques de la parenté émergent, comme si l‟on regardait dans un miroir déformant, dès qu‟on assiste à la tournure effrayante que prennent ces mêmes pratiques en conséquence d‟une accusation de sorcellerie. D‟ailleurs cette dernière, on le verra dans les études de cas, prend la forme d‟un processus plutôt que d‟une simple imputation. Un processus qui prend en compte et condense une grande quantité de faits, de personnes, de relations, d‟objets, d‟événements, et qui se réalise de manière préférentielle dans des lieux spécifiques : les églises de réveil, par exemple, ou lors d‟une consultation auprès d‟un féticheur. Tout comme pour l‟idiome de la relatedness qu‟on peut définir comme un « fait social total », au sens de Mauss, la sorcellerie, en renversant la logique et la valeur morale des pratiques du « vivre ensemble », devient également une dynamique totalisante. 1.2 LES ENFANTS-SORCIERS EN ANTHROPOLOGIE Les enfants-sorciers ne sont pas un phénomène nouveau en Afrique subsaharienne. Plus précisément, au début des années soixante-dix, les enfants-sorciers faisaient leur apparition dans des ethnographies qui les mentionnaient comme un phénomène de récente apparition. Robert Brain dans un article intitulé Child-Witches (1970) décrivait un phénomène très proche des accusations de sorcellerie qui ont pris pied au Congo quarante ans plus tard. L‟auteur rapportait que, dans la société Bangwa du Cameroun, dans les années soixante, existait une forme de sorcellerie qui était imputée aux enfants. Brain remarquait que les enfants pouvaient, dans cette société, faire l‟objet de soupçons de sorcellerie et être considérés comme étant à la base de malheurs en famille et dans la communauté. L‟essor des enfants-sorciers dans la communauté Bangwa était une conséquence, selon l‟auteur, des transformations intervenues autour de la distinction existant entre les « children of the God » et les « children of the sky ». Ces derniers, qui avaient augmenté depuis les années soixante, étaient accusés publiquement 15 de sorcellerie et, par conséquent, se retrouvaient poussés à avouer leur culpabilité. Les enfants accusés de sorcellerie devaient ensuite passer par un rituel de purification terminant par le lavage du corps à la rivière du village. Un autre élément qui rapproche les enfants-sorciers de Brain de ceux de Lubumbashi est leur innocence partielle dans les faits de sorcellerie. En dépit du fait qu‟ils étaient accusés de sorcellerie, l‟origine de l‟ensorcellement était toujours identifiée en la personne d‟un adulte. En définitive, il s‟agissait d‟un adulte étant conscient de nuire à ces proches et donc en mesure d‟évaluer le caractère antimoral de l‟action qui consistait à utiliser et ensorceler un enfant. De manière tout à fait analogue, les enfants accusés de sorcellerie à Lubumbashi sont censés être utilisés par d‟autres membres de la famille, externes au foyer, afin de « bloquer » les projets de la famille. Robert Brain expliquait la facilité avec laquelle des enfants en venaient à avouer des crimes atroces contre leurs propres parents par le penchant des enfants pour une forme d‟exhibitionnisme. En allant puiser dans les interprétations des historiens qui ont étudié le procès fait aux sorcières de Salem, on peut en déduire que les enfants avouaient d‟être sorciers ou sorcières dans la volonté d‟attirer l‟attention de la communauté sur leurs conditions de vie pénibles. Pareillement, les enfants Bangwa trouvaient dans les confessions de sorcellerie une manière d‟être repris en compte par les adultes et la communauté au moment où ils souffraient d‟une forte sous-alimentation. Un autre exemple d‟enfants-sorciers puisé dans les études anthropologiques des prédecesseurs est proposé par Peter Geschiere (1980). L‟anthropologue récolta, dans les années 1960, des témoignages concernant une « nouvelle forme de sorcellerie », mbati en langue Maka, dont les enfants et les jeunes pubères faisaient l‟objet (ibid.). Geschiere expliquait que le mbati était une forme de sorcellerie « contagieuse » (ibid. : 273). Les mêmes anciens des cantons de la région affirmaient n‟en avoir jamais entendu parler. Ils pensaient, par ailleurs, que le mbati ne leur appartenait pas et venait d‟ailleurs, du nord du pays. Dix ans après, dans les années soixante-dix, relate l‟anthropologue, les accusations de mbati étaient devenues fréquentes. Les enfants accusés de sorcellerie étaient interrogés par les anciens du village. Les éléments caractérisant, ensuite, les confessions des enfants stimulées par les anciens Maka rappellent les confessions d‟un enfant qu‟on pourrait 16 entendre, aujourd‟hui, dans une église néopentecôtiste de Kinshasa ou Lubumabashi. On retrouve, dans les deux cas, que la contagion de la sorcellerie se produit de préférence entre enfants du même âge ou de la même position sociale (entre cadets) ; ensuite, comme pour les enfants-sorciers décrits par Brain, l‟ensorcellement est, à l‟origine, provoqué par un adulte ; l‟adulte-sorcier est souvent un membre de la famille ; les enfants, une fois leur culpabilité avouée, étaient incités à confesser les noms de leurs complices ; enfin, les cibles des actions sorcellaires étaient leurs propres parents. Les traitements de la sorcellerie des Maka rappellent, en dernier lieu, celles utilisées par les pasteurs néopentecôtistes congolais. Dans les cas reportés par l‟anthropologue, les enfants étaient obligés de manger une grande quantité de viande et d‟huile alors qu‟à Lubumbashi, au contraire, les pasteurs soumettent les enfants à des jeûnes prolongés ; l‟utilisation de laxatifs et d‟huile de palme était largement utilisé, comme d‟ailleurs à Lubumbashi. L‟huile favorise l‟expulsion de corps étrangers du corps de l‟enfant. Peter Geschiere voyait dans ce phénomène la tentative de la part des aînés de la communauté de limiter la rébellion d‟enfants et de jeunes vis-à-vis de l‟autorité traditionnelle des aînés. Les jeunes Maka, en confessant être sorciers, mettaient en scène une rébellion symbolique pour affaiblir et effrayer les aînés du village. L‟érosion de l‟autorité des aînés du village, provoquée par le régime colonial et par l‟économie monétaire, avait en fait posé les bases de la confrontation de deux générations pour la conquête du pouvoir et l‟accaparement des ressources en milieu rural. Filip De Boeck a été, plus récemment, le premier à reconsidérer les enfants accusés de sorcellerie comme objet d‟étude spécifique (De Boeck 2000 ; 2004 ; 2005; De Boeck et Plissart 2005). Dans l‟article Le "Deuxième Monde" et les " Enfants-sorciers" en République démocratique du Congo paru dans Politique Africaine (De Boeck 2000), l‟anthropologue a proposé une interprétation à l‟essor des enfants-sorciers à Kinshasa. L‟anthropologue belge a abordé la question des enfants-sorciers à partir de la « multicrise » qui a frappé le pays, eu égard aux conséquences qu‟elle a eue sur la vie des Congolais. La multicrise a affecté les aspects matériels de la vie des gens en arrivant même, selon l‟auteur, à atteindre les valeurs fondatrices de la vie sociale congolaise et à 17 les déstructurer : notamment le don et la réciprocité. De Boeck suppose que la déstructuration de ces catégories socioculturelles apparaît comme le résultat de l‟envahissement de la sphère du réel par la sphère de l‟imaginaire. Cette déstructuration, à son tour, engendrerait une confusion et l‟incapacité des acteurs sociaux à faire la distinction entre ce qui est réel et ce qui est imaginaire (De Boeck 2005a : 157). Le concept d‟imaginaire est utilisé ici comme étant à la base de la vie sociale vécue et construite quotidiennement par les acteurs sociaux. Cette conception a connu un certain succès auprès des travaux des anthropologues. Cornelius Castoriadis (1975), Benedict Anderson (1983) et, plus tard, Arjun Appadurai (1996) ont apporté à travers leurs travaux une contribution majeure dans la conception d‟un imaginaire collectif. Il est à remarquer que la conception de l‟imaginaire utilisée par De Boeck doit moins à ces auteurs qu‟à la conception de l‟imaginaire de Jacques Lacan (Mélice 2007). Le schéma lacanien entrelace trois dimensions de la reproduction de la vie psychique de l‟individu : la dimension de l‟imaginaire, la dimension du symbolique et la dimension du réel (Julien 1985). La distinction lacanienne est reprise par De Boeck. Les trois dimensions, étroitement liées, sont selon l‟auteur les trois instances qui reproduisent positivement les catégories sociales et les pratiques culturelles, ainsi que leurs significations, c‟est-à-dire qu‟elles instaurent un cercle vertueux de reproduction de la société. Le bouleversement des relations entre imaginaire et symbolique correspondrait à une déstructuration/restructuration des catégories à travers lesquelles une société pense à elle-même. La figure de l‟enfant-sorcier est, selon l‟anthropologue, le résultat de cette déstructuration qui a comporté une aliénation (donc une perte de sens) de la relation entre la réalité sociale (constituée par le symbolique) et son « double » (l‟imaginaire), la fonction principale de ce dernier serait alors une dynamique d‟échange et de négociation avec le premier (De Boeck 2005). Ce qui est intéressant à retenir de l‟analyse présentée par Filip De Boeck est les deux idées principales. En premier lieu, la déstructuration des catégories de don et de réciprocité. Cette déstructuration représente le signe le plus patent des changements sociaux et culturels qui a rapproché, selon l‟auteur, deux catégories qui, jadis, s‟excluaient mutuellement : l‟enfance et la sorcellerie. En deuxième lieu, l‟importance 18 des églises de réveil et néopentecôtistes dans les accusations de sorcellerie. Ces églises sont des lieux où, dit De Boeck, le rapprochement entre enfance et sorcellerie se fait plus fréquent. D‟une manière générale, les nouveaux acteurs du religieux ont participé à une diabolisation croissante de la figure du sorcier et transposé la pragmatique de la sorcellerie à un niveau spirituel (« la sorcellerie, c‟est une question spirituelle » dit-on à Lubumbashi). Le sorcier est devenu omniprésent dans le champ social (De Boeck 2000 : 35). Le fondamentalisme chrétien serait ainsi un lieu (l‟église) et une série de discours (la sorcellerie) producteurs d‟un contexte délirant, obsessionnel et de production de pratiques relatives à la sorcellerie (ibid. : 33). En tenant fermement à l‟esprit l‟importance des considérations de De Boeck, ce travail voudrait néanmoins proposer une autre piste pour l‟étude du phénomène des enfants-sorciers. Premièrement, la présente étude voudrait dépasser l‟analyse en termes d‟imaginaire des accusations. Ce qui nous intéresse le plus, en ce lieu, ce sont les pratiques et les situations concrètes qui font émerger une accusation de sorcellerie et pourquoi les enfants y sont si souvent impliqués. Se défendant de vouloir se borner à l‟analyse d‟un changement d‟imaginaire, l‟ambition de ce travail est de proposer une ethnographie qui puisse rendre compte des ambivalences et des discontinuités qui structurent les relations et les agissements des acteurs sociaux dans leurs contextes familiaux. C‟est à partir de ces « rupteurs » du quotidien, trop souvent cachés dans les tableaux trop cohérents des récits des nos informateurs, qu‟on arrive à saisir où et pourquoi la sorcellerie se met en action. L‟ethnographie présentée ici est ancrée dans les pratiques et dans les mots des acteurs sociaux. Deuxièmement, je voudrais éviter les équivoques auxquels risquerait de se prêter une analyse trop centrée sur l‟imaginaire. En effet, aborder les enfants-sorciers uniquement en termes d‟une reconfiguration d‟imaginaires ouvre la voie à des interprétations fallacieuses du phénomène, surtout de la part d‟observateurs qui abordent le problème dans un seul des multiples contextes qui se présentent et à partir d‟un seul point d‟observation. Je fais ici allusion aux risques qu‟entraîne une vision unidimensionnelle du phénomène. Si on se limitait à prendre en considération les itinéraires des enfants accusés de sorcellerie à partir, par exemple, des églises de réveil, on risquerait de perdre tout ce qui intervient avant l‟arrivée de l‟enfant (ou d‟une famille) auprès d‟un pasteur. En focalisant ainsi l‟attention sur l‟étape finale 19 d‟un processus beaucoup plus long et complexe, on délaisse les dynamiques, à mon avis, fondamentales, où par ailleurs se situent les motivations de l‟accusation. Le pasteur, en fin de compte, représente, dans la plupart des cas, l‟institution qui réduit la complexité des dynamiques et des conflits familiaux en proposant un sens et une direction de résolution dans un cadre bien défini. En définitive, je voudrais éviter que les accusations de sorcellerie envers les enfants, et plus généralement la sorcellerie, puissent se réduire à une interprétation selon laquelle elles seraient juste un prétexte des familles les plus pauvres pour se débarrasser de leurs enfants. Autrement dit, je voudrais m‟inscrire en faux contre une réduction des enfants-sorciers en une prétendue confusion des acteurs sociaux qui ne feraient plus la distinction entre le « monde visible » et le « monde invisible » ou bien entre réel et imaginaire. Il s‟avère que ces interprétations trouvent un certain crédit auprès de l‟opinion publique locale et étrangère. Néanmoins, il me semble qu‟elles sont à éviter car elles « déshumanisent » la capacité des Congolais à prendre en charge l‟affectivité et les sentiments envers leurs propres enfants malgré les conditions de précarité dans lesquelles ils vivent. Ce qui ne m‟a point paru le cas dans les familles que j‟ai suivies à Lubumbashi. 1.3 QUELQUES NOTES SUR L’EFFICACITÉ SYMBOLIQUE ET LA « MODERNITÉ DE LA SORCELLERIE » Dans la section suivante je voudrais esquisser le cadre théorique auquel j‟ai recouru pour analyser les études de cas qui seront présentées dans cette thèse. L‟approche de l‟étude de la sorcellerie par Evans-Prichard influença une génération entière d‟anthropologues anglo-saxons. Il vaut la peine de souligner au moins deux aspects novateurs de l‟étude de la sorcellerie effectuée par Evans-Prichard : premièrement, l‟élévation de la sorcellerie au statut de fait social à part entière et, de ce fait, redevable d‟analyse autonome ; deuxièmement, la reconnaissance d‟une cohérence 20 interne à la logique du système sorcellaire Zande, entendu comme une « épistémologie africaine » (Moore et Sanders 2001 : 6). Un demi-siècle après Evans-Pritchard, Mary Douglas (1970 ; 1999) traçait un bilan de l‟héritage laissé par l‟œuvre de celui-ci dans les études africanistes. Mary Douglas constatait que les études qui parurent dans les années cinquante et soixante s‟étaient penchées surtout sur l‟analyse de la fonction sociale de la sorcellerie et de l‟apport qu‟elle donnait à la constitution des structures politiques des sociétés africaines. En suggérant une relecture de l‟œuvre d‟Evans-Prichard, elle encourageait une nouvelle génération de chercheurs à l‟étude de la sorcellerie orientée plutôt vers les aspects épistémologiques et métaphysiques. À la suite des réflexions avancées par Mary Douglas, les années quatre-vingt se distinguèrent par le renouvellement de l‟intérêt de l‟anthropologie vis-à-vis de la sorcellerie (Moore et Sanders 2001). En particulier, au tournant des années quatre-vingt-dix, les études sur cette thématique subirent un accroissement rapide, utilisant comme prisme d‟analyse des notions plutôt controversées comme « modernité » et « forces occultes ». Les anthropologues ont longuement interrogé le problème épistémologique posé par la sorcellerie et, plus généralement, par la magie. Comment peuvent-elles persister dans le temps ? Quelle est l‟efficacité d‟une pratique qui ne peut être ni vérifiée ni falsifiée ? Je me souviens, à ce propos, qu‟un jour un prêtre catholique missionnaire de Lubumbashi, au Congo depuis cinquante ans, m‟expliquait qu‟il existait des personnes avec des capacités intellectuelles accrues en mesure d‟exercer un énorme ascendant sur les membres de la communauté. Nous pouvons voir, dans l‟explication du missionnaire, la persistance d‟une lecture de type évolutionniste concernant la diffusion de la sorcellerie et de la magie. Selon cette perspective, la croyance en la sorcellerie serait des résidus des traditions et le résultat du travail de personnes ayant une influence particulière sur les autres. Je lis dans cette interprétation le paradigme évolutionniste de fin du XIXe et de début du e XX siècles, inspiré par les notions de progrès, de développement et de modernisation. Ce paradigme présupposait une évolution progressive de développement de toutes les sociétés, ces dernières étant équipées culturellement pour évoluer selon un même parcours en passant d‟un état « primitif » à un état « moderne ». L‟évolutionnisme victorien a fourni une explication dans ce sens à l‟aide de la distinction classique de 21 James Frazer entre religion, magie et science dans Le Rameau d’or. L‟auteur supposait l‟existence d‟une échelle de l‟évolution unique, selon laquelle la magie, basée sur le rapport de cause à effet, avait donné naissance à la science alors que la religion évoluait selon des itinéraires indépendants (Frazer 1922). Ce que nous pouvons retenir de la théorie générale de la magie élaborée par Frazer, ce sont les deux principes, repris par la suite par Tylor, qui régissent la magie : le principe de similarité et le principe de contagion (Keck 2002 ; Tambiah 1990). Ces deux principes sont particulièrement importants parce qu‟ils seront repris par Lévis-Strauss et reformulés dans le cadre de l‟anthropologie structurelle en termes de métaphore et métonymie (Keck 2002 : 4). La démarche sociologique proposée par Lévis-Strauss pour comprendre l‟efficacité de la magie relie ces deux principes fondamentaux, non pas à une mauvaise association d‟idées comme dans la théorie de Frazer-Tylor, mais plutôt à l‟organisation des structures sociales. En d‟autres termes, pour la théorie de l‟efficacité symbolique de Lévis-Strauss, la magie est une pratique qui se présente comme l‟expression d‟une forme d‟organisation sociale de la pensée (ibid.). En d‟autres termes la sorcellerie et la magie sont un cadre symbolique qui sert à expliquer et à fournir des signifiés au monde et aux structures sociales dans lesquelles les agents sociaux sont insérés. Bien évidemment, ce cadre symbolique n‟est pas le seul présent dans la vie des gens et il n‟intervient que dans des circonstances précises. On verra dans cette étude que la sorcellerie est traitée par des « experts » (pasteurs, féticheurs, intercesseurs), elle émerge sous certaines conditions (précarité, cité, mobilité religieuse) et en lien avec certaines problématiques (conflits familiaux, décès, maladie, etc...). L‟approche de la magie par Lévis-Strauss est importante parce qu‟elle nous offre des éléments pour comprendre le fonctionnement de la logique sorcière. En outre, la sorcellerie, entendue comme un cadre symbolique du conflit et du malheur (encore une fois largement partagé par la communauté mais mobilisé sous certaines conditions) et comme un dispositif discursif, nous éclaire sur la manière, à travers l‟inversion, la contagion et l‟anthropophagie, dont elle intervient pour donner du sens à des pratiques très concrètes (commensalité, prise en charge, cohabitation) qui, dans une situation de vie 22 ordinaire, structurent les domaines sociaux de la parenté, la famille, l‟enfance, la mort, etc. Les deux textes que Lévi-Strauss consacre à la magie sont Le sorcier et sa magie et L’efficacité symbolique (1949). Le but de Lévi-Strauss était d‟expliquer l‟efficacité des pratiques magiques en termes de force sociale exercée, dans un rituel, sur un individu par le shaman. Ce qui nous intéresse dans la théorie structuraliste élaborée par l‟anthropologue est de comprendre de quelle manière un système collectif de croyance (la sorcellerie) peut devenir une expérience vécue individuellement. C‟est un passage important. En fait, sur le terrain, l‟une des différenciations que mes interlocuteurs mentionnaient souvent se situait entre « entendre » et « vivre » la sorcellerie. En effet, lorsqu‟on est au stade des « soupçons », le mot « sorcellerie » n‟est que rarement nommé. La sorcellerie dans une situation ordinaire est une croyance plutôt vague, un ensemble d‟images, d‟histoires, de sentiments collectifs qui se présentent sous forme de rumeurs. Mes interlocuteurs parlaient, plutôt que de sorcellerie tout court, en des termes assez vagues comme « cette histoire », « cette affaire » (ile mambo) ou « ces choses » (bile bintu). « Les histoires » ainsi que « les choses » sont des mots qui représentent quelque chose de vague qui n‟a pas encore un statut précis dans le vécu individuel. La sorcellerie entre en jeu et, pour ainsi dire, se « montre » selon toute son évidence lorsque cet ensemble vague et confus d‟éléments est manipulé par un « expert » ou, pour paraphraser les travaux sur les accusations de sorcellerie au Moyen Âge, par « l‟Inquisiteur ». C‟est en fait ce qu‟explique Lévi-Strauss dans ses deux essais sur la magie. La magie exerce une influence sur l‟individu parce qu‟elle favorise une « expérience vécue » dans le malade (ou l‟ensorcelé) dans le complexe shamanistique. Le complexe shamanistique unit le shaman, l‟individu qu‟il guérit et la société qui soutient la croyance en la sorcellerie (Keck 2002 : 9). Lévi-Strauss attribue la valeur de l‟interaction entre ces trois sujets à un différentiel d‟énergie et/ou de signification : « opposition constitutive de la nature humaine, qui est apparue avec le langage, entre une pensée qui signifie trop et un monde qui ne signifie jamais assez » (ibid.). Dans les études de cas que j‟ai abordées dans cette thèse, cela ressort en ces termes: le pasteur (ou le féticheur), l‟attaqué et la communauté forment ce que Lévis-Strauss appelait le complexe shamanisitique. L‟étude de cas présentée dans le chapitre 7, par exemple, présente une structure similaire. Les 23 acteurs impliqués dans l‟affaire de sorcellerie sont à la recherche d‟un sens à donner aux événements qui se passent autour d‟eux, qui semblent « ne plus être normaux » (ils s‟inversent), les soupçons semble concerner tout membre de la famille (contagion), les sorciers (membres de la famille) veulent lui voler le peu de biens qu‟il possède et le vider d‟énergie vitale (ils veulent le « manger »). Les parcours de délivrance, centraux dans ces études de cas, auprès des « hommes de Dieu », ainsi que les traitements rituels des féticheurs, visent à faire vivre une expérience de sens à leurs fidèles, à remplir de sens des événements et des objets que la victime n‟est plus en mesure de leur donner en aucune façon. C‟est ainsi que la croyance en la sorcellerie cesse d‟être une rumeur pour devenir « une expérience réellement vécue ». Les travaux qui ont abordé, à partir des années quatre-vingt-dix, le rapport parenté-sorcellerie dans le cadre de la « modernité » méritent une attention toute particulière. Les deux textes qu‟on considère comme initiateurs de cette nouvelle vague d‟études sont le livre de Peter Geschiere Sorcellerie et Politique en Afrique. La viande des autres (19952) et Modernity and its Malcontents édité par Jean et John Comaroff (1993). Je voudrais regarder de plus près ces deux courants du paradigme, renommés communément « sorcellerie et modernité ». Jean et John Comaroff soulignent le rapport controversé entre culture et mondialisation qui caractérise les sociétés africaines postcoloniales (1993 ; 1999). En résumant le noyau conceptuel des deux anthropologues, le problème demeurerait dans la redistribution déséquilibrée des richesses, avec une élite restreinte qui en bénéficie et la plupart de la population africaine qui demeure dans la pauvreté. Ce qui apparaît comme « occulte », en fait, ce sont les mécanismes économiques et de redistribution obscurs et contradictoires qui produisent de profondes injustices sociales. Les mécanismes économiques opaques sont, pour les Comaroff, inhérents à un capitalisme millénariste (Comaroff 1999) qui, à partir des processus de décolonisation, en passant par l‟État 2 Voir également la version anglaise parue deux ans plus tard (1997) sous le titre « The modernity of witchcraft: politics and the occult in postcolonia ». 24 postcolonial, promettaient une modernité et un progrès pour les habitants des nouveaux États-nations africains selon un modèle occidental. Cinquante ans après les indépendances, aucune de ces promesses de bien-être et de prospérité semble n‟avoir été accomplie, ce qui a produit un large mécontentement parmi les masses rurales et urbaines africaines et plus particulièrement parmi les jeunes générations. L‟interprétation donnée par Jean et John Comaroff révèle le malaise profond et diffus qui se présente sous forme d‟une rancune couvée pendant très longtemps par les Africains. Une inquiétude qui participerait au façonnement d‟un nouvel imaginaire sorcellaire. Au cœur de cet imaginaire demeure, selon les auteurs, le rapport occulte entre production et redistribution de la richesse. Les occult economies seraient donc des économies dont les flux de richesse seraient déviés sous la pression de forces maléfiques en faveur des puissantes élites (urbaines et politiques) et au détriment de la majorité de la population. C‟est dans ce cadre de frustration endémique que se reproduisent les phénomènes sorcellaires et d‟accusation de sorcellerie qui ont instauré une nouvelle « chasse aux sorcières », afin d‟identifier les responsables des inégalités sociales et de la pauvreté. La nouvelle chasse aux sorcières, cependant, ne se réduit pas aux formes traditionnelles de sorcellerie mais elle se redéfinit comme « moderne » en fonction des nouvelles situations d‟inégalité et d‟accumulation illégitimes. Comme le dirent les Comaroff à l‟ouverture de leur communication au Max Gluckman memorial lecture, en citant Evans-Pritchard (1937) : « new situations demand new magic » (ibid.). Peter Geschiere (1995) propose une approche différente par rapport aux Comaroff. Geschiere affirme que les nouvelles formes de richesse, dans les mains d‟une élite restreinte, donnent vie à de nouvelles formes de sorcellerie et de magie, mais que ces dernières véhiculent des images et des représentations plus anciennes. En ce sens Geschiere trace une ligne de continuité du passé à la contemporanéité du Cameroun. Selon l‟auteur, les changements sociaux fortement conflictuels qui ont cours aujourd‟hui dans les sociétés africaines sont accompagnés par des interprétations occultes du pouvoir et de la richesse, tout comme cela était le cas dans le passé. Néanmoins la modernité de la sorcellerie demeure dans la résilience qui la caractérise et qui en décrète l‟émergence dans des époques historiques de transition. 25 Les caractéristiques intrinsèques du discours sur la sorcellerie rendent celui-ci extrêmement actuel : la nature envahissante de ce discours, l‟ambivalence, la polysémie, la flexibilité des codes de lecture de la réalité qu‟il propose. La sorcellerie s‟adapte, se modernise selon les nouvelles situations d‟inégalité. L‟un des points les plus importants dans l‟étude de la sorcellerie est, pour Peter Geschiere, les stratégies par lesquelles les anthropologues peuvent « contenir » la sorcellerie dans des cadres conceptuels qui peuvent rendre compte de l‟hétérogénéité de ce phénomène (Ciekawy et Geschiere 1998). Dans la tentative de ne pas réduire la sorcellerie à une seule définition, l‟anthropologue arrive ainsi à énumérer un certain nombre d‟aspects qui semblent être récurrents dans les faits et les discours sorcellaires. Ils peuvent être résumés comme suit : a) la sorcellerie est exercée par des acteurs humains et, le plus souvent, par des personnes intimes ou qui appartiennent à un espace d‟intimité (par exemple la famille) ; b) elle est le résultat d‟une situation d‟incertitude relative à la formation des identités et des rôles socialement établis ; c) le soupçon de sorcellerie n‟épargne personne : a priori toute personne, adulte et enfant, vieux et jeune, homme et femme, peut être accusée surtout si, à un moment donné, elle se place dans une situations d‟anormalité, d‟extraordinaireté (par exemple elle devient subitement riche ou pauvre, montre des comportements inexplicables). Les notions de « flux » et d‟« ouverture » sont à la base de l‟analyse de la sorcellerie de Peter Geschiere. L‟auteur propose d‟envisager la sorcellerie comme une ouverture de la parenté vers les nouveaux flux économiques qui caractérisent les contextes modernes de la ville (Geschiere 2000 : 25). La persistance d‟éléments « traditionnels » (les sorciers qui volent, les rencontres nocturnes, l‟anthropophagie) et « modernes » (avion, voyage nocturne en Europe, la présence de la technologie) est, à son avis, la démonstration d‟une « osmose du moderne et du traditionnel » (ibid. : 21). Les termes « flux » et « ouverture » offrent une double interprétation de la sorcellerie. 26 D‟un côté le sorcier représenterait le sujet qui tente de s‟individualiser en se démarquant de l‟emprise de la dette communautaire (parenté, famille) ; une hypothèse, cette dernière, reprise également par d‟autres auteurs (Marie 1997) : « l‟ordre de la parenté tend vers une clôture de la communauté locale. […] La sorcellerie, en revanche, ouvre des brèches […] dans ces effets de clôture. Elle constitue une fuite qui risque de drainer les forces vitales de la communauté vers un extérieur hostile et menaçant » (ibid.) De l‟autre côté, « le marché mondial » représenterait, comme la sorcellerie, ce « flux », une « énergie spéciale » qui ouvre une brèche dangereuse dans la clôture de la communauté locale. Comme le sorcier ouvre le porte aux étrangers qui essaieront d‟absorber les énergies vitales des membres de la parenté ou de la famille, le marché mondial, à travers ses structures modernes (ville, université, hôpital, milieux d‟affaires, sport) ouvre à de nouvelles possibilités de promotion individuelle qui appellent à une alarme morale par rapport à la dette et aux obligations sociales de l‟individu vis-à-vis de la communauté. En dépit du fait que l‟association « sorcellerie et modernité » ne constitue pas une approche uniformément définie, Henrietta Moore et Tood Sanders (2001) affirment qu‟une large partie des travaux récents sur la sorcellerie africaine partagent le même terrain épistémologique que leurs prédécesseurs. Les travaux structuro-fonctionnalistes des années cinquante et soixante encadraient en fait la fonction de la sorcellerie dans la dimension conflictuelle des relations sociales (Gluckman 1956 ; Marwick 1965 ; Turner 1970). Les anthropologues de l‟école de Manchester furent ceux dont l‟effort analytique se tournait vers les fonctions sociales de la sorcellerie plutôt qu‟en tant que système de significations. À ce propos, rappellent encore Moore et Sanders : « the Manchester approach highlighted the social rather than the metaphysical sense in witchcraft » (Moore et Sanders 2001 : 7). La sorcellerie était interprétée comme une force qui émergeait au moment où se vérifiaient des changements sociaux importants. Elle était un instrument de pouvoir, exercé par certains individus envers des catégories spécifiques de personnes, pour empêcher le changement et reproduire l‟ordre social établi. 27 À la lumière de ces considérations, on constate que l‟association entre sorcellerie et changements modernes était déjà inhérente aux travaux structuro-fonctionnalistes. Il semble s‟agir d‟un fil rouge qui unit les travaux des années cinquante à ceux plus récents, selon certains axes d‟analyses qui inversent certaines des affirmations précédentes : interpréter la sorcellerie comme une épistémologie africaine; une épistémologie locale inhérente à la modernité et non pas opposée ; un système de discours et de symboles et non pas un régulateur social ; un processus engagé avec le pouvoir et les processus mondiaux plutôt qu‟avec les normes et les structures sociales locales. L‟un des aspects les plus controversés de cette approche reste, néanmoins, l‟utilisation de la notion de « modernité ». L‟usage de la notion de modernité a attiré plusieurs critiques envers les partisans de ce courant. Le problème de l‟application d‟un terme controversé comme celui de modernité (tout comme d‟autres, par exemple global, néolibéralisme, etc.) réside dans le fait que « modernité » est en soi un concept explicatif flou qui manque généralement de support ethnographique en rapport avec ce qu‟il voudrait expliquer (Falk Moore 1999). Dans ce sens, certains auteurs affirment que la sorcellerie est utilisée aujourd‟hui en termes de nouvelle représentation « locale » pour faire référence à des processus plus larges qui semblent aller de soi (telle la « modernité »), ignorant, en fait, que ces mêmes représentations sont en elles-mêmes des concepts façonnés par l‟anthropologie, et plus généralement par les sciences sociales, et, partant de là, biaisés par un ethnocentrisme (Englund et Leach 2000, Cooper 2005). L‟historien Frederick Cooper critique l‟usage du terme « modernité » qui, employé pour parler d‟un si grand nombre de questions, apporte souvent plus de confusion que de clarté dans les analyses qu‟il voudrait éclairer (Cooper 2005 : 113). Cooper propose une analyse approfondie et étendue de l‟usage de la notion de modernité. Il explore ce concept à partir des études coloniales selon lesquelles la modernité avait une forte valeur explicative : elle représentait un modèle de civilisation possédé par les pays européens auquel les pays colonisés pouvaient aspirer mais difficilement atteindre (ibid. : 115). Ensuite, l‟anthropologue passe en revue d‟autres théories qui, au cours du siècle passé, ont renouvelé le concept de modernité comme catégorie analytique : la théorie de la modernisation des années 1950, la théorie des systèmes-monde des années 1970 28 jusqu‟aux plus récents ouvrages qui donnent au concept de modernité un rôle central dans leurs analyses (ibid. : 118). Cooper montre que, d‟une part, lorsqu‟on parle de modernité au singulier, on risque de créer une confusion sur sa définition ; d‟autre part, si le mot est utilisé au pluriel il perd de l‟efficacité explicative. Plus généralement, selon l‟auteur, l‟usage de la modernité comme catégorie analytique se prête à une double critique. Premièrement, il n‟est pas clair de dire pourquoi toute forme d‟innovation devrait être appelée modernité et, le cas échéant, quels sont les critères que les anthropologues suivent pour appliquer une telle étiquette. En ce sens, l‟emploi d‟un terme si largement utilisé qui suggère, en outre, une tournure quelque peu « eurocentrique » n‟est pas analytiquement pertinent. Deuxièmement, il n‟est pas évident de voir de quoi il s‟agit : lorsqu‟on parle de modernité, se réfère-t-on à une condition ou à une représentation ? (Cooper 2005 : 114). Frederick Cooper avance également des observations à l‟usage de la catégorie de modernité employée par Peter Geschiere et Jean et John Comaroff. L‟emploi du concept par Peter Geschiere, remarque Cooper, confère à la modernité le sens le plus ordinaire du terme : « moderne » signifie « nouveau » et est distinct de ce qui appartient au passé (ibid. : 119). Toutefois, pour Cooper, une telle approche implique de saisir si « nouveau » concerne une dimension temporelle ou bien des traits distinctifs qui font d‟un objet moderne quelque chose de distinct d‟un objet dépassé, vieux, traditionnel. Dans le premier cas il s‟agit d‟une question de temps, dans le deuxième il s‟agit d‟une question de critères de reconnaissance. Cette distinction n‟est pas secondaire. Lorsqu‟il s‟agit de phénomènes socio-culturels devant être définis comme modernes, telle la sorcellerie, il est complexe de saisir si on a à faire à des phénomènes contemporains ou bien à des phénomènes qui répondent à des critères qui les classifieraient dans une définition de la modernité (modernité coloniale, modernité locale, modernité postcoloniale, etc.). Cooper remarque, en effet, que le travail de Peter Geschiere (The Modernity of witchcraft) montre que les accusations de sorcellerie au Cameroun contemporain appartiennent à une tentative d‟interprétation des nouveaux processus d‟accumulation des ressources matérielles et politiques dans des formes inédites dans le passé camerounais. Les argumentations de Geschiere sont persuasives, remarque Cooper, la connexion, dans un contexte plus large, entre d‟un côté les accusations de sorcellerie et de l‟autre la 29 formation de l‟État et l‟économie régionale est pertinente. Néanmoins, ce qui est moins clair est ce qu‟on peut exclure de la catégorie de moderne/modernité dans le Cameroun contemporain. C‟est-à-dire que Geschiere regroupe dans le concept de modernité tout phénomène qui apparaît nouveau au Cameroun. Si d‟un côté cela permet de sortir de la dichotomie classique entre modernité et tradition, une fois que la tradition est effacée du spectre analytique, la notion de modernité occupe tout l‟espace de l‟analyse. Ainsi, conclut Cooper, « Trying to escape from the false dichotomy of modern and traditional, we find ourselves with a concept whose main value is to correct past misuses of the same word. » (ibid.) Henry Englund et James Leach (2000) posent une objection à l‟emploi du concept de modernité analogue aux critiques avancées par Cooper. À partir de leurs cas d‟études en Mélanésie et en Afrique, les deux anthropologues affirment que « a current metanarrative of modernity organizes ethnography and, with its specific emphasis on ruptures, obstructs the production of anthropological knowledge. » (Englund et Leach 2000 : 225) Les auteurs soulignent, d‟abord, l‟importance de l‟ethnographie comme méthode de recherche qu‟implique une permanente réflexivité du chercheur dans la production du savoir anthropologique. Les anthropologues qui utilisent le concept de modernité, écrivent Englund et Leach, sont souvent conscients du problème des passages d‟une échelle analytique à une autre, mais ces passages sont souvent faits sans apporter suffisamment de données ethnographiques en soutien de ces passages. Ainsi, ces auteurs organisent leur ethnographie selon une méta-narration, celle de la modernité, qui fait passer comme « naturel » le passage d‟un contexte fortement localisé à un plus large. Par méta-narration, les auteurs entendent : « a set of organizing assumptions of which only some may be enunciated in a given anthropological narrative. The assumptions surrounding “modernity” often perform their analytical work in ethnographies through such metanarratives rather than through explicit propositions. » (ibid. : 226) 30 1.4 MÉTHODOLOGIE Je voudrais mettre l‟accent, dans ce qui suit, sur certaines questions de méthodologie ayant surgi au cours de mes séjours à Lubumbashi et qui ont influencé la production des données et la rédaction de la thèse. J‟ai effectué trois séjours de recherche au Katanga d‟une durée de dix mois au total de travail de terrain. Les périodes de travail de terrain ont suivi le calendrier suivant : mai-septembre 2010, février-avril 2011, janvier-mars 2012. Les données présentées dans ce travail sont le fruit d‟une constante négociation entre acteurs sociaux dont la plupart se trouvent dans une position sociale en devenir et de changement. C‟est dans ce sens que les résultats produits par cette étude sont moins des conclusions objectives et explicatives sur les causes ou les mécanismes de phénomènes tels que les « enfants de la rue » et les « enfants-sorciers », que des questionnements sur les processus et les dynamiques socioculturelles qui agissent sur l‟enfance et la jeunesse congolaise dans son ensemble. L‟ethnographie pour la recherche sur l‟enfance et la jeunesse au Katanga a été conduite à l‟aide des instruments classiques de la recherche en anthropologie : recherche de terrain, observation participante, conversations libres et entretiens semi-directifs, notes ethnographiques et recherche d‟archive3. 1.4.1 Les assistants à la recherche Le travail de terrain s‟est enrichi du travail de plusieurs collaborateurs et amis congolais sans lesquels l‟enquête n‟aurait pas été possible. Julien Boyo, diplômé en communication à l‟Université de Lubumbashi, a été le premier ami et collaborateur qui m‟a accompagné au cours du premier séjour à Lubumbashi en 2010. Le choix tomba sur 3 J'ai mené une recherche d'archive et collecte de matériaux historiques en plusieurs lieux. J'ai consulté l'archive de presse du Centre de presse du Katanga (CPK) à Lubumbashi ; les archives personnelles du professeur d‟histoire Jeff Hoover de l'Université de Lubumbashi ; les archives personnelles de contes et d'entretiens du Père Léon Verbeek à Lubumbashi ; la bibliothèque du Théologicum où j'ai trouvé un grand nombre de thèses de graduat et licence sur les enfants, la sorcellerie et les Salésiens ; la bibliothèque de l'école de criminologie de l'Université de Lubumbashi ; la bibliothèque du département de Statistique et Démographie de l'Université de Lubumbashi, grâce à l'aide du chef de travaux M. Mukalenge ; l'archive de la congrégation salésienne à Rome. 31 lui après suggestion des collègues lushois de l‟Université Libre de Bruxelles. Au fil du temps, les qualités communicatives, la connaissance approfondie de la ville et, surtout, le vaste réseau de connaissances de Julien sont devenues indispensables pour le développement de mon travail. Sur l‟ensemble des cas d‟enfants accusés de sorcellerie que j‟ai suivi (neuf au total), deux furent suivis par Julien qui a mené également des entretiens. Nous accordâmes ensemble cette démarche dans la tentative de comparer les données que nous aurions produites sur place en recouvrant, de toute évidence, deux positions différentes. Les histoires abordées par Julien ne font pas l‟objet de ce travail. Toutefois les données que Julien sut produire et les débats qui se sont ensuivi entre nous deux ont été fondamentaux pour les considérations qui seront présentées au fil des chapitres. Un autre précieux apport de la collaboration avec Julien a été la connaissance qu‟il possédait du milieu urbain de Lubumbashi. En effet, Julien possède un vaste réseau de connaissances tout à fait transversal : il pouvait disposer du contact de tel viceministre provincial de telle Division provinciale tout comme d‟un commerçant ambulant d‟une cité périphérique de la ville ; il connaissait les contextes catholiques tout comme ceux pentecôtistes, étant lui-même un fidèle d‟une église pentecôtiste. Ce dernier élément n‟est pas de moindre importance car il m‟a permis d‟échanger longuement avec lui à propos des thèmes fondamentaux pour la recherche comme les églises néo-pentecôtistes, la sorcellerie, les pratiques de délivrance, la sorcellerie, l‟enfance, les enfants de la rue et beaucoup d‟autres sujets importants. Le partage de la vie quotidienne avec Julien a néanmoins fait surgir des difficultés concernant l‟organisation du travail et la gestion d‟une relation qui, rapidement, est passée d‟une simple collaboration à une précieuse amitié qui continue jusqu‟aujourd‟hui. N‟ayant pas l‟opportunité d‟approfondir ces aspects dans ce chapitre, j‟ai tenté d‟insérer dans les chapitres qui suivent certaines de ces problématiques. D‟autres personnes ont été fondamentales pour la recherche de terrain. Je ne pourrais pas les considérer strictement comme des collaborateurs mais, en pratique, ils l‟ont été au même titre. Les assistants sociaux des centres salésiens appartiennent à ce cas spécifique. Papa Urbain de Bakanja Ville, Émile Kalobo et Philippe Nyage, de Bakanja Centre ont été à la fois de valables informateurs, collaborateurs et des amis avec lesquels 32 j‟ai passé de bons moments de détente hors du contexte du travail. En travaillant dans les centres salésiens, les assistants sociaux avaient une connaissance approfondie de l‟œuvre salésienne et de l‟histoire de tous les enfants qu‟ils avaient accueillis. Ils ont pu m‟introduire auprès de certains enfants qui avaient été au centre d‟accusations de sorcellerie ainsi que leurs familles. Avec eux, j‟ai choisi de suivre certains cas en évaluant la faisabilité selon des critères tels que la volonté de l‟enfant de vouloir parler de son histoire et la facilité d‟avoir accès à la famille. Pour autant qu‟il puisse paraître facile d‟avoir accès à une famille d‟un enfant accusé de sorcellerie, en réalité cela ne l‟est pas : en premier lieu, une partie des enfants présents dans les centres d‟accueil des Salésiens sont d‟origine kasaïenne, ce qui comportait le fait que leurs familles résidaient à des milliers de kilomètres de Lubumbashi, dans les deux provinces du Kasaï ; en deuxième lieu, les enfants accusés de sorcellerie peuvent avoir des difficultés de rapprochement visà-vis de la famille parce qu‟en famille on les considère dangereux ou bien puisqu‟ils peuvent être source de honte vis-à-vis du voisinage. Le statut d‟assistants sociaux des collaborateurs salésiens n‟a pas représenté un empêchement dans les relations que je tissais au fur et mesure avec les enfants et leurs familles. Cela pour plusieurs motifs. Premièrement, une fois que j‟étais introduit auprès d‟un enfant et de sa famille, après quelques semaines j‟ai été systématiquement en mesure de maintenir les contacts avec ces derniers de manière autonome sans l‟intermédiation des assistants sociaux. Cela a été rendu possible, d‟une part, du fait de la grande disponibilité démontrée, sauf dans de rares exceptions, par les gens à parler et à m‟accueillir dans leurs foyers ; d‟autre part, par la sensibilité des assistants sociaux qui étaient conscients que leur rôle était inévitablement associée au travail des Salésiens et comprenaient ainsi la nécessité pour moi de pouvoir conduire ultérieurement des visites de manière autonome. Deuxièmement, je dois témoigner la grande souplesse des trois assistants sociaux, en particulier dans leur capacité à sortir de leur rôle d‟assistant social pour redevenir père(s), mari(s), homme(s) et Congolais comme toute autre personne que j‟ai rencontrée au cours des dix mois passés à Lubumbashi. J‟ai toujours eu l‟impression que le rôle d‟assistant social ne prédominait pas sur leur capacité à être, avant tout, des personnes qui, comme mes interviewés, partageaient les mêmes conditions de vie, vivaient dans les mêmes cités ou quartiers, devaient faire face aux mêmes difficultés 33 quotidiennes. Je crois que ces considérations émergent assez clairement des passages d‟entretiens que je présente dans le chapitre 7, en particulier dans ceux dont il est question de la sorcellerie. 1.4.2 Les lieux de la recherche et l’observation participante J‟ai choisi de vivre à Lubumbashi parce que, dans les villes du Congo, les accusations de sorcellerie dont les enfants font l‟objet sont plus répandues que dans les villages (Ballet et al. 2007 ; De Boeck 2000 ; Tonda 2008 ; Yengo 2008). À Lubumbashi, j‟ai vécu chez un jeune ami congolais, Kedrick, dans un quartier central de la commune de Lubumbashi. La maison de Kedrick a été ma base, durant les trois séjours et au cours des différents déplacements que j‟ai effectués. J‟ai mené deux missions à Likasi 4 et passé trois mois auprès de la famille d‟Innocent Yav Makon, qui réside dans un quartier semirural de la commune annexe, le quartier Kasungami. L‟objectif que je poursuivais n‟était pas de mener une ethnographie ponctuelle d‟une communauté, un village ou un groupe spécifique. Il s‟agissait, dans mes intentions, de mener une enquête sur les itinéraires empruntés, d‟un côté, par les enfants qui vivaient sur la rue et dans les centres d‟accueil ; de l‟autre, sur les dynamiques familiales qui conduisaient à la délivrance au moment où l‟un des enfants du foyer était soupçonné ou accusé de sorcellerie. Mon travail quotidien était donc programmé au jour le jour en suivant la disponibilité et les déplacements des personnes que je voulais suivre ou rencontrer. De cette façon, le travail a été très prenant et fatigant. Au cours de mon premier séjour, je parcourus la ville de Lubumbashi dans toute son étendue. Je voulais en fait observer mes informateurs dans leur cadre de vie quotidien sans forcément établir ou fixer à chaque fois des rendez-vous contraignants et peu informels. Cette stratégie a donné de bons résultats mais s‟est révélée souvent épuisante. La mobilité urbaine des lushois est assez intense : compte tenu de l‟importance des petits métiers pour le budget ménager (Petit 2000 : 101), les lushois circulent dans la ville du matin au soir souvent sans s‟arrêter et, bien sûr, sans manger jusqu‟au soir ; ils peuvent changer leur 4 Ville à 120 km de Lubumbashi en direction nord. 34 programme journalier, s‟ils en ont un, d‟un moment à l‟autre en fonction des besoins ; il est souvent difficile de les rencontrer surtout lorsqu‟ils s‟agit d‟activités de travail « informel », ou de petits métiers (ibid.), ou selon une expression courante à Lubumbashi, de « business ». En ce qui concerne les enfants de la rue, ces considérations sont d‟autant plus valables que les enfants de la rue sont de vrais « navetteurs » de la ville. Comme je l‟expliquerai dans le chapitre 5, il est extrêmement difficile de les saisir lorsqu‟ils sont dans l‟espace urbain, du moins pour de longs moments. Pour cette raison il a été beaucoup plus facile de les approcher et d‟approfondir leur connaissance dans les centres qui les accueillaient. Le travail et les relations avec les enfants et les jeunes aux centres d‟accueil ont induit des questions complexes. En effet, les enfants de la rue en général et les enfants de Bakanja en particulier sont habitués à la présence d‟étrangers, souvent jeunes et occidentaux. Il suffit de considérer que, chaque année, transitent dans les structures salésiennes au moins quatre ou cinq volontaires venant de l‟Europe sans compter ceux plus nombreux qui arrivent pour la plaine des jeux au mois d‟août. Ce à quoi ils ne sont guère habitués, c‟est de revoir plusieurs fois, aux fils des années, un jeune qui revient régulièrement. Concernant ma présence à Bakanja, le fait de me revoir pendant trois ans au centre a occasionné une consolidation de la relation avec certains enfants. Toutefois cette relation a comporté, au début, une difficulté dans la définition de mon rôle compte tenu du fait que je n‟étais pas un religieux et ne menais pas exactement les mêmes activités qu‟un volontaire ou qu‟un stagiaire. L‟attitude des enfants de Bakanja à mon égard a facilité ma participation à leur vie quotidienne : la préparation et le partage des repas, les activités sportives, les discussions sur des questions qui leur semblaient importantes. Dans ce sens, la posture que j‟ai adoptée se rapproche à un least-adult role (Mandell 19915) selon lequel, tout en ayant un âge différent, le chercheur essaie de se comporter en syntonie avec les attentes des enfants et des jeunes, en se démarquant le plus possible des figures d‟autorité. Deux autres contextes ont été fondamentaux pour la recherche : le Bureau chargé d‟interventions sociales pour la protection de l‟enfance (BISPE) de la province du 5 Pour la construction d'un rapport de confiance et d'amitié dans les recherches avec les enfants voir Fine et Sandstrom (1988). 35 Katanga et l‟église néo-pentecôtiste du pasteur Kita Lebon. Dans le premier cas, la prise de contact avec le fonctionnaire du BISPE, Amos Thsimanga, fut facilitée par l‟intervention de mon collaborateur Julien. Ensuite, au fil du temps j‟ai pu renforcer la relation avec papa Amos, qui se trouvait être le voisin de la famille où j‟avais résidé quelques mois à Kasungami. C‟est pour cette heureuse coïncidence que je commençai bientôt aller à seul à son bureau et chez lui. Cela m‟a permis d‟approfondir plusieurs aspects de la politique de la Province vis-à-vis des enfants de la rue et des accusations de sorcellerie aux enfants. L‟intégration au sein des églises néo-pentecôtistes a été beaucoup plus compliquée. Je tentai de suivre le travail de plusieurs églises en trouvant toujours des attitudes de méfiance, dues probablement aux mésententes que ma position de chercheur sur l‟enfance pouvait provoquer. Plusieurs pasteurs semblaient soupçonner que j‟étais un coopérant d‟une ONG étrangère chargé d‟enquêter sur la violation des droits des enfants. Ce n‟est qu‟après plusieurs mois que j‟abordai l‟Église évangélique des témoins de Christ « une église née en Afrique, qui ne vient pas d‟ailleurs », pour reprendre les mots de présentation du pasteur Kita Lebon. D‟une manière générale, l‟attitude du pasteur Lebon ne fut pas, au cours de nos premières rencontres, très différente de celle d‟autres pasteurs que j‟avais rencontrés les mois précédents. Néanmoins, il me donna une plus grande marge de manœuvre pour continuer à fréquenter les cultes des fins de semaine et ceux durant la semaine. J‟arrivai ainsi à tisser un bon rapport avec lui au cours du mois suivant, à tel point que, croyant avoir conquis sa confiance, j‟acceptai à me faire prophétiser. Ce geste fut interprété comme l‟entrée d‟un nouveau fidèle dans l‟église du fait que j‟avais reconnu publiquement l‟autorité religieuse de l‟Église et du Pasteur6. Enfin, les inégalités que le chercheur relève sur terrain ouvrent la voie à des considérations sur la posture et la qualité des relations de ce dernier avec ses informateurs et amis, et avec toute personne avec lesquelles il entre en contact. Il va sans dire que le fait d‟être blanc et européen a des implications importantes sur la construction des relations sur terrain. Il me semble utile de rappeler que plusieurs auteurs ont insisté sur la 6 Pour plus de détails sur cette interprétation, voir le chapitre 6. 36 nature déséquilibrée de la relation entre l‟anthropologue, qui possède généralement ses propres ressources, et les populations auprès desquelles il vit qui, en revanche, en ont très peu. Ces auteurs insistent sur la différenciation entre ce qui peut être interprété comme singularité culturelle et ce qui, en revanche, est le résultat des inégalités sociales et des violences structurelles dans lesquelles nos interlocuteurs sont insérés (Farmer 1999 ; Scheper-Huges 1992 ; Taliani 2006). 1.4.3 Écouter, parler et faire parler : les entretiens Durant les trois séjours à Lubumbashi, j‟ai conduit un nombre d‟entretiens important, de deux types : non directif et semi-directif. J‟ai passé 124 entretiens dont certains répétés avec le même informateur jusqu‟à quatre fois. Seulement un nombre limité d‟entre eux ont été utilisés pour la rédaction du présent travail. À chaque fois qu‟il s‟est agi d‟informateurs que j‟avais l‟opportunité de revoir plusieurs fois, je passais un entretien non directif pour ensuite revenir, au cours des entretiens suivants, sur des problématiques plus ciblées ayant émergé du premier entretien, le tout après quelques rencontres informelles où j‟avais effectué des conversations libres. Par entretien non directif, j‟entends entretien visant à faire explorer par l‟interviewé les grandes lignes d‟intérêt posées par l‟enquêteur. Ce dernier, donc, « part de l‟idée que la personne interrogée est la plus apte à explorer le champ du problème qui lui est posé, en fonction de ce qu‟elle pense et ressent » (Michelat 19757). L‟entretien semi-directif a été structuré autour des problématiques qui ressortaient au cours des premières rencontres. 1.4.4 Rédaction de la thèse, agencéité et langue Faire de l‟anthropologie implique également la rédaction d‟un document, que ce soit un rapport, une dissertation ou une thèse, qui puisse rendre compte de la recherche qui a été conduite. La phase de rédaction est un passage fondamental car elle représente l‟étape conclusive à travers laquelle on s‟efforce de rendre compte des aspects matériels 7 Je crois cette approche est d'autant plus pertinent lorsque l'on parlait d'un sujet, la "sorcellerie" africaine, dont j'avais une idée apprise sur les livres et plutôt stéréotypée. 37 et tangibles du monde de ceux auprès de qui on a séjourné tout comme les aspects les plus intangibles de l‟expérience ethnographique. J‟ai choisi d‟écrire la thèse en français parce que j‟ai toujours considéré la langue comme un moyen pour atteindre des objectifs et non pas comme un fin en soi ni même sous son aspect esthétique. À travers le choix du français comme langue de rédaction, les objectifs que je poursuivais étaient, en premier lieu, la communication de ma recherche et de mon expérience en vue d‟une restitution des matériaux produits dans le contexte où ils ont été produits. Ce qui aurait été impossible si je l‟avais écrite en italien. En deuxième lieu, il s‟agit d‟un choix purement méthodologique : le français est l‟une de langue parlée au Congo et l‟une des langues que j‟ai utilisées pour passer les conversations et les entretiens. Dans ce sens, les faiblesses que, d‟un point de vue linguistique, ce travail trahit sont à saisir comme le résultat d‟un défi que je pense avoir relevé en assumant les limites (et les risques!) en termes de capacité d‟agir (agency) qui s‟accompagne à la maitrise limitée d‟une langue. Par ailleurs, ces « risques » m‟ont donné l‟opportunité de me rapprocher des personnes, amis, informateurs, interlocuteurs congolais qui, souvent, trouvaient des difficultés d‟expression en français. Si, d‟un côté, la contrainte de s‟exprimer à travers un répertoire linguistique plutôt limité influence l‟agencéité du locuteur (ou du rédacteur), de l‟autre, cette même limitation a mis en exergue le rôle joué par la langue dans la définition des équilibres dans les relations sociales et les rapports de pouvoir. Dans un contexte de recherche où la langue parlée participe de la définition des équilibres des relations sociales, être en mesure de jouer sur plusieurs registres linguistiques s‟avère fondamental. Au Congo, aujourd‟hui, parler la langue française signifie avoir eu accès à l‟école, avoir étudié à l‟université, avoir une éducation et un standing de vie plus élevé. Le swahili, surtout celui de Lubumbashi, n‟est pas valorisé par les Congolais qui le considèrent comme une langue familière et peu pertinente pour les échanges au contexte plus formel. Alors que, comme nous l‟avons dit plus haut, les données sont produites à travers la négociation entre sujets, le fait de parler une même langue, ou même la langue dans laquelle les interlocuteurs se sentent plus à l‟aise, équilibre non seulement l‟échange communicatif mais aussi donne une même capacité ou 38 possibilité d‟agir sur la relation aux deux (ou plusieurs) interlocuteurs par rapport à leurs attentes, leurs espoirs, leurs besoins. Les modalités à travers lesquelles se passaient les échanges communicatifs, dans les situations informelles tout comme dans des situations étroitement liées à la recherche, étaient donc fondamentales pour l‟équilibre dans la relation et dans la négociation de l‟agencéité. Un exemple où le rapport entre langue et agencéité se fait plus important et pressant pour le travail de terrain réside dans les provocations verbales dont on est l‟objet en ville. Au début de mes séjours, j‟étais extrêmement vexé par l‟attention que mon simple passage suscitait, surtout auprès des plus jeunes. Alors qu‟en principe les appellations comme « Beckham », « Pakistanais », « Chinois », « Keanu Reeves », « Chuck Norris », « Jack Bauer », « Muzungu » (Blanc), « mbundra » (cochon), « Robert », « Olivier », « Jésus », « Abraham », « Pharaon », « fils de Nazem », « Libanais », « témoin de Jéhovah », « père », « frère », « mbuji » (chèvre), « Osama », « le sauveur », etc. m‟énervaient énormément, au fil du temps j‟ai commencé à apprécier la créativité des jeunes dans l‟invention de ces sobriquets et à les interpréter comme une sorte de défi lancé pour vérifier la capacité (agency) d‟un jeune occidental à agir dans un contexte social et culturel qui, en principe, lui est inconnu. Les vifs débats que j‟ai dû affronter dans les transports publics étaient, par exemple, une manière pour moi de relever ce défi : souvent on me reconnaissait également des « honneurs » pour savoir bricoler un swahili approximatif mais surtout pour mobiliser des ressources « culturelles » appropriées à la vie lushoise. J‟ai souvent provoqué une forte hilarité auprès des Congolais lorsqu‟ils me voyaient dire ou faire des choses qui, dans l‟imaginaire commun, « appartiennent aux Noirs ». Le fait de manger certains aliments, spécialement le bukari8, de se déplacer à pied (« Ah! Muzungu lwa mikulu ! », « Ah! Le Blanc marche à pied »), prendre un taxibus9 (« Muzungu anashaga dju ya transports yetu », « le Blanc s‟étonne de nos 8 Il s‟agit d‟une pâte à base de farine de maïs, qui peut être aussi mélangée à de la farine de manioc, réalisée par cuisson de la farine dans de l'eau bouillante et malaxage pendant une quinzaine de minutes. Le bukari est l'aliment de base des lushois. Il est normalement servi dans un plat commun, divisé en boules et il se mange à la main. Voir Petit (2002) et le chapitre 5 de ce travail. 9 Fourgonnettes, la plupart du temps de marque Toyota, importées de Dubaï ou de la Chine, et utilisées dans les transports urbains dans tout le Congo. De par leur provenance, elles sont souvent appelées « Dubaï ». 39 transports ») ou de parler le swahili, ce sont des actions qui marquent les identités et les conditions de vie d‟une personne (Rubbers 2009). Il suffit de prendre l‟exemple des transports urbains : la plupart des gens se déplace à pied (d‟où l‟étonnement dans la phrase ci-dessus) ; le vélo est un moyen de transport très pratique et précieux ; le taxi-bus est un moyen de transport accessible à tous alors que le taxi « en commun » (course partagée entre plusieurs passagers) dénote des conditions de voyages meilleures ; le taxi « booking » (course exclusive) est, en moyenne, dix fois plus cher et ses usagers sont par conséquence plus nantis ; enfin, les plus aisés disposent d‟une voiture de propriété (Petit 2000 : 104). Au cours du terrain de recherche, on est amené à franchir de telles limites qui normalement définissent l‟appartenance à une classe sociale et raciale donnée, collectivement reconnue, (« nous, les Congolais », « nous, les Noirs », « vous, les Blancs », « ah, les Italiens ! ») en suscitant des réactions diverses de la part de ceux qui nous observent. Il peut s‟agir d‟hilarité, de moquerie, de rage, de suspicion, de respect, de ressentiment ou, beaucoup plus rarement, d‟aversion. En ce qui me concerne, les réactions auxquelles j‟ai été le plus exposé ont été sans doute celle de l‟hilarité et de la moquerie. Ce qui n‟en provoque pas moins de stress sur ce que peuvent être les intentions, par rapport à d‟autres réactions apparemment plus violentes comme la suspicion ou le ressentiment. 1.5 PRÉSENTATION DES CHAPITRES La thèse est organisée en trois parties. La première partie est une section de contextualisation qui nous aide à cerner le cadre historique des dynamiques familiales et des politiques de l‟enfance depuis l‟époque précoloniale jusqu‟à nos jours. Le chapitre 2 est consacré aux dynamiques familiales. Dans ce chapitre, je prends en considération le rôle traditionnellement confié aux enfants depuis l‟époque précoloniale, durant la période coloniale et postcoloniale. En ce qui concerne la période coloniale, l‟analyse se concentre sur les politiques de l‟enfance et de la famille dans le cadre de la stabilisation de la main d‟œuvre à l‟Union Minière du Haut-Katanga (UMHK). Il est démontré par plusieurs études que les politiques de l‟UMHK ont façonné un idéal de famille dont l‟influence, 40 fût-elle en termes de continuité ou de rupture, s‟est étendue sur toute la province du Katanga et jusqu‟à nos jours. Il sera aussi question, dans cette section, d‟évoquer les dynamiques familiales les plus récentes. En effet, après le boom minier des années 2000, dont les conséquences se sont manifestées à partir des années 2005 et 2006, il apparaît peu opportun de parler de « crise » tout court. L‟environnement socio-économique lushois ne se caractérise plus seulement par un processus de déclin industriel. Le boom minier des années 2000, résultat de la libéralisation du secteur minier katangais, a mis en marche une période de croissance économique dont les revenus et les bénéfices semblent bénéficier à une petite portion de la population. Les rubriques ayant trait aux caractéristiques de la cohabitation, des dépenses ordinaires et extraordinaires, de la composition des ménages, etc., présentées dans cette partie montrent que nous assistons à une réconfiguration socio-économique des dynamiques familiales urbaines, qui creusent des distances entre les familles les plus pauvres et celles plus nanties. Le chapitre 3 est consacré à l‟histoire de l‟implantation de la congrégation salésienne de Don Bosco au Kantanga. Les Salésiens ont une longue histoire au Congo compte tenu qu‟ils s‟y sont installés depuis 1911. Leur présence a fortement influencé, au cours du siècle passé, les idées liées à l‟enfance et aux pratiques d‟éducation des enfants. Nous allons constater que l‟évangélisation des Salésiens, mais on pourrait peut-être étendre le discours à l‟Église catholique plus en général, visa les enfants et les jeunes comme cibles préférentielles. À l‟époque coloniale, le Noir était considéré comme incapable à se « civiliser » et donc incapable de se convertir réellement aux principes chrétiens. C‟est pour cette raison que les efforts des religieux s‟adressèrent aux plus jeunes : enfants et jeunes se trouvaient dans une phase de la vie durant laquelle ils pouvaient être « encadrés » selon l‟éducation et la scolarisation occidentales et espérer ainsi devenir des « évolués ». Dans le chapitre 4, nous verrons les conceptions de l‟enfance qui se sont façonnées dans les politiques les plus récentes. La deuxième partie de la thèse s‟attache à étudier les dispositifs sociaux qui entraînent les accusations de sorcellerie envers les enfants. Cette partie s‟ouvre par le chapitre 5, où j‟ai analysé la vie des enfants à Bakanja Ville et la construction, de la part des enfants de la rue, d‟une sous-culture qui leur est propre. La sous-culture des sheges (enfant de la rue) est largement interprétée par la population dans les termes de la 41 sorcellerie. Dans l‟avancement de la recherche, j‟ai progressivement réalisé que la plupart des observateurs, nationaux et étrangers, qui s‟occupent de ces sujets avaient tendance à concevoir la sorcellerie comme la cause principale de l‟augmentation des enfants de la rue dans les villes de la RDC (Human Rights Watch 2006 ; Save the Children 2005; UNICEF 2009, 2010). En même temps, je me demandais si on ne pourrait pas prendre en considération la dynamique inverse : dans quelle mesure les enfants de la rue, à travers leur manière de vivre et de se comporter, correspondent-ils bien à l‟imaginaire de la sorcellerie. Le chapitre 6 est consacré aux nouvelles Églises de la mouvance néopentecôtiste et du « réveil africain ». Au cours des années quatre-vingt-dix, on a assisté au « réveil africain » qui a favorisé la naissance d‟un nombre impressionnant d‟Églises « hybrides » appelées néopentecôtistes, de réveil, indépendantes, de guérison. Ce sont ces dernières entités qui sont engagées dans les « combats spirituels » entre Dieu et satan et dans lequel les enfants et les jeunes se trouvent être à la fois des belligérants et des victimes. Ce chapitre s‟occupe ainsi d‟esquisser les lignes d‟action et l‟idéologie qui demeurent à la base du succès de ces nouveaux acteurs religieux. Ensuite, le chapitre prend en analyse les différentes sociabilités qui se construisent au quotidien dans les lieux de ces institutions religieuses d‟un point de vue ethnographique. En dernière analyse, je présente l‟exemple d‟une église néopentecôtiste : la vie des croyants qui la fréquentaient, la place des jeunes dans cette église et, enfin, un cas d‟étude portant sur la délivrance d‟une enfant. La troisième partie s‟attaque à trois études de cas. Le chapitre 7 est consacré à l‟histoire de Jérôme. Le cas de Jérôme montre bien les difficultés de recomposition d‟un foyer dans un contexte de forte précarité. La première section de ce chapitre revient sur la question de la relatedness. Je tente d‟expliquer comment les pratiques qui créent les liens familiaux se réalisent à Lubumbashi. Le cas de Jérôme, ensuite, montre bien de quelle façon ces mêmes pratiques sont inversées lorsqu‟elles sont prises par le dispositif de la sorcellerie. Dans les sections suivantes du septième chapitre, j‟ai tenté d‟explorer les itinéraires des acteurs sociaux dans leur vie quotidienne tout comme dans les stratégies 42 mises en place pour faire face aux problèmes concernant les enfants, la maladie, la mort et le divorce. Le chapitre 8 propose une autre étude de cas, celle des deux frères Valina et Junior. Cette étude de cas focalise l‟attention sur certains éléments qui sont au centre des accusations de sorcellerie dont les enfants font l‟objet. Si, dans le chapitre consacré à Jérôme, l‟axe de l‟inversion opéré par le discours sorcellaire émerge plus clairement, il me semble, à l‟aide du cas de Valina et Junior, mettre en évidence l‟axe de la « contagion » des enfants par « le virus » de la sorcellerie. La troisième étude de cas, chapitre 9, est l‟histoire de Neno. Ce cas est également important puisqu‟il souligne de quelle façon l‟itinéraire d‟un enfant se structure selon plusieurs variables concomitantes ayant trait aux parents et à la famille dans laquelle l‟enfant vit. Neno, se retrouvant dans une position familiale ambiguë (orphelin, frère « rebelle», etc.), est sujet à un travail d‟observation par ses parents. Les qualités qu‟il possède sont, dans le déroulement des faits, constamment remises en question : il oscille entre l‟image d‟enfant-talent et celle d‟enfant-sorcier. Enfin, dans les conclusions générales, je reprendrai le fil du raisonnement qui nous a guidés tout au long de ce travail. Je proposerai ensuite des pistes de réflexion pour mieux encadrer et comprendre le phénomène des enfants-sorciers. En dernière analyse, je proposerai des perspectives futures ouvertes par cette thèse dans l‟analyse des dynamiques familiales, de l‟enfance et de la sorcellerie en Afrique centrale. 43 44 I PARTIE DYNAMIQUES FAMILIALES ET POLITIQUES DE L'ENFANCE 45 46 2. DYNAMIQUES FAMILIALES Dans ce chapitre, nous tentons de donner des repères socio-économiques des dynamiques familiales dans le contexte urbain de Lubumbashi. Ces repères sont autant d‟éléments qui aident à appréhender la diffusion des accusations de sorcellerie dont les enfants et les jeunes sont l‟objet. Les changements des conditions de vie auxquels une large partie des ménages a dû se conformer ont redéfini les politiques familiales et de l‟enfance pratiquées à l‟intérieur des foyers. Dans ce sens, les éléments discursifs qui émergent des accusations et des récits semblent concerner justement ces mêmes changements. Un exemple nous aidera à clarifier ce point. Prenons les biens domestiques utilisés par Nkuku et Rémon (2006) pour définir le niveau de vie des familles lushoises. Les auteurs ont sélectionné vingt biens les plus courants identifiés comme signes de richesse (ibid. : 112). Parmi ces biens, nous retrouvons la radio, la télévision, le congélateur, le frigo, la bicyclette etc. (ibid.). Ce qui semble intéressant de remarquer est que, à côté de ces objets « signes de richesse » ou simplement d‟un niveau moyen, font leur apparition, dans les accusations et les récits de sorcellerie, des objets et des biens d‟usage quotidien, et même, peut-on dire, des objets et des biens liés à la survie même des familles. Contrairement à d‟autres cas ethnographiques présentés par d‟autres anthropologues (De Boeck 2000 ; White 1993), les biens technologiques et les objets d‟apparition moderne sont mentionnés dans les histoires de sorcellerie mais ils ne sont jamais centraux. L‟avion, la radio, la voiture, le téléphone portable sont des éléments qui reviennent régulièrement, bien entendu, mais ils ne sont jamais centraux dans la dynamique d‟attaque et de défense sorcellaire. Le sont, par contre, les objets liés aux activités de préparation et partage des repas (verres, assiettes, couverts, marmite), ceux liés au soin de la personne (habillement, toilette), ceux liés à la maison (toiture, lit), c‟està-dire les objets relevant des besoins primaires. Pour ce qui est des biens technologiques et des objets modernes, on pourrait faire l‟hypothèse que la sorcellerie véhicule un discours sur l‟introduction des nouvelles technologies et des nouveaux biens de consommation, ainsi que sur leur impact sur les relations sociales, tout comme sur l‟inégalité d‟accès à ces mêmes biens. Quant aux objets relevant des besoins primaires, 47 les accusations de sorcellerie semblent relever d‟un niveau beaucoup plus profond de négociation des rapports humains et sociaux qui touche aux conditions essentielles de vie et survie des gens. Dans ce chapitre, nous tenterons donc de définir la configuration familiale et la place de l‟enfance au cours de l‟époque précoloniale ; ensuite, nous analyserons l‟époque coloniale, avec une prédominance au Katanga du modèle familial patriarcal imposé par les entreprises privées en concours avec l‟administration coloniale et l‟Église catholique. La constitution de la famille nucléaire et patriarcale a été accompagnée par une valorisation du rôle de la femme comme ménagère et éducatrice des enfants. La sphère de l‟enfance était confinée aux domaines de l‟instruction scolaire, de l‟Église et du jeu, expurgée de toute forme de participation au budget familial. Ce sont des aspects importants car, aujourd‟hui, ces modèles de la famille et de l‟enfance représentent l‟idéal d‟un mode de vie urbain et moderne difficile à reproduire pour une large partie de la population. De même, les femmes ont abandonné, dans beaucoup de cas, leur confinement à l‟espace domestique et à l‟éducation des enfants pour s‟adonner au commerce et à des activités de l‟économie informelle. Enfin, j‟aborderai l‟époque contemporaine, marquée par l‟effondrement du système industriel et du paternalisme des entreprises privées, et par de nouvelles inégalités entre ceux qui ont pu profiter du boom minier des années 2000 et ceux qui par contre ne parviennent pas à sortir d‟une situation d‟extrême précarité. 2.1 L’ENFANCE EN ÉPOQUE PRÉCOLONIALE Nous voudrions partir d‟une réflexion sur la place de l‟enfance et de l‟éducation durant l‟époque précoloniale, souvent présentées de manière hâtive sous l‟aphorisme « l‟enfant est une richesse ». L‟hypothèse selon laquelle les populations de l‟Afrique centrale de cette époque valorisaient la « richesse en hommes » est, comme nous le rappelle Rubbers (2007), étayée par une littérature abondante (Guyer 1993). 48 Le problème auquel on est confronté lorsqu‟on parle de la société précoloniale est le manque de sources sur la famille et sur l‟enfance. Cependant, malgré ce vide, on peut tenter d‟esquisser des hypothèses à partir des caractéristiques de ces sociétés agricoles qui ressortent des documents coloniaux de l‟époque et des ethnographies produites sur ces sociétés rurales. À partir des documents coloniaux, nous pouvons tout d‟abord faire émerger certains éléments concernant la configuration familiale et la place des enfants dans les sociétés agricoles précoloniales du Congo. Ces documents sont à considérer avec prudence, tout en évitant l‟écueil de la description caricaturale en sociétés claniques. Dans un livre de 1963 intitulé L’Enfant africain et ses jeux, la sociologue Th. H. Centner nous livre ses réflexions, dont on ressent l‟influence de La Philosophie bantoue de Tempels, où elle conçoit l‟enfant comme une richesse sur un niveau métaphysique assez élaboré, relativisant ainsi la conception utilitariste dominant le regard occidental sur les populations bantoues. Selon la sociologue belge, l‟importance revêtue par l‟enfance dans les sociétés bantoues réside dans un principe philosophique à la base de toute la vie culturelle. La venue au monde d‟un nouveau-né, « l‟immense RESPECT 10 de la société coutumière devant l‟enfant » (Centner 1962 : 150), découlent de la conception de l‟« être » selon les Bantous : l‟ensemble des dynamiques de vie et des forces qui sous-tendent l‟existence humaine. L‟enfant, dans cette conception cosmologique, représente le trait d‟union entre le monde des morts et le monde des vivants. En ce sens, dans la société coutumière, les défunts vivent « également d‟une vie diminuée, ce sont des énergies vitales réduites » (ibid. : 151). C‟est ainsi que les enfants représentent un ancrage sur terre afin que les trépassés, à travers la transmission du nom aux enfants, puissent continuer à vivre dans le souvenir des vivants et échapper à la mort absolue. Un élément déterminant est l‟importance accordée par ces sociétés à la fécondité et à la transmission du nom d‟une génération à l‟autre. La transmission du nom constitue ainsi un moyen d‟« échapper à la mort » et de perpétuer la survie du clan (ibid. : 152). L‟importance donnée à la transmission du nom à cette époque perdure. Encore 10 Majuscules dans le texte original. 49 aujourd‟hui, la naissance d‟un bébé est marquée par un choix avisé du nombre d‟enfants censé garantir la présence de parents ou de membres de la famille. La sociologie coloniale a beaucoup insisté sur l‟importance du clan dans l‟éducation morale en milieu coutumier. Elle était, selon ces études, dispensée par le clan, les groupes parentaux, les groupes de sexe et les classes d‟âge (Ruytinx 1962). En lisant les études des observateurs de l‟époque coloniale à propos de l‟éducation morale des sociétés coutumières, il ressort que l‟éducation morale se définissait par rapport à la crainte et au respect des ancêtres : ils étaient « despotiquement puissant[s] » (ibid. : 88) et en même temps imposaient le respect en tant qu‟auteurs de « tout ce qui aide à la vie : terrains de chasse, lieux de pêche, lieux de culture, connaissances générales » (ibid.). Le clan apparaissait, dans ces rapports coloniaux, comme un « organe de moralité » (ibid.) dont l‟intérêt surpassait celui de l‟individu. C‟est au niveau de l‟éducation morale que trouvaient place la magie et la sorcellerie. La magie regroupait un ensemble de pratiques et de connaissances qui aboutissait à la formation d‟associations « professionnelles » : magiciens, devins, féticheurs, guérisseurs. Toutes ces figures travaillaient pour le bien de la société. En revanche, la sorcellerie était un discours pour expliquer l‟envie, la cupidité, la jalousie et la résurgence d‟un malheur en famille ou en société. Le bien et le mal étaient, dans cette optique, des réalités extérieures à l‟individu. L‟objectif des « professionnels » de la magie, comme le sorcier, était donc d‟attirer ou de repousser ces forces de manière à attirer la bienveillance des ancêtres et éloigner la jalousie des hommes. Dans les descriptions d‟époque coloniale, les enfants étaient porteurs, habituellement, d‟un lien entre le passé et la vie de la famille et de la communauté. La reprise du nom du défunt garantissait la continuité de sa présence dans l‟esprit et dans les souvenirs de la famille. Les sociétés précoloniales intégraient tôt les enfants dans la vie économique de la famille (Dibwe 2007). Cela relevait plutôt d‟une nécessité découlant d‟une économie de subsistance que d‟un calcul « assurance-vieillesse » pour l‟avenir. Les enfants bénéficiaient ainsi d‟une certaine liberté d‟action dans les activités de travail de la famille et de la communauté. Dès leur plus jeune âge, ils apprenaient la division du travail selon qu‟ils étaient fille ou garçon. Les garçons accompagnaient les hommes à la chasse ou à la 50 pêche alors que les filles apprenaient les travaux domestiques aux côtés des femmes (ibid. : 24). Les populations bemba, du sud du Katanga, pratiquaient le kisungu : une période d‟initiation durant laquelle les femmes de la famille enseignaient aux jeunes filles tous les aspects de la vie familiale (ibid. : 26 ; voir également Richards 1982). L‟agencéité reconnue chez l‟enfant dans ces contextes était donc liée à une forme d‟apprentissage de la productivité dans la mesure où les enfants remplissaient deux fonctions fondamentales pour la famille et la société : d‟une part, ils aidaient les parents et les aînés, apprenant à réaliser les tâches de subsistance nécessaires à la communauté et apportant ensuite leur contribution ; de l‟autre, ils apprenaient très tôt à être autonomes, attendant le moment où la communauté les jugerait en mesure de labourer un champ et de se construire une case (ibid. : 25). Ils seraient donc prêts à se marier. D‟une manière générale, il est intéressant de souligner que, dans la vie communautaire précoloniale et rurale, la vie sociale avait un caractère communautaire et l‟éducation des enfants et des jeunes était une affaire collective dans la mesure où le clan se substituait à la famille restreinte dans l‟accomplissement de cette tâche. Les enfants représentaient, à travers le passage des noms, la continuité de la société, faisant le lien entre la communauté des vivants et celle des défunts. Ce passage permettait la transmission de valeurs et de principes à la base de la communauté d‟une génération à l‟autre. En même temps, les enfants représentaient une force-travail : non pas en termes d‟investissement futur mais d‟individu qui, selon ses capacités, apportait sa contribution à la vie de la famille et à la vie communautaire. Les études réalisées à l‟époque coloniale par le bulletin du Centre d‟étude des problèmes sociaux indigènes (CEPSI11) ont néanmoins produit un certain nombre d‟interprétations déformées des pratiques sociales et culturelles des populations assujetties. On pourrait dire que la colonisation a participé à la définition d‟une nouvelle tradition africaine (Hunt 1999 ; Ranger 1983). Dans ce processus de « néotraditionalisation » (Ranger 1983), les études coloniales définissaient l‟individu clanique comme un individu « dépendant », constamment à la recherche de protection de la communauté et en large partie irresponsable vis-à-vis des enfants qu‟il mettait au 11 Sur le rôle des bulletins CEPSI, voir Gille et Grévisse (1950). 51 monde. Ces derniers étaient, selon cette vision, élevés par toute la communauté, ce qui diminuait d‟autant la responsabilité de leurs parents. Cette vision de l‟individu clanique comme un individu complètement irresponsable vis-à-vis de ses enfants, éduqué par une « éducation par la peur », peut être remise en question. Les sociétés précoloniales avaient, en dépit de la vision colonialiste, leurs outils et leurs instruments pour espacer les naissances les unes des autres. Les éléments culturels, souvent taxés par les spécialistes occidentaux de tabous ou superstitions dans nombre de sociétés congolaises, fonctionnaient comme méthode d‟incitation à l‟espacement des naissances successives. Ces méthodes produisaient des résultats proches de ce qu‟on pourrait appeler un « contrôle des naissances ». 2.2 APERÇU DE LA FAMILLE OUVRIÈRE KATANGAISE Le modèle de famille industriel qui se construisit dans les années 1930 a certainement représenté un projet ambitieux de l‟emprise coloniale et des missionnaires : créer une classe ouvrière à travers l‟implantation d‟un modèle de famille nucléaire comme unité minime de ce nouvel environnement social qui était le district industriel. Cela dit, deux considérations s‟imposent pour éviter tout malentendu par rapport à l‟impact de ce modèle sur les manières de faire et de penser, la famille, ses relations et, en ce qui nous concerne, l‟idée d‟enfance. En premier lieu, la famille « Union Minière » ouvrière a sans doute représenté un modèle important de famille, du fait même que la UMHK/Gécamines employait une grande partie de la population active katangaise (voir Rubbers). Une large proportion de la population katangaise est donc entrée en contact, directement ou indirectement, avec l‟idéologie de la famille prônée par l‟entreprise « mère » de la région. Néanmoins, il ne faut pas commettre l‟erreur de penser, comme l‟on serait porté à le faire, que ce modèle de famille ait été généralisé à tout le Katanga, adopté par toute la population de manière indistincte. Loin de là. Il n‟a été l‟affaire que d‟une portion de la population bien définie (les ouvriers et leurs familles), et la réussite de son implantation auprès des autres Katangais fut relative. En effet, comme le démontre Benjamin Rubbers (2013), il y a eu différents degrés d‟adhésion de la part de la 52 population ouvrière aux principes promulgués par l‟entreprise. Même par rapport aux résultats en termes de stabilisation des familles et d‟augmentation de la production, la réussite de l‟idéologie de la famille de l‟UMHK était le fruit d‟une véritable biopolitique, de dispositif de punition et d‟encouragement, qu‟au cours des années l‟entreprise avait mis au point pour contrôler la population ouvrière (voir Benjamin 2013). En deuxième lieu, l‟importance de la politique de la famille ouvrière katangaise ne semble pas dénoter de son effectif enracinement dans les pratiques et la mentalité katangaises mais s‟explique plutôt par l‟intégration de nouveaux modèles sociaux, de vie et de consommation inhérents à la vie urbaine et moderne. En troisième lieu, l‟histoire de la famille ouvrière nous aide à comprendre la conviction, aujourd‟hui assez répandue parmi la population katangaise, que les enfants de la rue et les enfants accusés de sorcellerie appartiennent, pour la majorité, aux anciennes familles ouvrières de la Gécamines. Ces dernières, n‟ayant plus le support de l‟entreprise ou ayant perdu leur emploi, n‟arriveraient plus à remplir leur rôle de « parent responsable » et donc auraient tendance, beaucoup plus que d‟autres parents exerçant un autre métier, à abandonner leur enfant ou bien à l‟accuser de sorcellerie. La crise du secteur industriel depuis les années 1980 a affecté de manière particulière les familles ex-Gécamines. Néanmoins dans les études de cas que je propose dans cette thèse, il n‟y a qu‟un cas qui a une connexion avec la famille ouvrière katangaise, celui de Jérôme. Et, dans ce cas, l‟abandon et l‟accusation de sorcellerie ne sont pas attribuées à la famille ouvrière de l‟oncle de Jérôme, par ailleurs fière de montrer que tous ses enfants ont étudié, mais au père de Jérôme, papa Rémy, un policier jugé « parent irresponsable ». Le milieu social industriel et urbain a bouleversé le rôle attribué à l‟enfance, ainsi que la contribution des enfants à l‟économie familiale. La nouvelle base de reproduction sociale, la famille nucléaire, devait effacer, du point de vue des autorités coloniales, l‟individu clanique et donc les liens de celui-ci avec la collectivité, pour reproduire un sentiment familial restreint à l‟intérieur du foyer familial. La place des enfants devenait de plus en plus un type d‟investissement social pour l‟entreprise, et d‟« assurance-vieillesse » pour les parents. En milieu industriel d‟époque coloniale, un certain type d‟enfance fut « inventé », calqué sur les critères d‟âge et de genre. Elle 53 devait, dans l‟optique coloniale, se former à travers trois instances éducatives : la famille, l‟école et les mouvements de jeunesse. La constitution d‟une famille nucléaire et urbaine passa par la promotion de la « domesticité » afin d‟obtenir une dimension privée de la famille (Hunt 1990 ; Rubbers 2013). La transposition à une famille nucléaire située dans l‟espace domestique et liée par un sentiment familial s‟inspirait du modèle de la famille industrielle européenne. Le ménage devait ainsi se composer du père, de la mère et des enfants. C‟est autour de ces sujets qu‟une nouvelle sociabilité familiale devait se construire, exclusive et privée. La famille nucléaire se structurait en entrelaçant plusieurs aspects de la vie sociale : l‟apprentissage des rôles dans la famille, l‟éducation à la moralité, l‟éducation à la santé et à l‟alimentation. Ces principes étaient inculqués avec pour tentative de détacher les indigènes de la société clanique du village d‟origine et créer une société moderne et urbaine basée sur les valeurs de la famille chrétienne (Rubbers 2013). Dans la plus grande et importante entreprise privée de la place, l‟Union Minière du Haut Katanga, le problème de la famille se posa à partir de la fin des années 1920, lorsque, à cause d‟une pénurie de main-d‟œuvre et de mauvaises conditions dans les camps de travailleurs, l‟entreprise décida d‟adopter une politique de stabilisation de la main-d‟œuvre (Dibwe 2001 ; Fetter 1976 ; Jewsiewicki 1977 ; Rubbers 2013). La politique de stabilisation avait comme objectif de fixer le travailleur et sa famille près des lieux de travail. Ainsi, l‟entreprise évitait tous les inconvénients d‟une main-d‟œuvre migrante : « dépenses et difficultés de recrutement, d‟acheminement, d‟acclimatement, de rapatriement ; état sanitaire médiocre, moralité désastreuse régnant dans les cités ; rendement déplorable d‟une main-d‟œuvre instable » (UMHK 1956 : 163-164). La politique de stabilisation inaugura une ère nouvelle pour l‟entreprise mais aussi un passage vers l‟application d‟une forme de paternalisme qui mit sur pied un système de contrôle total de la vie des ouvriers et de leurs familles (Rubbers 2013). C‟est à partir de 1926 que la stabilisation de la famille ouvrière débuta. L‟ouvrier célibataire et nomade « sans amour et sans demeure » (D‟Ydewalle 1960 : 84) des premières années céda progressivement la place au ménage monogame et à la naissance d‟une famille urbaine restreinte qui relevaient d‟une nouvelle manière de vivre les relations familiales. 54 Le recrutement des ouvriers privilégiait les hommes mariés et voulant amener avec eux leur famille (UMHK 1956 : 164). D‟une manière analogue, les célibataires étaient encouragés à se rendre au village ou dans leur pays d‟origine, et à revenir avec une femme (Dibwe 2001). Les objectifs poursuivis par l‟entreprise étaient l‟amélioration du rendement des travailleurs et l‟élargissement du réservoir de force de travail, en engageant les ouvriers pour des contrats de longue durée (Dibwe 2001 ; Hunt 1997). Au début, les contrats de trois ans furent généralisés (UMHK 1956 : 164). Le succès de cette politique fut évident en 1965 où, en moyenne, les contrats signés étaient de six ans. Il s‟agissait d‟une véritable « ingénierie sociale » (Maquet 1962 : 6) qui, comme l‟eut à dire l‟un des « ingénieurs » de la stabilisation, le Dr Mottoulle, consista en « l‟emploi de tous les moyens normaux propres à amener le travailleur noir à aimer le travail et à y rester attaché le plus longtemps possible » (Mottoulle 1946). Nous sommes en présence d‟un passage crucial de l‟application du paternalisme industriel qui choisit l‟octroi d‟une série des bénéfices à ses ouvriers afin qu‟ils puissent se construire une famille stable : le logement, la ration alimentaire, les soins médicaux, la socialisation et la scolarisation des enfants, la formation professionnelle et familiale pour les adultes, les loisirs et les cercles récréatifs pour les hommes (Dibwe 2001). En définitive, la famille devint un espace de négociation où les rapports de forces se définissaient à partir de l‟homme-travailleur, investi de pouvoir par le salaire et les bénéfices qu‟il recevait de l‟entreprise. L‟ingénierie sociale de l‟UMHK fut un travail conjoint de la triade coloniale (entreprise-administration coloniale-Église catholique). La forme-famille qui en ressortit visait à assigner des rôles précis selon une idéologie basée sur la différentiation de genre (Cuvelier 2011 : 74) : l‟homme-travailleur devenait une autorité « par délégation » (Dibwe 2001 : 46) sur des bases matérielles (le salaire et les bénéfices). La femme, en revanche, était exclue du système productif. Elle participait pourtant à la constitution de la domesticité des foyers à travers une série de performances of domesticity qui façonnaient la marque de la famille moderne et urbaine (Hunt 1999 ; Rubbers 2013). Les femmes étaient ainsi exclues du processus productif mais elles étaient mises au cœur du processus de reproduction de la force-travail future, les enfants, qui devaient relayer la 55 génération de leurs pères dans les usines de l‟UMHK (ibid. : 45). En fait, on le verra plus bas dans le texte, elles furent chargées de la procréation, de l‟entretien de la maison et de l‟éducation des enfants. La politique paternaliste de la stabilisation, dans le but de stabiliser la population ouvrière, s‟occupait intensément des aspects sensibles pour la réalisation de ce projet, à savoir : (1) la santé de la femme à travers les hôpitaux, les maternités et les consultations prénatales ; (2) la santé des enfants : à l‟aide de distribution de compléments alimentaires et de consultations auprès des services OPEN (Œuvre de protection de l‟enfance noire), créés en 1925 ; (3) l‟éducation des futures femmes à l‟aide d‟une école ménagère et de formation familiale ; (4) l‟éducation des mamans à travers des consultations après les accouchements ; (5) l‟aide alimentaire à la famille : ration alimentaire à la femme, à l‟enfant et à la femme enceinte (Motulle 1946 ; Parent 1959). Dans cette nouvelle politique, les médecins jouèrent un rôle crucial. En effet, c‟est un médecin, le Dr Léopold Mottoulle, qui dirigea à cette époque le service le plus important pour la réalisation de ce projet : le service de la main-d‟œuvre indigène (MOI). Le département médical joua un rôle primordial dans la politique socioéconomique de l‟entreprise. Les travailleurs étaient sous contrôle médical constant dès leur entrée en service. Les femmes enceintes, les nouveau-nés et les enfants faisaient également l‟objet d‟intenses soins médicaux et de contrôle. Les sièges les plus importants de l‟entreprise possédaient, dans leurs hôpitaux, une maternité. Avant le début de la « stabilisation », la plupart des accouchements se passaient dans le camp des travailleurs. Comme nous le rappelle Donatien Dibwe, les femmes étaient réticentes à fréquenter les structures hospitalières de l‟entreprise, se méfiant de la médecine occidentale (Dibwe 2001 : 29). Pour cette raison, l‟UMHK mit en place une organisation méticuleuse pour les visites prénatales. L‟entreprise recourut aux malonda : des figures qui sillonnaient les camps de travailleurs afin de « détecter tout malade récalcitrant et l‟amener de force au dispensaire » (ibid.). Les femmes qui ne voulaient pas se rendre au dispensaire pour les visites prénatales étaient identifiées à la cantine et leurs maris risquaient une amende. Les infirmières suivaient les femmes des ouvriers à la cantine, lors de la distribution alimentaire, afin d‟identifier les femmes enceintes récalcitrantes aux visites prénatales. Si 56 l‟on trouvait une femme enceinte qui n‟avait pas passé de visite prénatale, alors elle se voyait privée du ticket de ravitaillement qu‟elle aurait eu seulement après la consultation médicale (Dibwe 2001 : 30). À la sortie de la maternité, les jeunes mamans étaient inscrites à la consultation des nourrissons appelée OPEN (Œuvre de protection de l‟enfance noire). L‟OPEN fut fondée sur initiative du Dr Léopold Mottoulle. Le but de ce service était d‟améliorer la santé de femmes et de leurs enfants afin d‟augmenter la natalité et de réduire la mortalité infantile (Mottoulle 1930). Les activités de l‟OPEN comprenaient donc les consultations prénatales, l‟enseignement de la puériculture aux jeunes femmes, la surveillance scolaire et la distribution de langes, de vêtements, de lait et d‟aliments nutritifs (UMHK 1956 : 249). L‟enseignement de la puériculture visait à « instruire » et « initier » la femme à son rôle de mère. Les consultations au service de l‟OPEN étaient conduites par des dames infirmières sous la supervision des sœurs de la Charité de Gand dans les bâtiments annexes des hôpitaux ou alors par les assistants sociaux dans les cités. Le but essentiel de l‟OPEN était d‟aider les mères à élever leur enfant jusqu‟à l‟âge de 2 ans et d‟assurer une surveillance médicale jusqu‟à 4 ans (Parent 1959 : 18 ; Dibwe 2001). Le poids des bébés était contrôlé toutes les semaines au début, tous les mois ensuite (Parent 1959). Les bébés étaient surveillés afin de les soigner et d‟éviter toute anomalie ou infection qui pouvait surgir. Les bébés recevaient, en outre, des compléments alimentaires, des vêtements et des aides diverses (ibid.). Pour améliorer davantage la santé des femmes, l‟entreprise décida de donner une ration alimentaire complète à toute femme qui était enceinte de plus de six mois ou qui se trouvait dans la période d‟allaitement, ceci tant que le bébé n‟avait pas atteint l‟âge de 1 an (Dibwe 2001 : 31). Les services de maternité et de l‟OPEN donnèrent de bons résultats en peu de temps : déjà en 1930, la natalité des camps de l‟UMHK dépassait le taux de mortalité pour la première fois. 57 2.3 LA FEMME COMME ÉDUCATRICE L‟essor de la famille nucléaire et urbaine, comme espace de négociation et de dimension privée, changea les pratiques dans la façon d‟être parent et d‟éduquer ses enfants. Le rôle de la femme comme éducatrice et ménagère fut au centre de la constitution de la famille ouvrière. Les initiatives éducatives de l‟entreprise visaient à valoriser le rôle des femmes par rapport à la société clanique. Cela notamment à travers leur formation, dans les foyers sociaux, ou bien en leur confiant la tâche d‟éduquer les enfants. En définitive, à travers cette valorisation, l‟entreprise voulait une élite citadine de femmes en mesure de se détacher des coutumes traditionnelles et rurales. En ce sens, il fut significatif qu‟à partir de la fin des années 1940, nous rappelle Dibwe (2001 : 60), les voyages ville-village pour se marier diminuèrent sensiblement par rapport à l‟avantguerre. Les femmes du village étaient considérées comme des non-civilisées et donc il n‟était pas souhaitable de les prendre en mariage. L‟élite des femmes urbaines était assez vaste à cette époque pour que les travailleurs africains puissent, au bon gré de l‟entreprise, se marier à des femmes instruites et en accord avec leur rang social12 (ibid.). Le rôle que les femmes acquirent en passant de l‟organisation villageoise à l‟organisation urbaine fut un facteur extrêmement important. Mises au centre du foyer, premières responsables de l‟éducation des enfants, les femmes prirent le rôle d‟épouses et de mères, dominant dans les pays occidentaux à partir du XIXe siècle (Chunningam 1997). La femme fut ainsi valorisée en tant que personne par rapport aux conditions du village. Alors que l‟homme devait, dans la famille nucléaire, représenter la force-travail, les femmes prenaient le rôle de reproductrices de cette force-travail à travers la maternité et l‟éducation des enfants (Dibwe 2001 ; Hunt 199013). 12 13 Rappelons également que, dans les camps de travailleurs de l‟UMHK, fut créé un service spécial au sein du département de la main-d‟œuvre (MOI) pour s‟occuper des problèmes liés au mariage des travailleurs. Il faut néanmoins signaler qu‟à partir des années 1930 les femmes des travailleurs UMHK furent encouragées par l‟entreprise à travailler. Cela était dans l‟optique de limiter les phénomènes de libertinage et de « femmes libres » en essayant d‟occuper les femmes, devenues trop inoccupées et oisives à la maison, avec l‟absence de travaux agricoles (Dibwe 2001 ; Rubbers 2013). De même, les femmes participèrent au budget familial à partir de la seconde moitié des années 1970, durant la crise, du fait de l‟inflation. C‟est à cette période que les femmes commencèrent à exercer les activités qui, encore aujourd‟hui, sont à la base de la survie de nombre de foyers depuis la crise des années 1990. Il 58 Étant donné que les femmes devaient s‟occuper des enfants, elles furent également l‟objet d‟une intense formation (Rubbers 2013). Cette éducation avait lieu principalement en deux lieux : dans les écoles de formation familiale et dans les foyers sociaux. Les écoles de formation familiale étaient destinées de préférence aux nombreuses filles qui, pour les raisons les plus variées, n‟arrivaient pas à terminer le cycle d‟études primaires. Le but de l‟école était de donner une éducation pratique afin de les préparer à tenir leur ménage, à améliorer la cuisine, à soigner les enfants, à se procurer de petits revenus supplémentaires (Zeebroeck 1959). Il s‟agissait, d‟une certaine manière, d‟une première étape de formation à la domesticité de la famille et de la femme, qui continuait avec les cours des foyers sociaux. Les filles y étaient donc instruites pour occuper leur rôle de femme et de mère selon une « mentalité nouvelle » et « une conception plus juste et plus chrétienne de la famille et du rôle qu‟elles ont à remplir » (ibid. : 39). Les foyers sociaux à l‟UMHK naquirent après la Seconde Guerre mondiale (Dibwe 2001). Les foyers sociaux étaient des institutions sociales créées pour un encadrement efficace de la population féminine adulte (ibid. : 31-37). Comme l‟explique Nancy Rose Hunt, ils constituaient un projet colonial qui visait à une division du travail nette selon les catégories de genre dans le but de construire l‟espace domestique selon le modèle européen (Hunt 1990). La formation des femmes congolaises dans les foyers sociaux, dispensée par des assistantes ou des religieuses occidentales, se concentrait au début sur l‟apprentissage de la préparation des repas. Ensuite, lors du passage à la politique de stabilisation, la formation se spécialisait autour des tâches ménagères de compétence des femmes. Les études portaient également sur l‟éducation des enfants. Par rapport à cette dernière, il est à souligner la continuité de la formation morale et religieuse que les mères recevaient dans les foyers sociaux, que par la suite elles devaient transmettre à leurs propres enfants. s‟agit essentiellement de commerce au détail, d‟étals de vente au bord de la rue, de préparation de boissons locales, etc. 59 2.4 L’ÉDUCATION ET LA SCOLARISATION DES ENFANTS Les foyers sociaux n‟étaient qu‟une des institutions qui travaillaient pour l‟éducation morale et le développement physique de l‟enfant et de la femme africaine. L‟Union Minière attachait une importance capitale à la scolarisation des enfants. Pour ces raisons, l‟entreprise instaura dans son enceinte des écoles primaires pour filles et pour garçons, et des jardins d‟enfants. Nous approfondirons le système scolaire de l‟époque coloniale, largement dans les mains des missions chrétiennes, plus tard dans ce travail. L‟UMHK confia à la congrégation des Bénédictins l‟éducation de la population ouvrière et de la scolarisation de leurs enfants. En 1926, la société signa un contrat avec la congrégation belge bénédictine. Les conditions du contrat signé par les Bénédictins étaient tout à fait proches de celles que je présenterai concernant les Salésiens. L‟entreprise fournissait les financements et les bâtiments alors que les missionnaires devaient s‟occuper de l‟organisation du programme d‟éducation collective et de l‟organisation du système scolaire (Cuvelier 2011 : 75). Sans entrer dans les détails du fonctionnement des écoles de l‟UMHK, il est à souligner la nette division de genre, entre garçons et filles, que prenait l‟enseignement dans les camps des travailleurs. Une division de genre qui était fonctionnelle dans le cadre de la division du travail des adultes. Les écoles visaient à faire des filles de bonnes ménagères et des garçons de bons ouvriers. À partir de 1947, la société mit en place une vaste réforme du système scolaire (Dupéroux 1948 ; Koettlitz 1948). À la suite de la réforme, l‟école primaire devint obligatoire pour tous les enfants des travailleurs âgés de 6 à 14 ans. Le cycle primaire avait une durée de 6 ans (Dibwe 2001 : 33). Le nouvel enseignement primaire de l‟Union Minière, géré par le Comité central d‟enseignement et d‟action sociale (UMHK 1956 : 250) visait, tout comme les écoles en dehors des camps, à ne pas fournir des programmes d‟enseignement trop sophistiqués. L‟objectif était plutôt, comme le dit Dibwe, d‟éveiller et de développer l‟intelligence des futurs travailleurs et travailleuses (Dibwe 2001 : 32). En ce qui concerne les écoles postprimaires, l‟accès des élèves était confié au Centre de psychologie et de pédagogie, institué en 1954. Le Centre mettait au point des 60 tests pour évaluer l‟intelligence des élèves, à la sortie de l‟école primaire, et les orienter selon leurs capacités intellectuelles (UMHK 1956 : 251). Les garçons étaient envoyés soit vers les chantiers de travail où ils étaient entraînés au travail manuel, soit vers les chantiers d‟apprentissage pour des cours généraux, ou encore vers les écoles préprofessionnelles (ibid. : 252). Les élèves les plus doués étaient orientés vers l‟école normale de Ruwe, fondée en 1947, pour former des moniteurs de l‟enseignement (ibid.). Les filles, en sortant de l‟école primaire, avaient plusieurs options : les écoles de formation familiale, dont nous avons déjà parlé, ou les « homes » pour les jeunes filles, écoles secondaires ouvertes par des religieuses. Les filles les plus douées pouvaient, en revanche, suivre les cours de l‟école normale Institut Sainte-Agnès ou ceux de l‟école d‟infirmières-accoucheuses du même institut. Les deux écoles, organisées en internat, étaient à Kolwezi (ibid.). Un élément intéressant de l‟emprise éducative coloniale fut les jardins d‟enfants. Les jardins d‟enfants eurent une fonction fondamentale, après la réforme du système scolaire de 1947, dans le projet de construction d‟une enfance de type occidental. Il ne s‟agissait pas d‟une simple garderie. Les jardins d‟enfants avaient pour fonction explicite de « remédier à certaines carences familiales d‟ordre éducatif général », comme le remarquait Verhaegen (1959), directeur des services éducatifs et sociaux de l‟Union Minière. Les jardins d‟enfants visaient, tout comme dans les domaines de la santé et de l‟alimentation, à donner une tournure scientifique à l‟éducation de l‟enfant noir. Dans un monde qui s‟urbanisait et s‟industrialisait à un rythme frénétique, le colonisateur jugeait que l‟éducation de l‟enfant indigène devait également être améliorée, surtout avant l‟entrée à l‟école primaire. Les activités du jardin d‟enfants étaient donc conçues à cet effet. Elles avaient pour but de stimuler et d‟éveiller les enfants en leur donnant des expériences variées dans une phase cruciale de leur développement. Les jardins d‟enfants étaient destinés aux enfants de 4 à 6-7 ans pour en favoriser le développement intellectuel et caractériel (maîtrise de soi, habitude d‟égards pour les autres). L‟éducation dispensée dans les jardins d‟enfants concernait également d‟autres aspects de la formation de l‟enfant noir particulièrement chers aux religieux : l‟éducation « civique » (bonne tenue à table, hygiène, comportement éduqué) et l‟éducation religieuse. 61 Les jardins d‟enfants furent organisés dans chacun des quartiers des grandes cités de la société. Comme pour les autres institutions éducatives coloniales, ils étaient gérés par des assistantes sociales européennes aidées par des monitrices congolaises. En 1955, 3 100 enfants de 3 à 6 ans avaient fréquenté les jardins (UMHK 1956 : 250). En ce qui concerne la commune de Lubumbashi, le jardin d‟enfants fut créé en 1949. Une étude publiée dans un bulletin CEPSI (Samyn 1959) en explique de manière exhaustive le fonctionnement et les buts. L‟auteur nous dit que, depuis l‟ouverture du centre, le nombre d‟enfants inscrits n‟avait cessé de croître (ibid. : 23). Cela était favorisé, en toute probabilité, par la distribution de la bouillie qui « constituait la récompense de la présence au jardin d‟enfants » (ibid.). L‟éducation des enfants du jardin de Lubumbashi était confiée à quatorze femmes et deux jeunes filles de 14 et 18 ans (ibid.). Un cours de formation spécialisée de monitrice de jardin d‟enfants était organisé pour les jeunes filles moins expérimentées (ibid.). Les activités y étaient divisées selon les classes d‟âge. On occupait les plus petits avec des jeux, des chants, des rondes, des danses. En outre, des cours de gymnastique et d‟histoire morale et religieuse étaient dispensés. Tout comme des notions d‟enseignement plus classique tels que le calcul élémentaire, la reconnaissance des formes et des couleurs (ibid. : 24). Les enfants plus âgés, par contre, s‟adonnaient, outre qu‟aux mêmes activités que les plus jeunes, aux travaux manuels : piquetage, perles, dessin, tissage, couture, jeux de construction, dessins, exercices sur les nombres, les grandeurs, etc. (ibid.). On peut remarquer que les activités menées au jardin d‟enfants étaient fort proches de celles de la plaine de jeux organisée par les centres des missionnaires catholiques et plus particulièrement par les Salésiens14. Néanmoins les plaines de jeux s‟étalaient sur quelques semaines au mois d‟août alors que les activités des jardins se déployaient au quotidien, ressemblant ainsi à une école maternelle. 14 L‟organisation des plaines de jeux par les centres salésiens continue encore aujourd‟hui. Chaque année durant les grandes vacances d‟été, les missionnaires, aidés par de jeunes volontaires provenant de l‟Europe, organisent des journées de jeux et d‟occupations pour les enfants de leurs écoles. 62 Les jardins d‟enfants de l‟époque coloniale révèlent l‟intention, à travers une attention méthodique envers les processus d‟apprentissage et cognitifs de l‟enfance15, de considérer l‟enfance comme un monde spatial et temporel séparée du monde des adultes. Conjointement à l‟institution scolaire, les jardins d‟enfants étaient des lieux où l‟occidentalisation de l‟enfance devait se réaliser : l‟enfant devait s‟abandonner aux jeux, se distraire et apprendre. Toute forme de responsabilisation de l‟enfant était absente. Il s‟agissait, en outre, de lieux où les adultes, plus précisément les femmes, pouvaient apprendre les méthodes de contrôle et d‟éducation des enfants. Enfin, la présence d‟assistantes et de monitrices européennes était une opportunité supplémentaire d‟inculquer aux femmes noires les modèles de maternité et de parenté véhiculés par l‟idéologie coloniale. Les jardins d‟enfants poursuivaient des objectifs proches de ceux des foyers sociaux pour les femmes. Dans les deux cas, il s‟agissait d‟éduquer les « cibles » à devenir « enfant » et « femme » au sens colonial et occidental de ces constructions sociales. C‟est dans cette optique que le colonisateur rattacha les jardins d‟enfants aux foyers sociaux. Le but de ce rapprochement était d‟amener les femmes urbaines africaines à une conception de l‟enfance définie largement dans la dimension du jeu et dans la séparation du monde des enfants de celui des adultes. La construction de la femme « mère de famille » passait évidemment par la construction d‟une enfance de ce type et les jardins d‟enfants étaient un excellent laboratoire pour y parvenir. Tout comme la conception de l‟enfance coloniale, dans les années 1950, la conception de l‟adolescence fut construite par les instances éducatives de l‟entreprise et de l‟administration coloniale. En ce qui concerne les filles, dans les contextes ruraux et précoloniaux, l‟ « adolescence » au sens où nous l‟entendons n‟était pas bien définie. La 15 Deux considérations à ce propos. En premier lieu, l‟attention du colonisateur vis-à-vis de l‟éducation des enfants dès leur plus jeune âge était justifiée, selon Cuvelier (2011 : 75), par la conviction que les enfants noirs n‟avaient pas la capacité de penser de manière abstraite. Ce qui a impliqué, à partir des années 1950, après la réforme scolaire, l‟introduction d‟exercices cognitifs (reconnaissance des formes, couleurs, etc.) auxquels je fais allusion dans le texte. En deuxième lieu, durant la première phase d‟implantation du système scolaire, il est intéressant d‟observer les affinités du programme d‟enseignement de l‟UMHK, qui considérait les cours classiques (mathématique, littérature, français) de faible utilité, avec les programmes scolaires des écoles salésiennes. Le programme scolaire de ces dernières, surtout dans les écoles rurales, se concentrait davantage sur le travail manuel et l‟apprentissage « au travail continu » (cf. infra, chap. 3). 63 puberté était suivie immédiatement du mariage. L‟intervention de l‟éducation coloniale visa ainsi à séparer progressivement l‟âge pubère de l‟âge adulte, dont l‟entrée était représentée pour les filles par le mariage. Il y eut ainsi une période durant laquelle les jeunes filles urbaines étaient encouragées à retarder le mariage, à approfondir leur formation et à réfléchir sur leur idéal de vie. Les écoles de formation familiale étaient les lieux où on encourageait le désir de devenir femme ménagère, de construire une famille et un foyer sur le modèle inspiré de celui enseigné dans les foyers sociaux pour les femmes adultes. Selon la vision colonialiste véhiculée dans les écoles familiales et les foyers sociaux, la femme devait être perçue comme la base du progrès tant de la famille nucléaire que de la société. Cette logique est bien résumée par un aphorisme qu‟on entend encore aujourd‟hui à Lubumbashi : « Instruire une femme, c‟est instruire toute une nation16. » Il s‟agissait, en fait, de la création d‟une nouvelle responsabilité, celle du progrès de la famille, donnée entièrement aux femmes et aux jeunes filles, ainsi que l‟expliqua dans un article le Dr Verhaegen, directeur des services éducatifs et sociaux de l‟Union Minière en 1959 : « Il serait bon de créer une certaine mystique de progrès et de propager un certain féminisme : mystique de l‟évolution du pays et du rôle de la femme dans cette évolution par l‟accomplissement de son rôle spécifiquement féminin d‟organisatrice du foyer et d‟éducatrice des enfants » (Verhaegen 1959 : 15). 16 La construction de cette nouvelle culture et source d‟autorité des femmes est tout à fait analogue à ce que fait remarquer Nancy Rose Hunt pour le cas des foyers sociaux d‟Usumbura (1990). L‟analogie entre cet aphorisme et celui de Hunt est par ailleurs frappante : « To instruct a boy is… to form a man; to instruct a girl is to form a family » (id., 451). 64 2.5 L’ESSOR DE LA « PARENTÉ RESPONSABLE » ET LE DÉBAT SUR LES « NAISSANCES DÉSIRABLES » Pendant l‟âge d‟or de l‟UMHK, l‟employeur ne regardait pas aux problèmes qu‟une progéniture nombreuse, soutenue par un paternalisme envahissant, provoquait visà-vis de l‟autonomie des familles. C‟est autour des années 1970, après l‟indépendance, que quelques sonnettes d‟alarme furent tirées. L‟expression « parenté responsable » fit son apparition. Le débat sur ce thème, accompagné de celui sur l‟autre grand thème de l‟époque, la limitation des naissances, prit de l‟importance car le taux de croissance démographique dépassait largement le taux de croissance économique. L‟écart entre l‟indice démographique et l‟indice économique conduisit à des réflexions sur la mentalité à adopter après plus de dix ans d‟indépendance. À l‟instar d‟autres pays « en voie de développement », le passage à une politique de limitation des naissances était vu au Congo comme obligé, avec une évolution des mœurs sociales et sexuelles de la population congolaise. Une étape évolutive nécessaire pour le développement du pays vers une société moderne et technologique. L‟approche supposait une évolution par étapes des sociétés humaines. L‟époque postcoloniale se caractérisa donc par un questionnement sur le modèle de développement à suivre. Tout comme à l‟époque coloniale, le dispositif de contrôle des naissances était au centre du débat. Contrairement à l‟époque de l‟Union Minière toutefois, le modèle à suivre insistait sur une rationalité économique de type « malthusien17», dont la base était le rapport entre la croissance démographique et la croissance économique. Le Dr Ngoy-Kizula remettait en question « l‟esprit » tourné vers l‟« État-clan » des Congolais, selon qui ces instances devaient continuer à subvenir aux besoins de 17 Il est intéressant de constater que la théorie de Malthus avait été, à cette époque, prise comme base de référence théorique par de nombreux observateurs. Dans nombre d‟articles parus dans les bulletins CEPSI, la théorie malthusienne est citée à l‟aide de longs extraits. Le Dr Ngoy-Kizula, par exemple, concluait son article de 1973 par une citation de Malthus. Une citation qui insistait particulièrement sur la nécessité de limiter et de contrôler les naissances à travers la séparation de la « sexualité de la fécondité », en valorisant la « raison humaine, prévoyante et préventive » (Ngoy-Kizula 1973 : 67). Dans un article du CEPSI ayant trait au « bien-fondé d‟une politique des naissances désirables au Zaïre », l‟auteur va dans le même sens. Les extraits proposés par l‟auteur soulignent l‟importance du contrôle de l‟homme sur les ressources disponibles par rapport à sa capacité à élever une progéniture dans le bonheur (Maneng-ma-Kong 1976 : 65). 65 chaque famille en matière d‟instruction, de santé et d‟habitat (ibid. : 64). Le problème fondamental posé par l‟auteur tournait autour de la « mentalité » des Congolais qui devait s‟orienter vers une gestion « responsable » de la famille et des naissances par rapport à une gestion déresponsabilisée, plus tard définie comme « irresponsable », héritage du paternalisme clanique et, par la suite, colonial. Pour citer encore l‟article du Dr NgoyKizula : « Je ne voudrais pas ici […] vous décrire ce que pourrait être notre société de demain si la croissance démographique se poursuivait au rythme actuel. Il faut espérer de la part de chacun de nous et de la part de la collectivité une prise de conscience individuelle et collective […] Aujourd‟hui et demain encore davantage, il nous faudra supporter les études de nos enfants, leurs soins médicaux, etc. D‟où la nécessité de contrôler les naissances et d‟avoir autant d‟enfants auxquels nous pouvons assurer une vie meilleure » (ibid. : 65). Une série d‟autres articles en faveur du bien-fondé d‟une politique de contrôle de naissances parurent dans les bulletins CEPSI dans le courant des années 1970. Dans ces textes, rédigés par des docteurs et des professeurs de l‟Université du Zaïre, et par des professionnels de divers domaines scientifiques, le contrôle de naissances était présenté comme une politique nécessaire pour le développement du pays au sens occidental. Pour démontrer la solidité de ces arguments, les auteurs s‟investissaient dans une minutieuse analyse de domaines sensibles à la politique du contrôle des naissances : l‟alimentation, la santé (notamment celle des femmes et des enfants), l‟hygiène, l‟éducation scolaire. Les observateurs affirmaient que, pour améliorer ces aspects de la vie de tout Congolais, il était nécessaire de réguler les naissances en fonction des moyens financiers à disposition. De cette manière, chaque famille pouvait garantir une alimentation correcte, les soins de santé et la scolarisation de chaque enfant. Il s‟agissait, selon ces observateurs, d‟une question de « responsabilité », de « civilisation » et de mesures nécessaires pour s‟adapter à la société « moderne » et « technologique ». À côté de ces aspects en faveur du contrôle des naissances, d‟autres d‟ordre moral étaient glissés plus subtilement afin d‟étayer les arguments en faveur du couple monogame, du foyer stable, de la fidélité conjugale. La sous-alimentation et la mauvaise 66 alimentation étaient, par exemple, imputées aux cas de divorces de plus en plus nombreux ; la précarité de la santé des enfants ou la non-scolarisation de ces derniers étaient souvent attribuées au manque d‟éducation des pères (Mvita, Talleyrand et al. 1979). L‟état de santé des enfants restait, selon ces mêmes auteurs, tributaire du « statut financier » du père et « de son niveau d‟information » (ibid. : 119). Le père avait donc la responsabilité de la bonne compréhension de la nécessité d‟une alimentation saine et variée pour l‟enfant, de l‟importance du calme dans le foyer et de la scolarisation des enfants. Les recommandations d‟ordre médical ou éducatif glissaient souvent vers des recommandations d‟ordre moral, comme dans ce passage : « C‟est lui [le père] qui doit comprendre […] la nocivité de certaines tentations dont ils sont les premiers sinon les seuls à en pâtir. Ainsi en est-il de l‟alcoolisme, du divorce et de l‟entretien de plusieurs ménages » (ibid. : 119). La malnutrition des enfants était l‟une des préoccupations les plus prégnantes. La question de la nutrition de l‟enfance était, encore une fois, orientée vers une éducation de type moral, en faveur de la famille nucléaire et monogame comme le lieu le plus approprié pour le développement des enfants. Dans un autre article de 1977, les auteurs énonçaient une série de « syndromes sociaux » (Mvita et Talleyarand 1977 : 106) à la base de la malnutrition de l‟enfant et dont les femmes étaient les premières victimes. Dans le texte, sont cités le « syndrome de la fille-mère », dont les symptômes sont la paternité inconnue et l‟abandon précoce des études par les femmes ; le « syndrome du deuxième bureau », c‟est-à-dire que la femme, deuxième ou troisième épouse, souffre de négligence de la part de son mari ; le « syndrome du divorce » ; celui d‟« une mère qui travaille » ; celui de la « marâtre » dont la « méchanceté [est] légendaire à l‟égard des enfants d‟un premier lit », ce qui explique « le peu de soins accordés [aux enfants] et donc la possibilité pour ceux-ci de développer une malnutrition » (ibid. : 107). Nous pouvons constater qu‟un sujet strictement médical se transformait en une question d‟éducation morale. L‟éducation morale sur la parenté responsable reprenait des 67 idées qui, de toute évidence, étaient l‟héritage de la colonisation. Toutefois, les mêmes idées de droiture de l‟homme, du rôle du père dans la famille nucléaire, devaient être fonctionnelles selon une logique inverse : contrairement à la politique nataliste des années 1930 et 1940, dans les années 1970 on recherchait une diminution et un contrôle des naissances en insistant sur la responsabilité individuelle dont chaque homme et femme devait se charger au moment du mariage. Le discours sur la « planification familiale » était donc fortement argumenté sur des bases scientifiques, médicales et, surtout, morales. Les connotations culturelles que le contrôle de naissances comportait étaient ignorées ou, au mieux, taxées, comme nous avons déjà vu, de superstitions ou tabous sexuels. Au nom de la modernité, du développement et du progrès, l‟étape de la planification familiale devait être franchie. Dans ce sens, on peut citer l‟article ci-dessous : « L‟ère des familles nombreuses prises en charge par la collectivité est bien révolue. La responsabilité des enfants est devenue individuelle. Les exigences économiques de la vie actuelle imposent une nécessité de planifier les naissances afin d‟avoir autant d‟enfants que notre situation matérielle nous le permet. […] En définitive, ce qu‟il faudrait pour les parents de nos pays, c‟est une révolution sur le plan des mentalités, une véritable révision de toute une civilisation et son adaptation aux structures du moment » (ibid. : 123). 2.6 FAMILLE, TRAVAIL ET PROVIDENCE DANS LA PÉRIODE DE TRANSITION (1990-1997) La famille nucléaire et urbaine comme espace de négociation et de dimension privée, soutenu par le paternalisme industriel, fut un modèle qui fonctionna tant que la Gécamines resta en mesure de fournir les subsides alimentaires, le logement, et d‟assurer la scolarisation des enfants et les soins de santé (Rubbers 2006 ; 2013). Jusqu‟aux années 1990, le système paternaliste fut donc en mesure d‟alimenter l‟autorité patriarcale sur des 68 bases matérielles. Les bénéfices accordés au père travailleur mettaient ce dernier au centre d‟un système économique dont l‟unité élémentaire était la famille ouvrière18. Il est intéressant de rappeler que, au fur et à mesure que la famille ouvrière se définissait comme étant alimentée par le système paternaliste colonial, elle-même jouait à son tour un rôle central dans la production des êtres humains et dans leur capacité de travail, et par conséquent participait au maintien du système même (Seccombe 2005). Relever l‟équilibre entre système de production qui façonne une forme-famille et une certaine organisation familiale qui soutient un système économique n‟est pas secondaire. En effet, cela relativise, d‟un côté, l‟importance que les études marxistes ont donné aux hommes et à leur autorité ; de l‟autre cela introduit l‟importance des femmes dans la reproduction de la future main-d‟œuvre (les enfants) au sein des foyers. Ce constat nous éclaire sur le fait que, lorsque le système industriel s‟écroula, ce n‟est pas seulement l‟autorité paternelle qui entra en crise, mais aussi tout un système d‟organisation sociale qui tournait autour de la mère, de l‟éducation que cette dernière donnait aux enfants, ainsi que du concept de « maternité » plus généralement. Lorsque la Gécamines entama son long déclin à partir des années 1970, avec la nationalisation des entreprises, le système paternaliste était voué à s‟effondrer. Au cours de la crise des années 1990, le modèle de la famille promu par l‟entreprise entra en crise et l‟autorité des hommes perdit une large partie de son efficacité. Les concepts de « père », « travail », « famille » et « Providence » subirent, certes, un coup très dur, et le système de signification attaché à ces mots entra dans un processus de reformulation qui est en gestation encore aujourd‟hui. On verra, d‟ailleurs, que les accusations de sorcellerie sont étroitement liées à la crise et à la reformulation du sens de ces concepts. 18 Les études marxistes sur la famille ont montré que la domination d‟un mode de production favorise la reproduction de certains types de famille et limite le développement d‟autres modèles. Les recherches de l‟Institut de recherche sociale de Francfort furent sans doute pionnières en ce sens (voir par exemple Marcuse 2008). En rappelant les études sur l‟autorité de la famille de l‟Institut de recherche sociale de Francfort, je voudrais juste souligner que le Katanga ne fut pas une exception : bien évidemment, dans le monde occidental, au cours du processus d‟industrialisation, le système industriel capitaliste et le recours au salariat comme moyen de subsistance a joué un rôle crucial dans le développement des formes modernes de la famille (Seccombe 2005). 69 Dans ces conditions, le rôle de la femme changea, encore une fois, de manière significative et bouleversa la relation entre mères et enfants : les femmes ne furent plus complètement en mesure d‟accomplir les tâches éducatives dont elles étaient responsables auparavant. Elles étaient maintenant occupées par des activités lucratives « informelles » afin de participer à la survie de leur foyer. Au cours des années 1990, nous assistons ainsi au graduel affaiblissement des liens familiaux tant du côté paternel que maternel. En y regardant de plus près, cet affaiblissement ne provoqua pas pour autant la disparition de l‟autorité patriarcale. Le déclin du rôle dominant de l‟homme n‟entraîna pas non plus une nette inversion des rôles au sein de la famille, faisant suite au pouvoir économique récemment acquis par les femmes19. On peut observer, en continuité avec l‟époque coloniale, que l‟effet le plus remarquable dans la redéfinition et l‟affaiblissement des rôles dans la famille est la prévalence de la religion sur les revenus dans la légitimité de l‟autorité de l‟homme. Cette accentuation vers une autorité fondée sur l‟économie morale20 véhiculée par la Bible et les Saintes Écritures a été largement conduite, en époque contemporaine, par les églises néopentecôtistes. Une large partie de l‟« évaporation21 » de l‟autorité paternelle a ainsi été accompagnée et guidée par les nouvelles églises, dite de réveil, d‟inspiration pentecôtiste. L‟« employeur-providence » a cédé la place à la providence divine. Le travail salarié (kazi) a laissé la place au « travail de Dieu » (« kazi ya mungu »). La personne du père, dans ce contexte, n‟était plus l‟interire entre la famille et l‟entreprise mais il devenait l‟intermédiaire entre la famille, l‟Église et Dieu. La loi à respecter n‟était plus celle du règlement de l‟entreprise mais la « loi du Père » écrite par Moïse dans l‟Ancien Testament. Si le rôle joué par les églises néopentecôtistes dans ces changements est indéniable, il ne faudrait pas sous-estimer la présence de l‟Église catholique. L‟Église 19 20 21 Sur l‟inversion des rôles au sein de la famille entraîné par l‟érosion de l‟autorité masculine au Katanga, voir Dibwe (2001) et la critique de cette interprétation donnée par Rubbers (2013). J‟entends ici par économie morale un dispositif discursif relevant de l‟Église néopentecôtiste et de sa doctrine religieuse. Ce dispositif religieux fonde l‟autorité de l‟homme sur des considérations d‟ordre moral et religieux et non pas, comme à l‟époque coloniale, sur les principes de production industrielle et sur la division du travail (cf. Austen 1993). Par évaporation j‟entends le passage d‟une autorité de l‟homme ancrée sur des bases matérielles (salaire, avantages), et donc tangible, à une autorité déplacée dans le domaine de la morale religieuse et fondamentalement intangible. 70 catholique essaya de reformuler les équilibres internes à la famille en valorisant la place des femmes. Dès la fin des années 1950, des voix se levèrent pour la valorisation du rôle de celles-ci dans les foyers. Des groupes de femmes comme les mama kipendano en sont un exemple. Dans la même mouvance, la nouvelle pastorale des jeunes, entamée depuis les années 1970, visait à donner une place centrale aux enfants et aux jeunes dans les paroisses tout comme au sein des familles. En particulier, les pères étaient encouragés à impliquer leur femme dans les décisions et la gestion du budget familial. Les parents, de manière analogue, étaient invités à « écouter les enfants », à leur donner plus d‟espace au sein de la famille. Il apparaît évident que ces positions vis-à-vis des femmes et des enfants entrèrent en conflit avec l‟idée patriarcale de la famille Gécamines des années 1930, 1940 et 1950. Durant les années 1990, la diminution des avantages accordés aux ouvriers, et par conséquent la perte de leur autorité, accentua davantage le contraste entre une idée patriarcale de la famille et la valorisation du rôle de la femme selon la position de l‟Église catholique. Le passage d‟une autorité « dure » du père à une autorité « vaporeuse », vidée d‟ancrage matériel et remplie symboliquement, eut des répercussions importantes sur l‟équilibre familial. Compte tenu du pouvoir économique acquis par les femmes et les enfants durant cette période de crise, l‟autorité morale et symbolique confiée aux hommes ou aux pères par l‟essor des pasteurs néopentecôtistes se heurta aux sujets jusqu‟à il y a peu subordonnés (femmes et enfants). La redéfinition de l‟équilibre familial se joue, encore aujourd‟hui, autour de la contradiction entre la légitimité de l‟autorité biblique du père et le pouvoir économique effectif de ce dernier. 2.7 DYNAMIQUES FAMILIALES CONTEMPORAINES La connaissance des conditions de vie actuelles des familles lusoises est fondamentale pour comprendre l‟essor des accusations des enfants de sorcellerie. Le caractère systématique du recours à la sorcellerie, qui passe à travers la présence de plus en plus prégnante des églises néopentecôtistes et indépendantes, trouve son ancrage dans les changements des conditions de vie des familles et des micropolitiques de l‟enfance au niveau domestique. Dans ce sens, l‟aperçu historique des paragraphes précédents est utile 71 pour une meilleure compréhension de la situation sociale et économique des familles après le boom minier, au début des années 2000. La condition des familles à cette époque a été analysée par plusieurs études et rapports de recherche qui serviront ici de référence (Petit 2000, 2003 ; Dibwe 2001 ; Nkuku et Rémon 200622). L‟impact des politiques de libéralisation du secteur minier, par contre, a été encore peu étudié. Je ferai donc référence principalement à l‟étude récente de B. Rubbers (2013) et à mes propres observations sur le terrain. Le concept de crise et multicrise ne me semble plus à même d‟expliquer complètement la vaste hétérogénéité des conditions de vie de la population que j‟ai eue à observer au cours de ma recherche (2010-2012). Si, pour une large portion de la population, la qualité de vie, par rapport à la situation des décennies précédentes, reste relativement médiocre, la situation pour d‟autres foyers de niveau de vie moyen s‟est sensiblement améliorée. Je ne dispose pas de chiffres pour corroborer cette affirmation, toutefois j‟ai remarqué que la situation de plusieurs ménages avec lesquels j‟avais eu des contacts en 2006-2007 s‟était nettement améliorée à mon retour en 2010. L‟objectif de la présentation de conditions de vie d‟un point de vue économique, démographique et sociologique n‟est pas de proposer une hypothèse expliquant l‟accusation des enfants de sorcellerie par la pauvreté ou la détérioration des conditions de vie des ménages lushois. Cette hypothèse est celle des métarécits de la modernité présents dans plusieurs études utilisés pour expliquer la résurgence de discours sorcellaires et va dans le sens du discours misérabiliste véhiculé par le secteur humanitaire. Je voudrais, par contre, mettre en exergue de quelle façon le phénomène d‟accusation des enfants de sorcellerie est corrélé aux enjeux et aux difficultés au soubassement, réel et concret et non pas imaginaire, de la constitution d‟un foyer et d‟une 22 L‟étude de Pierre Petit (2000 ; 2003) est le fruit d‟une enquête collective menée par l‟Observatoire du changement urbain de l‟Université de Lubumbashi. Elle se base sur une approche qui alterne méthode quantitative et qualitative pour l‟analyse des conditions d‟existence des habitants de Lubumbashi (Petit 2000 : 23). L‟échantillon pris en considération est de 84 ménages. L‟étude de Donatien Dibwe dia Mwembu, mentionnée déjà plusieurs fois dans l‟introduction, se base sur l‟analyse des sources et documents de différents types (archives, bulletins, interviews, etc.) et vise à tracer la direction du changement des structures de l‟autorité de la famille ouvrière katangaise. Enfin, l‟étude de César Nkuku et Marcel Rémon rend compte des résultats d‟une enquête socio-économique faite sur la population de Lubumbashi en août 2002. L‟échantillon de l‟étude s‟élève à 14 000 ménages urbains. 72 famille. Une constitution qui, tout au long de cette thèse, comme déjà esquissé en introduction, est perçue à travers le concept de relatedness. Le constat qu‟on tire du portrait des configurations familiales contemporaines est que les pratiques de relatedness, c‟est-à-dire les pratiques en mesure de façonner le lien familial, sont aujourd‟hui extrêmement importantes. Le budget alimentaire, les frais scolaires, le partage d‟un toit familial, les soins de santé, la commensalité sont des aspects autour desquels une famille se constitue, les rapports entre parents et enfants se définissent, le respect entre aînés et cadets prend forme. Ces pratiques de relatedness sont aujourd‟hui en train d‟être redéfinies et se heurtent à des difficultés imputables aux deux phénomènes suivants. D‟une part, et nous revenons à l‟hypothèse générale exposée en introduction, l‟évolution des dynamiques familiales semble s‟orienter vers une fermeture de la famille nucléaire autour d‟un seul mariage et autour des parents les plus proches avec lesquels le noyau familial entretient une relation et un partage favorisés par la proximité (relatedness). Ce phénomène, loin d‟être nouveau Ŕ déjà l‟État colonial avait poussé dans cette direction Ŕ, semble s‟accentuer aujourd‟hui avec les conditions précaires d‟existence d‟une large partie de la population. Au début des années 2000, la taille moyenne des foyers lushois était de 6,4 personnes par ménage (Nkuku et Rémon 2006 : 32). Un chiffre en diminution par rapport à une enquête menée quelques années plus tôt qui avait recensé une moyenne de 7,4 personnes par ménage (Petit 2003). Par ailleurs, le nombre de personnes par ménage diminue avec le niveau de vie. L‟étude de Petit montre que les ménages de niveau de vie supérieur abritent en moyenne 8,9 personnes, ceux de niveau de vie moyen 7,5 et ceux de niveau de vie inférieur 5,4 (Petit 2000 : 59). L‟explication principale de l‟auteur est liée à la logique redistributive à l‟œuvre dans la société urbaine congolaise. La famille plus nantie se trouve dans « l‟obligation morale de subvenir aux besoins de ses parents, jeunes ou vieux, dont elle doit éventuellement assurer l‟hébergement sous son toit » (ibid.). Alors que les familles les plus pauvres ne sont pas tenues d‟assurer cette obligation est peut-être à ce niveau que l‟écart entre ménages nantis et ménages pauvres se révèle avec plus de clarté. La possibilité de créer une famille nombreuse et de subvenir aux obligations sociales et morales de la parenté est un indice de prospérité et un symbole de prestige social. Les difficultés de nombres de 73 familles à faire face à ces deux impératifs semble donc porter à une fermeture sur ellesmêmes des familles les plus dépourvues. D‟autre part, les sujets qui rendent les besoins d‟une famille extrêmement lourds sont principalement les vieillards et les jeunes. En ce qui concerne la catégorie des vieilles personnes, elles sont dans les ménages lushois une présence minoritaire. Il semble d‟ailleurs s‟agir d‟une question d‟héritage des structures de parenté du Katanga industriel et rural : on évite de vivre avec les beaux-parents avec qui on entretient une relation de respect. Les conjoints, après le mariage, constituent d‟habitude un nouveau foyer (Petit 2000 ; 2003). En ce qui concerne la catégorie des enfants et des jeunes, la situation est beaucoup plus complexe. Il convient, d‟abord, de dégager les chiffres qui nous donnent une idée de la dimension de cette population par rapport à une population active beaucoup moins nombreuse. Il n‟est pas surprenant que les enfants et les jeunes soient aujourd‟hui au centre de la vie publique et domestique des familles congolaises et lushoises plus particulièrement. La première caractéristique qu‟on dégage de la situation de Lubumbashi est que la population est très jeune. Les enfants (0-14 ans) représentent 42,73 % de la population. Les jeunes de 0 à 19 ans représentent 55,16 % de la population totale. L‟âge moyen de la population est de 20 ans (Nkuku et Rémon 2006 : 35). La répartition de la population par âge et par sexe est un aspect plutôt important. Elle permet d‟apprécier la proportion d‟adultes en âge de travailler et, par conséquent, en mesure de prendre en charge les autres catégories de la population (enfants et vieillards). Finalement, la population adulte « dite active » (20-64 ans) représente 43,07 % (ibid.). De ces chiffres se dégage, en premier lieu, un déséquilibre plutôt significatif : la catégorie sociale qui supporte la charge de famille est moins nombreuse que les catégories « dépendantes ». Le taux de dépendance est ainsi très élevé : 1,3 % (Nkuku et Rémon 2006 : 121). Le taux de dépendance est défini par ces auteurs comme le rapport entre la population dépendante (tranches d‟âge 0-19 et plus de 65) et la population active (20-64 ans) (ibid. : 55). Le taux de dépendance est un élément important, surtout si on le ramène à une dimension familiale. On constate qu‟avoir des enfants et des jeunes célibataires qui ne travaillent pas à la maison est extrêmement coûteux. Pourtant la dépendance des enfants 74 et, dans une large mesure des femmes, nous l‟avons vu plus haut, est l‟héritage de l‟époque coloniale. Durant cette époque, la dépendance de ces catégories sociales était un élément constitutif de la stabilisation des familles ouvrières. Le paternalisme des entreprises privées fournissait les moyens de subvenir aux besoins de ces catégories de personnes (Dibwe 2001 ; Rubbers 2013). Même si le système paternaliste ne s‟appliquait pas à l‟ensemble de la population, il a influencé la notion, l‟idée de famille. Les enfants et les jeunes en âge de scolarisation, s‟ils ne participent pas au budget ménager, sont « dépendants » du chef de famille ou des membres productifs du foyer et constituent non seulement un poids mais aussi un obstacle à la survie même du foyer. Et ce d‟autant plus que les principaux postes de dépenses domestiques, pris en charge par l‟employeur ou l‟État durant les décennies précédentes, sont à présent à la charge des ménages. Si l‟on ajoute au taux de dépendance élevé la difficulté à trouver un bon emploi, la qualité de la vie de la majorité de la population reste relativement basse. La circulation des enfants et la prise en charge par d‟autres foyers de parents que celui des géniteurs était au Congo, comme en Afrique, un phénomène très courant. Il s‟agissait d‟une « quasi-institution » avec ses propres règles plus ou moins explicites et participant à la définition des règles matrimoniales (Lallemand 1980). Dans ces sociétés, acquérir un enfant était considéré comme un luxe, un don, souvent une forme de récompense pour avoir donné une fille en mariage. Cela essentiellement parce que, dans les sociétés rurales africaines et congolaises, les enfants travaillaient. Ils n‟étaient pas perçus comme une charge mais comme une substantielle force d‟appoint. Ce qui ne semble plus être le cas aujourd‟hui. Le poste de dépenses des familles lushoises consacré à l‟éducation et à la scolarisation des enfants semble confirmer que la figure de l‟enfant producteur n‟est presque plus contemplée, elle est même renversée par l‟institution de la scolarisation. Notons que l‟instruction a toujours était un élément fondamental dans l‟histoire du Katanga. Nous avons vu pourquoi dans le système paternaliste de l‟UMHK/Gécamines, largement entre les mains de la congrégation des pères bénédictins. Nous le verrons d‟ailleurs dans le chapitre consacré aux Salésiens qui se sont occupés plutôt de l‟instruction en milieu rural et des écoles d‟élite de la ville. Une question, donc, d‟héritage colonial qui s‟est certainement prolongée après l‟accession à l‟indépendance du pays. Encore aujourd‟hui, l‟école, la scolarisation et l‟obtention du diplôme 75 universitaire revêtent une grande importance sur un double front : d‟un point de vue des chances de trouver une meilleure embauche, d‟un point de vue du prestige social (Rubbers 2009). Payer le minerval23 prend donc la connotation d‟une obligation morale pour les parents qui se veulent responsables. Je ne peux pas oublier la phrase de l‟oncle d‟un enfant qui me disait à ce propos : « Laisser les enfants à la maison sans étudier c‟est vraiment diabolique. » La scolarisation des enfants est aujourd‟hui, comme déjà dit, un pilier du contrat générationnel qui structure la réciprocité entre parents et enfants (Reynolds White et al. 2008 : 7). Une expression utilisée à Lubumbashi qui rend bien la charge morale de ce rapport contractuel entre enfants et parents est « faire grandir à l‟école ». Elle prend toute la force et l‟efficacité d‟une expression émique. Loin d‟être une simple façon de parler, elle exprime une importante source d‟autorité des parents, et plus généralement des aînés, dans la capacité à pourvoir à la scolarité des enfants de la famille. Il n‟est pas rare de s‟apercevoir sur le terrain de la valeur que gagne un membre aux yeux de sa famille par rapport au nombre d‟enfants qu‟il est capable de scolariser. Du côté des enfants, eux aussi ont des attentes vis-à-vis de leurs parents pour étudier et aller à l‟école. Fréquenter l‟école, réussir l‟année, avancer de classe en classe et arriver éventuellement jusqu‟aux études universitaires est désormais vécu comme un droit et un moyen pour se conformer aux frères et sœurs ou à tout autre enfant du quartier qui a eu l‟opportunité d‟aller à l‟école. D‟ailleurs, fréquenter l‟école représente pour l‟enfant un signe de progrès dans sa vie. En ville, il est aussi un signe de citoyenneté dans le sens où l‟enfant est reconnu par la société et développe un sentiment d‟appartenance à un groupe du même âge. Comme le soulignent Reynolds White et al. (2008), le paiement des frais scolaires représente l‟une des « clauses » du pacte d‟investissement tacitement contracté entre enfants et parents : ces derniers prennent soin des premiers jusqu‟au moment où les enfants prendront à leur tour soin de leurs parents devenus incapables de subvenir à leurs besoins. Ces auteurs nous rappellent en outre que, contrairement à l‟Europe où le système 23 Au Congo, ainsi qu‟en Belgique, on appelle minerval le droit d‟inscription à l‟école. 76 de pension est étendu à la majorité de la population, en Afrique très peu d‟États sont en mesure de garantir des pensions. Cela dit, les personnes âgées dépendent de leurs enfants dans la mesure où elles ne sont plus autonomes (ibid. : 7). L‟école représente ainsi un élément fondamental du système de reproduction des « obligations affectives du sentiment familial » (Bourdieu 1993), ce qui, en d‟autres termes, fait la famille. Le système d‟obligations affectives qui tient les membres unis est composé de deux éléments qui s‟enchevêtrent. Il s‟agit d‟une sorte de double bind économico-affectif qui lie les enfants à la famille à travers l‟engagement des parents vis-à-vis du paiement des minervals. L‟aspect matériel est enveloppé dans un élément affectif de « devoir d‟amour » (Lallemand 1998) : payer les frais scolaires est une démonstration d‟amour des parents aux enfants. En même temps, cela implique l‟affection de ces derniers vers les parents et se concrétise par un endettement moral conséquent face à l‟engagement des parents qui littéralement « font grandir à l‟école » leurs propres enfants et, éventuellement, ceux de la famille. Il vient se créer ainsi ce qu‟Alain Marie appelle « l‟anthropo-logique de la dette24 » (Marie 1997 ; 2002) : « la relation communautaire entre un “créancier” qui oblige et un “débiteur” tenu à la “reconnaissance” » (Marie 2002 : 209). En raison des multiples facteurs qui ont contribué à éroder le niveau de vie de beaucoup de familles lushoises, « faire grandir à l‟école » est devenue une tâche de plus en plus compliquée à réaliser. En dépit des difficultés économiques pour scolariser les enfants, l‟école continue de représenter, pour la majorité de la population, une possibilité de trouver un bon poste de travail et, pour ceux qui accèdent à l‟université, une opportunité d‟ascension sociale (Rubbers 2004). Le poids des frais de scolarisation est de ce fait très important dans le budget familial. Le paiement des frais scolaires, malgré les difficultés rencontrées par la famille, est parmi les dépenses les plus onéreuses dans l‟économie domestique des foyers lushois. La rubrique de frais pour l‟école est comparable aux frais pour la nourriture et pour les médicaments. Il faut rappeler que seule une petite portion de la population lushoise vit aujourd‟hui avec un salaire sûr et satisfaisant. Selon Petit (2000 : 144), 11 % de 24 « Anthropo-logique » est une notion empruntée à Georges Balandier (1974). 77 l‟échantillon de l‟enquête qu‟il propose déclare percevoir un salaire moyen de 3 330 FC (40 $ à l‟époque de l‟enquête). La plupart des ménages affirment ne survivre qu‟avec plusieurs sources de revenus extra-salariaux. Les ménages les plus pauvres sont ceux qui recourent aux revenus les plus diversifiés en raison de la nécessité et de la difficulté à réunir un montant suffisant pour acheter ne serait-ce que la nourriture (ibid. : 132). Petit situe les dépenses des frais scolaires à la troisième place dans la liste des dépenses, après l‟alimentation et le logement. 96,1 % des habitants de Lubumbashi affectent leur revenu principalement à la ration alimentaire. Il est pourtant important de se faire une idée du montant, selon l‟étude de Petit en 2000, des dépenses moyennes par mois et par ménage consacrées à l‟alimentation : 5 254 FC (à l‟époque 50 $)25. Le secteur de soins médicaux vient en deuxième position. Une bonne partie du revenu ménager est affectée au paiement des frais scolaires. Ce dernier point est à mettre en relation avec le nombre d‟enfants en âge scolaire et avec le fait aussi que l‟école n‟est plus gratuite depuis les années 1990 Ŕ les parents assument, à travers les frais scolaires, le salaire des enseignants. Depuis 1994, le système de fonctionnement des écoles primaires et secondaires se base sur ce qu‟on appelle le système FIP : frais d‟interventions ponctuelles (souvent nommés également « motivation des enseignants »). Initialement provisoire afin de répondre à la nécessité d‟assurer le financement du système éducatif, jusqu‟à ce que l‟État soit en mesure de remplir ses prérogatives, ce système s‟est maintenu jusqu‟à aujourd‟hui. En bref, les parents paient l‟inscription de leurs enfants à l‟institut scolaire, qui devient automatiquement le salaire des enseignants. Il n‟est pas difficile d‟imaginer les conséquences qu‟entraîne un tel système. Les couches de la population les plus défavorisées, qui ne peuvent pas se permettre de payer les frais mensuels, n‟envoient pas leurs enfants à l‟école. Et, compte tenu de l‟irrégularité des revenus des familles lushoises (Nkuku & Rémon, 2006 : 60-61), il existe un haut taux de déperdition scolaire en cours d‟année dû aux difficultés rencontrées par les parents dans le paiement régulier des minervals. Les élèves sont d‟ailleurs renvoyés de l‟école lorsque les frais du mois courant 25 La farine de maïs, pour la préparation du bukari, compte à elle seule pour 22 % des dépenses alimentaires ; les autres céréales 10 % ; les poissons 21 % ; les feuilles de manioc et autres légumes 15 % (Petit 2000 : 133). 78 n‟ont pas été payés. C‟est une pratique très humiliante pour les élèves qui entraîne un climat de tension entre l‟enfant et les parents au sein de la famille. Le coût de l‟éducation des enfants est ainsi un des motifs de mobilité des enfants vers un membre de la famille plus nanti. La prise en charge par un membre qui possède des moyens économiques vise à garantir la scolarisation de l‟enfant ou la conclusion d‟un cycle d‟étude d‟un jeune. Cette obligation sociale de scolarisation est désormais une semi-institution, au point que les enfants et les jeunes peuvent, de leur propre initiative, décider de déménager chez un autre membre de la famille si les conditions pour continuer à étudier chez leurs parents ne sont plus remplies. Nous verrons dans le chapitre consacré aux enfants de la rue que cela arrive souvent. Il s‟agit d‟un type d‟initiative qui, d‟ailleurs, peut créer des conflits d‟attribution d‟autorité sur les enfants entre familles ; j‟ai enregistré plusieurs cas d‟enfants contraints de vivre dans la rue pour avoir abandonné le toit familial et avoir essuyé un refus d‟accueil de la part d‟un autre membre de la famille censé pouvoir subvenir aux frais scolaires. À la lumière de ces considérations, la structure de cohabitation des familles lushoises s‟avère très parlante. Elle nous permet de dégager un certain nombre de considérations sur la tendance à la fermeture de la famille nucléaire et à la circulation des enfants dans les foyers qui restent, malgré tout, liés par la parenté. Nous avons vu plus haut que les ménages de Lubumbashi sont composés de plusieurs membres selon des réalités sociales complexes. La famille reste, parmi ces réalités sociales, le point d‟ancrage de la vie domestique. Cependant, en dépit du nombre élevé de personnes qui vivent dans un seul ménage, on ne peut pas parler proprement, selon Petit (2000 : 62), de « familles étendues », car le ménage s‟articule autour d‟un seul mariage sur lequel peuvent se greffer d‟autres parents qui ne sont pas mariés. Les enfants constituent la composante majoritaire des membres de ce type de famille (55,67 %). À noter que la catégorie « enfants » peut englober aussi des adultes qui vivent à la charge de leurs parents. Les enfants nés des deux conjoints d‟un foyer sont majoritaires. Il est rare de trouver des enfants nés d‟un autre lit ou d‟un précédent mariage (Petit 2000). Cette tendance est confirmée par mes observations qui témoignent de la rareté d‟un conjoint bien disposé vis à vis d‟un enfant d‟un autre lit. Néanmoins, conséquence des problèmes liés au paiement de la scolarité, la présence de petits-enfants dans la famille des grands- 79 parents est récurrente. Il est courant aussi d‟héberger des parents de la même génération de l‟un des conjoints, souvent un frère ou une sœur (ibid. : 61). L‟on héberge également des neveux et des nièces. La catégorie « frère » occupe ainsi une place importante dans la composition du ménage, ce que j‟ai relevé moi-même à plusieurs reprises. Enfin, pour pallier les dépenses requises pour la survie des foyers, les ménages les moins nantis recourent à une multiplicité de sources de revenus et à la contribution de tous les membres du ménage. Les femmes sont un pilier de l‟économie domestique, surtout auprès des foyers de niveau de vie moyen et plus pauvre. Les enfants aussi sont souvent mis à contribution. La nécessité qui implique tous les membres du foyer à se déplacer en ville à la recherche d‟argent ou de nourriture nous renvoie à une des problématiques récurrentes dans les ménages de Lubumbashi : la présence des parents à la maison et la prise en charge de l‟éducation des enfants à la maison. Il est fréquent, surtout dans les cités de Lubumbashi, d‟enregistrer les craintes des parents, occupés toute la journée au travail ou en ville pour récupérer un peu d‟argent, concernant les enfants restés seuls à la maison. Dans un cas que j‟ai suivi, la mère avait confié ses deux enfants à un frère dont la femme, qui était ménagère, pouvait s‟occuper d‟eux pendant la journée. Mais si les parents n‟ont pas l‟opportunité de confier les enfants à d‟autres membres de la famille, ces derniers passeront toute la journée seuls à la maison. De surcroît, les enfants peuvent employer leur temps dans certaines activités lucratives ou de commerce qui les amènent à s‟absenter de la maison. La mobilité urbaine contemporaine à Lubumbashi est un aspect fondamental pour comprendre les dynamiques familiales et les conditions de vie de milliers d‟enfants. Les changements que la mobilité a subis au cours des années sont fondamentaux pour appréhender l‟évolution de l‟assistance et de l‟éducation des enfants. Dans tous les cas d‟accusation de sorcellerie que j‟ai suivis, l‟absence des parents ou des tuteurs est un élément prépondérant des dynamiques en place. Si cela est vrai pour les déplacements des hommes, l‟absence des femmes de la maison a des conséquences profondes sur la tutelle et l‟éducation des enfants. Une charge, nous l‟avons vu dans le paragraphe précédent, qui était confiée aux mères depuis l‟époque coloniale. 80 À partir des années 2000, en concomitance avec la montée au pouvoir de l‟actuel président de la République Joseph Kabila, l‟une des réformes mises en place par le nouveau gouvernement fut la libéralisation du secteur minier. Soutenue par la Banque mondiale, cette réforme avait pour but de reconstruire l‟économie nationale et favoriser le processus de paix dans le pays (Rubbers 2013 : 49). Comme l‟explique B. Rubbers (ibid.), la réforme impliquant la libéralisation du secteur minier consiste en une stratégie de développement qui met l‟exploitation des ressources naturelles par des privés au centre du processus de croissance économique et de lutte contre la pauvreté (ibid. : 50). La réforme du secteur minier a été suivie par un boom minier, essentiellement dû à l‟augmentation vertigineuse du cours du cobalt et du cuivre entre 2002 et 2006 (ibid. : 52). Dès 2004, les prix attrayants des cours de ces deux minéraux provoquèrent un grand afflux de sociétés minières, petits entrepreneurs chinois et d‟autres parties du monde. Comme B. Rubbers le dit : « Ces villes de province à l‟abandon depuis la période coloniale vivaient un nouveau rush de l‟or rouge » (ibid.). Le boom minier, bien que ralenti par la crise financière de 2008, a eu des répercussions importantes sur le niveau de vie de certaines familles urbaines. En effet, il n‟est pas complément approprié de parler, pour l‟époque contemporaine, d‟une « crise » généralisée qui frappe de manière égale toute la population. J‟ai des exemples très proches qui démontrent dans quelle mesure une petite portion de la population a profité de ce boom minier, comme papa Remy, qui trouva un poste comme chef de dépôt auprès d‟une société privée d‟extraction minière de la place. Rémy a un salaire de plus de 3 000 $ une belle maison d‟ancien cadre de la Gécamines (localisée à Panda) et une famille nombreuse (quatre enfants, plusieurs cousins à sa charge, etc.). Il en est de même pour Kedrick, célibataire diplômé qui travaille à « Congo Équipement » : un bon salaire, une maisonnette en centre-ville. Effectivement, Lubumbashi est en train de vivre une phase de relative croissance économique mais dont une petite portion de la population seulement en bénéficie. À côté des exemples que je viens de donner, je pourrais citer le cas des hommes nés dans les années 1950, les ex-agents Gécamines, qui ne trouvent pas d‟emploi dans ce secteur et d‟une manière générale n‟arrivent pas à trouver un bon emploi. Les plus jeunes diplômés éprouvent également des difficultés à trouver un poste dans ce domaine, soit parce que 81 leurs diplômes ne sont pas suffisants, soit parce que les conditions de travail offertes sont pénibles. CONCLUSION Nous assistons aujourd‟hui à une sorte de densification de l‟espace domestique par rapport aux années 1970 et 1980 (Petit 2000 : 50), densification due principalement au nombre d‟enfants par foyer. Autour du couple et des enfants des deux conjoints se structure la majorité des foyers lushois, qui abritent également des membres appartenant aux deux côtés familiaux surtout des enfants en âge scolaire et des petits-fils. Les foyers de niveaux de vie supérieur et moyen sont les plus concernés par cette configuration de cohabitation. On en déduit que les frais pour éduquer et scolariser tous ces enfants sont importants et constituent un enjeu majeur dans la définition des rapports familiaux. Cette configuration de la cohabitation et les contraintes socio-économiques qui en découlent impliquent, dans une certaine mesure, une tendance à une fermeture de la famille nucléaire des foyers les plus pauvres. Mon hypothèse générale est que cette stratégie de fermeture représente une stratégie de survie contre l‟institution de la circulation des enfants en milieu urbain, laquelle met en danger la survie des foyers les plus dépourvus. La circulation des enfants en milieu urbain suit des règles de solidarité sociale qui s‟appuient principalement sur l‟obligation morale, si l‟on a les moyens financiers pour le faire, de garantir la scolarisation et une éducation moderne et urbaine aux enfants de la famille. L‟obligation de scolariser les enfants procède d‟un héritage de l‟époque coloniale durant laquelle l‟État colonial et les entreprises privées pourvoyaient à la scolarisation, du moins au niveau primaire, des enfants des ouvriers et d‟une large partie de la population. L‟impossibilité de respecter cette quasi-institution de « faire grandir à l‟école » les enfants alimente une fermeture des foyers sur la famille nucléaire et nourrit de l‟aversion vis-à-vis des enfants nés d‟un autre mariage ou de provenance d‟une branche de la famille plus lointaine. 82 Ce chapitre nous éclaircit sur l‟importance que revêt, aujourd‟hui, la « parenté pratique », au sens que lui donne Florence Weber (2005), dans la structuration des liens familiaux. Les liens entre parents et enfants se basent sur des légitimations de type biologique (consanguinité) et juridique (mariage, paiement de la dot, etc.), mais on se rend compte combien est déterminante l‟économie domestique dans la construction d‟un foyer. Cela semble d‟autant plus évident dans un contexte de précarité comme celui de Lubumbashi. Une fois qu‟on focalise l‟attention sur la dimension matérielle et les pratiques du vivre ensemble émerge la complexité des enjeux sociaux, économiques et juridiques de la prise en charge de la dépendance. Dans un contexte où l‟État, d‟une part, et le système paternaliste, d‟autre part, pour une partie de la population, ont été enterrés, la prise en charge devient de plus en plus un enjeu entre les individus et les familles. La sorcellerie et les accusations de sorcellerie sont un discours, une pratique et, pour utiliser un concept tiré de Michel Foucault, un dispositif d‟inscription qui ont trait à ces enjeux. Considérant les enjeux de la prise en charge de la dépendance, il n‟est pas fortuit que de véritables séries d‟accusations de sorcellerie, dans des périodes historiques données, s‟adressent aux enfants et aux vieillards. Ces deux catégories de personnes, même si les limites de telles catégories sont flexibles et parfois floues, représentent les sujets dépendants par excellence. Il est partant pertinent de penser que sur eux retombent de manière plus accentuée les enjeux et les conflits inhérents au champ social de la famille et de la parenté. Ce n‟est pas un hasard, me semble-t-il, que le discours sorcellaire s‟active ou se désactive, dans la totalité des cas, au moment où les différentes dimensions de la parenté sont remises en question ou affirmées. Comme l‟ont bien mis en exergue Noret et Petit (2011), le deuil et la prise en charge de la mort, par exemple, constituent un excellent loupe des évolutions familiales et sociales. Compte tenu de l‟investissement matériel et affectif dont elle fait l‟objet, la scolarisation, le paiement des frais scolaires et la réussite dans les études, sont des moments où des tensions familiales peuvent surgir. Le défaut de paiement des frais scolaires peut être interprété par l‟enfant comme un manque d‟affection de la part du père. Par ailleurs, le paiement des frais scolaires peut engendrer une discrimination entre enfants de la même famille et rebondir sur des liens de parenté 83 d‟autres natures, par exemple des liens par consanguinité ou par affiliation. Ce qui ouvre des conflits qui peuvent avoir des conséquences nuisibles sur la stabilité de la famille. L‟investissement dans l‟instruction scolaire de ses propres enfants participe à construire plusieurs aspects de l‟identité de « parenté responsable ». En premier lieu, le parent qui s‟acquitte des responsabilités perçues comme des obligations sociales et religieuses est perçu par la communauté (famille, quartier, communauté de l‟église, etc.) justement comme un « bon parent ». Deuxièmement, de manière spéculaire dans la relation parent-enfant, le parent qui paie les frais scolaires à ses enfants instaure un rapport à la fois matériel et affectif qui crée le lien familial sur une pratique et un élément symbolique de grande valeur. Troisièmement, pourvoir aux besoins de la scolarité de ses propres enfants, mais aussi, quand c‟est possible, de celle des enfants de la famille, est une manière d‟asseoir une position de pouvoir, de gagner la considération par rapport aux autres membres de la famille en vertu du système de dette communautaire et de dette familiale qui, aujourd‟hui, au Katanga, semble passer par l‟investissement scolaire des enfants. 84 3. LES SALÉSIENS DE DON BOSCO Dans ce chapitre, nous retraçons les grandes lignes de l‟installation de la congrégation salésienne de Don Bosco au Katanga. Cette section de la thèse reconstruit les passages les plus importants de l‟évolution des discours, des pratiques et des représentations de l‟enfance qu‟a accompagnée l‟implantation de la congrégation au Congo. Un ensemble de discours, de pratiques et de représentations défini par M. Foucault (1976, 1988) comme un « dispositif d‟inscription ». Un dispositif d‟inscription, comme nous l‟avons vu dans l‟introduction, constitue et alimente des réseaux sociaux pour la production et l‟inscription de la subjectivité. Dans ce sens, le concept d‟« enfance » introduit par les missionnaires, caractérisé par des discours, des pratiques et des représentations iconographiques, fut un dispositif d‟inscription qui changea considérablement les manières de vivre et d‟entendre localement l‟enfance. Le dispositif de l‟enfance a émergé dans le cadre plus large de l‟évangélisation catholique de la colonie belge, appelé dans le jargon catholique processus d‟« inculturation ». Par inculturation, l‟on entend intégration et réappropriation, dans et par une culture particulière, des écritures et du message chrétiens (cf. Bayart 1989 ; Marshall 2009 : 108 note 70). Nous tenterons dans ce chapitre de comprendre le lien entre le dispositif de l‟enfance déployé par la congrégation salésienne et les accusations de sorcellerie dont les enfants font l‟objet aujourd‟hui. Pour cela, nous nous focaliserons sur un trait distinctif du processus d‟« inculturation » au Congo : l‟investissement de la congrégation, entamé depuis l‟époque coloniale, dans la prise en charge de l‟enfance et de la jeunesse locales. Cette opération se réalisa à travers l‟éducation religieuse et l‟institution scolaire. Le système d‟enseignement mis au point par les missionnaires fut calqué sur le modèle de la métropole. Dans la province de l‟Équateur, par exemple, les manuels scolaires de première génération (années 1920) mêlaient aux éléments de la culture locale des notions de religion chrétienne (Vinck 2002 : 17). À partir des années 1930, cette juxtaposition se déséquilibra en faveur de la religion chrétienne. Les manuels des catholiques présentaient des biographies de saints, et ceux des protestants des biographies de pères fondateurs 85 comme Luther (ibid.). Le projet d‟enseignement, organisé par l‟administration coloniale et les missions catholiques du Congo belge, visait à retirer petit à petit les enfants de la famille, du moins partiellement, pour les orienter vers les lieux de l‟évangélisation : l‟école, la mission et les groupes de jeunesse. En effet, l‟autorité coloniale et les missionnaires méprisaient le milieu familial des jeunes Congolais. Dans le document Projet d’organisation de l’enseignement libre au Congo belge avec le concours des sociétés de missions nationales (POE) de 1924, les fonctionnaires coloniaux exprimaient tout leur dédain pour le milieu familial congolais : « Le milieu familial, qui est le foyer de l‟éducation en Europe, exerce en Afrique une influence déprimante : cases en ruines, hommes en guenilles si pas nus, parents frustes et sans retenue, préoccupations qui ne vont pas beaucoup au-delà des besoins de la vie animale, tout cela ne constitue pas précisément un milieu éducatif » (POE 1924 : 1). La mission civilisatrice de l‟éducation et de l‟enseignement chrétiens était indissociable d‟une demande de main-d‟œuvre semi-qualifiée requise par la naissante industrie minière, l‟administration publique, l‟école et les forces armées. L‟éducation scolaire visait donc à produire une main d‟œuvre semi-qualifiée et éduquée aux valeurs occidentales pour la demande interne de la colonie. Selon J. Fabian (1986), à cette époque, certains planificateurs coloniaux réalisèrent l‟importance économique d‟encourager l‟émergence d‟« une classe moyenne », qui, toutefois, devait être politiquement contrôlée (Fabian 1986 : 70). À cet effet, l‟instruction à l‟intérieur des camps de travailleurs de l‟Union Minière du Haut Katanga (voir Dibwe 2001 et Rubbers 2013) fut confiée à la congrégation catholique des pères bénédictins. Les Salésiens, tout en gardant à Elisabethville des écoles d‟élite, furent chargés d‟organiser des écoles professionnelles dans les missions rurales. C‟est en 1958 que l‟UMHK remit également aux Salésiens la gestion de l‟école professionnelle de Ruwe, près de Kolwe. L‟éducation scolaire s‟accompagna aussi d‟une préoccupation pour la santé publique. Le fait que les missionnaires s‟occupaient de l‟éducation et de la santé des Congolais donnait d‟une part une allure plus humaniste à la colonisation et, de l‟autre, 86 fournissait un moyen de contrôle sur la population. L‟aide sociale fut un domaine également important qui accompagna la scolarisation et la médicalisation des Congolais urbains. Les missions catholiques étendirent ainsi leur champ d‟action au domaine caritatif à travers des interventions de défense sociale, de comportement des gens et de leur moralité. Il est intéressant de remarquer la tendance des entreprises privées qui actuellement opèrent au Congo à reproduire le même système de légitimation de leur présence dans le pays à travers des œuvres visant l‟amélioration du réseau de santé et des initiatives caritatives. Il semble que cette tradition ait été héritée du travail des missions à l‟époque coloniale26. 3.1 L’INSTALLATION DES SALÉSIENS AU KATANGA Les six premiers missionnaires salésiens arrivèrent à Elisabethville27 en 1911 pour répondre à l‟appel du gouvernement belge par l‟intermédiaire du cardinal Mercier, archevêque de Malines, qui demandait l‟installation d‟une mission salésienne parmi les Noirs congolais. La première expédition fut conduite par le père belge Joseph Sak. Les premiers objectifs des missionnaires au Katanga étaient « l‟enseignement primaire et secondaire pour enfants blancs et l‟enseignement professionnel pour la jeunesse noire28». La lutte contre l‟analphabétisme et l‟encadrement de la jeunesse délaissée devint bientôt le fondement qui inspirerait le travail de la congrégation, comme l‟exprima d‟ailleurs le père Joseph Sak : 26 27 28 À titre d‟exemple, la fondation Bralima, une brasserie congolaise très connue, transmet régulièrement à la télévision locale des publicités où l‟on montre tantôt l‟inauguration d‟un petit poste de santé, tantôt la remise de quelques lits à un hôpital, l‟installation d‟un puits dans une maternité d‟un village. Le caractère populiste de ce système est bien mis en évidence par le slogan qui accompagne les campagnes publicitaires de la Bralima : « S‟investir pour le bien-être du Congolais ». Aujourd‟hui Lubumbashi. C‟est ce qu‟on peut lire dans une monographie de 1961 intitulée Cinquantenaire des œuvres de Don Bosco en Afrique centrale 1911-1961, rédigée par le diocèse de Sakania à Elisabethville. Il s‟agissait d‟ailleurs du système classique d‟implantation des missions salésiennes. La congrégation s‟occupait en premier lieu, partout là où elle implantait ses écoles, des immigrants européens et de leurs enfants. En deuxième lieu venait la formation des jeunesses indigènes. Ceci n‟est pas anodin car cela met en lumière de quelle manière l‟évangélisation, dans ses premières phases de déploiement, suivait la route de l‟impérialisme des nations européennes. 87 « Ce serait manquer à l‟un des plus grands devoirs qui nous incombent comme colonisateurs que de penser que, pour les pauvres délaissés, nous n‟avons qu‟à les laisser vivre au soleil et que nous pouvons les abandonner à eux-mêmes. L‟enseignement professionnel est un grand moyen de rapprocher le jeune indigène de la vraie colonisation ; car cet enseignement possède en soi ces mille occasions de favoriser en même temps que l‟instruction l‟éducation morale du jeune Noir » (Ntambwe 1979 : 148). En mars 1914, les Salésiens furent envoyés en milieu rural, à Bunkeya, capitale du royaume de M‟siri, dans la partie sud de la province, aujourd‟hui correspondant au diocèse Kipushi-Sakania, et ils reçurent le droit à l‟évangélisation directement du préfet apostolique du Katanga29 de l‟époque, Mgr Jean-Félix de Hemptinne30. Toutefois, les phases initiales de l‟œuvre salésienne furent, en dépit de cette vocation, orientées par des ordres supérieurs vers l‟enseignement pour les Blancs de la ville et vers la direction d‟une école professionnelle pour élèves noirs31. Les premières années de l‟œuvre salésienne donnèrent somme toute de maigres résultats. À partir des documents rédigés par les premiers missionnaires arrivés au Katanga, on peut apprendre que les efforts pour scolariser la population indigène rencontrèrent des obstacles de différentes natures (Ntambwe 1979). Selon les Salésiens débarqués au Congo, la population indigène, encore largement rurale, peinait à comprendre l‟utilité de l‟enseignement européen. Les missionnaires déploraient 29 30 31 Du point de vue de la division ecclésiastique, le Katanga appartenait à la préfecture apostolique sous la tutelle des pères bénédictins. En 1914, cette dernière confia aux Salésiens la partie méridionale de la région. En 1925, le Saint-Siège éleva la mission de Sakania au rang de préfecture apostolique du Haut Luapula. En 1959, enfin, fut instituée la Province salésienne d‟Afrique centrale (AFC) regroupant trois pays : Congo, Rwanda et Burundi. Elle se détacha de la Province de Belgique, devenant le seul cas parmi les missions salésiennes à être indépendante de la tutelle d‟un siège en Europe. Jean-Félix Hemptinne était un père bénédictin. Il fut d‟abord préfet apostolique d‟Elisabethville, puis vicaire apostolique et, en 1932, devint évêque du diocèse Kipushi-Sakania (D‟Ydewalle 1960 : 87). C‟est un personnage controversé de l‟histoire de l‟évangélisation congolaise, accusé d‟avoir des idées assimilationnistes plutôt extrêmes. Il appartenait à une dynastie de grands industriels du textile gantois, raison pour laquelle il était vu comme étant proche des grandes congrégations capitalistes dont une place importante était occupée par l‟Union Minière du Haut-Katanga (ibid.). Il fut l‟auteur d‟un article paru dans la revue Congo (1926) sur le Katanga précolonial intitulé Les Mangeurs de cuivre. Il s‟agissait du « complexe scolaire » Saint-François-de-Sales, aujourd‟hui appelé Imara. À l‟époque coexistaient au même endroit les deux écoles : le collège pour les enfants européens et l‟école professionnelle pour les jeunes congolais. Toutefois, cette coexistence fut, après la Première Guerre mondiale, considérée comme nuisible à l‟« épanouissement des deux écoles », ce qui déclencha le transfert en brousse, à Kafubu, de l‟école professionnelle. 88 également des obstacles d‟ordre structurel : la carence de moyens de transport et de routes carrossables empêchait la fréquentation des écoles de beaucoup d‟enfants provenant de lieux plus ou moins lointains. Et les maladies comme la malaria, qui à l‟époque ravageaient la région, rendaient plus difficile la fréquentation de l‟école. Les Églises protestantes et les missions méthodistes rivales installées en ville constituaient un autre obstacle. Les Méthodistes, dès leur implantation, s‟étaient préparés à la vie en ville, contrairement aux Salésiens qui étaient supposés, selon les programmes initiaux, s‟installer dans la campagne congolaise. La confrontation pour s‟emparer du pouvoir religieux en ville fut finalement remportée par les Salésiens grâce à l‟appui de la congrégation des Bénédictins dont ils étaient relativement proches depuis leur arrivée au Katanga à travers la figure du vicaire apostolique Jean-Félix de Hemptinne32. La lutte pour le pouvoir religieux, qui cachait en réalité des enjeux fonciers et d‟influence politique, ne s‟arrêta par là car la résistance opposée par l‟Église méthodiste fut prolongée par la présence de sectes sécrètes, formellement interdites par le gouvernement colonial. La présence de sectes secrètes est mentionnée par une loi du Congo belge qui prescrivait les attitudes que les administrateurs coloniaux devaient avoir à leur égard (cf. Les Lois du Congo Belge : 193533). Le mouvement Kitawala fut l‟une des sectes les plus actives de l‟époque. Il opérait dans les zones katangaises frontalières avec l‟actuelle Zambie. La présence de mouvements syncrétiques et antagonistes au christianisme fut un facteur important de la multiplication des écoles salésiennes dans la partie sud de la province. En effet, la première phase d‟expansion du réseau salésien (1914-1930) avait pour but d‟occuper le plus possible les territoires frontaliers avec la Rhodésie du Nord (actuelle Zambie). À travers l‟implantation à Kiniama et Sakania d‟écoles rurales de premier degré (écoles 32 33 Les rapports entre le vicaire apostolique Jean-Félix de Hemptinne et la congrégation des Salésiens furent toujours prolifiques et d‟étroite collaboration. Jusqu‟en 1954, de Hemptinne demandait l‟aide à la congrégation salésienne pour créer des écoles professionnelles dans les nouvelles agglomérations indigènes qui se développaient sans cesse. En particulier en 1959, les pères bénédictins cédèrent aux Salésiens la mission de Kasenga. La loi du Congo belge en matière de sectes secrètes affirme que « les administrateurs territoriaux doivent examiner, dans la mesure du possible, toutes les sectes secrètes qui sont portées à leur attention. Ils se garderont de les encourager, car elles peuvent toujours devenir un danger. Les sectes qui n‟ont pas de but blâmable seront surveillées avec prudence. Celles qui sont dangereuses à la moralité des indigènes, ou qui commettent des crimes rituels ou d‟autres infractions de la loi, ou qui compromettent la paix du pays, seront fermement supprimées » (cf. Les lois du Congo belge 1935). 89 élémentaires) caractérisées par un esprit « chrétien-patriote », les prêtres salésiens visaient à maintenir l‟influence sur ces zones exposées au risque d‟ingérence extérieure (Ntambwe 1979 : 150). En outre, en s‟occupant des populations rurales, ils pouvaient enfin réaliser leur vocation de d‟aider des jeunes défavorisés, vocation qui avait été déviée au commencement de leur mission évangélisatrice. Les Salésiens trouvèrent ainsi dans l‟éducation religieuse des masses rurales un moyen à la fois de remplir leur vocation pédagogique et de garantir l‟avenir de l‟évangélisation catholique au Congo. Durant cette phase, l‟enseignement se distinguait difficilement de l‟évangélisation. Le contenu des programmes d‟enseignement primaire demeurait élémentaire et essentiellement religieux. L‟essence de l‟enseignement salésien se basait, en outre, en grande partie sur le travail manuel. Compte tenu de la vocation agricole des milieux dans lesquels les Salésiens opéraient, l‟enseignement manuel s‟attacha ainsi à développer un esprit voué au travail et à « l‟effort continu ». Dans les écoles rurales de premier degré, l‟enseignement dit classique (littéraire ou mathématiques avancées) était considéré comme de faible utilité. Les enfants fréquentant les écoles rurales passaient donc plusieurs heures à une éducation rurale et à l‟exploitation de petits lots cultivables. À côté de l‟enseignement du travail manuel quotidien, une grande importance était donnée à l‟hygiène personnelle et à la morale religieuse, et en particulier aux leçons sur l‟hygiène corporelle, le soin des plaies, une alimentation correcte et la propreté des vêtements. Chaque jour à l‟école, les enfants étaient examinés au niveau de la propreté. L‟objectif de discipliner une enfance nullement habituée à l‟enseignement scolaire de type européen fut toutefois difficile à atteindre. Attirer les enfants à l‟école et les y maintenir n‟était pas facile. Les missionnaires recoururent ainsi aux moyens les plus divers tels que la fanfare, le scoutisme, les jeux, les pièces de théâtre jouées en kibemba34. L‟objectif était, en premier lieu, de familiariser les enfants avec la mission et par la suite d‟entamer l‟apprentissage de quelques rudiments de lecture, d‟écriture et de religion (ibid.). En deuxième lieu, les missionnaires formèrent des instituteurs congolais. Le rôle éducatif joué par ces derniers était considéré comme fondamental. Ils devaient 34 Langue locale parlée par les populations du sud de la province. 90 représenter un modèle pour les gens de la communauté de manière à « rayonner autour d‟eux la civilisation » (POE 1924 : 1). L‟attention portée à l‟éducation des enfants était justifiée par le fait de vouloir atteindre, par l‟intermédiaire des plus jeunes, les familles. Les missionnaires considéraient l‟enfant noir comme un pion sur l‟échiquier du jeu d‟assujettissement des adultes. Ils regardaient les enfants comme des sujets facilement manipulables en vue de transmettre la foi chrétienne auprès des adultes. Ces derniers, contrairement aux enfants, étaient dans la plupart des cas considérés comme « incivilisables ». Selon Merlier, les missionnaires estimaient que : « Le nègre adulte est incivilisable, on peut lui donner un certain vernis de civilisation mais sa mentalité restera toujours la mentalité du Noir. Il faut donc prendre le Noir très jeune pour le civiliser. Le plus jeune possible » (Merlier 1962 : 219). Le vif intérêt de la congrégation pour la prise en charge de l‟enfance et de la jeunesse s‟expliquait, à ce stade de l‟œuvre missionnaire, par la tentative d‟ingérence dans les communautés locales pour favoriser l‟émergence d‟une éthique chrétienne de l‟enfance. Les enfants, et les instituteurs indigènes préposés à leur formation, étaient considérés comme les seuls sujets en mesure d‟assurer une influence et une éducation des masses rurales. Il s‟agissait d‟une question de confiance : à travers eux, les missionnaires pouvaient réaliser un trait d‟union entre la mentalité européenne et la mentalité congolaise (POE 1924 : 1). En ce sens, les missionnaires salésiens avaient anticipé d‟une dizaine d‟années le système d‟ingénierie sociale qui allait être inauguré, à partir de 1928, par l‟Union Minière du Haut-Katanga. Les entreprises privées mirent sur pied, et cela grâce à l‟appui des missions, un système éducatif visant à créer dès le plus jeune âge des sujets obéissants et répondant à leurs nécessités de force de travail. 3.2 LA CONGRÉGATION SALÉSIENNE APRÈS 1960 Après l‟indépendance du pays en 1960, la position de la congrégation salésienne changea. Je voudrais en particulier souligner l‟importance de ce tournant historique dans l‟émergence d‟une nouvelle politique de l‟enfance: les missionnaires, à partir de la moitié des années 1950, commencèrent à changer de stratégie vis-à-vis de la population locale et 91 des forces politiques qui conduisirent le pays à l‟indépendance ; la nécessité d‟un engagement plus profond pour la jeunesse désœuvrée avec des projets financés par des sujets privés se fit de plus en plus urgente. À partir de la correspondance entre les missions d‟Elisabethville et le siège central de la congrégation à Turin, on peut constater qu‟à partir de la fin des années 1950 les Salésiens missionnaires au Congo craignaient de brusques changements après l‟indépendance. Les craintes étaient de deux ordres. D‟un côté, les missionnaires craignaient d‟être expropriés de la charge de l‟enseignement et de tous les bénéfices économiques et matériels qui leur avaient été accordés par le gouvernement colonial. D‟un autre côté, ils craignaient de perdre la légitimité de leur présence dans le pays en étant associés au colonisateur qui s‟apprêtait à quitter le pays. En ce qui concerne la deuxième préoccupation, à partir des années 1950, la congrégation mit en place une série de stratégies visant explicitement à distinguer la figure du missionnaire de celle du colonisateur. Ces changements de conduite servaient à maintenir intacte la confiance avec les indigènes, rapport de confiance que les missionnaires avaient construit tout au long de la colonisation et qu‟ils voyaient s‟évaporer après la rupture des équilibres coloniaux causée par l‟indépendance. En effet, l‟évangélisation catholique des missionnaires s‟était déployée à travers une minutieuse stratégie de construction d‟inculturation des populations locales. Cette relation passait par l‟apprentissage par les premiers des mœurs, des coutumes et des langues des deuxièmes, et par l‟instruction scolaire et l‟éducation morale des populations locales par les missionnaires. Des traces de la volonté d‟établir une distanciation nette entre l‟emprise de la colonisation et celle du missionnaire, ainsi qu‟entre la figure du colonisateur et celle du missionnaire, sont présentes dans nombre de documents écrits de l‟époque. On retrouve ceci dans une circulaire de 1963 rédigée par l‟ISA (Informations salésiennes africaines) : « En somme, l‟Église a subi le choc courageusement, souvent victorieusement. Dissociée depuis longtemps du colonialisme, elle est “restée” et s‟est affirmée africaine, sans politique, prête à collaborer avec toute bonne politique. » 92 Après l‟indépendance, la question du « témoignage de pauvreté » fit son apparition. Compte tenu des avantages et des bénéfices obtenus de la part du gouvernement colonial, certains membres de la congrégation ressentirent la nécessité, toujours dans l‟optique de ne pas être confondus avec les colonisateurs et de maintenir un rapport de confiance avec les populations locales, de faire « preuve de pauvreté ». Ce dernier point fit l‟objet d‟intenses réflexions de la part de certains religieux qui à l‟époque s‟interrogeaient sur le sens de leur mission une fois l‟indépendance acquise par le pays. L‟image du Salésien riche et colonisateur sembla de plus en plus se diffuser, créant de l‟embarras chez certains religieux. Le père Clément Bergmans, responsable de la mission de Kiniama, parmi les plus anciennes missions katangaises, écrivait ces mots quelques semaines après l‟indépendance du Congo : « Malheureusement il y a beaucoup de pharisaïsme dans la prédication de l‟évangile et, si la pauvreté, la sainteté et les autres vertus ont été prêchées, que l‟égoïsme, à côté, chez une foule de missionnaires? Comme dans “les animaux malades de la peste”, ils n‟en mourraient pas tous mais tous en étaient atteints. […] À mon humble avis, après le désastre du Congo et de sa politique missionnaire, il est moins cinq pour qu‟ici, au Katanga, nous en venions aux méthodes de Don Bosco qu‟il synthétise dans son premier conseil aux missionnaires : “Ne cherchez pas l‟argent mais les âmes.” Enfin quand est-ce que ce qui devrait être notre unicum necessarium, c‟est-à-dire “La jeunesse pauvre et abandonnée”, sera-t-il notre premier objectif ? Si je vous écris, c‟est que je reviens d‟E‟ville [Elisabethville] où j‟ai encore eu l‟occasion d‟entendre des Européens qui se gaussent des Salésiens et d‟aucuns appelaient “Salrickat” (Salésiens riches du Katanga), “Saluxkat” (Salésiens de luxe du Katanga) et enfin “Salcolkat” (Salésiens colons du Katanga). Ici à plusieurs nous déplorons cet état de choses, mais dès le début, les Œuvres ont été fondées sur des institutions officielles bien rémunérées, et certains nous le reprochent. » (24/07/1960) L‟indépendance du pays marqua la fin d‟une prospérité remarquable de la congrégation. Tout en gagnant une puissance relative après le départ d‟autres ordres missionnaires, la congrégation fut accablée par les problèmes économiques au moment où le régime colonial tomba. Du coup, les requêtes d‟aides financières aux sièges européens pour toutes sortes de besoins se multiplièrent. Ce fut une occasion, relancée surtout par les cadres religieux européens mais aussi par certains missionnaires sur place, 93 pour « faire de nécessité vertu » en redécouvrant le sens du message de pauvreté de la mission catholique en Afrique. Les supérieurs européens invoquaient le retour à une philosophie de la pauvreté bien exprimée par la célèbre phrase de saint François d‟Assise : « Nudus nudum sequar35. » Ainsi, on peut lire un autre passage d‟une lettre du 1964, adressée au recteur majeur, qui soulignait les changements apportés par l‟indépendance et l‟apparition de bienfaiteurs privés qui appuyaient l‟œuvre salésienne : « Il y a des pessimistes qui voient tout en noir. Nous avons eu beaucoup de changements avec l‟“indépendance”. C‟est vrai, nous sommes dans la liberté d‟exercer notre ministère et, de la part des gouvernants, nous recevons des encouragements. Du point de vue matériel, les choses ne marchent plus comme avant 1960, mais peut-être que la vie spirituelle tirera bénéfice de ces difficultés. Il y a aussi des faits réconfortants à relever : chrétiens généreux, familles exemplaires, ex-élèves et coopérateurs engagés et même postulants généreux ! » [Traduction] Une dernière question à aborder concernant les changements qui eurent lieu dans la congrégation après l‟indépendance est celle de l‟apparition d‟un vif intérêt pour l‟enfance désœuvrée. C‟est à partir des années suivant l‟indépendance qu‟apparut l‟idée de créer des centres de récupération et de rééducation pour une population croissante de jeunes abandonnés dans les rues des grandes villes congolaises. La vocation missionnaire des religieux, en changeant les sources de financement, changea partiellement de cibles. Si, au départ, le projet du gouvernement colonial était d‟instruire les Européens et les indigènes, après le changement de donateurs (soutiens privés), la mission des religieux se recentra peu à peu sur les enfants marginalisés. Ainsi, dans une lettre du 4 avril 1964 adressée au recteur majeur de la congrégation, Albino Fedrigotti, l‟inspecteur de la province d‟Afrique centrale J. Peerlinck, exposa le problème en ces termes : 35 À ce propos, le père Van Asperdt écrivait au recteur majeur en 1969 : « Vous demandez aussi si j‟ai lu votre lettre sur la pauvreté. Oui, je l‟ai lue. Je crois que nous vivons ici pauvrement, même très pauvrement dans certaines de nos missions. Mais un des grands problèmes pour nous reste ce témoignage de la pauvreté. Même la plus pauvre de nos missions est encore riche si on la compare avec la situation de la population. » 94 « Très révérend Don Fedrigotti, Le problème de la jeunesse abandonnée et délinquante devient très grave, surtout dans les grandes villes. Depuis longtemps, nous souhaitions ouvrir, dans un quartier populaire d‟Elisabethville, une œuvre populaire, comprenant d‟abord un grand “oratoire” salésien, quotidien, un home de rééducation pour les plus difficiles ensuite. Précisément des laïcs influents, eux aussi effrayés par la situation des jeunes, insistent pour que nous commencions cette œuvre, à laquelle ils veulent s‟intéresser par un appui moral et financier très large. […] Pour le personnel salésien, c‟est plus difficile. Le confrère qui pourrait le mieux réussir en cet apostolat difficile est le père Van Asperdt Gérard […]. D‟autre part, il est à prévoir qu‟une œuvre d‟éducation de masse et de rééducation nous attire les grâces de Dieu, la bienveillance des hommes de bien et finalement des vocations parmi la jeunesse saine de ce pays. » Le père Van Asperdt fut, en fait, le premier à mettre en marche une œuvre salésienne au Congo destinée spécifiquement à « la jeunesse abandonnée et délinquante ». En mai 1964, à Elisabethville, furent jetées les bases d‟un premier centre de rééducation salésien, qui en 1969 devint la Cité des jeunes. Le centre fut financé par un groupement philanthropique de la ville composé du Lions Club, des membres du Rotary Club, du groupe « Joie et Lumière » (Croix-Rouge) et des représentants des Stations de jeux d‟Elisabethville. Les buts poursuivis sont bien résumés dans le passage d‟un entretien de 1964 avec le père Van Asperdt : « J‟attends mon confrère : prêtre, licencié, sportif à souhait. Dès son arrivée, nous pourrons lancer des cours du soir, une petite école artisanale et un internat pour les plus abandonnés. […] Le terrain voisin, plus grand et plus salubre, nous serait indispensable. Mais il reste à l‟acheter. Sur ce terrain, des bâtiments se dresseront, pas luxueux, mais vastes. Ils devraient suffire pour 1 000 externes et quelques centaines d‟internes de 15 à 25 ans ; résidence des éducateurs et des élèves, ateliers, classes, salles de jeux, chapelle... » On en déduit qu‟avec ces nouveaux projets, mis en place à partir de 1960, l‟action de la mission salésienne s‟élargit progressivement, compte tenu du changement de la situation politique du pays. Tout en gardant la primauté de l‟enseignement primaire 95 et secondaire, lors de l‟indépendance, l‟intérêt pour l‟enfance défavorisée continua à se développer jusqu‟au moins dans les années 1990. La construction discursive d‟une « enfance à sauver » fut peut-être le signe le plus évident d‟une volonté des missions de prendre ses distances avec le colonisateur visà-vis d‟une population soumise à la colonisation depuis plus de cinquante ans. Le fait de s‟occuper d‟une « enfance abandonnée », de sujets défavorisés de la société, témoignait de l‟esprit de charité des missionnaires. Le projet de construction d‟une « enfance à sauver » est bien exprimé dans le passage final de l‟entretien avec le père Van Asperdt : « La jeunesse sera sauvée, si tous Ŕ familles, écoles, mouvements de jeunes et mouvements d‟adultes, État enfin Ŕ comprennent que tous ensemble ils doivent sauver la jeunesse. Ne sommes-nous pas tous coupables de leur abandon ? » L‟émergence d‟une image de l‟enfance et de la jeunesse abandonnées représenta dès lors une nouvelle cible pour le changement d‟orientation des Salésiens, appuyés par des groupes de « laïcs influents » et philanthropiques, une sorte de nouvelle mission pour atteindre la jeunesse abandonnée par l‟État postcolonial et concentrée dans les villes en expansion. Cela sembla remplacer le discours de mission civilisatrice des débuts de l‟évangélisation du Congo. Plusieurs facteurs socio-politiques conduisirent à ce changement d‟orientation par les missions salésiennes. À partir de 1954, l‟ouverture d‟écoles laïques non confessionnelles mit fin au monopole de l‟enseignement de l‟Église catholique. En 1974, les écoles furent nationalisées avec, pour conséquence, la suppression de l‟enseignement de la religion dans les écoles. C‟est seulement avec une nouvelle convention en 1977 que la gestion des écoles fut remise aux Églises. Il faut souligner par ailleurs que, durant au moins vingt ans après l‟indépendance, une large partie de la jeunesse fut absorbée par le champ politique. Les jeunes intégrèrent les « jeunesses » des différents partis politiques et des mouvements sociaux qui apparurent après l‟indépendance. Ces « jeunesses » du début des années 1960 jouèrent un rôle crucial dans les rébellions de 1964-1965. Puis, en 1972, sous le régime mobutiste, les mouvements confessionnels de jeunesse furent 96 supprimés. Une grande partie des jeunes étaient encadrée par la jeunesse du parti unique, la Jeunesse du mouvement populaire de la révolution (JMPR). Le Congo postcolonial, si l‟on fait abstraction de la première phase optimiste de l‟indépendance, celle du mythe de l‟indépendance et des « rising expectations » (Verhaegen 1966 : 22), se prêta largement au service de cette nouvelle mission de l‟Église. Une fois la période coloniale terminée et, ensuite, à mesure que l‟État postcolonial érodait les institutions préposées à l‟aide sociale, l‟image de « l‟enfance à sauver » et de « la jeunesse en crise » devint le signe patent, explicitement montré par la rhétorique et l‟interventionnisme missionnaire, d‟une faillite de l‟État indépendant. 3.3 MISSIONS SALÉSIENNES ET INCULTURATION Au cœur du modèle éducatif salésien demeure la « méthode préventive » définie en 1877 par Jean Bosco, fondateur de la congrégation des Salésiens, de la manière suivante : « [la méthode préventive] s‟appuie entièrement sur la raison, la religion et l‟affection. Elle exclut par là tout châtiment brutal et veut même bannir les punitions légères...[...] Il s‟agit du développement de la spiritualité intérieure du jeune, du respect de sa liberté, de sa maturité progressive et graduelle dans une expérience humaine et chrétienne » (Don Bosco 1877). Le modèle éducatif salésien repose en grande partie sur la biographie de Jean Bosco et sur le contexte historique dans lequel il débuta son travail. Jean Bosco naquit le 15 août 1815 dans un village du Piémont, Castelnuovo d‟Asti, dans le nord de l‟Italie. Il était le fils de Marguerite Occhiena et de François Bosco36. Il fut orphelin de père dès l‟âge de 2 ans. Plusieurs biographies de Don Bosco, ainsi que ses écrits, identifient dans le songe qu‟il eut à l‟âge de 9 ans l‟événement prophétique de la vocation du petit Jean et de la mission évangélisatrice de la congrégation. Il est important de souligner le contexte historique dans lequel prit corps le système éducatif salésien. En 1841, année de l‟ordination de Don Bosco, Turin était une 36 Alors que le père mourut quand Jean Bosco avait 2 ans , la mère de Jean Bosco est considérée comme une figure centrale dans la « salésianité » et, plus généralement, dans la dévotion du saint. Elle jouit chez les Salésiens d‟une dévotion particulière qui la rapproche de la dévotion mariale. 97 ville en pleine révolution industrielle, la première en Italie, ce qui provoqua d‟importantes vagues d‟immigration des campagnes vers la ville, notamment d‟un grand nombre de jeunes à la recherche d‟un travail. Don Bosco commença ainsi son œuvre au contact d‟enfants et de jeunes travailleurs qui exerçaient les métiers de fortune les plus disparates : valets-laquais, aides maçons, ramoneurs, cireurs et mendiants. Les premières structures visant l‟accueil de la jeunesse pauvre et défavorisée furent les oratorio, des sortes de centres d‟accueil pour enfants abandonnés. Les oratoires étaient des lieux où les enfants, que nous appelons aujourd‟hui « de la rue », pouvaient se nourrir et trouver refuge pour la nuit. À l‟intérieur des centres, les jeunes étaient sensibilisés à l‟hygiène, étudiaient et apprenaient un métier. Il ne s‟agissait pas d‟une éducation laïque, l‟accent était plutôt mis sur les aspects moraux et religieux de la formation des jeunes. La vocation missionnaire des Salésiens se manifesta dès la fondation de la congrégation, le 18 décembre 1859 à Turin. Les premières missions en dehors de l‟Europe s‟occupèrent des immigrés italiens et de l‟éducation de leurs enfants. Parmi celles-ci, les missions en Argentine furent les toutes premières à former des « petits Italiens » afin de les faire bénéficier de la culture de leur pays d‟origine (Baggio 1975). À partir de 1875, la jeune congrégation de Don Bosco s‟implanta dans le monde entier et des missions furent envoyées en Afrique : Algérie, Tunisie, Égypte, Afrique du Sud, Mozambique. Le modèle éducatif appliqué à la jeunesse turinoise de la fin du e XIX siècle fut donc exporté dans le monde entier dans des contextes culturels fort différents. Les missions salésiennes se multiplièrent rapidement et efficacement. Leur présence se matérialisa, avant tout, à travers un projet éducatif centré sur les jeunes, surtout dans les pays du tiers-monde où ils représentaient une proportion importante de la population. Le projet éducatif se réalisait avant tout avec l‟édification de lieux à la fois concrets, pour la mise en place de l‟œuvre missionnaire, et symboliques. Partout les Salésiens installèrent des oratoires, des noviciats, des collèges, des écoles normales et professionnelles. La question de l‟application d‟un système fortement enraciné dans le milieu social et culturel qui l‟avait engendré reste toutefois problématique. À la base de 98 l‟orientation salésienne vers l‟évangélisation « outre-mer » résidait un projet d‟expansion qui appartenait plus largement à l‟Église catholique et qui fut appliqué, en premier lieu, à travers l‟outil conceptuel en vogue à l‟époque : l‟inculturation. L‟inculturation était, en quelque sorte, le pendant religieux du débat gouvernemental et civil sur les modalités que devait adopter la colonisation européenne : assimilation ou indigénisation ; direct ou indirect rule que les gouvernements coloniaux auraient dû exercer sur les populations colonisées. En ce qui concerne l‟inculturation religieuse, elle était présentée par les hautes personnalités du clergé comme une assimilation des « cultures étrangères » qui, malgré son ouverture, « ne doit pas pour autant conduire à une sorte de dilution de l‟intuition salésienne profonde de l‟éducation de l‟homme. Elle doit rester première dans cette sorte de mise à l‟épreuve ». L‟intérêt de départ des Salésiens pour les cultures locales allait dans le sens d‟une connaissance profonde des cultures autochtones afin d‟en saisir les aspects qui pouvaient s‟adapter le mieux au message et aux valeurs chrétiens et catholiques. S‟ensuivit un effort, partout où les missionnaires étaient présents, pour se rapprocher le plus possible des populations concernées par leur action à travers l‟apprentissage des langues locales, des mœurs et des coutumes. Dans les différents pays où les Salésiens s‟établirent, ils visèrent à transmettre une série de principes de construction de la personne qui devait s‟enraciner dans l‟indigène dès le plus jeune âge. Il s‟agissait d‟une véritable « fabrication » de la personne, selon une expression employée par Don Bosco et adressée à Charles Bellamy, premier missionnaire salésien en Afrique et fondateur de l‟œuvre salésienne en Algérie37. La transmission des valeurs chrétiennes donnait lieu à une connaissance incarnée dont les enfants se faisaient porteurs dans leurs milieux de provenance ainsi que tout au long de leur vie. Ces valeurs étaient celles représentées par la figure-mythe de Don Bosco qui, après sa mort, avait été élevée à travers ses écrits et les nombreuses biographies du 37 Ainsi Don Bosco s‟adressa à Charles Bellamy au cours de leur première rencontre : « Vous voulez que je vous dise ce qu‟il en sera pour vous ? À vous, on vous fera fabriquer des Salésiens » (Bianco : 53) [traduction]. 99 futur saint : sens de l‟abnégation, dévouement au travail et à l‟effort continu, sens de la famille, respect de l‟autorité38. L‟attention portée à la formation de l‟individu comme sujet christianisé ne doit cependant pas cacher le projet plus large de construction d‟une nouvelle société basée sur les valeurs chrétiennes de progrès, de civilisation et d‟éclaircissement de l‟âme humaine. Le projet global de l‟évangélisation salésienne participa, avant et après l‟indépendance du Congo, à reproduire à travers ce double objectif (construction intégrale de la personne et de son milieu) à institutionnaliser une société basée essentiellement sur des principes dichotomiques introduits depuis l‟invasion coloniale. Le projet d‟« éduquer et évangéliser » visait donc à transmettre un type de développement, individuel et collectif, en même temps que spirituel et temporel, dans un cadre qui annulait toute possibilité de se définir, en tant qu‟individu, en dehors du paradigme « honnêtes citoyens et chrétiens », renforçant ainsi la marginalité de ceux qui tombaient en dehors de ces catégories. Le système préventif reposait sur deux mots-clés qu‟on retrouve fréquemment dans les écrits de Don Bosco : prévenir et accompagner. Le premier motclé, « prévenir », apparut dans la pédagogie du XIXe siècle et fut une sorte de révolution à une époque où les systèmes éducatifs reposaient largement sur la répression et la punition. Le système préventif de Don Bosco était défini en opposition au système répressif. Les deux méthodes se différenciaient par deux conceptions opposées, de surveillance et de punition, auxquelles le jeune devait être soumis. Dans un passage du document Le Système préventif dans l’éducation de la jeunesse de 1889 envoyé aux établissements salésiens, Don Bosco nous éclaire sur cette distinction : 38 Malgré la mythification opérée par la congrégation et l‟Église catholique de la figure de Don Bosco après sa mort, au cours de sa vie Don Bosco fut entouré d‟ombres et de lumières. Don Bosco devint un personnage de grande importance dans la vie publique de Turin dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Une large partie de la visibilité acquise par Don Bosco était liée à la capacité prophétique qui lui était attribuée. Don Bosco fit un grand nombre de rêves. Il les rendait toujours publics, prévoyant les événements futurs concernant la congrégation mais aussi les autorités royales ou les grands événements historiques : la prise de Rome, la fin du royaume de François II (dernier roi du royaume des DeuxSiciles), la mort du pape Pio IX et beaucoup d‟autres faits. Les prophéties de Don Bosco lui donnèrent une grande notoriété mais lui attirèrent également de fortes critiques. Dans les Mémoires de Don Bosco, on peut lire aussi qu‟il fut l‟objet de plusieurs attentats contre sa vie organisés, comme le soupçonnait Don Bosco, par les protestants ou par la maçonnerie (Giraudo 1991). 100 « Le système répressif consiste à faire d‟abord bien connaître la loi à ceux qui devront l‟observer ; à exercer ensuite une surveillance rigoureuse pour connaître les transgresseurs et, le cas échéant, leur infliger les châtiments mérités […]. […] À l‟opposé se trouve le système préventif. Son but est aussi de faire bien connaître les prescriptions et les règlements de la Maison. La surveillance s‟exerce de telle façon que les élèves soient sans cesse sous le regard vigilant du directeur ou des assistants » (Braido 1985 : 305). La méthode préventive salésienne émergea dans une période historique où l‟on expérimentait de nouvelles formes de contrôle et de pouvoir dans plusieurs domaines de la vie sociale. Ainsi, dans le champ de l‟éducation se diffusait une tendance à abandonner des formes d‟éducation coercitives. L‟autorité imposante du maître supérieur, figure sévère et menaçante, était progressivement remplacée par une figure éducative qui prenait des traits amicaux. « Les traits amicaux » de la méthode salésienne représentaient une nouvelle façon d‟éduquer les enfants pour en faire des « sujets gouvernables » (Smith 2011). En particulier, les fondamentaux de la méthode salésienne reposaient sur la relation de proximité (spatiale et culturelle) entre éducateur et éduqué, dont les destins s‟entrelaçaient. Dans le système répressif que Don Bosco opposait au modèle préventif, le contrôle sur les enfants était exercé de manière directe et stricte par les adultes. Il s‟agissait d‟une gestion du contrôle par la force, les châtiments physiques, associée à l‟ancien ordre social européen (Jenks 1996 : 70 et suiv. ; Smith 2011 : 26). Le système préventif, au contraire, était associé à une nouvelle image de l‟enfance (l‟enfance apollinienne) et dans la lignée du nouvel ordre de la société industrielle (à peine naissant en Italie). L‟exercice du contrôle, dans ce deuxième système, était centré sur l‟enfant, lui accordant la liberté de déterminer ses propres intérêts et développer ses propres capacités (Jenks 1996). Le deuxième mot-clé caractérisant le système préventif est « accompagner ». Les assistants et les éducateurs jouaient un rôle crucial dans le système éducatif de Don Bosco. Leur tâche se réalisait à travers une présence qui devait être, selon Don Bosco, « une présence ou assistance constante à la fois physique et continue » (Braido 1985). La 101 présence continue de l‟éducateur jouait un rôle ambivalent : d‟un côté, elle prétendait être constante et proche des enfants de manière à ce qu‟ils « [soient] mis dans l‟impossibilité de commettre des fautes », ce qui relèverait d‟un contrôle poussé sur la vie de l‟individu ; de l‟autre, l‟idée d‟assistance visait à laisser le jeune libre mais « sans l‟abandonner à luimême » et en évitant de créer une dépendance envers l‟éducateur. L‟ambivalence de ce rapport était atténuée par une forme de communauté (les maisons salésiennes) qui visaient à reproduire un esprit de famille. Il s‟agissait d‟une dimension familiale basée essentiellement sur un rapport de confiance entre l‟enfant et l‟éducateur. Afin de reproduire un contexte familial, les éducateurs étaient censés aimer ce que les enfants et les jeunes aimaient. C‟était une condition indispensable afin que la proposition éducative fût plus attrayante auprès des jeunes. Finalement, le principe de l‟accompagnement montre, à l‟instar de la prévention, le changement vers des formes de contrôle qui façonnèrent une nouvelle image d‟enfance. L‟accompagnement, caractéristique du système préventif salésien, révèle le passage d‟une image dionysiaque de l‟enfance (l‟enfant terrible), à la base du système répressif, à une image apollinienne, qui voit l‟enfant comme étant naturellement bon et vertueux et, partant, nécessitant un accompagnement pour développer ces vertus (Jenks 1996). 3.4 « LE PROJET AFRIQUE » J. F. Bayart a écrit, à propos des Églises chrétiennes en Afrique : « Mieux que d‟autres forces sociales ou politiques, les Églises chrétiennes ont poursuivi en leur sein une réflexion critique sur l‟adaptation de la souche occidentale au terreau africain Ŕ la fameuse « inculturation » des catholiques Ŕ et sur le devenir contemporain du continent » (Bayart 1989 : 16). En suivant ce qui a été écrit par le politologue français, nous pouvons inclure, dans cette « réflexion critique » opérée par les Églises chrétiennes, le long processus de 102 reformulation de la politique missionnaire emprunté par la congrégation salésienne. Ce processus, entamé dès 1960, trouva son application plus concrète dans la réalisation du « Projet Africa » (1978) et dans l‟évolution des années 1990, période que nous pouvons considérer comme un tournant historique fondamental dans l‟histoire du pays 39. En particulier, à partir de 1970, on assiste à une volonté de changement au sein de la congrégation, tant en Europe qu‟au Congo. L‟élaboration de la pastorale pour les jeunes, jusqu‟alors inexistante en Afrique, fut le signe le plus patent de cette volonté. Le père Piero Gavioli, missionnaire salésien au Katanga, dans son intervention au congrès international à Libreville (Gabon) consacrée à la Pastorale des jeunes en Afrique (1986), affirmait que : « La Pastorale des jeunes, telle qu‟on la connaît aujourd‟hui, est née au début des années 1970. Avant, les missionnaires s‟occupaient des jeunes dans le cadre des écoles et des mouvements de jeunesse. On a vu comment les évêques du Congo (Zaïre) souhaitaient la recherche de formules nouvelles » (ibid.. : 23). Le Projet Afrique, de même que les rencontres internationales à Nairobi (1982 et 1986), Yoppungon (Côte-d‟Ivoire, 1983) et Libreville (1986), avait ainsi pour objectif de relancer l‟Église catholique et la congrégation salésienne dans leur mission en Afrique. Pour ce faire, il puisait des nouvelles forces au niveau local et essayait de relativiser l‟image d‟une Église missionnaire qui rappelait l‟image de l‟Église de l‟époque coloniale. Il fallait changer le concept de « mission ». On ne devait plus parler d‟« évangélisation colonisante dans une optique quasi féodale » (Bongioanni et Colajacomo 1988 : 466), mais plutôt « avec les mots de Giovanni Battista “Il faut qu‟il grandisse et moi que je me fasse plus petit” » (ibid.). L‟Afrique, à partir des années 1970, fut au centre de la réflexion de la congrégation salésienne, qui voyait dans le « continent noir », et en particulier dans les 39 Il faut souligner que la recherche d‟une réforme de la politique missionnaire de cette époque s‟insère dans un processus plus large qui concernait l‟Église catholique dans son ensemble. En effet, en octobre 1962 s‟ouvrit le IIe concile œcuménique du Vatican, qui se termina en décembre 1965. Le concile Vatican II est considéré comme l‟événement le plus marquant de l‟histoire de l‟Église catholique du XXe siècle. Il a marqué la tentative d‟ouverture au monde moderne et à la culture contemporaine de l‟Église catholique. 103 populations bantoues, s‟affirmer « une explosion de la foi » (Bianco 1980 : 77). Il est intéressant de souligner, à propos de cette « explosion de la foi », la lecture que les Salésiens donnaient des statistiques sur le nombre des catholiques du continent. En effet, dans la quatrième partie de Bianco (1980), Don Bosco in Africa Domani, il est mentionné qu‟en 1974 le nombre de chrétiens variaient entre 37 et 60 millions. L‟auteur explique que, pour comprendre l‟écart entre ces deux chiffres, il fallait prendre en compte non seulement les catholiques régulièrement baptisés et enregistrés dans les registres paroissiaux, mais aussi les « chrétiens par désir ». Les « chrétiens par désir » sont définis par l‟auteur comme toutes les personnes se définissant chrétiennes, tout en n‟étant pas baptisées, mais désireuses de recevoir une instruction religieuse, le baptême et de se sentir spirituellement chrétiennes (ibid. : 78). C‟est en s‟appuyant sur ce désir que le Projet Afrique prit forme. Selon les mots utilisés à l‟époque, l‟Église devait dépasser l‟internationalisation du clergé présent en Afrique40 et passer à une « africanisation du charisme de Don Bosco » (ibid.). La « nouvelle frontière salésienne » (ibid. : 79) visait donc à travailler sur un désir d‟avoir accès à une identité urbaine, moderne et détachée des modèles de vie éprouvé par une population de jeunes de plus en plus nombreuse dans le continent africain. Cette masse de jeunes était décrite par les missionnaires comme étant désireuse d‟avoir accès à une identité urbaine, moderne et détachée des modèles de vie traditionnels. À partir du Projet Afrique, donc, la jeunesse était pensée en termes de masse « désirante » de plus en plus grandissante. Cette volonté d‟une vaste population d‟avoir accès à une modernité définie par la scolarisation, l‟éducation chrétienne, un style de vie urbain et le développement d‟une autonomie par rapport à la famille était particulièrement propice pour déployer l‟évangélisation. Parallèlement, les jeunes générations de l‟époque ressentaient la nécessité de participer à une Église africaine, composée d‟un clergé africain et qui pouvait leur parler en tant qu‟Africain. D‟où le grand effort de la congrégation pour la conversion de l‟Église missionnaire en une « Église africaine parmi les Africains » (Bongioanni 1988). Cela consistait en la 40 Nous l‟avons vu, cela fut une nécessité ressentie autour de l‟indépendance du Congo afin d‟éloigner la figure du missionnaire comme colonisateur. 104 formation de personnel religieux local, l‟ouverture de noviciats, la nouvelle pastorale de jeunes, l‟extension et la consolidation des liens entre différentes branches de la « famille salésienne » (coopérants, anciens élèves, les amis de Don Bosco et les sœurs FMA). Après 1978, un grand nombre de nouveaux projets furent créés et les anciennes structures préexistantes à cette date furent renforcées. À l‟intérieur de ce grand mouvement d‟hommes et d‟investissement économique, je voudrais m‟arrêter sur un point de la réforme de la mission salésienne : l‟organisation d‟une nouvelle pastorale des jeunes. Plutôt que de se focaliser sur la prolifération de centres, maisons et structures salésiennes, dont je donnerai plus tard une esquisse de la situation à partir de 1998, il me semble important de m‟attarder sur la nouvelle approche des jeunes adoptée par les Salésiens. L‟intuition salésienne au centre de la formulation d‟une nouvelle pastorale demeure dans une conception double et ambivalente de l‟enfance et de la jeunesse. À partir des documents portant sur les débats de la pastorale, on comprend que les Salésiens se saisirent de la condition d‟une enfance et d‟une jeunesse en crise. En même temps les jeunes étaient perçus par les missionnaires comme résolument désireux de sortir de la crise et dépositaires d‟un immense potentiel créatif. Le débat sur la vie urbaine des jeunes et leur désir de liberté fut une des lignes fondamentales de la nouvelle pastorale salésienne. Ce point est capital pour comprendre l‟interprétation que les Salésiens donnèrent à la condition juvénile zaïroise. La pastorale qui en émergea mettait l‟accent sur des questions liées à la formation spirituelle, morale et sociale des enfants et des jeunes, ayant trait d‟une part aux conditions de vie urbaine qui étaient à leur avis détériorées et, d‟autre part, à la « libération » des jeunes, à la constitution d‟individus autonomes dans leurs choix de vie et indépendants des anciennes valeurs traditionnelles. La pastorale des jeunes était basée, en définitive, sur des principes et des représentations de l‟enfance et de la jeunesse qui essayaient de dépasser un certain paternalisme de l‟Église pour se diriger vers des conceptions plus proche de l‟empowerment de l‟enfant et du jeune comme « acteur ». C‟est un paradigme que l‟Église catholique, et les Salésiens en particulier, appliquèrent, inspirés par une pensée 105 éclairée qui, de fait, anticipa de vingt ans la formule d‟empowerment, pour parler de l‟« émergence jeunesse », qui surgit à l‟arrivée et à l‟installation des ONG au Congo. 3.5 L’ŒUVRE MAMAN MARGUERITE L‟Œuvre Maman Marguerite (OMM) est une asbl41 salésienne fondée en 1994. L‟OMM est un réseau qui regroupe douze centres d‟accueil pour enfants : Bakanja Ville, Bakanja Centre, maison Magone, maison-ferme Bakanja Jacaranda, maison des Jeunes, maison-ferme Chem Chem, maison Sainte Famille, maison Carolina, maison Garelli, maison Magone Filles, maison Luis Amigo, maison Katimel. L‟œuvre est financée partiellement par la congrégation et en large partie par des bailleurs de fonds internationaux à travers des projets présentés par le « Bureau salésien des projets » de l‟asbl42. À l‟heure actuelle il n‟y a pas, à ma connaissance, d‟études approfondies sur les structures et l‟organisation de l‟OMM43. Les matériaux écrits disponibles sur les sujets sont des travaux de fin de cycle de l‟Université de Lubumbashi44. Les données que je présente dans cette section sont ainsi basées sur mes propres observations et entretiens ainsi que sur les documents produits par les Salésiens. La réorganisation des œuvres salésiennes s‟insère dans un cadre d‟importants changements. En premier lieu, il faut mentionner la question financière. Nous avons vu plus haut dans le texte l‟évolution de l‟organisation de la congrégation salésienne tout au long du siècle passé. L‟indépendance du pays marqua un tournant fondamental avec l‟interruption des bénéfices que l‟Église catholique recevait de l‟administration coloniale. Dans la correspondance épistolaire des années 1960, nous avons vu que les problèmes concernant les fonds et les ressources des missions congolaises étaient au centre des 41 42 43 44 Association sans but lucratif. L‟asbl prend le nom de la sainte fondatrice de la congrégation des Salésiens, Marguerite Occhiena. Les détails concernant les partenaires internationaux de l‟OMM sont mentionnés sur le site de l‟asbl à la page web www.OMM.be. À l‟instar de toute asbl, les Salésiens ont organisé un réseau de communication assez efficace constitué de blogs d‟informations, de news letters, de feuilles d‟informations, de sites Internet, etc. Parmi les travaux que j‟ai consultés, voir notamment : Thèrese Kapinga Kabongo, L’Impact de l’œuvre salésienne dans l’encadrement et la réintégration sociale des enfants de la rue à Lubumbashi (cas des maisons Bakanja et Magone), travail de fin de cycle, A.A. 1996-1997, Université de Lubumbashi. 106 préoccupations des Salésiens depuis les années 1960. D‟ailleurs, dès la fin des années 1950, les premières œuvres pour l‟« enfance abandonnée » bénéficièrent largement des financements de bailleurs de fonds privés et philanthropiques ainsi que de particuliers laïcs. Dès lors, les œuvres salésiennes de prise en charge de l‟enfance ont été fortement dépendantes de l‟aide financière extérieure. Ensuite, nous devons nous référer encore une fois au changement d‟approche envers les enfants et les jeunes à travers la formulation de la pastorale des jeunes. Cette nouvelle pastorale visait la fondation d‟une nouvelle mission au Congo dont les jeunes devaient devenir le moteur et les protagonistes. Ainsi fut construite peu à peu l‟image d‟une jeunesse « conscientisée », « sensibilisée » et « responsable », dont le pendant était en quelque sorte l‟enfance et la jeunesse « désœuvrées » et « abandonnées ». Compte tenu du développement historique de la congrégation des Salésiens et des images d‟enfance et de jeunesse qu‟ils promurent, nous devons prendre en considération les années 1990. Au cours de ces années, l‟application des plans d‟ajustement structurel et le démantèlement des structures de l‟État eurent des répercussions tant sur le secteur public que sur l‟organisation et l‟économie des missions religieuses. Des lieux de production d‟excellence qui faisaient la renommée de la congrégation, par exemple les ateliers de la Cité des jeunes (l‟un des moteurs de l‟économie salésienne), étaient à présent en crise. Face à ces problèmes, les œuvres sociales comme les centres pour enfants de la rue furent relégués par le siège provincial au Congo au deuxième plan. L‟Église catholique, et les Salésiens en particulier, durent se « moderniser » rapidement d‟un point de vue structurel (structures d‟accueil et de gestion économique) pour s‟insérer dans le secteur humanitaire qui offrait de nouvelles sources de financement. La création de l‟OMM fut une tentative de réponse de l‟Église catholique, et dans ce cas particulier de la congrégation salésienne, à l‟émergence de ce nouveau marché. C‟est dans ce sens qu‟il faut voir la création d‟un « Bureau salésien des projets » visant à encadrer et à centraliser les centres et les maisons d‟accueil de la congrégation salésienne. Il s‟agit d‟une organisation calquée sur le modèle des ONG mais qui permettait par ailleurs de profiter de l‟étendue du réseau des structures salésiennes ainsi que des compétences et de la renommée de la congrégation à Lubumbashi. 107 À Bakanja Ville et Bakanja Centre, j‟ai eu accès aux archives des fiches de présence et aux statistiques concernant les enfants qui avaient vécu dans les centres. L‟action d‟enregistrement des effectifs et d‟évaluation de l‟activité des centres date de 2002 et cela me semble répondre aux besoins d‟objectiver le travail effectué par les différents centres et maisons. Il s‟agit d‟un système de monitorage de la production du service indispensable à toute asbl ou ONG qui se présente sur le plan national et international afin d‟acquérir un certain poids et une certaine crédibilité aux yeux des partenaires internationaux. Je voudrais à ce stade présenter une brève esquisse de l‟organisation de Bakanja Ville et de Bakanja Centre. Le père Eric Meert a été le premier coordinateur salésien de l‟Œuvre Maman Marguerite. Depuis 2003, la coordination a été confiée à frère Pascal Mukendi, et père Eric Meert est passé à la coordination du Bureau salésien des projets. Le Bureau des projets poursuit l‟objectif du maintien des relations avec les bailleurs de fonds et de la mise en place de nouveaux projets. Eric Meert est aussi le père responsable de Bakanja Ville. Les maisons et les centres de l‟OMM travaillent en synergie. Chaque centre, chaque maison est organisé pour répondre à des besoins spécifiques. Les centres professionnels offrent des formations spécialisées. Les centres Magone et la maison des Jeunes offrent des formations artisanales comme la cordonnerie, le battage du cuivre ainsi que des formations professionnelles en menuiserie, mécanique et maçonnerie ; la ferme Bakanja Jacaranda et la maison-ferme Chem Chem dispensent quant à elles des formations en élevage et agriculture. Les autres centres offrent, par contre, l‟accueil, un internat et des écoles primaires et secondaires. Les centres et les maisons qui composent l‟OMM sont répartis sur une vaste étendue dans et autour de la ville. La maison Caroline, par exemple, se trouve à Kilobelobe, un village à une vingtaine de kilomètres de Lubumbashi, après la mission de la Kafubu. La maison Garelli a été fondée à Kipushi, une ville à trente kilomètres de la capitale katangaise. La maison Katimel est à Katuba, une commune très importante de Lubumbashi, alors que Bakanja Ville est localisé en plein centre-ville et que Bakanja Centre se situe en marge du périmètre urbain (quartier Kinkalabuamba). 108 Les structures de l‟OMM se partagent la prise en charge des garçons et des filles. Les Salésiens de Don Bosco, de par leur vocation, s‟occupent exclusivement de garçons en laissant la tâche de la prise en charge des filles aux Filles de Marie Auxiliatrice, branche salésienne formée par la congrégation des sœurs installée au Congo (la première maison fut à Sakania) en 1926. Le centre Bakanja Ville est situé sur l‟avenue N‟djamena, en plein centre-ville de Lubumbashi. Le centre est né en 1998 comme refuge de nuit et il est considéré comme le premier maillon du réseau OMM. Depuis sa fondation jusqu‟aux initiatives entreprises par le gouvernement provincial en 2009, Bakanja Ville offrait aux enfants un service d‟écoute, un dispensaire pour les soins médicaux, des ustensiles de cuisine et un endroit où dormir la nuit. À partir de 2009, des actions de ramassage des sheges (enfants de la rue) ont été menées par le gouvernement provincial du Katanga. En août de cette même année, le gouvernement avait lancé une sorte d‟ultimatum à tous les enfants demeurant dans la rue ainsi qu‟aux enfants qui fréquentaient le centre Bakanja. Le père Eric Meert m‟expliqua qu‟il avait alors donné la possibilité aux enfants soit de rejoindre le nouveau centre Kasapa ouvert pour accueillir les sheges, soit de retourner dans leurs familles, soit de rentrer au Kasaï (pour ceux qui provenaient des deux provinces du Kasaï) ou enfin de « disparaître » d‟eux-mêmes en émigrant vers d‟autres villes de la province. Une fois passé l‟ultimatum, le centre Bakanja fut contraint de fermer ses portes après le lancement de l‟opération « Shege Zéro » du gouvernement provincial. L‟opération « Shege Zéro » eut pour conséquence un changement de vocation de Bakanja, qui passa de refuge de nuit à internat « temporaire ». Le passage de centre « ouvert » à centre « fermé » allait contre le projet éducatif pensé par les Salésiens mais, toutefois, ce fut le seul moyen pour contourner la décision du gouvernement local de fermer les portes. Selon le nouveau système, le centre accueillait une trentaine d‟enfants qui, pour différentes raisons, n‟avaient pas rejoint le centre de la province de Kasapa. De manière générale, les enfants qui logeaient à Bakanja Ville avec cette nouvelle formule devaient fréquenter l‟école à Bakanja Centre et il leur était interdit d‟aller travailler en centre-ville. La politique de sensibilisation, l‟organisation du centre et les activités internes ne furent pas modifiées. 109 L‟objectif du centre était de réinsérer les enfants dans leurs familles. Toutefois le système adopté à Bakanja Ville était centré sur la volonté de l‟enfant et sur sa capacité à prendre certaines décisions : « On a décidé de laisser l‟initiative à l‟enfant lui-même parce qu‟on était convaincus qu‟il avait déjà dû prendre certaines initiatives dans sa vie de la rue », me confia le père Eric Meert. Ainsi, les activités menées à Bakanja Ville n‟empêchaient nullement la vie de l‟enfant dans la rue, mais elles continuaient à opérer une constante sensibilisation, à travers l‟intermédiation des opérateurs sociaux du centre, pour que ces enfants abandonnent ce type particulier de vie et qu‟ils regagnent la famille. Pour ce faire, le père directeur m‟expliqua que, dès de la fondation de Bakanja Ville, les Salésiens décidèrent de ne « rien offrir [aux enfants] pour faciliter leur vie dans la rue ». En outre, ils décidèrent également d‟éviter de rendre le centre Bakanja trop attrayant pour les enfants les plus pauvres pour éviter que ceux-ci, attirés par le centre, ne quittent leurs familles. Bakanja Ville était le seul centre, parmi ceux de l‟OMM, qui n‟avait pas de lits. Ainsi, jusqu‟à ce que l‟ancien système ait été adopté, il était le seul centre où les enfants ne pouvaient pas demeurer pendant la journée, ils étaient censés sortir pour aller travailler en centre-ville. Ils pouvaient revenir dans l‟enceinte de Bakanja Ville le soir afin de préparer les aliments qu‟eux-mêmes s‟étaient procurés. La première étape du réseau OMM se caractérisait ainsi par une vision assez novatrice de l‟approche du phénomène des enfants de la rue dans la mesure où elle n‟empêchait pas les enfants de circuler en ville ni d‟exercer leurs activités lucratives. Ce centre se caractérisait également par le rôle donné aux formateurs et aux opérateurs salésiens dans le programme de sensibilisation des enfants : mot du matin, mot du soir, prière quotidienne, rencontre hebdomadaire. Les moments de sensibilisation et d‟enseignement portaient sur l‟importance de la famille, de l‟école, de l‟hygiène personnelle, sur la prévention du sida et des maladies. Les moments de sensibilisation sont fondamentaux pour l‟action pédagogique dans tous les centres de l‟OMM. En particulier, les « mots » dispensés tout au long de la journée ont une valeur capitale et ce sont des moments qui, à Bakanja Ville, furent maintenus après le changement d‟organisation du centre dû aux arrêtés du gouvernement provincial. 110 Pour atteindre l‟objectif final, c‟est-à-dire la réinsertion de l‟enfant dans sa famille, les Salésiens insistèrent aussi sur un changement de comportement de l‟enfant : l‟abandon des « manières de vivre de la rue », en mettant l‟accent sur les aspects négatifs de la « rue » et la nécessité pour l‟enfant d‟apprendre à gérer sa propre liberté. La rue, dans cette vision, était conçue comme un lieu unique opposé à la famille et au centre d‟accueil. La liberté dont jouit l‟enfant « en situation de rue » est dans la majorité des cas synonyme de libertinage et associée à la consommation de drogues. L‟approche salésienne de Bakanja Ville se révèle donc plutôt problématique et dans une certaine mesure contradictoire. En effet, d‟un côté, en prétendant respecter les choix pris par l‟enfant de vivre différemment par rapport à la vie qu‟il menait chez lui, il y a une reconnaissance par les Salésiens de l‟agencéité des enfants. De l‟autre côté, par contre, les mêmes Salésiens exercent une constante œuvre de sensibilisation pour convaincre l‟enfant du mal-fondé de son choix et du bien-fondé d‟entreprendre un chemin de changement vers « son milieu naturel : la famille ». D‟ailleurs, le changement dans la volonté de l‟enfant ne s‟opère pas exclusivement à travers les séances de sensibilisation ou les mots du matin et du soir qui rythment la journée. C‟est tout un parcours de rapprochement progressif de l‟enfant à la famille qui est mis sur pied. Le parcours vise à renouer un lien familial qui s‟est effiloché au fil du temps. Une fois que l‟enfant manifeste son désir d‟aller à l‟école, selon le système de Bakanja Ville, cela ne peut se réaliser que s‟il fournit les vraies cordonnées de sa famille. « On n‟a jamais mis un enfant à l‟école dont on n‟avait pas les références familiales », m‟expliquait père Eric Meert. Quand l‟enfant exprime son désir d‟aller à l‟école, un opérateur social prend contact avec la famille. Une fois les contacts renoués avec cette dernière, l‟enfant peut éventuellement passer aux étapes suivantes du réseau OMM pour fréquenter les écoles. La réussite de la réintégration dépend de l‟habilité des opérateurs sociaux et des aspirants salésiens à la (re)construction d‟une relation de confiance avec l‟enfant ainsi que de la possibilité de nouer un rapport direct avec la famille de ce dernier. Pour une bonne réussite de ce processus, il faut, avant tout, qu‟ils trouvent un terrain d‟entente entre la version d‟abandon de l‟enfant et celle de fugue de la famille (Bakanja-Ville News 2008 : 1). Dans cette optique, dès l‟arrivée d‟un enfant au centre, les Salésiens ont un 111 entretien avec l‟enfant sur sa situation présente et passée. « Ouvrir son cœur » est le motclé afin que l‟enfant puisse raconter son histoire familiale. Le sens et l‟orientation de l‟« enquête sociale » menée au centre sont bien résumés dans le passage suivant : « L‟enquête sociale s‟impose parce qu‟il ne s‟agit pas de connaître l‟adresse de l‟enfant et l‟identité de ses parents mais parce qu‟il y a une situation qui fait que l‟enfant est dans la rue. L‟enquête sociale cherche à comprendre cette situation. L‟enquête sociale est comme le diagnostic effectué en médecine grâce auquel il faudra déterminer le traitement. L‟enquêteur élabore un rapport qui doit permettre à l‟éducateur (l‟équipe éducative) de définir le “projet éducatif” pour cet enfant. La tendance, lors de l‟entretien avec l‟enfant, est de déterminer les raisons qui ont fait qu‟il est dans la rue. L‟enfant nous fournira généralement des informations partielles et subjectives. Note importante : Toute enquête sociale doit avant tout viser la réintégration familiale le plus vite possible » (Meert 2007 : 3). Ensuite, les assistants sociaux essayent d‟établir le contact avec la famille de l‟enfant. La première rencontre se passe de préférence sans l‟enfant pour écouter la version des parents concernant les événements. Enfin, le passage suivant est la visite en famille avec l‟enfant. L‟opérateur se présente donc avec l‟enfant bien habillé et en exposant aux parents la volonté de ce dernier de fréquenter, ou reprendre, l‟école. La nouvelle image de l‟enfant présentée par l‟opérateur social doit suggérer aux parents que le jeune n‟est plus un vagabond ni un shege. Ainsi, le but poursuivi est d‟ouvrir un espace de négociation et de travailler avec la famille pour aboutir à un rapprochement progressif de l‟enfant avec sa famille. En travaillant sur la consolidation de ce rapprochement, qui doit se conclure avec la réinsertion complète de l‟enfant, ce dernier peut passer de Bakanja Ville à un autre centre ou à une autre maison de l‟OMM pour continuer les études. Le Bakanja Centre a été fondé en août 1985. Il est situé sur la commune Kampemba, dans le quartier Kinkalabuamba (nom de la rivière qui le traverse). Bakanja Centre a été bâti sur un terrain appartenant à la congrégation salésienne, où se trouvent 112 deux autres structures salésiennes : le centre artisanal Magone et le centre de formation professionnelle Cité des jeunes. Bakanja Centre constitue généralement la deuxième étape du réseau de l‟OMM. Les enfants qui sont réintégrés en famille peuvent s‟inscrire à l‟école du centre salésien. De même, les enfants qui depuis Bakanja Ville désirent « quitter la rue », mais dont la réinsertion en famille n‟est pas immédiate ou s‟avère compliquée, peuvent résider dans le centre-internat. Bakanja Centre a une capacité d‟accueil plus importante que le centre Bakanja Ville. Les effectifs sont de l‟ordre de quatre cents enfants et jeunes externes qui fréquentent l‟école du centre et près de soixante internes qui, pour les raisons expliquées ci-dessus, n‟arrivent pas à réintégrer leurs familles. Le Bakanja Centre organise ses activités autour d‟un projet éducatif plus avancé que celui de Bakanja Ville, qui représente d‟ailleurs l‟étape préliminaire. L‟enfant qui rejoint le centre de la commune Kampemba est en fait déjà réinséré et les Salésiens pourvoient à sa scolarisation. C‟est un cas fréquent du fait du manque de moyens d‟une large partie des familles pour faire face aux frais de scolarisation de leurs enfants. En outre, la réinsertion en famille « contre » la scolarisation gratuite, offerte par les Salésiens, est un bon compromis pour que l‟enfant ne se retrouve plus dans la rue. Il existe un deuxième cas : l‟enfant fréquente l‟école à Bakanja Centre car il ne peut pas être réinséré en famille immédiatement, malgré sa « bonne volonté ». Il faut remarquer, par ailleurs, que, dans la constante négociation entre les opérateurs sociaux et les familles, bien plus fréquente que dans les cas abordés à Bakanja Ville, un bon bulletin scolaire, la réussite de l‟enfant à l‟école, sont autant d‟instruments utilisés afin de montrer aux parents que leur enfant a changé d‟attitude. « On leur montre les points », me disaient les opérateurs sociaux, pour favoriser l‟acceptation de l‟enfant dans une famille encore réticente à l‟accueillir. On peut ainsi résumer que si Bakanja Ville se concentre davantage sur l‟« enquête sociale », afin de (re)nouer le contact avec les familles des enfants, Bakanja Centre continue le travail de « tissage » des relations avec la famille. Toutefois, dans cette deuxième étape, la dimension éducative prend une forme plus prégnante par rapport à la formation de l‟enfant poursuivie à Bakanja Ville. La dimension éducative tourne autour 113 de la scolarisation. La scolarisation est, dans l‟optique du projet éducatif salésien, le pilier de la réussite de la réinsertion en famille. Bakanja Centre travaille donc dans ce sens. CONCLUSION L‟analyse du système préventif salésien nous a éclairés sur la combinaison qui se réalisa, au Katanga, entre l‟évangélisation catholique et le projet colonial de civilisation. La méthode salésienne d‟inculturation, dont les principales cibles furent les enfants, a posé les bases de l‟individuation de l‟enfance, comme catégorie discrète de la société, dans les communautés à économie rurale et les populations colonisées (A. Mary). Dans un certain sens, les salésiens ont produit et reproduit une image de l‟enfance basée sur des critères discrets. La séparation spatiale des enfants du monde des adultes a relégué les enfants dans les espaces de l‟éducation scolaire (école), du jeux (à partir des jardins d‟enfance) et de l‟éducation chrétienne (les groupes de jeunesse). En éloignant les enfants des sphères de socialisation et de production des adultes, le dispositif de l‟enfance a créé une responsabilisation croissante des parents vis-à-vis de leurs enfants ; ce qui a façonné, par conséquent, une image de l‟enfance comme un sujet immature physiquement et intellectuellement; finalement, la dépendance des enfants vis-à-vis de leurs parents a été favorisée, renversant les habitudes des familles urbaines les moins nanties et l‟idéologie rurale (Dibwe 2001) qui faisait du travail enfantin un revenu essentiel du budget familial et un élément de reconnaissance de la place occupée par les enfants de la famille. Le système éducatif salésien fut une technique efficace, mêlant scolarisation et évangélisation en exerçant de fait un contrôle sur la production d‟enfants et de jeunes selon une étique et une morale chrétienne. La particularité de la pédagogique de Jean Bosco réside dans l‟aspect systématique de l‟éducation. L‟utilisation du terme « système » nous révèle le caractère systématique d‟individuation des éléments qui devaient être inculturés dans une culture étrangère donnée. Les valeurs chrétiennes et salésiennes fondamentales étaient donc cernées (raison, religion et affection), tandis que les valeurs et les codes culturels propres aux sociétés ciblées devaient, dans les intentions des missionnaires, être respectées. 114 Le système décrit par Don Bosco repose sur deux principes fondamentaux : la prévention et l‟accompagnement. Le système préventif provoque une véritable pénétration de l‟enfant afin d‟atteindre le niveau le plus profond de ce dernier, la conscience, en pleine gestation pendant l‟enfance, dans le but de faire émerger une subjectivité/conscience chrétienne. Ce concept est bien exprimé par Don Bosco dans un passage du document Le Système préventif dans l’éducation de la jeunesse : « un avis affectueux qui lui est parvenu [à l‟enfant], qui lui a fait entendre raison, qui souvent a gagné son cœur à ce point qu‟il désire presque lui-même le châtiment dont il a reconnu la nécessité » (Braido 1985). La présence de l‟éducateur, en revanche, vise à gagner la confiance des jeunes afin que l‟éducateur devienne un modèle à suivre. Dans les différents contextes d‟évangélisation salésienne, la formation d‟un personnel instruit et moralement droit s‟est toujours révélée pour les missionnaires comme le premier jalon d‟une bonne réussite de l‟entreprise évangélisatrice. Les instituteurs indigènes étaient des personnes élevées au rang de modèle pour la population qui les entourait. Le système d‟encadrement appliqué encore aujourd‟hui dans les maisons salésiennes de Lubumbashi repose d‟ailleurs sur ce même principe d‟assistance continue et de prévention ainsi que d‟accompagnement des enfants et des jeunes par un instituteur, un jeune séminariste ou un assistant social. Un aspect qui mérite d‟être souligné en conclusion est que la politique de l‟enfance des Salésiens fut étroitement attachée à l‟histoire du pays et à l‟évolution de la congrégation au Congo. Au cours du siècle passé, l‟Église catholique, et la congrégation salésienne plus spécifiquement, fut au centre des événements marquants de l‟histoire du pays. Et elle repensa, à chaque fois, le sens de la présence et de la mission dans le pays. Dans ce sens, on peut être d‟accord avec J. F. Bayart sur le fait que les Églises chrétiennes ont poursuivi, le siècle passé, une réflexion critique sur l‟adaptation de leur mission en terrain africain (Bayart 1989). Depuis leur installation au Congo en 1911, les enfants ont été l‟objet de l‟intérêt des Salésiens. À l‟époque coloniale, l‟enfance était au centre des politiques missionnaires, notamment à travers l‟enseignement scolaire et les groupes de jeunesse. À l‟époque postcoloniale, jeunes et enfants devinrent le sujet de la politique d‟inculturation des Salésiens, notamment à travers la pastorale des jeunes mise en place au cours années 1970. La nouvelle pastorale des jeunes vit dans les jeunes le 115 potentiel pour l‟africanisation de l‟Église. Une pratique qui rebondit sur l‟africanisation de l‟Église catholique à partir des jeunes congolais fut celle de se prénommer par les noms des « ancêtres chrétiens » d‟Afrique centrale (Bakandja, Anouarite, Kizito) (Ndaywel è Nziem 1998). Comme le fait remarquer Isidore Ndaywel è Nziem, les noms de ces saints et martyrs africains intervinrent « comme références essentielles de la nouvelles pastorale des jeunes, mise au point à partir de 1972-1973 dans le cadre de la nouvelle technique d‟évangélisation suivant des méthodes initiatiques locales » (ibid. : 105). Il est toujours utile de rappeler que le système préventif est, lui-même, le résultat de la combinaison d‟une série de facteurs socio-économiques d‟une époque donnée. Il naquit comme réponse à l‟apparition de l‟enfance et de la jeunesse turinoises désœuvrées de la fin du XIX e siècle, au cours d‟une forte expansion industrielle. La méthode salésienne fut donc exportée, à l‟échelle mondiale, dans des mondes culturels fort différents. D‟une manière tout à fait analogue à la mondialisation des politiques contemporaines, par exemple celle de la « tolérance zéro » (Waquant 1999), la politique de l‟enfance promue par les Salésiens se prêtait à la diffusion dans des contextes culturels différents mais qui, d‟un point de vue socio-économique (l‟industrialisation, l‟urbanisation, l‟explosion démographique), vivaient des situations proches de celles où le système préventif avait été engendré. Le projet de l‟Église catholique, dans son ensemble, n‟était pas simplement de prendre en charge l‟enfance. L‟évangélisation salésienne poursuivait, avant et après l‟indépendance du Congo, un double objectif, à savoir une construction intégrale de la personne et d‟une société nouvelle selon des principes chrétiens. Le projet d‟« éduquer et évangéliser » était, avant tout, une politique de développement, individuel et collectif, social et économique, spirituel et temporel. Un projet qui produisit une image d‟enfance dominante au détriment des conceptions locales de définition de l‟enfance. À ce stade, il convient de revenir à la question à la base de ce chapitre. Quel est le lien entre l‟étique de l‟enfance véhiculée par la congrégation salésienne, façonnée et remaniée depuis l‟époque coloniale, et les accusations de sorcellerie dont les enfants font l‟objet aujourd‟hui ? À la lumière de ce chapitre et des considérations conclusives que je 116 viens d‟exposer, le développement de l‟enfance (dans des termes de « dépendance », c‟est-à-dire déresponsabilisée, écartée de la contribution au budget familial et reléguée aux espaces de l‟école et du jeu) a renforcé non seulement une image dominante d‟enfance dépendante et vulnérable, mais également la marginalisation des enfants qui ne tombaient pas dans son périmètre. Cette « fermeture » du concept de l‟enfance et de réduction du champ de possibilités n‟occupe pas, bien évidemment, tous les espaces sociaux de la société congolaise. Néanmoins, il semble qu‟elle ait participé à tracer des limites plus marquées des catégories marginales de l‟enfance. Les enfants de la rue sont, par exemple, une de ces catégories marginales de l‟enfance. Le lien entre politique et étique de l‟enfance véhiculée par les missionnaires et les accusations de sorcellerie dont les enfants font l‟objet se façonne justement à ce stade. La marginalité sociale des enfants est interprétée selon l‟idiome de la sorcellerie. Ainsi, les enfants de la rue sont perçus comme étant des sorciers du fait qu‟ils résident à la marge d‟une enfance idéalisée. 117 118 4. LES POLITIQUES DE L’ENFANCE En 2006 je décidai de partir pour Lubumbashi dans le cadre du service civil international au sein d‟une ONG italienne. L‟ONG était affiliée à la congrégation des Filles de Marie Auxiliatrice (FMA), la branche des sœurs de la congrégation salésienne de Don Bosco. Les FMA congolaises et l‟ONG travaillaient à Lubumbashi dans les domaines traditionnellement de pertinence des Salésiens : écoles, centres d‟éducation pour jeunes, enfants de la rue et, dans une moindre mesure, dans le domaine de la santé (hôpitaux, postes de santé). Les attentes que j‟avais placées dans ce projet furent pour la plupart déçues. À Lubumbashi, je passais la plupart du temps à ne rien faire et restais enfermé dans les écoles et au couvent des sœurs. Ces dernières étaient trop effrayées par l‟inexpérience d‟un jeune occidental pour qu‟elles puissent lui accorder la liberté d‟aller à l‟encontre des locaux et à la découverte de la société lushoise. Pour cette raison, une large partie de ce que je vécus en cette occasion fut largement filtrée, sinon limitée, par les religieuses qui s‟occupaient de moi comme un enfant, malgré le fait qu‟à l‟époque j‟avais vingt-six ans. Le manque d‟indépendance et d‟autonomie que je vécus suscita en moi un sentiment de frustration et un besoin de compréhension de ce que je vivais au Katanga. J‟introduis ce chapitre à l‟aide d‟un récit personnel car c‟est à l‟occasion de cette première expérience de terrain que j‟appris la pluralité des politiques de l‟enfance qui caractérise le discours public katangais. En dépit du sentiment de frustration que provoqua la dynamique d‟infantilisation dont j‟étais l‟objet, cela me fit comprendre la vision qu‟ont les Salésiens de leur travail avec les enfants. Le but de ce chapitre est d‟analyser les conceptions de l‟enfance sous-jacentes aux politiques de l‟enfance mêmes, parmi lesquelles l‟idée d‟une enfance « à sauver », dont les caractéristiques principales seraient l‟innocence et la fragilité, est fort répandue. Je suggère, développant cette idée, que, dans le cas spécifique des enfants de la rue lushois, la définition d‟une « enfance vulnérable » prend son sens dans des lieux qui lui sont propres et limite à ces mêmes lieux (famille, école, église, groupes de jeunesse) la possibilité à se définir enfant. Dans cette optique, les enfants de la rue, communément appelés sheges45 au Congo, sont 45 Il est difficile de remonter à l‟origine de ce mot. Certains avancent que le terme dérive de Schengen, l‟espace européen où est en vigueur l‟abolition des frontières intérieures (Biaya 2000 : 20). D‟autres 119 considérés comme des enfants « hors place » (out of place) (Connolly and Ennew 1996). Les enfants de la rue du Congo, sujet qui sera approfondi dans le chapitre 5, sont l‟exemple emblématique d‟enfants qui ne rentrent pas dans la définition d‟enfance selon des critères occidentaux. Le premier paragraphe est consacré aux « figures de l‟enfance » développées récemment par la sociologie de l‟enfance. Ces concepts théoriques, généralement, ne tiennent pas en compte des variables locales qui définissent l‟enfance. Toutefois ils nous aident à saisir les caractéristiques discrètes qui ont composé, au cours de différentes époques, des idées dominantes sur l‟enfance. La suite du chapitre prend en examen le cas du Katanga. Je focalise mon attention sur la dynamique d‟interaction, entre collaboration et conflit, qui s‟instaure entre les acteurs s‟occupant de l‟enfance vulnérable : les ONG du secteur humanitaire, la Province du Katanga et la congrégation salésienne. La problématique exposée dans ce chapitre vise à dévoiler l‟idée de l‟enfance qui est à la base de la politique en la matière de ces acteurs institutionnels. Nous avons vu dans le précédent chapitre que les Salésiens ont joué, depuis l‟époque coloniale, un rôle pionnier dans la définition de l‟enfance à travers la prise en charge de l‟éducation et de l‟enfance désœuvrée. Récemment, au Katanga, le gouvernement provincial s‟est engagé directement dans la résolution du problème des enfants de la rue. Cette initiative a impliqué l‟intervention de l‟État dans un domaine traditionnellement confié aux missions catholiques. L‟institution étatique a opposé une nouvelle image des enfants de la rue à la précédente, les désignant à la fois par les termes d‟enfance délinquante, donc à expulser et à réprimer, et par ceux d‟enfance défavorisée, nécessitant ainsi une rééducation. La nouvelle configuration de pouvoir qui se déploie dans le domaine de la prise en charge de l‟enfance voit aussi entrer en jeu un troisième acteur, les ONG du secteur humanitaire. Les organisations non gouvernementales avancent une conception de l‟enfance différente de celle des missions, tout comme de la Province. En définitive, les politiques de l‟enfance sont un terrain sur lequel les trois acteurs au centre de ce chapitre observateurs avancent l‟hypothèse qu‟il s‟agit d‟une abréviation de Che Guevara, faisant ainsi allusion à l‟esprit indépendant et à la rudesse des jeunes de la rue (cf. Human Rights Watch 2006). Ce qui semble plus sûr, c‟est que le terme a été popularisé par les paroles des chansons du musicien congolais Papa Wemba (cf. De Boeck 2000). 120 (Province, Salésiens et ONG) engagent une confrontation pour définir leur place et leur légitimité au Katanga. 4.1 FABRIQUER DES SUJETS OBÉISSANTS : LES FIGURES DE L’ENFANCE Les représentations de l‟enfance ont été au cours de l‟histoire occidentale plurielles et parfois contradictoires. Parmi les traits qui ont façonné les différentes figures de l‟enfance, la conviction qu‟elle doit être conçue comme une période et un lieu de vie séparée du monde des adultes constituent toutefois un dénominateur commun. Selon l‟historien Hugh Cunningham (1997), cette conception est l‟aboutissement d‟une idéologie bourgeoise de l‟enfance qui s‟est étendue du e XVI au XX e siècle (1997 : 55). Le noyau de cette idéologie résidait dans la conviction que les enfants devaient être élevés en famille (une famille nucléaire) et dans l‟idée d‟une détermination du vécu de l‟enfance sur le déroulement de la vie adulte (ibid.). Or, sans parcourir toutes les phases qui ont amené à une conception moderne de l‟enfance, il est peut-être important pour notre étude d‟exposer quelques-unes des plus importantes figures de l‟enfance. En effet, les représentations de l‟enfance qui ont leur genèse dans la pensée et l‟histoire occidentales, à l‟instar d‟autres traits culturels, ont été exportées à l‟époque des colonisations. Elles furent parmi les instruments qui justifièrent la mission civilisatrice et évangélisatrice des puissances impérialistes. Le sociologue Chris Jenks nous propose des portraits d‟enfance utiles pour cerner les attributs dominants à chaque époque dans la reconnaissance des enfants et des jeunes. Le sociologue anglais insiste sur deux types d‟enfance en particulier : les enfances « dionysiaque » et « apollinienne » (Jenks 1996). Selon Jenks, ces deux images ont forgé, au fil des siècles, les axes sur lesquels se sont construits les modèles de l‟enfance les plus solides (Smith 2011). Relevons dès maintenant que la nette distinction entre enfances dionysiaque et apollinienne proposée par Jenks annule, en raison de son caractère dichotomique, les différences de formes de « gouvernementalité46 » de l‟enfance à des 46 Le terme « gouvernement » renvoie chez Foucault à plusieurs interprétations, du moins deux. D‟un côté il fait allusion à une « conduite des conduites » c‟est-à-dire à des comportements qui ont pour objectif de modifier ou d‟influencer le comportement d‟un groupe ou d‟un individu. De l‟autre côté, il se réfère 121 périodes précises de l‟histoire et qui renvoient à l‟action d‟une pluralité d‟acteurs. Néanmoins, ces idéaux types de l‟enfance soulèvent deux grandes tendances dans les configurations se dessinant entre un pouvoir à exercer et un savoir de plus en plus croissant relatif à l‟enfance (comme la criminologie et la pédagogie enfantine). James et al. (1998) déclinent le même contenu symbolisé par les catégories de Jenks à travers les figures de l‟evil child et de l‟innocent child. Selon ces auteurs les deux images appartiennent à un modèle qu‟ils appellent « the presociological child » défini par les termes suivants : « This spacious category contains the dustbin of history. It is the realm of common sense, classical philosophy, the highly influential discipline of developmental psychology and the equally important and pervasive field of psychoanalysis. […] The set of models assembled here is that they begin from a view of childhood outside of or uniformed by the social context within which the child resides. More specifically, these models are unimpressed by any concept of social structure. » (James et al. 1998 : 10) Tout en ayant des itinéraires peu linéaires dans le temps et dans l‟espace, la vision dionysiaque fut au centre de la pensée occidentale de l‟enfance avant le tandis que la vision apollinienne s‟imposa plus nettement dès la fin du XIX e e XX siècle siècle et tout au long du XXe siècle. La représentation dionysiaque de l‟enfance apparut dès l‟émergence de la criminologie moderne et d‟un intérêt public pour la pédagogie enfantine (James et al 1998 : 10). Les enfants étaient vus comme de « petits diables » (Ansell 2005 : 11) devant être soumis à une éducation morale sévère. Considérés comme des individus faibles et facilement corruptibles, ils étaient ainsi par nature susceptibles de tomber dans les pièges du péché. D‟où la nécessité d‟un encadrement disciplinaire très strict et celle d‟infliger aux activités et aux divisions prises au niveau de l‟État. Dans le premier cas, « conduite des conduites », la gouvernementalité peut s‟exprimer de plusieurs manières : d‟une relation de l‟individu avec luimême à une relation interpersonnelle consistant en une forme d‟enseignement ou d‟accompagnement (enfant-parent, fidèle-prêtre, élève-enseignant), et les rapports entre les individus et l‟État. Le concept de gouvernementalité chez Foucault, de par son étendue à plusieurs formes interrelationnelles, est particulièrement efficace pour l‟analyse des modes de subjectivation qu‟elles-mêmes induisent (Foucault 2005). 122 des punitions sévères afin de les sauver d‟eux-mêmes. Dans les termes utilisés par Michel Foucault, l‟encadrement de l‟enfant visait à façonner des corps d‟adultes dociles. C‟est ainsi que, dans la perspective de l‟enfance dionysiaque, la dimension liée à la construction intérieure de l‟enfant n‟était pas encore apparue. Le corps de l‟enfant devint alors le premier lieu l‟exercice du pouvoir et par là même celui qui définit l‟enfance (Foucault 2005). L‟image dionysiaque de l‟enfance s‟est très largement diffusée en Occident à travers le christianisme et la doctrine du péché originel (Jenks 1996 : 70). Le péché originel décrit l‟état dégradé de la nature humaine, corrompue par la faute originelle depuis la naissance de l‟enfant (James et al 1998 : 10). Dans ce sens, la priorité des chrétiens, au cours des siècles où le taux de mortalité infantile était très élevé, correspondait à la rédemption des enfants (Holloway et Valentine 2000). À ce propos, s‟impose une différence fondamentale entre la confession catholique et les confessions protestantes. Pour les catholiques, le baptême des nouveaux-nés constituait la voie sûre vers le salut de l‟enfant. Pour les protestants, par contre, cette pratique n‟était pas suffisante. L‟enfant, pour gagner la rédemption, devait être encadré par la famille dont le père représentait la figure d‟autorité (Cunningham 1997 : 61-62). Dès le e XVI siècle, le siècle du puritanisme, jusqu‟aux enfances décrites par Charles Dickens, l‟image dionysiaque fut le fondement des représentations de l‟enfance47. La prise en compte de la vision protestante de l‟enfance (ibid. : 60), une enfance essentiellement corrompue par des forces pernicieuses, est fondamentale dans notre étude. Dans le champ religieux congolais contemporain, habité par les églises néopentecôtistes, demeure en fait une conception de l‟enfance proche de la conception dionysiaque que nous avons décrite. En ce sens, la conception néopentecôtiste a creusé une distance avec les acceptions locales de l‟enfance. Pour ces dernières, les enfants 47 La vision dionysiaque de l‟« enfant terrible » a été un sujet au centre de la littérature moderne et du cinéma contemporain. À côté de H. C. Andersen, Lewis Carroll et les frères Grimm, les personnages d‟enfants racontés par Charles Dickens furent parmi les premiers à explorer des thèmes nouveaux relatifs à l‟enfance. Voir Parker (1990). Pour le cinéma il vaut la peine de citer les représentations d‟une « horreur enfantine » mise en scène par le cinéaste américain Tim Burton. Dans les films de Tim Burton, on peut constater, en fait, l‟association entre l‟enfance et le macabre qui renverse, à travers une image dionysiaque de l‟enfance, les représentations apolliniennes véhiculées, au vingtième siècle, notamment par l‟imaginaire de Walt Disney. Pour de telles représentations d‟enfance, voir également le roman de William Golding Sa Majesté des mouches (Lord of the Flies). 123 étaient censés venir au monde avec un potentiel inné, une force qui avait un caractère ambigu et contenait en même temps des principes relatifs au « bien » et au « mal ». La tâche des rites de passage et d‟initiation était de concourir à l‟usage correct de ce potentiel possédé par les enfants et les jeunes hommes. L‟image de l‟enfance dionysiaque reprise par les églises néopentecôtistes efface l‟ambiguïté de ce potentiel en le déplaçant vers un pendant démoniaque de la nature de l‟enfant. On peut étendre la description de l‟evil child donnée par James et al (1998) jusqu‟aux images des enfants congolais, notamment à celle de l‟image de l‟enfant donnée par les prophètes et les pasteurs néopentecôtistes, comme étant dépositaire de forces nuisibles à la famille et nécessitant une délivrance de la sorcellerie : « […] children are demonic, harbourers of potentially dark forces which risk being mobilized if, by dereliction or inattention, the adult world allows them to veer away from the “straight and narrow” path that civilization has bequeathed to them. The liberation of these forces threatens the well-being of the child itself is self-evident; perhaps more significantly, it also threatens the stability of the adult collectivity, that social order to which children in time will aspire » (James et al 1998 : 10) La vision de l‟enfant apollinienne est, en revanche, l‟image d‟une enfance innocente qui rappelle l‟idée de « petits anges » (Ansell 2005 : 11). Contrairement à l‟image dionysiaque, les traits de l‟enfance apollinienne dessinent un sujet nécessitant de l‟aide, qu‟il faut protéger contre le monde qui l‟entoure et le défendre de forces pernicieuses présentes en lui. L‟emphase attribuée à l‟encadrement et à l‟éducation sévère, qui n‟excluait pas les punitions corporelles, laisse la place à l‟accompagnement de l‟enfant en visant le développement des vertus qu‟il posséderait de par sa nature innocente et pure (Jenks 1996). Cette deuxième perspective fait son apparition à partir des écrits de Jean-Jacques Rousseau, précisément dans Émile ou de l’éducation de 1762 (James et al. 1998 : 13). En effet, selon la vision de Jean-Jacques Rousseau, pour la première fois, les enfants représentaient l‟avenir de la société. L‟enfance était considérée comme une condition éphémère que l‟homme adulte allait perdre ou oublier, et qu‟il fallait donc protéger (ibid. : 13). La diffusion qui fut accordée dans le monde occidental, 124 depuis Rousseau, à l‟enfant apollinien fut le résultat d‟une idéalisation progressive de l‟enfance, érigée en une phase autonome de la vie susceptible d‟être conceptualisée dans des termes sentimentaux et nostalgiques (Boyden 1990). L‟innocent child trouva son plus grand déploiement à l‟âge victorien du romantisme et de l‟essor de l‟identité bourgeoise. La diffusion de cette figure de l‟enfance fut progressive et controversée. Le projet bourgeois d‟étendre ces conceptions apolliniennes à toute la population enfantine entrait, pour ainsi dire, en conflit avec d‟autres formes de contrôle caractéristiques jusqu‟au e XIX siècle et basées sur une division en termes de classes sociales et de genre. C‟est pour cette raison que, durant tout le XIX e siècle, malgré l‟idée que tous les enfants devaient être égaux, les enfants des familles ouvrières étaient généralement perçus comme l‟« autre dionysiaque » (Smith 2011 : 28) par rapport aux enfants de la classe moyenne. Les représentations contemporaines de l‟enfance dans les pays occidentaux puisent davantage dans l‟héritage de l‟image apollinienne que dans celle de la figure dionysiaque. Selon Philippe Ariès, le e XVII siècle est une période propice au développement et à la diffusion de cette vision de l‟enfance innocente et à protéger (Ariès 1966). La représentation de l‟enfant apollinien (the innocent child) du e XVIII et XIX e siècles est l‟archétype à partir duquel se construisent les fondations des représentations contemporaines centrées sur la figure de l‟enfant. Il y a également, dans cette vision, les premiers signes d‟une conception qui voyait dans les enfants un investissement futur dans la reproduction de l‟ordre social (James et al 1998 : 15). Le monde catholique, contrairement au monde protestant, fut beaucoup plus enclin à adopter une vision influencée par l‟image apollinienne. Hugh Cunningham l‟explique dans ces termes : « soulevés par l‟obsession du péché originel à travers le baptême, les parents catholiques ne se trouvaient pas si immédiatement pris par la question du salut de leur enfant » [traduction] (1997 : 71). Tout en ayant des traits différents, les deux représentations de l‟enfance partagent des caractéristiques à la base de leur fondement. Un premier aspect est la constitution d‟une différence ontologique de l‟enfant par rapport à l‟adulte. Les deux conceptions appréhendent les enfants comme étant plus proches de la nature que les adultes : l‟enfance dionysiaque dans les termes d‟un « petit sauvage » qu‟il faut éduquer ; 125 l‟enfance apollinienne dans les termes d‟un corps, d‟une âme malléable qu‟il faut manipuler pour lui donner une forme convenable. Un deuxième élément qu‟elles partagent est la séparation des enfants du monde des adultes dans le processus de production industrielle. En dépit du fait que cette séparation circulait déjà dans l‟Europe des e XVIII et XIX e siècles, l‟opinion commune continuait à soutenir l‟idée que les enfants devaient être occupés à un dur travail pour favoriser leur développement et celui de la société tout entière (Ariès 1962). Ainsi l‟idée, tout à fait occidentale, que le travail n‟était pas un domaine propre aux enfants et que ces derniers devaient, par contre, consacrer leur enfance et leur adolescence aux jeux, à l‟éducation en famille et à l‟apprentissage scolaire est une idée relativement récente, apparue avec force dès la fin du XIXe siècle. La question du travail des enfants est primordiale pour comprendre la transition d‟une représentation à l‟autre de l‟enfance. Elle est, en fait, au centre des initiatives et des discours qui, durant tout le XIXe siècle, favorisèrent le passage vers une vision dominante de l‟enfance de type apollinien en reléguant au second plan celle de la conception dionysiaque. La problématique du travail des enfants est également parmi les points les plus controversés aujourd‟hui remis en question par les droits de l‟enfant. Une question débattue surtout dans ces pays où le travail des enfants continue à constituer une ressource fondamentale pour l‟économie de survie des familles. On trouve dans Ansell (2005) un schéma qui résume la nature problématique de ces deux figures. 126 Dionysian (evil child) Apollonian (innocent child) Children should be seen and not heard Childhood is a time for play, and not for work Children need protection from themselves Children need protection form the world Childhood is a time to learn discipline Children are innocent Children are passive Childhood should be happy Both Childhood is a time set apart from the adult world Children belong in families Children are closer to nature than adults Children are incomplete Ŕ less than adults Source : Ansell (2005 : 11) Le e XX siècle a été le siècle où les deux perspectives, apollinienne et dionysiaque, ont donné vie à une sorte de syncrétisme issu des bases idéologiques communes. Les idéologies, puritaine et bourgeoise respectivement à la base des conceptions dionysiaque et apollinienne de l‟enfance, se trouvent remaniées dans une troisième représentation qu‟on pourrait appeler, selon l‟expression utilisée par Judith Ennew, The Child. L‟anthropologue définit The Child de la manière suivante : « The central figure in this complex of ideas is “The Child”, apparently ungendered and ageless, although obviously small, innocent and in need of protection. I would argue that “he” is also most likely to be blonde, blue-eyed and middle-class, bearing little relationship to most children in most countries. In Northern contexts, The Child is used as an ideological control within state socialization processes, such as social work practice. The construct is also exported to the South, in a process some have called “globalization” through international agencies, media, cultural control mechanisms and even international human rights treaties, such as the United Nations Convention on the Rights of the Child. » (Ennew 2003 : 3) The Child est une construction sociale et historique qui contient les aspects partagés par les visions apollinienne et dionysiaque de l‟enfance. C‟est d‟ailleurs cette image idéalisée qui en définitive a été exportée dans le monde. Une image à la base des représentations idéalisées de l‟enfance propre à la société industrielle occidentale. Au 127 centre du large éventail de qualités qui définissent cet idéal, prédomine l‟idée d‟innocence. Dans les anciennes colonies des pays européens, comme le Congo, la figure de l‟« enfance globale » (The Child) est apparue à partir de la seconde moitié du e XXI siècle à travers les traits saillants de la conception apollinienne. Les images d‟une enfance innocente et vulnérable, nécessitant de la protection, allaient de pair, dans ces contextes spécifiques, avec les politiques sociales et économiques suggérés par la communauté internationale. La figure de l‟enfant global, tout en rappelant les principes à la base de la figure apollinienne, et influencé par certains éléments de l‟image dionysiaque, repose également sur des arguments tout à faits nouveaux. En effet, les nouvelles représentations de l‟enfance sont le résultat d‟une intensification des études sur l‟enfance à partir d‟un nouveau paradigme, promues par la nouvelle sociologie de l‟enfance et les défenseurs des droits de l‟enfant. Au centre de la nouvelle vague d‟études sur l‟enfance s‟élabore une critique des conceptions de l‟enfance qui omettent de prendre en compte les capacités reconnues des enfants, la restriction du rôle de ces derniers en société ainsi que les conséquences néfastes du conformisme à l‟idéal d‟innocence. En outre, comme l‟expliquent Holloway et Valantine (2000), l‟objectif de ces travaux consiste à « dénaturaliser » l‟enfance par la mise en question du déterminisme biomédical et de la psychologie du développement (Holloway et Valantine 2000 : 4-5). En fin de compte, l‟idée d‟enfance est de plus en plus connectée aux conceptions de compétence, d‟agencéité et d‟acteur social. Les acteurs à la source de nouvelles directives destinées aux enfants en société tendent donc à adopter une image qui leur confère un statut plus « fort » par rapport aux anciennes configurations qui reléguaient les enfants au rôle de « faible » (ou de subalterne). Cependant, pour de nombreux observateurs, ces nouvelles conceptions de l‟enfance, associées à des normes éducatives, restent fortement liées, tout en étant beaucoup plus démocratiques, à des formes de savoirs (notamment la psychologie du développement) qui conçoivent l‟agencéité des enfants dans des termes instrumentaux (Fendler 2001, Smith 2011). 128 4.2 « BATOTO WA MARIA » : LA QUESTION DES ENFANTS DE LA RUE « Batoto wa Maria » veut dire en swahili du Katanga « les enfants de Marie ». Kahola et Rubbers (2008) affirment que cette expression est apparue dans les années 1990 lorsqu‟un édile local l‟utilisa pour designer les sheges de Lubumbashi en les considérant des enfants bénis par Dieu du fait qu‟ils avaient été abandonnés par la société. L‟édile développa ainsi une rhétorique misérabiliste, « ce qui lui permit de se faire passer pour le “ papa ” des enfants de la rue et le défenseur des valeurs familiales » (ibid. : 31). L‟épithète « batoto wa Maria » canalise des aspects significatifs relatifs à une idéologie de l‟enfance qui représente les enfants de la rue en termes victimisants : d‟abord les enfants de Marie seraient des enfants vulnérables et abandonnés ; ensuite, cette épithète rebondit sur l‟iconographie et la doctrine catholiques. Au fond, définir comme sheges les enfants de Marie est une allusion au rôle joué par l‟Église catholique, et en particulier par les Salésiens, dans la prise en charge et l‟éducation de l‟enfance katangaise. En même temps, il s‟agit d‟un nouveau précepte visant à relancer la rhétorique de l‟enfance « à sauver », qui plonge ses racines dans les années 1950 (cf. supra chapitre 3). L‟étude de cas exposée dans ce chapitre montre que cette rhétorique victimisante, en mélangeant la mission évangélique à une éthique de la charité, plonge ses racines dans un projet à long terme mené par l‟Église catholique et aujourd‟hui repris partiellement par le secteur humanitaire. L‟apparition des enfants de la rue à Lubumbashi est liée à une histoire socioéconomique partagée par de nombreux pays du sud du monde. En effet, dans une majorité des pays « en voie de développement », les années 1980 furent caractérisées par une profonde crise économique déjà entamée, d‟ailleurs, depuis une décennie. Le phénomène des enfants de la rue apparut ainsi dans ce contexte de crise socioéconomique. Dans les années 1990, nous assistons à l‟investissement de la part de nombreux acteurs non gouvernementaux, ONG et ASBL (associations sans but lucratif), dans les secteurs publics les plus affectés par la crise socio-économique comme le secteur de la santé, de l‟instruction et du travail (Giovannoni et al. 2004). Il est difficile estimer le nombre exact de ces entités. Elikia M‟Bokolo, en se basant sur l‟étude menée par le Conseil National des ONG et la section congolaise de l‟UNICEF, avance le chiffre de 129 1 322 ONG opérationnelles dans le pays (Kabarhuza 2002 : 10). En suivant cette tendance plus générale, en 1998 la section katangaise de l‟UNICEF renforça ses activités dans la région et le personnel employé dans les projets de protection de l‟enfance (Kakudji 2007 : 77). Ensuite, plusieurs programmes locaux furent lancés à cette même époque : le programme Protection légale et sociale des couches vulnérables et le Réseau de protection de l‟enfant (RPE), une entité regroupant vingt ONG s‟occupant de la protection de l‟enfance (ibid.). On peut constater que le domaine de la prise en charge de l‟enfance et de la jeunesse s‟était partiellement et progressivement ouvert à des acteurs autres que les missions chrétiennes. Ce mouvement d‟ouverture fut la conséquence de deux facteurs principaux. Premièrement, la crise des années 1980 et 1990 affecta les secteurs les plus sensibles de la vie des Congolais, détériorant considérablement leur niveau de vie. Dans ce sens, les ONG, ainsi que les ASBL locales, furent la réponse à une urgence humanitaire. Deuxièmement, le Congo (à l‟époque, Zaïre) se trouvait dans une phase de transition, vers une forme de gouvernement plus démocratique après la longue dictature de Mobutu. Sur la voie de la démocratisation, le Zaïre signa plusieurs accords et conventions internationales visant à améliorer les conditions de vie et les droits des enfants. La plus importante de ces conventions fut la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE), ratifiée en septembre 199048. La CIDE ouvra, de fait, un nouvel espace, le domaine législatif, dans lequel s‟investirent un grand nombre d‟acteurs travaillant sur la protection de l‟enfance. De surcroît, cela transforma une urgence humanitaire temporaire en une logique d‟interventionnisme permanent. L‟influence qui eut la CIDE sur la législation nationale est patente, par exemple, dans la nouvelle loi sur la protection de l‟enfance promulguée par le gouvernement congolais en janvier 2009. La loi 09/001 identifie une longue liste de typologies d‟enfance qui font l‟objet d‟une protection spéciale, en suivant les lignes guides de la CIDE : enfant déplacé, enfant réfugié, enfant en situation difficile, en situation exceptionnelle, avec handicap, enfant séparé, en conflit avec la loi, orphelin, 48 La République démocratique du Congo a ratifié d‟autres conventions internationales ayant trait aux droits de l‟enfant. Parmi les plus importantes, il faut mentionner la Charte africaine des droits et du bien-être de l’enfant, ratifiée par le gouvernement de Kinshasa le 28 mars 2001 (cf. IBCR 2008 : 139). 130 accusé de sorcellerie (Journal officiel 2009). L‟influence de la CIDE sur la loi congolaise pour la protection de l‟enfance est aussi remarquable puisque, après la ratification, l‟iconographie relative à l‟enfance vulnérable changea. Poretti et al. (2013) ont démontré que l‟image de l‟enfant de la rue, prédominante dans l‟agenda du secteur humanitaire jusqu‟aux années 1990, disparut en faveur d‟une image de l‟enfant victime de violences (ibid. : 2). En effet, dans la 09/001 du gouvernement de Kinshasa, l‟expression « enfant de la rue » n‟apparaît pas bien que la question des sheges reste une priorité dans plusieurs villes du pays. 4.3 LES OPÉRATIONS « SHEGE ZERO » ET LE CENTRE KASAPA Le gouvernement du Katanga et le gouverneur de la province, Moïse Katumbi, élus en 2006, lancèrent, depuis leur montée au pouvoir, des initiatives visant à « éradiquer le fléau des enfants de la rue » à Lubumbashi. Au cours de la période d‟août 2009 à janvier 2011, les divisions provinciales des Affaires sociales et du genre, famille et enfant, conjointement au BISPE (Bureau chargé d‟interventions sociales pour la protection de l‟enfance) et à la mairie de Lubumbashi, mirent au point deux opérations dénommées Shege zéro et Ville sans sheges. L‟objectif des autorités était de promouvoir les droits de l‟enfance et restaurer la sécurité dans le centre ville devenu, selon leur opinion et celle des habitants, dangereux. En résumant les témoignages que j‟ai pu récolter auprès des autorités et d‟autres témoins, Shege zéro consista en une série de campagnes de sensibilisation visant les enfants de la rue et les familles les plus pauvres des cités périphériques de la ville. Au cours de ces campagnes, le centre de rééducation de la Kasapa, ancien camp de la police nationale situé aux confins de la ville, fut présenté comme une œuvre voulue par le gouverneur Moïse Katumbi (« papa Moïse »), décidé à déplacer les enfants de la rue du centre ville tout en leur donnant l‟opportunité d‟étudier et d‟apprendre un métier. Les assistants sociaux des divisions provinciales furent mobilisés, au cours des mois précédant août 2009, afin qu‟ils rencontrent, identifient et sensibilisent les enfants de la 131 rue. Ces derniers étaient encouragés à quitter la rue pour aller au « centre de Moïse ». Le centre reçut 980 enfants et jeunes adolescents. La deuxième opération menée par le gouvernement provincial, renommée Ville sans sheges, fut le slogan lancé par le maire de la ville de Lubumbashi. L‟opération était, de fait, une réédition de Shege zéro, mais avec des méthodes policières plutôt violentes. Selon la presse locale, le recours à la police et la mise en place du deuxième programme, Ville sans sheges, étaient un aveu d‟échec du gouvernement provincial qui avait mené sans succès Shege zéro de 2009 (Radio Okapi 27/01/211). Shege zéro et Ville sans sheges s‟insèrent dans un projet plus large de gestion et de contrôle de l‟espace public de la ville de Lubumbashi et, plus précisément, du centre ville. Le sens de ce projet est contenu dans le slogan lancé par les autorités au moment de l‟implémentation des opérations anti-sheges : « Lubumbashi ville européenne ». L‟objectif de la Province était de redonner du lustre, en 2010, à la « ville blanche » (ancien nom de la commune de Lubumbashi), à l‟occasion des célébrations imminentes du cinquantenaire de l‟indépendance du pays. Les mesures mises sur pied par les autorités visaient, selon leurs dires, à « nettoyer la ville ». Elles furent accompagnées par le mot d‟ordre « tolérance zéro ». Les principales cibles de ce nettoyage furent les enfants de la rue et les vendeurs ambulants. Pour mieux comprendre les expulsions du centre ville des sheges et des vendeurs ambulants, il faut rappeler ce que représente historiquement le centre ville de Lubumbashi. 4.3.1 La « ville blanche » et les cités L‟image que les Lushois ont de leur ville, en particulier de la « ville blanche », est fondamentale pour comprendre que cette dernière est opposée, non seulement au village, mais dans une certaine mesure à la cité. La ville est pour ses habitants le foyer de la modernité, de l‟industrialisation et de la propreté. Dans le rapport de l‟OCU (Observatoire du changement urbain de Lubumbashi) portant sur les « identités lushoises » (Dibwe 2002), on peut lire : « Lubumbashi est considérée par nos enquêtés 132 comme une ville coloniale, une grande ville industrielle et administrative » (2002 : 39). La cité, par contre, est perçue généralement négativement par ses mêmes habitants. Il est intéressant de remarquer que les mécanismes à la base de la confrontation ville-village se reproduisent à l‟intérieur de la ville en définissant des représentations en opposition du centre ville et de la cité. En fait, la confrontation entre centre ville et cité met en évidence d‟autres clivages qui caractérisent le sens de l‟urbanité lushoise. En effet, le centre ville est vu comme l‟espace urbain par excellence, foyer des activités commerciales et des business. Il est le côté propre et civilisé de la ville, habité par les expatriés occidentaux et par les couches sociales les plus nanties. L‟espace de la cité, par contre, n‟est pas perçu positivement. Les conditions de vie de la cité sont dénoncées par la plupart de ses habitants comme n‟étant pas appropriées à la réputation de Lubumbashi Wantanshi. La cité, dans la plupart de cas, est vue comme mal entretenue et sale, comme un endroit caractérisé par un manque de civisme ; elle est considérée comme la partie de la ville où vit la population « noire49 ». Les raisons de l‟écart entre centre ville et cité plongent leurs racines dans l‟histoire coloniale de la ville. A l‟époque coloniale (1910-1960), la commune de Lubumbashi était appelée « la ville blanche », le cœur d‟Élisabethville, nom de Lubumbashi durant le régime colonial belge. L‟axe central de la ville était l‟actuelle avenue Tabora, anciennement appelée avenue du Katanga : il traverse toute la ville et aboutit à la cathédrale Saint-Pierre-et-Paul et au Palais du gouverneur (Lwamba Bilonda 2001). La ville blanche est encore aujourd‟hui le siège d‟importants lieux de pouvoir politique et administratif ainsi que des écoles les plus prestigieuses de la ville (Imara et le lycée Tuendelee) gérées par les Salésiens et les sœurs Filles de Marie Auxiliatrice. La commune de Lubumbashi est en outre le centre des affaires, des banques, de la poste et de la mairie de la ville. Le plan d‟urbanisation d‟Élisabethville dénotait, d‟un point de vue autant spatial que social, le caractère racial et ségrégationniste de l‟emprise coloniale. En bref, la ville était divisée en deux parties principales : la ville blanche, pour les Occidentaux, et les 49 À ce propos, les auteurs du rapport Les Identités lushoises (Dibwe 2002) font remarquer que « Les Noirs qui déménagent vers la commune de Lubumbashi deviennent à leur tour des Blancs à la peau noire, du terme swahili Mundele ndombe » (ibid. : 82). 133 cités indigènes lieux de résidence de la majorité de la population congolaise50. Entre ces deux parties se trouvait une zone neutre destinée aux « Blancs de seconde catégorie » : Indiens, Pakistanais, Arabes, Grecs et Portugais. Les Blancs ne pouvaient pas habiter la cité indigène sous peine d‟être rapatriés en Europe accusés de manque d‟éducation coloniale. De manière analogue, les Noirs ne pouvaient pas vivre dans la ville blanche. Seuls les domestiques et les boys de maisons étaient censés partager la parcelle avec leurs employeurs. La circulation des Noirs dans les rues de la ville blanche était interdite entre 21 heures et 5 heures du matin. La ville blanche fut ouverte aux Africains lors de l‟indépendance du pays en 1960. Depuis ce tournant historique, les Congolais eurent libre accès aux lieux et infrastructures jusque là destinés aux Européens (Dibwe 2002 : 82). Aujourd‟hui, en continuité avec le plan de la ville d‟époque coloniale, les cités de Lubumbashi sont marquées par des limites, spatiales et symboliques, qui en déterminent la proximité et la distance par rapport à la ville. Il ne s‟agit pas de frontières de base raciale mais plutôt les confins entre cité et ville suivent les lignes des classes sociales en dessinant une diversité de paysages en termes de distribution de richesses (Dibwe 2002). Le centre ville évoque un paysage de richesse et de promotion sociale (ibid. : 62). Les gens de la ville, bamu ville (ibid. : 83), se distinguent des habitants des cités par leur comportement, leur langage, leur habillement et leur démarche. Les habitants du centre ville offrent des modèles de comportements considérés modernes et civilisés contrairement à ceux de la cité. Les communes en dehors du centre ville sont communément appelées cités. Les cités correspondaient jadis aux cités indigènes (ou centres extra-coutumiers) et aux camps de travailleurs de la Société du chemin de fer (SNCC) et de la Gécamines (exUMHK). Contrairement à la commune Lubumbashi, elles constituent les paysages intermédiaires et pauvres de la ville. D‟une manière générale, les cités sont perçues 50 Les premières cités indigènes étaient adjacentes à la ville blanche. C‟est à partir des années 1930 que fut créée la première commune indigène, appelée « centre extra-coutumier ». Elle fut appelée la commune Albert, aujourd‟hui rebaptisée commune Kamalondo. Les raisons qui poussèrent le gouvernement provincial de l‟époque à éloigner la cité indigène et à élargir la zone neutre (Lwamba Bilonda 2001 : 30) étaient d‟ordre hygiénique et de sécurité pour la population blanche d‟Élisabethville (Grevisse 1951). L‟actuelle commune Kamalondo fut donc fondée en 1929 et elle recouvrait dans son extension tout l‟espace occupé aujourd‟hui par la commune Kenya. 134 comme dégradées, surpeuplées et mal entretenues. Les Lushois se plaignent des conditions de vie et d‟insécurité qui y règnent. Cependant les cités ne sont pas toutes égales et certaines distinctions sont de rigueur51. Les quartiers qui forment les cités se différencient selon le type de constructions, le service de transport et la proximité du centre-ville. La commune Kenya, par exemple, dont nous allons brièvement parler, est caractérisée par des habitations et des conditions de vie assez hétérogènes : on y retrouve un paysage de richesse moyenne et des bidonvilles non planifiés appelés localement tumbototo (Dibwe 2002 : 60). La commune Kenya est certainement l‟une des cités les plus connues à Lubumbashi. La commune naquit en tant que centre extra-coutumier en 1932. Elle se développa initialement comme extension de la première commune indigène, la commune Albert (actuelle Kamalondo), et est localisée entre le rail de la SNCC, la rivière Lubumbashi et la concession de l‟Union Minière du Haut-Katanga qui devint par la suite le quartier Mampala (Lwamba Bilonda 2001 : 35). La Kenya est une commune très peuplée. Elle est connue en premier lieu pour le marché (Njanja) qui offre les prix les plus bas de la ville et les plus accessibles à la majorité de la population. En deuxième lieu, elle est célèbre pour la basilique catholique Sainte-Marie qui domine les quartiers de la commune. Les habitants n‟hésitent pas à rappeler qu‟il s‟agit de la deuxième plus grande basilique d‟Afrique subsaharienne. En outre, le stade de football, appelé « stade de la Kenya » mais dont le vrai nom est « stade Mobutu », est une autre des attractions principales de la commune. Aujourd‟hui, la commune Kenya est étiquetée « commune rouge52». Cela est dû à l‟« ambiance » nocturne des bars, des boîtes de nuit et à la prostitution dans certaines avenues (en particulier l‟avenue Mitwaba). D‟une manière générale, mes interlocuteurs soulignaient que la Kenya est la cité la plus importante de la 51 52 Pour les différentes perceptions de la population lushoise des sept communes de la ville, cf. Dibwe (2002 : 89-100). Contrairement à l‟opinion courante le nom de « commune rouge » n‟était pas attribué à la Kenya pour indiquer une partie de la ville particulièrement dangereuse. Le sobriquet se référait par contre à la croix qui surmonte la coupole de la basilique Sainte Marie que s‟illuminait de rouge les jours de fête (Lwamba Bilonda 2001 : 36). Cependant, aujourd‟hui le sobriquet de commune rouge est dû à la violence et à la vie nocturne qui caractérisent la commune. À ce propos, il est intéressant de remarquer que l‟ancien commissaire de zone, monsieur Mastaki wa Bazila Mpuku, tenta, sous le régime du parti unique de Mobutu, de combattre le banditisme et l‟insécurité en changeant par ailleurs le sobriquet de « rouge » à « commune verte » (Dibwe 2002 : 91). 135 ville à travers des phrases de ce type : « tout se passe à la Kenya », « à la Kenya tout est possible ». 4.3.2 Vieilles et nouvelles politiques de l’enfance En dépit de la clameur publique provoquée par les initiatives du gouvernement katangais, les nouveaux mots d‟ordres lancés en 2006 ne suggéraient rien de nouveau. « Lubumbashi ville européenne » et « Tolérance zéro » sont la reprise des slogans d‟il y a une dizaine d‟années lorsque le gouvernement provincial de l‟époque s‟était engagé, lui aussi, dans une politique acharnée d‟assainissement du centre ville. Les formules de sensibilisation de l‟époque étaient « Bulaya 2000 » (Europe 2000) et « Lubumbashi Wantanshi » (Lubumbashi la meilleure). Ces formules accompagnèrent la réfection des artères de la ville, la réhabilitation du marché Laurent-Désiré-Kabila, la lutte contre l‟insalubrité et contre les marchés ambulants (Dibwe 2002 : 53). Néanmoins, il faut reconnaître un élément de nouveauté aux politiques les plus récentes et, plus précisément, l‟utilisation du discours de la sorcellerie. Le gouvernement katangais a récemment relevé le discours sur l‟altérité sorcière représentée par les sheges en l‟utilisant à des fins de légitimation politique. L‟affinité shege-sorcellerie-saleté/incivilité a ouvert aux administrateurs locaux des ancrages solides et un langage efficace pour relancer les pouvoirs publics en poursuivant les objectifs d‟une ville propre, sécurisée et moderne. Cependant, au début des années 2000, le recours à l‟imaginaire de la sorcellerie comme moyen pour éveiller les consciences citadines et revendiquer la légitimité politique du gouvernement n‟avait pas encore fait son apparition. Le maire de Lubumbashi de l‟époque se limitait à affirmer, en exprimant son dégoût pour la saleté du centre ville, « shipende buchafu » (« je n‟aime pas la saleté ») alors que les autorités actuelles ont apposé un grand panneau informatif audessus du tunnel de la chaussé de Kasenga (photo 1), un des lieux symbolisant l‟urbanité lushoise (Dibwe 2002). Le panneau récite Buchafu ni buloji (la saleté est la sorcellerie). Les opérations anti-shege qui accompagnèrent ces nouveaux slogans, Shege zéro et Ville sans sheges, s‟insérèrent aussi dans une série de politiques qui orientent un imaginaire 136 sorcellaire ayant une forte emprise sur la population (insalubrité = sorcellerie) vers des boucs émissaires représentés par les sheges. L‟État donc, tout comme les églises néopentecôtistes, utilise le répertoire offert par l‟imaginaire de la sorcellerie pour s‟approprier le discours « tolérance zéro » et exécuter des politiques d‟expulsion au caractère plutôt mondialisé (politiques de sécurité, délinquance juvénile) de sujets marginaux53. La session de délivrance qui eut lieu à l‟ouverture du centre de rééducation de la Kasapa confirme que le gouvernement katangais a relevé le discours de la sorcellerie pour parler des enfants de la rue. Les Salésiens furent exclus du projet Kasapa parce qu‟ils furent, nous le verrons dans la suite de ce chapitre, accusés par la Province d‟avoir intoxiqué les enfants de la rue. Les Salésiens se virent ainsi refuser la charge de l‟éducation religieuse des enfants du centre. Par contre, cette tâche fut confiée à une église pentecôtiste. La séance de délivrance organisée par les autorités le jour d‟ouverture du centre réaffirmait, d‟une part, la volonté d‟exclure la congrégation de Don Bosco des initiatives provinciales ; de l‟autre elle réaffirmait le discours public tenu par les autorités qui associait les enfants de la rue à l‟imaginaire de la sorcellerie. Photo 1 : panneau informatif au-dessus du tunnel de la chaussé de Kasenga. Lubumbashi 2011 53 Pour une analyse de la mondialisation du discours « tolérance zéro » voir Wacquant (1999 ; 2009). 137 La stratégie adoptée par le gouvernement provincial visait à mettre dans une situation d‟impasse les missionnaires salésiens et les ONG s‟occupant des droits des enfants. Elle visait à imposer une initiative unilatérale à laquelle ces institutions auraient dû adhérer en redéfinissant, ainsi, les rapports de pouvoir en matière de politique de l‟enfance. Les entretiens que j‟eus avec les fonctionnaires de la DIVAS et du BISPE montrent que ces derniers avaient une opinion négative du travail opéré par les ONG et par les missionnaires. Ils les accusaient d‟avoir failli à leur mission humanitaire compte tenu de la prolifération des enfants de la rue et de l‟insécurité que ceux-ci causaient au centre ville. Selon les fonctionnaires de la Province, les opérateurs du secteur humanitaire et les missionnaires n‟avaient aucun intérêt à résoudre le problème des enfants de la rue. La présence de ces derniers était fonctionnelle dans le maintien d‟un système de financement international d‟aide humanitaire en leur faveur et aux traits flous. À ce propos, le gouverneur Moïse Katumbi eut à dire, à quelques jours de l‟ouverture du centre Kasapa : « Vous savez, c‟est une situation très difficile. Je crois [que] nous devons avoir le courage, il y plus ou moins mille enfants aujourd‟hui [au centre Kasapa] mais tout ça est financé par le gouvernement provincial. C‟est pourquoi nous demandons aux ONG qui ont les moyens de venir et de nous soutenir. Mais la majorité de ces ONG ne veut pas que ces enfants soient encadrés quelque part. Ils veulent qu‟on montre l‟image du Congolais qui est en train de souffrir dans la rue. Ce qui n‟est pas correct54. » Les employés de l‟État définissaient le système de financement du secteur humanitaire comme « antipatriote ». Un fonctionnaire du BISPE, par exemple, était assez explicite sur ce point : « Il y a beaucoup de raisons que vous pouvez imaginer […] ce qu‟on constate, c‟était déjà une stratégie de survie, pour les membres de cette ONG-là, si par exemple il y a un million, qu‟ils 54 http://www.youtube.com/watch?v=fpQOCg7R-2Y. 138 déclarent qu‟ils vont dépenser pour notre pays, pour le Katanga c‟était deux cent mille, les huit cent mille ils se les partagent bien, ça prend la direction d‟où l‟argent est venu […] ça changeait rien des années et des années » Se basant sur de telles considérations, les fonctionnaires publics jugeaient leurs rivales du secteur humanitaire et des missions salésiennes non seulement antipatriotes mais aussi concurrents déloyaux. Les fonctionnaires de la Province soulignaient que le travail pour l‟enfance abandonnée impliquait avant tout une reconnaissance sociale, en tant que serviteur de l‟État. Une reconnaissance qui leur était niée mais était accordée, en revanche, aux opérateurs des ONG et aux missionnaires. Dans un contexte où les fonctionnaires de la Province ne sont pas payés pendant plusieurs mois et où leur travail dépend, en large partie, des financements accordés par les partenaires internationaux, le fait d‟être reconnus comme des valables opérateurs sociaux, assistants sociaux ou éducateurs est la reconnaissance d‟un statut important. En outre, elle peut occasionner une promotion ou la possibilité d‟être embauché par un organisme privé qui travaille dans ce secteur. Au cours de mes fréquentations des bureaux de la Province, la compétition entre personnel public et personnel local privé (je ne prends pas ici l‟exemple des coopérants expatriés) émergeait avec une certaine fréquence. À l‟occasion de l‟ouverture du centre Kasapa, pour revenir à notre étude de cas, les opérateurs et les assistants sociaux employés localement par des ONG internationales et ceux travaillant pour les Salésiens furent convoqués par les autorités de la Province chargées de la mise en place du projet. Il leur fut offert un poste de travail à la Kasapa avant même que les opérateurs et les assistants sociaux déjà employés par l‟État ne fussent informés. Ces derniers étaient considérés moins professionnels que les premiers. Un assistant social travaillant auprès du centre salésien de Bakanja, invité lors des consultations pour l‟activation du projet Kasapa, me confirma l‟intérêt que les divisions provinciales portaient à son expérience professionnelle : « Pour la réussite de ce centre la Division des Affaires Sociales avait besoin de personnes expérimentées […] Il y a les encadreurs de l‟État et il y a aussi les encadreurs sociaux des ONG, comme nous. […] Alors, dans la réunion préparatoire, c‟était préparer les encadreurs, les modalités d‟encadrer ces enfants et aussi le paiement. L‟accord n‟était pas vraiment résolu parce 139 que les assistants des ONG leur auraient coûté cher et ils ont pris les assistants sociaux de l‟État. Compte tenu qu‟il y a un manque de paiement dans les services de l‟État ils peuvent accepter le petit rien qu‟on va leur proposer. » Le pouvoir de négociation pour un poste de travail est beaucoup plus élevé pour un assistant social employé dans le secteur privé, que ce soit dans une ONG ou dans un centre de missionnaires. L‟assistant social mentionné ci-dessus, bien que ne jouissant pas d‟un salaire extraordinaire, avait la certitude de recevoir, à la fin du mois, un salaire par son employeur (les Salésiens). Ce qui lui permit de refuser l‟offre de travailler à la Kasapa. D‟autres assistants sociaux n‟étaient pas dans la même situation et n‟avaient pas d‟autre alternative que d‟« accepter le petit rien » qu‟on leur avait proposé. L‟arrière-fond de cette compétition met au premier plan des conceptions de l‟enfance différentes selon que l‟opérateur travaille pour un service de l‟État, une ONG internationale ou pour les missionnaires. Dans les bureaux de la Province, j‟entendais parler des enfants de la rue avec une terminologie alarmiste : « délinquance juvénile », « ils sont une bombe à retardement », « une génération perdue », « des enfants abîmés » et, comme déjà souligné plus haut, en termes d‟enfants associés à la sorcellerie. En accord avec ces définitions, la méthode préventive adoptée par les Salésiens était jugée inappropriée et trop indulgente. La liberté dont jouissaient les sheges, leur errance entre la rue et le centre, les regroupements autour des maisons d‟accueil salésiennes étaient des signes interprétés comme un manque de volonté des missionnaires dans le fait de vouloir « éradiquer le fléau des sheges ». Les fonctionnaires des divisions provinciales envisageaient, au contraire, des mesures autoritaires vis-à-vis de ce problème. Les enfants devaient être, pour utiliser leurs mots, « corrigés », « rééduqués », « réhabilités » à travers des mesures plus efficaces. Cette approche est évidente dans un passage du Plan d‟action triennal (20072010) relatif aux « enfants en rupture familiale », une expression politiquement correcte pour appeler les enfants de la rue : « Objectifs spécifiques : lutter contre la délinquance juvénile et combattre la criminalité. Actions à mener : le gouvernement a entamé les actions ci-après. Recenser et regrouper les enfants en 140 rupture familiale et les installer loin des centres urbains dans les cantonnements à créer ; faire un appel d‟offre en matière d‟expertise de prise en charge et des questions sociales ; trouver un site d‟accueil et ériger les infrastructures, et les équiper pour l‟apprentissage des métiers ; organiser un cadre de concertation entre les assistants sociaux, les parents et le représentant de l‟autorité provinciale pour révéler les options et les chemins de la réinsertion sociale55 » Il est intéressant de remarquer dans ce passage deux points contradictoires. D‟une part, on remarque l‟influence des conventions internationales et, de manière plus évidente, de la Convention internationale des droits de l’enfant lorsqu‟on mentionne la « réinsertion sociale », « l‟apprentissage des métiers » ou encore l‟« accueil dans des infrastructures ». De l‟autre, on s‟aperçoit du revers de la médaille de la politique provinciale, c‟est-à-dire la « tolérance zéro » : « lutter contre la délinquance juvénile », « combattre la criminalité », « recenser » et « regrouper » les enfants en rupture familiale. 4.4 LES RÉACTIONS DES ONG ET DES SALÉSIENS À L’OPÉRATION SHEGE ZÉRO Les ONG de Lubumbashi ont eu des réactions différentes aux initiatives du gouvernement provincial56. Les entretiens et les rencontres informelles que j‟eus avec les opérateurs et les coopérateurs des ONG se divisent, en résumant, en trois types de réactions. Une première réaction a été la critique faite aux divisions provinciales pour avoir mené les opérations sans avoir impliqué, dans la phase de conception du projet, les organisations et les associations partenaires de la Province. Une deuxième réaction a consisté en la dénonciation des modalités selon lesquelles furent menées les opérations d‟expulsion des sheges. Ces dernières, selon les opérateurs humanitaires, avaient contrevenu à plusieurs articles de la loi sur la protection de l‟enfance (loi 09/001). La loi portant sur la protection de l‟enfance a été, pour la plupart des mes interlocuteurs du 55 56 Cf. Plan d’action triennal (2007-2010), Division des affaires sociales, Province du Katanga, 2009. Au cours de mon travail de terrain à Lubumbashi, j‟étais en contact avec plusieurs ONG travaillant pour l‟enfance : ONG locales et internationales. Parmi les organisations les plus connues, j‟allais souvent visiter le Programme communautaire pour la protection des droits de l‟enfant (PCPDE), l‟AMANI, l‟AFEOA, l‟ONG-centre d‟accueil BUMI, la Vision mondiale, le Groupe One, l‟ASBL-centre d‟accueil Mutoto, l‟association ALBA. 141 secteur humanitaire, le cadre explicatif auquel se rattacher. La loi 09/001 donnait à mes informateurs un cadre normatif à travers lequel ils pouvaient exprimer leurs opinions. Les operateurs mettaient en évidence la transgression des articles 4, 657 et 64 de la loi. L‟article 64 était davantage souligné puisqu‟il affirme qu‟au centre des décisions prises à son égard l‟enfant est le premier concerné et son avis doit être central au moment du placement dans une structure d‟accueil. Voyons-en un passage : « […] Le placement social s‟effectue par l‟assistant social en prenant en compte l‟opinion de l‟enfant selon son degré de maturité et son âge. L‟assistant social fait rapport immédiatement au juge pour enfants qui homologue ce placement social58 » L‟article 64 met en exergue la réglementation pour l‟hébergement des enfants dans des structures d‟accueil, appelé « placement social ». Le placement social d‟un enfant est un point sensible car, selon plusieurs interlocuteurs, il met en évidence une contradiction entre ce qui dit la loi nationale et la capacité des autorités à l‟exécuter. En effet, jusqu‟en 2011, aucun tribunal pour mineur n‟était opérationnel dans le pays pour que des juges puissent effectivement émettre des documents de placement social. Une troisième réaction relative aux initiatives provinciales concernait la dénomination des opérations anti-sheges. Les noms donnés à ces pratiques d‟expulsion renvoyaient, de l‟avis des mes informateurs travaillant dans les ONG, à une idéologie de base devant être condamnée : pour utiliser les mots des interviewés, il s‟agissait d‟opérations de « contrainte », d‟« une idéologie coercitive », de « pratiques de défense sociale ». La plupart de mes interlocuteurs jugeait inappropriée la méthode appliquée par le gouvernement : l‟échec de Shege zéro en 2010, le « retour en force des enfants de la rue » dans le centre ville (Radio Okapi 17/06/2010) en étaient les exemples les plus 57 58 Article 4 : « Tous les enfants sont égaux devant la loi et ont droit à une égale protection ». Article 6 : « L‟intérêt supérieur de l‟enfant doit être une préoccupation primordiale dans toutes les décisions et mesures prises à son égard. Par intérêt supérieur de l‟enfant, il faut entendre le souci de sauvegarder et de privilégier à tout prix ses droits. Sont pris en considération, avec les besoins moraux, affectifs et physiques de l‟enfant, son âge, son état de santé, son milieu familial et les différents aspects relatifs à sa situation ». Cf. Journal officiel de la République démocratique du Congo, 12 janvier 2009 : « Loi n. 09/001 du 10 janvier 2009 portant protection de l‟enfant ». 142 patents. Les opérateurs humanitaires proposaient, en revanche, à l‟unanimité, l‟application de méthodes préventives et le respect de la loi sur la protection de l‟enfance. « Favoriser la sortie active de la rue des enfants », disaient-ils, ou « accompagner les enfants dans une réinsertion familiale ou sociale », enfin « valoriser les itinéraires individuels ». Ces propositions étaient les solutions le plus citées. Un opérateur s‟exprimait en ces termes : « Nous sommes vraiment concernés par la manière dont ces actions sont menées parce que ça ne respecte pas les normes de la loi de protection de l‟enfant. Quand vous voyez comment les enfants sont arrêtés, tabassés et jetés dans des véhicules, […] à notre avis ça viole le principe au niveau national et au niveau international qui protège les droits de l‟enfant et ça c‟est vraiment le champ des autorités […]. Aujourd‟hui les conditions sociales dans notre pays sont énormément un problème. On devait beaucoup plus s‟attaquer aux causes qui posent les enfants dans la rue que s‟attaquer aux défaites. Vous savez, vous avez des gens dans la fonction publique, des gens non payés dans presque tous les services de l‟État. On fait semblant, on va dire qu‟il y a des enfants dans la rue mais on doit regarder la réalité en face ». Les responsables du refuge Bakanja Ville, géré par les Salésiens, adressaient à la Province des critiques proches de celles des opérateurs du secteur humanitaire. Les Salésiens critiquaient les violentes opérations de ramassage et d‟expulsion des sheges, leur confinement au centre Kasapa et la volonté des autorités publiques à vouloir écarter la congrégation du domaine de la prise en charge de l‟enfance. Le père responsable de Bakanja Ville soulignait que l‟absence d‟un projet éducatif au centre de la Kasapa était un élément indicatif de l‟échec à venir de l‟opération. Les Salésiens du centre Bakanja Ville, le père responsable ainsi que les frères et les opérateurs qui y travaillaient insistaient sur le fait d‟avoir été accusés, suivant une rhétorique blâmante, d‟avoir intoxiqué les enfants de la rue. Selon leurs dires, les autorités provinciales taxaient l‟œuvre décennale salésienne d‟« antipatriotisme », la jugeant « à l‟encontre de l‟intérêt de la ville et du pays ». Des accusations qui faisaient écho aux affirmations du gouverneur de la Province que nous avons reportées plus haut. « L‟intoxication » dont ils étaient accusés était interprétée par les Salésiens comme une réprobation à la méthode pédagogique. La méthode préventive de Don Bosco, utilisée dans tous les centres 143 salésiens, met l‟enfant au centre du projet éducatif : l‟action pédagogique se concentre sur le renforcement des capacités de l‟enfant en l‟induisant à opérer un changement dans le style de vie. Dans cette optique, l‟accusation d‟« intoxication » des enfants représentait pour les Salésiens une tentative de délégitimation de leur manière de travailler et, en définitive, une remise en question de leur mission au Congo. Les assistants sociaux qui travaillaient auprès du centre Bakanja jugeaient positivement que l‟État, enfin, s‟intéresse aux enfants de la rue (« que l‟État démissionnaire prenne ses responsabilités »). Toutefois ils affirmaient que cela était fait avec des moyens insuffisants et peu efficaces. L‟avis de mes interlocuteurs était qu‟il aurait été souhaitable de destiner les fonds dont disposait le gouvernement au renforcement des ONG et des missions ayant plus d‟expérience dans le travail avec les enfants de la rue. Les « incompréhensions », pour utiliser l‟expression employée par mes interlocuteurs, entre ONG, missions et la Province, concernaient, au-delà d‟un problème de méthode, les conditions de travail et le prestige de l‟œuvre humanitaire que les individus appartenant à ces institutions conduisaient. La reconnaissance sociale du travail social en faveur de l‟enfance est un point central pour saisir la portée de ces « incompréhensions ». À ce sujet, les assistants sociaux du centre Bakanja définissaient leur travail en termes de « vocation » (« c‟est d‟abord une vocation à aider ces enfants »), un don spécial qu‟ils avaient dans la conduite du travail social (« Dieu est en train de nous aider »). Les assistants salésiens présentaient ainsi leur travail en termes d‟« obligation religieuse » et morale, en opposition au caractère « utilitaire » et « mécanique» de leurs collègues des ONG et de la Province. Ces derniers étaient, de toute évidence, forcés à accepter le « petit rien » que la Province leur proposait. Dans ces conditions, me disaient les assistants sociaux de Bakanja, les fonctionnaires de la Province n‟étaient pas suffisamment motivés et cela les empêchait de mener un « vrai travail social ». Au contraire, les assistants sociaux salésiens se présentaient comme des travailleurs complètement dévoués à la cause de l‟« enfance abandonnée », se considérant comme les « avocats », les « défenseurs », les « papas » des enfants de la rue. Il est intéressant, à ce propos, de reporter ce qu‟un assistant social de Bakanja me dit : 144 « Nous sommes allés faire un tour là-bas [au centre Kasapa] mais nous étions accueillis comme des héros par tous les enfants, parce que tous ces enfants là-bas sont des enfants de Bakanja. Alors quand ils nous vu arriver, ils criaient “ papa, papa ”. Les autres éducateurs étaient vraiment complexés. » En conclusion, l‟accusation d‟avoir intoxiqué les enfants de la rue était interprétée par les Salésiens et par leur personnel comme une stratégie visant à discréditer le prestige et la renommée dont la congrégation jouit aux yeux d‟une large partie de la population. La dure confrontation engagée avec les ONG et le personnel de la Province, me semble révéler la complexité des politiques de l‟enfance dans l‟espace public katangais. Dans ce chapitre, j‟ai tenté de saisir les usages des différents types d‟image de l‟enfance qui façonnent des politiques d‟intervention fort différentes. Il faut toutefois souligner que, pour mieux saisir la complexité de ce domaine, il faudrait prendre en considération également le travail et les motivations qui caractérisent le travail individuel. Ce qui n‟a pas été abordé dans ce chapitre en faveur, par contre, d‟une analyse des tendances plus générales des politiques de l‟enfance. CONCLUSION À partir des opérations d‟expulsion des enfants de la rue du centre ville de Lubumbashi, j‟ai tenté de mettre en lumière les politiques de l‟enfance et les images sous-jacentes qui caractérisent l‟espace public katangais contemporain. « Batoto wa Maria » est une expression paradigmatique qui jette la lumière sur la « raison humanitaire » (Fassin 2012) à la base des missions salésiennes et, dans une certaine mesure, de plusieurs ONG. Les définitions de l‟enfance, en étant des constructions sociales, sont le résultat d‟un ensemble hétérogène de discours, de forces sociales, d‟événements historiques et d‟idéologies. En suivant cette approche, j‟ai tenté de mettre en évidence l‟influence exercée par la communauté internationale sur la législation locale, notamment l‟impact de la Convention internationale des droits de l’enfant (CIDE) exercé sur la loi nationale 09/001 portant sur la protection de l‟enfance. Les lois 145 participent, à leur tour, au façonnement d‟images de l‟enfance aux traits mondialisés. La ratification par la RDC de la Convention internationale des droits de l’enfant a ouvert de nouvelles opportunités d‟intervention dans le domaine de l‟enfance vulnérable par le biais des droits de l‟homme. Les politiques de l‟enfance représentent un enjeu majeur dans la définition de rapports de pouvoir entre institutions. D‟un côté, la politique de la tolérance zéro a été fonctionnelle pour le gouvernement katangais dans la réorientation partielle d‟un flux de financements internationaux vers des initiatives gérées et programmées par le gouvernement lui-même. De l‟autre, la tolérance zéro appliquée aux sheges, en associant ainsi ces enfants à des délinquants, est fonctionnelle dans le renforcement du contrôle et dans la légitimation du pouvoir sur les espaces publics de la ville. La rhétorique de la tolérance zéro a été aussi utilisée afin de dénoncer le supposé « pillage » opéré par les ONG au détriment des ressources internationales destinées, en réalité, à la mise en œuvre des projets en faveur des sheges. Dans ce sens, les ONG et les missionnaires sont accusés par l‟État d‟avoir failli à leur mission humanitaire. Les opérateurs des ONG et les Salésiens (personnel religieux et laïc), pour leur part, ont exprimé des critiques sévères à l‟égard des opérations mises en place par le gouvernement provincial. Les opérateurs du secteur humanitaire ont insisté sur les nombreuses violations de la loi nationale sur la protection de l‟enfance alors que les Salésiens ont mis l‟accent sur le manque d‟un projet éducatif au centre Kasapa et sur la tentative de délégitimation opérée à leur égard. En définitive, les enjeux qui sous-tendent ces politiques sont la quête de légitimation du travail humanitaire, nécessaire pour donner du sens à la présence et aux opérations menées par ces acteurs. Dans cette quête de légitimité, l‟appareil discursif de l‟enfance, et les politiques qui en découlent, est un moyen à travers lequel cette légitimation est construite, négociée et réaffirmée. Enfin, il faut remarquer, encore une fois, un point fondamental pour le sujet abordé par cette thèse. La diffusion d‟une image qui rapproche enfance et sorcellerie, en rapprochant explicitement les enfants de la rue et la sorcellerie, est une tendance qui a été récemment relevée par le gouvernement katangais à des fins de légitimation politique. Le panneau Buchafu ni buloji (la saleté est 146 la sorcellerie) affiché à l‟entrée du tunnel de la chaussée de Kasenga à Lubumbashi et la grande session de délivrance collective des sheges à l‟ouverture du centre de rééducation de la Kasapa en sont les deux exemples les plus patents. 147 148 II PARTIE ENFANCE(S) ET SORCELLERIE(S) 149 150 5. ENFANTS DE LA RUE ET SORCELLERIE Dans ce chapitre je voudrais analyser l‟association entre les enfants de la rue et la sorcellerie. J‟ai souligné, dans l‟introduction à cette thèse, la place centrale occupée par les enfants dans la construction des liens familiaux. Les sheges remettent en question les rôles et les identités sociales acquises au sein de la famille à travers leur mode de vie peu conforme aux images communes de l‟enfance et de la famille et par des comportements provocateurs et ostentatoires affichés publiquement. Les performances des enfants de la rue, comme l‟« autocuisine », choquer (petits boulots plus ou mois légaux) ou encore le ndombolo (danse érotique exécutée avec des mouvements pelviens), fournissent des éléments d‟inversion des pratiques de la relatedness repris par le discours de la sorcellerie. Le phénomène des enfants de la rue apparut dans un contexte de crise socioéconomique vécue par le pays dans les années 1990. Dans les paragraphes qui suivent seront décrits les lieux et les pratiques qui caractérisent la vie de shege. Ils seront présentés tels que j‟ai pu les observer et d‟après les discussions que j‟ai eues avec eux. Les jugements et avis des adultes impliqués ou interrogés sur la présence des sheges seront mis en parallèle. Les habitants de Lubumbashi expliquent et problématisent la présence de sheges différemment selon qu‟ils sont parent, fidèle d‟une église pentecôtiste, catholique, opérateur humanitaire ou simplement congolais et lushois. L‟accent sera évidemment mis sur les interprétations liées à la sorcellerie. 5.1 VERS UNE INTERPRETATION SORCELLAIRE DE LA SUB-CULTURE DES SHEGES ? L‟école et le travail, entendus ici comme dispositifs d‟inscription (ensemble de pratiques, discours et raisonnements qui constituent des réseaux sociaux), définissent largement, du point de vue des adultes, l‟enfance en termes de normalité et déviance. En même temps, l‟appropriation de ces dispositifs par les enfants est à la base de ce qu‟on pourrait définir comme une sous-culture des enfants de la rue. Le terme « rue » qui 151 accompagne celui d‟« enfant » est, dans ce chapitre, à entendre dans un sens large (Ennew et Swart-Kruger 2003, Lucchini 1996a, 1996b). La rue où vivent ces enfants n‟est pas un monde autonome et opposé aux institutions classiques préposées à la tutelle de l‟enfance : la famille, l‟école, l‟église ou les groupes de jeunesse. Je propose, au contraire, d‟entendre la rue comme un ensemble de sphères de socialisation qui s‟entrecroisent l‟une l‟autre, à l‟intérieur desquelles l‟enfant circule et agit. Les sphères de socialisation constituent des réseaux composés de lieux, personnes, pratiques et activités dont la famille, l‟école, l‟église et les groupes de jeunesse font partie. Un enfant, quand il se retrouve à la rue, n‟est jamais totalement « en rupture » avec ces institutions. La connotation péjorative acquise par la rue comme espace public en opposition à l‟espace privé et rassurant de la maison/famille s‟explique, notamment, par la paupérisation des conditions de vie d‟une large partie des habitants de Lubumbashi, les habitations et les infrastructures de la ville, conséquence de la crise socio-économique de la période dite de « transition » (1990-1997). La dégradation des conditions de vie et de la ville a contribué à changer la perception de Lubumbashi, qui, d‟une « petite ville coloniale propre et organisée », est devenue une grande ville postcoloniale sale et désorganisée (Dibwe 2002, Petit 2003). La métaphore du « virus sorcellaire » est une expression largement utilisée par les habitants de Lubumbashi pour désigner la détérioration de la ville tout comme l‟appauvrissement général de la population. En recourant aux analogies avec la maladie et la médecine moderne, la ville et la société sont imaginées à l‟instar d‟un organisme qui peut être affecté par une maladie sociale (la pauvreté) et morale (la sorcellerie). Dans ce cadre décadent de la ville, partagé par une large portion de la population, les sheges (enfants de la rue) sont représentés comme le premier vecteur à travers lequel se propage et se transmet l‟agent infectieux de la sorcellerie. Les « vagabonds », une autre expression pour désigner les sheges, revêtent pour beaucoup les symptômes d‟une maladie dont souffrirait Lubumbashi : la saleté, l‟immoralité, le vagabondage, la violence, l‟abandon, l‟incivilité. La métaphore du virus de la sorcellerie nous indique les aspects qui caractérisent la sorcellerie attribuée aux enfants de la rue : il ne s‟agit pas tellement d‟une 152 accumulation de pouvoir par ces derniers (travailler, gagner de l‟argent), d‟antisocialité (émancipation par rapport à la famille) ni même de jalousie. Ce qui est associé étroitement à la sorcellerie est l‟extrême mobilité des sheges. Une mobilité fâcheuse et virale qui fait des sheges les catalyseurs des symptômes auxquels je faisais allusion plus haut. La crainte qui en dérive trouve sa source dans la capacité des sheges à diffuser, dans toutes les directions et auprès des plus jeunes, leurs mauvaises habitudes : ils sont considérés comme des « ambianceurs », des « brutaux » , des gens « sales » et « habillés en lambeaux ». La présence et les manières de vivre des sheges sont pour les Lushois une des manifestations de la « souffrance » de Lubumbashi et cela corrompt l‟autoreprésentation lushoise de citoyen propre, civil, éduqué et moderne. L‟image du shege renvoie, dans un discours largement partagé à Lubumbashi, à une sorcellerie qui stigmatise une manière d‟être « incivil », « villageois », « pauvre », « kasaïen » (habitant de la province du Kasaï), « voyou ». Mais aussi elle renvoie à une façon de vivre marginale, nocturne, nomade, dans des lieux socialement indéterminés. Par un jeu de miroirs la sorcellerie « incivile » des sheges renvoie à des clivages au soubassement de l‟identité lushoise : citadin/villageois, habitant de la « ville blanche »/résidant de la cité, catholique/protestant, Katangais/Kasaïen, Lushois/Kinois. Toutes ces oppositions définissent un référent autre sur lequel se construit, par contraste, l‟urbanité et la modernité caractérisant Lubumbashi. On peut constater que les sheges renferment à la fois tous ces référents d‟altérité : habitant de la cité, protestant, Kasaïen, et un goût pour l‟« ambiance » typique du Kinois. La mobilité des sheges est souvent considérée comme l‟un des plus grands périls pour la population citadine. Les sheges, de par leur liberté de mouvement, échappent au contrôle des autorités publiques, ainsi qu‟à celui des maisons d‟encadrement des ONG et des centres d‟accueil religieux. Le manque de contrôle sur une population, qui, jusqu‟en 2008, semblait augmenter à vue d‟œil, a créé des craintes diffusées parmi les habitants du centre-ville. La diffusion de cette panique était aussi le résultat d‟une série de vols et de violences commises par des groupes de sheges en pleine journée. En réalité, l‟estimation de la croissance du nombre de sheges s‟avère compliquée, tant à l‟époque des faits qu‟aujourd‟hui. De même, discerner les aspects sensationnels des rumeurs qui circulaient en ville, à propos de supposés crimes commis par les sheges, est une opération complexe. 153 Il est plus intéressant d‟analyser l‟origine de la mobilité des sheges décriée et tenter de comprendre au-delà du sensationnalisme des rumeurs pourquoi elle suscite des craintes telles qu‟on la rapproche d‟un virus épidémique de sorcellerie. La mobilité des sheges est souvent perçue, à tort, comme un « vagabondage » sans direction ni objectif. Elle relève, en réalité, de deux aspects significatifs de leur vie : une stratégie de survie et une tactique de négociation sociale. En premier lieu, les mouvements des sheges dessinent les lignes d‟un vaste réseau de lieux où dormir (karema), de lieux de divertissement, d‟activités lucratives (choquer59 ), de lieux de rencontre avec les amis, les connaissances ainsi que les bienfaiteurs (patrons). La prise en compte de la complexité de l‟environnement dont l‟enfant tire profit relativise ainsi l‟idée de la « rue » comme constituée d‟un seul lieu vague et indéterminé. En deuxième lieu, la mobilité engendre une identité du shege, autoreprésentée et perçue par les autres, flexible et changeante. L‟identité du shege se démarque de l‟image classique de l‟enfance, selon les lieux, les situations et les personnes avec lesquelles il interagit. Vivre en dehors de la maison et constamment en mouvement sont deux aspects qui participent au façonnement de la figure d‟un enfant d‟un « autre monde » (un enfant sorcier). En effet, si au Congo, comme ailleurs en Afrique, le deuxième monde (De Boeck 2000) est un concept pour exprimer un lieu invisible où agissent les ancêtres, les esprits, les divinités et les sorciers, les actions de rupture menées par les enfants de la rue se lient à ce monde invisible par le fait qu‟ils deviennent méconnaissables, incontrôlables et, par leur mobilité, insaisissables. Les difficultés à saisir les itinéraires de ces enfants, ainsi que leurs comportements, procèdent aussi d‟un dynamisme social inhérent à leur mode de vie qui trouve sa raison d‟être dans la satisfaction directe des désirs immédiats de l‟enfant. Le dynamisme des sheges leur confère ainsi une instabilité et une énergie structurant leurs identités et leur façon de devenir adolescent et adulte. 59 Les enfants suivent les flux des activités commerciales. Il est impératif pour eux de se déplacer avec une certaine régularité pour trouver de nouvelles activités lucratives. C‟est ainsi que se justifie leur présence aux environs des marchés de la ville (marché Mzee Kabila, marché Zambia, marché rails de Kigoma, marché de la Kenya), sur les sites miniers, près des zones frontalières (Kasumbalesa, Kolwezi) et au bord des lacs (Muero, Tanganyika). 154 L‟ambivalence des sheges, leur être visible et invisible, leur être présent (dans la rue) et absent (à l‟école et en famille), incite à leur attribuer un don d‟ubiquité60 et offre des analogies immédiates avec le monde des sorciers. Le monde habité par les sheges est donc assimilé à « une partie autre » de la ville, de la réalité sociale et du temps social. Cette partie autre est appelée kipande kingine (littéralement « l‟autre moitié ») ou kipande kibaya (littéralement « la mauvaise moitié »). On peut constater qu‟en demeurant dans un espace et un temps autres, qui ne sont pas contrôlables et vicieux par définition (la rue), les enfants de la rue sont censés appartenir à un kipande kingine, le monde invisible de la sorcellerie. Les réseaux et la socialité qui s‟installent parmi les enfants de la rue ressemblent vivement à la solidarité et aux réseaux imaginaires des groupes de sorciers. Le statut d‟enfant, qui est constamment négocié dans ces réseaux, pose en outre des problèmes de reconnaissance pour la plupart des gens : qui sont ces enfants dans la rue ? Comment peut-on classifier un individu qui a les apparences d‟un enfant mais qui se comporte comme un adulte et mène les activités d‟un adulte ? On peut remarquer qu‟une telle ambiguïté renvoie à l‟image classique du renversement de la figure diurne et nocturne du sorcier dans le kipande kingine : le sorcier est pendant la journée un individu extrêmement pauvre, dépourvu des biens les plus essentiels ; il devient, en revanche, un individu très riche et puissant dans l‟autre monde, le monde nocturne. La présence des sheges dans la « ville blanche », l‟ancienne ville coloniale qui correspond aujourd‟hui au centre-ville, catapulte donc le kipande kingine au cœur des bastions de l‟urbanité et de la modernité de Lubumbashi. Les référents « autres » qui constituent l‟« autre monde » (kipande kingine) des sorciers et des sheges sont ainsi mis en scène dans les lieux les plus visibles de la ville. Voyons donc quelques-uns de ces référents. L‟altérité sorcière des sheges s‟exprime souvent à l‟aide de l‟opposition entre la ville et le village. Le citadin lushois n‟hésite pas à qualifier le village comme siège par 60 Je ne voudrais pas abuser du terme ubiquité. Toutefois il y a des cas d‟enfants provenant du Kasaï qui sont réintégrés dans leur province d‟origine et qui, après un temps incroyablement bref, se retrouvent à nouveau dans les rues ou dans les centres d‟accueil de Lubumbashi. Au point que je me suis demandé comment ils faisaient pour rentrer si vite au Katanga compte tenu qu‟un voyage en train de Lubumbashi à Mbuji-Mayi prend plusieurs semaines. 155 excellence de la pratique et de la propagation de la sorcellerie. Le village est considéré comme le lieu où la mentalité traditionnelle, dans un sens péjoratif du terme, est toujours très présente et où il n‟y a pas de civilisation. La « mentalité villageoise » est stigmatisée car elle est synonyme de manque de civilisation et d‟urbanité pour tout ce qui concerne l‟habitation, le régime alimentaire, l‟hygiène, etc. Ces aspects de la vie du village sont associés à un mode de vie isolé de l‟extérieur et fort loin des modes de vie urbains. Cela fait des villages et des « villageois » des communautés perçues comme repliées sur ellesmêmes, hostiles aux manières de vivre des citadins. Les enfants de la rue, tout comme les villageois, seraient des individus « difficiles à comprendre » et à socialiser, qui ne respectent pas les normes minimales d‟hygiène et qui sont mal habillés. Les enfants de la rue suivent aussi un régime alimentaire impropre auquel un citadin ordinaire ne saurait s‟adapter. Eux aussi forment un groupe séparé de la population urbaine tout en vivant au cœur de la ville. Les sheges sont également hostiles aux manières de vivre des habitants du centre-ville. C‟est en se référant à cette dimension de clôture, dans le sens d‟une communauté dont les membres semblent être fortement solidaires entre eux, que les villageois et les enfants de la rue sont associés à la sorcellerie. L‟image du village et de la ruralité est, à son tour, ramenée aux images stéréotypées des provinces du Kasaï. Le rapprochement ruralité/village et Kasaï est dû en premier lieu à des facteurs historiques qui remontent à l‟époque de la colonisation. Le Kasaï a été moins industrialisé que le Katanga. Lubumbashi et les autres villes du Katanga, par contre, représentent le cœur du district industriel du pays et leur architecture est parmi les plus modernes du pays. La ruralité attribuée à la province de Kasaï et à ses ressortissants est en outre imputable aux migrations qui ont amené une large partie de la population kasaïenne dans les usines des entreprises katangaises. Les conflits entre Katangais d‟origine kasaïenne et Katangais d‟origine du Katanga contraignirent, dans les années 1960 et 1990, un grand nombre de familles habituées au milieu industriel à rentrer dans des contextes ruraux. Leur refoulement et, ensuite, leur retour au Katanga dans les années qui suivirent alimentèrent, à travers les expériences et les récits de ces migrants, les images du Katanga comme province moderne et des deux Kasaï comme provinces rurales (Dibwe 2001). Encore aujourd‟hui, une large partie de la population considère les 156 « Kasaïens » de Lubumbashi comme plus civilisés que ceux restés au Kasaï, qualifiés de « villageois » (Dibwe 2002 : 134). L‟image de la ville, en particulier de la « ville blanche », est opposée non seulement au village, mais dans une certaine mesure à la cité. Un certain nombre d‟enfants de la rue se rendent régulièrement à la commune de Kenya, la cité la plus connue de Lubumbashi. La nature commerciale et de divertissement de la commune offre des activités lucratives que les enfants peuvent facilement exécuter. Par ailleurs, le coût des produits et des habits est sensiblement inférieur à celui des autres marchés de la ville, ce qui permet aux enfants de dépenser moins d‟argent par rapport à ce qu‟ils gagnent. Les sheges continuent à fréquenter la commune de Kenya même lorsqu‟ils vivent dans un centre d‟accueil. À Bakanja Ville, par exemple, certains jeunes avaient l‟habitude d‟y aller les fins de semaine « pour se distraire » : « Dimanche mutu na mutu anendaka mu mambo yake » (« le dimanche chacun va dans ses affaires »), me disaient-ils. Les affaires (mambo) dont ils parlaient sont les visites aux amis, les rendez-vous avec une « chérie » ou encore les jeux de dés ou de cartes. La consommation de cannabis ou de boissons alcoolisées occupe une place importante dans les divertissements de ces jeunes. Morro et Tshimbombo, deux des « anciens navetteurs » Bakanja Ville-rue, avaient l‟habitude de fréquenter la commune de Kenya, surtout le dimanche lors de la permission de sortir du centre accordée par les Salésiens. Une partie des enfants de la rue, en outre, réside dans cette commune. À l‟instar d‟autres enfants qui n‟abandonnent pas le lieu où ils sont nés, ceux de la commune de Kenya continuent à y vivre en raison du réseau de contacts et d‟amitiés qui façonne leur environnement social. Dans de nombreux cas, l‟enfant préserve la proximité avec le réseau familial qui lui permet de vivre en dehors du foyer tout en gardant une certaine familiarité avec les personnes du quartier. Cela est d‟autant plus fréquent que les enfants sont petits. Le rapport de l‟OCU indique que, sur l‟ensemble des enfants de rue enquêtés, 61 % des enfants ont répondu que le centre urbain dans lequel ils vivaient était lié à celui de leurs parents ou des membres de la famille (Kaumba 2005 : 43). Une autre partie non négligeable (16 %) répondit qu‟ils y étaient nés (ibid.). Il se dégage de ces chiffres que les enfants de la rue se retrouvent le plus souvent dans une ville, ou dans une zone de la ville, où se trouvent leurs parents ou des membres de leur famille. 157 L‟idée la plus commune par rapport à la mobilité des enfants de la rue est celle qu‟ils travaillent et demeurent essentiellement au centre-ville. Ce qui est dans une certaine mesure plausible. En effet, selon le rapport de l‟Observatoire du changement urbain (Kaumba 2005), les secteurs de travail qui constituent le centre d‟intérêt pour les enfants sont essentiellement les grands marchés de la ville. Le rapport identifie 66,3 % des enfants enquêtés qui circulent dans deux sites : le marché Mzee Laurent Desiré Kabila situé en plein centre-ville et le marché central de la commune de Kenya (ibid. : 48). La recherche que j‟ai menée parmi les sheges de Lubumbashi a révélé l‟existence de deux « générations » d‟enfants de la rue qui s‟étalent sur deux périodes différentes. Le rapport de l‟OCU confirme l‟existence de ces deux générations. Il indique qu‟en 2005 « les nouveaux cas signifient que le phénomène “enfant de rue” continue à se reproduire même si les entrées dans la rue ne sont pas massives » (ibid. : 45). Toutefois, il pourrait y avoir une autre raison à la diminution des effectifs des nouveaux arrivés dans la rue en 2005. En effet, les sheges de la deuxième vague ne s‟installent pas dans la rue si visiblement qu‟auparavant. La présence des centres d‟accueil et de programmes d‟assistance, plus nombreux depuis une dizaine d‟années, ainsi que les politiques provinciales anti-sheges, ont poussé les enfants de la rue à agrandir leurs réseaux de circulation et à accélérer leur mobilité infra-urbaine. Il en découle qu‟aujourd‟hui il est beaucoup plus difficile de faire la distinction entre les enfants de la rue, et les enfants dans la rue, c‟est-à-dire ceux qui travaillent dans la rue mais vivent en famille. Tentons d‟établir une distinction entre ces deux générations d‟enfants de la rue. La première s‟étale du début des années 1990 jusqu‟aux années 2000. Il s‟agit d‟enfants, aujourd‟hui jeunes de plus de 20 ans, qui ont vécu la grande crise économique qui frappa le pays dans les années 1990. Les jeunes de cette première génération sont actuellement moins visibles au centre-ville. Leur présence est beaucoup plus visible dans les cités. Ceux parmi ces jeunes qui vont au centre-ville effectuent des travaux tels que le lavage de voitures, la récolte de l‟argent des billets dans les taxi-bus, le marché ambulant. 158 Source Kaumba 2005 : 50. Figure I : Localisation des secteurs d‟activités des enfants de la rue à Lubumbashi D‟une manière générale, les jeunes de cette génération ont émigré vers les mines artisanales hors de la ville. Le creuseur est un travail beaucoup plus rentable que les petits métiers offerts par la ville ou la cité. Il y a également une large portion de cette population qui a été embauchée dans une brigade spéciale d‟assainissement de la ville voulue par le maire. Ils n‟ont plus accès aux structures d‟accueil pour enfants de la rue parce qu‟ils ont dépassé la barre des 18 ans. Cependant, Bakanja Ville leur offre l‟accès à 159 la cour interne pour se laver et nettoyer les habits pendant trois heures l‟après-midi. Les assistants sociaux qui travaillent depuis longtemps pour les Salésiens connaissaient tous ces jeunes. Urbain, assistant social de Bakanja Ville depuis quinze ans, les appelle « les ancêtres », « les anciens », « les vieux ». « Les ancêtres » de la rue, au moment où le phénomène shege prit de l‟ampleur dans les années 1990, se distinguaient des enfants de la rue d‟aujourd‟hui par leur nombre beaucoup plus important, par leur visibilité en centre-ville et par l‟occupation/appropriation, parfois violente, des espaces publics du centre-ville. En particulier jusqu‟au milieu des années 2000, une partie de l‟Av. N‟djamena, l‟avenue du centre Bakanja, ainsi que la place de la Poste-Centrale, le marché Mzee Kabila, la gare SNCC, étaient des lieux de la commune Lubumbashi où la présence des sheges était importante. Une autre caractéristique qui différencie cette première génération de sheges est le temps passé sur la rue. On peut lire dans le rapport de l‟OCU que la majorité des enfants de cette période avait passé deux à cinq ans dans la rue, un large pourcentage au moins une année et, enfin, un nombre considérable plus de cinq ans. Il s‟agit de périodes bien supérieures à la moyenne du temps passé (de quelques jours à six mois) à Bakanja Ville de 2005 à 2012. « Les anciens » jeunes de la rue ont développé une « culture de la rue » (Biaya 2000) beaucoup plus marquée par rapport aux sheges d‟aujourd‟hui. Ceci est imputable au fait qu‟ils ont passé de longues périodes dans la rue et que leur mobilité était moins liée à un réseau hétérogène composé d‟adultes, de religieux, d‟assistants sociaux, qu‟à un réseau d‟entraide endogène. Il s‟agit d‟une autre grande différence par rapport aux sheges avec qui j‟ai eu affaire durant mes séjours à Lubumbashi. Les jeunes qui ont développé une sorte d‟ethos de la rue exercent une influence sur les sheges les plus jeunes présents à Bakanja. Lorsque « les grands » arrivaient à Bakanja pour prendre leur douche et laver leurs vêtements, les enfants plus jeunes semblaient les admirer comme des modèles à suivre. Tard dans la matinée, vers 13 heures, les grands se présentaient en petits groupes de cinq ou six personnes. Ils lavaient d‟abord leurs habits, qu‟ils étalaient ensuite sur le terrain de basket au centre de la cour. Puis ils prenaient leur douche. Le reste du temps, ils le consacraient à se reposer sur les 160 bancs de la cour ou à jouer au football. Voici un passage de mes notes de terrain sur une scène de vie quotidienne à Bakanja Ville, un après-midi de février 2012 : « Il est frappant d‟observer le soin que “les grands” prennent pour laver leurs vêtements ainsi que pour prendre leur douche. Contrairement à ce que l‟on pense, les jeunes de la rue ne sont pas sales. Au contraire, ces jeunes hommes prennent presque plus d‟une heure pour se laver. Ils se savonnent, ils se frottent longuement le dos, les jambes et le reste du corps. Puis ils se rincent longuement. Ensuite, ils sortent de la douche et ils s‟enduisent les membres et le visage de crème, pour rendre leur peau plus douce, paraît-il. Le souci du corps et la propreté sont soignées et minutieuse. Enfin, ils peignent soigneusement leurs cheveux en se mirant dans un miroir accroché à côté des douches. Des comportements de ce type sont minutieusement reproduits, tôt le matin, avant d‟aller à l‟école, par les plus jeunes qui vivent à Bakanja. Ces derniers semblent éprouver de l‟admiration pour les jeunes adolescents qu‟ils voient l‟après-midi. Non seulement parce qu‟ils en imitent les comportements mais aussi parce qu‟ils les élèvent en modèle à suivre : d‟ailleurs les plus jeunes voudraient faire les mêmes boulots que la plupart des grands exercent au centre-ville. Les activités les plus prisées sont le receveur de taxi-bus et le crieur qui aux arrêts annonce les destinations des bus. » La deuxième génération de sheges se situe vers le milieu des années 2000. Les enfants qui rentrent dans cette période se distinguent avant tout pour être moins nombreux et moins visibles que ceux de la décennie précédente. En consultant les archives de Bakanja Ville de 2005 à 2011, j‟ai compté 307 enfants enregistrés comme fréquentant régulièrement le centre. Il faut néanmoins prendre ce chiffre avec beaucoup de précaution. En premier lieu, parce que les enfants qui passent par Bakanja sont généralement fichés au moment de leur entrée mais il est possible qu‟un enfant subitement réinséré en famille, ou bien qui ne fréquente pas régulièrement le centre, n‟ait pas eu de fiche personnelle. En deuxième lieu, il n‟est pas à exclure que les mêmes enfants puissent avoir été enregistrés deux (voire trois) fois dans les registres des Salésiens. Cela dit, il avait été remarqué dans le rapport OCU de 2005 que « les nouveaux cas signifient que le phénomène “enfant de rue” continue à se reproduire même si les 161 entrées dans la rue ne sont pas massives » (Kaumba 2005 : 45). Cela est, à mon avis, dû à plusieurs facteurs. Rappelons que les enquêtes auxquelles les données du rapport se réfèrent ont été menées de juin à octobre 2003. Les expulsions des sheges du centre-ville sont intervenues plus tard (« Shege zéro » en 2009, « Ville sans shege » en 2011) et donc elles ne peuvent pas être imputées au nombre décroissant d‟entrées des enfants dans la rue. Les raisons sont donc à rechercher ailleurs. Tout d‟abord, à partir de 2000, l‟exploitation artisanale des mines dans la province peut avoir attiré un grand nombre d‟enfants sur ces sites. Ensuite, à partir de la même époque, le nombre d‟institutions et de programmes caritatifs augmente sensiblement. Dans le rapport OCU, on peut relever que la plupart des ONG et des maisons d‟accueil ont été créées après 1990 et qu‟elles étaient gérées par des religieux (Kaumba 2005 : 57-72). Par ailleurs, il ne s‟agit pas simplement d‟une question de nombre mais aussi d‟efficience et d‟organisation. Les initiatives de ces institutions, laïques et religieuses, acteurs du secteur humanitaire, participèrent à réduire l‟impact et la visibilité des sheges sans toutefois éradiquer complètement leur présence en centre-ville. Cela dit, il faut mentionner, en ce qui concerne les années plus récentes, les actions « tolérance zéro » de la province qui ont expulsé hors du centre-ville beaucoup d‟enfants de la rue. La mobilité acquise par les enfants de la rue est évidente, avant tout, par leur fréquentation des centres d‟accueil. Je réalisai, en comparant les fiches d‟identification de Bakanja avec celles de Bumi (centre d‟accueil privé dans la commune de Kamalondo) et du centre Kasapa (centre de rééducation de la province) que la majorité des enfants (80 %) avaient fréquenté au moins deux centres différents. Ainsi, les enfants connaissent très bien les caractéristiques et les qualités des services des centres d‟accueil de la ville. Ils savent évaluer lequel est le meilleur pour étudier ou pour manger. Les récits des enfants tracent donc des portraits des centres d‟accueil assez schématisés mais qui mettent en évidence la considération que leurs utilisateurs possèdent des services donnés. Les centres salésiens, par exemple, sont décrits par les enfants comme étant meilleurs en ce qui concerne la scolarisation. Une autre qualité des centres salésiens est la présence d‟un dispensaire qui offre des visites médicales chaque semaine. Néanmoins, les centres 162 salésiens présentent l‟inconvénient d‟imposer des règles strictes sur la possibilité de travailler : les enfants ont la permission de travailler seulement l‟après-midi du samedi, ce qui pour certains est une contrainte difficile à accepter. Le centre Kasapa, en revanche, est considéré comme médiocre du point de vue scolaire et, plus en général, des conditions de vie. Le centre Kasapa ne permet pas, me dirent certains enfants, de changer certains mauvais comportements qu‟on apprend dans la rue, ce que les enfants appellent « les saletés du marché » (banakuya na mabuchafu ya nsoko). Au centre Kasapa, il n‟y a guère de différence entre la vie dans la rue et celle du centre, me dirent Manseba et Trésor : « Nous avons préféré venir à Bakanja parce qu‟au centre de Moïse il n‟y a pas de moyens. Là-bas les gens ont encore les mauvais comportements du marché, comme fumer du chanvre [cannabis]. Beaucoup d‟enfants n‟ont pas changé de comportement, c‟est pour ça que nous préférons vivre ici, chez les pères » [Conv Ŕ RDC Ŕ 4]. Le centre de Moïse jouit d‟une bonne considération des sheges pour l‟abondance de bukari servi au repas de midi. Il est aussi apprécié par les enfants pour la liberté de sortir car, en dépit de la présence de policiers, ils peuvent aller choquer (travailler). Enfin, Djimi me décrivit ainsi un autre centre d‟accueil plutôt connu à Lubumbashi, Bumi : « J‟ai vécu longtemps à la maison Bumi. Là-bas, je constatai qu‟il n‟y avait pas moyen d‟y vivre bien, nous y avons beaucoup souffert (tuna teswa sana). Je suis parti de là. Des pères m‟avaient recueilli et je commençais à demeurer ici, à Bakanja Ville. À Bumi, je ne poursuivais pas les études et je trouvais que là, ce n‟était pas bien. Il n‟y avait pas une bonne éducation, je trouvais donc que ce n‟était pas bien là-bas. On ne mangeait pas assez, on dormait très mal et c‟était une vie pénible. Alors, je suis parti de là-bas, je suis venu ici à Bakanja » [Conv Ŕ RDC Ŕ 4]. Les sheges de la deuxième génération se distinguent par un temps passé dans la rue très court : parmi les enfants que j‟ai rencontrés à Bakanja Ville entre 2010 et 2012, la majorité n‟avait passé que quelques semaines, parfois même seulement quelques jours, dans la rue. Par ailleurs, les politiques de réaménagement du centre-ville de Lubumbashi 163 par le nouveau gouverneur ont fortement affecté la présence en centre-ville des sheges. Les deux opérations anti-sheges (cf. supra chapitre 4) eurent essentiellement la conséquence de faire brutalement disparaître les enfants du centre-ville en causant, par ailleurs, pas mal de confusion dans la distinction entre les sheges et les enfants travaillant au centre-ville mais vivant en famille. 5.2 « GRANDIR À L'ECOLE » L‟importance de la scolarité à Lubumbashi est liée aux représentations de l‟enfance qui se sont imposées depuis l‟époque coloniale. L‟idéologie de la socialisation et de la scolarisation des enfants répondait en premier lieu aux objectifs économiques et de formation de la main-d‟œuvre de l‟administration coloniale et des entreprises privées, comme l‟écrit l‟historien lushois Donatien Dibwe : « produire le futur travailleur docile, discipliné, bon marché et répondant au goût de l‟employeur. Cet encadrement devait se faire dans des écoles » (2001 : 32). Depuis l‟époque coloniale, envoyer les enfants à l‟école est à la fois une obligation morale et un devoir religieux. La scolarisation des enfants faisait partie de l‟ensemble d‟éléments qui définissait les parents « responsables », ceux qui parvenaient à remplir leur devoir de géniteur. Au cours de mes enquêtes, j‟ai remarqué dans les discours des parents, tout comme dans celui des enfants, une forte désillusion vis-à-vis du système scolaire actuel. Il s‟agit ici de rapporter une attitude générale qui émerge dans les discours des gens vis-àvis de l‟importance de l‟instruction scolaire et de l‟enseignement supérieur. Le fait qu‟il y ait une vision désenchantée du système éducatif congolais ne signifie pas que les parents aient cessé d‟envoyer leurs enfants à l‟école et à l‟université. Au contraire, le nombre d‟écoles, surtout privées, augmente constamment en ville, et depuis les années 1990 le nombre d‟inscriptions à l‟université n‟a cessé de croître (Rubbers 2004). Il s‟agit plutôt d‟un changement dans la perception de l‟école et de l‟université comme institutions pourvoyeuses d‟ascension sociale et d‟accès au monde du travail. Cette désillusion vis-àvis de l‟école et de l‟éducation scolaire, surtout parmi certaines couches de la population, n‟est pas un phénomène récent. Filip De Boeck, par exemple, remarquait que, dans les 164 années 1990, les jeunes Congolais qui allaient en Angola à la recherche de diamants, les bana Lunda, s‟éloignaient de l‟école et de l‟éducation basée sur des modèles occidentaux pour s‟adonner au trafic de diamants beaucoup plus rentable (De Boeck 1998). À l‟instar des sheges de Lubumbashi, les bana Lunda exprimaient leur dédain avec des phrases de ce type : « L‟école ne donne pas l‟argent, seulement le français », « On ne mange pas le français » (ibid. : 803). La désillusion vis-à-vis du système scolaire a creusé une distance entre les attentes mises dans l‟investissement dans l‟instruction d‟un enfant et les réelles possibilités de ce dernier de trouver un bon emploi. Cela semble avoir des répercussions sur le maintien du pacte générationnel et, plus précisément, sur les relations entre parents et enfants. Le problème est double. Du côté des parents et des aînés, l‟impossibilité de garantir une éducation scolaire régulière à leurs enfants ou cadets est une cause de l‟érosion de leur autorité en famille. Du côté des enfants, le désenchantement de l‟équation école = travail = bien-être entraîne une désillusion quant à la valeur formative des études, perçues comme de moins en moins importantes pour l‟épanouissement. Il faut remarquer que, dans ce changement de perspective, un rôle fondamental est joué par les modèles de réussite sociale qui ont émergé récemment. La plupart des personnages de succès de Lubumbashi, et du Congo, ne doivent pas leur fortune aux études. Au contraire, l‟image de l‟homme pragmatique, l‟homme « du faire », l‟entrepreneur pas nécessairement instruit mais expert en matière de business, a bonne presse, surtout auprès des plus jeunes. C‟est une figure qui a été popularisée par des personnages comme l‟actuel gouverneur de la province du Katanga, Moïse Katumbi Chapwe, le joueur de football Trésor Mputu ou encore les grands pasteurs de la ville61. Dans ce sens, il y a un renversement des positions : les métiers d‟héritage colonial qui jadis étaient synonymes de réussite sociale, comme le fonctionnaire de l‟État ou l‟ouvrier spécialisé (Banégas et 61 À côté de ces personnages locaux, d‟autres figures internationales sont citées comme exemples de réussite sociale et économique. C‟est une réussite basée plus sur l‟habileté entrepreneuriale et la capacité à profiter, par n‟importe quel moyen, des situations et des circonstances, que sur les mérites et les qualités personnelles. Parmi les nombreux personnages cités, on retrouve Bill Gates ou G. W. Bush. À ma grande surprise, quand je disais être italien, le nom de l‟ancien Premier ministre italien, Silvio Berlusconi, ressortait régulièrement. La figure de Berlusconi était, dans plusieurs de mes entretiens avec des jeunes diplômés, appréciée en raison de la capacité de ce dernier, malgré les ombres qui l‟entourait, à accumuler du pouvoir et à gouverner l‟Italie. 165 Warnier 2001 ; Rubbers 2004), perdent de leur prestige au profit des « trafiquants », des « businesseurs » (businessmen) et de personnages tels que ceux cités plus haut. En dépit du déclin de l‟école et de l‟influence de figures de réussite sociale comme les footballeurs ou les chanteurs kinois, l‟école et le niveau de scolarisation restent des critères importants dans la définition de l‟enfance. En ce qui nous concerne, les sheges sont généralement et de manière indifférenciée considérés comme des enfants non scolarisés. Toutefois, à bien y regarder, les enfants de la rue sont, plutôt que non scolarisés, des enfants déscolarisés ou bien des enfants qui ont interrompu leurs études. Parmi les enfants de Bakanja Ville, par exemple, plusieurs allaient à l‟école avant de se retrouver à la rue ; d‟autres la fréquentaient sporadiquement tout en vivant dans la rue, à travers les centres d‟accueil ; d‟autres encore reprenaient leur parcours d‟études après un temps, dans un centre d‟hébergement ou après une réinsertion dans la famille. La situation d‟un enfant de la rue n‟apparaît pas si différente de tout autre enfant vivant à la cité et dans une famille nombreuse. Ce dernier a la possibilité d‟aller à l‟école selon les disponibilités économiques de la famille, selon qu‟il est fille ou garçon et selon le bon vouloir des parents. Pour les enfants de la rue comme pour ceux vivant en famille, le parcours scolaire peut se dérouler de manière discontinue. Voici deux cas qui démontrent à quel point la scolarisation est encore un critère important pour la définition de l‟enfance surtout dans les centres d‟accueil des Salésiens. Dans le centre salésien Bakanja Ville, j‟ai rencontré Neno, dont l‟histoire sera l‟objet du chapitre 9, et Bonheur. Tous deux fréquentaient la quatrième du secondaire, étaient âgés de 14 ans et orphelins de père, et émigrés d‟une autre ville du pays pour rejoindre une partie de leur famille à Lubumbashi, mais leur contexte familial était différent. Neno venait de Kalemie (nord-est du Katanga) et Bonheur de Mbuji Mayi (Kasaï Oriental). Dès son arrivée à Bakanja Ville, Neno fut jugé, par l‟aspirant salésien qui l‟accueillit, comme n‟étant pas un enfant de la rue. Arthur, l‟aspirant salésien62, en était convaincu à partir du 62 Les aspirants salésiens, avant d‟être acceptés au séminaire, doivent passer une année dans les structures salésiennes s‟occupant des enfants de la rue. Étant réputés plutôt durs, les centres qui accueillent les enfants de la rue sont un banc d‟essai pour les Salésiens destiné à tester le jeune qui veut s‟engager dans la vie religieuse. 166 niveau de scolarisation affiché par Neno aux cours de récupération du soir. Il l‟expliquait en ces termes : « Il s‟est retrouvé dans ma classe, alors on a fait quelques exercices. J‟ai constaté que, comparativement au niveau des autres, il était un peu au-dessus. Sa façon de résoudre les exercices était bonne, surtout les exercices de division. Il a eu tous les points. Je me suis dit : “Non, quand même, la première des choses, tu n‟es pas un enfant de la rue.” La plupart des enfants qui se retrouvent dans la rue n‟ont pas la chance d‟étudier. […] Donc notre souhait, c‟est de ne pas garder les enfants au centre, les mélanger, il y en a qui font quatre ou six ans dans la rue, mais d‟autres fuient la maison sans raison, pourtant ils sont intelligents et ils pourraient étudier » [Conv Ŕ RDC Ŕ 3]. Sur ces considérations, Arthur se rendit chez la famille paternelle pour une première tentative de réinsertion de l‟enfant. J‟étais à Bakanja Ville quand Arthur expliquait à Neno l‟importance de rentrer à la maison et il m‟invita à les accompagner pour la visite en famille. Le lendemain, nous nous rendîmes au quartier Congo, dans la commune de Ruashi, chez le chargé de la tutelle de Neno, l‟oncle Chrétien. Papa Chrétien et Arthur orientèrent leur première conversation sur l‟absentéisme de Neno à l‟école. Les problèmes qui affligeaient papa Chrétien étaient la perte d‟argent destiné aux frais scolaires, le temps passé par Neno hors de la famille et la perte de confiance que cela avait engendré. La fugue de Neno entrait dans le cadre d‟un discours, tenu tant par Arthur que par l‟oncle, qui soulignait comment l‟école (payer les frais scolaires, réussir aux examens, etc. ) participait à la construction des rapports familiaux. La transgression de ces rapports semblait d‟ailleurs amplifiée par le fait que Neno n‟était pas le fils de l‟oncle. Et le fait que l‟oncle ait pris en charge Neno à la mort de son frère aîné alimentait d‟autant plus son amertume vis-à-vis du comportement de l‟enfant. Ainsi l‟exprimait papa Chrétien : « […] et ça me cause un peu de remords. Je l‟avais pris, il était en troisième du primaire et aujourd‟hui il est en quatrième en mécanique générale, vous comprenez ? Et je suis fonctionnaire de l‟État, je touche 36 000 FC par mois. J‟ai cinq orphelins ici chez moi et en plus mes deux garçons et mes deux filles, ce qui fait neuf. Je me casse en mille pour payer les études. Tels que 167 vous les voyez, j‟ai insisté pour encadrer les enfants. […] Donc c‟est parti pour Neno et maintenant que je me suis démené pour encadrer les enfants, je me retrouve avec la charge de payer une classe deux fois pour Nemo. » [Conv Ŕ RDC Ŕ 3]. Lors de cette première rencontre, j‟eus l‟impression que la première des préoccupations de Chrétien était d‟éloigner l‟image de « parent irresponsable » que la fugue de Neno pouvait lui donner. Papa Chrétien était inquiet de ce que les gens du quartier pouvaient penser en voyant arriver Neno, après trois mois d‟absence, accompagné d‟un Salésien63 et d‟un Européen64 (« Il y a beaucoup d‟histoires qu‟on peut commenter sur ça »). Toutefois, l‟oncle Chrétien nous expliquait qu‟il ne s‟agissait pas simplement des rumeurs qui pouvaient se répandre dans le quartier (« on pensera que je suis un mauvais parent »). L‟enjeu concernait aussi un investissement à long terme dans la formation de Neno : d‟un côté cela relevait d‟une obligation morale (« c‟est le fils de mon grand frère à moi […] je ne pouvais pas faire autrement ») et religieuse (« On peut pas voir les enfants dans un foyer qui… qui ne fréquentent pas l‟école, ça, c‟est vraiment diabolique ») ; de l‟autre la formation de Neno était une assurance pour l‟avenir de toute la famille (« Il aura peut-être un travail qui paye bien, avec un [bon] pouvoir d‟achat »). Les efforts considérables que papa Chrétien faisait pour garantir la scolarisation à tous ses enfants allaient dans cette direction : l‟espoir que l‟un des neuf pourrait trouver un jour un bon travail. Contrairement à Neno, Bonheur était vu à Bakanja Ville comme tout autre enfant de la rue. Pourtant, quand je fis sa connaissance, il était évident à mes yeux qu‟il n‟avait aucun des traits de l‟image stéréotypée du shege. Il était calme de comportement, il en savait très peu sur les moyens de vie dans la rue, il ne s‟intéressait pas à l‟argent et il parlait aisément le français. D‟ailleurs, la première fois que je parlais avec lui, en lui proposant de converser en swahili, il me répondit plutôt agacé : « Ah ! Ah ah ! J‟ai quand 63 64 Loin de passer inaperçu, frère Arthur (malgré son statut d‟aspirant, on l‟appelait déjà frère) était facilement identifiable à sa manière de s‟habiller. Les éléments distinctifs d‟un « abbé » (terme qui souvent à la cité désigne n‟importe quel religieux catholique) sont des petites lunettes rectangulaires, souvent fumées, des chemises à fleurs colorées et des pantalons en tissu noir. Au début de notre conversation je ne m‟étais pas présenté comme étant un chercheur. J‟expliquai mon travail à papa Chrétien à la fin de la rencontre. Le même papa Chrétien me confia qu‟il pensait que j‟étais un coopérant d‟une ONG s‟occupant de droits de l‟enfance. 168 même étudié ! » Les jours suivants, au cours de nos conversations informelles, il insistait sur le fait d‟avoir terminé l‟école primaire et d‟être en quatrième du secondaire. Bonheur semblait attribuer au hasard son arrivée à Bakanja, un endroit, disait-il, « où on accueille les vagabonds ». Il regrettait d‟avoir été « mélangé », pour le dire avec les mots de frère Arthur, aux enfants de la rue alors qu‟il tentait de se débarrasser de cette étiquette. Pour lui, avoir étudié et parler un français correct étaient des signes qui le distinguaient des autres enfants du centre. La situation de Bonheur était différente de celle de Neno. Ce dernier avait été réinséré en famille parce qu‟il avait été considéré comme un enfant scolarisé. Bonheur, au contraire, avait quitté la maison afin de continuer les études. Il avait effectué le voyage de Mbuji Mayi, chef-lieu du Kasaï oriental, pour rejoindre Lubumbashi où résidait une partie de sa famille maternelle. Après le décès de son père, il avait vécu plusieurs années avec sa mère et sa grand-mère. La motivation qui poussa Bonheur à quitter la maison fut le désir de poursuivre les études secondaires que sa mère n‟était plus en mesure de supporter. Ainsi Bonheur m‟expliqua les raisons de l‟abandon du toit familial : « Je suis né au Kasaï mais j‟ai passé ma première enfance à Kin [Kinshasa]. Mon père est mort en 1994. J‟ai étudié de la première à la sixième du primaire ici, à Lubumbashi. Quand ma mère est rentrée de l‟Angola, on est partis à Mbuji Mayi. À Mbuji Mayi, je me disputais souvent avec ma grand-mère. Elle était devenue insupportable. Elle parlait trop parce qu‟elle était âgée, elle avait 92 ans. À tout moment, même pour des choses de peu d‟importance, elle commençait à m‟injurier. C‟est après une querelle que nous avons eue que ma mère et ma grande sœur m‟ont chassé de la maison. Mon petit frère, le fils de mon oncle, m‟avait convaincu de partir. D‟ailleurs moi j‟ai grandi ici, à Lubumbashi, chez la grande sœur de ma mère (mama mukubwa), donc c‟est pour ça que je suis venu, en espérant qu‟elle allait me payer l‟école pour terminer le secondaire » [Conv Ŕ RDC Ŕ 5]. Après un long voyage du Kasaï à Lubumbashi, les projets de Bonheur ne se réalisèrent pas comme il l‟avait espéré. La mama mukubwa ne l‟accepta pas car elle n‟arrivait pas à comprendre les raisons des querelles au Kasaï entre Bonheur et sa mère. À cela s‟ajoutait le fait que son retour n‟avait pas été organisé conjointement par les deux familles. S‟ensuivirent des accusations de sorcellerie qui contraignirent Bonheur à quitter 169 la maison de sa tante. Bonheur et son petit frère passèrent des jours dans la rue en essayant de « se débrouiller » avec « les gens du marché » (bantu ya marché), c‟est-à-dire les enfants de la rue qui trouvent refuge autour du marché principal de la ville, certains étant de leurs connaissances du Kasaï. Bonheur l‟explique dans ce passage : « Ils m‟accusaient de sorcellerie quand je suis venu ici, chez la sœur de ma mère. Ils me maltraitaient sérieusement, ainsi que mon petit frère. Mais ça [accuser de sorcellerie] se passe seulement ici à Lubumbashi, à Mbuji Mayi ça ne peut pas arriver. À Mbuji Mayi, si tu qualifies quelqu‟un comme ça [d‟être sorcier], donc, c‟est toi qui a ça. Ma tante m‟accusait de sorcellerie, qu‟on faisait des blocages. C‟est pour cette raison que j‟ai quitté la maison de ma tante » [Conv Ŕ RDC Ŕ 5]. Bonheur passa peu de temps au marché car il se réfugia à Bakanja pour ne pas tomber dans les mains de la police lushoise qui, à cette période, effectuait des ramassages pour déplacer les sheges dans la prison de Kasapa. La comparaison des cas de Neno et de Bonheur nous montre que la scolarisation reste un facteur fondamental dans la définition de l‟enfance. La « rue », au contraire, présente les stigmates d‟une enfance déviante. Toutefois, les itinéraires de Neno et Bonheur sont deux exemples d‟enfants qui ont emprunté une direction imprévisible en rendant la fréquentation de l‟école sporadique et celle de la rue également discontinue. Compte tenu des nombreux allers-retours que tout enfant en situation de précarité économique et familiale peut faire entre école, rue, centre d‟accueil et famille, il est difficile de définir qui est un « enfant de la rue » sur la base de la scolarisation. En dépit de ces difficultés, les opérateurs humanitaires et les missionnaires conçoivent l‟école comme un lieu et une activité où l‟enfant se constitue dans ses qualités les plus intrinsèques. Les parents qui font travailler leurs enfants ou les enfants qui, errant en ville, exercent des activités liées au travail sont des exemples qui contredisent cette vision de l‟enfance. Dans les centres comme Bakanja, les activités lucratives ne sont pas compatibles avec les activités d‟étude, de formation et de loisir, lesquelles occupent tout le temps des enfants. De leur côté les enfants ne sont pas toujours disposés à accepter 170 facilement les règles du centre. Abandonner le temps consacré à choquer (travail informel, petits boulots) pour se consacrer à l‟école signifie pour eux perdre une certaine indépendance vis-à-vis des adultes et de leurs parents. Cela signifie aussi remettre en question l‟image qu‟ils se construisent d‟eux-mêmes dans la rue et par rapport à leurs compagnons. Néanmoins, les enfants fugueurs apprennent à maîtriser les différents registres (au niveau langagier et comportemental) qui sont en vigueur dans les endroits où l‟on poursuit une idée d‟enfance normalisée (comme celle des centres d‟accueil ou des programmes humanitaires). La maîtrise à jouer le rôle de l‟enfant repenti dans le centre d‟accueil, prêt à reprendre les études et à arrêter de fumer des joints, et en même temps le rôle du voyou lorsqu‟il se trouve dans la rue ou dans la cité, ne répondent pas exclusivement à une mise en scène de la vie quotidienne de l‟enfant (Goffman 1956). Il s‟agit de l‟apprentissage d‟un certain nombre de règles de survie qui sont loin d‟être évidentes. D‟ailleurs, Bonheur me disait avoir vite trouvé refuge à Bakanja car il se sentait incapable de supporter les conditions de vie au marché du centre-ville. La capacité d‟un enfant à naviguer entre la pluralité des sphères de socialisation dépend en grande partie de sa capacité de résistance aux difficultés de la vie dans la rue, de l‟habileté à apprendre les mécanismes qui gouvernent les réseaux de sheges et, enfin, des liens que dans le temps il maintient avec la famille et son entourage. Nous le verrons dans le paragraphe consacré au travail des enfants, l‟alternance travail-école joue un rôle important dans la vie de ces enfants. D‟ailleurs certains dictons devenus populaires à Lubumbashi expriment efficacement le concept que les études ne sont pas forcément ce qui « donne à manger ». En langue tshiluba, langue parlée dans les deux Kasaï, une expression dit : « Flancé kifalanga to », c‟est-à-dire « Le français ne donne pas l‟argent ». Les enfants que j‟ai rencontrés à Bakanja connaissaient ce dicton et ils le considéraient positivement. Nous l‟avons déjà souligné, les lieux fréquentés par l‟enfant et les activités auxquelles il s‟adonne définissent son itinéraire et, par conséquent, l‟autonomie qu‟il gagne vis-à-vis des adultes. L‟indépendance qu‟un enfant conquiert, par exemple, à travers le gain quotidien d‟une petite somme d‟argent, participe au façonnement d‟une identité d‟individu plus autonome. En dépit des difficultés pour y parvenir, les enfants qui travaillent et bénéficient eux-mêmes de leur revenu perçoivent positivement l‟image de 171 « soi-même » qu‟ils se construisent et qu‟ils présentent au monde des adultes qui les entourent (parents, membres de la famille, amis, prêtres, assistants sociaux, etc. ). Prenons l‟exemple de l‟entrée à Bakanja Ville de Bonheur. Au centre salésien, Bonheur se trouvait pris, pour ainsi dire, entre le marteau et l‟enclume, une condition commune à beaucoup d‟autres enfants. Sa situation d‟impasse découlait d‟une série d‟actions entreprises par lui auxquelles suivirent des réactions qui lui furent peu favorables : l‟abandon du toit familial suivi du refus de sa tante de l‟accueillir, la faillite de la tentative de suivre le petit frère dans la rue et l‟entrée à Bakanja. Bonheur était en position de faiblesse sur un double front : d‟un côté, il n‟avait guère la capacité de négocier sa présence (et son indépendance) dans la rue ni au centre des Salésiens. Ces derniers le considéraient comme un exemple d‟« enfant qui a changé », « qui a des comportements propres », « un enfant qui fait des progrès ». Au centre, les enfants comme Bonheur sont présentés comme des exemples à suivre par les éléments les plus indisciplinés du groupe. De l‟autre côté, Bonheur ne jouissait pas du respect des autres enfants que d‟habitude ils reconnaissent à ceux qui maîtrisent les habiletés possédées par les sheges. Les deux aspects sont étroitement liés. En effet, un rapport moins subordonné aux Salésiens permet à l‟enfant de se servir des refuges et des programmes d‟aide au moment où il « navigue » entre centre d‟accueil, rue, école et marché. Il évite ainsi une réinsertion en famille précoce tout en profitant des avantages offerts par les religieux ou d‟autres acteurs qui s‟intéressent à lui. En même temps, la maîtrise de la vie dans la rue lui permet de nourrir l‟image positive de lui-même par la considération dont il jouit de la part de ses amis et des autres compagnons. Les enfants de Bakanja que j‟ai interviewés n‟opposaient pas de manière systématique l‟école au travail. Ils donnaient une grande importance à leur indépendance gagnée à travers la capacité à gagner de l‟argent, se procurer à manger, connaître les meilleurs endroits où dormir, etc. En même temps ils valorisaient d‟une manière toute particulière le fait d‟aller à l‟école. En analysant mes conversations et les fiches d‟identification65 que j‟ai consultées au centre salésien, j‟ai remarqué que le mot 65 J‟ai consulté à Bakanja Ville à peu près 700 fiches. Les fiches d‟identification contiennent les détails sur l‟identité des enfants résidant ou de passage à Bakanja Ville : nom et prénom, niveau de scolarisation, cause de l‟abandon de la famille, temps passé dans la rue, cordonnées de la famille, temps passé dans le 172 « école » signifiait pour eux plusieurs choses, qui n‟étaient pas forcément négatives ni non plus en opposition au travail. Ce qui ressortait plutôt clairement était, par contre, que l‟école ne correspond pas directement à l‟éducation scolaire. Les motivations avancées par les enfants ayant dit avoir abandonné la famille pour l‟école nous éclaircissent sur ce point : (1) « Mes parents ne me payaient plus les études par manque d‟argent. J‟ai moi-même décidé de les quitter. » (2) « Je travaillais trop à la maison et mes parents ne payaient plus l‟école, finalement on m‟a chassé. » (3) « J‟ai quitté à cause du manque d‟étude et de nourriture. » (4) « Je suis parti de chez moi pour trouver les moyens pour payer les études. » Au vu de ces motivations, il n‟est pas étonnant que les centres d‟accueil possédant une école deviennent des endroits attrayants pour les enfants. Dans ce sens, « quitter la maison pour l‟école » veut dire aller à la recherche de meilleures conditions de vie, notamment en ce qui concerne l‟alimentation, les vêtements, la santé et, pour certains, la possibilité de suivre des études. Ainsi me l‟expliquaient des jeunes de Bakanja Ville : « Je suis allé au centre de Moïse [le centre Kasapa] [parce que] ils disaient : “Oh il y aura une école.” Je suis resté un mois et demi sans voir l‟école, alors je l‟ai quitté pour aller à Kigoma [un autre centre d‟accueil]. Je suis resté à Kigoma pendant trois mois, on me dit : “Oh à Bakanja les enfants étudient, à Bakanja sur N‟djamena” » (Djimi, 15 ans) [Conv Ŕ RDC Ŕ 2]. « Nous sommes arrivés chez le maire de la ville […] nous avons trouvé beaucoup de personnes en train d‟expliquer que Moïse [gouverneur de la province] venait prendre les gens [les enfants] pour qu‟ils aillent à la Kasapa pour étudier. Je dis « ah ! » ces histoires de vagabonder [kuzunguluka] sur la route, ce n‟est pas intéressant [ni bilefu]. Et moi je suis resté toujours là centre. Les fiches d‟identification sont remplies par un salésien (frère, aspirant ou assistant social) au moment de l‟arrivée de l‟enfant au centre. La procédure suivie pour remplir une fiche est de passer un entretien avec l‟enfant au cours duquel le salésien lui pose des questions sur sa vie. 173 jusqu‟à ce que les véhicules arrivent, ils nous ont fait monter, ils nous ont amenés à la Kasapa » (Étienne, 15 ans) [Conv Ŕ RDC Ŕ 2]. « C‟était donc ma sœur qui me payait les études, mais son argent était malheureusement épuisé. Cependant, elle ne m‟amenait plus à l‟école alors que pendant ce temps tous mes amis avec lesquels nous vivions dans la parcelle continuaient d‟aller à l‟école, sauf moi qui n‟y allais plus. C‟est ainsi que j‟ai quitté les miens pour aller vivre en ville, ensuite je me suis retrouvé à Bakanja Centre où j‟ai repris et poursuivi mes études jusqu‟à arriver en deuxième année » (Kaba, 12 ans) [Conv Ŕ RDC Ŕ 14]. En fait, masomo (école en swahili), dans les propos des enfants, prend un sens proche de « désir d‟école » plutôt que de volonté d‟étudier. Le « désir d‟école » est à entendre avant tout dans un sens constructiviste du terme. Les enfants qui quittent la maison pour « l‟école » ou afin de « poursuivre les études » ne le font pas seulement pour l‟école en soi, mais plutôt pour un ensemble de besoins et d‟attentes qu‟ils espèrent satisfaire en rejoignant des endroits où l‟on dispose d‟une école et où l‟on dispense une éducation scolaire. Ainsi, aller à l‟école peut signifier : se conformer aux compagnons du quartier, avoir accès à un endroit et à un temps où il est permis de jouer, manger deux ou trois fois par jour, recevoir du matériel scolaire, faire du sport, avoir de l‟argent de poche, etc., et, enfin, devenir et être enfant dans le sens donné en ces lieux. Pour revenir au cas de Bonheur, quand ce dernier mentionnait l‟école comme déclic qui l‟avait poussé à abandonner le Kasaï, il faudrait entendre par là l‟intention de l‟enfant de vouloir rejoindre une partie de la famille un peu plus aisée que celle du Kasaï , avec la conviction que sa tante allait lui payer les études secondaires. L‟image de Lubumbashi s‟inscrit également, pour un jeune Kasaïen comme Bonheur, dans une série de représentations qui identifient la ville katangaise comme foyer de la modernité, une ville où l‟argent est facile à gagner et où la vie est plus aisée. Une image en opposition au caractère rural et aux conditions de pauvreté du Kasaï. 174 5.3 « UN HOMME DOIT SE PROMENER AVEC DE L'ARGENT DANS LA POCHE » Un deuxième lieu dense de significations, de symboles et de pratiques inhérent à la construction du trinôme enfant, enfant de la rue, enfant d‟un autre monde (enfantsorcier) est le travail. Essayons de donner une définition du concept de travail dans ses acceptions ordinaires et dans les déclinaisons qu‟il prend dans le monde des enfants de la rue. En swahili de Lubumbashi, le travail se dit kazi. Durant l‟époque coloniale, le terme kazi représentait quelque chose de plus d‟une simple travail rémunéré. Ce mot faisait référence au travail salarié de la Gécamines et au système d‟aide sociale aux familles ouvrières qu‟elle garantissait. L‟expression utilisée, aujourd‟hui, par les enfants de la rue pour le travail est choquer. Ce terme est apparu au début des années 1990 et il décrit une personne « determined to go out every morning and search for an activity which will allow him to earn enough to feed his family upon returning home in the evening, if he is lucky » (Petit et Mulumbwa 2005 : 474). Le terme appartient à une nouvelle terminologie employée pour exprimer les difficultés auxquelles aujourd‟hui les Congolais sont confrontés pour trouver, non seulement un travail salarié, mais une quelconque activité qui leur permette de gagner un minimum d‟argent pour la journée (ibid.). Choquer est un terme appartenant au vocabulaire de la « débrouille » lushoise. Il a été adopté par les enfants de la rue qui l‟utilisent comme synonyme de travail et travailler. Les enfants de la rue, pour parler de leurs activités lucratives, n‟utilisent pas le terme kazi ni le verbe kutumika66. À Bakanaja Ville, tout enfant sortant du centre pour aller au centre-ville dit : « Minaenda ku choquer » (je vais travailler). Le terme choquer rend bien l‟image des petits travaux qu‟effectuent les enfants au centre-ville. Il exprime le caractère flexible et précaire de ces activités mieux que kazi, qui englobe un système-travail plus large et plus complexe. Les activités les plus communes exercées par les enfants de la rue en ville sont le pousse-pousseur, le meunier, 66 Le verbe kutumika signifie d‟ailleurs : « être en service », « être employé », « avoir un emploi » (Heylen 1977). En dépit du fait qu‟à Lubumbashi kutumika a un sens plus large que celui d‟emploi salarié, ce verbe est très loin de la notion de débrouillardise contenue dans les activités des enfants de la rue et d‟une bonne partie de la population lushoise. 175 le ramasseur, le cireur, le vol ou la mendicité (Kaumba 2005 : 4667). Le travail est pour les enfants une opportunité de gagner de l‟argent dont ils disposeraient difficilement à la maison. À l‟instar de l‟école, le travail est une motivation qui donne aux enfants l‟impulsion de quitter leur foyer. Tout comme le désir d‟école, le désir de travail est un motif important et récurrent dans la prise de décision des enfants d‟abandonner leur foyer. Comme l‟acception que j‟ai donnée au désir d‟école, le terme désir appliqué au travail ne doit pas être entendu comme le simple fait de désirer une seule chose en particulier, par exemple l‟argent. Au contraire, tout comme nous l‟avons dit pour l‟école, le désir des enfants est à entendre dans un sens constructiviste, c‟est-à-dire que les enfants désirent, à travers le travail, un ensemble des choses connectées les unes aux autres. On verra par la suite quels éléments et attentes composent le « système-travail » des enfants. L‟acquisition de compétences spécifiques et l‟insertion dans un réseau de débrouille sont des conditions nécessaires afin d‟exercer les petits boulots qui garantiront la survie des enfants. D‟ailleurs, un enfant peut circuler à l‟intérieur de ce réseau et choisir d‟emprunter la voie de l‟indépendance avec le travail ou bien se rendre dans un centre pour étudier ou, enfin, cumuler les deux possibilités. Le jeune Étienne, avant d‟aller au centre Kasapa, travaillait dans une mine artisanale à Likasi (à 120 kilomètres de Lubumbashi). Dans un passage de notre entretien, la manière dont il parle de son travail, du réseau d‟amis qu‟il possédait à Lubumbashi et la relative facilité avec laquelle il passa de la mine au centre, me semble assez significative : « J‟avais déjà commencé à travailler. Un jour le cœur m‟a dit de venir ici, à Lubumbashi. Je pars, je viens ici. J‟arrive ici en ville. Le premier jour, je dors au marché. Le deuxième jour je vois mes amis, je rencontre d‟autres amis. Maintenant je commence à partir avec certains de mes autres amis en groupe. Nous arrivons chez le maire de la ville… » [Conv Ŕ RDC Ŕ 2]. 67 L‟enquête de l‟OCU (Kaumba 2005) a divisé les activités lucratives des enfants selon qu‟il s‟agit d‟enfants de la rue ou enfants dans la rue, et selon la nature et l‟effort requis pour les exercer : petite vente (25 %), travail semi-lourd (48,4 %) et travail léger (26,6) (ibid. : 46). Les enquêteurs de l‟OCU soulignent que les enfants dans la rue ont diversifié leurs activités de vente et qu‟ils ont besoin d‟un capital initial, qu‟ils obtiennent de leurs parents, pour aller choquer en ville. Les enfants de la rue, en revanche, pratiquent plus volontiers le vol et la mendicité (ibid : 47). 176 Étienne avait développé des aptitudes et un réseau assez étendu à l‟intérieur duquel il circulait. Un réseau qui lui permettait non seulement de survivre hors de la famille mais également de se déplacer d‟un endroit à l‟autre (de Likasi à Lubumbashi) et d‟abandonner le travail à la mine en faveur de l‟école du centre Kasapa. L‟exemple d‟Étienne est très différent de ceux de Bonheur et Neno. L‟itinéraire de Patient est également très éloigné de celui de Neno et de Bonheur et se rapproche plutôt de celui d‟Étienne. Patient, à l‟instar d‟Étienne et en dépit de son jeune âge (15 ans), était considéré un « vétéran » de la rue. Doué d‟une certaine habileté au travail, je l‟ai vu se démener pratiquement dans tous les petits boulots du répertoire des sheges. Patient était aussi doué pour la mise en scène, adoptant un visage émouvant à la sortie des magasins dans l‟objectif de mendier quelques pièces aux passants, et se transformant en un véritable « voyou » lorsqu‟il avait affaire à ses compagnons de rue68. J‟avais rencontré Patient et ses amis pour la première fois dans leur karema : un gros container de couleur jaune garé sur l‟avenue Mamayemo en plein centre-ville. Photo II : Karema de Patient et de ses amis. Lubumbashi 2010 68 Les réseaux des enfants de la rue peuvent être très étendus et efficaces. En recueillant les récits des enfants, j‟ai porté une attention particulière à la circulation des enfants entre rue, centres d‟accueil et familles. Du croisement de ces données, il apparaît que 80 % des enfants interviewées n‟avaient pas un domicile fixe et avaient fréquenté ou moins deux centres d‟accueil, les plus cités étant Bakanja et le centre Kassapa. 177 Photo III : Patient et ses amis L‟image la plus significative que je garde de Patient est le moment où il me raconta le dilemme dans lequel il s‟était retrouvé les premiers jours loin de la famille. Devait-il rentrer à la maison ou bien continuer à kutembea69, c‟est-à-dire rester dans la rue ? Il disait : « Minashinda ku rudia kwetu, mina zobelea », « je pouvais plus rentrer à la maison, je m‟habituais [à la rue] ». Patient, originaire du Katanga, venait d‟une famille qui n‟appartenait pas aux couches de la population les plus défavorisées. Ses parents n‟étaient pas divorcés et tous les deux avaient un travail. Son père était ouvrier à la Gécamines et sa mère avait un petit étalage de vente alimentaire. Quand il commença les fugues, m‟expliqua-t-il lui-même, il n‟y avait pas de tensions particulières à la maison. Patient racontait qu‟il s‟était rapproché de la rue sous l‟influence d‟un ami qui avait déjà beaucoup d‟expérience dans le domaine. La relation d‟amitié de Patient avec son ami montre la continuité entre un enfant de la rue et un enfant qui vit en famille. Les deux partageaient le même arrière-fond de conditions de vie précaires, les mêmes problèmes à affronter, l‟ami de Patient vivait dans le même quartier. Patient me raconta ainsi son cheminement jusqu‟à la rue : 69 Kutembea : « se promener », « errer », « divaguer », « aller et venir » (Heylen 1977). Il est utilisé dans le sens de vagabonder. 178 « Je suis pas orphelin. Mes parents sont vivants. Papa travaille à la Gécamines et mama a un petit étalage de vente alimentaire. Nous sommes six dans la famille, quatre frères et deux sœurs. Moi, je suis l‟aîné. Chez moi, c‟est au camp de la Gécamines [quartier Gécamines]. Mes amis se sont retrouvés dans la rue d‟eux-mêmes, d‟autres parce qu‟il y a beaucoup de sorcellerie ou bien parce qu‟ils avaient volé à la maison. Moi, c‟était un ami qui m‟a convaincu d‟aller dans la rue. Cédric n‟avait jamais étudié, ses parents ne s‟intéressaient pas à ça. Il passait tous les jours à l‟école, pendant la récréation, et il me disait d‟aller avec lui au centre-ville. Là-bas, me disait-il, on trouve beaucoup d‟argent (tuende mu ville, kuko makuta mingi). La première fois que j‟ai quitté l‟école sans permission, c‟était en 2001. Nous avons vagabondé (ku tembea) toute la journée en mendiant et en faisant n‟importe quoi pour ramasser quelque chose. À cette occasion, pour la première fois, j‟ai dormi en dehors de la maison. Cédric avait raison. Dans la rue, ce n‟était pas difficile de trouver l‟argent. J‟ai travaillé comme pousse-pousseur, comme cireur et comme porteur. On demandait l‟argent aux Blancs (ku lomba mu basungu). À la fin de la journée, j‟avais quand même ramassé quelque chose pour manger du bukari et trouver des tshindo (chanvre). On dormait dans les vérandas des restaurants ou dans les dépôts des magasins. Les propriétaires étaient le plus souvent d‟accord puisque nous leur surveillions les marchandises. Dans le container, nous y sommes allés parce que nous vivions dans le bâtiment à côté. Le bâtiment a été occupé par les joueurs étrangers du Mazembe, et nous avons déménagé dans le container. Les joueurs du Mazembe ont eu pitié de nous et ils nous ont pris pour travailler pour eux. On puisait de l‟eau, on allait au marché et on achetait la farine pour eux. La nuit ils préparaient le bukari et nous mangions. [Conv Ŕ RDC Ŕ 91]. Le récit de Patient met en évidence le désir de Patient à la base de son éloignement de la famille. Il ne s‟agit pas simplement d‟avoir accès à un gain, même minime, d‟argent. Comme beaucoup d‟autres enfants, Patient choisit de quitter l‟école pour la débrouille, entendue comme une forme particulière de travail. En dépit du choix de Patient d‟abandonner la famille et l‟école, on ne peut pas opposer systématiquement l‟école au travail, comme deux pôles opposés. Un enfant comme Patient, ainsi que l‟avait expliqué Étienne, sait qu‟il pourra tout au long de son itinéraire réintégrer les milieux scolaires et peut-être également celui de la famille. Ce qui est, par contre, opposé et sous-entendu dans la confrontation des champs « école » et « travail » est la définition d‟une image de l‟enfant en termes de dépendance/indépendance par rapport à la famille et aux adultes. Une image que l‟enfant 179 construit pour soi-même ainsi que pour l‟offrir aux autres. Bien évidement, cette image n‟est jamais définitive mais plutôt négociable et fluctuante selon les circonstances et les nécessités. D‟ailleurs, l‟habileté à jouer sur plusieurs images d‟enfance de Patient (enfant mendiant et enfant voyou) rentre dans le cadre de ce type de dynamique. L‟image que l‟enfant construit et offre de lui-même est un aspect particulièrement important dans la circulation des enfants en ville. La capacité de Patient de passer pour un enfant indépendant (« vétéran » de la rue) ou bien pour un enfant nécessitant de l‟aide est en opposition avec la rigidité des catégories enfant et enfant de la rue. Ces catégories mettent l‟accent sur les relations exclusives que les enfants ont avec tel domaine (école) ou tel autre (rue) et participent à façonner progressivement l‟association de l‟enfant « hors place ». L‟indépendance que les enfants se forgent à l‟aide de leurs activités lucratives est un passage d‟une condition d‟« enfant » (famille-dépendance-enfance apollinienne) à une condition qui les rapproche de l‟image d‟un « adulte en miniature » (Ariès 1962), qui se débrouille dans l‟économie de survie de Lubumbashi comme tout autre personne adulte. Le décision, forcée ou de son plein gré, d‟abandonner la maison souligne un mouvement, on pourrait dire révolutionnaire, vers l‟âge adulte et l‟indépendance. L‟indépendance que les enfants gagnent dans la rue n‟est néanmoins pas définitive. L‟histoire de Bonheur nous a montré que les compétences nécessaires pour survivre dans la « rue » sont à acquérir et, plutôt que d‟insertion dans la rue, il vaudrait mieux parler de construction d‟un réseau de mobilité et de ressources. Le cas de Patient est aussi significatif pour la négociation constante que les enfants opèrent dans leurs parcours famille-rue-centre-rue-famille. Lors de mes premières conversations, Patient me disait qu‟il était rentré à Bakanja, après plusieurs années passées dans la rue, parce qu‟il se percevait de plus en plus comme adulte et responsable. Il pensait qu‟il était temps pour lui de prendre en charge ses parents qui vieillissaient : « Je suis rentré à Bakanja parce que je suis en train de grandir. Je ne peux pas vivre dans la rue. J‟ai rencontré ma mère il n‟y a pas longtemps et elle commence à vieillir. Il est temps que je m‟occupe d‟elle. Et puis je suis l‟aîné de la famille. Si ma mère meurt, qui va s‟occuper de mes 180 frères et sœurs ? Maintenant, je veux étudier et trouver un bon boulot pour gagner de l‟argent. Si je gagne de l‟argent, je peux l‟envoyer à la maison » [Conv Ŕ RDC Ŕ 91]. L‟entrée et la sortie du système-école et du système-travail ont trait à une pluralité de pratiques, significations, représentations sociales et attentes des enfants. Afin de mieux comprendre l‟impact de ces systèmes sur la vie de l‟enfant de la rue, il est utile de mentionner l‟étude des enfants de la rue au Brésil proposée par Riccardo Lucchini. Les travaux de Riccardo Lucchini (1996) ont marqué un passage important dans l‟interprétation de l‟enfant comme sujet passif à l‟enfant comme sujet en mesure d‟interagir avec l‟environnement social qui l‟entoure. L‟approche interactionniste de Lucchini souligne la pluralité des dimensions qui caractérise l‟existence de l‟enfant de la rue. Lucchini distingue ainsi une figure multidimensionnelle de l‟enfant de la rue d‟une figure bidimensionnelle. La figure multidimensionnelle est représentée par le sociologue à l‟aide d‟un système « enfant-rue » proche des système-école et système-travail que nous venons de proposer. Pour Lucchini, le système enfant-rue est constitué de plusieurs éléments (Lucchini 1996 : 113 et suiv.70). Les éléments du système « enfant-rue » structurent l‟expérience de vie et la construction identitaire de l‟enfant, individuelle et collective, tout au long de sa « carrière » dans la rue (ibid. : 9-22). La figure bidimensionnelle de l‟enfant de la rue est la plus fréquemment adoptée par les organismes non gouvernementaux, religieux et les institutions étatiques. Dans cette dernière perspective, la dimension interactionnelle de l‟enfant est pratiquement ignorée en faveur des deux grands axes qui définissent l‟enfant : (1) l‟intensité de la rupture du lien familial de l‟enfant; (2) la présence, en termes de lieux fréquentés et de temps passé, dans la rue par rapport au temps passé dans les lieux jugés comme propre à l‟enfance (famille, école, mouvements de jeunesse, etc.). La figure bidimensionnelle est ramenée par Lucchini à une figure institutionnalisée de l‟enfant de la rue. En ce sens, la figure multidimensionnelle de l‟enfant, le système « enfant-rue » que Lucchini propose comme alternative, se rapproche beaucoup plus de l‟idée de l‟enfant-sorcier. D‟une certaine 70 Les axes qui participent à définir le système « enfant-rue » sont : (1) le mouvement progressif vers la rue, (2) la socialisation dans la rue et la socialisation en famille, (3) la carrière dans la rue, (4) les images de la rue chez l‟enfant, (5) l‟alternance rue-domicile-institution/centre, (6) l‟identité individuelle et collective de l‟enfant, (7) la biographie de l‟enfant, (8) la rue comme « sous-culture » (cf. Lucchini 1996). 181 manière, l‟imaginaire représenté par le monde de la sorcellerie désigne dans le langage commun, et on pourrait dire culturel, l‟autonomie et les connexions de l‟enfant qui sont conceptualisées dans l‟idée sociologique du système enfant-rue. L‟autre monde de la sorcellerie, lorsque appliqué aux enfants de la rue, possède une dimension culturelle indépendante de la maison, autonome de la famille ainsi que des réseaux sociaux (sorciers) autres. Les mouvements à l‟intérieur de ces réseaux/systèmes structurent sensiblement la vie des enfants de la rue. Abandonner le groupe de compagnons pour entrer dans un centre d‟accueil ou un programme d‟assistance sociale peut conditionner le sens d‟appartenance à un groupe. L‟une des activités les plus importantes dans la définition d‟une telle appartenance est, par exemple, l‟habileté à choquer et gagner suffisamment d‟argent pour pourvoir aux besoins quotidiens. La capacité de gagner de l‟argent est considérée positivement par les enfants. Il n‟était pas rare de voir, dans la cour de Bakanja Ville, les enfants montrer leur gain réalisé au cours d‟un après-midi au centreville. Ils imitaient les vidéoclips des musiciens congolais, agitant avec fierté leurs billets disposés en forme d‟éventail. « Choquer », « se débrouiller », « kupata lards », « se taper l‟argent » sont donc autant d‟expressions qui expriment à la fois un ensemble d‟activités de survie et une agencéité qui façonne des traits identitaires et d‟appartenance à un groupe. En particulier, cet habitus des sheges sous-tend deux ordres de traits identitaires. Le premier concerne l‟aptitude à vivre la « rue » au sens large du terme, c‟est-à-dire l‟ensemble des réseaux de relations et de lieux. Kupata makuta/lards, trouver de l‟argent, est une manière pour se reconnaître et se faire reconnaître comme « malin », comme sujet faisant preuve d‟ingéniosité et de ruse. Uko malin weie (« tu es malin, toi »), unajua mingi (« tu connais beaucoup ») sont des expressions qui démontrent la capacité de l‟enfant à se débrouiller en ville. Le deuxième ordre de traits concerne la reproduction des identités régionales. En particulier à Bakanja, les enfants originaires du Kasaï se vantent souvent face à leurs compagnons katangais d‟être plus experts dans les « business », dans le gain d‟argent et la débrouille. C‟est d‟ailleurs ce qu‟explique Tshimbombo, 15 ans, au cours d‟une conversation : 182 « Les gens sont différents, le raisonnement est différent. Il y en a qui vont cirer et ils ne gagnent que 2 000 FC mais ils se gonflent [vantent] quand même… […]. Maintenant moi, j‟ai grandi pour chercher l‟argent et je gagne même 5 000, j‟ai déjà des trucs [des vêtements], j‟ai déjà mes trucs […] Alors écoute, tu me vois ? Les autres, ils auront honte quand ils me verront arriver si bien habillé, à la air force » [Conv Ŕ RDC Ŕ 2]. L‟entrée à Bakanja Ville limite considérablement les activités lucratives des enfants. N‟étant plus en mesure de se rendre en centre-ville à leur gré, maintenir une certaine image auprès des amis et de l‟entourage devient plus difficile. Cela peut avoir des conséquences sur la stabilité de l‟enfant dans le centre. À Bakanja Ville, les enfants ne pouvaient aller dans le centre-ville pour travailler que les après-midi de dimanche, ce qui était problématique pour certains. Ainsi me l‟expliquèrent Tshimbombo (15 ans) et Morro (15 ans) : « Un autre problème, c‟est celui-ci. Nous, à Bakanja Centre, nous sortions le samedi, mais ici, à Bakanja Ville, nous ne pouvons pas sortir, nous sommes toujours bloqués. Le samedi, il y a beaucoup d‟argent. Le samedi, nous étions en ville, je ne souffrais par pour trouver de l‟argent, pour… pour pick-pocker… mmm… l‟argent, beaucoup d‟argent. Le samedi, il y a suffisamment d‟argent. Avec l‟argent de samedi, tu vas boire de la bière, tu vas à la Kenya, tu achètes des chaussures. Si tu ne trouves pas de chaussures, comme ça tu prends des drogues. Mais à Bakanja Ville nous sortons [pour choquer] le dimanche, et le dimanche il n‟y a pas d‟argent… L‟argent du dimanche, ça suffit à peine pour boire un peu de bière et jouer au drais [dés]. L‟argent que nous gagnons le dimanche, ce n‟est pas assez pour en avoir en poche, un homme doit se promener avec de l‟argent en poche » [Conv Ŕ RDC Ŕ 2]. En définitive, les activités lucratives de Morro et Tshimbombo leur permettaient de maintenir une certaine image auprès du groupe qu‟il fréquentait à la cité (« Les autres, ils auront honte quand ils me verront arriver si bien habillé »). Le système-travail permet aux enfants de s‟acheter des habits et de se livrer à des activités de loisir (jouer aux dés, fumer, boire). Au centre, la vie des enfants est fortement limitée. Le temps consacré au travail diminue et il est remplacé en quasi-totalité par le temps à l‟école. Tshimbombo : 183 « Comme je venais ici pour dormir, monsieur l‟Abbé, un jour, m‟a dit qu‟il fallait aller à l‟école. Si je n‟allais pas à l‟école, je ne pouvais pas manger ici, ni dormir. J‟ai compris, j‟ai dit : “Bon je vais y aller…” » [Conv Ŕ RDC Ŕ 2]. D‟une manière générale, un jeune comme Tshimbombo peut bien accepter un tel compromis si cela ne limite pas excessivement ses activités lucratives qui lui permettent d‟acheter des habits ou de se payer les loisirs du week-end. D‟habitude, ne pas pouvoir travailler du tout est l‟une des motivations qui pousse l‟enfant à quitter le centre pour passer une nouvelle période ailleurs. Comme l‟exprime très bien Morro : « Un homme doit se promener avec de l‟argent en poche. » Il ne s‟agit pas tout simplement d‟un désir de consommation de biens et de « services ». Il s‟agit également, comme nous l‟avons déjà souligné plus haut, d‟une question de construction de l‟image de soi acceptée par soi-même et en relation au groupe dans lequel l‟enfant vit. Une image qui a trait à la masculinité et à devenir homme. L‟homme, dans cette optique, doit marcher avec « assez d‟argent en poche », pour reprendre encore les mots de Morro. 5.4 L'AUTO-CUISINE Mardi 8 février 2011. Bakanja Ville, Lubumbashi. À 13 h 32, je suis avec Djimi, jeune enfant de Bakanja Ville, qui prépare le repas de midi avec un nouvel arrivé au centre. La cuisine de Bakanja Ville est exiguë. Les murs vieillis perdent leur couleur, le blanc de jadis est désormais devenu jaunâtre et noir, les taches noires de la fumée du brasero se détachent du plafond. Djimi prépare des thomson et du bukari. Comme chaque jour. Deux grosses marmites bouillonnent sur le feu tandis que Djimi nettoie les poissons et les jette dans une huile noire et chaude dans une casserole à côté. Lorsque j‟entre dans la petite cuisine, l‟odeur du poisson frit est nauséabonde. Chadras, le nouvel arrivé, est assis à même le sol, au centre de la salle, les jambes autour de la marmite bouillonnante. Une spatule en bois (mwinko) lui permet de malaxer le bukari encore très chaud. Les babouches roses délabrées qu‟il porte à ses pieds lui donnent une drôle d‟allure. Au-dessus de la table, à la gauche de la porte, d‟autres marmites sont entassées, des assiettes en métal sont suspendues sur une étagère à l‟équilibre précaire. 184 Tout autour de moi, des tasses en métal, de l‟oignon coupé et l‟huile qui enfin crépite quand Djimi y place les trois thomson. Chaque matin, Djimi répète les mêmes gestes. Identiques au jour précédent. Parfois le menu change et, à la place des poissons, il a le droit de préparer des aliments différents : aujourd‟hui samaki (poissons), demain malaki (haricots), puis muchele (riz) ou encore fretins (petits poissons). En somme, le régime alimentaire n‟est pas tellement varié, mais les jeunes à Bakanja mangent deux fois par jour. Djimi mesure minutieusement l‟huile à ajouter dans la casserole. Il réchauffe les plaques et réprimande Chadras qui a mal placé la casserole. Quand les poissons sont bien cuits, ça se voit à la couleur noire qu‟ils prennent, il tente de les tourner pour les frire de l‟autre côté. Il se tient à une distance suffisante pour éviter de se brûler avec l‟huile. Tout en étant un peu maladroit, il le fait assez convenablement. C‟est Djimi d‟habitude qui prépare le repas de midi puisqu‟il ne va pas à l‟école le matin. À Malkia, l‟école primaire qu‟il fréquente, son tour, c‟est l‟après-midi. Le matin il reste à Bakanja pour préparer le déjeuner pour les jeunes aspirants salésiens et pour les autres enfants qui étudient en centre-ville. Djimi, silencieux, prépare enfin diligemment les portions. La division du bukari est presque un rituel. Il peut d‟ailleurs être un moment de tension entre enfants, surtout le soir, quand ils sont tous dans la cour. Le matin, par contre, Djimi procède à la division sans pression. Ce matin, c‟est Chadras qui prépare le bukari, mais, selon une règle tacite, c‟est l‟aîné qui fait la division des portions. Djimi modèle les boules de bukari tout doucement, avec une grande précision, à l‟aide d‟un demi-bol en plastic qu‟il mouille à chaque coup dans un seau d‟eau à côté de lui. En trois ou quatre mouvements, la boule de bukari est parfaitement ronde, et finalement il la pose dans l‟assiette. « Voici la boule nationale », je pense, lorsque j‟observe ce petit chef-d‟œuvre signé Djimi. Je leur demande où ils ont appris à préparer et Chadras, en souriant, me répond en swahili : “En regardant les gens qui préparent, c‟est comme ça que j‟ai appris.” Djimi garde le silence, concentré sur le modelage des boules. Je lui pose la même question et il hoche juste la tête sans rien dire. Le protocole observé par Djimi et Chadras est un bon point de départ pour introduire un aspect important de la vie des sheges. Leur façon de préparer et consommer les repas est communément appelée « autocuisine ». L‟autocuisine, dans l‟esprit des Lushois, est la pratique qui participe le plus à façonner l‟imaginaire des sheges-sorciers. Pour comprendre pourquoi l‟autocuisine participe plus que d‟autres aspects au portrait sorcellaire des sheges, il faut revenir à l‟importance de la commensalité dans la vie quotidienne lushoise. 185 La préparation des repas et la gestion de la nourriture sont des tâches qui, dans tout foyer lushois, participent à la construction des liens familiaux. La répétition quotidienne de gestes comme l‟allumage du brasero, la préparation du bukari, le protocole de consommation des repas, consolide les rôles que chacun possède à l‟intérieur du foyer. Le protocole de Djimi et Chadras reproduit les actions et les gestes qu‟on pourrait observer dans toute maison lushoise menée par une femme ou une fille. Djimi était apte à accomplir les tâches qui, dans la famille qui me logeait à Lubumbashi, étaient effectuées par la femme du foyer : nettoyer le poisson, mesurer la farine nécessaire pour le bukari, allumer le brasero, réchauffer l‟huile, frire les poissons, etc. Alors que Djimi faisait son travail avec une certaine aisance, Chadras, à peine arrivé au centre, était encore maladroit dans ses gestes de cuisinier. « En regardant les autres », m‟avait répondu Chadras alors que Djimi n‟avait rien dit, comme si ma question l‟avait mis mal à l‟aise. À Lubumbashi, la tâche de préparer à manger en famille appartient aux femmes. D‟une manière générale, les hommes ne sont pas censés manipuler casseroles, assiettes ou ustensiles pour la préparation des repas. Au jeune homme de tradition ruund, il est, par exemple, recommandé de ne pas entrer dans la cuisine « car il risque de voir, au moment du malaxage du bukari, la nudité de sa mère » (Petit 2002 : 109). La préparation (kupika chakula) et la consommation des repas sont des moments fondamentaux dans la définition des rôles sociaux de chaque membre de la famille (ibid. : 30). Les rôles en famille sont définis comme suit : l‟approvisionnement de la nourriture est une tâche normalement attribuée à l‟homme ; la gestion des provisions, aux femmes ; la préparation du repas, aux femmes et aux filles de la famille. Compte tenu de l‟importance que revêt l‟approvisionnement et la gestion des provisions alimentaires, « le contrôle de la nourriture est propice à la démonstration de l‟autorité parentale » (ibid. : 3171). À travers la nourriture, et les actions et les tâches qui l‟entourent, s‟établit ainsi ce que Janet Carsten a appelé les « distinctions silencieuses » (silent distinctions) (Carsten 2004 : 27). Les distinctions silencieuses sont la codification et l‟incorporation de 71 Les dépenses liées à l‟alimentation sont pour les foyers lushois les plus élevées. Elles constituent 52 % de l‟ensemble des dépenses ordinaires (Petit 2002 : 133). Le logement (14 %) et l‟instruction suivent comme importants postes de dépense (ibid.). 186 principes hiérarchiques qui façonnent les distinctions entre individus vivant sous le même toit selon la génération, l‟âge et le sexe (ibid. : 37). La répétition quotidienne et silencieuse de ces gestes consolide, au fil du temps, les rapports entre membres de la famille. L‟apprentissage des tâches domestiques est transmis des femmes aux filles. Dès l‟âge de 10 ans, les filles sont invitées à la cuisine pour assister les femmes qui préparent les repas (Petit 2002 : 114). Les filles, dès leur plus jeune âge, observent leurs mères et leurs grandes sœurs préparer le bukari et les autres plats de l‟alimentation congolaise. Quand elles ont assez appris, elles peuvent, en cas d‟absence de la mère, préparer le repas pour toute la famille. Le but de l‟initiation domestique des fillettes est avant tout de les préparer à leur future vie conjugale. La préparation des repas est aussi un moment important pour les sheges. À l‟instar de tout autre foyer, la vie quotidienne des enfants de la rue est ponctuée par des activités destinées à se procurer de la farine pour préparer le bukari du soir, véritable repas journalier72. La consommation des repas se passe soit dans les karema, soit dans les centres d‟accueil. Le système récemment adopté par Bakanja Ville est différent par rapport à l‟organisation de la rue. L‟ancien système de Bakanja Ville permettait aux enfants d‟utiliser les marmites, les casseroles et les ustensiles du centre. En outre, la cour de Bakanja était un lieu de rencontre où un grand nombre d‟enfants se retrouvaient le soir pour allumer le brasero (mbabula) et cuire le bukari. Les enfants devaient, en revanche, se procurer eux-mêmes les matières premières pour la préparation du repas. Le nouveau système adopté par Bakanja depuis 2009 organise la tâche de la préparation du repas du soir à tour de rôle. Le tour de rôle est d‟ailleurs le système qui gouverne toutes les activités ayant trait à la vie commune des enfants. Ainsi, par exemple, la vaisselle est faite chaque jour par deux ou trois enfants selon un roulement. Le changement d‟organisation entre la rue et le centre d‟accueil n‟est pas secondaire dans la vie des enfants de la rue. En effet, la démarcation la plus évidente 72 Encore une fois, le shege ne semble pas trop se distinguer de tout autre Congolais. Les jeunes sheges considèrent qu‟un vrai repas se compose forcément de bukari. Cela rejoint ce qu‟on peut lire dans Byakula (Petit 2002) : « Le vrai repas est celui qui, dans sa composition, comporte principalement le bukari. » A. Lambrechts et G. Bernier (1960) avaient déjà relevé que, « dans la mentalité des Lushois, quand on n‟a pas mangé le bukari et quelle que soit la quantité des autres aliments ingurgités, on n‟a pas mangé » (ibid. : 84). 187 façonnée par l‟autocuisine des sheges est celle entre aînés (anciens de la rue) et cadets (nouveaux arrivés). Ainsi « les grands » exercent un contrôle sur la nourriture et ont un pouvoir sur les enfants les plus jeunes. D‟ailleurs le système de tour de rôle en vigueur à Bakanja Ville sert, avant tout, à briser toute velléité d‟un jeune, ou d‟un groupe de jeunes, de s‟emparer du contrôle sur la nourriture et la préparation des repas. La préparation du repas parmi les sheges, ainsi que la gestion de la farine (bunga) nécessaire pour le bukari, semblent ainsi façonner les relations avant tout sur la base de l‟âge et de l‟autorité. Dans un centre comme Bakanja, ces règles sont bouleversées. En effet, les « petits » peuvent facilement préparer pour les « grands ». Ce changement de règles est justement pensé pour annuler l‟importance de la préparation du repas et du contrôle sur la nourriture. Un enfant plus jeune peut ainsi préparer un repas mieux qu‟un plus âgé. Pareillement, un jeune peut être l‟objet de moqueries, même des plus petits, parce qu‟il ne sait pas frire correctement les fretins (petits poissons) ou parce qu‟il ne prépare pas convenablement le bukari en laissant de gros grumeaux de farine se former. À Bakanja j‟observais qu‟en privant la commensalité de certaines significations qu‟elle gardait dans la rue, elle devenait un moment plus égalitaire par rapport à celui vécu en famille. La division des tâches, la démarcation des lieux préposés à la consommation des repas sont moins rigides par rapport à ce qui se passe à la maison. Et l‟apprentissage de certaines tâches liées à la préparation des repas par l‟enfant renforce son sens d‟autonomie vis-à-vis de la famille. L‟enfant qui a eu une expérience dans la rue et dans un centre d‟accueil est moins enclin à respecter les tâches et les rôles liés à la préparation des repas et à la gestion de la nourriture. Dans plusieurs récits, il ressort que l‟autonomie acquise par l‟enfant en ce qui concerne l‟alimentation est l‟un des motifs, avec le gain d‟argent ou le fait de fumer, qui poussent les enfants à ne plus rentrer à la maison. En dehors du centre d‟accueil, la préparation du bukari participe à la construction d‟un lien entre les enfants de la rue. Ces derniers se reconnaissent dans un groupe avec qui ils ont partagé des repas pendant longtemps. À l‟instar de ce qui se passe en famille, les rapports de (in)dépendance groupe-individu se construisent chez les sheges à travers certains objets préposés à la préparation des repas. En particulier, la marmite 188 (kyungu) et le brasero (mbabula) se chargent de significations importantes. Un ancien opérateur social qui avait longuement travaillé auprès des Salésiens notait que les enfants de la rue vont jusqu‟à considérer la marmite de cuisson du bukari comme une sorte de « fétiche ». J‟essayai, à partir de cette information, d‟approfondir et de voir si, autour du partage des repas, de la préparation du bukari, se développait une commensalité propre à créer un lien social entre les enfants. Je découvris qu‟effectivement les enfants donnaient une grande importance à cet aspect de la vie dans la rue. Au point que certains d‟entre eux affirmaient après avoir réintégré la maison, que leurs fugues avaient souvent été motivées par une « nostalgie de la marmite » dans laquelle le groupe d‟amis préparait le bukari. Il y a un proverbe congolais dont les enfants de la rue se sont emparés pour exprimer le rôle crucial de la casserole et du partage des repas dans la rue. La première version de ce proverbe qui me fut rapportée était en lingala : « Nźungu yakalá babwak’aka yango te. » En swahili, cela donne : « Kyungu kya zamani abakitupake73 », ce qui, littéralement, se traduit par : « L‟ancienne marmite ne s‟oublie jamais. » C‟est une manière d‟exprimer l‟attachement au mode de vie dont l‟enfant de la rue se souvient, bien qu‟il ait été réinséré en famille. Lieux et pratiques symboliques par excellence dans la fabrication des rapports familiaux, les pratiques de commensalité, « l‟autocuisine » pratiquée par les enfants de la rue et leur « nostalgie de la casserole » (autonomie/indépendance alimentaire) nourrissent et côtoient l‟imaginaire de la sorcellerie. En particulier, je voudrais mettre en évidence trois possibles articulations au croisement de l‟autocuisine et de l‟imaginaire de la sorcellerie : l‟articulation entre nourriture et sexualité ; la mutabilité de la substance « nourriture » dans les relations sociales ; la crise du rôle parental exprimée à travers une crise de la gestion de la commensalité. 73 À noter que cette expression était souvent utilisée par les enfants de la rue plus âgés, avant que le système de Bakanja Ville ne change, en 2009. Les jeunes de la rue de la « première génération » (voir supra) devaient choquer (travailler) pendant la journée pour gagner la farine nécessaire à la préparation du bukari. Les enfants qui résidèrent à Bakanja après 2010 ne semblaient pas connaître cette expression, sinon dans sa signification la plus commune, à savoir : « Retourner toujours à son propre nid. » Cette différence n‟est pas un moindre détail. En effet il semble que lorsque les enfants devaient se procurer eux-mêmes leur nourriture, cette action recouvrait une signification agrégeante plus forte que la simple préparation des aliments, contrairement aux enfants de Bakanja d‟aujourd‟hui auxquels les Salésiens fournissent les aliments. 189 Nous avons dit que la nourriture et la commensalité sont un réservoir de pratiques et de symboles qui interviennent dans la démarcation des espaces, des rôles sociaux et des rôles selon le sexe. Les différences entre filles et garçons parmi les enfants de la rue de Lubumbashi ont été mises en lumière par le rapport de l‟Observatoire du changement urbain de l‟Université de Lubumbashi (Kaumba 2005). Il est utile de rappeler que le nombre de filles de la rue est mineur par rapport à celui des garçons. La plupart des groupes d‟enfants de la rue à Lubumbashi sont composés en grande partie de garçons. La présence majoritaire de garçons a comme première conséquence la définition des relations sociales entre membres du même groupe par rapport à des critères tels que l‟âge, le temps passé dans la rue, l‟habileté dans les activités de débrouille (choquer) ou encore la force physique pour s‟imposer aux autres. Ces critères ont une valeur fonctionnelle pour la vie dans la rue, alors que, dans les centres d‟accueil, d‟autres règles de cohabitation sont en vigueur. La capacité de se procurer une grande quantité de nourriture donne la possibilité à un jeune de s‟imposer auprès des filles et contracter des relations plus ou moins stables, intimes et sexuelles. Dans le rapport de l‟OCU, on peut lire à ce propos : « […] Les bandes composées d‟adolescents se déplacent en suivant le mouvement des bandes de filles. Les garçons rôdent autour d‟elles jusqu‟à constituer une bande mixte. Cependant, le garçon n‟est pas possessif. Il laisse à sa partenaire la latitude de disposer de son corps pour sa survie. C‟est une union de fait qui peut se rompre à n‟importe quel moment et dans n‟importe quelle circonstance sans que le partenaire ne s‟en plaigne outre mesure. Si les garçons peuvent abandonner leurs partenaires occasionnelles quand ils le veulent, il en va de même pour les filles qui changent également de bande lorsqu‟elles trouvent un “mari” plus rassurant » (Kaumba 2005 : 97). Il faut noter que les rapports sexuels et les relations qui façonnent un rapport similaire à un celui entre mari et femme parmi la population des sheges n‟interviennent pas exclusivement entre garçons et filles mais également entre enfants ou jeunes du même sexe. Les informations que j‟ai récoltées à propos des rapports homosexuels entre enfants et jeunes de la rue semblent par ailleurs suggérer que ce type de pratique est 190 beaucoup plus répandu que ce que l‟on pourrait croire. Cela contraste avec le silence absolu qui règne sur cette question. Au cours de mon travail de terrain, j‟ai rarement eu l‟occasion de récolter des informations ou des témoignages concernant les relations sexuelles entre jeunes du même sexe ou le rôle de « femme » parfois assumé par les enfants les plus jeunes. Les premières informations que j‟ai recueillies sur ce sujet provenaient du BISPE (Bureau chargé des interventions sociales pour la protection de l‟enfance), où je pouvais lire les rapports mensuels du centre Kasapa, dans lesquels étaient consignées les punitions infligées aux enfants pour avoir été « attrapés » par les policiers du centre se livrant à des « actes obscènes » dans la brousse qui entoure le centre. Le temps passé au centre Kasapa m‟a permis d‟avoir quelques détails supplémentaires à propos de cette question. Un jour, les assistants sociaux de la Kasapa convoquèrent trois enfants dans leur bureau pour une question « délicate ». Les enfants avaient 10 ans. L‟un des trois, me dit l‟assistante sociale mama Marie, « n‟était pas tout à fait normal ». Je posai alors des questions pour en savoir plus et mama Marie hésita. D‟ailleurs, d‟un commun accord, les trois assistants sociaux me prièrent de ne pas enregistrer la « causerie », comme ils l‟appelaient, avec les enfants : « Il y a des choses, me dirent-ils, qui se passent au centre qu‟on ne voudrait pas qu‟elles sortent d‟ici ». Peu avant l‟arrivée des enfants, je découvris qu‟ils avaient été surpris dans la brousse entourant le centre en train d‟avoir des relations sexuelles. Je réalisai par la suite, en parlant avec André, jeune étudiant de deuxième cycle en criminologie, que les rapports sexuels entre enfants et jeunes du même sexe n‟étaient pas un phénomène sporadique. André m‟expliqua que, au cours de la rédaction de ses mémoires sur la perception du centre par les enfants, il avait remarqué sur les murs des dortoirs et des toilettes des dessins « bizarres » : figures masculines ayant des relations sexuelles, anales. Il s‟interrogea sur le sens de ces dessins. Il me confia qu‟il avait noté que certains lits avaient été apprêtés avec des sortes de rideaux de manière à créer un espace protégé de la vue. Au cours de ses recherches, André arriva à la conclusion que des « grands » du centre exerçaient des sévices sur les plus « petits ». Ces derniers devenaient, de fait, leurs partenaires réguliers. André m‟expliquait que les enfants négociaient ces « faveurs » sexuelles en contrepartie de nourriture que les grands extorquaient au réfectoire et que par la suite ils conservaient aux dortoirs. Outre la 191 nourriture, les jeunes offraient également du chanvre à fumer et de l‟alcool. Les rapports homosexuels, me dit encore André, sont des pratiques qui sont fréquentes au centre et qui sont héritées de la rue. Dans certains cas, le « grand » conserve son « chéri » depuis la rue. L‟histoire que je viens d‟exposer est utile pour établir un lien entre la vie et les rapports homosexuels des sheges avec l‟imaginaire sorcellaire. Les assistants sociaux qui avaient géré le cas des trois enfants me dirent, en conclusion, que de tels faits étaient liés à la sorcellerie. L‟un des trois enfants était d‟ailleurs accusé de sorcellerie dans sa famille. André me dit également que les rapports que les « grands » avaient avec les plus petits étaient le résultat de la sorcellerie. De tels cas sont difficiles à détecter même dans les endroits où vivent régulièrement les sheges. Avant le cas dont j‟avais été témoin à la Kasapa, aucun assistant social ne m‟avait fait la moindre allusion à de tels types de comportement. Et pourtant, la promiscuité sexuelle, l‟homosexualité et l‟inversion des rôles sont des images récurrentes de l‟imaginaire sorcellaire. Toutes ces « anomalies » sont donc des traits qui caractérisent l‟autocuisine et la gestion de la nourriture au quotidien (dans la rue ou dans les centres d‟accueil) et les associent à la sorcellerie. La liberté et l‟autonomie des enfants de la rue par rapport au « protocole » du repas remettent en question de manière patente les rôles sociaux, familiaux et même les identités sexuelles. L‟autocuisine des sheges semble briser un principe fondamental de la constitution d‟un couple et des relations familiales : « Mpishi wa muntu ni ile ya bibi yake » (« La meilleure des cuisines pour un homme est celle de sa femme »). La relation de couple entre un homme et une femme commence à se consolider à partir du lien basé sur des règles concernant le protocole des repas. À partir de ces règles se configurent également les relations entre parents et enfants, et entre la famille restreinte et les membres de la famille élargie. Les enfants doivent suivre les indications des parents, et des prescriptions par rapport à la nourriture sont établies. Il peut s‟agir d‟une interdiction de manger auprès d‟un membre de la famille ou bien chez un voisin auquel les parents ne font pas confiance. Le type de relations qui existe entre membres de la même famille, ou entre voisins, est inféré par les interdictions qu‟on donne à l‟enfant. La commensalité est donc un medium qui non seulement oriente et 192 établit le tissage des relations sociales mais aussi en interdit et en proscrit d‟autres. La première des qualités de la nourriture est donc d‟établir une relation. Elle façonne les relations entre deux personnes ou deux groupes. En tant que substance catalysant les relations sociales, la nourriture est une substance mutable. Lorsqu‟il y a conflit entre deux parties, la nourriture et la commensalité ne sont plus positivement perçues mais deviennent plutôt des pratiques dangereuses du fait que la substance est mutable et peut se transformer en poison ou en substance sorcellaire. Le discours qui intègre cette mutabilité de la substance vers un pôle désagrégeant de la relation est celui de la sorcellerie. Selon les personnes interviewées, la sorcellerie se transmet de différentes manières. La plupart d‟entre elles ont mentionné trois modalités : de mauvaises paroles prononcées à l‟adresse de quelqu‟un ; des actes nuisibles à autrui ; enfin, le partage de la nourriture. Cette dernière modalité est reconnue comme la plus facile à exécuter. Voici un passage du récit de papa Philippe, assistant social à Bakanja Centre, qui me racontait un cas type d‟ensorcellement d‟un enfant : « Le mode le plus facile de transmission [de la sorcellerie], c‟est à travers la nourriture. Ça, c‟est le mode le plus facile. À la cité on assiste à des conflits de voisines qui sont sorcières. En l‟absence des parents, elle donne quelque chose à l‟enfant du voisin. Un gâteau, prenons l‟exemple d‟un gâteau. C‟est un conflit auquel j‟ai eu l‟occasion d‟assister à la cité. Alors, la transmission, c‟est le manger, la voisine a donné un gâteau à l‟enfant du voisin, et l‟enfant du voisin l‟a donc mangé. En mangeant le gâteau, automatiquement ce gâteau-là, il y a des gris-gris qu‟on met sur ce gâteau, il change et ça devient de la viande. L‟enfant mange, mange, mange, cette viande ne se termine pas. Le soir […] l‟enfant est allé dormir et l‟enfant donc, la nuit en dormant, il a vu la maman-là, la voisine, venir maintenant en rêve […] lui demander de remettre le gâteau qu‟elle lui avait donné. Si l‟enfant ne le remettait pas, alors il devait partir dans leur monde de sorciers » [Conv Ŕ RDC Ŕ 9]. À partir de cet extrait nous pouvons dégager certains éléments du mode interprétatif de la sorcellerie des relations conflictuelles (dans le cas ci-dessus entre voisins). La majorité des récits concernant des histoires d‟ensorcellement que j‟ai recueillis décrivent les aliments comme moyen de transmission de la sorcellerie. Ensuite la particularité de cette transmission réside dans la transformation de l‟aliment, qui 193 durant la mastication se transforme en viande. L‟ingestion de la viande scelle un pacte avec la sorcière qui la nuit vient réclamer à l‟enfant le contre-don en vie humaine, généralement un membre de la famille. La nuit représente l‟inverse de la journée où les relations entre voisins révèlent leur réelle nature conflictuelle. En outre, un autre élément qui émerge de ce bref récit est l‟absence des parents au moment de l‟offre du don empoisonné par la voisine sorcière. Il est un commentaire qui revient fréquemment sur les difficultés des parents à remplir leurs prérogatives de géniteurs. L‟abandon à la maison des enfants est une situation commune dans les cités de Lubumbashi. La condition des enfants laissés seuls à la maison pendant la journée, ou bien pour de longues périodes, est proche de la condition d‟un enfant qui vit dans la rue. Une idée plutôt répandue est celle que les enfants seuls à la maison sont facilement la proie d‟adultes malintentionnés (des sorciers) qui tenteront de leur offrir de la nourriture (du bukari, un beignet, des arachides) afin de les envoûter. C‟est sur la base de telles histoires que se construisent les cas d‟accusations de sorcellerie et de contamination des enfants. Tout en dressant une interprétation sorcellaire différente, les cas des enfants envoûtés par un voisin ou une voisine en l‟absence des parents et la sorcellerie des enfants de la rue ont en commun quatre éléments : le manque de contrôle des parents lors du partage des repas ; la pénurie et la sous-alimentation des enfants ; la nécessité des enfants de s‟organiser de manière autonome pour se procurer de quoi manger ; l‟origine inconnue des aliments consommés. Il en résulte que la ville est un lieu propice pour le développement de comportements alimentaires inédits et inconnus dans les milieux ruraux. La pression et le contrôle exercés sur le ménage en milieu rural ne permettent pas que certains phénomènes émergent. L‟image d‟enfants au coin de la rue, autour d‟un feu, en train de préparer leur bukari est pour beaucoup de gens associée à la décadence de la ville. Notons par ailleurs que la commensalité et la nourriture sont aussi à la base de tous les rites d‟union et d‟initiation de la vie du Congolais, comme la remise de la dot, le mariage, les fêtes religieuses. La modification du « protocole du repas » et la détérioration des conditions d‟alimentation engendrées par des événements de rupture tels que le divorce, la maladie et le deuil peuvent inaugurer une période de disette, de 194 tensions familiales et de ruptures à travers les pratiques alimentaires (Petit 2002 : 34). Si ces événements ne débouchent pas forcément sur des accusations de sorcellerie, dans les familles recomposées le fait que la femme doive préparer les repas pour des enfants d‟un mariage précédent du mari est source de conflits qui, à leur tour, engendrent facilement des accusations de sorcellerie. À ce stade, nous pouvons inférer un certain nombre de considérations relatives à la manière de s‟alimenter et de consommer les repas des sheges. Considérations qui, aux yeux des Lushois, confirment la valeur négative (destructrice) des pratiques des sheges. Le manger n‟importe où et n‟importe quoi des sheges devient donc un miroir déformant les pratiques et les représentations de la commensalité familiale que nourrit l‟imaginaire des banquets anthropophages et d‟aliments empoisonnés attribués à la sorcellerie des sheges. La stigmatisation de l‟autocuisine des sheges a également trait aux modalités de préparation de la nourriture souvent jugées inadéquates et à une modalité de consommation inappropriée. Le fait que le rituel de la préparation du bukari soit réalisé par un enfant, un garçon, est une irrégularité dans le protocole du rite. La modalité de cuisson est l‟un des points les plus contestés aux enfants de la rue. Lorsqu‟il s‟agit d‟enfants qui préparent, on pense qu‟ils ne savent pas le faire convenablement et que le bukari sera inévitablement à demi cuit, plein de grumeaux et immangeable. Le fait qu‟un enfant habitué au bukari partagé en famille (« la meilleure des cuisines ») mange un bukari mal préparé Ŕ on parle alors de bukari « sale » Ŕ est inconvenant et moralement blâmable. Il m‟est arrivé d‟entendre des parents qui doutaient de la « propreté » de la casserole dans laquelle leur enfant avait mangé dans la rue : « il y avait sûrement des “histoires” là-dedans », disaient-ils. Il ne faut pas oublier que les lieux et les modalités dédiés à la consommation des repas sont essentiels pour la définition du « type d‟individu ». Comme nous le rappelle le rapport de l‟OCU (Dibwe 2002), « en plein centre-ville, ils [bamu ville, les gens de la ville] ne peuvent ni crier, ni insulter, ni courir, ni se bagarrer, ni manger en désordre » (ibid. : 83), alors que les bamu cité, les gens de la cité, « ne se gênent pas pour manger dans la rue des aliments que l‟on ne peut manger en public comme le cingovu (« patates douce »), la canne à sucre, les avocats » (ibid. : 88). 195 CONCLUSION Le dernier paragraphe de ce chapitre met en évidence la pratique de l‟autocuisine et les significations qui y sont rattachées qui, plus que d‟autres, me semblent favoriser la perception des enfants de la rue en termes de sorcellerie. À partir de l‟autocuisine je voudrais proposer des considérations conclusives. L‟interprétation d‟une sorcellerie en termes d‟inversion de la valeur morale des pratiques de la relatedness me semble plausible pour les enfants de la rue. Les sheges rompent brusquement les règles du vivre en famille, notamment en ne respectant pas les normes de réciprocité et de collaboration qui normalement devraient régner dans un ménage. Toutefois, les enfants de la rue ne deviennent pas de purs « individualistes » mais ils se réinvestissent, du moins partiellement, dans d‟autres groupes où prédominent d‟autres modes de vie et des formes de socialisation différentes : l‟autocuisine, la mobilité en ville, la constitution de petits groupes de pairs (même âge), la liberté sexuelle, la consommation de substances, la liberté de travailler. La « rue », telle que définie dans ce chapitre, c‟est-à-dire comme un ensemble de sphères de socialisation connectées les unes aux autres à l‟intérieur desquelles l‟enfant circule et agit, se présente aux enfants comme un moyen de se définir autrement, en dehors du réseau et des contraintes vécues en famille. Plusieurs parents avec qui j‟ai parlé me disaient que « se faire shege » (devenir enfant de la rue) étant un choix effectué par ces enfants et, partant, fortement stigmatisé. Selon mes interlocuteurs, un enfant de la rue n‟était pas, dans la majorité des cas, le résultat de la « conjoncture », terme très vague utilisé souvent par les opérateurs de l‟humanitaire, mais un choix délibéré des enfants. C‟est aussi pour cette raison que les enfants de la rue sont considérés comme des sorciers, c‟est-à-dire des individus qui sciemment choisissent de vivre dans des « espaces autres » (Foucault 1984). Les concepts d‟un « autre monde » ou d‟un « espace autre » (kipande kingine) à l‟extérieur de la famille et des lieux de l‟enfance (école, jeux, etc. ) nous rapprochent des hétérotopies proposées par Michel Foucault (1984). Les hétérotopies sont pour Foucault des lieux « qui sont des sortes de contre-emplacements, sortes d‟utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres 196 emplacements réels que l‟on peut trouver à l‟intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien qu‟ils soient effectivement localisables » (Foucault 1984 : 46-49). Le concept d‟hétérotopie s‟applique bien aux lieux construits et façonnés pour et par les enfants de la rue. La rue, les centres d‟accueil, les karema (refuges de fortune) sont, à l‟instar des hétérotopies de crise et de déviance dont Foucault parle, des lieux « privilégiés, ou sacrés, ou interdits, réservés aux individus qui se trouvent, par rapport à la société, et au milieu humain à l‟intérieur duquel ils vivent, en état de crise » mais aussi des lieux où « on place les individus dont le comportement est déviant par rapport à la moyenne ou à la norme exigée » (ibid.). La sorcellerie des enfants de la rue est aussi à appréhender comme une question liée à l‟agencéité des enfants et des jeunes. Nous pouvons interpréter l‟association à la sorcellerie des sheges comme une dénonciation, de la part des adultes, d‟une capacité accrue d‟agir des enfants que produit une sous-culture juvénile. En fin de compte, ce qui fait la sorcellerie est de créer un discours sur la relatedness des enfants de la rue (leur mode de vie, leur façon de se constituer comme groupe) dont la valeur morale est inversée par rapport à ce qui devrait se passer normalement. La sorcellerie façonne donc un discours inversé pour confirmer et, finalement, revenir à ce qui devrait constituer la norme sociale. Les enfants, eux-mêmes, ne sont pas disposés à mener une vie de shege toute leur existence. C‟est ce qu‟exprimait Patient lorsqu‟il disait vouloir quitter la rue parce qu‟il se percevait comme de plus en plus grand et responsable de ses frères et sœurs mineurs. On peut en déduire que « se faire shege », pour les enfants eux-mêmes, est se définir « enfant » tout court, et non pas seulement se définir autrement. La rue, au sens large de ce terme, offre des ressources pour transiter par l‟enfance et l‟adolescence vers l‟âge adulte. Finalement, les enfants veulent revenir à la vie des autres mais ils le veulent dans leurs termes et en suivant les modèles de réussite sociale proposés par la scène médiatique, oscillant entre un désir d‟école et un désir de consommation. Néanmoins, à Lubumbashi, la notion d‟« enfant » est difficilement concevable en dehors d‟un réseau de parenté et aliénée au concept de famille. Pour les Congolais l‟enfant ne peut se développer que dans un réseau de parenté où un membre peut toujours 197 le prendre en charge. Ceci correspond à l‟idée, partiellement remise en cause en ville, selon laquelle tout enfant est incorporé dans un réseau de parenté sans nécessairement tenir compte de ses géniteurs biologiques. Une pratique de « circulation » des enfants qui, à l‟instar d‟autres pays d‟Afrique subsaharienne (Lallemand 1993), est présente au Congo. Elle s‟inscrit à juste titre dans les formes locales des « cultures de la relation ». Une telle conception de la parenté et de l‟enfance est encore présente à Lubumbashi et certainement dans la mémoire des gens. Lorsque bon nombre de mes interlocuteurs et amis ne cessaient de me répéter que jadis, au Congo, les orphelins n‟existaient point, ils se référaient bien à un cadre élargi de la parenté dans lequel l‟enfant était englobé. Le devenir de l‟enfant est donc inséré dans ce cadre, hors duquel sa définition pose problème. L‟idéologie de la colonisation et des missions chrétiennes a réduit le périmètre parental à l‟intérieur duquel l‟enfant doit être élevé et éduqué à l‟espace domestique de la maison, à une conception de la parenté réduite aux géniteurs « biologiques », à une partielle fermeture du foyer urbain par rapport à la parenté élargie. Dans les camps de travailleurs de la Gécamines, nous l‟avons vu, le père était le responsable de ses enfants, la mère avait la tâche de leur éducation. L‟idée de « famille nucléaire » n‟a pas jamais était totalement embrassée par la population ouvrière du Katanga ni par la population congolaise en général. Néanmoins, les difficiles conditions de vie d‟aujourd‟hui portent certains à définir d‟« escrocs » les parents qui semblent trop profiter sans rien donner en contrepartie. Bien que le réseau parental large reste très important, dans certaines circonstances on constate une partielle fermeture du foyer urbain, ce qui n‟implique pas obligatoirement une formation « nucléaire » de famille. La définition de l‟enfance reste, par contre, soudée à l‟espace de la parenté, qu‟elle soit élargie ou restreinte. C‟est peut-être à cause de l‟importance conférée au milieu familial/parental pour la « fabrication des enfants », selon une expression assez commune à Lubumbashi, que les enfants qui se placent en dehors de cet espace sont taxés de sorcellerie. La « rue » est un espace indéfini d‟un point de vue des origines parentales. C‟est une zone grise qui est associée à la sorcellerie, où il n‟y a pas d‟enfants mais plutôt des individus insaisissables d‟un point de vue social et culturel. Il me semble significatif 198 que la sorcellerie et les sorciers soient associés, en ces espaces socialement et culturellement indéfinis, ces « espaces autres », aux animaux, dans un parallèle avec le caractère sauvage, indocile et indéterminé de l‟enfance. Les enfants-sorciers sont censés, la nuit, se transformer en animaux (chien, souris, hibou). La transformation en animal74 marque un seuil au-delà duquel l‟enfant ne rentre pas dans le cadre d‟un système culturel pouvant le définir selon une identité et une appartenance sociales. 74 La question de la transformation animale nous rapproche de la question anthropologique de la distinction entre « nature » et « culture », mais il s‟agit d‟un thème trop vaste et complexe pour l‟aborder ici. Toutefois, il est intéressant de souligner que les cas d‟êtres humains abandonnés à la naissance et élevés dans un milieu sauvage sont très rares. Dans de tels cas extrêmes, réels ou décrits par la littérature, les enfants sont décrits comme étant plus proches de l‟animal que de l‟homme. Le cas le plus célèbre est peut-être celui de Victor de l‟Aveyron, un cas d‟« enfant sauvage » retrouvé par un groupe de chasseurs dans le Tarn. En 1970, François Truffaut s‟inspira de l‟histoire de Victor pour réaliser un film L’Enfant sauvage. Voir également le roman paru dernièrement de T. Coragessan Boyle (2011). Enfin, il faut citer également le livre de Rudyard Kipling, Le Livre de jungle, narrant l‟histoire de Mowgli, enfant recueilli et élevé par des loups. 199 200 6. LES ÉGLISES NÉOPENTECÔTISTES Le pentecôtisme75 est un courant chrétien issu du vaste monde protestant et qui se rapproche du protestantisme évangélique. Les confessions chrétiennes évangéliques représentent, dans un certain sens, l‟expression la plus conservatrice parmi les différentes orientations protestantes. Du point de vue théologique, le courant évangélique se distingue des formes traditionnelles du protestantisme (les luthériens et les réformés) par des éléments précis : la centralité de la conversion individuelle et la relation individuelle du fidèle avec Dieu s‟articulant autour de la Bible. Tout en conservant ces deux aspects (conversion et relation individuelle avec Dieu), le pentecôtisme se différencie, à son tour, du champ évangélique par l‟importance donnée au Saint-Esprit. La Pentecôte est pour les pentecôtistes le moment fondateur de leur doctrine religieuse : en descendant sur les apôtres, le Saint-Esprit donna le don des langues qui leur permettra d‟annoncer la promesse du salut universel76. Dans la continuité du Nouveau Testament, les pentecôtistes croient qu‟à travers des prières d‟intercession spéciales, ainsi qu‟avec une prédisposition spéciale du sujet, le Saint-Esprit peut se manifester dans le hic et nunc, sous forme de dons divins que la personne touchée par cette grâce a reçus : don de guérison, de prophétie et de « parler en langues » (glossolalie). Le « parler en langues », plus précisément, est considéré comme le véritable baptême de la foi : c‟est-à-dire le premier et plus patent signe de la bénédiction du sujet par le Saint-Esprit, qui scelle ainsi sa véritable conversion. La communion avec le SaintEsprit (baptême du Saint-Esprit) est l‟élément qui distingue le plus nettement les pentecôtistes des autres formes de christianisme évangélique ainsi que des chrétiens charismatiques. Le mouvement pentecôtiste s‟installa en Afrique dès le début du XX e siècle. À partir des années 1910, les premiers missionnaires occidentaux, venus des États-Unis 75 76 L‟origine du pentecôtisme est difficile à définir et elle a suscité de nombreux débats. Il est toutefois plausible que les premières manifestations remontent au début du XXe siècle aux États-Unis. La Pentecôte est une commémoration qui rappelle la venue du Saint-Esprit, cinquante jours après la résurrection de Jésus, sur les apôtres. Elle est rapportée dans les Actes des Apôtres. Selon l‟épisode raconté dans les Actes des Apôtres, les disciples de Jésus reçurent en ce jour l‟inspiration divine qui leur fit parler des langues inconnues. On constate déjà à partir de ce premier épisode le caractère d‟une religion dont le but était de se répandre partout dans le monde. 201 (Église des assemblées de Dieu77), s‟installèrent sur tout le continent au sud du Sahara : du Liberia au Burkina-Faso, du Nigeria au Ghana (Noret 2010). Dès 1908, des missionnaires pentecôtistes américains arrivèrent en Afrique du Sud, d‟où ils poursuivirent leur mission évangélisatrice vers le Congo et plus précisément vers le Katanga. Le paysage religieux du continent devint de plus en plus complexe et diversifié à partir des années 1960-1970. C‟est à cette époque que la vague de renouvellement charismatique chrétien émergea dans les pays où la présence chrétienne était la plus importante. Ce mouvement fut accompagné par les processus politiques et les luttes pour les indépendances. Au Congo, par exemple, l‟apparition des nouvelles Églises coïncida avec le processus de zaïrianisation78 entamé par Mobutu en 1973. L‟immersion de la sphère religieuse dans les flux globaux semble être illustrée par l‟importante influence, tant économique qu‟en matière de doctrine religieuse, des Églises occidentales sur les « succursales » basées localement. Les grandes Églises provenant des pays occidentaux qui finançaient les Églises africaines envoyaient des prédicateurs de renommée mondiale, et participèrent à l‟introduction de nouvelles notions telles que la « théologie de la prospérité79 ». Elles introduisirent aussi des ONG avec lesquelles elles travaillèrent en partenariat dans une logique transnationale80. Le développement du néopentecôtisme, cependant, ne peut être interprété que par les apports qu‟il recevait de l‟extérieur. Comme J. F. Bayart (1989) le dit, il faut éviter de commettre deux erreurs principales si l‟on veut comprendre l‟évolution du paysage 77 78 79 80 La « Conférence générale des assemblées de Dieu aux États-Unis » (General Council of the Assemblies of God in the United States of America) est la confédération des mouvements du réveil pentecôtiste américaine formée en avril 1914. La zaïrianisation est l‟un des grands développements de l‟histoire politique postcoloniale du pays. Elle a consisté en la promotion d‟une authenticité africaine par rapport aux influences et aux structures socioculturelles d‟origine coloniale et occidentale. La stratégie mise en place par Mobutu visait à reconvertir les plus puissantes industries du pays en industries nationalisées. La théologie de la prospérité est une doctrine chrétienne basée sur une interprétation non orthodoxe de la Bible selon laquelle le bien-être matériel est le signe d‟une bénédiction divine. Par conséquent, la foi d‟un fidèle doit se concrétiser à travers des donations aux pasteurs et aux chargés du ministère religieux, ce qui augmente la bénédiction du fidèle ainsi que son bien-être matériel. La Bible est vue comme un contrat entre Dieu et les hommes : si les hommes ont foi en Dieu, ce dernier leur conférera la plus grande prospérité. En République démocratique du Congo, parmi les ONG les plus connues, on compte « Vision Mondiale », qui possède des antennes partout dans le pays. 202 religieux africain contemporain. La première erreur à éviter est celle de considérer les Églises d‟origine européenne comme un simple produit d‟importation. Elles ont été l‟objet de multiples processus de réappropriation de la part des Africains (ibid. : 6). La deuxième erreur est de considérer les Églises néopentecôtistes ou dites « indépendantes » comme plus « africaines » que l‟Église catholique ou les Églises protestantes. Ces dernières, en effet, ont été l‟objet d‟un travail de syncrétisme et de réappropriation par les sociétés africaines (Bayart 1989 ; Mary 2000). Certains observateurs identifient la multiplication d‟Églises dites néopentecôtistes comme une trajectoire propre au pentecôtisme africain : un processus caractérisé par la réinterprétation et l‟appropriation des principes traditionnels chrétiens qui donnèrent vie à de nouvelles formes de religiosité africaine. À côté de la naissante vague néopentecôtiste financée et soutenue par l‟extérieur, l‟effervescence religieuse de l‟époque produisit une multitude d‟initiatives locales, Églises, mouvements et groupes de prière témoignant de la réinvention locale du christianisme venu d‟ailleurs de l‟époque des premiers missionnaires occidentaux. Certes, la réinterprétation et l‟appropriation du christianisme par les locaux provoquèrent de nombreuses scissions qui donnèrent vie à de nouvelles entités religieuses. Au Congo, des prophètes charismatiques et des guérisseurs traditionnels gagnèrent leur place dans ce mouvement généralisé de renouvellement. Ces nouveaux personnages réinventés se proposèrent comme les nouveaux sujets investis des dons du Saint-Esprit et ils réclamèrent la responsabilité de la nouvelle inculturation des Congolais. Le néopentecôtisme africain, et congolais en particulier, semble donc puiser sa force dans différentes sources. Un premier élément de force est le façonnement d‟une nouvelle base communautaire qui, tout en prônant une religiosité centrée sur l‟individu, est appréciée par les fidèles. Un deuxième élément est lié au succès qu‟il obtient chez les jeunes générations. Ces dernières, comme d‟ailleurs le reste de la population, semblent attirées par la forme de véritables « entreprises de la foi81 » dont les mega-churches sont 81 À Lubumbashi, il existe des Églises dont les pasteurs fondateurs sont de véritables entrepreneurs qui gèrent plusieurs églises capables de contenir des milliers des fidèles et essaiment à l‟étranger (surtout en Afrique du Sud) à l‟aide de succursales. Les deux pasteurs les plus puissants à Lubumbashi sont le Bishop Léonard Matebwe Lambalamba de l‟église « Viens et vois » et le Bishop Paulin Mwewa de l‟église Corps missionnaire international pour Christ. L‟église « Viens et vois » (« Come and see » dans sa version anglophone) est accompagnée, par exemple, de nombreuses infrastructures localisées à 203 les exemples les plus éclatants avec leurs bâtiments, l‟intense production d‟événements et de flux médiatiques. Néanmoins, les mega-churches légitiment aussi, par leur seule présence, toutes les réalités microscopiques du fait qu‟on est dans un contexte de libre marché de la foi. Un troisième élément, enfin, est le rôle joué par la figure du pasteur, « l‟homme de Dieu » vu comme un symbole de la réussite sociale. Une association, cette dernière, qui puise sa raison d‟être dans la théologie de la prospérité. 6.1 NEOPENTECOTISME ET CATHOLICISME A LUBUMBASHI À partir des enquêtes menées par l‟Observatoire du changement urbain (OCU) de l‟Université de Lubumbashi, on peut constater que l‟Église catholique est la confession religieuse qui compte le plus grand nombre de fidèles à Lubumbashi. Nous pouvons ainsi introduire les tableaux qui résument les données relatives à l‟affiliation religieuse des chefs de ménage ainsi que des membres de leurs foyers, proposés dans le rapport de l‟année 2000 (Petit 2000). Tableau I : affiliation religieuse des chefs de ménage Religion du chef de Échantillon Niveau de vie ménage global (n = 84) supérieur (n = 17) Sans religion déclarée Catholique Méthodiste Pentecôtiste Autre protestant Témoin de Jéhovah Autre religion 5 (6 %) 32 (38 %) 6 (7 %) 29 (34 %) 3 (4 %) 5 (6 %) 4 (5 %) 9 (53 %) 2 (12 %) 5 (29 %) 1 (6 %) - Niveau de vie moyen (n = 50) Niveau de vie inférieur (n = 17) 4 (8 %) 14 (28 %) 4 (8 %) 19 (38 %) 2 (4 %) 4 (8 %) 3 (6 %) 1 (6 %) 9 (53 %) 5 (29 %) 1 (6 %) 1 (6 %) Source : Petit (2000 : 70) Lubumbashi : restaurant, guest-house, bibliothèque, centres médicaux, Université chrétienne et chaîne de radio et de télévision (RTIV). 204 Tableau II : affiliation religieuse des membres du ménage Religion des membres du ménage Échantillon global (n = 628) Niveau de vie supérieur (n = 152) Niveau de vie moyen (n = 384) Niveau de vie inférieur (n = 92) Sans religion déclarée Catholique Méthodiste Pentecôtiste Autre protestant Témoin de Jéhovah Autre religion 101 (16 %) 202 (32 %) 45 (7 %) 172 (28 %) 64 (10 %) 31 (5 %) 13 (2 %) 2 (1 %) 71 (47 %) 10 (7 %) 42 (28 %) 19 (12 %) 8 (5 %) - 69 (18 %) 95 (25 %) 35 (9 %) 119 (31 %) 39 (10 %) 23 (6 %) 4 (1 %) 30 (33 %) 36 (39 %) 11 (12 %) 6 (6 %) 9 (10 %) Source : Petit (2000 : 70) La prédominance du catholicisme à Lubumbashi ne devrait pas surprendre si l‟on tient compte de l‟histoire de l‟évangélisation du Katanga esquissée dans les paragraphes précédents. L‟Église catholique devint dès le début de la colonisation belge la confession la plus répandue grâce aux accords signés en 1906 entre le roi Léopold II et le Saint-Siège de Rome. De même, nous rappellent les auteurs de l‟enquête de l‟OCU, l‟enseignement au Congo belge avait été pendant longtemps l‟apanage de l‟Église catholique. Un héritage qui se perpétue jusqu‟à nos jours et qui explique le grand nombre d‟adhérents à la foi catholique. Les rapports de l‟OCU nous donnent également une idée de l‟importance du pentecôtisme dans la ville de Lubumbashi. Il est intéressant de remarquer, à partir de ces deux tableaux, que le pentecôtisme n‟est pas à associer exclusivement aux couches défavorisées de la ville. En effet, des tableaux proposés ci-dessus, il ressort que le pentecôtisme a la faveur d‟une grande majorité des foyers au revenu moyen (31 %), tandis que, dans les foyers les plus riches et les plus pauvres, l‟Église catholique se taille la part du lion82. 82 Selon les auteurs de l‟OCU, cela est justifié par trois raisons principales : (1) Le catholicisme a joué un rôle de premier rang dans la colonisation du fait que les cultes protestants étaient marginalisés par les colonisateurs, vus comme une intrusion anglo-saxonne sur leur territoire. (2) La religion catholique devint bientôt une religion d‟élite. Les évolués (personnes scolarisées) étaient contraints de se convertir 205 Les premières églises pentecôtistes, dites de « première génération », furent construites au Katanga entre 1915 et 1917 (Zambeze et Mutombo 2001). Cette première vague d‟expansion, bien que limitée, était liée à la mobilité des travailleurs migrants qui, du nord-est du pays, allaient travailler dans les entreprises industrielles du sud du Katanga. À partir de 1960, se développa un réseau de missions qui englobaient les provinces des deux Kasaï, du Maniema et de Kinshasa. La Congo Evangelic Mission changea de dénomination et devint l‟« Église pentecôtiste du Congo », avec son siège à Kamina (ibid.). Au cours de la zaïrianisation (1973), l‟Église pentecôtiste du Congo fut réabsorbée par un processus de regroupement de plusieurs Églises protestantes qui devaient fusionner en un seul rassemblement. Elle fut renommée 30e Communauté pentecôtiste du Congo (CPECO), nom qu‟elle conserve aujourd‟hui. À Lubumbashi, la 30e Communauté s‟installa en 1955. Elle fut introduite par Kayumba Effrem. Le pasteur Kayumba fonda, dix ans plus tard, la 45 e Communauté évangélique du pentecôtisme au Katanga après une scission avec la 30e Communauté. Depuis l‟installation de grands courants pentecôtistes, on constate donc une certaine instabilité des communautés, toujours traversées par des tendances sécessionnistes de leurs leaders. La fragmentation s‟intensifia jusqu‟au conséquent essor de centaines de nouveaux mouvements charismatiques d‟inspiration pentecôtiste et évangélique, qui date du début des années 1980 : « Cette importance date plus ou moins des années 1980, lorsque l‟Église catholique et les autres cultes protestants “classiques” commencèrent à tenir en suspicion certains groupes de prière charismatiques ou œcuméniques, allant jusqu‟à bannir les abbés Mukulu Mwamba et Kasongo qui comptaient parmi les acteurs de ces mouvements. On assista alors à une prolifération d‟Églises pentecôtistes qui recueillirent les déçus du catholicisme et leur offrirent l‟indépendance qu‟ils désiraient pour explorer de nouvelles voies religieuses marquées par les charismes, les concrétisations directes à travers l‟action de l‟Esprit Saint (guérison, réussite…), le côté extraverti à la foi catholique, comme signe de rapprochement avec les Occidentaux, ce qui a engendré un processus de transmission dans le temps de la foi catholique parmi les classes sociales les plus aisées. (3) Parmi les couches les plus pauvres, par contre, l‟Église catholique jouit d‟un grand succès par son implantation au niveau communautaire, notamment à travers l‟installation des « Communauté ecclésiales vivantes » au niveau des quartiers (Petit 2000 : 71). 206 du culte (transe, parler en langues…) et un esprit néocommunautariste » (Petit 2000 : 71). À partir des années 1990 à Lubumbashi, on assista à une véritable explosion des lieux de culte dans ce qui a été appelé un « réveil charismatique africain ». En suivant les analyses du rapport de l‟OCU, nous remarquons qu‟à la base de cette multiplication de lieux de culte se trouvent différentes motivations. La nécessité « d‟évangéliser la parole de Dieu » (ibid.) est la motivation principale, selon les enquêtés de l‟OCU, pour la fondation de lieux et d‟espaces pour prier (ibid.). Un lieu de culte peut commencer sous l‟impulsion d‟un seul sujet ou bien d‟un groupe de prière restreint limité aux membres d‟une famille ou à des connaissances. L‟appel à prier dans le groupe de prière peut se répandre parmi le groupe de connaissances, auprès des voisins, de sorte que le groupe s‟agrandit progressivement. Les groupes de prière qui naissent de cette manière sont, dans la majorité des cas, caractérisés par une précarité de moyens. Le travail de fidélisation et de construction de la communauté de prière devient ainsi un élément fondamental pour la survie du groupe ou de l‟église. Sur le terrain, j‟ai eu maintes fois l‟occasion d‟observer, dans les parcelles des gens, des constructions, souvent rudimentaires, réduites à des morceaux de bois et des sacs en plastique. Ces constructions sont des lieux de culte à un stade embryonnaire, qui peuvent par la suite s‟élargir grâce à une ou plusieurs généreuses donations et/ou grâce aux cotisations des fidèles. Il apparaît, à la lumière des données de l‟OCU et de mes propres observations ethnographiques, que du fait de nécessités strictement religieuses, l‟acquisition de nouveaux espaces publics et de socialisation est indispensable. Contrairement au passé où l‟espace publique et religieux était dominé par l‟Église catholique, à l‟heure actuelle ces espaces peuvent être investis par une multitude d‟acteurs. Il suffit d‟avoir l‟esprit d‟initiative, un réseau familial et extra-familial assez étendu pour que le démarrage d‟un lieu de culte avec des moyens économiques réduits soit possible aujourd‟hui à Lubumbashi. L‟acquisition d‟espaces publics et de socialisation occupe, par conséquent, une place centrale dans l‟apparition envahissante des églises et mouvements néopentecôtistes. 207 La fondation d‟un lieu de culte doit être accompagnée, dans la limite des moyens des promoteurs, par la visibilité et une mise en valeur symbolique et matérielle de ce dernier. La visibilité d‟un ou plusieurs lieux de culte appartenant à la même église témoigne du pouvoir et du prestige dont jouit le pasteur responsable. L‟influence urbaine à travers la construction d‟édifices/églises démontrant la puissance de l‟institution religieuse est aujourd‟hui plus présente que jamais. À Lubumbashi, on compte des mega-churches du genre américain, comme par exemple l‟église « Viens et Vois » en centre-ville, qui arrivent à accueillir des milliers de fidèles lors des cultes de fin de semaine. Face à cet essor, l‟Église catholique essaie de ne pas reculer et, dans des endroits stratégiques, elle confirme son influence avec la même stratégie. C‟est le cas du quartier Kasungami, commune annexe de Lubumbashi, où j‟ai effectué une partie de mon travail sur le terrain. Dans ce quartier, le provincialat central salésien se plaignait depuis longtemps de l‟absence d‟une grande église qui aurait fait face au développement démographique du quartier83. En outre la présence de l‟église pentecôtiste de la 30e Communauté pentecôtiste n‟était pas appréciée du fait qu‟elle enlevait des fidèles à la paroisse catholique. Toutefois, le curé de Kasungami, pendant plusieurs années, ne voulut pas investir les fonds à sa disposition pour construire une église. En revanche, au début des années 2000, il fit construire un complexe scolaire pour les enfants du quartier et des villages environnants (Kasungami est un quartier à la périphérie de la ville, aux marges de la campagne). Cette décision fut durement critiquée, même si ce fut officieux, par la hiérarchie salésienne du provincialat car la paroisse était en train de perdre du terrain en faveur de la 30e Communauté pentecôtiste. En 2010, le nouveau curé de Kasungami entreprit immédiatement les travaux pour la construction d‟une grande église au centre du quartier. Le dynamisme des Églises néopentecôtistes est l‟un des éléments qui les rendent attractives pour les Katangais. Les cultes hebdomadaires, les veillées de prière, les séances de délivrance suivent un calendrier, quotidien et hebdomadaire, façonné autour des besoins du fidèle ou en accord avec les nécessités ponctuelles de la communauté. 83 Kasungami a vu, en dix ans, augmenter sa population de 7 000 à 45 000 habitants. 208 La relation de proximité qui s‟instaure entre la communauté de chrétiens et les pasteurs et membres de l‟Église est, en outre, un élément fondamental. En ce qui concerne les Églises plus organisées, les pasteurs et « les anciens » de l‟Église se consacrent à l‟assistance individuelle aux fidèles. Chaque fidèle est vu comme une pièce fondamentale pour la réussite et pour l‟avenir de l‟Église (Zambeze et Mutombo 2001). La solidarité communautaire à la base des petits groupes de prière ou des Églises au stade embryonnaire est un élément de survie du groupe ou de l‟Église. La plupart des Églises et mouvements nés de l‟univers néopentecôtiste font partie de cette dernière catégorie de petites églises et groupes de prière. Les promoteurs de ces dernières n‟ont pas, dans la plupart des cas, de moyens suffisants pour s‟agrandir et restent ainsi de petites structures. Toutefois, mêmes dans ces cas, les fidèles ne manquent jamais de cotiser et la relation individuelle et directe avec le pasteur constitue une valeur ajoutée et largement appréciée par les fidèles. L‟approche néopentecôtiste se distingue nettement de l‟approche catholique, selon plusieurs de mes informateurs, en ce sens s‟oppose à l‟élitisme qui caractérise les communautés-couvents catholiques. C‟est un point crucial souvent mentionné par les croyants qui empruntent le parcours de conversion du catholicisme au néopentecôtisme. Une première critique qui est faite aux prêtres catholiques concerne les différences de niveau de vie et les divisions avec les fidèles de la paroisse. Du côté pentecôtisme, en revanche, on assiste à un travail constant de fidélisation par les pasteurs qui se disputent l‟affiliation fidèle par fidèle. Le partage de certaines conditions de vie façonne une relation de proximité plus rare avec les prêtres catholiques. Un repas pris en commun avec le ministre du culte, par exemple, a une valeur symbolique très importante pour les fidèles. Il équivaut à une acceptation de la part des pasteurs des conditions de vie des croyants de l‟Église. La disponibilité d‟un pasteur va jusqu‟à, et cela n‟est pas rare, accueillir chez lui les fidèles les plus nécessiteux. D‟une manière générale à Lubumbashi, il semblerait que le désenchantement domine, surtout parmi les jeunes générations, envers l‟Église et la hiérarchie catholiques. J‟ai pu récolter un grand nombre de témoignages allant dans ce sens, notamment celui d‟un jeune homme qui abandonna le catholicisme pour le pentecôtisme, et celui de Florence, qui a choisi de quitter le toit familial pour s‟installer chez un pasteur. Les 209 jeunes sont plus facilement attirés par l‟esprit charismatique du courant néopentecôtiste. Cette critique du catholicisme est transversale à tous les milieux sociaux. À l‟intérieur d‟une reformulation du champ religieux, et du rapport entre croyant et figure religieuse, les structures et la doctrine de l‟Église catholique ne semblent pas être aussi flexibles que celles des autres acteurs religieux. Plusieurs informateurs m‟exprimaient leur conviction que les catholiques étaient incapables de s‟adapter aux réalités vécues localement. Parmi les témoignages que j‟ai pu récolter, les conversations avec l‟un de mes premiers collaborateurs sont riches d‟éléments concernant sa conversion au pentecôtisme et la mobilité religieuse plus en général. Les motivations que ce collaborateur donnait pour justifier l‟abandon du catholicisme sont communes à d‟autres récits que j‟ai pu entendre à Lubumbashi. « Je fais partie de l‟Église “Viens et Vois” depuis l‟année 2000. Avant j‟étais chez les catholiques. Mon papa est catholique, ma maman est méthodiste. À un certain moment c‟était un problème de choix. Moi, j‟ai évolué dans un quartier où il n‟y avait que des catholiques. J‟ai grandi dans l‟ambiance catholique. Le dimanche, tout le monde dans le quartier se rendait à l‟église catholique et alors moi aussi j‟y allais. Quand j‟ai grandi, c‟est moi-même qui ai choisi. C‟était une amie qui m‟avait amené à “Viens et Vois”. À l‟époque nous avions une amitié et nous y sommes allés ensemble une fois. Au début je n‟y allais pas souvent. Après un temps j‟ai commencé à être intéressé et c‟est ainsi que je suis resté là-bas jusqu‟à aujourd‟hui. […] J‟ai fait un choix par rapport aux réalités […] parce que chez les catholiques il y a un système d‟évangile… l‟évangile qui se passe ici [à Lubumbashi], c‟est le même qui se passe en Europe, ce sont les mêmes versets qui vont se lire dans toutes les églises du monde. En principe ce n‟est pas ce qui devrait être fait. Il faut laisser à l‟esprit la liberté de guider chaque personne. Est-ce qu‟on doit seulement se conformer à ce qui se passe ailleurs ? Les fidèles auprès des pentecôtistes se retrouvent dans les messages qu‟on prêche parce qu‟ils sont orientés selon leurs nécessités » [Conv Ŕ RDC Ŕ 38]. Le récit de ce jeune homme nous met face à plusieurs éléments. Premièrement la possibilité de choisir la confession religieuse. Aujourd‟hui l‟étendue du champ religieux offre davantage de liberté dans le choix. Mais d‟autres raisons poussent les jeunes, ainsi 210 que des personnes plus âgées, à s‟affilier à une Église née du réveil africain. Le jeune homme souligne le problème de lecture de l‟évangile. C‟est à travers la lecture de l‟évangile que se révèle la capacité du néopentecôtisme à s‟adapter à tous les milieux sociaux et c‟est d‟ailleurs une raison fréquemment invoquée par les nouveaux convertis au néopentecôtisme. Les lectures effectuées durant les cultes néopentecôtistes, selon mes informateurs, ne suivent pas un calendrier liturgique rigide comme celui de l‟Église catholique. Les lectures et la messe des catholiques ne prennent pas en compte les nécessites spirituelles du fidèle dans un moment précis de sa vie. En revanche, les informateurs comme celui cité ci-dessus me parlaient de l‟importance de la capacité d‟un pasteur à saisir les besoins de ses fidèles jour après jour. Un bon pasteur se distingue dans le choix de lectures appropriées et de sermons adaptés aux difficultés de son assemblée. Dans une église pentecôtiste, outre la lecture et les sermons des pasteurs, chacun prie pour soi, en fonction de ses attentes, de ses désirs et nécessités. Les fidèles des cultes néopentecôtistes sont également attirés par les prières tonitruantes et le charisme du pasteur. Comparée à l‟attitude réflexive et à la prière intérieure des catholiques, la manière de prier pentecôtiste apparaît aux gens plus efficace pour faire face aux nombreuses vicissitudes de la vie quotidienne (Mayrargue 2008). Mon informateur soulignait, en outre, l‟importance de « donner de l‟espoir ». « Si tu es malade, continuait-il, on te dit de passer à l‟église et on va prier pour toi. » L‟église devient un lieu où les fidèles demandent des solutions à leurs problèmes. Au fond, ce qui émerge de ce témoignage, c‟est que l‟élément le plus important n‟est pas tellement que la prophétie ou la prière adressées à Dieu s‟accomplissent mais plutôt qu‟il y ait un endroit (l‟église) et des gens qui puissent donner l‟espoir d‟un avenir meilleur. Dans ce sens, l‟espoir est une force qui permet aux gens de supporter et d‟agir sur leur quotidien. Les jeunes semblent particulièrement sensibles à cette « offre » d‟espoir et de protection divine. Il émerge avec évidence lorsqu‟il s‟agit d‟étudiants de sixième du secondaire qui s‟apprêtent à soutenir les examens d‟État pour l‟obtention du diplôme. Néanmoins mon collaborateur, qui s‟était rapproché de son église au moment où il terminait ses études du cycle secondaire, m‟expliquait ce qui suit : « J‟étais pas habitué à ça. Au début c‟était gênant, pour moi c‟était vraiment du bruit. Chez les 211 catholiques, on prie en ordre, mais là-bas c‟était avec des gros baffles [haut-parleurs], les drums, on chantait et dansait tout le temps. J‟ai pris l‟habitude d‟y aller avant d‟aller à l‟université, pendant les examens d‟État. En tout cas, les étudiants, quand ils préparent leurs examens, aiment beaucoup la prière. Si tu fais des recherches sur ça, tu verras que 95 % des étudiants qui préparent les examens d‟État fréquentent une église. Ils ont peur d‟échouer puisqu‟il y a aussi des réalités de sorcellerie qui travaillent dans ce domaine-là. Ça sert pour bloquer les jeunes. C‟est ce que je faisais aussi : le matin j‟allais à l‟église afin qu‟on prie pour moi avant de passer l‟examen » [Conv Ŕ RDC Ŕ 38]. Les efforts des Églises néopentecôtistes vont également dans le sens d‟un façonnement d‟une nouvelle base communautaire. Il est nécessaire de souligner comment cette dernière s‟articule autour d‟une sociabilité quelque peu contradictoire : d‟un côté façonnant une nouvelle famille (sœur et frère en Christ, « papa pasteur » et « mama intercesseuse ») ; de l‟autre véhiculant une doctrine religieuse fortement axée sur l‟individualisme qui s‟oppose à la famille d‟appartenance. Les adhérents à ces Églises trouvent ainsi la possibilité de construire de nouvelles relations sociales où l‟individu occupe une place centrale. Cela contre la logique communautaire traditionnelle où la communauté prime sur les individualités84. Tout cela semble toutefois concerner les adultes et non pas les enfants, dont l‟individualité n‟est jamais reconnue85. En effet, dans une église néopentecôtiste les fidèles ont l‟habitude de s‟appeler « frères » et « sœurs » en Christ ; le pasteur, ou la figure charismatique de référence dans l‟église, est appelé « papa » ; les intercesseuses ou les évangélistes de l‟Église « mama ». Au cours de mes recherches à Lubumbashi, j‟ai recueilli de nombreux témoignages de personnes qui vivaient dans une nouvelle famille de ce type. C‟est d‟ailleurs ce que 84 85 À noter que le néopentecôtisme joue certainement un double rôle de révélateur et vecteur du processus d‟individualisation. Toutefois, en milieu urbain l‟affaiblissement des structures traditionnelles de l‟ordre social existe depuis longtemps et il a traversé différentes époques jusqu‟à son paroxysme dans les années 1990. Nous avons vu que le travail sur l‟incorporation d‟un nouvelle éthique familiale et sur l‟établissement d‟un nouvel ordre social débuta avec la colonisation, fut remanié dans la période postcoloniale et enfin explosa dans les années 1990. Le paradoxe fondant ces mouvements religieux est souligné par Cédric Mayrargue (2008), qui le résume de cette manière : « un paradoxe à présenter des mouvements fonctionnant souvent sur un mode autoritaire et centralisé, autour de relations hiérarchiques et verticales (notamment entre les hommes et les femmes), rejetant tout comportement dissonant, imposant des normes et des codes moraux stricts, comme étant propices à la construction de sujets plus autonomes » (2008 : 12). 212 m‟expliqua Florence, jeune femme célibataire mère de deux enfants, qui avait décidé, à un moment donné de sa vie, d‟aller vivre chez un pasteur. La raison qu‟elle avançait pour ce déménagement était de ne plus avoir à faire face aux problèmes que le fait de ne pas être mariée posait dans sa famille : « J‟en avais assez de vivre en famille et j‟avais décidé de venir vivre chez le pasteur. Je n‟ai juste pas aimé vivre en famille, j‟ai trouvé mieux de vivre chez le pasteur […] Même si tu es un inconnu, s‟il le veut, il peut te recevoir chez lui ou te dire non. Mais, pour moi, c‟est une personne avec laquelle j‟étais déjà familière depuis bien longtemps. […] Pas étrange, ici, je vis bien avec la paix du cœur, c‟est pareil que chez papa et maman. Il n‟y a pas de problème, je me sens plus à l‟aise qu‟en famille. En famille, il y a des bruits, des problèmes. Tel que je suis là, il me met à l‟aise comme un père doit le faire avec son enfant, et aussi comme une mère doit le faire. Je me sens vraiment plus à l‟aise ici que chez nous. Même si j‟allais vivre chez ma tante, je ne me sentirais pas aussi à l‟aise qu‟ici. » [Conv Ŕ RDC Ŕ 125]. Un témoignage comme celui de Florence nous suggère que les anciennes connotations sociales et culturelles associées au terme famille semblent partiellement remises en question. Elles semblent désormais se façonner autour de nouvelles pratiques individuelles et collectives, une nouvelle moralité et des imaginaires sociaux différents par rapport à ceux des générations précédentes. L‟exemple qui suit nous montre des aspects intéressants de la reformulation des concepts de famille, travail et mariage lorsqu‟un individu fréquente une église néopentecôtiste. Dans l‟extrait du récit de mama Pepe, évangéliste de l‟Église 30 e Communauté pentecôtiste du Congo, émergent des éléments que je vais développer par la suite : « Je suis devenue pentecôtiste quand j‟étais déjà grande, à l‟âge d‟à peu près 27 ans. J‟étais catholique ainsi que toute ma famille. De Kalemie on était venus à Lubumbashi, c‟est ici que j‟ai passé ma jeunesse. C‟est à partir d‟un rêve que j‟ai changé de confession en passant de catholique à pentecôtiste. J‟ai rêvé de Jésus, accompagné par ses douze apôtres. […] Il me conseillait de suivre la parole de Dieu [maneno ya Mungu], d‟arrêter de boire de la bière [acha kunwa pombe], de me marier… C‟est à mon retour à Kalemie, lorsque ma mère avait besoin d‟assistance parce 213 qu‟elle était malade que j‟ai été évangélisée par des missionnaires américains de l‟Église 30e Communauté pentecôtiste. Je me suis rapprochée progressivement de cette Église, j‟assistais à leurs cultes […] c‟est à ce moment que j‟ai trouvé comme une voix intérieure qui pouvait m‟appeler… À Kalemie j‟ai trouvé un mari mais j‟étais son “deuxième bureau” [minakuya sa vile deuxième bureau]. Mais c‟était contre la volonté de Dieu, je ne travaillais plus pour Dieu [mishitumukiye tena Mungu] parce que c‟est comme si je volais l‟homme d‟autrui, c‟est ainsi que j‟avais décidé de me séparer pour être dans la loi de Dieu et maintenant travailler pour lui avec une conscience libre » [Conv Ŕ RDC Ŕ 96]. L‟extrait de mama Pepe nous révèle plusieurs aspects de la reconfiguration de la famille, du mariage et du rôle et de la place acquis par les femmes. Il suffirait de rappeler que jadis une femme, tout comme les enfants, ne pouvait pas choisir sa religion. Elle suivait celle de sa famille et, une fois mariée, celle de son mari. La mobilité de mama Pepe, de Kalemie à Lubumbashi et vice-versa, fut accompagnée par une mobilité religieuse. Née et baptisée catholique, comme toute sa famille, elle avait perdu son cadre de référence morale et symbolique de l‟enseignement catholique. Toutefois, ce qui semble ressortir de l‟extrait de mama Pepe est que, dans les années 1980, la « guerre de rêves » (Augé 1997) entre l‟Église catholique, qui perdait le monopole du champ religieux, et les Églises d‟autres confessions, surtout néopentecôtistes, se traduisait par une mobilité de conversion poussée des fidèles. Enfin, le « travail de Dieu » (kazi ya Mungu) qui s‟opère dans les Églises néopentecôtistes procède à la fois d‟un entrelacement des besoins matériels, par exemple un emprunt d‟argent pour payer une hospitalisation, et de la recontextualisation de ces mêmes besoins dans une nouvelle sphère de socialisation. Cela signifie que des besoins strictement matériels sont déplacés de leur niveau concret à un niveau imaginaire où l‟on retrouve les causes qui l‟ont provoqué et que, en même temps, la solution est placée dans l‟enceinte d‟une nouvelle famille spirituelle (la communauté de fidèles). La maladie qui nécessite l‟hospitalisation, par exemple, est ainsi interprétée comme un esprit impur (mpepo ya ngonjwa, « esprit de maladie ») et la guérison comme la délivrance du corps du fidèle à travers l‟œuvre du Saint-Esprit et à l‟aide des prières des membres de l‟Église. Le travail de socialisation des problèmes qui a lieu dans les Églises est bien 214 expliqué par le témoignage du mari de mama Tiba. Mama Tiba est une intercesseuse connue à Likasi, une ville située à une centaine de kilomètres de Lubumbashi, pour ses pouvoirs de délivrance, particulièrement efficaces chez les enfants. Je rendis visite à mama Tiba au cours d‟un de mes passages à Likasi, après qu‟un fonctionnaire de la DIVAS (Division des affaires sociales) de la ville m‟eut parlé d‟elle. « Nous sommes là pour aider Tiba Isima […] c‟est Dieu qui l‟utilise et lui donne la grâce [kipaji] et beaucoup de gens viennent chez elle et reçoivent la main de Dieu. […] Et il y a aussi les malades [bagonjwa] qui viennent. Dieu a dit : “Venez avec vos fardeaux [miziko yenu], je vous donnerai du repos et si vous avez des difficultés, citez mon nom et vous serez délivrés [ilé ma mipepo mubaya itaenda].” On ne peut quand même pas laisser comme ça quelqu‟un qui vient vous dire : “Je suis malade”. Même un médecin [mungaga], quand un malade va le voir, il ne va pas le rejeter. Il va lui demander : “Qu‟est-ce qui ne va pas ?” La tête lui fait mal et le médecin va chercher comment calmer cette douleur. Mais ici, chez nous, nous ne sommes pas les médecins du corps [atuna mungaga ya mwili], nous, nous avons notre médecin qui est Jésus [shiyé tuko na mungaga wetu Yésu]. Les gens viennent, on les aide, on prie pour eux. Tiba, c‟est Dieu qui l‟utilise et lui seul qui fait des miracles. […] Il y a d‟autres qui viennent avec leurs enfants, leurs petits-fils, mais, juste après les avoir déposés, ils partent pour ne plus revenir. Et maman Tiba, en tant que servante de Dieu, n‟abandonne personne. Quand on hospitalise quelqu‟un, il faut quand même lui apporter à manger ! Il faut faire le suivi [du malade], savoir comment est l‟état de son corps, ça s‟améliore ou ça s‟aggrave, mais eux [les gens], quand ils déposent [leurs malades], c‟est pour partir pour ne plus revenir. Mais la servante de Dieu, elle ne peut pas laisser mourir les gens comme ça » [Conv Ŕ RDC Ŕ 70]. L‟extrait ici proposé montre de quelle manière, face à de telles situations, le pasteur et les membres de l‟Église interviennent pour remplacer un système sanitaire déficient et comment ils deviennent en même temps les substituts de la famille. Le témoignage du mari de mama Tiba mentionne un des problèmes les plus communs à Lubumbashi : la maladie, l‟hospitalisation, l‟argent pour payer les soins de santé. Néanmoins des situations tout à fait similaires, d‟intervention de l‟Église là où la famille n‟arrive plus à soutenir ses membres, apparaissent aussi dans d‟autres domaines à la base de la vie sociale. Je rapporterai, dans le prochain paragraphe, le cas de papa Hubert, au 215 chômage depuis plusieurs années et fidèle d‟une Église pentecôtiste. Le pasteur de l‟Église a assisté papa Hubert, d‟une part, dans la quête d‟un nouvel emploi, et d‟autre part dans la quête de sens afin d‟interpréter son état prolongé de chômeur. À l‟instar de la maladie, le problème du travail est progressivement déplacé d‟un niveau matériel vers un niveau immatériel, de manière à transcender les causes matérielles du « mal » de Hubert (le chômage), qui demeuraient pour lui largement incompréhensibles, et les inscrire dans le cadre imaginaire de la sorcellerie et de la « guérison » en ayant recours à l‟assemblée de Dieu et à la délivrance. 6.2 L'EGLISE DU PASTEUR LEBON La délivrance et la prophétie sont les deux piliers de la doctrine religieuse de beaucoup d‟Églises néopentecôtistes. Sur ces piliers se base aussi l‟église du pasteur Kita Lebon, l‟Église évangélique des Témoins de Christ : « La délivrance, c‟est ça notre base. Dès qu‟on attrape un enfant avec le problème de la sorcellerie…[pause] On va l‟attraper comment ? Dans notre église, il y a le système des prophéties. D‟une manière prophétique on peut découvrir que l‟enfant est sorcier » [Conv Ŕ RDC Ŕ 42]. Au cours de mes visites au pasteur Lebon je fus étonné de voir la fonction que remplissait son église aux environs immédiats du quartier Mampala. Je me souviens que l‟idée d‟église que j‟avais alors à l‟esprit se résumait à un lieu où l‟on allait prier. Dans l‟église du pasteur Lebon, je me rendis compte que, tout en gardant la caractère sacré d‟un lieu de culte, l‟église fonctionnait comme une sorte de « bureau social ». L‟Église évangélique des Témoins de Christ dont Lebon était responsable a été fondée au Kasaï oriental par le pasteur Mutombo Lumwebaka. Lebon vint à Lubumbashi en 2002 comme « missionnaire » pour démarrer l‟église de Mampala. Il était auparavant évangéliste à Mubji Mayi, superviseur de quatre « cellules » de l‟église. À son arrivée à Lubumbashi, ils était sept missionnaires : quatre ont continué vers la Zambie, où ils ont démarré quatre paroisses, et trois ont démarré la mission de Lubumbashi. Au début des 216 activités, me racontait le pasteur, l‟église se réduisait à un simple hangar qui comptait très peu de fidèles. C‟est grâce à son engagement (« la méthode de travail ») que Lebon et ses collègues réussirent à élargir l‟église et augmenter le nombre de fidèles. D‟après les explications du pasteur Lebon, les gens s‟adressaient à lui pour résoudre tout genre de problème. Le pasteur est doué d‟une sagesse qu‟il reçoit directement de Dieu et du Saint-Esprit. Lebon me disait qu‟il lui était arrivé d‟accueillir dans son église jusqu‟à plus de vingt personnes en difficulté, toutes en même temps. Les visions et les prophéties sont fondamentales dans la relation entre les fidèles et les prophètes de l‟église. J‟aimerais proposer deux cas concernant l‟institution de la prophétie dans l‟église du pasteur Lebon. Le cas de papa Hubert et ma propre expérience vis-à-vis de cette pratique. Cette dernière révèle que l‟adhésion d‟un fidèle à une église pentecôtiste repose sur l‟acceptation de la pratique de la prophétie et de la délivrance. Le fait de croire et d‟accepter les prophéties et la délivrance « malgré tout » (même si elles ne se réalisent pas) signifie reconnaître l‟autorité des gérants de l‟église. L‟importance de la prophétie dans l‟église du pasteur Lebon est ainsi expliquée par l‟assistant du pasteur Ado : « La prophétie, c‟est un don spécifique. On reçoit de Dieu le don de la prophétie. Tel que vous êtes là, on peut vous prophétiser, il n‟y a pas de cérémonies à faire. C‟est le Seigneur qui vous révèle votre être caché. […] C‟est le secret que le Seigneur communique à travers la puissance du Saint-Esprit. Par la grâce, sans cérémonies. […] Le prophète entre en contacte avec les révélations du Seigneur de deux manières : soit par « vision expliquée », c‟est-à-dire qu‟il a une vision, il vous voit par exemple mort après un accident ; soit par une voix que vous entendez par votre oreille qui vous transmet ce message-là. » Le pasteur Lebon me raconta son histoire, l‟histoire de la découverte de son don : « Moi, c‟est depuis 1992. J‟ai reçu le baptême du Saint-Esprit en 1999. Je n‟ai pas prophétisé tout de suite. Malgré l‟encadrement de notre pasteur, j‟avais toujours bu. Un jour j‟étais endormi. J‟ai vu en rêve un Blanc arriver avec deux papiers. Il était avec un autre pasteur de notre église, accompagné de sa femme. Le pasteur en question avait un enfant gravement malade. Le Blanc me 217 dit : “Prophétise-le.” Mais je lui dis : “Je n‟ai jamais prophétisé. Comment puis-je le faire ?” Il me répondit : “Ouvre seulement la bouche, avec ta foi tu vas prophétiser.” J‟ai accepté et immédiatement j‟ai commencé à prêcher. Il me dit finalement : “À partir d‟aujourd‟hui, tu commenceras à prophétiser. Peu importe qui on t‟amènera, n‟aie pas peur. C‟est comme ça que j‟ai commencé.” » Le système des visions et des prophéties donnent à la fois du sens à la précarité de la vie quotidienne et en même temps des moyens, aussi éphémères puissent-ils être, pour réagir. Papa Hubert fut parmi les croyants que je rencontrai à l‟église du pasteur Lebon. Papa Hubert mettait toute sa foi dans les prophéties que les prophètes lui révélaient presque hebdomadairement. « À l‟église du pasteur Lebon, on enseigne la vraie Parole de Dieu. » C‟est pour cette raison, m‟expliquait-il, qu‟il ne changeait pas de lieu de culte. « Mais comment faites-vous, je répliquai, pour savoir que celle d‟ici, c‟est la vraie Parole de Dieu ? » La réponse de papa Hubert fut assez claire. L‟efficacité de l‟enseignement biblique doit être associée aux comportements et aux aptitudes des ministres des cultes qui l‟enseignent. Papa Hubert était un homme de 50 ans, né à Lubumbashi, dans la commune de Katuba. Il se définissait lui-même katangais tout en précisant que ses parents venaient du Kasaï oriental. Il résidait auprès de l‟église du pasteur Lebon depuis quelques années. Le pasteur lui permettait de dormir dans une chambrette juste derrière l‟église, dans un petit bloc annexe à son bureau. Ce qui met en évidence, une fois de plus, la fonction d‟assistance et d‟aide que remplit ce type d‟église. « C‟est grâce à mon petit frère, me ditil, que j‟ai trouvé une place ici à l‟église. » Le petit frère était adjoint au pasteur, ce qui a permis à Hubert de résider sans trop des problèmes à l‟église si longtemps. Papa Hubert avait étudié au campus de l‟Université de Lubumbashi. Il était licencié en ingénierie métallurgique. Dans les années 1970, il avait travaillé pendant six ans à la Gécamines. Ensuite il avait démissionné de son poste pour déménager au Kasaï oriental, à Mbuji Mayi. Il fut embauché par la MIBA86 : « Les conditions de travail à la 86 Société minière de Bakwanga (MIBA) est une compagnie minière d‟extraction diamantifère. Elle est localisée aux alentours de Mbuji Mayi, capitale de la province du Kasaï oriental. 218 MIBA étaient meilleures qu‟à la Gécamines », disait-il. Mais, après quelques années, papa Hubert perdit son travail à cause de malentendus avec ses supérieurs : « C‟était une question de jalousie de certains collègues. Ils m‟en voulaient et ils ont organisé un coup pour m‟éloigner de l‟entreprise. » La « jalousie » et le « complot » sont des éléments récurrents dans son récit. Le complot orchestré par des hommes jaloux est un leitmotiv des prophéties néopentecôtistes. Il est, dans la plupart des cas, imputé aux membres de la famille, aux voisins, amis ou collègues du travail, qui « en veulent » à la victime et mettent sur pied un plan de blocage. On verra que les prophètes insèrent cette vision occulte des relations sociales dans une dialectique aux pôles opposés, le « plan de Dieu » et la « mission de Satan ». Dans les deux cas, il s‟agit d‟un combat spirituel qui relève de l‟idéologie du néopentecôtisme. Contrairement à d‟autres pays (Fancello 2008) à Lubumbashi, les pasteurs et les prophètes néopentecôtistes préfèrent au terme « combat spirituel », présent aussi néanmoins, ceux de « kazi » (travail), « mission », « ministère » pour parler tant de l‟œuvre que Dieu (Mungu) a planifiée pour chaque individu que de l‟œuvre que Satan (Shetani) a organisée, à travers les sorciers (buloji), pour lier ou bloquer les plans de ses victimes87. Depuis 1997, « l‟année de l‟entrée de Mzee au Congo », se souvient papa Hubert, il n‟avait plus trouvé de travail. Avec son diplôme d‟ingénieur, c‟était, pour lui, incompréhensible. À l‟église, il priait pour trouver du travail. Les prophètes lui avaient dit qu‟il était bloqué par des frères restés à Mbuji Mayi. Ils le bloquaient en l‟empêchant de trouver un emploi. « C‟est la jalousie, disait-il, puisque je suis l‟aîné. J‟ai eu l‟occasion d‟étudier et j‟ai toujours eu des bons postes. Là-bas [au Kasaï], mes frères ne travaillent pas, c‟est pour ça qu‟ils veulent que j‟échoue également. » La confiance de papa Hubert dans les prophéties était absolue. Je le rencontrai plusieurs fois. Je savais à coup sûr que, en allant à l‟église de Mampala, je le trouverais. D‟habitude il se mettait dans un coin, au fond de l‟église, pour prier à n‟importe quelle heure de la journée, tout seul, assis sur une chaise en plastic bleu. Une bible ouverte sur les genoux. Quand j‟entrais dans l‟église, toujours très sombre même pendant la journée, 87 À remarquer que le même raisonnement ainsi que la même terminologie sont utilisés lorsqu‟il s‟agit d‟enfants. 219 il fermait la bible, il enfilait ses babouches et venait m‟accueillir. Il mâchait toujours de l‟ail, probablement pour cacher son haleine alcoolisée. Papa Hubert avait souvent les yeux rouges, la peau luisante causée par une constante et excessive transpiration. « Les prophètes disent que la situation va bientôt s‟améliorer. Ils me voient sur une très longue échelle. Je suis au sommet. Ils me voient contracter avec des Blancs, pour m‟accorder des investissements. Ils disent que je suis bien placé, je vais trouver un bon poste d‟ici-là. Ils me demandent juste d‟avoir foi en leurs prophéties et en Jésus-Christ. » Quand Hubert me tint ces propos, je réalisai le sens d‟une requête que, peu de temps auparavant, il m‟avait faite. Il insistait pour présenter sa candidature à Tenke Fungurume Mining (TFM)88 par mon entremise. Je lui fis remarquer que j‟étais un doctorant et que je ne connaissais personne à TFM. Il ne sembla pas faire cas de mon observation et me répondit : « Mais le directeur de TFM c‟est un Blanc, c‟est ton frère… ». L‟anecdote de TFM et la prophétie qui voyait papa Hubert au sommet d‟une échelle nous font saisir combien une des qualités fondamentales d‟un prophète est la capacité à manipuler des éléments inattendus qui surviennent, à un moment donné, dans la vie d‟un croyant. Il se trouve que mon arrivée à l‟église croisa l‟itinéraire de papa Hubert. Le croisement de nos itinéraires s‟inséra dans une structure narrative préparée minutieusement, mais en même temps assez flexible, par le prophète. L‟arrivée d‟un Blanc à l‟église (« Ils me voient contracter avec des Blancs ») joua, en toute probabilité, en faveur des prophètes, alimentant l‟allure de véracité de leurs prévisions. Ainsi l‟espoir de papa Hubert de trouver un bon poste ne mourait pas et sa foi s‟en trouvait fortifiée. L‟histoire de papa Hubert me fit comprendre de quelle façon la foi et la confiance d‟un fidèle dans les prophéties peuvent se renouveler constamment, voire se fortifier, bien qu‟elles ne s‟accomplissent point. Les prophéties nécessitent d‟être alimentées par des preuves, aussi infimes puissent-elles être ; l‟habilité d‟un prophète réside dans sa capacité à insérer de façon cohérente les éléments inattendus (l‟arrivée 88 Tenke Fungurume Mining est la plus grande joint-venture d‟extraction minière du Katanga. 220 d‟un Européen à l‟église) dans la structure de base de la prophétie et à les présenter comme des preuves de la véracité de ses propos89. Ce faisant, une faible lueur d‟espoir persiste dans l‟esprit du fidèle qui n‟abandonne pas l‟église. La démarche à l‟église, m‟expliquait papa Hubert, est semblable à celle qu‟emprunte un malade. Le parcours de guérison, afin qu‟il aboutisse, devait suivre des étapes d‟intervention mises en place par les soignants et les règles à respecter par le soigné. Encore une fois, la pratique chrétienne est représentée comme le côté éclairé de la spiritualité humaine par rapport au côté obscur de la sorcellerie et du fétichisme. Les règles à respecter dans le parcours thérapeutique imposé par les prophètes possèdent des analogies inversées par rapport au parcours qui amène à l‟ensorcellement. Dans ce deuxième cas, le pacte/contrat avec le sorcier (ou avec Satan) se configure en termes de don mystique (le salut, la richesse, le pouvoir, l‟intelligence, etc.) que le sorcier accorde à sa victime mais dont il pose, pour l‟octroyer, des conditions afin d‟en récupérer la contrepartie le moment venu. La perversion de ce pacte sorcier réside dans le fait que le sorcier impose des interdits (bijila) à sa victime, qu‟il faut respecter s‟il veut maintenir les dons reçus. La transgression des bijila entraîne la maladie, la pauvreté et la folie. Dans le cas des prophéties, et plus en général de la théologie de la prospérité, la logique est inverse : il s‟agit d‟un investissement que le fidèle accorde à Dieu à travers les offrandes (dîme) et l‟engagement à l‟église, ainsi qu‟à travers son corps (jeûne et prière). Les règles à respecter sont dans ce deuxième cas nécessaires afin que la prière s‟accomplisse. Le parcours de guérison spirituelle, m‟expliquait encore papa Hubert, est élaboré en trois étapes principales. La première étape consiste en l‟individuation du mauvais esprit à la base du blocage de l‟évolution de la personne. La deuxième étape dirige vers la délivrance à travers un nombre variable de cures d‟âme. La délivrance qui s‟ensuit vise à neutraliser le mpepo (mauvais esprit) préalablement détecté. La troisième et dernière 89 À l‟instar d‟autres églises que j‟ai fréquentées, il n‟est pas à exclure que la présence d‟un Blanc à l‟église soit utilisée par les pasteurs pour se faire une bonne publicité et attirer de nouveaux fidèles. Dans l‟église du pasteur Lebon, je n‟eus cependant pas la perception d‟une telle instrumentalisation. En revanche, à la même époque, je fréquentais aussi une autre église (presbytérienne) gérée par un pasteur qui s‟appelait Gustave. Ce dernier, beaucoup moins habile que Lebon dans la gestion de son église, était à la recherche de moyens pour attirer de nouveaux fidèles. Avec lui, j‟eus l‟impression assez nette que ma présence était utilisée afin de « valoriser » ses célébrations aux yeux du quartier. 221 phase est une phase qu‟Hubert définissait « d‟attente ». Lui-même, au moment de nos rencontres, se trouvait dans la dernière phase : il attendait que quelque chose se passe. Il attendait en suivant les règles de prière et de jeûne préconisées par le pasteur90. En ce qui concerne les règles à respecter, Hubert devait consacrer une journée entière par semaine à la prière, en plus, bien évidemment, du programme de prière quotidien. Ensuite il devait jeûner deux ou trois jours par semaine en signe de sacrifice à Dieu. De plus, il était soumis à d‟autres prohibitions mineures pour que la prophétie puisse se réaliser : s‟abstenir de manger le bukari, ne pas boire d‟alcool. En dépit de la dévotion de papa Hubert, les résultats qu‟il attendait ne s‟accomplissaient pas. Quelques mois auparavant, me confiait-il, une opportunité s‟était toutefois présentée : un appel de CHEMAF pour un poste d‟ingénieur. Les prémisses étaient encourageantes : l‟entreprise indienne recherchait une personne correspondant à son profil ; il avait réussi aux premières sélections ; ensuite le colloque de travail se passa assez bien. Ce qui lui avait posé problème, apparemment à un pas de l‟embauche, fut juste la dernière question que les employeurs lui posèrent : « Vous êtes originaire de quelle province, monsieur ? » « Du Kasaï oriental. » « On vous notifiera les résultats, au revoir91. » 6.3 L'INSTITUTION DE LA PROPHETIE Nous avons vu, à travers le cas de papa Hubert, que les visions et les prophéties sont fondamentales dans la relation entre les fidèles et les prophètes de l‟église. En ce qui 90 91 Dans le rapport de l‟OCU (Zambeze et Mutombo 2001), les enquêtes auprès des églises de Lubumbashi explicitent surtout les deux premières phases dont papa Hubert me parlait : le dépistage du mauvais esprit à travers les prophéties par les séances de prière ; et les cures d‟âme en vue de la délivrance du possédé (ibid., 46). Il ne semble pas y avoir de troisième phase, celle d‟attente, qui consiste, une fois le mpepo expulsé, en la concrétisation du plan de Dieu prévu pour le fidèle. Toutefois, dans les interprétations proposées dans ce rapport, on mentionne dans le paragraphe « Comment se rendre compte que le démon est expulsé ? » (ibid.) de ce qui correspondrait à notre troisième phase : « L‟exorciste essaie de suivre spirituellement et de vérifier s‟il y a une transformation dans la vie quotidienne du (de la) possédé(e) » (ibid.). Papa Hubert fait allusion ici au ressentiment que les Katangais nourrissent vis-à-vis des ressortissants des provinces du Kasaï. Ces derniers sont accusés de voler le travail aux locaux. En 1992-1993, les Katangais d‟origine kasaïenne furent obligés d‟abandonner leur poste de travail et de quitter la province du Katanga. Plusieurs informateurs m‟ont dit qu‟encore aujourd‟hui les entreprises d‟extraction minière de la place évitent d‟embaucher des originaires kasaïens et préfèrent employer des Katangais. 222 concerne mon approche à l‟église du pasteur Lebon, j‟eus l‟impression que, après quelques mois de ma présence, il s‟était instauré un bon rapport en dépit de la réticence initiale, ce qui ne fut certainement pas étranger au fait d‟avoir accepté de me soumettre moi-même aux prophéties de ses jeunes prophètes. Je me souviens que, quelques jours après avoir été prophétisé, je refusai « le transport92 » pour rentrer à la maison et le pasteur Lebon me dit : « Accepte, désormais tu fais partie de notre église. » Je n‟exclus pas d‟avoir quelque peu surestimé ce geste et cette phrase, mais, sur le moment, j‟eus l‟impression d‟être moins étranger à l‟église qu‟au début. J‟imputai ce rapprochement au fait d‟avoir accepté la prophétie. Je fus prophétisé deux fois, par deux jeunes prophètes différents : Sylvain (26 ans) et Marcel (23 ans). Je propose ci-dessous des extraits d‟une de ces prophéties. À travers ces extraits, il me semble possible d‟appréhender la fonction de « rite d‟initiation » de la prophétie dans le double sens d‟« acceptation de Jésus/Dieu dans la vie » ainsi que d‟adhésion au répertoire de symboles et de pratiques partagé par les fidèles et appartenant à l‟église du pasteur Lebon. L‟adhésion à ce répertoire constitue une sorte d‟arrière-fond nécessaire au bon fonctionnement des prophéties et, par conséquent, à la légitimation de la politique de la délivrance. Les prophètes de l‟église du pasteur Lebon étaient très jeunes. À l‟église on me répétait constamment que la prophétie est un « don de Dieu ». Cependant, en observant ces jeunes, je remarquai que leur position, au sein de l‟église, correspondait à peu près à celle d‟« apprentis ». Le rôle de prophète, en dépit de la vocation divine dont on me parlait, revêtait à mes yeux une sorte de formation à la doctrine religieuse et à la gestion de l‟église et de ses fidèles. En effet, les jeunes prophètes s‟occupaient d‟une grande partie du travail pastoral et organisationnel de l‟église, bien que sous la supervision du pasteur Lebon. Ils organisaient les prières d‟intercession (avant le culte), le culte dans tous ces aspects (musique, danses, sermons), ils pratiquaient de longs jeûnes et chantaient de longues pour avoir accès aux visions et aux prophéties et, enfin, ils les révélaient aux fidèles. Au cours d‟une semaine, à tour de rôle, ils dirigeaient les chants, récitaient les lectures 92 « Le transport » ou « payer le transport » (ku patia transport) à Lubumbashi signifie donner quelques francs congolais pour permettre à la personne de se payer le prix d‟un taxi-bus (250 FC) ou d‟un taxi en commun (500 FC) pour regagner la maison. 223 bibliques et prêchaient les cultes hebdomadaires. L‟habilité dans la prédication est fondamentale pour la performance d‟un pasteur. Le style de prédication est « la marque » qui distingue un bon pasteur, certains disaient « pasteur de succès », d‟un médiocre. Les jeunes prophètes « s‟entraînent » à la conduite d‟un culte et à la maîtrise de la « Parole de Dieu » dans leurs sermons. Je remarquai que certains jeunes étaient plus doués et plus charismatiques que d‟autres. Ils avaient « le don » d‟enflammer l‟assemblée, de maintenir le culte dans un rythme serré et excitant. L‟habilité d‟un « homme de Dieu », m‟expliqua-t-on à l‟église, réside dans la capacité « d‟ouvrir l‟esprit des gens », c‟est-àdire de créer un état d‟excitation ou de stimulation des fidèles à travers une interprétation originale et provocatrice de la lecture des versets bibliques. La performance corporelle, qui doit engager l‟assemblée présente, est également très importante. Des deux jeunes qui me prophétisèrent, Sylvain était le « talent prometteur » de l‟Église évangélique des Témoins de Christ. Il avait 26 ans et, depuis l‟âge de 18 ans, il avait découvert posséder un don, ainsi qu‟il le racontait : « Moi, je ne savais pas que j‟avais ce don en moi quand j‟étais enfant. Vers l‟âge de 17-18 ans, j‟ai été baptisé. C‟est après le baptême qu‟une nuit, en dormant, j‟ai vu quelqu‟un en rêve. Il me parla en disant que j‟étais devenu un serviteur de Dieu. Les jours suivants, j‟ai commencé à fréquenter l‟église du pasteur Lebon avec un groupe de papas intercesseurs. Ce sont eux qui m‟ont appris à prier. Au fur et à mesure que j‟apprenais à prier, le don [de prophétiser] s‟est manifesté » [Conv Ŕ RDC Ŕ 47]. Sylvain était chargé du « département spirituel » et plus précisément de mener les cures d‟âme précédant les cultes de délivrance. « Il accueille les enfants, il prie pour eux et puis il organise leur délivrance par la repentance », me dit le pasteur Lebon. En l‟absence du pasteur, Sylvain était chargé de diriger les cultes du samedi soir. J‟étais à chaque fois étonné par le charisme de ce jeune homme. Malgré son jeune âge, il était sûr de lui-même et de ce qu‟il disait. La voix toujours forte et vibrante ne trahissait aucune incertitude. Le deuxième jeune prophète qui me prophétisa le 27 juillet 2010 était, par contre, un nouvel arrivé à l‟église de Mampala. Il était originaire de Kasumbalesa alors 224 que le Pasteur Lebon et Sylvain étaient du Kasaï. « J‟ai le don de prophétiser depuis l‟âge de 16 ans », me dit-il. Marcel me prophétisa pour premier puisque, m‟expliqua le Pasteur Lebon, il ne m‟avait jamais vu auparavant. Papa Hubert, en mâchant son petit morceau d‟ail, se proposa pour la traduction du tshiluba au français. La prophétie du jeune commença par la bénédiction du pasteur Lebon, vêtu comme toujours d‟une veste élégante. Le pasteur posa ses mains sur nos têtes (de papa Hubert, du jeune prophète et de moi) en récitant, d‟une voix solennelle, une invocation divine en tshiluba. « Amen ! Amen! », conclut-il avant de nous laisser seuls avec le prophète. « Jésus ! Alléluia », commença le jeune prophète dans un rythme animé, en s‟agitant sur sa chaise. En arrière-fond, les tam-tams de la chorale entamèrent des chants. Le jeune prophète commença à me relater ce qu‟il avait vu quelques heures avant mon arrivée à Mampala : « L‟esprit de Dieu [Nzambi] m‟a révélé ce qu‟on est en train de comploter contre toi. Les jours prochains, ça sera la maladie de l‟estomac qui, de temps à autre, se présentera sous forme de douleurs au bas-ventre. [Il se leva et il augmenta le ton de la voix.] Mais il faut tenir bon pour qu‟ils ne puissent pas t‟avoir. [Il s‟assit et continua sur un ton normal.] Si tu as des doutes, tu atteindras un tel degré de la maladie que tu devras te soumettre à une opération chirurgicale. [Il augmenta le rythme de son discours, qui devint plus frénétique.] C‟est Dieu qui t‟a fait venir ici, pour te protéger, pour te prévenir contre ces dangers. C‟est lui-même qui a mis ce ministère [tâche, travail, mission] en toi. Il faut que tu sois guéri avant qu‟il ne soit pas trop tard. Accepte que Dieu soit avec nous ! C‟est celui qui méprise de connaître la Parole de Dieu […] Le Diable a comploté : parmi tes amis, les gens avec qui tu manges, Dieu m‟a prédit qu‟à partir de ce que vous mangez ensemble, tu attraperas cette maladie et qu‟elle va s‟aggraver jusqu‟à un certain niveau. C‟est ce que le Diable a prévu pour toi. Il faut que tu prennes des précautions vis-à-vis des amis avec lesquels tu manges. Il te faut tenir dur maintenant, attache toute l‟importance à toimême pour qu‟ils ne puissent pas te capter. Parce qu‟ils ont prévu ça pour te déranger afin que tu ne puisses pas concrétiser le ministère que Dieu a mis en toi. Mets toute ta confiance en Dieu pour décrocher ce que tu cherches ! [longue pause] Alléluia Alléluia Alléluia…. » [Conv Ŕ RDC Ŕ 55]. 225 « Ils se sacrifient pour Dieu », me dit Hubert à la fin de la prophétie. « Ils peuvent même jeûner pendant deux jours. Ils consacrent toute leur vie à la prière. » L‟extrait que j‟ai proposé ci-dessus est un exemple assez commun de prophétie que tout fidèle peut recevoir. La prophétie comporte des éléments spécifiques à la vie du fidèle mais la structure narrative globale reste la même : le discours démoniaque/sorcellaire est typique des églises néopentecôtistes. Il est peut-être utile de souligner quelques-uns des éléments de ce discours. A priori, le prophète ne me connaissait pas et ne savait rien sur mon compte. En revanche, un adhérent de l‟église, au fil du temps, a maintes occasions de converser et de « s‟ouvrir » aux prophètes. Il est donc possible pour le prophète de connaître progressivement la vie du fidèle et de mieux adapter ainsi le contenu de la prophétie. À mon avis, à partir de cet extrait, on peut dégager au moins quatre éléments qui reviennent plus ou moins régulièrement et qui fondent la structure narrative de la prophétie. 1. Le complot. À l‟instar du récit de papa Hubert, le complot est un élément à la base des prophéties et occupe une place importante dans l‟idéologie de la délivrance (= une personne externe à la base des problèmes). Le complot est un dessin secret fomenté par Satan ou par plusieurs personnes (les sorciers) dans l‟intention de nuire. L‟individualité de la personne est portée en avant et détachée de la communauté/société. Cela est implicite dans l‟idée de « plan individuel » que Dieu envisage pour chaque individu : par un jeu de renversement, le complot satanique/sorcellaire intervient pour empêcher ce plan en opposant l‟individualité du projet de Dieu et la jalousie collective des sorciers (parents, frères, amis, collègues, etc.). 2. La maladie ou l’opération chirurgicale. Il n‟est pas rare que la manifestation de l‟agir de Satan se concrétise dans l‟apparition d‟une maladie. Toutefois la maladie n‟est pas le seul symptôme satanique/sorcellaire avancé par les prophéties : le diagnostic prophétique dépend en large partie des problèmes que le fidèle pose aux prophètes. Dans le cas de papa Hubert, par exemple, il s‟agissait d‟un problème de travail. 3. Le doute. Le mécanisme du doute fonctionne ici doublement. D‟un côté le chrétien ne doit pas douter de la puissance de Dieu s‟il veut se protéger contre les complots de Satan et des sorciers. De l‟autre, les prophètes sèment le doute dans l‟esprit du fidèle vis-à-vis 226 des membres de sa famille, de ses amis, de ses voisins. La prophétie fait naître un doute sur la moralité des actions des proches, qui mène facilement à l‟émergence d‟un soupçon ou d‟une accusation de sorcellerie. 4. Le partage de la nourriture. Le partage de la nourriture est le moyen par excellence de diffusion de la sorcellerie. Il est capital de remarquer que ceci est dû en toute probabilité au fait qu‟on ne mange qu‟avec les proches et les membres de sa famille. 6.4 LA CURE D'AME DE MAJAMBO La première fois que je rencontrai Majambo, jeune fille de 14 ans, elle avait déjà passé sa première séance de délivrance. La jeune fille, me dirent les prophètes de l‟église, était allée à l‟église parce qu‟elle se sentait coupable vis-à-vis de la mère d‟une jeune amie à elle à laquelle, selon ce qui avait surgi de la cure d‟âme, elle avait transmis la sorcellerie. Le problème, m‟expliqua le jeune prophète Sylvain, résidait dans le fait que Majambo n‟avait pas tout confessé aux mitumishi (serviteurs de Dieu) de l‟église. C‟est pourquoi elle continuait à recevoir « des coups de téléphone93 » provenant de « l‟autre côté », de la part des compagnons sorciers qui la menaçaient : « Si tu parles, t‟es morte, ce sera de la haute trahison. » « Elle est retombée dans la sorcellerie une deuxième fois, me dit le pasteur Ado, adjoint de Lebon, elle a oublié de confesser deux péchés. » L‟histoire de Majambo remontait à deux mois avant mon arrivée à l‟église. Le père de la jeune était « trafiquant » (commerçant) entre Kasenga et Lubumbashi tandis que la mère se débrouillait au marché en vendant des légumes. Ils avouèrent avoir remarqué, depuis un certain temps, un « ça ne va pas » dans les comportements de leur enfant. La fille, selon les parents, était devenue étrangement « têtue ». Elle ne respectait plus les parents. Dans ces conditions, elle fut accusée par les parents d‟être à la base de leurs fréquentes disputes. La grande sœur, Da Mishue, avait commencé à la détester, allant jusqu‟à l‟insulter publiquement de ndumba (prostituée). À l‟ombre de cette haine, 93 À l‟instar du téléphone, d‟autres moyens de communication modernes sont utilisés dans l‟imaginaire de la sorcellerie pour mettre en relation le monde des hommes et celui des sorciers. Le téléphone et l‟antenne sont des emprunts au monde réel de la modernité qui représente de manière assez efficace les craintes des personnages conservateurs, comme le sont les pasteurs pentecôtistes, de l‟ouverture de la société congolaise vers une modernité perçue comme dangereuse. 227 semblaient me dire les pasteurs, se cachait un possible abus sexuel du mari sur la jeune sœur. Les parents de Majambo, m‟expliqua le pasteur Ado, décidèrent de consulter les prophètes de l‟église pour comprendre la cause, selon eux « spirituelle », des comportements bizarres de leur enfant. Néanmoins, je découvris, quelque temps après, en parlant avec le pasteur Lebon, que la première approche de l‟église n‟avait pas eu lieu à l‟initiative des parents. En réalité, le père de Majambo avait commencé à fréquenter l‟église de Mampala bien avant que les problèmes avec Majambo se manifestent, à cause des disputes avec sa femme devenues insupportables. La révélation que Majambo était sorcière eut lieu lors des prophéties reçues par le père en pleine crise de mariage. Les prophéties avaient convaincu le père d‟amener sa femme et ses enfants à l‟église pour les soumettre aux prophéties et ainsi « tester » qui, parmi eux, était impliqué dans la sorcellerie. Le père de Majambo amena ainsi l‟affaire privée, entre lui et sa femme, dans l‟arène publique de l‟église. En fin de compte, la fonction communautaire offerte par ces espaces religieux réside aussi dans la possibilité de soumettre des problèmes familiaux à un « expert » et à son assemblée de fidèles. Ce type de dynamique ne diffère pas tellement de ce qui se passe en contexte rural ou semi-rural parmi les familles catholiques soudées par la religion. C‟est ce que j‟ai pu observer à Kansungami où un groupe d‟environ dix familles continuaient à suivre le modèle de vie et de mariage qui leur avait été enseigné par le curé de la paroisse, le père italien Piero Gavioli. Dans ce système, un membre de la paroisse plus ancien devient le modèle pour les couples plus jeunes; le parrainage de mariage joue un rôle fondamental dans la résolution des conflits intrafamiliaux. Les problèmes concernant les conjoints ne sont pas affichés devant tout le quartier ni devant la communauté ecclésiale. Ils restent dans l‟enceinte de la famille et seul le parrain intervient pour écouter les problèmes de la famille et leur donner des conseils. C‟est à partir des prophéties révélées à l‟église que le père de Majambo commença à soupçonner la présence d‟un enfant sorcier dans son foyer. À l‟origine de l‟orientation des prophéties vers l‟intérieur du foyer se trouvait le chômage prolongé de 228 l‟homme. La première hypothèse, par la suite confirmée par les pasteurs, était que des « antennes » (les enfants) bloquaient la recherche de travail du père. « Il fallait vérifier », me dit le pasteur Lebon. Bientôt le père de Majambo se retrouva dans une impasse : d‟un côté les prophètes le mettaient en garde vis-à-vis de ses enfants ; de l‟autre aucun de ses enfants n‟avouait être sorcier et sa femme se déclarait innocente des accusations dont elle était l‟objet à l‟église. « Parce que, m‟expliquait Lebon, le père était entre les deux : il pouvait penser que les prophètes lui avaient menti. Alors que c‟était à la maison qu‟ils mentaient, parce que sa femme aussi était soupçonnée d‟être sorcière… » L‟opposition entre le foyer de Majambo et l‟église du pasteur Lebon se joua pendant longtemps sur la confrontation des deux vérités. Pour éviter le divorce, la mère de Majambo décida d‟amener tous les enfants à l‟église afin que les prophètes puissent détecter avec exactitude qui était l‟enfant sorcier. Majambo fut l‟enfant qui, sollicitée par les prophètes qui étaient informés des tensions de la famille, avoua être sorcière : « Je suis sorcière, les prophètes n‟ont pas menti. » La confession de Majambo leva toute l‟ambiguïté de l‟impasse dans laquelle se trouvait son père : « Son père était vraiment très joyeux, se souvenait Lebon, directement il était venu me voir. » La confession de Majambo devint aussi une preuve incontestable et, de fait, scella la victoire des prophètes dans la confrontation avec la famille. Cela ouvrit le chemin de la guérison spirituelle. Le chargé de la cure d‟âme ainsi que de tout l‟itinéraire de Majambo était le jeune prophète Sylvain : « C‟est la deuxième fois qu‟elle se soumet à la cure âme, me prévint-il en se tournant vers moi. Elle a confessé à moitié, c‟est pour cette raison que la délivrance n‟était pas tout à fait accomplie. Il fallait qu‟elle rentre pour achever définitivement sa repentance. » « L‟entretien spirituel » entre l‟enfant et le prophète excluait normalement toute autre présence. Le pasteur Lebon m‟accorda toutefois la permission d‟y assister, en étant présent lui aussi. Première cure d’âme de Majambo. 16 juillet 2010, 11 heures du matin. Église évangélique des Témoins de Christ, quartier Mampala. « Mon nom, c‟est Majambo, mais dans l‟autre monde je m‟appelle Shereketu, ce qui veut dire 229 cercueil [sanduku]. Moi, mon travail [kazi] dans l‟autre monde, c‟est de souffler le feu [ku pepea moto]. Quand mes parents se disputent à la maison, c‟est nous qui faisons cela dans l‟autre monde pour qu‟ils se séparent et que chacun aille vivre de son côté. Moi, celui qui m‟a donné la sorcellerie, c‟est notre voisin. Son nom, c‟est Wayiso. Il m‟avait donné des arachides [kalanga] qui se sont changées en viande [nyama] dans ma bouche. La nuit, il est venu me prendre. La première fois je criais, j‟ai crié le plus fort possible que quelqu‟un était en train de venir me prendre. Personne m‟a répondu. Depuis lors je n‟ai plus crié. Quand j‟ai arrêté de crier, nous avons commencé à partir pour ensorceler [tunanza kwenda nayé mu buloji]. Après un certain temps, Wayiso me dit de sacrifier mon père [aséma léta papa wako]. J‟ai cherché mon père mais je ne l‟ai pas trouvé. Le voisin me dit alors que comme je l‟avais pas trouvé, on lui envoyait la maladie du ventre. Que le ventre commence à lui faire toujours mal ! Il me demanda par la suite ma mère [aséma léta maman wako]. J‟ai cherché ma mère mais je ne l‟ai pas trouvée non plus, comme ça on lui a envoyé la maladie de la tête. » L‟extrait de la cure d‟âme présenté ci-dessus se réfère au deuxième parcours de guérison spirituelle de Majambo. Comme je le soulignais plus haut dans ce paragraphe, Majambo avait été délivrée une première fois une semaine plus tôt, après environ deux mois de travail de cure d‟âme des prophètes. Durant les cures d‟âme, l‟enfant et le prophète entament une négociation qui aboutit à un récit-confession partagé par tous les deux. L‟enfant, d‟habitude, a très peu de pouvoir dans la construction du récit-confession, en grande partie piloté par le prophète. Le résultat final de cette négociation est un aveu cohérent à offrir à l‟assemblée de fidèles durant le culte de délivrance et, les semaines suivantes, comme témoignage de sa délivrance. La petite salle qui nous accueillait, peu illuminée, avait sur ses murs des affichettes comme on peut en trouver dans toute maison lushoise : d‟un côté l‟image moderne de la ville de Dubaï avec ses buildings imposants ; de l‟autre une reproduction de La Cène de Léonard de Vinci. Les deux affichettes me faisaient penser à la force des imaginaires qui en quelque sorte s‟affrontaient dans la petite salle. Le symbole de la modernité, Dubaï, imaginée comme l‟œuvre de Dieu sur terre ; La Cène de Léonard où la figure de Judas se détache comme le grand traître. La confrontation renvoyait encore une 230 fois à la distinction manichéenne entre Bien et Mal, entre Dieu et Satan, entre pasteur et sorcier. Dubaï/la modernité et la La Cène de Léonard sont les symboles de la tension entre la délivrance, se libérer du traître (du sorcier), et la théologie de la prospérité, être béni par Dieu pour avoir accès à la prospérité et à la modernité. L‟image de Dubaï et de Judas au-dessus de lui, Sylvain se retroussa les manches de la chemise et suivit attentivement le récit de Majambo. De temps à autre, il l‟interrompait pour lui poser des questions. « Pourquoi as-tu échoué d‟avoir pour tes parents ? » « La prière. » [maombi] « Ils priaient beaucoup, c‟est pourquoi tu as échoué… et comment ça se fait que tu as échoué de les tuer mais que la maladie les a touchés ? » « Nous leur avons jeté la maladie quand ils ne priaient pas. Maintenant depuis que nous avons lancé la maladie de la tête à ma mère, elle a [re]commencé à prier. Le voisin m‟a quand même dit que comme j‟avais échoué pour tous les deux [les parents], que je leur donne ma grande sœur [aséma vilé unébashinda boté ba deux leta sasa dada wako]. J‟ai cherché ma sœur, elle non plus je ne l‟ai pas trouvée. Comme j‟avais encore échoué, ils lui ont jeté la maladie de l‟appendicite. Maintenant, comme j‟avais échoué pour tous, il me dit de donner l‟argent de mon père [makuta ya papa wako]. Mon père m‟avait donné cent francs pour le cahier de l‟école que je leur ai donnés. Ils [les sorciers] me demandèrent aussi l‟argent de ma mère. J‟ai alors volé deux cents francs. » Dans ce passage, on peut remarquer que Majambo reprend les infortunes dont sa famille a été victime les derniers temps. Elle établit une connexion directe entre ces infortunes et ses actions sorcières. Dans le premier extrait, elle avait donné plus d‟emphase au divorce causé par les fréquentes disputes de ses parents. Dans le deuxième, Majambo revenait plutôt sur d‟autres malheurs fréquents, tels que la maladie et la perte d‟argent. Remarquons que le pasteur souligne la fonction de la prière qui aurait sauvé les parents d‟une mort certaine si Majambo les avait « trouvés » à partir du monde de la sorcellerie. Dans un autre passage, Majambo touchait un autre aspect du conflit interne à la maison : 231 « Vous allez ensorceler où ? » [mu nendaka ku lokeya wapi ?] « Des fois dans notre parcelle, d‟autres jours dans la parcelle de Da Mishue. » « Tu as quel grade dans l‟autre monde, tu es chef ? » [uko na grade kani mu buloji ?uko chefu ?] « Ils m‟ont juste rendu têtue, je ne suis pas chef. » « Tu as un mari dans l‟autre monde ? » [uko na bwana mu buloji ?] « Non, on ne m‟en a pas encore donné un. » « Pourquoi ? » « Si tu n‟as pas encore sacrifié quelqu‟un [ku peleka muntu], comment veux-tu qu‟on te donne un mari ?! Pour manger la viande de là-bas, il faut d‟abord avoir sacrifié quelqu‟un… » « Donc il faut d‟abord sacrifier quelqu‟un…[…] mais tu as déjà sacrifié quelque chose, l‟argent ! Est-ce que tes parents touchent encore l‟argent comme avant ? » « Non mais… c‟est seulement si tu sacrifies une personne de ta même viande [ni paka unapeleka muntu nyama wako] qu‟alors toi aussi tu vas manger. L‟argent, c‟est juste pour que même s‟ils travaillent, ils ne trouvent rien pour se payer les choses. » « Explique-moi d‟abord comment se fait-il qu‟à peine avoir prié pour toi, tu rentres encore dans la sorcellerie ? Quelles sont les deux choses que tu as oublié de dire devant tout le monde ? » « C‟est que quand mes parents se disputent à la maison, c‟est nous qui faisons cela dans l‟autre monde pour qu‟ils se séparent […] » « Le deuxième problème ? » « Le deuxième, c‟est que je voulais donner la sorcellerie à un enfant de chez moi. » « Ce sont les deux problèmes que tu as oublié de confesser et qui t‟ont fait retomber dans la sorcellerie ? « Hum !! Hum ! » [oui] Les tensions avec la grande sœur, et le mari de cette dernière, sont renfermées dans la réponse : « D‟autres jours [on allait ensorceler] dans la parcelle de Da Mishue. » En outre, selon les interprétations des prophètes, le fait que Majambo n‟était pas encore mariée relevait du degré d‟implication de l‟enfant dans les faits dont elle était accusée. Dans l‟imaginaire sorcellaire, en effet, la hiérarchie du « règne des ténèbres » est organisée selon le nombre de personnes sacrifiées. Sacrifier des humains présuppose d‟avoir participé au banquet anthropophage du groupe de sorciers auquel on appartient. 232 La prise de responsabilité sur soi-même du sacrifice d‟une vie humaine confère, dans l‟autre monde de la sorcellerie, le droit de se marier à autant de femmes ou d‟hommes que de personnes sacrifiées. Au niveau des cures d‟âme, la négociation entre accusé et prophète sur le mariage dans la sorcellerie varie en fonction de la volonté de l‟accusé de confesser ses péchés. Il m‟est arrivé plusieurs fois d‟entendre des récits d‟enfants ayant plusieurs femmes, ainsi qu‟une progéniture nombreuse, signe de leur profonde implication dans la sorcellerie. D‟une manière générale, selon l‟idéologie néopentecôtiste, le pacte d‟un sorcier avec Satan devient difficile à briser quand le premier a sacrifié un proche de la famille et qu‟il a mangé de sa viande. Ce genre d‟accusation était, dans la plupart de cas auxquels j‟ai été confronté, imputé aux enfants qui refusaient d‟avouer leur culpabilité. Dans le cas spécifique de Majambo, le pasteur Lebon m‟avait confié, dès le début, que Majambo avait été délivrée sans trop de problème du fait de sa volonté de se sortir de « ces histoires » [la sorcellerie] : « Elle, elle a la chance d‟être totalement délivrée parce qu‟elle a la volonté. Une repentance devient définitive à partir du moment où il y a la sincérité dans ses propos. Comme c‟est de luimême que l‟enfant a parlé [a avoué], c‟est déjà une volonté. Il n‟y a pas beaucoup de cérémonies à faire. Il y a d‟autres personnes, vous pouvez foncer [travailler] pendant plusieurs mois, sans même exercer des contraintes corporelles, à travers la prière et… finalement vous interpellez l‟individu… et il va encore nier. Avec un homme comme ça, qu‟on force, qui a un pied sur le frein, il faut beaucoup de travail. » Le récit de la sorcellerie semble donc prendre forme, cas par cas, en suivant les résistances à la confession qu‟un prophète rencontre durant la cure d‟âme. Plus l‟accusé est « têtu » (« Ils m‟ont juste rendu têtue, je ne suis pas chef »), c‟est-à-dire réticent à accepter passivement les accusations qui lui sont adressées, et plus grande sera l‟implication que les prophètes lui attribueront dans la sorcellerie. En conclusion de la cure d‟âme de Majambo, l‟extrait qui suit met en évidence son attitude soumise et passive vis-à-vis du prophète. Cette attitude, en toute probabilité, 233 l‟avait épargnée des traitements plus durs auxquels les prophètes recourent dans d‟autres circonstances. Deuxième partie de la cure d’âme de Majambo. 16 juillet 2010, 14 heures de l’après-midi. Église évangélique des Témoins de Christ, quartier Mampala. « Bon, c‟est la deuxième fois que tu quittes la maison pour venir ici, qu‟est-ce que tu penses ? Tu as quelles intentions ? » [uko na mawazo kani ?] « Je veux en finir avec tous ces problèmes. » « Que tous tes problèmes soient terminés. Tu vas confesser tous tes péchés [nzambi] devant les serviteurs de Dieu [batumishi ya Mungu] pour que tes problèmes soient finis ? « Hum hum ! » [oui] « Tu ne vas plus rien oublier…[…] ça fait combien de temps [que tu es là] »? « J‟ai fait une semaine. » « Ouvre seulement ton cœur [fungula tu moyo yako], que l‟on prie pour toi. » [Conv Ŕ RDC Ŕ 47]. 6.5 ECHEC DE LA DELIVRANCE : UN MESSAGE DIVIN INATTENDU Le samedi suivant les cures d‟âme reportées ci-dessus je pris, vers 17 heures, un taxi-bus dans le centre-ville de Lubumbashi pour aller assister à la délivrance de Majambo prévue pour la soirée. J‟avais demandé à mon ami Julien de m‟accompagner. J‟étais arrivé à l‟église bien avant l‟heure prévue afin d‟assister aux préparatifs de la cérémonie de délivrance, et pour poser quelques questions aux prophètes concernant les dernières évolutions des cures d‟âme de Majambo. Arrivé à Manpala, je fus étonné, comme toujours d‟ailleurs, par le dynamisme de la vie sociale qui entourait l‟église du pasteur Lebon. L‟église est un lieu qui est en effervescence toute la journée et où un certain nombre de gens vivent comme si c‟était une maison, même si ce n‟est que provisoire. À l‟intérieur de l‟église, j‟aperçus des sacs contenant des affaires personnelles, d‟autres remplis d‟habits, et puis des matelas entassés contre les murs, signes évidents d‟un espace occupé par plusieurs personnes. À l‟extérieur, à côté d‟une porte latérale, deux casseroles bouillonnaient, prêtes pour la préparation du Bukari. Des 234 vêtements pendaient des fils tirés d‟un mur de l‟église au mur de la parcelle. Comme d‟habitude, un membre de l‟église amena une chaise sur laquelle je m‟assis. « Ici la presque totalité des croyants viennent du Kasaï », m‟avait dit un jour le pasteur Lebon. « Les Katangais n‟aiment pas prier. Nous, on ne demande qu‟à respecter la femme d‟autrui et à ne pas boire. Pour les Katangais, ça, c‟est difficile à respecter ». Dans la cour, les chanteurs de la chorale entonnaient des chants et des louanges préparatoires, rythmés et accompagnés par les battements de mains. D‟un autre côté de la cour, tout près d‟où j‟étais assis, je pouvait carrément voir et entendre, à travers une porte semi-ouverte, les prières d‟intercession du groupe d‟intercesseurs. Ils étaient conduits par le prophète Sylvain. Le but des prières d‟intercession est la descente du Saint-Esprit sur le prophète ou la recherche d‟une vision, d‟un message prophétique qui lui communique si l‟enfant destiné à la délivrance « est propre », c‟est-à-dire s‟il a tout confessé et donc s‟il peut être délivré. Les prières d‟intercession étaient tonitruantes, bruyantes et suivaient un rythme mécanique et trépidant. Je les percevais comme une cacophonie étrangement harmonieuse, une série de dissonances et superpositions sonores qui semblaient se nourrir de la force l‟une de l‟autre. La prière d‟intercession, afin que le Saint-Esprit puisse descendre sur le prophète, doit trouver la concentration collective de tous les présents. Finalement, à la tombée de la nuit, le pasteur, après concertation avec Sylvain, vint me dire que la délivrance n‟avait pas lieu. Le prophète, au cours des prières d‟intercession, avait reçu le message que Majambo avait été « corrompue » une fois de plus. Le problème, m‟expliqua Lebon, était qu‟il avait enfreint un interdit. Le prophète avait interdit à la mère de Majambo de s‟approcher de sa fille. Cependant, elle avait désobéi aux ordres du prophète en lui offrant du bukari. Majambo était soumise à un régime très strict de jeûne qui, comme j‟ai déjà souligné, visait à affaiblir les mauvais esprits censés la hanter. N‟importe quelle source d‟alimentation, selon l‟explication du pasteur, ne faisait que renforcer le mpepo qui demeurait en elle. 235 6.6 LA DELIVRANCE DE MAJAMBO La délivrance de Majamo eut lieu, enfin, le samedi suivant l‟échec auquel j‟avais assisté. Le jour de la délivrance, l‟environnement à l‟église n‟était guère différent des autres jours : la chorale dans la cour qui chantait ; les intercesseurs qui n‟avaient encore terminé la prière d‟intercession, les enfants qui couraient dans la parcelle. Le pasteur Lebon était à l‟intérieur de l‟église. Il était habillé d‟une veste élégante, « vraiment comme un grand révérend » pensai-je, avec une chemise beige et une cravate bleue à raies noires. Il me fit signe d‟entrer. Il passa la main sur la chaise avec un petit mouchoir et il m‟invita à m‟assoir. « L‟enfant a tout avoué, me dit-il je pense qu‟aujourd‟hui la délivrance va pouvoir avoir lieu. » Pendant une semaine, Majambo avait passé d‟autres cures d‟âme, « jusqu‟à quatre par jour », m‟avait dit Sylvain. Elle avait respecté un jeûne rigoureux pendant les sept jours. « Un jeûne “à sec”, sans boire et sans manger », précisa le pasteur : « Seul son père pouvait la voir. Nous l‟avons ainsi préparée pour la délivrance. Dès qu‟elle jeûne, c‟est le démon même, c‟est le mauvais esprit-là qui s‟affaiblit. Dès que cet esprit-là trouve même une goutte d‟eau, il reprend de la force. Vous affaiblissez l‟esprit qui est à l‟intérieur de la personne. » La délivrance de Majambo se passa à la fin du culte de samedi, qui se déroula selon la formule habituelle. Néanmoins des passages significatifs marquèrent la célébration. Les trois passages les plus importants furent les lectures bibliques choisies pour le jour ; la confession de l‟ensorcelé ; l‟imposition des mains des pasteurs et des prophètes qui expulsent le démon/les esprits de son corps. Au cours du culte qui aboutit à la délivrance de Majambo, après une prédication initiale et plusieurs chantes de l‟assemblée, le prophète Sylvain lut un passage significatif de l‟évangile de Marc : [15] Puis il leur dit : Allez par tout le monde, et prêchez la bonne nouvelle à toute la création. [16] Celui qui croira et qui sera baptisé sera sauvé, mais celui qui ne croira pas sera condamné. 236 [17] Voici les miracles qui accompagneront ceux qui auront cru : en mon nom, ils chasseront les démons ; ils parleront de nouvelles langues ; [18] ils saisiront des serpents ; s‟ils boivent quelque breuvage mortel, il ne leur fera point de mal ; ils imposeront les mains aux malades, et les malades seront guéris. (Marc, chap. 6, versets 15-18). J‟ai abordé plus tôt dans ce chapitre le rôle des lectures dans le culte. Il s‟agit de passages bibliques qu‟on peut entendre au cours de n‟importe quel culte hebdomadaire, mais la lecture de l‟évangile acquiert une signification particulière dès qu‟elle est insérée dans un culte qui aboutit à une délivrance. Les prières tonitruantes et rythmées qui s‟intercalent entre les prédications inspirent à l‟assemblée des fidèles des sentiments de tourment et d‟exaltation. Rappelons que dans la lecture ci-dessus demeurent des principes essentiels du (néo)pentecôtisme et du discours de démon/sorcellerie. Ce sont des exemples du « parler en langues » (la manifestation par excellence du Saint-Esprit), le serpent (symbole de Satan), la guérison divine (« ils imposeront les mains aux malades »). Les lectures sont ensuite interprétées et remaniées par les pasteurs qui construisent la prédication à partir des versets bibliques. La force des prédications résident dans l‟interprétation qui leur est donnée par le prêcheur et par la performance mise en scène par ce dernier. Les pasteurs prêchent rarement seuls sur l‟autel. Ils sont, dans la plupart des cas, accompagnés par un assistant qui traduit la prédication dans une deuxième, voire troisième, langue. L‟habilité de changer de langue au cours de la même prédication, accompagnée par la traduction serrée de l‟assistant, est un aspect hautement spectaculaire du culte et aide à l‟excitation de l‟assemblée. Dans une église moyenne comme celle du pasteur Lebon, cela produit un tumulte ordonné et rythmé de bruits, sons, voix, cris, invocations, litanies qui façonne une sorte de frénésie collective. Dans les mega-churches du centre-ville, par contre, l‟aspect spectaculaire du culte et de la prédication donne vie à de véritables chorégraphies de mains levées, mouchoirs agités en l‟air, personnes touchées par le Saint-Esprit qui tombent au sol ainsi de suite. Le pasteur qui prêcha en s‟attaquant à l‟évangile de Marc lu par le prophète Sylvain passait aisément du français au tshiluba94, accompagné par un assistant qui 94 Le tshiluba est l‟une des quatre langues nationales de la RDC avec le lingala, le swahili et le kikongo. 237 traduisait en swahili : « “Amen” [assemblée : « Amen »]. [tshiluba] “Celui qui croira et qui sera baptisé sera sauvé”, amen ? [assemblée : « Amen »]. “Mais celui qui ne croira pas sera…” [Assemblée « … condamné »]. [français] “Voici les miracles qui accompagneront ceux qui auront…” [assemblée : « … cru »]. “En mon nom, ils chasseront…” [assemblée : « … les démons »]. Ils parleront de nouvelles langues, amen ? [assemblée : « Amen »] [tshiluba] C‟est au moyen de la foi, quelle foi ? La foi avec espérance. Amen. [assemblée : « Amen »] Amen [assemblée : « Amen »]. Amen ? [assemblée : « Amen »] [français] Il fait produire les miracles, amen. [assemblée : « Amen »]. [tshiluba] Mamas, papas, alléluia. [assemblée : « Alléluia »]. [très haute voix] [français] Notre Dieu nous a déjà accordé le nom de Jésus comme notre moyen de défense […] quand vous avez beaucoup de problèmes vous invoquez le nom de Jésus et il y a la délivrance, il y a la solution : [assemblée : « Amen », « Gloire à Dieu »] Voici les miracles qui accompagneront ceux qui auront cru. Qu‟il soit serviteur [mutumishi] ou croyant, amen [assemblée : « Amen »], c‟est la voie au miracle. Le premier miracle dans la vie d‟un chrétien, c‟est de chasser le démon. Amen [assemblée : « Amen »]. Quand on parle de démon, on voit l‟ensemble des esprits impurs [bampepo buchafu] qui habitent l‟homme, on voit l‟ensemble de ces esprits impurs qui font souffrir l‟homme. [Le pasteur hausse davantage la voix.] Parmi ces esprits-là, il y a l‟esprit de pauvreté [mpepo ya pauvreté], l‟esprit de mort [mpepo ya kifo], l‟esprit de maladie [mpepo ya magonjwa]. Amen. [assemblée : « Amen »] Il y a aussi l‟esprit d‟envoûtement [mpepo ya buloji], l‟esprit de sorcellerie [mpepo ya buloji], l‟esprit de stérilité, l‟esprit de célibat, l‟esprit de blocage. Tous ces esprits-là c‟est seul au nom de Jésus que vous allez les chasser [assemblée : « Amen »]. Amen [assemblée : « Amen »] Amen [assemblée : « Amen »]. Ils saisiront des serpents avec les mains… Amen. [assemblée : « Amen »] Amen [assemblée « Amen »] [thsiluba] Parfois tu es malade et il n‟y a aucune solution pour guérir. Tu es déjà menacé par un esprit de maladie. Il y a des maladies microbiennes et il y a aussi des maladies d‟esprits impurs, ce n‟est pas une question de munganga [guérisseur] […] Vous êtes menacés par quel esprit ?! Amen [assemblée « Amen »] […] Si un homme vient pour la délivrance, on ne peut pas recevoir la délivrance sans passer par la repentance, il y a le nom synonyme de repentance : délivrance ! […] je ne sais pas quel esprit est en train de vous frapper, Le français est la langue officielle. Le tshiluba est parlé dans les deux provinces du Kasaï. Je voudrais souligner que, dans de petites ou moyennes églises comme celle du pasteur Lebon, d‟habitude les pasteurs ne prêchent pas en français mais plutôt dans une des langues nationales. En toute probabilité ma présence avait orienté le pasteur à faire une partie de la prédication en français. 238 de pauvreté ? de célibat ? de stérilité ? Votre maison est hantée par la maladie ? Au nom de Jésus [katika njina lwa Jesus], sois dehors [toka inje]! sois dehors [toka inje]! Sois ? [assemblée : « dehors ! »] toka ? [assemblée : « inje »] Soit ? [assemblée : « dehors ! »] toka ? [assemblée : « inje »] Parfois vous êtes possédés par l‟esprit de sorcellerie, amen. [assemblée : « Amen »] Il suffit de croire en Jésus-Christ, il suffit juste de croire en Jésus et il vous sera accordé la délivrance, amen [assemblée : « Amen »], amen [assemblée : « Amen »], amen [assemblée : « Amen »] (AUDIO 56). Après deux heures de culte, arriva le moment de la confession de Majambo. L‟enfant fut invitée par le pasteur à se lever, se présenter devant toute l‟assemblée en face de laquelle elle devait adresser son aveu. Le prophète Sylvain prépara l‟assemblée en expliquant le sens de la délivrance ainsi qu‟il avait déjà été prêché dans les prédications. Au fond de l‟église, derrière l‟autel, les autres prophètes et les intercesseurs commençaient à donner les premiers signes de la descente du Saint-Esprit, en s‟agitant et en parlant des langues incompréhensibles. Pour le témoignage [ungamo] de Majambo, Sylvain demanda le silence absolu de l‟assemblée (« minalomba silence dju tunapika témoignage »). Le prophète expliqua les problèmes qu‟il avait rencontrés au cours des cures d‟âme avec l‟enfant. Majambo, durant la première confession, avait menti (elle n‟avait pas tout confessé), raison pour laquelle elle était retombée dans la sorcellerie. Tout en reliant son discours à la prédication du pasteur, le prophète Sylvain insista sur l‟importance du travail individuel de l‟ensorcelé/possédé pour expulser les esprits impurs (kutosha mapepo buchafu). Une repentance (kutubu) sincère est nécessaire. Plus la sorcellerie s‟enracine dans l‟ensorcelé, continuait-il, et plus il est difficile de « parler » [avouer] (ushiseme hapana). Cela est d‟autant plus vrai quand il s‟agit d‟adultes (muntu mukubwa) : « Si la repentance n‟est pas sincère, la personne qui n‟avoue pas totalement (ile muntu ashitubu totalement), au lieu d‟amener la délivrance, amènera la malédiction, amen [assemblé : « Amen »], amen [assemblée : « Amen »] […] Mais aujourd‟hui nous avons Dieu dans notre église (mais leo tuko na Mungu kwa mupangu) » (AUDIO 56). 239 CONCLUSION L‟idée centrale qui a conduit ce chapitre a été que les Églises néopentecôtistes sont porteuses d‟un système d‟orientation de sens de la vie sociale dans une société qui fait face à d‟énormes difficultés à donner une direction (du sens) aux profonds changements. Plus précisément, la pluralité de l‟espace religieux qui a émergé depuis les années 1990 intervient partiellement à pallier les vides laissés par la dissolution du travail salarié, des prérogatives de l‟État en matière de santé, d‟alimentation et d‟éducation. L‟espace religieux semble offrir des pratiques économiques de survie et d‟entraide communautaire liées à l‟appartenance à une église. L‟entraide communautaire se concrétise à travers le soutien moral et matériel de la communauté des fidèles, l‟assistance du pasteur « porte à porte », les aides pour la scolarisation des enfants, les soins de santé aux malades et, comme pour le cas de papa Hubert, un endroit où passer nuit. « Le travail de Dieu » contemporain est le lieu où se façonne symboliquement un nouveau type de sociabilité basée sur l‟idée de « famille dans le Christ ». Nous avons vu le cas de la jeune femme Florence s‟éloigner de la famille pour rejoindre la maison d‟un pasteur. Mais j‟ai cité aussi le cas de mama Pepe qui abandonna, à cause de sa vie « en désordre », comme elle le disait elle-même, la religion catholique pour entrer dans la grande famille pentecôtiste et devenir intercesseuse. Néanmoins la théologie de la prospérité prônée en ces lieux donne des stratégies de survie plus immatérielles, liées à la foi chrétienne ou à la délivrance des mauvais esprits (idéologie de la sorcellerie). « Le travail de Dieu » fournit un ethos pour faire face aux difficultés et aux malheurs quotidiens. Les remèdes qu‟on recherche à l‟église ont trait à la quotidienneté de la vie des fidèles : le « monde invisible » se mêle avec le monde réel. La narration de la sorcellerie qui ici prend forme sert, en réalité, à canaliser et à résoudre des problèmes ordinaires de la vie des gens de la paroisse (dispute, infidélité, perte d‟argent, etc.). Le lot de pratiques, de discours et de représentations proposés par ces nouvelles entités religieuses semble fournir des repères socio-culturels jadis entre les mains des institutions coloniales et en particulier de l‟Église catholique. L‟espace religieux fournit à 240 tout le monde, de manière préférentielle pour les jeunes générations, l‟accès à un encadrement moral, à l‟obtention d‟une reconnaissance sociale, à une orientation dans la conduite de sa propre vie et à une perspective de reclassement social (Biaya 2000 : 23). Le système de coordonnées culturelles pour interpréter la difficile situation de crise du Congo contemporain, proposé par les Églises néopentecôtistes est présent dans les discours et les messages produits par les nombreuses sources médiatiques, au sens large du terme, des acteurs religieux : les sermons quotidiens, l‟offre variée de séances de prière et d‟événements spéciaux, les émissions de télévision et radio, les journaux et autres brochures. Dans ce chapitre nous avons vu le cas de Majambo, une enfant qui a avoué être sorcière, a passé des séances de cure d‟âme et a finalement été délivrée par l‟église du pasteur Lebon. Les figures du pasteur et des prophètes sont ainsi élevées au rang d‟autorités morales, en plus d‟être des symboles de réussite sociale, ce qui les définit comme dépositaires d‟un certain nombre de discours sur la morale, l‟enfance, la femme et la famille. La délivrance de Majambo et les prédications des prophètes que j‟ai présentées dans ce chapitre soulèvent des questions dont j‟ai discuté plusieurs fois avec le pasteur Lebon. En particulier je voudrais souligner, en guise de conclusion, la question de la volonté de l‟ensorcelé/sorcier de se confesser. Le pasteur m‟expliquait, se référant au cas de Majambo, que c‟est le Saint-Esprit qui opère afin que l‟ensorcelé avoue. Le SaintEsprit pousse à la confession parce qu‟il met mal à l‟aise le pécheur (« Quelqu‟un qui a en lui le Saint-Esprit est dérangé ») qui ne veut pas se confesser (« J‟ai un cœur dur. Je peux pas dire »). Dans le discours du pasteur Lebon, il semble faire coïncider la figure du sorcier avec celle du pécheur. C‟est un point important. L‟explication de Lebon sur le cas de Majambo introduit un concept important qui joue un rôle de trait d‟union entre la sorcellerie et l‟agency, entendue comme la capacité d‟agir d‟un individu. Lebon fait une distinction entre la délivrance, ou mieux les cures d‟âme, des adultes et celles des enfants. Il dit que la différence entre les deux sujets est une question de conscience. Contrairement aux adultes, les enfants ne savent pas distinguer ce qui est bien de ce qui est mal. Les adultes choisissent de leur propre volonté. L‟enfant, ce n‟est pas de sa volonté qu‟il 241 « attrape » la sorcellerie. L‟enfant n‟a pas de choix, c‟est un enfant. La question de la « volonté », de la capacité à discerner le bien et le mal, des enfants est liée au thème souvent abordé lorsqu‟on parle d‟enfants sorciers : l‟instrumentalisation des enfants par les adultes. L‟adulte utilise les enfants avec un but : il veut s‟introduire dans le foyer de l‟enfant. L‟enfant envouté est posé dans sa propre maison comme une « antenne ». Les sorciers, qui par conséquent sont des adultes, opèrent à travers un enfant pour bloquer la prospérité du ménage ciblé. Pour rendre l‟explication plus compréhensible, Lebon me donna un exemple comparatif : le cas des fous. Le fou, en lui même, n‟a plus de conscience et donc il n‟est pas libre de son choix entre le bien et le mal. 242 III PARTIE ETUDES DE CAS 243 244 7. INVERSION ET DOUTES : L'ETUDE DE CAS DE JEROME Un processus de sorcellerie95 commence par la constitution d‟une « dimension dubitative ». Par dimension dubitative, j‟entends l‟attitude particulière des agents sociaux concernant l‟interrogation de leur quotidienneté lorsqu‟elle est perturbée par des événements qui s‟installent dans la durée ou dans la répétition96 (Yengo 2008 : 302). L‟interrogation des changements de situation, dans les relations avec les proches, des objets ou des personnes peut s‟installer dans différents dispositifs d‟inscription97 : la religion, le catholicisme, la science, la biomédecine, la sorcellerie. Dans ce chapitre, je tente d‟explorer une forme d‟interrogation particulière d‟événements tels que la mort d‟un parent, la perte du travail d‟un père ou le vol des biens du foyer : le soupçon de sorcellerie. Et je me focalise sur un type précis d‟imputation qui émerge de ce soupçon : l‟accusation de sorcellerie adressée aux enfants. J‟ai identifié deux questions à la base de ce chapitre : comment se constitue une dimension dubitative de ce type ? D‟où viennent les rumeurs qui l‟inscrivent dans le dispositif de la sorcellerie ? Je tenterai de donner une réponse à ces deux questions à l‟aide de l‟étude de cas de papa Rémy et de son fils Jérôme. Dans la conclusion du chapitre, j‟espère apporter des éléments de réponse, non seulement à ces deux questions, mais également au questionnement plus large de comprendre pourquoi des enfants sont 95 96 97 J‟utilise le terme « processus » et non pas « accusation » parce que les faits auxquels je me réfère dans ce chapitre ne se réduisent pas à l‟accusation de sorcellerie. Cette dernière est, à mon avis, le résultat d‟un enchaînement de faits plus complexes et de phénomènes qui présentent une certaine unité dans leur déroulement. Une interrogation de ce genre est relative à des faits tant positifs que négatifs. Toutefois, nous le verrons, dans tous les cas que je présente dans ce chapitre, les événements qui intervinrent dans la vie quotidienne de mes interlocuteurs étaient déstabilisants et ont eu un impact négatif sur leurs vies. Par « dispositif d‟inscription », j‟entends le concept forgé par Michel Foucault (1976, 1988). Une définition concise et claire de ce concept est donnée par Massimiliano Minelli : « Il s‟agit d‟un ensemble de pratiques, de techniques et de styles de raisonnements qui constituent et alimentent des réseaux sociaux pour la production et l‟inscription de la subjectivité. Il s‟agit de pratiques et de discours, distribués de façon capillaire, qui peuvent être appréhendés soit comme formes de construction de la “personne”, soit comme formes d‟assujettissement à des rapports de forces spécifiques » (2007, 99) [traduction]. Il est particulièrement pertinent pour notre raisonnement de souligner le concept de « lignes de fuite » constitutives d‟un dispositif dans les processus de subjectivation. En effet, on verra dans les paragraphes suivants de quelle manière les enfants, à travers les fugues, arrivent à façonner de nouvelles lignes de subjectivation dans des dispositifs d‟assujettissement tels que la sorcellerie et la délivrance. Pour une explication des « lignes de fuite », voir également Deleuze (1986, 1989). 245 accusés de sorcellerie. Avant de passer au cas de papa Rémy et de Jérôme, il est essentiel de revenir brièvement sur la notion de « substance », concept central dans le cadre théorique de la relatedness présenté dans l‟introduction de cette thèse. Par substance, Carsten entend des « vecteurs substantiels » (substantive vectors) (Carsten 2000 : 23) qui circulent dans le corps et entre les personnes en créant un double effet : ces vecteurs substantiels forment les personnes (d‟un point de vue matériel) et façonnent les relations sociales qu‟elles entretiennent entre elles. Dans maintes cultures, les substances constitutives de la personne (le sang, les fluides sexuels, la sueur ou la salive) sont à la base de la formation physique de la personne, de ses qualités morales et spirituelles. Les substances constitutives sont aussi, nous venons de le dire, des vecteurs qui créent les relations sociales, surtout à travers des pratiques de partage et de consommation. Par conséquent, les liens ainsi créés sont particulièrement forts dans le contexte familial. Les substances corporelles ont pour capacité principale la transformation. Un exemple qui explicite cette capacité sont les pratiques de nourrissement des bébés et, plus généralement, celles liées à l‟alimentation. Comme l‟explique Janet Carsten, pour les Malais de l‟île de Langkawi, les pratiques de nourrissement sont une composante fondamentale de la formation physique et sociale du bébé (Carsten 1995). Pour les Malais de l‟île de Langkawi, le sang circulant dans le corps de la mère est censé se transformer en lait, première source de vie et d‟énergie qui nourrit le nouveau-né (ibid. : 227). Le lait maternel est extrêmement important aussi pour le développement physique et émotif de l‟enfant (ibid.). À travers la transformation du sang en lait, non seulement la mère nourrit le bébé, mais en plus un lien particulier se constitue entre eux deux. Les pratiques de nourrissement et la transformation de substances corporelles ne se limitent pas au rapport nouveau-né avec sa mère. Les idiomes indigènes de la relatedness sont présents dans les diverses phases de la vie d‟un adulte (ibid. : 224). Le partage des repas quotidiens et la cohabitation sont d‟autres exemples qui favorisent l‟émergence d‟une culture de la relation (relatedness) (ibid.). Il faut retenir deux éléments fondamentaux du concept de « culture de la relation » proposé par Carsten, à savoir : la transformation des substances corporelles ; la perméabilité des frontières/limites qui 246 définissent ce que sont les personnes, les rôles sociaux, la valeur sociale et morale de la nourriture, les objets d‟usage quotidien et, enfin, les structures qui organisent la vie au quotidien (par exemple la maison). Ce sont des éléments particulièrement importants puisque, nous le verrons dans l‟étude de cas qui suit, la circulation de substances comme le sang et la nourriture, se transformant l‟une en l‟autre, définissent les relations familiales et de parenté. En même temps, alors que cette définition de relations se révèle productrice de liens sociaux dans des situations ordinaires, elle est en revanche destructrice de liens sociaux lorsqu‟elle est insérée dans le dispositif de la sorcellerie. L‟inversion des valeurs morales de la relatedness qui émerge du cas de papa Rémy et Jérôme est rendue possible justement grâce à la mutabilité des substances qui définissent les personnes et les relations entre membres d‟une communauté. Dans des termes plus « moralisants », cette ambivalence des substances corporelles est perçue par les acteurs sociaux comme une ambiguïté structurelle de toute relation sociale et, en particulier, des liens familiaux. Les contextes de précarité et de familles recomposées sont des facteurs secondaires qui peuvent modifier certains signes et pratiques d‟une « culture de la relation » en d‟autres relevant d‟une « culture de l‟aliénation sociale ». Pourtant, il ne faut pas s‟y tromper. Pauvreté et divorce ne sont pas les éléments minimaux qui activent nécessairement la sorcellerie. Encore un fois, les éléments minimaux qui déclenchent une affaire et une accusation de sorcellerie sont la mutabilité des substances corporelles qui définissent les relations sociales, la perméabilité des confins entre personnes et objets et leur ambivalence structurelle. Au Congo, et plus particulièrement à Lubumbashi, comment conceptualise-t-on la culture de la relation ? Quels sont les vecteurs substantiels à la base de la socialisation ? Les liens de consanguinité sont importants mais pas les seuls. Il faudrait citer également la cohabitation, l‟espace domestique et l‟investissement scolaire. Le paiement des frais scolaires (voir le chapitre « Dynamiques familiales ») crée une éthique de la parenté qui se base sur l‟investissement matériel et affectif autour de l‟école. Le paiement des minervals peut être source d‟amour et de respect réciproque entre parents et enfants tout comme source de conflit si les parents ne sont plus en mesure de les payer. Néanmoins l‟alimentation reste, à Lubumbashi, le domaine qui joue le rôle le plus important dans la socialisation familiale et extra-familiale. La dimension symbolique de 247 la nourriture définit le type de relation entre parents (par exemple de distance ou "à plaisanterie"), les personnes sur plusieurs axes (sexe, âge), les rôles sociaux (aîné/cadet) et familiaux. Le bukari (une pâte faite de farine et d‟eau) est l‟aliment le plus important dans la dimension symbolique de l‟alimentation lushoise. Il constitue le plat de base dans le régime alimentaire local au point qu‟il est synonyme pour les Lushois de « nourriture » ou simplement de « repas ». Comme le dit P. Petit (2002 : 30), les souvenirs d‟enfance des Lushois sont marqués par la négociation des liens familiaux à travers les repas et le partage du bukari. En ces occasions les enfants apprennent à socialiser et incorporent les rôles familiaux. La prise d‟un repas constitue toujours une sorte de rituel, appelé localement « protocole ». Des actions et des gestes répétés de la même façon constituent la base de ce rituel (dresser la table, se laver les mains, manipuler le bukari avec les mains, etc.). Le bukari et les pratiques qui y sont reliées sont également essentiels dans la constitution du foyer. Plusieurs informateurs affirment que la formation d‟une famille et d‟un foyer se bâtit sur deux piliers. Le premier est d‟avoir des enfants (« les enfants font la joie du foyer »), ce qui témoigne de la prospérité du couple. Le deuxième pilier est l‟organisation d‟un « protocole » pour la prise des repas qui structure toute la vie domestique. La femme est le principal artisan de ce protocole. Les conjoints passent d‟une alimentation contrôlée par leurs mères respectives à une cuisine supervisée par l‟épouse (Petit 2002 : 32). À Lubumbashi, on dit qu‟une femme doit être en mesure de préparer un repas « au goût » de son mari. De cette manière, elle « lie » son mari au foyer et évite qu‟il aille manger ailleurs. Si ce dernier cas se produit, les disputes entre conjoints ne manquent pas et peuvent générer des tensions allant jusqu‟à impliquer les deux familles respectives. Dans le cas où un mari mange régulièrement « ailleurs », et non pas « chez-soi », la femme peut arriver à soupçonner qu‟il entretient une deuxième femme. Elle peut aussi soupçonner que le « deuxième bureau » (à Lubumbashi on appelle ainsi une deuxième femme) fasse usage de fétiches (charmes magiques), régulièrement introduits dans les plats offerts à l‟homme. Il est d‟opinion commune, on le verra dans ce chapitre, de croire qu‟un homme peut se faire « hypnotiser » de cette manière et qu‟il ne 248 sait alors plus retrouver le chemin de chez lui. On constate à partir de cet exemple qu‟il existe un lien étroit entre la nourriture, la commensalité, le « manger », la sorcellerie et les fétiches. Du fait que la prise des repas et la consommation du bukari établissent un « chez-soi » par rapport à un « ailleurs », des dangers peuvent venir de l‟extérieur dans la mesure où d‟autres femmes sont susceptibles d‟avoir les moyens d‟ensorceler le mari et de lui faire oublier ses responsabilités envers son foyer. La nourriture et la commensalité définissent également les relations parentsenfants. Plus précisément, le contrôle de la nourriture est propice à la fois à une démonstration de l‟autorité parentale (ibid. : 31) et à un façonnement d‟une « éthique parentale » (ibid. : 172). On le verra dans ce chapitre, papa Rémy intègre dans ces discours cette éthique de nourrir les enfants à leur faim. De manière tout à fait analogue au contrôle exercé par les femmes sur leur mari, les mères exercent un contrôle sur leurs enfants à travers la nourriture. Dans ce cas également, le lien entre nourriture, commensalité et sorcellerie se révèle patent. Certaines mères refusent que leurs enfants puissent manger hors du foyer de crainte qu‟ils soient ensorcelés. On peut donc rejoindre les chercheurs de l‟Observatoire du changement urbain (Petit 2002) lorsqu‟ils écrivent que, « [à] l‟avis de certains, l‟alimentation infantile doit être sérieusement contrôlée : l‟errance alimentaire des enfants en dehors de la table familiale est à craindre » (ibid : 169). Moi-même, au cours de mes séjours à Lubumbashi, j‟ai eu l‟occasion de noter de tels comportements. De surcroît, en famille on peut trouver des parents (un oncle ou une tante) qui sont soupçonnés explicitement d‟être « mal intentionnés » vis-à-vis des enfants de la famille. Un soupçon qui est une potentielle accusation de sorcellerie. Dans un tel cas, les enfants se voient interdire la fréquentation des parents soupçonnés. Nous voyons, à l‟aide de ces exemples puisés dans la vie quotidienne, l‟ambivalence structurelle des liens familiaux. D‟une part, la commensalité (le « protocole ») et la nourriture (le bukari) sont des facteurs, à Lubumbashi, extrêmement importants pour la formation d‟un foyer (un « chez-soi »), pour l‟éducation de l‟enfant (apprendre son rôle au sein de la famille, le respect pour les aînés, apprendre à être homme), ainsi que pour le développement de la personne adulte. D‟autre part, les mêmes facteurs sont une arme dans les mains des proches qui peuvent toujours être soupçonnés 249 de vouloir du mal à la famille. La mutabilité des substances (le bukari qui se transforme en chair ou bien en sang), la potentielle contamination inhérente à la commensalité, la proximité impliquée par la cohabitation deviennent des moyens pour les sorciers d‟avoir accès à la maison, d‟« atteindre » leurs victimes et ainsi de détruire la famille. C‟est pour cette raison que, tout en restant une pratique très fréquente (Petit 2002 : 167), la restauration dans la famille élargie peut, dans certains cas, être redoutée. Rappelons qu‟en Afrique « manger » ne veut pas dire exclusivement se nourrir. « Manger » peut également signifier se renforcer, acquérir des énergies vitales, accumuler, dominer, apprivoiser. Par conséquent, tout en véhiculant des relations d‟intimité, la commensalité et la nourriture peuvent véhiculer la discorde, le ressentiment, la jalousie, le conflit. À cause de cette ambivalence, la présence d‟une marâtre jalouse dans un foyer recomposé peut signifier une période difficile pour les enfants nés d‟un premier lit. Il arrive qu‟une marâtre ne nourrisse pas bien ses beaux-enfants. Ensuite lorsqu‟un enfant est soupçonné de sorcellerie, la première précaution à laquelle on recourt est d‟éloigner les enfants des frères le moment du repas venu. Dans les cas les plus extrêmes, la mère (ou la marâtre) cesse de leur préparer à manger. 7.1 INCERTIDUES ET DIMENSION DUBITATIVE Quand je fis la connaissance de Jérôme, en mai 2010, il résidait à Bakanja Centre, où il vivait depuis 200798. J‟avais décidé de suivre son cas car, dans mes premières rencontres avec Philippe et Émile, les deux assistants sociaux de Bakanja Centre, son histoire était souvent citée. Philippe et Émile connaissaient en profondeur le cas de Jérôme qui avait été au centre d‟une violente accusation de sorcellerie de la part de son père et de son ancienne épouse. Dans nos conversations, les deux assistants sociaux 98 Jérôme était connu des Salésiens depuis 2007 et il fréquentait leurs structures depuis 2008. Bakanja Centre est une maison d‟accueil pour les enfants de la rue gérée par la congrégation des Salésiens. Elle est située dans la commune de Kampemba, dans le quartier de Kafubu, sur la rive droite de la rivière Kinkalabuamba. À une distance de 5 kilomètres du centre-ville de Lubumbashi, la maison Bakanja Centre fait partie d‟une sorte d‟agglomérat de structures salésiennes : dans un rayon de 500 mètres se trouvent également la Cité des Jeunes et la maison Magone (écoles professionnelles). Pour plus d‟informations à propos de Bakanja Centre, je renvoie le lecteur au chapitre 3 où je parle de l‟œuvre Maman Marguerite et de la congrégation des Salésiens. 250 le prenaient souvent comme exemple pour débattre sur « l‟effectivité » de la sorcellerie, comme aimait dire Émile. La première fois que Philippe fit référence à Jérôme fut, d‟ailleurs, pour contredire le scepticisme d‟Émile : « […] ici, il y a des cas comme celui de Jérôme, qui nous a déclaré que vraiment, donc, dans l‟autre monde il est marié […] il est marié et père de trois enfants. Il est là-bas, on lui a promis donc de le nommer chef dans le monde invisible » [Conv Ŕ RDC Ŕ 6]. Je fus intrigué par de tels propos et consultai la fiche d‟identification de Jérôme dans l‟archive du petit bureau des « affaires sociales » du centre salésien. La fiche rapportait sommairement l‟histoire familiale de Jérôme et faisait une vague référence à l‟accusation de sorcellerie. Jérôme était très mince et de la taille d‟un gamin de maximum 11 ou 12 ans, malgré la fiche d‟identification mentionnait sa date de naissance, 1994. Il avait 16 ans. Lors de notre première rencontre, il était évidemment gêné par la situation. Il resta recroquevillé sur lui-même, la tête baissée jusqu‟à toucher ses genoux avec le front, les yeux rivés au sol sans jamais tourner le regard vers moi. Il parlait avec un filet de voix tellement faible qu‟il était difficile de l‟entendre. « Sema nguvu, mishishikie bien ! » (Parle à haute voix, je ne t‟entends pas bien), l‟incitait de temps en temps Émile. Au début de mes enquêtes, j‟avais hâte d‟entendre des histoires de sorcellerie et d‟enregistrer les aspects les plus choquants, les plus sensationnels, comme les détails sur « le deuxième monde » où des « enfants-sorciers » conspirent les meurtres de leurs parents pour enfin les manger. Jérôme fut dans ce sens une déception. Il ne raconta rien de « ce que nous voulions qu‟il nous dise », pour citer l‟introduction d‟Émile et Philippe à notre première conversation. J‟eus l‟impression que Philippe, ayant saisi la naïveté de mon attrait initial pour l‟« exotique », voulait me mettre en présence de récits les plus macabres et les plus impressionnants possibles pour l‟imagination d‟un Occidental. Au contraire de ce que nous souhaitions, Jérôme ne parla pas du projet, selon ses accusateurs, de tuer son père élaboré avec sa grande sœur Aimée qui l‟avait initié à la sorcellerie. Il dit, en conclusion de l‟entretien, cette phrase : « […] si c‟est elle [Aimée] 251 qui avait la sorcellerie, si c‟est qui… », ce qui me semblait, au contraire, remettre en question les aveux qu‟il avait prononcés chez les intercesseurs et les pasteurs consultés par son père Rémy, et que même Émile et Philippe m‟assuraient avoir entendus de Jérôme. La déception que, d‟emblée, me causa la rencontre avec Jérôme fut plus tard très importante pour l‟orientation de mon travail. L‟attitude évasive de Jérôme à propos des aveux sur son implication dans la sorcellerie me permit de reporter mon attention vers les combinaisons minimales d‟éléments qui se déploient dès que les agents sociaux, et en particulier les enfants, sont « pris » dans les mailles du dispositif de la sorcellerie. Les confessions ou les récits d‟un enfant sont, du point de vue de l‟ethnographie, trompeuses dans la mesure où elles sont le résultat d‟une négociation qui se passe dans des lieux (église, centre d‟accueil, famille) où le rapport de forces enfant-adulte est déséquilibré en faveur de ce dernier. Comme l‟expliqua une fois Valina : « […] parce que d‟abord quand on te menace, tu dois dire ce qui est possible [et] même ce qui est impossible […], ce sont les grandes personnes qui parlent99 ». Le mensonge et la fugue deviennent alors les seuls instruments que l‟enfant possède pour échapper au pouvoir de l‟adulte de l‟enquêter. Les enfants, à travers les mensonges et les fugues, arrivent à ouvrir des brèches, ce que nous avons appelé en introduction de ce chapitre « lignes de fuite » dans les dispositifs d‟assujettissement tels que la sorcellerie et la délivrance, dans les Églises néopentecôtistes et indépendantes, ainsi que dans le dispositif de « l‟enfant responsable » présent dans les espaces catholiques. C‟est pour cette raison que le mensonge et la fugue sont interprétés, tant dans les espaces du fondamentalisme chrétien que dans les centres d‟accueil salésiens, comme des symptômes d‟une maladie qui affecte l‟enfance katangaise. 99 Valina est un jeune homme qui, à l‟âge de 12 ans, fut accusé de sorcellerie et d‟avoir tué sa mère en lui envoyant le sida. Il me donna cette réponse à la question du pourquoi, à l‟époque de l‟accusation, il avait reconnu auprès de la mama intercesseuse être coupable. Tout en confirmant qu‟il avait à l‟époque des faits effectivement avoué avoir tué sa mère, il ajouta ce qui suit : « Bon, en ce temps-là j‟étais enfant, je ne me suis pas reconnu [dans] ce que je disais, parce que d‟abord quand on te menace tu dois dire ce qui est possible [et] même ce qui est impossible » [Conv Ŕ RDC Ŕ 36]. Le cas de Valina et de son frère Junior sera abordé plus en détail dans le chapitre « La contagion, le cas d‟étude de Valina et Junior ». 252 La situation familiale de Jérôme m‟apparut, dès les premiers contacts, bien complexe. La figure de son père, Rémy, y jouait un rôle central. Papa Rémy est né le 28 mars 1945 au village de Kiambi, dans le territoire de Manono, du district de Tanganyika, au centre de la province du Katanga. Il est d‟origine Luba du Katanga 100 et, au moment de mes recherches sur le terrain, il avait 65 ans. Il fit partie de l‟armée katangaise à l‟époque de la guerre d‟indépendance du Katanga menée par Moïse Tshombe entre 1960 et 1963. Après la guerre, il eut un certain succès comme joueur de football dans la police nationale qui l‟amena à porter le maillot de l‟équipe nationale. À la fin de sa carrière de footballeur, il continua de travailler dans la police où, disait-il fièrement, il offrit ses services pendant plus de quarante ans. Une partie de la famille, installée définitivement à Lubumbashi, avait écarté papa Rémy pour « son caractère difficile à comprendre ». L‟image qui me fut donnée par les cousins paternels, mama Gaudencia et papa André, était celle d‟un « père irresponsable ». L‟irresponsabilité consistait en l‟incapacité de se construire une famille et un foyer stables. Les cousins, d‟une manière cohérente avec les valeurs catholiques de la famille, affirmaient que Rémy s‟était marié maintes fois mais qu‟il avait toujours fini par divorcer à cause d‟une certaine « polygamie urbaine », qui l‟amenait à avoir plusieurs femmes en même temps à titre d‟« amies ». « Donc, disait papa André, il a à peu près vingt-huit, trente enfants mais chaque enfant a sa maman. […] c‟est pourquoi ça lui coûte très cher d‟encadrer les enfants. Et lui avance directement qu‟ils sont des sorciers. » La distance qui s‟était créée entre le foyer de Rémy et sa famille était toutefois comblée par le réseau d‟aide fournie par son travail. L‟attitude de papa Rémy envers le corps de la police relevait presque de la dévotion (« La police ? C‟est une vocation divine »). En dépit de son maigre salaire Ŕ il gagnait quarante-quatre mille francs congolais101 Ŕ, un réseau composé des commandants et des collègues policiers lui fournissait une aide alternative à la famille : 100 101 Les populations communément appelées Baluba du Katanga sont constituées par l‟ensemble des groupes des Baluba Shankadi et Baluba-Nsamba qui sont installés autour de la rivière Lofoi : les Shankadi se trouvant au nord de celle-ci et les Nsamba au sud (cf. Lucas 1967). À l‟époque de mon premier terrain, 44 000 FC correspondaient à une cinquantaine de dollars américains. 253 « [Le problème de la sorcellerie] était resté en famille, […] c‟était resté en famille, sauf au service, on connaît… parce qu‟au travail il faut tenir informés même les commandants. Ils étaient venus, on avait causé. […] Moi je ne me cache pas, nous sommes des soldats […] Au travail je ne pars pas si mon commandant ne me donne pas trois mille [francs congolais] pour que je trouve de la farine. Parfois si la farine est terminée à un moment donné, ils disent : “OPJ102 , combien de plaintes sont entrées ?”, ils prennent cinq mille, ils me les donnent… » [Conv Ŕ RDC Ŕ 21]. En effet, dans la confrontation entre réseaux d‟entraide, le réseau de la police était prédominant par rapport à celui de la famille. Cela n‟était pas sans conséquence. Papa Rémy, comme il le dit dans le passage ci-dessus, avait une grande confiance en ses collègues et en ses supérieurs au point qu‟il les considérait comme « une deuxième famille ». En particulier, il se fiait aveuglement à un ndugu103, papa Faustin, qui vivait à côté de sa maison (« on partageait souvent un repas ensemble ») et dont le lien de parenté avec lui ne me fut jamais clair. Je sais toutefois qu‟ils étaient liés par une forte amitié renforcée par leur condition commune de policier. C‟est bien Faustin, dans un deuxième temps, qui conseilla à papa Rémy d‟aller consulter les féticheurs « pour y voir clair ». Il va sans dire que sa mort soudaine, survenue juste après l‟avoir mis en garde sur une possible conspiration sorcière, fut interprétée par papa Rémy comme une preuve de la véracité de ce qu‟il lui avait prédit. Quand j‟arrivai pour la première fois à la maison de papa Rémy, je me rendis compte des conditions d‟extrême précarité dans lesquelles il vivait avec ses enfants. Pour arriver au quartier Kisanga, il faut changer deux fois de taxi-bus et le trajet du centre-ville prend une quarantaine de minutes. Le quartier Kisanga a été créé en 1973 et fait partie de la commune annexe, une commune-ceinture qui entoure toute la ville de Lubumbashi. Avec plus de 30 000 habitants, Kisanga est le quartier le plus populeux des huit qui composent cette commune. Ceci est dû, en toute probabilité, au fait qu‟il se trouve entre la cité Gécamines et la commune Katuba, deux quartiers déjà connectés aux réseaux 102 103 Officiers de police judiciaire. En swahili katangais, le terme ndugu (au pluriel bandugu) exprime un lien de parenté qu‟on pourrait traduire par frère, sœur ou cousin. Cependant il est utilisé également pour exprimer un lien d‟alliance, de confiance ou une relation d‟étroite d‟amitié (Heylen : 1977). 254 d‟eau et d‟électricité104. La maison de papa Rémy était en bordure du quartier et, pour l‟atteindre, il fallait traverser toute l‟avenue principale. C‟était une maison de dimensions moyennes (trois pièces), clôturée à l‟aide d‟euphorbes mal entretenues. Au milieu de la grande parcelle se détachait un gros manguier. L‟habitation était construite avec les matériaux les plus utilisés dans des communes de ce type, c‟est-à-dire en briques cuites et avec de la tôle ondulée (Nkuku et Rémon 2006 : 94-96). La parcelle était dépourvue de robinets, à partir desquels, habituellement, les gens s‟approvisionnent en eau. Il y avait, en revanche, un trou vertical dans le sol, dans un coin à l‟extrémité de la parcelle, qui servait de puits. Les enfants y introduisaient des bidons jaunes coupés au sommet et, à l‟aide d‟une petite corde, ils y puisaient l‟eau105. Il n‟y avait pas d‟électricité mais papa Rémy nous dit que, de temps à autre, il demandait au voisin de se connecter sur sa ligne. Le contexte dans lequel papa Rémy vivait n‟était guère différent d‟autres communes et quartiers défavorisés de la ville. Des telles conditions de vie relevaient, en fait, d‟une violence structurelle patente à laquelle les habitants sont soumis106. L‟élément qui me frappa le plus ne fut pas les signes évidents d‟un manque chronique d‟infrastructures et de biens de base mais l‟abandon des enfants à la maison presque toute la journée. En mai 2010, papa Rémy vivait seul car il avait éloigné la dernière de ses femmes qui avait des problèmes d‟alcoolisme. Quand il était de service, il n‟avait La source de ces données est le rapport de l‟Observatoire du changement urbain (OCU) de l‟Université de Lubumbashi sur le projet Programme d‟appui aux initiatives de développement communautaires (PAIDECO) rédigé en 2005. 105 En effet, avoir un robinet dans la parcelle n‟est pas l‟apanage de tout le monde. Seuls les quartiers les plus aisés (situés en centre-ville) disposent généralement de robinets dans la parcelle ou dans la maison. Dans les quartiers des cités, il est plus rare qu‟il y ait des robinets et, s‟il y en a, ils sont d‟habitude situés en dehors de la parcelle, donc à la disposition d‟une grande partie de la population (cf. Kakoma Sakatolo Zambeze 2004 : 48-64). Les puits, par contre, se distinguent en « conformes » et « non conformes ». Les premiers sont des puits forés mécaniquement. Pour les deuxièmes, ce qui est le cas de la parcelle de papa Rémy, il s‟agit de puits creusés artisanalement (à la main) où les conditions hygiéniques minimales de collecte de l‟eau ne sont généralement pas respectées puisqu‟ils ne dépassent pas 3 mètres de profondeur (id. : 55). 106 Par « violence structurelle », je me réfère aux difficultés quotidiennes qui rendent partiel et souvent impossible l‟accès aux services de base (soins, eau courante, électricité en permanence, alimentation, transport). Prendre en compte les inégalités économiques et sociales que j‟ai pu observer dans certains contextes lushois (l‟écart entre centre-ville et cités est énorme) est fondamental pour esquisser le cadre de vie dans lequel les agents sociaux (en particulier les enfants) de mon ethnographie vivent leur quotidien. La précarité des modes de vie reste un élément fondamental pour appréhender les dynamiques socio-culturelles (telle que la croyance en la sorcellerie) sur un arrière-fond qui est en soi caractérisé par la précarité et l‟incertitude (cf. Farmer 1999). 104 255 personne pour garder les enfants. Lui-même admettait être souvent absent à cause du travail ou bien en ville pour se « débrouiller » (« Je passe tout le temps au travail, c‟est seulement aujourd‟hui que je suis rentré avant pour vous »), laissant ainsi les enfants seuls à la maison. La charge de sept enfants sans l‟aide d‟une femme était d‟ailleurs le souci qui le préoccupait le plus et, comme il le disait, ça lui rendait la vie incertaine compte tenu de son état de santé et de son âge : « […] parce que moi, je suis une grande personne, je ne vais pas encore épouser une personne pour qu‟elle mette au monde pour moi. Non, là ce serait une façon de se moquer de Dieu qui te les donne. Ici d‟abord, je souffre assez comme ça, que j‟aille encore épouser une femme qui continue à mettre au monde… […] c‟est ce qui me fait maigrir, je me demande toujours où est-ce que je peux trouver une femme capable de garder les enfants…[…] il faut une grande personne comme moi, qu‟on puisse rester ensemble, pour prendre soin l‟un de l‟autre. La maladie ne manque pas… nous sommes des gens qui souffrent de la tension, il y a des fois où tu peux être saisi par la diarrhée ou la tension et il faut quelqu‟un qui t‟aide à laver… » [Conv Ŕ RDC Ŕ 21]. En l‟absence du père de la maison, les enfants étaient contraints de s‟organiser de manière autonome afin de faire face à cette situation « d‟anomie domestique ». La fréquentation de l‟école était sporadique et ils y allaient seulement quand un jeune frère de Rémy payait les frais d‟enrôlement à l‟établissement du quartier (« C‟est grâce à mon petit frère qui travaille à l‟hôtel de ville. Il a écrit une lettre de soustraction des frais scolaires au directeur de l‟école d‟ici, comme si c‟étaient ses enfants, c‟est ainsi que je paie la moitié »). Le plus souvent ils restaient dans la cour de la maison en attendant le retour du père. Le régime alimentaire du foyer relevait d‟une situation de « disette » qui est bien connue des ménages de Lubumbashi107 (Petit 2002 :127). La fréquence des repas était de un par jour et, durant les périodes de crise, les difficultés économiques contraignaient 107 La situation de crise alimentaire émergeait déjà dans l‟étude sur l‟alimentation à Lubumbashi menée par l‟Observatoire du changement urbain de l‟Université de Lubumbashi en 2000-2001 (Petit : 2002, chapitres 13 et 14). 256 papa Rémy à réduire les repas à une fois tous les deux jours108 : « Je prépare pour eux un gros bukari, après ils mangent et je dis vous allez laisser pour manger le soir… parfois moi je ne mange pas beaucoup […] quand ça arrive [l‟argent], je vais ici, j‟achète vingt seaux [de farine], je n‟aime pas que chez moi puisse manquer de la farine… mieux vaut manquer de condiment que manquer de farine. Parce qu‟il y a des fois, s‟il n‟y a pas de condiment, ils font même de la bouillie et ils mangent… c‟est ce que je pleure chez moi » [Conv Ŕ RDC Ŕ 21]. Compte tenu de ce cadre de vie, certains des comportements et des actions des enfants racontées par papa Rémy m‟apparurent clairement comme des stratégies de survie quotidienne (fuir, mendier, voler). Papa Rémy, par contre, semblait m‟expliquer qu‟il n‟arrivait pas à avoir le contrôle de ces actions et non plus à en comprendre les motivations. Il me racontait par exemple que, des fois, Georgette, la jeune sœur de Jérôme, préparait du bukari pour tout le monde et d‟un coup elle le mangeait avidement sans rien laisser aux autres. Après avoir tout mangé, elle s‟enfuyait de la maison pendant des jours. Et le petit frère, Gautier, avait pris l‟habitude de fuir l‟école pour aller mendier au marché. D‟ailleurs à l‟occasion d‟une visite non programmée, j‟avais trouvé papa Rémy en train de se disputer avec une voisine à cause d‟un vol de cinq dollars commis par un de ses enfants durant le deuil d‟un membre de la famille de cette dernière. L‟image que j‟ai essayé d‟esquisser du foyer de papa Rémy et les actions de survie mises en œuvre par ses enfants donnent la dimension d‟un cadre familial déjà 108 Le terme « crise » est souvent utilisé par les Lushois (niko [mu] crise) pour se référer à une crise généralisée et en particulier aux problèmes liés à l‟apprivoisement alimentaire. Dans une optique d‟analyse qui accorde une grande importance au contexte dans lequel s‟exprime la disette ou la crise, il faut remarquer que ces deux termes ont des traits culturels bien précis qui contribuent à les définir. Dans ce sens le bukari, pour sa valeur nutritionnelle et symbolique, est le seul aliment considéré par un Lushois comme un véritable repas. Il est impensable, par exemple, qu‟un Lushois puisse considérer un plat de riz comme un repas journalier complet. Par ailleurs, face à des amis congolais, je me suis retrouvé maintes fois à soutenir la thèse (étant italien) que même un plat de spaghettis pouvait être considéré comme un repas proprement dit. En vertu de l‟importance donnée au bukari, en termes budgétaires, alimentaires et symboliques, la période de crise la plus profondément gravée dans la mémoire des Lushois est celle dite « Somalie », quand une bonne partie de la population, après les pillages de 1991 et la sécheresse, recourut pour la préparation du bukari à la farine destinée au bétail. La particularité de cette farine était sa couleur noire et la vertu de gonfler, d‟où son nom, en swahili, de vimba (gonfler, gonflement) (Petit : 2002, 13-14). 257 fortement instable et incertain avant même qu‟une dimension dubitative de type sorcellaire ne s‟installe. Un contexte caractérisé par l‟incertitude présente déjà en soi une certaine réflexivité des agents qui le traversent, y agissent et qui l‟interrogent continuellement. D‟ailleurs, durant les nombreuses rencontres que j‟eus avec papa Rémy, ce dernier ne manquait pas d‟employer des termes ou des phrases pour exprimer la situation de précarité dans laquelle il se trouvait. Des expressions telles que « je suis dans une grande souffrance » (« niko mu mateso »), « ce que je pleure chez moi » (« ndjo kile minalia kwangu »), « vous auriez pensé que j‟avais le sida, alors que ce sont les pensées » (« mutaweza minapata sida, kumbe ni mawazo ») expriment une situation de crise profonde. Papa Rémy et ses enfants avaient toutefois assez de ressources pour affronter les incertitudes et réduire leurs angoisses quotidiennes afin que, malgré tout, il puisse se façonner un certain équilibre à l‟intérieur du foyer et du quartier109. En effet, malgré la rupture avec la famille, qui représente dans ces contextes un grand réservoir de ressources fondamentales pour la survie, papa Rémy avait des ressources alternatives comme, par exemple, le soutien des collègues policiers, un parent qui payait l‟école aux enfants, l‟aide de Faustin et celle de la paroisse locale. La dimension dubitative qui active et alimente la sorcellerie se constitue ainsi quand les agents perdent la capacité de maîtriser « malgré tout » l‟action en cours. Lorsque les agents ne sont plus en mesure de mettre en perspective « ce qui se passe » dans une situation précise et durant un temps déterminé, l‟équilibre précaire s‟effondre et le spectre de la sorcellerie peut émerger. L‟accusation de sorcellerie faite à Jérôme se produisit lorsque papa Rémy se maria à sa cinquième femme. À ce moment-là, le rythme de vie quotidien du foyer fut perturbé par une série d‟événements qui intervinrent dans un espace de temps 109 Dans ce sens l‟arrivée et la présence du chercheur européen est un événement qui perturbe sensiblement l‟équilibre du foyer. Toutes sortes d‟imaginaires commencent à circuler autour de la famille concernée par une telle chance : certains des commentaires qui me parvinrent lors de mes visites chez Rémy étaient du genre : « Il s‟agit d‟un coopérant d‟une ONG venu pour récupérer les enfants », « Il fait partie d‟une mining [compagnie minière] locale », « Les prêtres sont en train d‟aider Rémy ». À d‟autres occasions, je sus que mes visites auprès de mes interlocuteurs avaient causé un refroidissement des relations avec certains voisins ou, dans d‟autres cas encore, la requête soudaine d‟emprunt d‟argent. 258 relativement bref. De 2004 à 2007, trois de ses petits-fils, la femme d‟un de ses enfants et un enfant convoyeur du foyer de papa Rémy, qui travaillait en Zambie, moururent. En outre, Faustin mourut également en lui laissant ses deux enfants à la charge. En plus de ces décès, d‟autres faits concomitants intervinrent et déstabilisèrent davantage le ménage de papa Rémy, ainsi qu‟il le raconte : « [On disait que] ma femme de Kabinda […] avait commis l‟adultère avec mon petit frère que j‟avais fait grandir à l‟école, […] la femme a commis cet acte mais […] quand c‟était comme ça, d‟abord moi je niais, parce que les gens peuvent te voir et te dire : “Eh monsieur, celui-là couche avec ta femme”, c‟est un exemple… ce sont les amis, c‟est seulement le jour où tu vas les attraper. Mais, parfois, quand j‟étais endormi, je faisais des mauvais rêves, je sursautais et je me disais : “Eh, qu‟est-ce qu‟il y a qui ne va pas ?” Les enfants qui étaient âgés [les enfants mariés] me disaient que la richesse [les produits du petit kiosque] était en train d‟être dilapidée pour rien car elle était [la femme] en train de l‟emmener chez elle. “C‟est vrai ?!” mais je n‟ai pas accepté. J‟ai alors appelé ses parents, je leur ai dit que je voyais que je n‟étais plus normal. Toutes les choses se terminaient comme ça » [Conv Ŕ RDC Ŕ 21]. La dimension dubitative qui se constitue à ce stade repose sur deux éléments cités par Rémy dans le passage ci-dessus et un troisième élément : les rumeurs concernant la femme de papa Rémy ; les « mauvais rêves » que papa Rémy commençait à faire ; et, ce qui n‟est pas explicité dans ce passage de son récit, une forte douleur à la jambe qui frappa Rémy pendant ces événements. La douleur à la jambe dont me parlait papa Rémy est un élément également important dans l‟évolution de l‟histoire de Rémy. Le mal que Rémy avait à la jambe fonctionnait comme « une modalité d‟attention somatique » participant à orienter les choix de Rémy dans son parcours de guérison110. À ce stade, il est plausible de penser qu‟il n‟y avait pas encore de connexion explicite entre ces deux éléments et les décès qui avaient frappé le ménage. D‟ailleurs, dans la citation ci-dessus, il apparaît assez clairement qu‟il n‟y avait pas encore d‟allusion 110 L‟expression somatic modes of attention est empruntée à Thomas Csordas (Csordas 1993) : « une forme d‟attention avec et envers son propre corps dans un milieu composé d‟objets matériels et de la présence corporelle d‟autres personnes » (cité par Minelli 2007 : 131) [traduction]. 259 précise à une volonté sorcière cachée derrière ces infortunes. En effet, papa Rémy s‟adressa en premier lieu à la belle-famille pour avoir des explications sur ce qui se passait au kiosque (« je voyais que je n‟étais plus normal »). Les mêmes rumeurs n‟étaient pas jusque-là trop prises en considération par papa Rémy (« c‟est seulement le jour où tu vas les attraper »). À partir de ce moment-là, la reconstruction de l‟histoire de papa Rémy devient très compliquée. En effet, dans nos conversations, quand j‟essayais de mettre de l‟ordre dans la succession des événements afin de comprendre quand et pourquoi il avait ressenti la nécessité de consulter des féticheurs et des pasteurs, papa Rémy était très confus111. En premier lieu, la difficulté de papa Rémy à rationaliser les motivations qui le poussèrent à recourir aux féticheurs et aux pasteurs me semblait aller de pair avec son impuissance, à l‟époque des faits, à maîtriser cette même situation. Dans de telles conditions, certains choix ne sont pas forcément pris en fonction de telle ou telle raison précise. Il est plausible de penser que, durant de tels moments d‟incertitude profonde et d‟égarement, la nécessité de faire un effort d‟interprétation majeur amène les agents sociaux à recourir à des féticheurs, des pasteurs ou des groupes charismatiques. En deuxième lieu, je crois que papa Rémy ne voulait pas s‟ouvrir complètement sur les questions qui l‟opposaient à sa belle-famille. En effet, au cours des entretiens, il émergea que, à l‟instar d‟autres relations précédentes, les rapports entretenus avec la belle-famille avaient été pour papa Rémy très compliqués. En particulier avec sa dernière femme, la « femme de Kabinda », les accusations réciproques que les deux parties s‟adressaient avaient créé un climat de forte tension qui poussa Rémy à chercher conseil auprès des pasteurs et des féticheurs. D‟un côté la belle-famille accusait papa Rémy d‟avoir « retourné112 à la maison la femme » 111 112 La reconstruction d‟événements passés à l‟aide d‟échanges communicatifs oraux n‟est jamais complètement cohérente et linéaire. Lorsqu‟on pense à notre propre vie passée, il est difficile de la reconstruire et de lier les événements passés dans un récit sans « trous » ni incohérences. En ce sens la confusion et la difficulté de papa Rémy à me relater certains passages compliqués de sa vie me parurent comme le signe d‟un véritable effort de reconstruction des événements passés. Il n‟était pas, contrairement à d‟autres entretiens que j‟eus, une version stéréotypée. Il est important de signaler que l‟expression « retourner la femme » (kurudisha bibi c‟est-à-dire « renvoyer » la femme dans sa famille) est d‟usage courant à Lubumbashi. En règle générale, lors d‟un mariage chez les Luba (Katanga et Kasaï), le choix de la femme à marier, la possibilité de divorcer, renvoyer et/ou récupérer sa propre femme appartient à la famille et à l‟homme. D‟ailleurs cette tendance est inscrite aussi dans un refrain qu‟on entend souvent à Lubumbashi : « C‟est l‟homme qui marie la femme et pas le contraire. » La conception de l‟homme qui choisit la femme est d‟ailleurs codifiée dans 260 sans véritables motivations ; de l‟autre papa Rémy reprochait à sa femme d‟avoir eu un comportement déplorable et d‟être partie de la maison d‟elle-même. Les récits de Jérôme m‟aidèrent, à ce stade, à combler les vides laissés par les récits de son père. Jérôme m‟aida à comprendre les motivations qui poussèrent son père à revoir sa position vis-à-vis des rumeurs sur le compte de sa femme et des rêves qui le faisaient sursauter la nuit. Jérôme m‟expliquait qu‟en effet la femme de Kabinda (sa marâtre) faisait des choses indicibles à la maison. Il me disait qu‟elle avait un « mauvais esprit/cœur » (« roho mubaya wa ule maman ») et qu‟elle passait les nuits sous la paillote à boire de la bière avec d‟autres hommes. Elle avait, me dit encore Jérôme, l‟habitude de faire ses « besoins » dans la paillote ou, des fois, dans les casseroles qu‟on utilisait pour préparer à manger. À cause de ces comportements intolérables, les disputes entre son père et la marâtre s‟étaient succédé jusqu‟au point où la rupture entre papa Rémy et la femme de Kabinda se produisit. 7.2 RUMEURS, REVES ET SOUPCONS Les rumeurs concernant l‟adultère de la femme et les vols au kiosque des produits alimentaires, associés aux tensions avec la belle-famille et inscrits dans une dimension onirique (« je faisais des mauvais rêves »), devinrent rapidement un catalyseur des réactions de papa Rémy vers une interprétation du comportement de sa femme, de ses enfants et des morts survenues dans un laps de temps relativement court. Dans ce sens, il est important à mon avis d‟étudier en quoi a consisté cette interprétation du comportement de ses proches. Il est assez commun de penser que les agents sociaux s‟interrogent sur le sens de leur vécu seulement lors d‟événements catastrophiques. Il semble plus plausible, par contre, qu‟il existe une forme de réflexivité le swahili du Katanga. Banamuowa, « ils l‟ont mariée », est un verbe où le sujet est toujours l‟homme ou la famille de l‟homme. Cependant, la femme a toujours des membres de sa famille qui sont responsables de son mariage. Le membre de la famille (père ou oncle) qui l‟a accompagnée au mariage peut intervenir pour gérer des problèmes dans le mariage. Le rôle d‟« intermédiaire » joué par un membre de la famille dans la gestion des conflits familiaux semble, dans certains contextes, fortement influencé par la paroisse catholique et remplacée de plus en plus par la figure des parrains de mariage. 261 quotidienne particulièrement plus sensible dans des conditions d‟extrême précarité. Dans cet ordre d‟idées, la réflexivité quotidienne des agents sociaux dans des conditions de vie incertaines devenues structurelles semble, lorsque des circonstances encore plus dramatiques se présentent, pousser l‟interrogation des événements au-delà du monde « visible ». Les discordes avec la belle-famille, les tentatives de contrôler le comportement des enfants apparaissaient comme autant d‟essais ratés de papa Rémy de reprendre la maîtrise de la situation. Confronté à ces échecs, la dernière ressource dont disposait papa Rémy pour agir sur la réalité qui l‟entourait était celle de la consultation du « monde invisible113 ». Devant l‟apparition de rêves révélateurs, il n‟est pas rare, au Congo, de se rendre auprès d‟un prédicateur ou d‟une autre figure charismatique afin de l‟interpréter en fonction de tel ou tel problème. D‟ailleurs, le même Rémy m‟avait raconté plusieurs fois avoir une certaine « familiarité » avec les pasteurs et les féticheurs. Il m‟avoua avoir eu recours, dans le passé, à la consultation de certains féticheurs dans des situations difficiles. Il me cita, en particulier, le cas de sa première femme qui eut des problèmes à concevoir (« elle ne mettait pas au monde, je l‟ai fait soigner chez les Noirs et chez les Blancs ») ; il me parla également de l‟échec de son deuxième mariage dû à des malentendus avec la belle-famille (« raison ya famille ») et à des problèmes de sorcellerie pour lesquels l‟intervention d‟un féticheur fut nécessaire. Inséré dans le cadre symbolique donné par le monde invisible, papa Rémy élargissait son champ d‟action, auparavant limité à l‟investigation de « ce monde », à l‟exploration de la dimension invisible de la réalité. Cet élargissement du champ d‟action donnait à Rémy de nouveaux moyens pour essayer de transformer une situation difficile et d‟affirmer sa position de force face à sa femme et ses enfants que, visiblement, il était sur le point de perdre. Dans cette optique, l‟interprétation sorcellaire des rapports entre monde visible et monde invisible, véhiculée par les « experts » (prédicateur, prophète, féticheur), se configure comme un processus de transformation qui investit différents 113 Par « monde invisible », j‟entends ici ce qui est défini par Filip De Boeck de la manière suivante : « Au Congo, tout comme ailleurs en Afrique, une autre réalité s‟est toujours dissimulée, sans que généralement cela fasse problème, sous la surface de la réalité visible » (2000 : 33). 262 champs sociaux et relations sociales conflictuelles de la vie de Rémy. La première consultation de papa Rémy se passa auprès des féticheurs qui opéraient à Kipushi114 : « C‟est ainsi que je suis allé à la prière. Là-bas on m‟a dit qu‟il y avait quelque chose qui n‟allait pas dans ma maison, entre nous, mari et femme. Je me suis rendu chez les baombi banaonaka (ceux qui prient et voient). Je suis allé dans les maisons des féticheurs, à Kipushi. Là-bas on m‟a dit : “Tu as ta femme […] elle a déjà détruit tous les enfants.” Maintenant, je suis moi-même malade, les féticheurs m‟ont dit : “Cette maladie de la jambe c‟est ta femme qui veut te casser la jambe, pour que tu restes paralysé, afin qu‟elle prenne la maison et reste avec les enfants” » [Conv Ŕ RDC Ŕ 21]. Cette première consultation produisit, dans le foyer de Rémy, une sorte de passage d‟un « temps ordinaire » à un « temps rituel », instauré afin d‟empêcher que la prédiction des féticheurs s‟accomplisse (Turner 1986, 1990). Par « temps ordinaire », j‟entends le rythme de vie d‟un foyer qui découle des activités quotidiennes prédominantes dans la structuration du temps, des espaces et des activités de la journée (préparer à manger, travailler, faire la lessive, aller à l‟école, etc.) ; et par « temps rituel » j‟entends un moment où ces mêmes actions routinières sont supplantées ou mises de côté en faveur d‟autres actions qui ont une allure rituelle, puisque prescrites par le pasteur ou par le féticheur (aller à l‟église à des horaires précis, prier plusieurs fois par jour pendant des heures, pratiquer le jeûne, s‟abstenir de manger certains aliments). J‟emprunte les concepts de temps ordinaire et temps rituel à Victor Turner (1986, 1990). Dans cet ordre d‟idées, la vie de papa Rémy avait été frappée par ce que Turner définit comme un « drame social ». Selon le schéma de Victor Turner, qui s‟inspire des Rites de passage d‟Arnold Van Gennep (1981), la rupture de papa Rémy avec sa femme et la belle-famille, ainsi que les décès répétés, ouvrirent une crise qui appelait nécessairement à une résolution. Les drames sociaux dont parle Turner finissent par impliquer toute la communauté villageoise. Pour Turner, le drame social ouvre une crise qui précède la résolution du conflit par des instances juridiques ou religieuses, laquelle 114 Kipushi est une ville située à 30 kilomètres de Lubumbashi. 263 mènera, en fin de course, à la réintégration par les transgresseurs des normes sociales ou bien au contraire à leur éloignement. J‟emprunte ici seulement les deux premières phases du schéma de Turner : la rupture de l‟ordre quotidien provoqué par le drame social (en l‟occurrence individuel) et la crise qui en découle. En effet, dans les contextes urbains de Lubumbashi, le drame d‟une famille ou d‟un individu peut rester « privé », c‟est-à-dire que seul le cercle restreint de la famille en a connaissance ou, tout au plus, est-il partagé avec les membres de l‟Église. De toute manière l‟implication de la « communauté » n‟est pas évidente, compte tenu du fait qu‟en ville il est difficile de cerner une communauté bien définie. Cependant, ce qui nous intéresse le plus ici dans le schéma proposé par Turner est le changement de « qualité » que subissent le temps, les espaces et les actions de la vie quotidienne en passant d‟un cadre « profane ou séculaire » à un cadre rituel (Turner 1986 : 55). Les féticheurs consultés à Kipushi (papa Rémy les appelait « une maman et un papa traditionnels ») représentaient la première étape d‟une longue série de consultations auxquelles papa Rémy recourut afin de dévoiler, comme lui-même le dit, « les causes cachées qui demeureraient derrière son état de ne plus être normal ». La vie et les habitudes quotidiennes de toute la famille changèrent et furent, dès ce moment, reformulées en fonction des visites auprès des figures religieuses et « traditionnelles ». Le même papa Rémy me raconta avoir fait plusieurs allers et retours à Kipushi pour respecter les indications des deux féticheurs. Il n‟explicita pas avec précision la raison mais, après un certain temps, Rémy abandonna « la maison des féticheurs » pour s‟engager dans un parcours de délivrance à l‟église catholique Saint-Kizito, située dans le quartier Kisanga. À Saint-Kizito, le groupe de renouveau charismatique priait pour lui et pour ses enfants afin de trouver les causes des maux qui affligeaient le foyer. Chaque jour à la sortie du travail, à 14 heures, papa Rémy se rendait à l‟église, souvent en suivant les indications des intercesseurs, sans rien manger. Nous sommes, à ce stade de la consultation de l‟invisible, à un point où le cadre symbolique du « combat spirituel », proposé par les différentes figures interpellées par Rémy, avait pris le dessus. Toutefois, les membres du groupe charismatique de Saint- 264 Kizito ne furent pas en mesure d‟aider Rémy. Les mêmes membres du groupe admirent que leurs prières n‟avaient pas eu les effets attendus. Le « combat » dont ils parlaient (« ah ! papa tu as un combat ! ») nécessitait selon eux une intervention plus puissante. C‟est d‟ailleurs sur les conseils de ces derniers que papa Rémy fit le pas décisif vers « la personne qui avait finalement dévoilé le secret » : l‟intercesseuse de Kalemie. Avant de continuer l‟histoire de papa Rémy avec l‟intercesseuse de Kalemie, je voudrais m‟arrêter sur les dimensions symboliques du rêve et du monde invisible telles qu‟elles sont suggérées par son récit. La présence de causes cachées dans un monde invisible avait été mise en évidence par Rémy tôt dans nos entretiens, dès qu‟il avait fait allusion aux rêves qui depuis quelque temps le hantaient la nuit (« parfois quand j‟étais endormi, je faisais des mauvais rêves »). L‟évocation de la dimension onirique dans de telles situations n‟est pas fortuite. Les rêves, en effet, relèvent d‟une dimension « autre » que celle du monde réel, qui renvoie à celle du monde invisible où les tensions des problèmes vécus dans la vie quotidienne prennent une tournure sorcellaire. Les exemples les plus souvent cités sont ceux de l‟étranglement nocturne, le rêve de personnes (les sorciers) qui marchent sur la toiture ou encore les souris (ou d‟autres animaux effrayants) qui observent le corps endormi de celui qui rêve. Dans tous les cas que j‟ai pu suivre à Lubumbashi, les rêves ont une incidence directe sur la vie et la conduite des individus et ont une importance fondamentale dans les affaires de sorcellerie. D‟une manière générale, les rêves de l‟ensorcelé sont analysés et manipulés par les pasteurs ou les féticheurs dans la construction discursive de l‟affaire de sorcellerie. Les rêves de ces derniers jouent également un rôle fondamental dans l‟évolution de l‟affaire et pour dévoiler le sorcier ou l‟ensorceleur. Papa Rémy ne fait pas exception à cette tendance plus générale. L‟article Signification traditionnelle du rêve et psychologie moderne, un problème d’enseignement, du bulletin CEPSI (Erny 1971), nous offre une interprétation intéressante des significations traditionnelles rattachées aux rêves au Congo qui, en partie, semble être valable pour encadrer le comportement de papa Rémy vis-à-vis de ses songes. L‟étude dégage, en premier lieu, trois fonctions rattachées aux songes par les 265 populations congolaises : 1. le rêve est un moyen de communication ; 2. les rêves ont une incidence directe sur la vie et la conduite des individus et des communautés ; 3. le rêve demande à être interprété (ibid. : 56). En tant que moyen de communication, les rêves sont « la voie privilégiée qu‟empruntent les Invisibles pour communiquer avec les hommes » (ibid.). Qu‟il s‟agisse d‟un défunt proche, d‟une divinité, d‟un esprit qui se manifeste dans le songe ou tout simplement d‟une intuition personnelle, ce qui est fondamental dans la fonction du rêve est la capacité de « faire le pont entre les deux faces de la réalité, la visible et l‟invisible » (ibid. : 57). De manière analogue, papa Rémy, après ses mauvais rêves, avait effectivement changé de comportement : il avait essayé de vérifier ses rêves par les faits et les avait rapportés à l‟activité diurne pour se rendre compte si effectivement il revivait les situations oniriques. La capacité de « voir » une autre dimension, comme celle du rêve ou celle de la sorcellerie, n‟est pas censée appartenir au commun des mortels. Elle exige l‟intervention d‟un « spécialiste » qui possède la capacité de consulter « l‟autre monde » avec une autre paire d‟yeux. C‟est d‟ailleurs la demande d‟interprétation du rêve qui poussa Rémy, sur les conseils de Faustin, à se rendre auprès des premiers féticheurs de Kipushi. Dans ce sens, l‟importance que papa Rémy donne aux rêves, et à la dimension qui se cache derrière eux, est témoignée par une allusion répétée au fait de ne pas disposer « d‟autres yeux », « de n‟avoir que deux yeux » (« niko na mancho mbili »). L‟expression « je n‟ai que deux yeux » utilisée plusieurs fois par papa Rémy fait allusion à la communication entre « ce monde » et « l‟autre monde », ce dernier visible seulement par certaines personnes. En particulier, dans le récit de papa Rémy, l‟autre monde semble devenir un espace, bien qu‟imaginaire, où prend forme tout ce qui est méconnaissable dans le monde des relations réelles. En ce sens, le fait que l‟interprétation sorcellaire soit le mode privilégié de cette mise en forme semble refléter le malaise qui caractérise les interactions quotidiennes. Une fois qu‟il a échoué dans la reprise par lui-même du contrôle de la situation, la communication entre le monde visible et le monde invisible sert alors à papa Rémy à redéfinir le champ des relations sociales dans lequel il se trouve et il agit : les relations avec la femme, la belle-famille, les enfants et les voisins. La consultation du monde 266 invisible canalise, donc, un malaise particulier ressenti dans les rapports sociaux avec des proches, qui normalement demeure socialement invisible et incommunicable. Dans la tentative de trouver une solution à ce malaise, les frontières entre famille et voisinage sont remises en question. La remise en question de ces limites fait émerger le conflit dans le foyer et rend explicite ce qui sera confirmé plus tard par la féticheur de Kalemie : sa propre femme et la belle-famille veulent du mal à papa Rémy. De plus, dans l‟interprétation sorcellaire, tout membre de la famille peut être soupçonné de conspirer contre le bien-être et de convoiter les biens possédés par la victime. Les voisins, de manière analogue, deviennent des agresseurs potentiels aussi bien que des alliés. Ces derniers, en se situant en dehors du noyau familial, peuvent aider et conseiller la victime d‟une attaque de sorcellerie à « y voir clair ». Tel fut le cas du frère policier de papa Rémy qui démontre, d‟ailleurs, l‟importance du réseau social représenté par les collègues policiers évoquée dans le paragraphe précédent. À mon sens, il n‟est pas surprenant que le premier à suggérer à papa Rémy de consulter les féticheurs de Kipushi (la première consultation) ait été Faustin, qui vivait dans la même parcelle. En effet ce personnage se situe à la limite des relations familiales et de voisinage. Dans les familles où les relations familiales sont contestées et souvent difficiles à tracer, à l‟instar du foyer de papa Rémy, les enfants peuvent également se placer sur ces limites, en deçà ou au-delà de la famille, en dehors d‟elle ou en dedans. Cela est vrai surtout dans le cas de familles recomposées où la présence d‟une marâtre ou d‟un parâtre peut causer des problèmes dans la construction d‟un sentiment familial avec les enfants issus d‟un mariage précédent. Les enfants se positionnent sur une limite contestée lorsque, par exemple, ils sont nés hors mariage ou lorsque l‟un des deux parents est inconnu. La méconnaissance de la paternité des enfants empêche l‟alliance entre deux familles et met en péril la survie des enfants et du foyer même. L‟angoisse qui s‟ensuit est souvent associée au « deuxième monde », en ce sens que tout ce qui se trouve « dans l‟autre moitié » (mu kipande kingine) est inconnu et est source d‟incertitude et de mort. Papa Rémy, dans certains passages de ses récits, essayait d‟exprimer ce concept. Durant une conversation que j‟ai eue avec Philippe, ce dernier lui posa une question qui, sur le coup, me sembla insignifiante. Inscrite dans l‟ordre d‟idées d‟une logique 267 sorcellaire, entendue comme le miroir d‟une situation de vie précaire et incertaine, la réponse que donna Rémy me sembla par la suite très significative. Ce qu‟on ne peut pas voir, répondit papa Rémy, c‟est tout ce qui appartient au monde de la sorcellerie ; celui qui ne possède que deux yeux ne peut rien voir de l‟autre monde. L‟idée que l‟enfant célèbre le mariage dans le monde de la sorcellerie semble véhiculer l‟angoisse d‟avoir une fille enceinte sans connaître le partenaire responsable de la grossesse. Dans un cas pareil, papa Rémy dit que les enfants nés de cette union proviennent d‟une « moitié inconnue » (kipande kingine) : Philippe : « À supposer par exemple aujourd‟hui, ce que je donne, c‟est une supposition… les enfants dans le monde, à supposer que Jérôme vienne vous dire : “Papa Rémy, ces enfants du monde, les voiciˮ, ce sont des petits-enfants, vas-tu les accueillir ou ne pas les accueillir ? » Rémy : « […] papa, toi, tu vas accueillir quelque chose que… Moi j‟ai deux yeux… […] moi, tout d‟abord, je ne les vois pas, comment puis-je accepter ? […] Je dis à tous mes enfants que celle-là qui va mettre au monde un enfant sans père, je ne vais pas l‟accueillir. Parce que moi, je vous ai mis au monde avec vos mamans, moi j‟ai fait ma vie […] Je ne peux pas les accueillir, accueillir les gens que je ne vois pas, ce ne sont pas des hommes, ce sont des hommes qui sont dans un autre monde. Nous ne savons pas comment ils sont » [Conv Ŕ RDC Ŕ 21]. 7.3 ACCUSATION ET CIRCULARITE DE LA SORCELLERIE Mais reprenons l‟histoire de papa Rémy. Nous avons vu que, après avoir consulté les féticheurs de Kipushi et avoir eu recours au groupe charismatique de SaintKizito, les membres de ce groupe lui avaient suggéré d‟aller voir une intercesseuse, une femme plutôt renommée en ville, que Rémy appelait « la femme de Kalemie115 ». Laissons Rémy raconter cet épisode : « […] J‟ai deux yeux… il fallait dévoiler le secret. La personne qui avait dévoilé le secret, c‟était seulement la maman de Kalemie […] la maman kitawala. Chez elle on a duré, j‟ai fait presque 115 Kalemie, anciennement appelée Albertville, est une ville située sur la côte occidentale du lac Tanganyika, dans le district de la République qui porte le même nom. 268 neuf mois. Nous sommes allés jusqu‟au Bel-Air mais elle avait déménagé à Ruashi. Nous l‟avons suivie. C‟est avec elle qu‟on a commencé à me soigner jour après jour. On priait pour moi et finalement [la douleur à] ma jambe s‟est apaisée. Finalement j‟étais guéri. Je partais d‟habitude d‟ici [quartier Kisanga] pour me rendre là-bas [à la commune de Ruashi] avec tous les enfants. D‟autres fois elle venait ici, je l‟avais même appelée deux fois à la maison. [Elle] a commencé à me détailler tout ce qui se passait dans ma maison […]. Elle me disait que la fille [Aimée] était aussi concernée [par la sorcellerie] mais qu‟elle ne voulait pas donner ces choses [les fétiches, les objets qui confèrent le pouvoir dans le monde de la sorcellerie]. À un certain moment, elle nous avait liés même au service et je ne trouvais plus d‟argent. Je rentrais à la maison comme ça [sans argent, sans rien à manger], parfois deux jours sans manger. La femme de Kalemie m‟avait dit qu‟elle allait résoudre elle-même tous ces problèmes… elle a juste demandé une bougie rouge. C‟est ainsi que je lui ai donné de l‟argent pour la chercher. Durant les cérémonies elle allumait la bougie et elle lisait des passages de la Bible. Elle lisait et moi je la laissais faire » [Conv Ŕ RDC Ŕ 21]. À partir de cet extrait, on comprend que l‟intercesseuse de Kalemie, qui appartenait au mouvement Kitawala116, renoua les éléments d‟une histoire que papa Rémy avait peu à peu construite au fil des mois grâce aux consultations précédentes des féticheurs et des membres du groupe charismatique. Il faut remarquer que la fréquentation assidue d‟une église du réveil ou d‟un mouvement syncréthique comme le Kitawala est souvent accompagnée par de longues conversations entre le pasteur/intercesseur/prédicateur et le fidèle de l‟église. Tout en n‟appartenant pas au mouvement des Églises du réveil, le Kitawala, mouvement syncréthique, partage plusieurs éléments qu‟on peut retrouver dans le mouvement néopentecôtiste : par exemple les luttes antisorcellerie, l‟importance du baptême du 116 Le Kitawala est l‟un des plus anciens mouvements syncréthiques religieux du Congo. Le mouvement a ses origines dans le mouvement des Témoins de Jéhovah. Le nom « Kitawala » provient, en toute probabilité, d‟une déformation du nom Watchtower (Tour de garde), la société et la revue internationales (cette dernière créée en 1879) du mouvement. Le mouvement Kitawala naquit au Katanga dans les années 1920 et, en suivant la voie ouverte par le kimbaguisme, proposait une forme particulière de religiosité basée sur un nouveau catéchisme à l‟africaine (avec chant, danse et transe) sur un fond de revendication socio-politique des valeurs traditionnelles de la culture africaine (Bazonzi 2006). Le message prôné par le mouvement du réveil Kitawala se focalise sur le combat spirituel contre la sorcellerie, la purification de la société et l‟existence d‟un Dieu noir. 269 fidèle, la démonisation des fétiches, la doctrine religieuse du millénarisme qui annonce l‟Apocalypse imminente. Tout comme dans les Églises néopentecôtistes, les pratiques de traitement de la sorcellerie consistent en la prière continue, l‟usage des conversations/confessions, le témoignage des fidèles à l‟assemblée. Les conversations, que, dans les églises d‟inspiration pentecôtiste, on appelle « cures d‟âme117 », sont une sorte de recueil d‟informations sur la biographie de la personne afin de favoriser l‟expression de son vécu. Les cures d‟âme ont pour objectif d‟instaurer une relation entre le pasteur/intercesseur et la personne afin que le premier ait des éléments sur lesquels bâtir son diagnostic, sous forme de prophétie ou de vision, et prescrire les remèdes. Il est plausible de penser que, en passant d‟une église à l‟autre, les fidèles proposent des éléments récurrents issus d‟une consultation précédente. Les figures chargées des cures d‟âme, ou des conversations/confessions avec les croyants, sont de ce fait en mesure de reprendre les parties et les éléments interprétatifs de l‟histoire de la personne dégagés par d‟autres avant eux et, par la suite, de les reformuler dans une énonciation nouvelle et plus efficace aux yeux de leurs fidèles. La femme de Kalemie, de manière analogue, reprit les morceaux d‟une histoire qui avait déjà été partiellement façonnée des mois en arrière. En effet, dans les versions précédentes, nous l‟avons vu, les enfants de Rémy avaient été « détruits » et entraînés dans le monde de la sorcellerie par leur mère et marâtre, la femme de Kabinda. Les féticheurs de Kipushi, en particulier, avaient formulé la même accusation, en utilisant presque la même structure narrative et les mêmes mots que prononça l‟intercesseuse de Kalemie longtemps après eux : la femme de Kabinda était sorcière ; elle voulait s‟emparer de biens de papa Rémy ; en l‟absence de son père les enfants avaient été « abîmés » par leur mère qui leur avait « donné » la sorcellerie à travers des feuilles de manioc et des arachides. 117 Pour l‟analyse des cures d‟âme et des pratiques des églises et mouvements d‟inspiration pentecôtiste, voir le chapitre « Les Églises néopentecôtistes ». Pour une analyse des consultations individuelles (cures d‟âme) comme moment préalable à la délivrance collective dans les Ministères et les Centres de délivrance de l‟Afrique de l‟Ouest (Burkina Faso, Ghana et Côte-d‟Ivoire), voir Fancello (2008). 270 On peut toutefois constater que si l‟accusation des premiers féticheurs n‟obtint guère d‟effets, à l‟exception de celui de renforcer le doute de Rémy sur une agression sorcière à son égard, l‟accusation de la femme de Kalemie eut des conséquences bien plus violentes, surtout en ce qui concerne les enfants. En outre, elle eut l‟effet de fidéliser papa Rémy à ses services (« chez elle on a duré ») et amena à la rupture définitive du mariage. À la lumière de ces considérations, je voudrais focaliser l‟attention sur deux points. Premièrement, l‟action de l‟intercesseur se déroule dans un cadre symbolique relatif à la sorcellerie, assez commun et répandu à Lubumbashi ainsi qu‟au Congo, qui est mobilisé par toute une série de figures (prédicateur, pasteurs, féticheurs, etc.) dont les profils ne manquent parfois pas de se superposer l‟un l‟autre. Ce cadre symbolique relève d‟« un arrière-fond théoriquement supposé, une instance qui donne aux événements un sens : il aide à “voir”, à lire ce qui est censé “se trouver au-delà des événements” » (Yengo 2008 : 302). Néanmoins, ce cadre de référence, sur lequel se joue l‟interprétation sorcière, n‟est nullement suffisant pour que celle-ci prenne pied. En effet la croyance en la sorcellerie n‟est pas envisageable comme une adhésion aveugle à une foi ou à une série d‟idées et d‟images. Il faut qu‟au moins deux autres conditions soient réunies afin que celle-ci puisse exercer son emprise sur les individus : premièrement, la cohérence et la l‟aspect global du récit fournis par la personne qui opère le traitement de la sorcellerie. L‟interprétation et les récits qu‟elle propose doivent réunir tous les événements frappant l‟ensorcelé dans une seule trame. Deuxièmement, l‟autorité dont l‟« expert » jouit dans la communauté où il opère. Avant d‟identifier ces trois éléments, je me demandais, à ce stade de la reconstitution de l‟histoire de Rémy, pourquoi il n‟avait pas continué les démarches auprès des féticheurs de Kipushi si, par la suite, l‟intercesseuse de Kalemie lui révéla un scénario très proche du leur. Les réponses à cette question sont multiples et papa Rémy ne fut jamais très explicite sur les motivations qui le poussèrent à abandonner les féticheurs de Kipushi. Une des raisons qui peut l‟avoir influencé est la distance qu‟il était contraint de parcourir pour rejoindre la ville de Kipushi. Les dépenses quotidiennes pour les déplacements 271 peuvent avoir joué un rôle dissuasif. Toutefois, il n‟est pas surprenant que papa Rémy ait « duré neuf mois » chez la femme de Kalemie puisque, contrairement aux autres fois, les consultations produisirent des effets concrets sur sa vie. En effet, la douleur qu‟il ressentait à la jambe s‟apaisa (« finalement j‟étais guéri ») et la femme de Kabinda abandonna définitivement la maison. En dépit des différentes accusations dirigées contre la femme de Kabinda, Rémy avait essayé à plusieurs reprises de négocier une solution avec l‟oncle de la femme en charge du mariage, malgré les fréquentes disputes qui s‟ensuivaient au retour des consultations à l‟église. Les discussions, me disait Jérôme, étaient âpres et souvent violentes. En dépit des tentatives de papa Rémy de régler l‟affaire, l‟énième accusation de sorcellerie fut le coup de grâce qui rompit le mariage : « C‟est ainsi que je pensais que je pouvais pas rester encore avec ma femme. […] Elle avait enfin fait ses bagages et elle était allée appeler son oncle. J‟ai discuté avec son oncle qui m‟accusait de l‟avoir chassée alors que c‟était elle qui avait fui. C‟est ainsi qu‟une fois partie je ne l‟avais plus suivie… » [Conv Ŕ RDC Ŕ 21]. L‟action rituelle de l‟intercesseuse avait eu les résultats attendus par papa Rémy. À travers les prières de la femme de Kalemie, on peut penser que Rémy commençait vraiment à « y voir clair », à retracer, en somme, le fil des événements, c‟est-à-dire la trame globale et cohérente qui rend l‟accusation de sorcellerie crédible. Il s‟agit bien de la deuxième condition à laquelle je faisais allusion plus haut dans le texte. Enfin, la troisième condition est l‟autorité que la collectivité donne à celui qui prononce l‟accusation et prétend avoir les moyens et/ou les pouvoirs pour contrer l‟action du sorcier. Outre la renommée dont elle jouissait en ville, la femme de Kalemie gagna de l‟autorité aux yeux de Rémy par la correspondance entre ses visions et les événements qui se produisirent par la suite. L‟identification du sorcier, en particulier, fut évidente pour Rémy du fait que sa femme ne rentra plus à la maison. Dans de telles circonstances, la fugue équivaut à un aveu de culpabilité. 272 La force d‟une accusation de sorcellerie « validée » par la présence des trois conditions minimales (cadre symbolique partagé, corrélation entre action rituelle et faits réels, autorité de l‟intercesseur) est, cependant, loin de se limiter au fait d‟être crédible et de pousser à la fugue l‟accusé. Au contraire, elle prend de la vigueur dans le mécanisme de contagion qui s‟ensuit. En suivant ce mécanisme, le sorcier, bien qu‟il ait fui, est censé « avoir contaminé » ou « avoir donné » la sorcellerie (kupatia uloji) à d‟autres individus de son entourage. Ce qui correspond, dans le cas de papa Rémy, à l‟implication de sa fille Aimée et par la suite de Jérôme. Le cercle vicieux d‟accusations qui s‟instaure met en marche une recherche continuelle de preuves qui puissent les alimenter davantage, les confirmer et dévoiler les autres complices. La recherche de preuves entamée par cette nouvelle vague d‟accusations s‟articule autour de deux cordonnées principales : les cordonnées temporelles et les cordonnées du champ des relations sociales dans lesquelles les agents sociaux opèrent. En ce qui concerne la dimension temporelle, la recherche de preuves s‟applique tant au temps présent qu‟au temps passé partagés par le sorcier et la victime. Dans ce sens, l‟accusation a une fonction de condensateur de tous les événements passés en mesure de reproduire une reconstruction cohérente des méfaits du sorcier. En ce qui concerne la dimension relationnelle de l‟accusation, la recherche des complices instaure ce que Peter Geschiere (1995 : 63-64) a appelé la « circularité » de la sorcellerie. L‟accusation provoque, à son tour, un tourbillon d‟imputations qui n‟épargne personne. C‟est à ce stade que, plus clairement, l‟interprétation de la sorcellerie se révèle un dispositif qui produit une série de discours et pratiques sur les liens sociaux, familiaux et de parenté entendus comme relatedness. L‟interprétation sorcellaire explique les décès et les malheurs de la maison à travers l‟inversion de tous les aspects qui façonnent les liens familiaux. Les objets d‟usage quotidien ont pour leur part une importance remarquable dans cette inversion. Nous allons le voir ci-après dans l‟histoire de Jérôme. Cet aspect sera davantage développé dans le prochaine chapitre. Il est bien de rappeler, toutefois, que cette inversion a pour fonction de rétablir l‟ordre social et les rapports de forces initiaux. L‟autre axe sur lequel s‟instaure le raisonnement sorcier est celui de la contagion. Le tourbillon d‟imputations se répand à son tour suivant deux 273 directions principales : la première est celle d‟une décharge ou d‟un partage de responsabilité de l‟accusé avec d‟autres personnes afin d‟alléger le poids des sanctions et des actes qu‟on lui impute118. La deuxième direction suit les rapports de forces, mettant en avant, d‟un côté, les aspects « accumulateurs » de la sorcellerie qui servent à expliquer l‟accumulation de richesse, de pouvoir et de succès par un petit nombre de personnes (Geschiere 1995 : 95) ; de l‟autre les aspects « égalisateurs119 ». Je me rendis compte personnellement de cette règle générale de la sorcellerie (personne n‟est épargné par le soupçon) durant mes visites chez papa Rémy. Apparemment, lui non plus n‟était pas à l‟abri d‟un possible soupçon. À ce propos, je me souviens que, dans la deuxième conversation, papa Rémy commença le récit de sa vie avec deux anecdotes qui provoquèrent des soupçons chez Julien, le collaborateur qui m‟accompagnait. Julien m‟avoua que, après avoir entendu les récits de Rémy, il le soupçonnait d‟avoir lui aussi « quelque chose à cacher ». La première anecdote concernait le recours de Rémy, à peine marié avec sa première femme, à la médecine traditionnelle pour les problèmes que sa femme avait pour concevoir ; la deuxième était un possible recours aux fétiches pour obtenir le succès comme footballeur. Je fus assez étonné par les interprétations que Julien donna de ces faits : « Apparemment lui aussi cache quelque vérité… il faut remonter la filière, il se peut qu‟il soit allé chercher des fétiches quand il était footballeur120. » Cette première direction renvoie à l‟interprétation psychique du pouvoir sorcier qui avait été soulignée, déjà en 1935, par Evans-Pritchard dans son travail sur les Azandé (Evans-Pritchard : 1935). André Mary met par contre l‟accent sur le fait que des lectures qui s‟efforcent de donner une version acceptable de la sorcellerie « comme facteur de régulation des conflits intrafamiliaux, instrument d‟éradication de la violence et de réintégration du sorcier dans la communauté […] passent sous silence les ressources curatives de la décharge d‟agressivité sur un autre persécuteur » (1998, 13). 119 Il faut rappeler que d‟autres anthropologues qui ont étudié la sorcellerie en Afrique vont aussi dans la même direction. Marc Augé (1975) avait souligné, dans son célèbre ouvrage Théorie des pouvoirs et idéologie. Étude de cas en Côte-d’Ivoire, la nécessité de distinguer soupçons et accusations, car si l‟on soupçonne les riches et les forts (aspect accumulateur de la sorcellerie), on accuse les faibles et les démunis (aspect égalisateur de la sorcellerie). 120 Je crois ne pas abuser de la confiance de mon collaborateur si j‟affirme que Julien partageait le même cadre de référence symbolique relatif à la sorcellerie que Rémy, de même que beaucoup d‟autres Congolais. En particulier, dans les soupçons de Julien émergeaient les aspects accumulateurs dont parle dans son ouvrage Peter Geschiere (1995), c‟est-à-dire le recours à la sorcellerie, en particulier aux fétiches (dawa en swahili de Lubumbashi), pour obtenir la réussite dans la vie. Dans le cas de papa Rémy, bien évidement, il s‟agissait de la réussite dans le sport. Toutefois, comme l‟explique Geschiere, « le djambe [sorcellerie] présente des risques pour chaque personne qui s‟y aventure. Tel est le revers : le djambe donne des puissances nouvelles, mais il contient aussi des menaces mortelles » (ibid., 63). En 118 274 En dépit des soupçons que mon collaborateur avait sur papa Rémy, la fugue de la femme de Kabinda eut pour conséquence l‟implication directe d‟Aimée et Jérôme dans le plan meurtrier dévoilé par l‟intercesseuse. En effet, si les enfants avaient été jusqu‟alors considérés comme des victimes de la sorcellerie (« ces enfants sont déjà abîmés »), après la séparation de leur père avec la femme de Kabinda, Aimée et Jérôme assumèrent un rôle actif dans l‟accusation en devenant les complices de la sorcière en fugue. À l‟instar des « enfants antennes » auxquels je faisais allusion dans le chapitre 6, Aimée et Jérôme furent identifiés comme des « envoyés » de la sorcière, afin que celleci, même à distance, puisse toujours être au courant de ce qui se passait à l‟intérieur de la maison et continuer la mission de destruction et de « blocage ». Dans cet ordre d‟idées, la maladie dont souffrait Aimée depuis des années et les fugues répétées de Jérôme ne pouvaient être que les preuves écrasantes de leur pacte avec la femme de Kabinda. La maladie d‟Aimée, qui était la fille d‟un précédent mariage de la femme de Kabinda, était appelée par papa Rémy nkuka. Cette maladie se traduit par une hypoprotéinose, appelée communément à Lubumbashi kwashiorkor. La carence en vitamines, causée par un régime de sous-alimentation, produit un dysfonctionnement de la croissance physique. Les enfants qui, comme Aimée, souffrent de sous-nutrition subissent une importante perte de masse corporelle, ce qui leur donne une allure de « petits enfants » même lorsqu‟ils atteignent l‟âge de 12 ou 13 ans. Pour l‟intercesseuse de Kalemie, le « blocage » dont Aimée était victime était la preuve du pacte scellé par celle-ci avec sa mère dans le monde des sorciers. Elle avait sacrifié, à la croire, son corps en contrepartie d‟un pouvoir, « un grade de chef », dans le effet, dans ce que me dit Julien il y avait ce message implicite : papa Rémy était probablement à son tour coupable de s‟être « mêlé à ces affaires floues », d‟où on pouvait tirer l‟origine de la série des problèmes qui affligeaient son foyer, autrement inexplicable. L‟imaginaire congolais sur l‟usage des fétiches prescrit d‟ailleurs des règles précises : « aller chercher » ou « toucher les fétiches » comporte le respect d‟un grand nombre d‟interdits qui changent en fonction du fétiche, du résultat qu‟on espère obtenir, et du féticheur qui les manipule. L‟infraction d‟un de ces interdits mène inévitablement à une vie pénible et pleine d‟infortunes. Les éléments discursifs mobilisés par Julien relèvent, à mon avis, également de l‟implication et de la fréquentation de Julien d‟une église pentecôtiste de la place, l‟église « Viens et vois ». En effet, dans ce type d‟église, le recours à la médecine traditionnelle est une pratique fortement stigmatisée et taxée de pratique de sorcellerie au même titre que la consultation d‟un féticheur ou la manipulation de fétiches. 275 monde de la sorcellerie. La persistance de la maladie était d‟ailleurs une conséquence de ce pacte. Aimée, expliquait encore l‟intercesseuse, ne pouvait pas toutefois avouer la complicité avec sa mère. Si elle le faisait, elle était morte. Le fait d‟avouer équivalait, dans la pratique de l‟intercesseuse, à « faire sortir les choses » (kutosha bintu ya buloji). Les « choses de la sorcellerie » sont d‟habitude identifiées avec des objets d‟usage quotidien comme la casserole pour préparer le bukari, les assiettes, un balai, un morceau de pagne, une bouteille vide, une ficelle. Dévoiler et donner les « choses » (bintu) qui contiennent le pouvoir sorcier (pour les anéantir, elles seront par la suite brûlées) représentent, pour celui qui les possédait, une perte de son pouvoir et il court le risque d‟être sacrifié lui-même par les sorciers. Aux yeux de l‟intercesseuse, c‟était pour cette raison qu‟Aimée résistait et qu‟elle apparassait comme profondément impliquée dans la sorcellerie (« elle est loin, on l‟a cachée », disait papa Rémy), au point que même les prières et les actions rituelles ne produisaient pas d‟effets. Le discours de la sorcellerie dessine, dans de tels cas, un cercle vicieux qu‟il est difficile de briser. Outre le tourbillon d‟accusations (contagion), la complexité de l‟accusation réside dans l‟inversion qu‟elle produit, qui n‟est pas sans contradictions : tout en suggérant une étiologie de la maladie et une solution au conflit intrafamilial (restauration de l‟ordre familial initial), elle exacerbe les causes à la base même de la maladie et du conflit en produisant des conséquences irréversibles. En ce qui concerne Aimée, il est plausible que, après la détérioration progressive des conditions de vie dans le foyer au cours des séances de délivrance (« elle nous avait liés même au service et je ne trouvais plus d‟argent »), les jeûnes imposés par l‟intercesseuse « pour la purification de son âme » eurent l‟effet de faire empirer l‟état de santé de l‟enfant jusqu‟au point de la conduire à la mort. Papa Rémy ainsi se souvenait de la mort d‟Aimée : « La fille avait 17 ans et ne grandissait pas. On lui demandait pourquoi et elle acceptait [d‟être dans le monde de la sorcellerie]… il y avait des assiettes qui brillent à la maison que nous utilisions pour manger. Chacun [avait] son condiment, sa propre assiette et son bukari. À un moment donné les assiettes ne deviennent que deux, on savait pas où étaient parties les autres. 276 [L‟intercesseuse] me dit de poser seulement la question à leur grande sœur Aimée […] “Aimée, où sont parties les assiettes ?”, je lui demandai. Elle me répondit : “Papa, c‟est la grande sœur [dada, elle se réfère à sa mère] qui me dit de prendre ces assiettes puisque c‟est sur ça qu‟on mange dans le monde [le monde de sorcellerie]”. C‟est ainsi que j‟ai remarqué que cet enfant était sorcière, je me suis dit que j‟allais maintenant la taper. Alors elle me disait : “Papa, ne me tape pas, laisse-moi parler. Nous allons [dans le monde], c‟est dada [la mère] qui vient nous prendre ici avec Jérôme. Là-bas dans le monde, je suis mariée, j‟ai trois enfants, Jérôme en a deux et il a même un serpent dans la brousse… […].” Pendant ces mois, on lui avait dit de cesser avec tout cela car sinon elle serait morte. Tel que l‟on a dit, elle est morte » [Conv Ŕ RDC Ŕ 57]. La confession et le décès d‟Aimée réorientèrent soudainement l‟accusation de sorcellerie vers Jérôme. D‟après les propos de papa Rémy, on s‟aperçoit que les moyens violents employés par lui-même (« je me suis dit que j‟allais maintenant la taper ») et par l‟intercesseuse (à travers les jeûnes) furent déterminants à mettre Aimée sous pression pour qu‟elle avoue. Je voudrais souligner des éléments de l‟extrait proposé ci-dessus, récurrents dans l‟imaginaire de la sorcellerie, qui nous aident à encadrer le passage d‟accusation d‟Aimée à Jérôme : 1. La mort d‟Aimée est interprétée comme un signe du sacrifice d‟elle-même pour « ne pas avoir sorti ces choses-là » (bile bintu). Le décès de l‟enfant fait partie du mécanisme qui reconfirme l‟efficacité de l‟action de l‟intercesseuse selon une correspondance qui s‟établit entre ses prédictions (visions) et le déroulement successif des faits (« tel que l‟on a dit, elle est morte »). 2. Le serpent que Jérôme avait dans la brousse est un symbole puissant et « performant » dans l‟exégèse sorcière de la réalité. Il suggère sans équivoque la présence d‟une force maligne qui se cache dans le but de nuire. Le serpent (nyoka) est le symbole par excellence qui, dans le discours pentecôtiste et chrétien plus en général, représente le diable et les mauvais esprits. Le serpent revient, d‟ailleurs, dans une autre partie des récits de papa Rémy. Il le cita une autre fois en parlant de son épouse de Kabinda. Celleci, disait-il, fut l‟objet d‟autres rumeurs lorsqu‟elle se remaria pour la troisième fois (après le divorce avec Rémy). Les gens disait qu‟elle était à la base de la mort de son 277 nouveau mari. Ce dernier avait trouvé la mort après « avoir touché » aux « fétiches de l‟argent » (dawa ya franga)121. 3. Le mariage des enfants dans le monde de la sorcellerie est également un élément récurrent de cet imaginaire. Le mariage « dans le monde » nous montre que l‟imaginaire de la sorcellerie fonctionne, en même temps, de deux manières : d‟un côté il renverse certaines conditions du monde réel par un processus hyperbolique qui les exagère dans le sens opposé. Par ce processus, des enfants comme Aimée ou Jérôme, petits en taille, visiblement mal nourris et dépourvus de toute force dans le monde réel, deviennent de « grands chefs » dans l‟autre monde. De l‟autre côté, d‟autres éléments ne sont pas renversés mais c‟est la grammaire sociale qui est articulée de manière différente. Dans l‟imaginaire du mariage dans le monde, les enfants occupent la place qui est normalement réservée aux adultes, c‟est-à-dire la place du pouvoir. Le sens du mariage, en fait, n‟est pas inversé, il reste bien ce qu‟il est dans le monde réel : un moyen d‟ostentation du pouvoir, notamment à travers la polygamie, et de puissance, principalement avec la procréation de beaucoup d‟enfants. Ce qui change est plutôt « l‟ordre du discours ». Les enfants ne sont pas censés être sujets détenteurs de pouvoir ni sujets en position de procréer. Au contraire, ils devraient être le résultat du mariage. Dans cette « faute » de syntaxe sociale, les rapports entre enfants et adultes ne relèvent plus d‟une situation ordinaire. Les enfants deviennent eux-mêmes agents mariés et avec plusieurs enfants à charge. Le fait d‟avoir plusieurs femmes ou maris, ainsi qu‟un grand nombre d‟enfants, confère aux enfants un pouvoir, des grades différents de commandement et de pouvoirs sorciers. Les parents sont perçus, en revanche, comme les victimes, dépourvus de tout pouvoir, menacés par la capacité de nuire de leurs enfants. L‟accusation d‟Aimée envers Jérôme d‟avoir un serpent et d‟être marié enfonça rapidement ce dernier au centre de l‟accusation. Les fugues de la maison de Jérôme 121 Papa Rémy me raconta des rumeurs qui concernaient son ancienne épouse : « Elle est partie de chez moi sans être chassée. Elle est allée se marier mais la personne qui l‟a épousée est bientôt décédée […]. Son soi-disant mari était parti chercher des fétiches pour avoir de l‟argent. Il a tué deux femmes. Un jour, pendant qu‟elle préparait le lutuku [boisson alcoolique indigène] dans leur parcelle, un serpent est sorti… un grand serpent. Elle a appelé les voisins, ils ont tué le serpent mais la boisson s‟est déversée. Une fois qu‟elle est entrée dans la maison, tel que vous êtes là, elle a trouvé un mujimu [un fantôme, un esprit]. Au sol ils ont trouvé des dollars d‟un côté, de l‟autre la monnaie congolaise. C‟était ça directement la mort du mari » [Conv Ŕ RDC Ŕ 57]. 278 furent promptement converties en des preuves irréfutables de l‟alliance de celui-ci avec sa marâtre, la femme de Kabinda, et la fille à peine décédée. « Muryanza kupatana122 na dada yake » (« il s‟accordait/s‟entendait avec sa grande sœur »), répétait Rémy, en exprimant la valeur rétrospective et totalisante de l‟accusation. C‟est à ce moment, en effet, que les comportements inexplicables des enfants, les fugues de Jérôme, l‟abandon de l‟école, le petit Gautier qui mendiait au marché, Georgette qui mangeait avidement tout le bukari, rentrèrent dans le schéma explicatif de la contamination de la sorcellerie selon lequel les enfants « avaient déjà été détruits ». À entendre papa Rémy, le cercle, finalement, se resserrait. À l‟en croire, il n‟y avait pas d‟autres explications que d‟interpréter les fugues de Jérôme comme un signe de culpabilité. « Les enfants, me dit-il un jour, ne fuient pas. Pourquoi les enfants commencent à fuir ? Non, je dis à tout moment c‟est toujours Jérôme […] c‟est au moment où je l‟ai remarqué que je suis allé à Kipushi [voir les féticheurs]. » Le fait que Jérôme s‟absentait de la maison même après le décès de sa grande sœur et durant les séances de délivrance était une ultime confirmation. Jérôme avait désormais quelque chose en lui. « Eko na moto ndani » (il a un feu en lui), disait papa Rémy, qui brûlait au moment des séances de délivrance et qui ne le laissait pas en paix. L‟histoire que me raconta Jérôme fut, cependant, assez différente. Contrairement à l‟accusation qui lui avait été adressée, il niait, devant moi, être sorcier. Il affirmait, non sans difficulté, que c‟était Aimée la sorcière tandis que lui s‟était toujours refusé à se donner au plan qui consistait à sacrifier son père, orchestré par cette dernière et sa marâtre. Ainsi le raconte-t-il lui-même durant une conversation en présence des deux assistants sociaux de Bakanja Centre : Jérôme : « Elle [Aimée], c‟est ma sœur. C‟est elle qui avait la sorcellerie et maintenant, on nous a tous accusés avec elle, soi-disant qu‟on avait tous la sorcellerie. Elle me disait : “Oh non, sacrifions papa” [tumumalize papa]. Moi, je refusais en disant que si nous sacrifions papa, avec 122 Le verbe kupatana signifie « convenir », « s‟accorder », « s‟entendre », « s‟allier », « s‟associer » (Heylen : 1977). Toutefois, dans une acception plus large et assez répandue à Lubumbashi, kupatana peut signifier aussi « avoir des rapports sexuels ». Dans le cas utilisé par papa Rémy, je l‟ai interprété dans le sens d‟une complicité de Jérôme avec sa grande sœur dans le monde de la sorcellerie. 279 qui vont rester mes petits frères et sœurs [bandugu] ? […] ma grande sœur, c‟est elle qui était dans une autre famille. » Question : « Dans une autre famille ou mu kipande kingine [dans l‟autre moitié] ? » Jérôme : « Mu kipande kingine. » Question : « Toi donc, dans kile kipande, tu y étais ou pas ? Parce que papa nous a tout dit clairement… » Jérôme : « Moi, je n‟y étais pas » [Conv Ŕ RDC Ŕ 7]. En parlant avec Jérôme, j‟avais souvent l‟impression que les entretiens devenaient pour lui une occasion de renégocier son passé d‟accusé de sorcellerie. Les aveux que, pourtant, il avait fait les années précédentes sous pression des intercesseurs/féticheurs, en présence de son père, semblaient peser sur sa condition présente. Au centre salésien où il résidait, les autres enfants connaissaient son histoire. Les prêtres et les assistants sociaux de Bakanja avaient également connaissance des accusations. Si les prêtres passaient outre l‟histoire de la sorcellerie, pour les autres ce n‟était pas si évident. J‟avais assisté personnellement à une petite dispute où Jérôme était impliqué pour des questions de vol au centre. Les autres enfants ne tardèrent pas à le qualifier de sorcier. Plusieurs fois, on m‟avait rapporté que Jérôme raisonnait comme une grande personne, ce qui signifie qu‟il était calme en apparence mais turbulent, « malin », dans les affaires qui se passaient entre enfants. La présence du chercheur qui voulait connaître son histoire, les accusations de sorcellerie, les aspects plus choquants de ses aveux sur son mariage sorcier, le plan de vouloir sacrifier son père, étaient certainement des motifs de gêne pour Jérôme, qui était constamment lié à son passé et à ce qui était perçu comme une « infamie » rabâchée par certains. Lorsque dans nos conversations on insistait sur la sorcellerie, Jérôme était visiblement mal à l‟aise. Ce qui n‟était pas le cas pour nombre d‟autres enfants que j‟eus à interviewer. Jérôme essayait de remanier son implication dans cette affaire. Dans cet ordre d‟idées, il est plausible que la distance que Jérôme avait imposée, au cours des deux dernières années, entre lui et la famille, lui avait donné la capacité de reformuler son passé dans d‟autres termes dans un nouveau milieu (le centre des Salésiens). 280 Ce processus de distanciation, de reformulation du passé à travers l‟action de la mémoire émergea de manière encore plus nette lors des nos dernières conversations, pendant mon deuxième séjour à Lubumbashi. À cette occasion, les récits de Jérôme furent extrêmement lucides. Le retour au passé, à travers les souvenirs, ressemblait à une sorte d‟examen de ce qui avait été, à l‟aide d‟une capacité nouvelle qu‟il avait acquise. Jérôme changea les mots pour me parler de son histoire. Il essayait de parler en français. Il ne parlait plus d‟implication dans la sorcellerie, de sa grande sœur ni du sacrifice du père. Il parlait plutôt des mauvais traitements que son père et l‟intercesseuse lui réservaient qui étaient à la base de ses fugues. Par une sorte de renversement des rôles dans les derniers récits de Jérôme, l‟accusé devint l‟accusateur et Jérôme exprimait ainsi toute la rancœur ressentie envers son père. Le comportement de Jérôme me semblait aussi avoir subi des modifications, surtout si on le comparait à nos premières rencontres. Il semblait plus sûr de lui dans sa manière de s‟exprimer et il était moins gêné. Il me sembla lire en lui un effort pour pouvoir reporter l‟interprétation de l‟accusation de sorcellerie dans « ce monde ». Il voulait ramener, en quelque sorte, l‟interrogation des causes à la base de ses malheurs à la dimension du visible en redoutant lui-même celle de l‟invisible, qui lui avait causé autant de problèmes. Jérôme : « Je vivais chez nous. À ce moment, je ne connaissais même pas la ville […], on avait dit que j‟avais la sorcellerie, c‟est à ce moment-là que j‟ai commencé à fuir. Après avoir fui, on m‟a attrapé encore. Après, encore, j‟ai fui. Le deuxième jour papa m‟a tabassé. C‟est ainsi que j‟ai encore fui et, à ce moment-là, papa avait d‟abord cessé de me poursuivre. Au moment où je suis rentré à la maison, la maman [la femme de Kabinda] disait que moi et ma sœur, on avait la sorcellerie. Et maintenant nous commencions à aller chez qui ?… chez le féticheur [mufumu]. On allait chez le féticheur qui avait demandé de l‟argent. Nous y sommes allés tant de fois. Par la suite, comme il avait demandé de l‟argent, nous avons quitté le féticheur et nous allions chez le pasteur. Le pasteur priait pour nous et il nous enfermait dans la maison avec ma sœur. D‟abord on avait dit à ma sœur qu‟elle avait la sorcellerie. Ensuite on avait dit à nous tous que nous avions la sorcellerie […] On priait pour nous. Et maintenant, chaque jour, nous nous rendions [à l‟église], sans manger quoi que ce soit. Une fois terminée la prière, on nous enfermait dans la maison afin que nous ne fuyions pas et sans rien manger. » 281 Question : « Sans rien manger ? Vous restiez affamés et après ? » Jérôme : « C‟est la raison pour laquelle ma sœur a commencé à maigrir. Elle avait tellement maigri que ses dents étaient complètement pourries. Une nuit je l‟ai trouvée morte à côté de moi. C‟est alors que papa m‟a pris la nuit, il m‟a laissé en ville [….] en disant que je n‟ose plus rentrer à la maison. C‟est à cause du fait que ma sœur était morte […] » [Conv Ŕ RDC Ŕ 24]. Il faut noter que ma présence a probablement influencé les derniers récits de Jérôme. Une habilité que j‟ai remarquée chez plusieurs enfants accusés de sorcellerie est la faculté d‟adapter l‟interprétation des faits qui les concernent selon l‟interlocuteur qui est devant eux. Ainsi, nous l‟avons vu en début du chapitre, Jérôme avait été net dans ses confessions lorsqu‟il avait été interrogé par les pasteurs et, également, lorsqu‟il s‟adressait à son père ou aux assistants sociaux de Bakanja Centre. Lors de nos premières rencontres, à Bakanja, Jérôme avait donné une version des faits beaucoup plus atténuée, en termes d‟imaginaire sorcellaire, par rapport à ce qui m‟avait été rapporté par les deux assistants sociaux, Émile et Philippe. D‟où le désarroi auquel je faisais allusion par rapport aux réactions initiales de Jérôme à mes questions. À l‟instar de ce que je soulignais en début de chapitre, les récits des enfants sont à appréhender comme le résultat d‟une négociation qui se passe dans des lieux (église, centre d‟accueil, famille) où le rapport de forces enfant-adulte est souvent déséquilibré en faveur de ce dernier. Néanmoins, les enfants sont doués pour adapter leurs interprétations en fonction de leur interlocuteur. En l‟occurrence, Jérôme sembla reproduire un discours beaucoup plus victimisant de son histoire en utilisant un idiome plus conforme vis-à-vis d‟un Blanc. 7.4 « EN VOULOIR AU MARI » Émile et Philippe, les deux assistants sociaux de Bakanja Centre, me donnèrent une interprétation intéressante des raisons pour lesquelles Jérôme fut accusé de sorcellerie. L‟interprétation des deux assistants sociaux donne des éléments de réflexion dans la compréhension de la circularité de la sorcellerie et des voies que celle-ci emprunte pour se retourner contre les enfants. 282 Un après-midi, sous le soleil ardent de mai, alors que j‟étais à la recherche de l‟adresse de la famille d‟un enfant récemment arrivé à Bakanja, nous assistions à une scène, à mes yeux tout à fait ordinaire, qui amusa énormément mes amis. Nous étions dans le quartier Gécamines123 quand, au détour d‟une rue, nous vîmes un couple à l‟allure de mariés qui marchait main dans la main. La scène en soi me sembla n‟avoir rien d‟exceptionnel mais elle provoqua l‟hilarité générale chez mes amis. Émile s‟adressa à Philippe en lui demandant, sur le ton de la plaisanterie, s‟il avait également l‟habitude de faire des promenades dans son quartier à la manière de ces deux passants. Tous deux éclatèrent de rire. Ce qui, sur le moment, me sembla une scène de peu d‟importance, je le relierais plus tard, assis devant une bière et un plat de michopo, à ce qu‟Émile et Philippe me dirent de l‟expression « en vouloir au mari ». L‟idée d‟une femme « qui en veut à son mari », à leur avis, expliquait efficacement l‟apparition de la sorcellerie dans la famille de papa Rémy et qui avait impliqué Jérôme. L‟anecdote ci-dessus montrait l‟ironie de la situation d‟un homme qui se « réduit » à marcher publiquement main dans la main avec sa femme, signe d‟une complète soumission de l‟homme à la femme. « En vouloir au mari » était, selon mes interlocuteurs, un sentiment de jalousie et de volonté de domination des femmes sur leurs maris. Le ressentiment éprouvé envers les maris conduit des femmes à essayer d‟« avoir le mari », où « avoir » signifie s‟emparer de sa force vitale (« on arrache tout le pouvoir au mari d‟être homme »). Les motivations qui poussent des femmes mariées à commettre ces « actes » sont, dans la plupart de cas, au nombre de deux, selon Émile et Philippe. Premièrement, elles se sentent lésées par rapport à une deuxième femme (un « deuxième bureau ») qu‟elles soupçonnent, ou savent pertinemment, leur mari d‟entretenir à un autre endroit de la ville. Deuxièmement elles estiment que le mari n‟est pas suffisamment impliqué dans le soutien de sa bellefamille et que, en revanche, il favorise sa propre famille dans la redistribution des biens et des ressources gagnées. « Avoir le mari » (souvent on parle également d‟« atteindre le mari ») est une tentative de la femme d‟« apprivoiser » le mari, et dans les cas les plus extrêmes, de le tuer pour en tirer profit. « Tuer pour tuer ? » demande Émile après avoir entendu cette explication donnée par Philippe qui grignotait son michopo. « Bien sûr que non, répond ce dernier, 123 Quartier au sud-ouest de Lubumbashi, ancien camp de travailleurs de la Gécamines. 283 mais elle vise à manger sa viande. ». En entendant cette réponse, je restai plutôt perturbé. Je n‟arrêtais pas de me demander pourquoi des femmes « sorcières » voulaient « manger la viande de leurs maris » et ce que représentait cette expression d‟anthropophagie. Je ne parvenais pas à donner de réponse à cette question. Toutefois, en analysant le cas de Jérôme, je me rendais compte de plus en plus que, dans le complexité des relations familiales, la place occupée par les femmes et les enfants est pour beaucoup dans l‟orientation des accusations de sorcellerie. Voici une partie de la conversation avec Philippe et Émile qui s‟ensuivit l‟aprèsmidi : Émile : « Ici, en Afrique, quand la mama veut avoir le papa, c‟est par l‟accouchement des enfants, parce que dans les enfants il y a aussi le sang du papa. La mama ne peut pas atteindre son mari directement comme ça. Elle doit passer par ses enfants pour atteindre son mari. » Question : « Qu‟est-ce que vous entendez par “atteindre” son mari ? » [Rire de Philippe.] Émile : « OK. Atteindre veut dire qu‟elle ne peut pas m‟avoir directement comme ça… » Question : « Qu‟est-ce que vous entendez par “avoir” ? » [Philippe éclate de rire.] Émile : « Non mais il a raison, il doit comprendre. C‟est dire ma femme… hemm… ma femme, me tuer. C‟est ça. Ma femme ne sait pas me tuer comme ça directement. Elle doit nécessairement passer par le biais des enfants puisque c‟est dans les enfants qu‟il y a les deux sangs. Le sang de papa et le sang de mama […]. » Question : « Maintenant, pourquoi votre femme qui vous a épousé voudrait vous tuer ? » Émile : « OK, très bien. Parce que […] » Philippe : « […] donc c‟est pas toutes les femmes qui veulent tuer leurs maris. Seules les femmes qui sont plongées, qui sont trempées dans les histoires mystiques de la sorcellerie peuvent vouloir tuer leur maris avec les ordres donnés par leurs chefs hiérarchiques du monde mystique pour obtenir un pouvoir […]. » Émile : « Philippe, pourquoi tuer ? Tuer seulement pour tuer ? Les sorciers tuent en vue de manger hemm… » Philippe : « … comme Edoardo est en train de manger maintenant… » [Je mangeais de la viande.] 284 Émile : « […] pas tuer seulement pour éliminer mais quand on a tué… hemm… on mange la personne. Quand un sorcier tue, il est censé manger la chair humaine. Entre guillemets. » Ed : « Entre guillemets ou effectivement ? » [Philippe rit.] Émile : « Entre guillemets, selon moi. » Philippe : « Effectivement. » Émile : « Je voudrais ajouter quelque chose à ce qu‟il vient de dire. Ce n‟est pas seulement les femmes sorcières qui peuvent faire ça. Je suis en couple et, par exemple, je commence à courtiser une autre femme à côté. Si ma femme l‟apprend, par jalousie elle peut m‟en vouloir. Elle peut vouloir me tuer, soit en mettant du poison, soit en achetant des fétiches pour m‟éliminer, comme ça toutes les deux femmes vont me perdre. » L‟interprétation des conflits familiaux à l‟aide du concept « en vouloir au mari » donnée par les deux assistants sociaux me semblait coller particulièrement bien au cas de papa Rémy. En effet, les féticheurs et l‟intercesseuse consultés par Rémy avaient formulé une version très proche de celle des deux assistants sociaux. La femme de Kabinda nourrissait le désir d‟« atteindre » son mari. Pour ce faire, elle volait au petit kiosque (« elle était en train d‟amener chez elle »), elle voulait casser la jambe à papa Rémy, s‟emparer de la maison, etc. En outre, en dépit des difficultés dans la reconstruction de l‟histoire familiale de papa Rémy, j‟ai assez d‟éléments, selon les entretiens que j‟ai eus avec d‟autres membres de la famille, pour affirmer qu‟à l‟époque du mariage avec la « femme de Kabinda » (il avait payé la dot), papa Rémy avait aussi une ou plusieurs « amies » avec lesquelles il n‟avait pas d‟engagement officiel. Papa Rémy n‟ayant pas les moyens suffisants pour les entretenir plusieurs femmes, l‟accusation de sorcellerie traçait les contours d‟une marginalisation de papa Rémy de la part de ses femmes. La position marginalisée que se retrouvait à occuper papa Rémy (nous l‟avons vu dans les paragraphes précédents : difficultés économiques, perte de contrôle des comportements des enfants et de sa femme, absence de la maison, etc.) participait donc à créer le contexte d‟incertitude qui représente le point de départ pour qu‟une dimension dubitative sur la qualité morale des actions des membres de la famille puisse émerger. La recherche des fétiches, la « jalousie » et la volonté d‟accumulation des femmes de pouvoir de richesse allaient donc être contextualisées à l‟intérieur d‟une économie des 285 relations familiales instables et contradictoires124 où avait lieu une lutte pour l‟hégémonie du foyer. Sur cette interprétation, les deux assistants sociaux continuent leur explication : Émile : « Pour apprivoiser un homme, on arrache tout le pouvoir au mari d‟être homme pour commander à la maison. Je suis au boulot, je travaille. Dès qu‟il est l‟heure de quitter le service, directement je rentre à la maison. Donc je n‟ai pas eu le temps d‟aller prendre un verre avec les amis. Je m‟explique : maison Ŕ service Ŕ service Ŕ maison. Elle évite que j‟aille courtiser d‟autres femmes. » La polygamie « non officielle » de papa Rémy pourrait expliquer d‟où les personnages consultés par Rémy ont tiré les éléments pour interpréter la violente jalousie et les mauvais comportements dont la femme était accusée. Les mêmes éléments sont d‟ailleurs repris dans le discours de Philippe et Émile. La sorcellerie renvoie alors à la complexité et au caractère conflictuel propre au mariage, à la difficulté de bâtir un sentiment de confiance dans la recomposition d‟un foyer après un divorce et, de manière plus générale, à la complexité des rapports entre belles-familles. La gestion et la régulation des rapports de forces à l‟intérieur du foyer et entre familles sont, depuis l‟héritage colonial, censées être entre les mains des hommes, notamment dans ses fonctions de mari et père. Ce dernier doit, selon mes amis, veiller à ce que la femme se tienne toujours « à sa place » et qu‟elle n‟ait pas le dessus sur l‟homme en termes d‟autorité et de pouvoir de prendre des décisions. L‟idéologie et la place de la famille diffèrent d‟une société à l‟autre et d‟une époque à l‟autre. Avec l‟idéologie de la famille changent également les modèles et les formes d‟autorité. Ici, il suffit de rappeler que l‟interprétation proposée par Émile et Philippe sur la place de la femme et l‟autorité de l‟homme semble dériver d‟une double « filiation » : d‟un côté la coutume luba (et plus généralement des sociétés patrilinéaires) car papa Rémy était un muluba du Katanga. Dans la coutume luba, la fidélité de la femme mariée vis-à-vis de 124 En effet, le contexte urbain contemporain de Lubumbashi semble se caractériser par une instabilité croissante de foyers et une crise de l‟idéologie familiale inaugurée à l‟époque de l‟Union Minière du Haut-Katanga (Dibwe 2001 : 45 et suiv.). 286 son mari est fondamentale et l‟autorité de l‟homme est basée sur le paiement de la dot (Dibwe 2001 : 48). De l‟autre côté, l‟idéologie du gouvernement colonial et de la politique de l‟Union Minière du Haut-Katanga qui prôna un modèle de famille patriarcale où l‟homme/père était le seul investi d‟autorité, du fait de son emploi et de son salaire. À noter que la représentation idéologique de la division des rôles à l‟intérieur d‟une institution n‟est pas une prérogative de la famille mais appartient à la société dans son entier. Par exemple, dans les rapports entre les deux sexes ou encore, ce qui est particulièrement marqué dans le cas congolais, dans la division entre les jeunes et les vieux qui relève d‟une question de pouvoir très proche de la lutte pour l‟hégémonie du foyer que nous sommes en train d‟analyser dans le cas de Jérôme. Quand la femme aspire à « avoir » son mari, elle est alors soupçonnée d‟utiliser des fétiches afin de conquérir le pouvoir dans la maison. Elle sera donc réputée sorcière. Émile et Philippe continuèrent leur analyse en identifiant les enfants comme le seul moyen qu‟une femme possède pour accomplir sa « mission » (son travail, kazi en swahili), c‟est-à-dire « atteindre » le mari. « C‟est grâce à son sang », précisa Émile. L‟enfant issu de l‟union d‟une femme et d‟un homme partage le sang des deux parents. Le sang est le médium, selon eux, qui unit les trois acteurs : mari, femme, enfant. À travers le sang de l‟enfant, la femme peut dominer (le cas échéant tuer) son propre mari. La circularité de la sorcellerie qui touche les enfants semble suivre, dans les deux discours, un complexe jeu de relations familiales et conjugales. Dans la confrontation à l‟intérieur du foyer, qui vise au pouvoir de dominer l‟autre, les enfants participent en tant que membres actifs de la famille et en tant que personnes qui agissent sur les limites de deux différentes conceptions de la parenté. La question des moyens à travers lesquelles la sorcellerie se transmet peut nous aider à comprendre la logique de la circularité des accusations dans un cas comme celui de Jérôme. La sorcellerie se transmet via le sang (« quand la mama veut avoir le papa, c‟est par l‟accouchement des enfants parce que dans les enfants il y a aussi le sang du papa ») lorsqu‟il y a un lien de consanguinité entre les parents et les enfants. Dans ce sens, la femme de Kabinda ne pouvait réaliser ses projets meurtriers que « par le biais » de Jérôme, le seul à pouvoir « manger » son père car « du même sang ». Le lien sorcellaire entre la femme de Kabinda et Jérôme est établi à ce niveau par une deuxième voie de 287 transmission de la sorcellerie : l‟échange de nourriture. Les maniocs et les arachides deviennent des moyens de transmission qui, dans l‟accusation de sorcellerie, inversent la valeur positive de la construction d‟un lien de parenté à travers la commensalité et plus généralement les pratiques de relatedness. Ce qui devrait participer au façonnement de la famille en l‟absence de liens de consanguinité, dans ce cas la commensalité, devient dans l‟interprétation des pasteurs/féticheurs le moyen de détruire la famille. L‟accusation dirigée contre Jérôme et Aimée va donc être interprétée dans ce schéma de manipulation par certains acteurs des concepts de liens de parenté selon la consanguinité et « la culture de la relation » dans un contexte de confrontation et de pouvoir dans une famille recomposée. L‟interprétation radicale d‟Émile et Philippe se base sur une idéologie de la famille et de la place de la femme précise. L‟interprétation qu‟ils avancent pour expliquer les accusations de sorcellerie au sein du foyer de papa Rémy semble exprimer une préoccupation ou une angoisse découlant du rôle croissant de la femme et des enfants au sein de la famille depuis les deux dernières décennies125. La montée en puissance des femmes et des enfants sur une nouvelle scène familiale a participé, par conséquent, à une perte progressive de l‟importance de la figure de l‟homme dans beaucoup de familles. Conséquence de la crise socio-économique multidimensionnelle qui s‟accentua pendant la période de transition politique (1990-1997), les hommes, victimes d‟un taux de chômage galopant, perdirent progressivement leur statut économique, à savoir la capacité à remplir le rôle de pourvoyeur de leur foyer. Les femmes, en revanche, gagnèrent de l‟importance et une plus grande liberté par rapport à la famille et au mari grâce au travail non salarié qui contribuait à la survie du foyer. Par conséquent, les parents semblaient être de plus en plus incapables de subvenir aux nécessités de leurs enfants, ce qui a entraîné des conséquences désastreuses sur la vie et le bien-être des enfants telles qu‟une augmentation de l‟abandon scolaire, une malnutrition infantile répandue et un haut taux de mortalité infantile. Pour ces raisons, dans de nombreuses familles, les enfants 125 Dans cette optique on peut partager l‟idée exprimée par Filip De Boeck selon laquelle : « […] what may be perceived as a crisis of long-standing models of gerontocracy and seniority is in reality a gender and generation conflict in which existing patterns of authority remain, in a sens, indelible, but are now being appropriated and accessed in a new flexible ways by different categories of social actors who were formerly excluded form these social sources and positions of powers » (De Boeck, 2005 : 205). 288 représentent une force de travail importante, ne serait-ce que pour pourvoir au paiement des frais scolaires. Il va sans dire que, en même temps que les femmes, les enfants ont acquis une nouvelle responsabilité économique et une nouvelle autonomie au sein de la famille. La nouvelle place gagnée par les enfants a participé à détériorer le modèle de famille instauré par l‟autorité coloniale, qui investissait le père de la famille de pourvoir seul aux besoins du ménage avec un emploi et un salaire (Dibwe 2001). Maintes fois, j‟ai eu l‟occasion de relever, dans les discours prononcés par les hommes, une sorte d‟inquiétude qui entoure la possibilité de l‟émergence de la « parité de la femme » et de la croissance du pouvoir des enfants par rapport aux parents. L‟exemple antinomique à l‟Afrique souvent avancé dans ces discours est l‟Occident où les règles fondamentales de la construction de la famille et du vivre en société sont perçues par les Congolais comme complètement bouleversées. Dans ce sens, l‟interprétation donnée par les deux assistants sociaux des jeux de pouvoir et des confrontations entre homme, femme et enfants est une articulation « classique » de la sorcellerie, qui met en jeu la domination d‟un individu sur l‟autre (« pour apprivoiser le mari, on lui arrache tout le pouvoir d‟être homme ») et la métaphore du cannibalisme symbolique (« Quand un sorcier tue, il est censé manger la chair humaine »). L‟autorité du mari est ainsi mise en danger par le désir de la femme de l‟« atteindre » ou de l‟« avoir » (jusqu‟au point de le « manger ») en allant à l‟encontre de la « loi du père » instaurée à l‟époque coloniale. La femme, si elle n‟est pas contrôlée, selon cette interprétation plutôt répandue à Lubumbashi, est censée vouloir instaurer une nouvelle scène familiale à travers des moyens sorcellaires jusqu‟à amener l‟homme à une sorte d‟état de mort-vivant qui n‟a plus « le temps d‟aller prendre un verre avec les amis » et qui se réduit à faire « maison Ŕ service Ŕ service Ŕ maison ». 7.5 FUGUES ET CONSCIENCE SORCIERE Nous avons vu dans le cas de Jérôme qu‟on l‟avait accusé d‟avoir été « contaminé », dans un premier temps, par sa marâtre et, dans un deuxième temps, par sa grande sœur. Jérôme et sa grande sœur Aimée furent accusées à plusieurs reprises par 289 différents féticheurs et intercesseurs d‟avoir accepté la sorcellerie de la « femme de Kabinda » qui projetait de tuer papa Rémy pour s‟emparer de tous ses biens. Le passage de la sorcellerie de la femme aux enfants avait pour but de rendre les deux enfants complices de la sorcière à l‟intérieur de la famille où se déployait un conflit entre conjoints et entre belles-familles. Quand la femme de Kabinda fut démasquée à travers les prières des intercesseurs et les visions des féticheurs, elle avait abandonné le foyer en volant de l‟argent et des petits biens de la maison. L‟interprétation donnée, en régime de délivrance, fut que la femme admettait par la fugue son forfait. Le corollaire de cette interprétation était que « les enfants avaient été abîmés », c‟est-à-dire qu‟ils avaient été initié à la sorcellerie afin qu‟ils prennent le relais de la femme de Kabinda dans sa mission de tuer Rémy. Les chargés de la délivrance identifièrent dans l‟aveu et la mort de la grande sœur la preuve de l‟implication de Jérôme dans le monde de la sorcellerie. Les fugues de Jérôme, de plus en plus fréquentes durant le processus de délivrance, eurent une valeur probatoire aussi significative que la mort et les aveux de sa grande sœur. D‟une manière générale, les gérants de la délivrance interprètent les fugues des enfants comme un signe de possession sorcière. Elles témoignent de la présence d‟un mauvais esprit dans le corps de l‟enfant qui ne lui permet pas de supporter les prières et les rituels de purification. Jérôme, en fuyant la délivrance, avait ainsi démontré à son père qu‟« il cachait quelque chose ». Effectivement, ce dernier disait qu‟« il y avait quelque chose qui brûlait en lui qui le faisait fuir » (« eko na kimbia moto », littéralement « il fuit le feu »). Plusieurs passages d‟entretiens montrent que papa Rémy était pris par le dispositif de la sorcellerie. Il ne voyait d‟autre explication qu‟interpréter les fugues de son enfant à l‟aide des « choses de la sorcellerie » que Jérôme possédait mais qu‟« il refusait de faire sortir », ce qui aurait pu le libérer du mauvais esprit. Question [Q] « Comment avez-vous remarqué que les enfants étaient dans le monde de la sorcellerie ? » Rémy [R] « Je l‟ai remarqué parce que Jérôme a commencé à fuir. Les enfants ne fuient pas. Pourquoi les enfants commencent à fuir ? […] même la maman qui était venue de Kipushi [la 290 première féticheur] m‟avait dit que celui-ci et celle-là [Jérôme et sa grande sœur] étaient déjà abîmés : “Il faut que tu pries beaucoup car ils sont déjà abîmés” » [Conv Ŕ RDC Ŕ 21]. Les fugues prennent en « régime de délivrance126 » une valeur probatoire qui équivaut à la confession d‟être sorcier que les enfants accusés sont poussés à faire publiquement à l‟église lors de la délivrance. À travers la confession à l‟église, les enfants (ainsi que d‟autres accusés) témoignent leur culpabilité tout en affichant le désir d‟abandonner la sorcellerie. Il s‟agit dans ce cas d‟une soumission de l‟accusé au système de la sorcellerie. En se remettant au jugement de l‟autorité morale (pasteur, prédicateur ou auprès d‟un féticheur), la victime reconnaît à la fois cette autorité et la volonté d‟entamer un parcours de guérison/délivrance. Le mécanisme dans lequel l‟accusé doit indépendamment de sa volonté accepter de se soumettre au jugement d‟une autorité collectivement reconnue ressemble aux rituels dans des cadres plus traditionnels. Selon les rituels de l‟ordalie, par exemple, les accusés de sorcellerie étaient invités à boire du poison pour démontrer leur innocence. S‟ils refusaient de se soumettre à cette épreuve de vérité, ils admettaient leur faute et étaient contraints de payer une amende à la victime de l‟agression. D‟une manière générale, l‟identification du sorcier a toujours représenté une ouverture pour résoudre la crise (De Boeck 2000 : 40). Le problème se pose alors quand le mécanisme de désignation ne se met pas en marche et que les enfants refusent de se soumettre aux séances de délivrance. Ce faisant, ils se condamnent eux-mêmes. Le refus équivaut au rejet à la fois de l‟autorité et du pouvoir de l‟instance qui prétend les juger. Ainsi, ils se placent automatiquement en position fautive. À ce propos on pourrait se poser la question suivante : pourquoi faudrait-il qu‟un enfant accusé avoue être sorcier alors qu‟il ne le pense pas ? La réponse à cette question est bien complexe. La question du rapport entre justice et vérité est au centre de l‟action du pasteur/féticheur. À travers la délivrance, ou bien les rituels de purification, le pasteur ou le féticheur ne cherche pas à rétablir une justice absolue qui puisse en quelque 126 J‟entends ici par « régime de délivrance » le parcours de consultation/délivrance qui s‟inscrit dans un temps rituel tel que j‟ai essayé de le définir au paragraphe 7.2, c‟est-à-dire un temps où les actions routinières sont surmontées ou mises de côté en faveur d‟autres actions qui ont une allure rituelle puisque prescrites par le pasteur ou par le féticheur. 291 sorte assouvir la soif de justice du plaignant. Au contraire, les pasteurs cherchent à rétablir une vérité sur les conditions de vie de la victime, sur sa famille et sur la place de la femme et des enfants dans la famille. La reconstruction de cette vérité doit passer nécessairement par les aveux de l‟accusé dans une négociation entre trois acteurs : le pasteur, la victime et l‟accusé. La dimension de l‟aveu public comme partie fondamentale du parcours de reconstruction de la vérité emprunté par les pasteurs ne semble pas être présente dans les modalités d‟intervention d‟un féticheur. Le féticheur, contrairement aux pasteurs, prédicateurs et intercesseurs, travaille plus discrètement, dans l‟intimité d‟une maison, sauf lorsqu‟il est sollicité par un tribunal coutumier pour témoigner de la culpabilité d‟une personne. Néanmoins, la communauté joue quand même un rôle important dans la quête de vérité du féticheur. La communauté, bien qu‟elle ne soit pas présente lors des consultations ou du rite de purification, reste fondamentale pour créer l‟arrière-fond symbolique nécessaire à l‟individu afin de croire en la sorcellerie et dans le pouvoir du féticheur. Elle est la condition sine qua non de la présence d‟« un déjà-là », d‟un arrièrefond théoriquement supposé (en l‟occurrence la croyance en la sorcellerie mais aussi le prestige dont jouissent certains « experts ») sans lesquels une personne qui pense être victime d‟une attaque sorcière ne pourrait pas se rendre auprès d‟un féticheur. CONCLUSION Tout au long de ce chapitre j‟ai analysé les dynamiques d‟accusation de sorcellerie au sein d‟une famille à Lubumbashi. En particulier, j‟ai focalisé l‟attention sur la constitution d‟une dimension dubitative qui consiste en une interrogation, par les agents sociaux, de la vie quotidienne au moment où, déjà en elle-même précaire, elle est perturbée par des événements fâcheux ; ensuite, j‟ai dirigé l‟attention sur la fonction de catalyseur des rumeurs, des rêves et des soupçons dans la constitution d‟une accusation qui peut emprunter les orientations les plus imprévisibles. Dans le paragraphe « En vouloir au mari », j‟ai exposé l‟hypothèse explicative des deux assistants sociaux de 292 Bakanja Centre sur l‟implication, dans le cas de papa Rémy, de Jérôme et de sa grande sœur Aimée. Je voudrais souligner les éléments les plus significatifs qui émergent de l‟étude de cas de Jérôme et qui nous aident à comprendre de quelle façon un enfant peut faire l‟objet d‟une accusation de sorcellerie. Le pragmatisme de la sorcellerie. Les protagonistes de l‟histoire de ce chapitre nous montrent que la sorcellerie est, avant tout, une manière d‟interroger l‟incertitude de la vie quotidienne face à une réalité sociale qui pose partout et à tout moment des questions auxquelles il faut donner une réponse (pourquoi il est mort ? Pourquoi les enfants fuient ? Pourquoi ma fille se comporte de cette manière ? Où est parti l‟argent ? Pourquoi on ne mange pas ?). Dans cette démarche compliquée de construction de sens où les événements les plus douloureux et la valeur de la vie tendraient à être banalisés, l‟idiome de la sorcellerie traduit, en revanche, la complexité de l‟incertitude de la vie. On comprend donc que la nécessité de se poser des questions telles que : pourquoi vit-on dans de telles conditions, pourquoi l‟Afrique et le Congo ne changent-ils pas, pourquoi l‟État ne fait-il rien pour la population, concerne tout le monde à Lubumbashi et devient une activité routinière. Et cela en l‟absence même de sorcellerie. Papa Rémy, d‟ailleurs, se pose souvent des questions du genre : « Nous touchons trente-deux milles [francs congolais], qu‟est-ce que je peux faire avec ? Est-ce que je peux scolariser ces enfants ? » ou encore « Je ne sais pas comment trouver cet argent tout d‟un coup. » D‟autres personnes disent « avoir toujours des problèmes », que « le salaire que je prends, ce n‟est même pas un salaire », « un salaire de morts de faim », etc.. D‟une manière plus générale, j‟ai toujours eu l‟impression que, dans mes conversations, le fait que mes interlocuteurs ponctuaient leurs phrases de « c‟est ça », « tu sais ce que ça fait », « on a beaucoup raisonné sur ça », « tu vois ça ? » était une façon de rappeler, à travers le pronom démonstratif « ça », les conditions et le contexte de leur existence dont, semblaient-ils dire, ils n‟étaient pas responsables. En l‟absence d‟ordre familial et en présence de plusieurs formes de violence (structurelle, physique et symbolique), la sorcellerie se présente comme formule explicative qui donne du sens aux situations vécues. Ce que je tiens à souligner ici est la force de l‟imaginaire de la sorcellerie, de ses pratiques de traitement appliquées aux problèmes familiaux, qui s‟attache notamment au rapport entre 293 la capacité des individus à agir sur les circonstances de la vie quotidienne et l‟ordre/le cadre/la norme qui règle/distribue ces capacités et la légitimité à l‟utiliser. C‟est ainsi que les enfants ne devraient pas se rebeller face à leurs aînés, les gens ne devraient pas mourir sans explication valable ni en série, l‟un après l‟autre, et la farine pour préparer le bukari ne devrait jamais manquer. Quand les signes s’inversent (Augé 1978). Le chapitre consacré à Jérôme nous montre les difficultés à reproduire dans un processus vertueux les pratiques qui consolident les liens familiaux. En effet ces derniers ne se consolident pas exclusivement à partir des liens de consanguinité. Ils se fortifient sur un terrain qui implique l‟interconnexion de plusieurs éléments : la commensalité, l‟investissement matériel, les sentiments affectueux partagés en famille. On verra, dans d‟autres exemples, que les enfants peuvent arriver jusqu‟à haïr leurs parents qui ne parviennent pas à payer les frais scolaires. Dans ce sens il semble que, lorsque des sentiments de ce type s‟installent dans le foyer, l‟enfant a atteint un âge, 7-8 ans, que les parents et les adultes de la famille considèrent suffisant pour que l‟enfant ait une partielle maîtrise de ses sentiments : c‟està-dire qu‟il devrait être conscient de vouloir aimer les parents ou bien de leur « en vouloir » pour une raison à leurs yeux plus ou moins explicite. Le terrain des sentiments et des ressentiments entre parents et enfants est glissant. Il est difficile, de l‟extérieur, d‟en saisir les dynamiques et les motivations. Surtout dans une situation de vie quotidienne ordinaire. Mais les rancunes, les non-dits, les mauvaises pensées ressortent franchement lorsqu‟une affaire de sorcellerie éclate en famille. Le pasteur ou le féticheur fait émerger les tensions implicites au soubassement de la vie en famille. Voilà que tous les « ça ne va pas » qui ont été remarqués par les parents concernant les pratiques et les actions qui devraient au contraire sceller l‟unité familiale viennent à la surface et sont condensées dans le diagnostic du pasteur et dans les aveux des enfants. Voilà qu‟à travers l‟aveu d‟être sorcier, les enfants arrivent également à formuler ce qu‟ils ressentent vis-àvis de leurs parents. Nous avons vu dans ce chapitre que l‟action du pasteur ou du féticheur, qui fait émerger les conflits et les anomalies à la base du drame social, s‟insère dans un changement que j‟ai interprété à l‟aide des catégories formulées par Victor Turner, les concepts de temps ordinaire et de temps rituel (Turner 1986, 1990). En 294 empruntant les deux premières phases du schéma de Turner, la rupture de l‟ordre quotidien provoqué par le drame social et la crise qui en découle, on peut comprendre que la logique de l‟inversion (et la contagion) mise en pratique par les pasteurs ou les féticheurs à travers l‟idiome de la sorcellerie sert à inverser les normes de la relatedness dont le but est de revenir à la norme qui guide les pratiques de la relatedness. Dans ce sens, l‟idiome de la sorcellerie vise à discipliner des drames sociaux ou des conflits familiaux qui sont « hors normes », des « ça ne va pas », pour le dire avec les mots de papa Rémy, lorsqu‟on « voit » que l‟on n‟est plus « normal ». L‟idiome de la sorcellerie se présente comme une « théorie de la pratique » ou bien une « idéo-logique » (Augé 1975) dans la mesure où il se comprend intégralement seulement si l‟on prend en compte les réponses et les événements qui lui donnent sens rétrospectivement (Augé 1978 : 64). Dans ce sens le parcours de papa Rémy est exemplaire. « Manger» la sorcellerie. En ce qui concerne le bukari, considéré comme la « nourriture » ou « le repas » par excellence, mais qui sert aussi à créer des relations familiales et de fraternité, le fait qu‟il soit toujours cité dans le récit de sorcellerie comme substance ensorcelante nous fait comprendre qu‟il existe une continuité entre le bukari (comme substance constructive), la viande (comme substance ensorcelante) et le sang, la substance qui lie les personnes de même descendance. C‟est en fait le parcours que suit l‟ensorcellement de papa Rémy. Le fait que la viande soit la substance ensorcelante est peut-être dû à son absence ou sa rareté dans le régime alimentaire de beaucoup de Lushois. Elle crée un désir de viande luxurieux, avide, qui exprime bien la volonté de vouloir nuire ou s‟emparer des forces vitales de la victime. À propos du partage du bukari comme véhiculant des sentiments affectifs entre enfants et parents (avec la mère surtout), lorsque les « signes » s‟inversent, on observe une érosion du lien familial et le développement de ressentiments entre membres d‟une même famille. Les notions de partage et « se nourrir » sont cruciales ici : c‟est l‟acte de manger qui donne la vie et qui confère des pouvoirs. Cependant, rappelons que « manger » veut dire, en premier lieu, se renforcer, avoir de la force, accumuler et prendre la force vitale des autres. Ainsi, l‟on pense que les sorciers donnent « à manger » du bukari (moins fréquemment d‟autres aliments, par exemple les arachides ou les beignets qu‟on partage entre amis) qui se transforme en viande, laquelle serait en réalité de la chair humaine ou bien du sang 295 humain. Manger/se nourrir de sang et de viande ensorcelé est la négation même du « manger » le bukari : cela veut dire nier les liens humains plutôt qu‟affirmer leur reproduction. Le mariage « dans le monde ». Nous avons vu dans le texte que le mariage imaginaire que les enfants sont censés célébrer dans le monde de la sorcellerie (« l‟autre monde ») suit deux logiques qui, par ailleurs, peuvent être source de confusion. Nous pouvons emprunter ici l‟idée de Marc Augé (1978 : 61) selon laquelle l‟inversion peut s‟entendre en un double sens : grammatical ou logique. L‟inversion grammaticale ne s‟applique qu‟à l‟ordre des mots mais elle ne touche pas au sens ; l‟inversion de la logique, par contre, renverse le rapport de sens (ibid.). Dans le cas de papa Rémy et Jérôme, nous avons d‟une part des conditions matérielles qui sont effectivement renversées, par exemple l‟état de santé des enfants : ici malade et mal nourris, là-bas (mu kipande kingine) le côté gras et en bonne santé. D‟autre part, il y a des éléments qui à première vue semblent inversés mais dont l‟ordre est seulement changé par rapport à une condition de normalité. On utilise les mêmes objets et on recourt aux mêmes pratiques, le mariage par exemple, mais c‟est comme si « la syntaxe sociale » qui les articulait était en désordre. Dans l‟imaginaire du mariage « dans le monde » (le monde de la sorcellerie), les enfants occupent la place qui normalement appartient aux adultes, c‟est-à-dire la place du pouvoir. Le sens du mariage n‟est pas inversé, il reste bien ce qu‟il est dans le monde réel. Ce qui change est plutôt l‟ordre du discours. Les enfants ne sont pas censés être les sujets détenteurs de pouvoir ni les sujets en position de procréer. Au contraire, ils devraient être le résultat d‟un mariage. Dans cette faute ou ce "trou" de syntaxe sociale, les enfants et les rapports entre enfants et adultes ne relèvent plus d‟une situation ordinaire. Les enfants deviennent eux-mêmes des mariés et avec plusieurs enfants à leur charge. Le fait d‟avoir plusieurs femmes ou maris, ainsi qu‟un grand nombre d‟enfants, confère aux enfants un pouvoir, des grades différents de commandement et de pouvoirs sorciers. Les parents sont perçus, en revanche, comme les victimes, dépourvus de tout pouvoir, menacés par la capacité de nuire de leurs enfants. Finalement, ce qui est inversé, c‟est la valence morale du mariage et des autres pratiques sociales. Le mariage dans le monde de la sorcellerie est ainsi une pratique pour 296 « tuer » et « manger la chair humaine », alors que dans le monde réel c‟est une pratique de reproduction de la vie. Toujours dans la lignée de M. Augé, on pourrait affirmer que cette logique est une logique « perverse » plutôt qu‟« inversée » des rapports sociaux normaux (Augé 1978 : 63). 297 298 8. LA CONTAGION: L'ETUDE DE CAS DE VALINA ET JUNIOR Ce chapitre nous aidera à focaliser davantage l‟attention sur certains éléments qui sont au centre des accusations de sorcellerie dont font l‟objet les enfants. Si dans le chapitre consacré à Jérôme l‟axe de l‟inversion du discours sorcellaire émergeait plus clairement, à l‟aide du cas de Valina et Junior, ressortent les éléments qui, pour utiliser des expressions émiques, façonnent « la contagion », « la contamination », « l‟infection » des enfants par « le virus » de la sorcellerie. Le point de départ de cette analyse est la considération suivante. Les actions et les comportements des enfants dans des circonstances données sont considérés comme les symptômes d‟une « maladie » qui change de nature selon l‟« expert » qui fait le « diagnostic » : la sorcellerie pour les groupes de prière pentecôtistes, les parents irresponsables pour les Salésiens, la pauvreté pour une ONG, le vagabondage pour les parents. Nous voudrions, en revanche, considérer les actes et les comportements des enfants dans une situation conflictuelle comme des conséquences qui se répètent à chaque fois qu‟ils se retrouvent pris dans un dispositif (ou au croisement de plusieurs dispositifs), à l‟instar de la délivrance ou des centres d‟accueil où l‟on prône l‟encadrement catholique. Premier point, les comportements. Il y a des comportements et des actions des enfants envers leurs parents et aînés qui amènent une interrogation sur leur nature morale : « afficher l‟orgueil », être timide, être hypocrite, fuir, mentir, insulter, s‟enivrer, fumer du chanvre. Il s‟agit pour les adultes d‟une part de vérifier si de tels comportements et de telles actions peuvent être à la base des maux et des infortunes qui ont affligé la famille dans le passé ou dans la situation actuelle, et d‟autre part de contrôler, prévenir et corriger des traits de personnalité de l‟individu qui peuvent, plus tard, se renforcer pour former une personnalité adulte révoltée (envers l‟autorité des aînés) et antifamiliale. Il existe de bons comportements, ceux que les enfants doivent tenir, et des mauvais. Ceux qui sont acceptés sont l‟obéissance à l‟autorité, la confession à l‟église, la 299 réussite à l‟école. Ces bons comportements visent à la perpétuation des rapports de force et des lignes de subjectivité qui produisent un enfant soumis à l‟autorité des adultes. D‟autres actions et comportements, comme les fugues et « afficher l‟orgueil », peuvent en revanche tracer de nouvelles voies permettant d‟échapper à l‟autorité paternelle et familiale. Les enfants arrivent, à travers ces ouvertures, à se dégager du dispositif disciplinaire de la sorcellerie (aussi bien qu‟à l‟encadrement catholique/humanitaire) et à créer ainsi des espaces « autres », indépendants, dans lesquels façonner de nouvelles formes de subjectivité. La prise en compte de l‟agencéité127 des enfants est fondamentale pour mettre en évidence les limites du pouvoir d‟assujettissement des dispositifs tels que la sorcellerie qui se confrontent inévitablement à la capacité de réaction des enfants. Dans cet ordre d‟idées, je voudrais souligner la valeur particulière de la fugue (de la maison, mais aussi de l‟église, de centres de Salésiens, de la famille, du voisinage) qui, du point de vue des enfants, révèle un moment de rupture des mécanismes d‟assujettissement de la sorcellerie et de la délivrance mobilisés à la suite d‟une accusation. C‟est d‟ailleurs cette prise d‟initiative des enfants qui effraie le plus les adultes. Elle est la quintessence de l‟agir de l‟enfant qui rend son comportement hautement contagieux. Les autres enfants et jeunes de la maison (ou de la famille, du quartier, de l‟église) peuvent facilement relever l‟initiative et suivre l‟exemple de l‟enfant fugueur. La contagion est, dans des termes locaux, la reproduction (l‟imitation) par un enfant des actions d‟un frère, d‟une sœur, d‟un ami qui a fui l‟église/le groupe de prière durant les séances de délivrance, ou bien la complicité dans un vol commis à la maison ; ou encore une attitude d‟« orgueil » envers les parents déjà affichée par un frère majeur. L‟influence de ces comportements prend les apparences, lorsqu‟elle est reformulée à travers le langage de la sorcellerie, d‟une force tangentielle bouleversant le rapport de forces existant dans le champ de la famille. Les agents qui détiennent le pouvoir des régimes de visibilité et d‟énonciation sur la famille et l‟enfance (prophètes, 127 Laura Ahearn a donné une définition d‟agency qui nous est utile : « Agency refers to the socioculturally mediated capacity to act » (2001 : 112, cité dans Minelli 2007 : 107). 300 féticheurs, intercesseurs, prêtres) relèvent dans cette force tangentielle, à travers le dispositif de la sorcellerie, la source qui mine le rapport de forces et de domination existant (en famille, par exemple, ce qui mine l‟autorité paternelle). Contrairement à ce que l‟on pourrait penser, les ministres de la délivrance n‟accusent pas les enfants en position de faiblesse ou les enfants particulièrement faibles. Il émerge, des cas d‟étude analysés à Lubumbashi, que ce sont les enfants ou jeunes qui sont en mesure de troubler l‟ordre des rapports dominants qui sont accusés. Le plus souvent, les accusations sont adressées à des enfants « forts ». Le passage de la sorcellerie entre frères et sœurs est un bon exemple de diabolisation de l‟autonomie/individualisation (= force) que les enfants ont acquise et de l‟influence qu‟ils peuvent exercer les uns sur les autres. Dans l‟interprétation sorcellaire, l‟enfant qui est plus « fort » (de personnalité, de caractère, voire d‟agency) est censé avoir une influence sur le(s) autre(s) frère(s) et sœur(s) de la maison. C‟est lui qui sera donc plus facilement inculpé d‟« avoir » la sorcellerie et d‟en être le propagateur. Le lien entre la possession de la sorcellerie et sa propagation selon des rapports de forces, lorsqu‟il s‟agit d‟enfants, ne s‟établit pas forcément en fonction de l‟âge. On peut facilement avoir un enfant moins âgé mais plus éveillé que les autres enfants de la maison et en mesure d‟exercer un pouvoir sur ces derniers. C‟est pour cette raison qu‟une fois identifié, celui qui est capable d‟influencer les autres est pointé comme celui « qui possède les choses » (bintu ya uloji) et immédiatement isolé. Ce passage explicite le rapport entre la sorcellerie et la construction de l‟enfant, de sa personnalité et de son caractère. Il s‟agit de la capacité d‟action de l‟enfant et de l‟homme dans les différentes phases de son développement. En l‟occurrence, donc, la sorcellerie est un instrument pour dénoncer non seulement les maux qui surviennent dans la famille (décès, chômage, échec, etc.), mais aussi pour traduire, en termes de relatedness inversée, le sens d‟une contagion de mauvais comportements, de pratiques dangereuses qui nécessitent d‟être éliminées. Éliminées parce qu‟elles ont exactement le même pouvoir symbolique d‟unir les personnes les unes aux autres que d‟être nocives au vivre ensemble. L‟idiome de la sorcellerie devient donc le coupeur de cette tendance en éloignant le sujet dangereux pour le maintien de l‟harmonie familiale (ou du groupe) ou, 301 plus précisément, le modèle dominant de l‟autorité et du mécanisme d‟assujettissement (enfant, élève, jeune homme responsable, chrétien, mari, travailleur, etc.). Deuxième point, les objets. Il y a des objets d‟usage quotidien (les casseroles, la marmite du bukari, les assiettes, les pagnes, l‟argent, la toiture, etc.) et il y a des substances (le sang, le bukari, la drogue, etc.) qui ont une place plus importante par rapport à d‟autres objets et d‟autres substances dans le système d‟interprétation sorcellaire. Ces objets et ces substances sont considérés comme les instruments de propagation de la sorcellerie qui contaminent les autres personnes. Ce sont des catalyseurs, des canaux qui mettent en communication « ce monde » visible avec « l‟autre monde » invisible. 8.1 VALINA ET JUNIOR Dans ce deuxième cas d‟étude émerge, de manière tout à fait analogue au cas de Jérôme, la valeur probatoire de la fugue à l‟intérieur d‟un régime de délivrance. L‟histoire des deux frères nés à Lubumbashi d‟une famille kasaïenne montre de quelle façon la propagation de la sorcellerie (la contagion) suit les lignes des rapports de forces en famille. En 2010, au début de mes enquêtes, Valina avait 18 ans. Son frère cadet, Junior, était plus jeune de trois ans. Ces deux garçons, grands en taille et à la corpulence très imposante, étaient les enfants d‟une famille originaire du Kasaï, du côté du père comme de la mère. Le père était l‟aîné d‟une famille de sept enfants. Il a quitté Mwene-Ditu (Kasaï) pour Lubumbashi après avoir été embauché, au début des années 1990, par la Société nationale de chemin de fer du Congo (SNCC). Avec un emploi bien payé, nous raconte Tshibi, la tante de Valina et Junior, cadette de la famille, son frère était polygame, marié à quatre femmes. La mère de Valina et Junior était la deuxième. 302 Au début des années 2000, le père de Valina et Junior tomba malade. On lui diagnostiqua le sida. Il mourut après une courte maladie et, avec lui, moururent également toutes ses femmes, l‟une après l‟autre. Je fis la connaissance de ces deux jeunes adolescents, passionnés de basket, sur le terrain de jeu de Bakanja Centre. À l‟époque, Junior était élève à l‟internat à Bakanja Centre, en dernière année de primaire, alors que Valina (je fis sa connaissance quelques jours plus tard) était en dernière année de secondaire à la Maison des Jeunes128, et se préparait aux examens d‟État pour obtenir un diplôme en mécanique générale. En dépit de ce que laissaient entendre les récits de Philippe et Emile, les deux assistants sociaux de Bakanja Centre, sur le cas de Valina et Junior (« un excellent exemple de réinsertion familiale »), le parcours des deux enfants que j‟eus à retracer ne se révéla ni linéaire ni harmonieux. Contrairement à Jérôme, Valina et Junior furent dès la mort de leur père accusés de sorcellerie. L‟épidémie de sida qui frappa la famille et les conflits pour la prise en charge des enfants après la mort du père furent canalisés par l‟intervention du mouvement des Bapostolo129. La mère de Valina et Junior, atteinte par la maladie, s‟était adressée aux Bapostolo dans l‟espoir de trouver les raisons de l‟apparition du mal et les moyens d‟y remédier. Au cours des séances de délivrance auprès des Bapostolo, les familles maternelle et paternelle échangèrent de violentes accusations et contre-accusations de sorcellerie, qui suivaient les aveux de Valina. Au moment du décès de la mère, les deux familles n‟avaient toujours pas réussi à s‟entendre sur qui devait récupérer les enfants et toutes deux refusèrent de s‟en occuper. La famille maternelle accusait Valina d‟être un sorcier et d‟avoir tué sa propre mère. Le père et le frère aîné de la mère de Valina l‟accusaient d‟avoir été envoûté par les grands-parents paternels lors de son séjour au Kasaï, où il avait passé deux ans juste après la mort du père. « Mwene-Ditu, c‟est le village, c‟est pas comme ici en ville », disait l‟oncle Mulaji, frère aîné de la femme décédée. Les imputations de sorcellerie à Valina ne 128 129 La Maison des Jeunes est une école professionnelle gérée par les Salésiens. Elle se trouve dans la commune de Ruashi. Les Bapostolo sont un mouvement religieux indépendant africain d‟inspiration apostolique. Ils font partie de l‟Église apostolique de John Maranke. John Maranke fut un leader chrétien qui fonda, dans les années 1930, l‟African Apostolic Church en Rhodésie du Sud, l‟actuel Zimbabwe. Pour plus de détails sur l‟Église des Bapostolo, se référer au chapitre consacré aux Églises pentecôtistes et du réveil africain. 303 s‟arrêtèrent pas là, il fut également considéré comme responsable de l‟envoûtement de son petit frère Junior. Ainsi l‟explique la grand-mère maternelle : « Alors, ce Junior-là était à vrai dire un innocent. Car, depuis sa jeune enfance, il ne cessait dire : “Moi, je deviendrai un serviteur de Dieu [mutumishi wa mungu], je serai un serviteur de Dieu, je serai pasteur.” C‟est juste au retour de son frère [de Mwene-Ditu], c‟est lui qui l‟a initié à ces esprits sorciers [njo ari mu ingisha mu ile mpepo]. […] Ils ont été initiés [patshiyaka buloji] quand ils étaient encore très jeunes, ces deux enfants-là. Ce n‟est pas qu‟ils ont été initiés quand ils avaient déjà grandi. Ce n‟était que de si petits enfants » [Conv Ŕ RDC Ŕ 17]. La famille paternelle, de son côté, s‟en remettait aux confessions de Valina faites à l‟âge de 7 ans, pendant les séances de délivrance auprès des Bapostolo : elle identifiait les grands-parents maternels comme les coupables de l‟envoûtement de Valina destiné à tuer son père. Lorsqu‟en juin 2010 je rencontrai Valina à la Maison des Jeunes de Ruashi, les faits remontaient à presque dix ans. En dépit du temps écoulé, Valina se souvenait très clairement de ce qui s‟était passé. Il me raconta que, sous la pression de l‟intercesseuse du mouvement Bapostolo, il avait avoué être sorcier. Il avait été soumis, disait-il, à une telle coercition psychologique qu‟il en était arrivé à reconnaître devant toute la famille ce qui lui était imputé. Valina avoua avoir été ensorcelé par sa grand-mère maternelle. Celleci, avait raconté Valina, venait le chercher la nuit dans son lit et, à travers les trous d‟aération de la maison, ils s‟envolaient tous deux exécuter « leurs opérations ». Devant ces aveux choquants, la réaction de la famille paternelle fut de renvoyer Valina auprès des parents maternels. Le problème principal résidait, à les croire, dans le fait que les parents maternels étaient responsables de l‟envoûtement de l‟enfant ; c‟était donc eux-mêmes qui devaient le délivrer. La tante Tshibi, jeune sœur du père de Valina, l‟expliquait en ces termes : « Au moment de la mort de leur enfant [la mère de Valina et Junior], ils ont chassé les deux enfants sans toutefois les faire délivrer, sans les amener à l‟église [… ]. Ils devaient, elle continua, arranger le problème qu‟eux-mêmes avaient provoqué » [Conv Ŕ RDC Ŕ 31]. 304 Il convient, à ce stade, de nous concentrer sur l‟ambiguïté et la force probatoire que les fugues de Valina et Junior eurent sur les rapports de forces en famille. Durant le conflit qui opposait les deux familles pour la prise en charge des deux orphelins, canalisé par le mouvement Bapostolo à travers les accusations de sorcellerie, les enfants restèrent dans la maison du père décédé. La maison était la propriété de la Société nationale du chemin de fer du Congo (SNCC) où l‟homme travaillait. En dépit de leur jeune âge (Valina avait 7 ans et Junior 4 ans), les deux frères vécurent dans cette maison pendant plusieurs mois en subvenant eux-mêmes à leurs besoins. Ils y restèrent jusqu‟au moment où un fonctionnaire de la SNCC vint frapper à leur porte pour récupérer la maison. Dépourvus d‟abri, les orphelins déambulèrent dans la rue pendant quelques jours avant de se retrouver à Bakanja Centre. Les membres des deux familles interprétèrent ces quelques jours passés à la rue comme une preuve de leur condition de sorciers. Lorsque je parlai avec l‟oncle maternel Mulaji et la tante paternelle (Tshibi), je leur fis remarquer que Valina et Junior avaient été contraints de quitter la maison car elle était la propriété de la SNCC. Ils n‟avaient donc pas décidé eux-mêmes d‟aller à la rue. La réponse à mon observation fut qu‟ils auraient dû, dans ce cas, se rendre auprès de l‟une des deux familles tout en se renvoyant l‟un à l‟autre la responsabilité de les accueillir. Toutefois, nous l‟avons vu, cela n‟était pas réalisable puisque les enfants étaient constamment rejetés à cause de la sorcellerie. Dans cette situation d‟impasse, la logique de la sorcellerie se déploie clairement : d‟un côté les accusations de sorcellerie donnent aux membres des familles un mobile pour ne pas accepter les enfants et les renvoyer vers l‟autre côté parental, de l‟autre la « disparition » des enfants, qui vivent désormais à la rue, sert de support aux mêmes accusations. 8.2 L'ONCLE MATERNEL MULAJI Jeudi 27 mai 2010, je rendis visite à l‟oncle maternel de Valina et Junior, Mulaji. L‟oncle Mulaji est né en 1953 (57 ans). Il est le deuxième fils d‟une famille de douze enfants, six filles et six garçons. Au moment de notre rencontre, il avait divorcé depuis 305 quelques années. C‟est pour cette raison que, resté seul à la maison, il avait décidé de récupérer ses parents qui, selon ses dires, « étaient très fatigués » (âgés). Ancien employé de la compagnie aérienne Air Zaïre, Mulaji s‟était consacré après son licenciement au « business » dans le domaine pharmaceutique. Le rapprochement à Mulaji et à sa famille était compliqué en raison des fortes tensions qui persistaient vis-à-vis des deux enfants. D‟ailleurs, même Philippe et Emile, les assistants sociaux de Bakanja, avaient abandonné la réinsertion des enfants depuis qu‟ils avaient été brutalement éloignés lors d‟une visite avec Valina. Le grand-père les avait insultés et menacés de leur faire jeter des pierres si jamais ils osaient s‟approcher de la maison avec l‟enfant. Le vif ressentiment éprouvé par le grand-père et par l‟oncle fut un élément qui m‟impressionna dès la première rencontre. Plusieurs années s‟étaient écoulées depuis les faits, plus de dix ans, mais la dureté des paroles prononcées par l‟oncle était palpable. « Ils sont allés se faire sheges [enfant de la rue] », avait dit Mulaji avec un certain mépris. D‟ailleurs, dans un passage d‟une conversation très tendue, il fit une allusion encore plus nette au fait que les fugues confirmaient la sorcellerie des enfants : « Quand les enfants ont appris que leur maman était décédée, ils étaient du côté de Saint Eloïse. De là les enfants ont fui d‟eux-mêmes. Qu‟est-ce qu‟ils ont fui ? Point d‟interrogation. Au moment où nous sommes allés enterrer leur maman et jusqu‟à aujourd‟hui, on ne les a pas revus, ils ne savent pas où nous avons enterré leur maman. Nous ne savions pas où ils étaient partis et on n‟avait pas de problèmes avec eux. Personne ne les avait tabassés ni chassés » [Conv Ŕ RDC Ŕ 17]. En effet, malgré les traitements durs et violents que les enfants doivent subir dans les espaces de la délivrance ou au sein de leur famille, l‟assujettissement à ces deux instances est, malgré tout, requis par les membres de la famille et par les gérants des églises. L‟oncle Mulaji semblait me dire que, malgré les mauvais traitements et les rejets qu‟ils avaient dû subir, les enfants auraient dû se soumettre à l‟autorité de la famille. Les enfants, au contraire, une fois expulsés de la maison du père, démontrèrent une attitude 306 évidente de défi envers les membres de leur famille en allant « se faire shege », comme Mulaji le soulignait. Le discours de l‟oncle Mulaji semble sous-tendre une logique selon laquelle, dans un moment de crise, la violence devient le seul moyen pour reconstituer un ordre dans les rapports familiaux. L‟espace créé par la délivrance insère les enfants dans un espace liminaire où, dans la plupart des cas, ils sont soumis à des violences (physiques et psychologiques) de différentes intensités selon les situations. À l‟intérieur de cet espace liminaire, les enfants sont considérés comme des sorciers. Cependant, le fait de se remettre à l‟autorité religieuse est dans leur intérêt dans la mesure où ils sont considérés comme victimes de la mauvaise influence d‟un adulte qui les aurait ensorcelés. Dans ce sens, la délivrance ouvre une brèche à la réinsertion en famille et dans la société. L‟assujettissement à l‟autorité met l‟enfant dans une situation de relative protection. L‟explication qui est donnée dans ce cas est la suivante : s‟il est vrai que l‟enfant n‟a pas su refuser le « don sorcier » délivré par un adulte, il l‟a toutefois accepté inconsciemment. L‟enfant devient ainsi à la fois coupable et victime. Dans ce sens, nous pouvons argumenter avec Filip De Boeck que les Églises et les mouvements du « réveil africain » jouent un rôle ambivalent dans le rapprochement du discours sorcier à l‟enfance : « Les églises, en fournissant et en autorisant ces formes de diagnostics, offrent une alternative aux conflits violents qui surviennent dans la famille en conséquence des accusations de sorcellerie [… ] De cette façon, l‟espace de l‟Église de guérison permet de restituer et de reformuler la violence physique et psychologique, quelquefois extrême, qu‟ont à subir les enfants accusés à l‟intérieur de leur groupe familial » (De Boeck 2000 : 41). Le comportement de Valina et Junior, défini par l‟oncle et la tante comme « orgueilleux », fut l‟expression d‟un refus de se soumettre à l‟autorité religieuse et à la tutelle de la famille. La fugue assuma en régime de délivrance une valeur particulièrement bouleversante pour les agents en position de pouvoir. D‟une manière 307 générale, lorsqu‟un enfant fuit130, il passe d‟une condition liminaire (coupable/victime) à une condition d‟acteur pleinement conscient de ses actes. Au moment où il s‟échappe de l‟emprise de la famille et du jugement des figures religieuses, il est censé être lui-même responsable de ses actes. Parents et intercesseurs croient fermement que c‟est l‟enfant qui a décidé de fuir. À ce stade, non seulement il devient agent à part entière, mais il devient également un agent dangereux puisqu‟il peut désormais propager la sorcellerie. Le passage d‟une position interstitielle131 de coupable/victime à celle de coupable/agent émerge très clairement dans un autre passage du récit de l‟oncle Mulaji : « Quand ils étaient très petits, c‟étaient des innocents, ces enfants-là. Ce que leurs grands-parents ont fait, ils ne s‟en sont pas rendus compte [les envoûter]. Maintenant qu‟ils ont grandi, ils se retrouvent isolés, ils ressentent en eux le manque d‟amour, de l‟affection de la famille. Mais la famille les a déjà mis à l‟écart. On les a délaissés. Comprends-tu donc cela ? S‟ils avaient pu être là au moment où leur mère était inhumée, nous aurions accepté de vivre avec eux jusqu‟à ce jour. Que, de nous-mêmes, nous prenions la décision de vous renvoyer parce que nous estimons que vous êtes sorciers. Tu comprends ? Ou bien, nous vous gardons près de nous. Bon ! D‟eux-mêmes ils disparaissent et on apprend plus tard qu‟ils sont tantôt par-ci tantôt par-là » [Conv Ŕ RDC Ŕ 17]. L‟interprétation de l‟oncle est particulièrement importante car elle introduit un élément-clé dans les accusations de sorcellerie : la « conscience » que l‟enfant possède dans les affaires de sorcellerie. L‟état de conscience/inconscience de la personne ensorcelée est d‟autant plus fondamental que ce sont d‟enfants dont il s‟agit. En effet, les En swahili, le verbe s‟enfuir se traduit par kukimbia ( Heylen 1977). Ce verbe swahili signifie aussi « éviter quelque chose », une personne ou une situation gênante. Dans le swahili de Lubumbashi, il est employé dans cette dernière acception avec une tendance à se référer à la personne qui fuit ses responsabilités, ses devoirs ou les engagements pris avec une autre personne et évidemment incapable de les accomplir. 131 J‟emprunte cette expression à Alcinda Honwana (2005 : 31-52) qui, parle dans son travail sur les enfants soldats, de la position interstitielle occupée par ces derniers. L‟auteur examine comment les enfants qui décidaient de s‟enrôler dans l‟armée mozambicaine se plaçaient dans une position ambivalente résumée par le terme « enfant-soldat ». Un terme qui, en soi, s‟apparente à un oxymoron. L‟enfant qui devient soldat semble ainsi franchir les limites des deux figures (l‟enfance et le soldat) en devenant un agent qui agit selon son entendement. Reste à comprendre dans quelle mesure ces enfants peuvent être considérés comme des victimes ou responsables des actes qu‟ils commentent. 130 308 enfants peuvent être conscients ou inconscients lorsque la transmission de la sorcellerie se produit. Pour les parents, le problème se pose quand ils veulent s‟assurer qu‟à un moment donné l‟enfant comprend que, par exemple, telle maman leur offre un beignet dans le but de l‟envoûter. Si le parent constate que l‟enfant a accepté sciemment d‟être envoûté, il en résultera qu‟il est pleinement coupable. Dans le cas contraire, il ne le sera que partiellement. Il sera coupable dans la mesure où il n‟a pas obéi aux avertissements de ses parents, à savoir ne pas accepter à manger de voisins. Le degré de conscience d‟un enfant qui est envoûté a des conséquences sur l‟usage que ce dernier fera de ce pouvoir lorsqu‟il l‟aura acquis. Ce passage est fondamental dans le sens où il rend évident que l‟activation de la sorcellerie des enfants est liée à leur statut d‟individu incomplet ou « en devenir ». Á Lubumbashi, on considère généralement que les enfants ne sont pas pleinement responsables de leurs actes et des conséquences que ceux-ci entraînent. Cela en raison de leur entendement limité de la réalité sociale et culturelle qui les entoure. Au contraire, un adolescent (et davantage encore un adulte) est supposé être conscient de ce qu‟il fait. D‟où l‟association des fugues (ainsi que d‟autres actes/comportements déviants) à la sorcellerie, celles-ci étant considérées comme des actes menés consciemment et moralement nocifs. La distinction entre la nature consciente ou inconsciente de la sorcellerie est un débat qui a occupé pendant longtemps les études anthropologiques sur la sorcellerie africaine. Dans les études anglo-saxonnes, on distinguait sorcery et witchcraft : witchcraft est un type de sorcellerie se basant sur des actes psychiques. Le détenteur de ce pouvoir peut être conscient ou pas d‟avoir ce pouvoir. Sorcery est par contre un type de sorcellerie liée à la manipulation de plusieurs rites, objets et substances. Dans le premier cas, la witchcraft peut être activée inconsciemment et involontairement alors que la sorcery est toujours activée sciemment. Le premier type de sorcellerie est souvent acquis par héritage, le deuxième est une pratique que l‟on apprend et que l‟on peut acheter (fétiches)132. 132 Pour une analyse de ces deux formes de sorcellerie, voir le travail d‟Evans-Pritchard (1972) et également celui de Middleton & Winter (1963). Une première critique à l‟application de cette dichotomie a été faite par Victor Turner (1964). Plus récemment, Peter Geschiere est revenu sur la 309 8.3 « KUARIBISHA MUTOTO » : ENFANTS ABIMES L‟histoire de Valina et Junior met en exergue les rapports de forces à partir desquels l‟accusation de sorcellerie prend la forme d‟une confrontation entre différents individus. D‟une manière générale, les agents sociaux « pris » dans un parcours de délivrance interprètent le passage de la sorcellerie d‟une personne à l‟autre comme une contamination virale. En se penchant sur un cas comme celui de Valina et Junior, il apparaît que le passage du virus sorcellaire trace des lignes virtuelles qui correspondent aux rapports de forces d‟un champ de relations sociales. Ainsi, dans le cas de Valina et Junior, les accusations mutuelles d‟envoûtement des enfants entre belles-familles deviennent une interface qui fait à la fois émerger le conflit latent et permet de le manipuler. Le conflit généré par les accusations remontait à un problème antérieur à la mort des parents des deux orphelins : le mariage de la mère qui n‟avait pas eu lieu selon les normes du paiement de la dot. Par conséquent, les membres de la famille maternelle se considéraient en position de créanciers vis-à-vis de la famille du mari, et cela pour une raison principale : leur fille cadette était tombée enceinte sans que l‟homme eut accompli ses devoirs de paiement de la dot. Dans de telles circonstances, les parents qui se retrouvent à charge d‟une fille avec une grossesse non désirée utilisent l‟expression « enfant abîmé ». Il est à remarquer que le verbe « abîmer » est employé de manière tout à fait analogue aux cas où l‟on parle d‟enfants contaminés par la sorcellerie. Le dictionnaire kiswahili-français (Heylen, 1977) traduit « s‟abîmer » par kuharibika et « détruire, abîmer, détériorer, gâter » par kuharibisha133. Il est assez commun à Lubumbashi d‟utiliser le verbe « abîmer » pour se référer au cas d‟une fille qui se retrouve accidentellement enceinte sans être mariée (c‟est-à-dire sans que la dot ait été payée et, le cas échéant, la prédot) et/ou dans le cas 133 question en soulignant comment dans l‟Afrique contemporaine l‟application d‟une telle distinction a perdu beaucoup de sa force explicative (1995). Je voudrais signaler que le collaborateur qui fit la traduction du kiswahili au français de la conversation de Mulaji traduisit, lorsqu‟il s‟agissait des enfants accusés de sorcellerie, kuharibisha par « initier » et non pas par « abîmer ». Le décalage qui se créa dans la traduction entre le sens littéral du terme kuharibisha et le sens que le traducteur lui a attribué me semble donner la mesure de l‟ambiguïté des dynamiques liées au passage de la sorcellerie. 310 d‟une union qui n‟a pas eu l‟accord des parents134. Au début de mes entretiens avec l‟oncle Mulaji, cette acception du terme « abîmer » référée aux grossesses indésirables émergeait de manière plutôt voilée. Elle se révéla plus clairement quand Mulaji parla du « droit » des parents sur les enfants. Selon lui, Valina et Junior n‟étaient pas membres de sa famille à proprement parler : leurs parents n‟avaient pas été unis formellement, avec paiement de dot et célébration du mariage. Par conséquent, il n‟y avait pas eu d‟alliance entre les deux familles. « Et puis ces enfants, comment allons-nous les aider ? Nous, nous n‟avons aucun pouvoir. Tels que nous sommes ici, ils connaissent les membres de famille de leur père. Ceux-là de la famille de leur père, on ne peut pas dire qu‟ils sont venus avant de se marier avec notre petite sœur, qu‟ils sont venus toquer à la porte et payer tout ce qu‟on paie, comme la dot. Ils vivaient comme en concubinage (kiabala). Ici, chez nous, ils n‟ont rien amené (uku kwetu abakuleta ata kintu kimoya). Et ils ont mis au monde ces deux enfants dans le concubinage (ndjo barizala batoto abawiri mu kiabala) » [Conv Ŕ RDC Ŕ 17]. Qu‟il s‟agisse d‟une fille enceinte ou d‟un enfant contaminé par la sorcellerie, l‟expression « abîmer un enfant » (kuaribisha mutoto) dénote une situation qui est source de tensions et de conflits. En ce qui concerne le passage de la sorcellerie d‟un frère à l‟autre, Valina était accusé par les grands-parents et par l‟oncle maternels d‟avoir été initié à la sorcellerie par les grands-parents paternels quand il était au Kasaï. Selon eux, dès son retour à Lubumbashi il avait « abîmé » Junior en lui transmettant « les choses de la sorcellerie » (bintu ya buloji) acquises à Mwene-Ditu. La grand-mère maternelle me l‟expliqua clairement : [Gd-M] « Ce sont d‟abord eux-mêmes [grands-parents paternels] qui les y avaient initiés. Alors, après les y avoir initiés… » [Paka bo benyewe njo bari ba richa abo, vile bari ba patchiya abo] [Mulaji] « Là, c‟est encore au village. Tu t‟imagines comment ça se passe au village… » [Ile ku mukini, shi unona kule ku mukini] 134 Le membre de la famille qui a la responsabilité de marier une fille n‟est pas forcément le père ou la mère de celle-ci. Cette tâche peut facilement retomber sur le membre qui s‟est chargé de son éducation, de la loger et de lui payer les études. Il peut s‟agir d‟un frère du père de la fille en question. 311 [Gd-M] « … Après y avoir initié cet enfant-là [Valina]…ils l‟ont envoyé accomplir un travail ici [njo banamutuma akuye a fwanye kazi uku sasa]. […] Ils l‟ont renvoyé à Lubumbashi [bana mu rudisha mutoto]. Alors, c‟est cet enfant qui, à son retour, a initié [abîmé] son jeune frère Junior. [njo ari alabishika uyu naye muloko yake] Avant, il [Valina] voulait d‟abord tuer son grand frère, son frère aîné, Malaji… cet enfant-ci saignait au nez, aux oreilles… L‟autre disait qu‟ils avaient prévu de le tuer lors de la bonne année. Il était encore petit, ah ! Quand sa mère était vivante, elle l‟amenait dans les églises [auprès des Bapostolo]. C‟est pourquoi nous, nous ne voulions pas de problèmes. Lorsque leur mère est morte, ils sont partis [les enfants avaient fui]. Car nous ne voulions pas mêler la mauvaise graine et la bonne, sinon cela amènerait du désordre… [Juu tuli katala ku kamata mbegu mubaya ku changa na mbegu ingine, ah, ita leta désordre] [Conv Ŕ RDC Ŕ 17]. La tante Tshibi, comme la grand-mère, accusait Valina d‟avoir transmis la sorcellerie à son petit frère Junior. Tshibi est la septième fille de la famille paternelle de Valina et Junior, et leur père était l‟aîné. « C‟est elle qui est responsable en famille », me dit Madi depuis le bas d‟une fourgonnette « Dubaï » lors de ma première visite chez elle. Madi est le mari de Tshibi, mécanicien visiblement plus jeune d‟elle. Tante Tshibi est une ancienne joueuse professionnelle de handball dans une équipe de Lubumbashi. Elle se souvient de son passé dans l‟équipe « Don Bosco ». « Nous allions jouer partout en Afrique, on était bien payés par la société sportive. » Tshibi était la seule, me rassurait-elle, qui m‟aurait parlé de « cette affaire » puisque les autres, y compris le frère plus âgé de la famille, avaient peur de la sorcellerie de Valina (« Ule? eko muloji! » [Celui-là ? C‟est un sorcier !]) et de « ces pratiques mystiques ». Tshibi semblait croire que Valina avait « attrapé le virus de la sorcellerie », car celui-ci avait avoué l‟avoir reçu du grand-père. Elle se souvenait que cet aveu avait été fait après plusieurs mois de fréquentation des Bapostolo. La mère des enfants les amenait à l‟église Saint Guzard (« gérée par des Kasaïens ») quand ils vivaient encore dans la maison louée à la SNCC. Quand son père mourut, Valina lui-même, me dit Tshibi, accusa le grand-père maternel de lui avoir donné la sorcellerie (aripatia mi buloji) car il n‟aimait 312 pas leur mère (ashipende mama yetu), et ce afin que Valina puisse la tuer (ndjo anamuwa ya vile). Toutefois les aveux de Valina ne semblaient pas trop préoccuper la tante Tshibi. À ses yeux, seul Valina était coupable et, même si certaines attitudes de Junior envers la famille étaient communes à celles de Valina, il n‟avait pas de réelle volonté de nuire. Junior, le plus jeune, leur rendait visite régulièrement, il était en bonnes relations avec tout le monde, et quand il séjournait chez eux, il était visiblement à l‟aise. Il n‟en était pas de même pour Valina, qui semblait haïr ses proches paternels. « Il ne veut pas de nous et il se limite, de temps à autre, à quelques coups de fil », se plaignait la tante. En discutant du comportement de Valina, il émergea assez rapidement dans notre conversation que le regret de Tshibi était causé par l‟attitude orgueilleuse de Valina envers eux. C‟était « l‟orgueil » de refuser sa propre famille qui amenait la tante à parler « d‟implication dans ces choses ». Et c‟était d‟autant plus évident aux yeux de Tshiba que Valina, en année de terminale à l‟école, ne s‟était pas soucié de prévenir la famille de l‟imminente obtention du diplôme : « Si c‟est normal qu‟un jeune qui termine l‟école n‟aille pas prévenir sa famille… cela veut vraiment dire qu‟il est encore dans cette moitié-là » (eko mu ile kypande). Chez elle, Junior nous avait appris que Valina, au lieu de se rendre lui-même à la maison, avait l‟habitude de l‟envoyer en émissaire (« il utilise son petit frère »). « C‟est Junior qui parle pour son frère », dit la tante avec amertume. Le refus de Valina, assez catégorique, de communiquer avec la famille et l‟utilisation qu‟il faisait de son jeune frère démontrait, aux yeux de la famille, le rapport de domination que Valina entretenait avec Junior. Tshibi se plaignait, en outre, du comportement « orgueilleux » de Valina quand il lui téléphonait. Il s‟agissait toujours de très courts coups de fil où Valina ne manquait jamais d‟afficher une attitude irrespectueuse envers elle. Junior, au contraire, avait l‟habitude d‟aller leur rendre visite sans aucune crainte : « Il utilise des bonnes paroles », disait Tshibi, ce qui donnait tout lieu de penser à la tante qu‟il était sortit de « ces histoires ». Le passage de la sorcellerie entre Valina et Junior diffère du cas d‟Aimée et Jérôme. Je ne dispose pas assez d‟éléments pour reconstruire le rapport entre Jérôme et sa grande sœur, toutefois, il est plausible que, en dépit de l‟influence qu‟Aimée pouvait 313 exercer sur Jérôme, le passage de la sorcellerie emprunta une autre voie. La trajectoire empruntée par l‟accusation de sorcellerie était plutôt liée aux liens familiaux : la grande sœur, envoûtée par sa mère, passa la sorcellerie à Jérôme, qui devait tuer son père. Selon cette interprétation, la sorcellerie suivait la filiation consanguine : en ayant le sang de papa Rémy, Jérôme (Aimée était sa demi-sœur, fille d‟une union précédente de la femme de Kabinda) était le seul en mesure d‟« atteindre » son père. Valina était au contraire, pour les membres des deux familles, l‟enfant en mesure d‟exercer une influence directe et marquée sur les comportements et les actes de son jeune frère. La « capacité d‟influencer » est ainsi reformulée à l‟aide de l‟image du « virus » de la sorcellerie et de la transmissibilité de celui-ci, et la sorcellerie est associée à la « force » qu‟un individu exerce sur un autre individu. On peut constater que, dans des conditions de vie ordinaires, les rapports de forces sont codifiés dans des structures sociales et culturelles collectivement reconnues : rapports de fraternité (brotherhood), rapports de gérontocratie, liens de parenté prescrits, etc. La sorcellerie trace, par contre, des lignes de rapports de forces alternatives, ce que nous avons appelé plus haut « un pouvoir tangentiel », qui ne se développent pas en fonction de l‟âge des personnes ni selon les rôles sociaux donnés. J‟ai d‟ailleurs constaté à plusieurs occasions qu‟un enfant moins âgé mais plus éveillé peut facilement avoir une influence (un pouvoir) sur ses frères et sœurs. Cette influence échappe aux rôles familiaux normalement établis ainsi qu‟au contrôle des adultes (famille et voisinage) et devient un terrain particulièrement fertile pour y façonner une accusation de sorcellerie. Pour cette raison, les membres de famille (en l‟occurrence les enfants) en mesure d‟exercer une quelconque forme d‟influence sur les autres (« les grands révolutionnaires », aurait dit papa Chrétien de Neno) semblent, dans le cadre d‟une affaire de sorcellerie, les plus facilement soupçonnables de « posséder les choses » (bintu ya buloji). Les gérants de la délivrance, ainsi que les parents, procèdent ainsi à l‟isolement des enfants soupçonnés afin de « séparer la bonne tomate de la mauvaise ». Des expressions du type « ne pas mêler la mauvaise graine à la bonne », utilisées par la grand-mère de Valina et Junior, montrent la contagion de la sorcellerie et la nécessité d‟isoler les enfants accusés. 314 8.4 LES OBJETS DE LA SORCELLERIE À l‟instar des fugues, un enfant qui vole des objets ou de l‟argent de la maison peut, à cause de cet acte, se retrouver au centre d‟une accusation de sorcellerie. Ainsi, à l‟intérieur d‟un régime de délivrance, voler prend une valeur probatoire très forte. L‟action de voler est associée au « mauvais cœur » (rho mubaya) de l‟enfant. Elle est vue comme une tendance diabolique qui s‟empare de l‟esprit de l‟enfant. Voler est, dans cette association, une anomalie dans le comportement qu‟on attend normalement d‟un enfant. La disparition de quelque chose dans la maison est considérée, par les parents ou les accusateurs, comme révélatrice du pacte mystique que l‟enfant a scellé avec le monde des sorciers. Contrairement aux fugues du foyer, qui mettent au centre de l‟accusation le corps de l‟enfant, l‟action de voler semble plutôt liée à la volonté de l‟enfant de « bloquer » l‟évolution de la famille. La disparition de quelque chose dans la maison est interprétée comme le passage d‟objets, de biens ou d‟argent du monde des hommes au monde des sorciers. Pour comprendre l‟importance des objets dans une affaire de sorcellerie, nous devons partir du début d‟un processus de sorcellerie, au moment où le soupçon apparaît. Au stade des soupçons, le mot « sorcellerie » est rarement employé. Une accusation de sorcellerie, dans sa phase embryonnaire, se présente sous forme de rumeur. Les termes employés pour se référer à la sorcellerie sont « cette histoire/affaire » (ile mambo), « ces choses » (bile bintu). « Les histoires » ainsi que « les choses » sont des mots représentant quelque chose de vague qui n‟a encore ni forme ni substance. C‟est lors des consultations du « monde invisible » que certaines figures (prophètes, pasteurs, intercesseurs) ont le pouvoir de donner une forme et une substance à « ces choses ». Le pouvoir qui est attribué à ces personnes consiste en une capacité, « un don », de voir le monde invisible où opèrent les sorciers. Cette capacité leur permettrait de voir au-delà du monde sensible, ainsi que me le rappelait souvent papa Rémy avec cette phrase : « Moi, je n‟ai que deux yeux. » La capacité de « voir » des « hommes de Dieu » est tout à fait analogue au pouvoir possédé par les féticheurs et les nganga d‟une « deuxième paire d‟yeux » (de Rosny 1981 ; Geschire 1995). En effet, les figures religieuses ont le don de « voir » à travers le Saint-Esprit la présence du démon (sorcier) dans un individu. Pour les 315 féticheurs, on parle plus facilement d‟une deuxième paire d‟yeux leur permettant de voir et d‟être dans la dimension des sorciers afin de les combattre. C‟est un élément qui rapproche, une fois de plus, la figure du pasteur (néopentecôtiste) des figures traditionnelles (féticheur, guérisseur, naganga) qui se chargeaient jadis de l‟interprétation du Mal, des mésaventures, de la souffrance et de la maladie. Tout au long d‟un parcours de délivrance, les visions et les remèdes empruntés par les « hommes de Dieu » réifient la rumeur de sorcellerie en un ou plusieurs objets. Les objets sorcellaires (c‟est-à-dire les objets utilisés par la personne accusée d‟être sorcier) sont identifiés au cours de deux phases : durant les séances de prières ; et à travers les colloques (cures d‟âme) entre la personne chargée de la délivrance et l‟accusé. À ce moment, nous assistons à un processus de réification visant à matérialiser la sorcellerie, alors qu‟au stade initial elle n‟a pas de forme concrète ni de matérialité. Les visions des hommes de Dieu (ou des ancêtres pour les féticheurs) sont l‟instrument privilégié utilisé pour identifier les coupables et les objets que ceux-ci sont censés manipuler pour ensorceler. Il y a un passage d‟une conversation avec Philippe, concernant le cas de Jérôme, qui permet de bien comprendre le lien qui se construit entre comportement, acte et objet : « La famille a découvert qu‟il y avait quelque chose qui n‟allait pas dans les actes et les choses parce que, si tu te rappelles quand nous étions allés en famille avec le père Serge, le papa a déclaré : “Une fois qu‟on avait passé la sorcellerie à cet enfant, qu‟est-ce qu‟il faisait la nuit ? La nuit, s‟il avait besoin de faire ses grands besoins, au lieu de les faire là-bas, il allait dans la cuisine, pour chercher la marmite, celle où on prépare le bukari. C‟est là qu‟il déposait ses grands besoins. Eh, on se réveille le matin, on sent seulement l‟odeur, on regarde dans la grande marmite : „Les matières fécales ! Qui a fait ça ?!‟ Personne en tout cas ne donnait de réponse. C‟est seulement quand on a voulu les frapper [les enfants] qu‟il [Jérôme] a dit qui avait fait ça. „Pourquoi tu as fait ça ?‟ Il a dit : „C‟est ma sœur qui m‟a dit de faire ça parce que…‟ faire ça c‟est-à-dire c‟est embrouiller un peu la situation économique avec ces histoires » [Conv Ŕ RDC Ŕ 9]. 316 La casserole utilisée pour la préparation du bukari occupe une place importante dans les récits des accusations. Dans l‟extrait ci-dessus, elle est citée par Philippe, qui avait repris ce que papa Rémy lui avait raconté une fois précédente. Dans le cas de Jérôme, la vaisselle revient à plusieurs occasions pour fonder le lien entre les enfants et le monde de la sorcellerie. D‟ailleurs, dans un passage concernant les aveux d‟Aimée, papa Rémy fait référence aux assiettes de la maison comme instruments de contact entre « ce monde » et « l‟autre monde » : « La fille avait 17 ans et ne grandissait pas. On lui demandait pourquoi et elle acceptait [d‟être dans le monde de la sorcellerie]… il y avait des assiettes qui brillent à la maison, que nous utilisions pour manger, chacun avec son condiment, sa propre assiette et son bukari. À un moment donné, il n‟en restait plus que deux, on ne savait pas où étaient parties les autres. La féticheur me dit de poser seulement la question à leur grande sœur Aimée [… ] “Aimée, où sont parties les assiettes ?” Je lui pose la question. Elle me répond : “Papa, c‟est mama qui m‟a dit de prendre ces assiettes puisque c‟est sur ça qu‟on mange dans le monde [le monde de sorcellerie]” » [Conv Ŕ RDC Ŕ 21]. L‟exemple de l‟objet d‟usage quotidien utilisé comme un instrument de contact avec le monde de la sorcellerie fut aussi mentionné par Valina quand il me raconta le déroulement des séances de prière et de délivrance chez la prophétesse bapostolo. La description de cette conversation mérite une attention particulière. Je rencontrai Valina pour la première fois à la Maison des Jeunes, dans la commune de Ruashi. J‟arrivai au centre des Salésiens accompagné par Emile, l‟un des deux assistants sociaux de Bakanja Centre. Dès le début de notre conversation, j‟eus l‟impression que Valina était un jeune homme qui ressentait une profonde rancune vis-àvis de sa famille. Cette impression se confirma dans le passage tiré de mes notes du 15 juin 2010, juste après ma première rencontre avec Valina : Valina accepte sans aucun problème de parler des faits qui le concernent et qui remontent désormais à son enfance, quand il n‟avait que 8 ans. Valina est un grand gaillard, au visage très sérieux et fier. À la fin de notre entretien, ce que j‟ai clairement compris, c‟est qu‟il voulait être indépendant de sa famille. Après avoir obtenu le diplôme, il ne voulait pas retourner en famille. Il 317 ne voulait plus de la famille de sa mère où, dit-il, ils l‟avaient chassé en l‟accusant d‟avoir tué sa propre mère ; ni de la famille paternelle qui l‟accusait également d‟être sorcier pour le comportement orgueilleux qu‟il affichait vis-à-vis de la tante. Lors de notre conversation, nous étions assis l‟un en face de l‟autre, dans une salle de classe du centre salésien. Je commençai à parler en l‟appelant par son prénom mais il tint à ce que je l‟appelle Benoit. « Valina, c‟est le prénom de la maison, me dit-il, alors que Benoit, c‟est le prénom de baptême. » Après le baptême reçu chez les Salésiens en 2006, à l‟âge de 16 ans, Valina changea de prénom. Les prêtres ainsi que les amis du centre l‟appelaient par son nouveau prénom135. « Bon, en ce temps-là j‟étais enfant, je ne me suis pas reconnu [en] ce que je disais, parce que d‟abord quand on te menace, tu dois dire ce qui est possible, [et] même ce qui est impossible » [Conv Ŕ RDC Ŕ 36]. C‟est cette affirmation qui ouvrit notre conversation en me faisant comprendre à partir de quelles bases Valina avait reformulé, au cours des années, l‟histoire de l‟accusation à sa charge. Valina semblait décidé à me raconter la façon dont les faits s‟étaient produits selon son point de vue, c‟est-à-dire celui d‟un jeune homme qui avait grandi et qui, à l‟heure actuelle, n‟avait plus rien à craindre ni de la famille, ni des groupes de prière. L‟entretien avec Valina me rapprochait de la tentative de Jérôme qui consistait à renégocier les événements passés. Dans un espace protégé comme celui du centre et de l‟éducation salésienne, Jérôme et Valina trouvèrent la force de remanier une situation dont, contre leur gré, on les avait désignés comme protagonistes. Les manières de s‟exprimer des deux jeunes étaient très différentes mais leur désir d‟affranchissement 135 L‟importance du rite chrétien du baptême symbolisant le commencent d‟une nouvelle vie de croyant est évidente dans ce passage. Dans l‟Église catholique le baptême est signe de rémission des péchés et de la découverte de la foi en Christ. L‟un des actes fondamentaux est justement l‟attribution du prénom au baptisé. Il faut également souligner l‟importance que traditionnellement le nom recouvre au Congo. La pratique de donner aux nouveau-nés le nom d‟une personne proche ou particulièrement importante, appelée en swahili manjina (les noms), constitue un privilège pour la personne qui « prête » son nom à l‟enfant en lui transférant une partie de son essence vitale. 318 d‟un passé lourd semblait être le même. Jérôme, plus timide et prudent, et Valina, plus sûr et résolu, essayaient tous deux de reporter l‟interprétation des accusations de sorcellerie faites à leur encontre dans le monde du visible, dans « ce monde ». Une fois devenus des jeunes hommes, Valina et Jérôme semblaient vouloir me montrer un renversement des positions sur le banc des accusés : les membres de leurs familles étaient passés d‟accusateurs à accusés. Valina imputait en premier lieu à la famille de sa mère la responsabilité de ce que lui et son frère avaient dû supporter. Bien qu‟une grande partie de la famille du père, les bakubwa (les aînés de la famille) résidaient au Kasaï, les membres de la famille maternelle ne songèrent même pas à leur proposer un accueil après la mort de leur mère. Au contraire, ceux-ci les avaient accusés d‟avoir tué leur propre mère. Valina raconta la violence avec laquelle on l‟avait obligé, à l‟église et à la maison, à tenir des propos affreux tels que le meurtre de sa mère. Les aveux étaient le résultat des menaces de la prophétesse bapostolo à laquelle il avait été confié pour la délivrance. Un enfant, continuait-il, n‟a pas les moyens pour se défendre. Les enfants doivent dire ce que les grandes personnes (les bakubwa) veulent qu‟ils disent. Prisonniers d‟un régime d‟énonciation qui vise à les faire avouer, les enfants n‟ont pas le choix de refuser ou de s‟opposer dès qu‟ils demeurent dans l‟espace des groupes de prière où des églises néopentecôtistes. Toutefois, rappelons-nous que de pareils régimes énonciatifs interviennent également dans d‟autres espaces, tels que les centres salésiens, comme le démontre bien l‟incipit des assistants sociaux de Bakanja lors de ma première rencontre avec Jérôme : « Ce que nous voulons que tu nous dises, Jérôme. » Valina racontait de la manière suivante la pression qu‟exerçait la prophétesse dans le but de lui faire avouer : « On allait dans une église. Dans cette église [la responsable de la délivrance] était une prophétesse, une femme. C‟est cette mama qui nous a accusés d‟utiliser notre mère dans des cas pareils [de l‟utiliser dans la sorcellerie]. Bon, nous on était petits, on ne savait pas comment nous défendre. Tout ce qu‟elle disait, il fallait que tu sois absolument d‟accord avec elle parce que ce sont les grandes personnes qui parlent. Nous, nous étions sous leurs ordres. 319 C‟est à partir de cela que j‟avouais, à cause de la menace qu‟ils [me] faisaient. Moi je n‟étais pas d‟accord que c‟est moi qui avais [voulu faire] cette action [tuer la mère]. Même aujourd‟hui que j‟ai grandi, si on me disait : “C‟est toi qui a fait ça” [tuer sa mère], je n‟accepterais de souffrir. » [Conv Ŕ RDC - 36]. Dans un régime d‟énonciation tel celui activé dans la délivrance, le pouvoir de parler et de donner la parole fait partie des prérogatives de la prophétesse. C‟est elle qui dit la Vérité sur la sorcellerie des enfants. Valina était convaincu que c‟était une stratégie pour mettre sous pression les enfants afin qu‟ils disent ce que la prophétesse voulait qu‟ils disent, « jusqu‟à ce que nous soyons sous pression et disions toutes ces choses-là » (njo palé turifika mu sous-pression ya kufika mu bilé byote bilé). C‟est en ce sens que le choix des objets de la sorcellerie, les « histoires qu‟on utilise là dans la sorcellerie », joue un rôle crucial dans la réification : « Par exemple [elle nous disait] de choisir les histoires que tu utilisais dans la sorcellerie, et moi, quand j‟étais petit, je pouvais choisir n‟importe quoi. Par exemple les casseroles dans la maison [byungu ya mu nyumba], les couteaux [bissu], en fait c‟est elle-même qui désignait et vous, vous alliez juste chercher. » « Et tu prenais ça où ? » « Dans notre maison. » « Ok, tu es chez la prophétesse, tu dis : “J‟ai utilisé les couteaux pour tuer…” » « À ce moment, nous étions chez la prophétesse. Et c‟est à partir des visions qu‟elle avait [ma prophétie yaké eko naona] qu‟elle nous disait : “Non ! tu utilisais telle histoire [objet], va le chercher !” [aséma njo bintu bilé muryanza ku utilisé mwendé mu ka bibebe!] » « Qu‟est-ce qu‟elle faisait avec ? » « Elle les brûlait. » [Conv Ŕ RDC Ŕ 36]. La croyance en la sorcellerie trouve sa force dans le lien constitutif qui unit les objets de la quotidienneté aux représentations de sorcellerie. « Les histoires » et « les choses » qui à l‟état embryonnaire de la rumeur résident dans une dimension vague et impalpable prennent dans les visions des prophètes, des intercesseurs et des féticheurs 320 une forme précise, se matérialisent. Comme l‟a dit Carlo Severi (2000 ; 2004) à partir d‟une nouvelle analyse de l‟Efficacité symbolique de Lévi-Strauss (1958 : 205-226), le lien qui se façonne entre un détail du quotidien et l‟image de la sorcellerie est à la base de la diffusion de la croyance. Dans cet ordre d‟idées, Severi analyse l‟efficacité de la croyance à l‟aide de l‟étude sur la sorcellerie au Moyen Âge de Carlo Ginzburg (2002). À l‟instar du cas exposé par Severi à travers Ginzburg, c‟est-à-dire le corps endormi du Benandante, dans les accusations de sorcellerie que j‟analyse ici, la casserole représente ce « détail minime » (Severi, 2000 : 78) qui se trouve au seuil de l‟espace de la croyance : des objets partiellement dedans et partiellement dehors. En effet, comme l‟explique Severi pour le corps endormi du Benandante « qu‟il ne faut pas tourner », la casserole (ainsi que d‟autres objets d‟usage quotidien) n‟est pas un objet lointain et mystérieux mais un objet d‟usage quotidien et proche de l‟expérience du commun des mortels. À ce propos Carlo Severi écrit : « La force de cette image [de la sorcellerie] semble demeurer dans la projection d‟une expérience ordinaire dans un contexte complètement invisible, lointain, bien plus que dans les détails bizarres et effrayants attribués à tel rite ou à tel autre » [traduction] (2000 : 79). Or, c‟est à travers la tension qui s‟établit entre ces deux espaces (vie quotidienne et monde de la sorcellerie) différents et lointains, mais cependant en communication entre eux, que se fonde la représentation de la sorcellerie et sa diffusion136. À l‟instar du cas de Jérôme, nous retrouvons dans le récit de Valina la casserole qui a la fonction de tracer une ligne de frontière entre ce qui est réel et ce qui est imaginaire. « La banalité possible » (Severi 2000 : 79) d‟un objet d‟usage quotidien présent dans tous les foyers lushois, telle que la casserole, ouvre une brèche dans laquelle l‟intercesseur peut construire la scène « privée » de la sorcellerie, dans le sens où la scène est construite conformément à l‟histoire de vie singulière des accusés et des accusateurs. D‟ailleurs, les allers et retours de l‟église à la maison imposés à Valina par la prophétesse 136 Jean-Pierre Olivier de Sardan remarque quelque chose d‟analogue quand il écrit : « L‟usage quotidien, banalisé, permanent, de références au monde surnaturel (celui des génies, des ancêtres, des “fétiches”, des charmes magique, des talismans) est le lot du commun des mortels et se nourrit à un stock de représentations tout à fait ordinaires portant sur les relations permanentes entre ce monde surnaturel et le monde social. Autrement dit, ce n‟est pas la vie quotidienne qui est transfigurée par le surnaturel magico-religieux, c‟est plutôt le magico-religieux qui prend les caractéristiques du naturel quotidien ! » (Olivier de Sardan 2008 : 305). 321 ont pour but d‟établir un lien, à travers plusieurs objets qui structurent la vie quotidienne d‟une famille quelconque de Lubumbashi, entre « ce monde » qui est représenté par la maison et l‟« autre monde » qui est dévoilé par la prophétesse et réifié dans les espaces enchanteurs de l‟église (De Boeck 2000 : 33). Pour revenir à l‟approche de la relatedness que nous avons suivie jusqu‟ici, il faut mentionner le fait que la casserole n‟est pas qu‟un objet du quotidien : il s‟agit de l‟objet à travers lequel, en famille, on partage de la nourriture, dimension au soubassement de la construction du lien familial. Le fait que la prophétesse désigne la casserole comme « chose de la sorcellerie » signifie qu‟elle fait émerger les conflits à la base de l‟accusation : comme dans le cas de Jérôme et d‟Aimée, dont la mère était accusée de faire ses besoins dans la casserole, le mésusage de la casserole ou des autres ustensiles de la cuisine exprime une volonté d‟empoisonner la famille, gâter l‟une des substances qui, nous l‟avons dit à plusieurs reprises, font la famille. CONCLUSION Le cas de Valina et Junior semble révéler la présence, dans les accusations de sorcellerie faites aux enfants, de comportements et d‟actes visibles et observables, qui appartiennent au champ des relations et des pratiques quotidiennes : la famille, la communauté, les églises, l‟espace public, etc. Ces comportements et ces actes ne sont pas neutres dans leur déroulement : les agents sociaux leur attribuent des significations (du sens) qui structurent les sphères de la morale, de la religion, de la croyance. Il s‟agit, comme nous l‟avons dit dans l‟introduction, des éléments qui sont à la base même du vivre ensemble, tant en famille qu‟en société. Les représentations qui se façonnent dans cette combinaison entre action et sens participent à orienter l‟action sociale qui reproduira à son tour de nouvelles représentations, et ainsi de suite. Le cas de Valina et Jérôme apporte des éléments de compréhension sur les dimensions qui structurent les pratiques de la relatedness. À ce propos, on peut se référer aux trois dimensions proposées par Florence Weber dans l‟ouvrage Le Sang, le nom, le 322 quotidien (2005). Comme l‟auteur de cette recherche, menée en France, le démontre, les liens entre parents et entre parents et enfants se constituent à travers la force symbolique des liens « biologiques », l‟importance de la dimension juridique des liens et la valeur des relations construites au quotidien, dans une économie que l‟auteur définit à la fois comme affective et domestique (ibid.). Nous pouvons également retenir de cette étude que les trois dimensions qu‟évoque Florence Weber ne sont pas forcément présentes dans une famille. D‟ailleurs, l‟auteur choisit d‟exposer des cas où l‟un de ces composants manque, ou bien où l‟un est moins accentué que l‟autre. En ce qui concerne le lien familial construit au quotidien, l‟oncle Mulaji fait culpabiliser les enfants d‟avoir « fui » la maison sans raison, ce qui a empêché la famille maternelle de les récupérer et d‟entamer ainsi un parcours de délivrance, qui leur aurait peut-être permis d‟être réintégrés dans la famille. Aux yeux de l‟oncle Mulaji, le choix des enfants de « se faire shege » ainsi que l‟irresponsabilité de la famille paternelle démontrent un déni, le manque de volonté de construire un lien familial sur le partage dans une économie affective et domestique, comme le suggère Florence Weber dans son ouvrage. Dans le cas présent, il y a également les deux autres aspects que Weber met en évidence dans son analyse ethnographique : l‟importance du lien biologique et de la dimension juridique. La famille maternelle, représentée ici par l‟oncle Mulaji, et la famille paternelle, représentée ici par la tante Tshibi, ont deux positions fort différentes. Les premiers semblent n‟accorder aucune importance au lien biologique avec les enfants. Nous avons vu que Mulaji regrettait que sa petite sœur ait été « abîmée » par l‟homme qui l‟avait fait tomber enceinte. Il déplorait le fait de n‟avoir aucun « pouvoir », « aucun droit » sur les enfants puisque au moment de l‟union la famille n‟avait pas été informée, et, bien plus important, il n‟y avait pas eu d‟alliance entre les deux familles car la dot n‟avait pas été versée (« Ici, chez nous, ils n‟ont rien amené »). Du côté de la famille paternelle, en revanche, les liens biologiques sont reconnus, car, dans le système patrilinéaire des Baluba du Kasaï, les enfants appartiennent à la famille du père (« être les enfants de la famille »). Ce qui était dénoncé par la famille paternelle, c‟était plutôt le comportement de Valina, pas celui de Junior, qui voulait selon elle briser les liens « naturels » avec la famille paternelle pour devenir autonome. C‟est à ce stade que 323 l‟accusation de sorcellerie prend de la valeur aux yeux de la famille paternelle (« Si c‟est normal qu‟un jeune qui termine l‟école n‟aille pas prévenir sa famille »). On peut constater, dans le cas de Valina et Junior, que la parenté se construit non seulement à travers des liens « de relation » élaborés et vécus au quotidien, ce qui semble être explicite également dans le cas de Jérôme, mais aussi que cette construction n‟a pas la même importance pour tout le monde. Aux soubassements des accusations de sorcellerie demeurent donc des conceptions différentes de la parenté, qui sont avancées par les agents sociaux selon la position qu‟ils occupent. En outre, ces conceptions sont inscrites dans des politiques de la famille au croisement de différents dispositifs qui produisent et reproduisent à leur tour des discours sur la parenté. Il s‟agit de dispositifs d‟inscription, nous l‟avons vu plus en détail dans le cas de Jérôme, comme la « coutume » pour l‟oncle Mulaji, et ce que devrait être le comportement d‟un enfant « qui fait la famille », respectueux des aînés, dans le cas de la tante Tshibi. Enfin, le dispositif des Salésiens est également très important. Il n‟est pas innocent, à mon avis, que Valina ait changé de prénom et ait demandé à être baptisé au centre salésien. Valina met en exergue de cette manière, peut-être involontairement, l‟aspect juridique de l‟appartenance à une famille. Le changement de nom semble signifier, pour lui, le détachement de ses deux familles pour s‟autonomiser, devenir un individu indépendant et adulte, en mesure de se construire lui-même une nouvelle famille. Isidore Ndaywel è Naziem (1998) met en lumière l‟existence, jusque dans les années 1970, d‟une tradition anthroponymique au Congo qui consistait essentiellement en un compromis entre la « législation traditionnelle » et les pratiques importées par le christianisme colonial, comme le baptême (1998 : 99). À partir du XXe siècle, l‟usage des prénoms chrétiens s‟est popularisé en raison de la christianisation extensive du pays (ibid. : 101). Comme l‟écrit l‟historien congolais, « le prénom s‟acquérait fièrement lors du baptême à la mission » et ce rituel donnait aux baptisés une nouvelle identité relevant de la modernité (ibid.). Valina, en changeant son nom, essayait donc de se détacher de la fonction symbolique d‟union familiale que comporte le prénom et le fait d‟être prénommé en 324 famille. Cette pratique établit, en effet, une série de liens qui façonnent les rapports entre individus et familles. Or, contrairement à ce que l‟on pourrait penser, les pratiques et les attitudes que l‟on tient en famille ne sont pas forcément toutes positives et désirables. Les comportements et les actes jugés négatifs, selon les différents points de vue (d‟un parent tout comme d‟un enfant), peuvent entraîner, à long terme, une dynamique de désaffection jusqu‟au point de produire une désaffiliation, ce que Josep Tonda appelle « déparentélisation » (Tonda 2008 : 332). L‟orgueil, le manque de respect, l‟hypocrisie font partie de ces comportements tenus par les enfants et stigmatisés par les adultes. Les idiomes locaux de la relatedness ont également cet aspect négatif. L‟idiome de la sorcellerie le prend en charge. Il est concrétisé par les « experts » qui maîtrisent les traitements, mais aussi la logique de tels discours. Il est réapproprié par les parents. Bien entendu, le cas de Valina et Junior, ainsi que celui de Jérôme, ont eu un épilogue qui a comporté une rupture ou une séparation entre enfants et famille. Pourtant il n‟en est pas toujours ainsi. Nous allons voir, dans la prochaine étude de cas (Neno), que l‟idiome de la sorcellerie n‟aura pas le dessus sur d‟autres registres discursifs (le caractère héréditaire, l‟éducation, la parenté responsable) qui peuvent véhiculer des symboles et des significations tout à fait similaires à ceux véhiculés par la sorcellerie (l‟oncle de Neno parle de « virus du caractère héréditaire » et également de contamination). Les objets et les substances deviennent ainsi des instruments à travers lesquels les sujets en position de force/pouvoir manipulent la relation entre action sociale et signification symbolique. Dans cet ordre d‟idées, la manipulation des comportements et des objets participe à matérialiser (réifier) la sorcellerie en des éléments très concrets. Les sujets qui vivent cette réification de la sorcellerie deviennent de véritables témoins ayant expérimenté personnellement l‟existence de la sorcellerie. Et cela en opposition à ceux qui, au contraire, n‟ont qu‟« entendu mais n‟ont pas vécu » la sorcellerie. Pour conclure ce chapitre, je voudrais évoquer les différentes stratégies qui sont mises en œuvre lorsqu‟une accusation de sorcellerie éclate en famille. L‟interprétation sorcellaire n‟est pas la seule à émerger dans de telles circonstances. Dans d‟autres cas, d‟autres systèmes interprétatifs peuvent apparaître en concomitance avec celui du sorcier. 325 Dans les cas où l‟interprétation sorcellaire est dominante, Jérôme (chapitre 7) et Valina/Junior, il n‟est pas évident que tous les membres de la famille soient d‟accord avec l‟accusation de l‟enfant et avec le recours à la délivrance. Parmi les membres d‟une même famille, des positions différentes peuvent coexister, même si elles apparaissent incohérentes ou discordantes. On constate que les membres de la famille ne réagissent pas tous de la même manière face à des situations inattendues ou bien face aux changements de comportement des enfants. Les membres de la famille peuvent utiliser des tactiques et des registres différents pour « lire » la même situation ou le même événement. Nous pouvons remarquer que les mêmes personnes qui sont résolument convaincues de la présence d‟un mauvais esprit dans l‟enfant, de la contagion à travers les fétiches, des mariages « dans le monde », peuvent elles-mêmes afficher des comportements incohérents et discontinus vis-à-vis de ces représentations. La juxtaposition opérée par les individus de ces différents registres remet en question l‟idée qu‟il existe, en contexte urbain, des appartenances religieuses fixes et immuables. Au contraire, l‟usage souvent opportuniste de la religion, et par conséquent de la sorcellerie, dénote de l‟instabilité et de la mobilité de l‟appartenance sociale des gens ainsi que des représentations que ceux-ci ont d‟eux-mêmes. Par ailleurs, le premier aspect qui émerge de l‟entretien avec Mulaji est son attitude ambiguë vis-à-vis de l‟accusation de sorcellerie faite à Valina et Junior. Dans nos entretiens, il adoptait souvent une attitude dubitative envers les accusations à travers des phrases de ce type : « je ne sais pas » ou « je l‟observais » (la jeune sœur). Le passage de récit ci-dessous nous permet de cerner des aspects qui à la fois caractérisent l‟attitude de Mulaji et peuvent être étendus à d‟autres cas que nous avons analysés : « Oui, parce que moi, je suis dans le domaine de la pharmacie. Dans les ordonnances qu‟on prescrivait [à la jeune sœur], il y avait des produits contre le virus du sida [… ]. Même à l‟hôpital on l‟avait constaté. Et puis, outre le problème du sida, il y avait aussi le problème de la sorcellerie. Et puis, surtout, on s‟aperçoit que beaucoup des gens, s‟ils sont atteints du sida, ont leur conscience qui leur dit : “Non, non, je suis atteint”, et ils se feront soigner, et peut-être ils guériront…Il y en a d‟autres, qui sont méchants, qui diront que c‟est la sorcellerie pour créer des confusions en famille » [Conv Ŕ RDC Ŕ 17]. 326 Dans cet extrait, nous remarquons en premier lieu la coexistence de deux interprétations de la maladie : l‟interprétation scientifique et médicale (l‟hôpital, la pharmacie, les médicaments, les ordonnances) et l‟interprétation concernant la sorcellerie (quelqu‟un de méchant qui veut diffuser le virus de son mal, le sida). Les deux interprétations sont complémentaires dans la compréhension et la production d‟une étiologie de la maladie. L‟étiologie de la maladie prend en considération d‟une part les aspects biologiques, médicaux et scientifiques de la maladie (virus, soins, médicaments, effets, etc.), et de l‟autre les aspects moraux de la maladie en soulignant de manière particulière le mode de transmission de celle-ci. Les aspects biomédicaux sont patents et relativement clairs. Les aspects moraux de la contagion, par contre, sont plus difficiles à dégager. De manière générale, ils ont trait aux comportements de la personne et à l‟entourage qu‟elle a l‟habitude de fréquenter137. En ce qui concerne la morte de la jeune sœur, elle est imputée à son caractère « têtu » : elle n‟a pas suivi les normes d‟un bon mariage et n‟a pas respecté l‟avis des aînés de la famille ; et à la méchanceté de son mari, qui selon Mulaji était conscient d‟avoir le sida et n‟a pas hésité à lui transmettre la maladie. L‟interprétation de Mulaji me fait penser aux propos d‟un enseignant de Bakanja Centre dans d‟un groupe de discussion (focus group) que j‟avais organisé avec les enseignants de l‟école salésienne de Bakanja Centre. Pendant ce groupe de discussion, l‟enseignant le plus âgé me demanda si je croyais en la sorcellerie car, me dit-il, « avant qu‟on puisse parler avec toi, nous devons savoir si tu y crois ou pas ». Cette question semble reprendre deux aspects de l‟étiologie de la maladie (aspect médical et aspect moral) proches de ceux exprimés par l‟oncle Mulaji : 137 Concernant le milieu « moral » (l‟entourage) dans lequel on vit, rappelons-nous de l‟importance de la gestion des relations sociales à l‟intérieur de la cité. Je me souviens de ce que me disait papa Christophe, ancien élève salésien, qui, dans l‟évaluation de ses relations sociales, était une personne très avisée : « Si je quitte le boulot et que je rencontre un ou deux amis qui me disent : “Bon, allons quelque part [= prendre une bière ou une boisson alcoolisée]”, alors, pour le respect, là, occasionnellement j‟y vais, mais je ne vais pas arriver à la fin de leur programme. J‟y vais pour quelques minutes seulement. [… ] Si je trouve que ce cadre ne me convient pas, alors je pars. Si je vois que ce cadre me convient très bien, c‟est une bonne découverte et, peut-être que je vais moi-même un autre jour programmer une sortie avec ma femme où nous irons rejoindre ces amis-là » [Conv Ŕ RDC Ŕ 131]. 327 « Nous savons que parmi nous il y a des gens qui y croient [à la sorcellerie] et d‟autres qui refusent catégoriquement d‟y croire. C‟est comme le cas d‟un enfant qui est malade et on pense tout de suite qu‟il est atteint par un mauvais sort lancé par un grand frère. Cet enfant, si on l‟amène à l‟hôpital et qu‟on lui fait tous les examens, on lui découvre un cancer. Mais qu‟est-ce qu‟on dira ? Il s‟agit d‟un mauvais sort jeté par le grand-frère ou du cancer ? Ce sera un cancer pour celui qui croit en la médecine puisque à travers la médecine on peut expliquer d‟où vient le cancer et comment ça évolue. Cependant il s‟agit de sorcellerie pour celui qui a foi en la sorcellerie et connaît bien le milieu dans lequel l‟enfant a grandi et comment il a développé la maladie. Dans ce cas, la personne interprète la maladie à sa manière. Ce sont deux visions complémentaires et l‟une n‟exclut l‟autre » [Conv Ŕ RDC Ŕ 19]. Or, « l‟une n‟exclut l‟autre » est justement l‟interprétation de Mulaji, qui ne nie pas l‟explication scientifique de la maladie, mais qui n‟exclut pas non plus les aspects sorcellaires relatifs aux mauvais comportements de sa jeune sœur et de son mari. Les deux paradigmes interprétatifs (médical et sorcellaire) ne s‟opposent pas mais coexistent. À l‟instar du comportement « orgueilleux » de Valina, le caractère têtu de sa mère semble être à la base des maux qui l‟ont frappée au cours de l‟union avec son mari. Il semble ainsi que pour Mulaji l‟origine de la maladie de la sœur ait essentiellement deux dimensions, comme nous l‟avons déjà suggéré. Les deux dimensions émergent clairement dans notre premier entretien quand, tout au début, Mulaji dit ce qui suit : « Alors il y a eu le problème : notre petite sœur, elle était têtue, elle ne voulait pas comprendre les parents, elle ne nous comprenait pas […] Ok, elle avait mis au monde d‟autres enfants avant de mettre au monde ceux-là [Valina et Junior]. Après, ils ont divorcé. Puis le papa est [… ] allé jouer et il a attrapé le sida. Il était contaminé mais il voulait retourner avec la petite sœur pour qu‟ils se remettent ensemble. Des gens lui ont dit [à la jeune-sœur] que l‟homme était déjà atteint, mais ça n‟a servi à rien. Elle voulait juste qu‟ils puissent rester ensemble pour garder les enfants. On le lui avait interdit mais elle ne voulait pas comprendre : ils ont recommencé à vivre ensemble, et elle a été également contaminée » [Conv Ŕ RDC Ŕ 17]. L‟espace de protection apporté par la famille sert, aux yeux des parents, à éviter à leurs propres enfants de tels drames. Le récit de Mulaji est l‟épilogue malheureux d‟une 328 histoire où l‟avertissement donné par les parents à leur fille n‟a pas été écouté. Dans l‟explication de la maladie, la sorcellerie se lie au caractère de la personne qui ne veut pas « entendre les parents ». Le discours de la sorcellerie à l‟intérieur de la famille a un aspect non seulement moralisateur mais également de prescription et de proscription, dans le sens où il indique les bons comportements que les enfants doivent suivre vis-à-vis de leurs parents et aînés et ceux qui sont interdits. La maladie du sida qui toucha la femme est la preuve « qu‟ils avaient raison » (les grands de la famille). De l‟histoire de Valina et Junior émerge également une autre dimension de la sorcellerie, complémentaire à celle de la mise en garde des risques d‟enfreindre les règles familiales. Il s‟agit de la dimension de la contamination/transmission du sida. L‟exemple est donné par Mulaji quand il raconte l‟histoire du « mariage » (entre guillemets parce que nous avons vu qu‟ils n‟étaient pas à proprement parler mariés) de la mère de Valina et Junior. Après le divorce, me raconta Mulaji, le mari, tout en étant conscient de sa maladie, voulait « retourner avec sa femme » (anafiya arudishe petit-sœur bekale naye). Cette dernière, même si elle savait que son mari était atteint par le sida, accepta. Il s‟agit ici d‟interpréter une méchanceté presque incompréhensible d‟un homme qui transmet consciemment sa maladie à ses épouses. Un tel degré de méchanceté semble être explicable seulement à travers la figure du sorcier. En outre, la transmission volontaire du sida est si frappante par sa cruauté qu‟elle reste imprimée dans l‟imaginaire des Congolais comme le point paroxystique d‟une malignité qui crée un fantasme pénétrant d‟autres domaines de la vie sociale. En effet, le vocabulaire qui se rattache à cet imaginaire (contamination, virus, intoxication) est le même que celui utilisé pour exprimer la contamination/transmission de la sorcellerie. La sorcellerie, comme le passage du sida, est un acte de pure méchanceté. En particulier, la « conscience sorcière », la volonté de nuire, joue un rôle crucial dans les cas des enfants accusés de sorcellerie, et il en est de même pour les malades du sida qui volontairement contaminent d‟autres personnes. Le principe fondamental du mal de la sorcellerie réside justement dans cette volonté de nuire aux autres. En définitive, il est plausible qu‟il y ait eu une superposition des narrations des cas de transmission du sida et des narrations qui concernent la transmission/contagion de 329 la sorcellerie. Même si des cas comme celui de la mère de Valina et Junior ne sont pas aussi fréquents que l‟on croit, leur impact (la méchanceté, la violence, les conséquences qu‟ils impliquent) est tellement fort qu‟il participe à structurer une image particulièrement frappante d‟un acte de méchanceté. Il est difficile d‟imaginer quelque chose de plus méchant que quelqu‟un qui, conscient d‟être malade, transmet sa maladie à une autre personne. Cet excès de mal est interprété à l‟aide du paradigme de la sorcellerie où la figure du sorcier peut se rapprocher d‟un tel degré de méchanceté. Il est donc envisageable qu‟il y ait eu interpénétration des imaginaires de la maladie du sida et de la sorcellerie. 330 9. AMBIGUITES DU SORCIER : L'ETUDE DE CAS DE NENO Ce chapitre est consacré aux différentes stratégies mises en œuvre lorsqu‟une accusation de sorcellerie éclate en famille après un recours à la consultation d‟un prophète, d‟un féticheur ou d‟un intercesseur d‟un groupe de prière. L‟interprétation sorcellaire n‟est pas la seule à émerger dans de telles circonstances. Dans certains cas, comme celui présenté dans ce chapitre, d‟autres systèmes interprétatifs peuvent apparaître en concomitance avec le système sorcier. Dans les cas où l‟interprétation sorcellaire est dominante (Jérôme et Valina/Junior), il n‟est pas évident que tous les membres de la famille soient d‟accord avec l‟accusation de l‟enfant ainsi qu‟avec le recours à la délivrance. Parmi les membres d‟une même famille, des positions différentes peuvent coexister, même si elles apparaissent incohérentes ou discordantes. Les membres de la famille ne réagissent pas tous de la même manière face à une situation inattendue ou à un changement de comportement des enfants. Ils peuvent utiliser différentes tactiques et registres pour « lire » la même situation ou le même événement. Il est à remarquer que les personnes qui sont résolument convaincues de la présence d‟un mauvais esprit dans l‟enfant, de la contamination à travers les fétiches, de mariages « dans le monde », peuvent afficher des comportements incohérents et discontinus vis-à-vis de ces représentations. La juxtaposition de différents registres opérée par les personnes remet en question l‟idée, en contexte urbain, qu‟il existe des appartenances religieuses fixes et immuables. Au contraire, l‟usage opportuniste de la religion, et par conséquent de la sorcellerie, est révélateur de l‟instabilité et de la mobilité des appartenances sociales des gens ainsi que des représentations que ceux-ci ont d‟eux-mêmes. C‟est d‟ailleurs à partir de ces positions discordantes ou incohérentes que je voudrais aborder le cas de Neno. Evans-Pritchard avait déjà noté, concernant les Azandés, que la sorcellerie fonctionne par fragments dans une chaîne d‟actions (Keck 2002 : 7). Selon l‟anthropologue britannique, les croyances en la sorcellerie sont douées d‟une plasticité que permet d‟être utilisée dans diverses situations. Contrairement à la structuration de la pensée symbolique donnée par Lévi-Strauss, Evans-Pritchard pense que les croyances en 331 la sorcellerie et en la magie fonctionnent par fragments. Elles sont mobilisées quand une situation précise les requiert, selon des critères de convenance. Le cas de Neno souligne de quelle façon l‟itinéraire d‟un enfant peut justement se structurer autour des comportements des parents et de la famille à la maison, mais aussi autour des comportements de l‟enfant lui-même. Neno, se retrouvant dans une position familiale ambiguë (orphelin, frère de « révoltés », etc.), fait l‟objet d‟un travail d‟observation par ses parents. Les qualités qu‟il possède sont, dans le déroulement des faits, constamment remises en question : il balance entre la figure de l‟enfant-talent et celle de l‟enfant-sorcier. L‟interprétation que l‟oncle donne de la fugue de Neno et des autres faits qui le concerne, fut ainsi prépondérante par rapport aux rumeurs d‟envoûtement qui circulaient dans la famille. Non seulement l‟interprétation de l‟oncle, en tant que chef de famille, prévalut sur les autres, mais la « rémission » de Neno (« nous avons abordé le thème du pardon ») lui a épargné le début de l‟itinéraire d‟un enfant de la rue accusé de sorcellerie. Deux considérations s‟imposent. La première concerne la croyance en la sorcellerie et son enracinement dans le tissu social. Le « degré » de croyance en la sorcellerie n‟est pas égal pour tout le monde. Les gens n‟y croient pas de la même manière et avec la même intensité. La deuxième considération concerne le recours, et la disponibilité, à d‟autres possibles discours interprétatifs repérables dans l‟espace religieux et social de Lubumbashi. Ainsi, la sorcellerie est, aujourd‟hui, le dispositif dominant dans l‟espace public grâce à la force d‟expansion des sujets, les Églises néopentecôtistes, qui l‟érigent en principe explicatif par excellence du malheur et de la pauvreté. Il n‟en reste pas moins que la sorcellerie n‟est pas le seul discours en mesure d‟interroger les changements et d‟apporter des réponses aux malheurs. Les cas que j‟ai suivis se caractérisent par l‟opposition/juxtaposition d‟une pluralité d‟interprétations vis-à-vis d‟un même problème : enseignement/morale catholique, interprétation biomédicale, rhétorique développementaliste de l‟État et interprétation humanitaire, interprétations prétendument scientifiques. Les personnes sont placées, le plus souvent, aux limites ou au croisement de différents registres interprétatifs. 332 L‟Église catholique, par exemple, s‟oppose fortement aux croyances en la sorcellerie. Dans les cas de conflits familiaux où éclate une accusation de sorcellerie, si un prêtre catholique est consulté, il orientera plutôt son discours sur un concept tel que « la parenté responsable » au lieu de parler de sorcellerie. Étant donné que le catholicisme reste la confession religieuse la plus répandue (Nkuku Rémon 2007), il n‟est pas rare d‟enregistrer dans une même famille des positions différentes vis-à-vis de la sorcellerie. Si, comme nous l‟avons vu dans le chapitre 7, la dimension dubitative et la mise à l‟épreuve de la croyance sont deux éléments constitutifs de cette dernière, il est également plausible que le discours catholique, avec ses points forts sur la « parenté responsable », les représentations d‟une enfance vulnérable, etc., constitue à la fois une sorte de « contrepoids » à la propagation, apparemment libre et incontrôlée, de la sorcellerie, et représente, à son tour, un dispositif de pouvoir avec ses régimes de visibilité, d‟énonciation et de lignes de force conduisant à des formes de subjectivité précises. Le débat sur la pertinence d‟appeler « croyance » ce que d‟autres considèrent comme évident est complexe. Le problème réside dans la compréhension de la place que les croyances et les pratiques de la sorcellerie tiennent dans une société donnée. Étudier aujourd‟hui la sorcellerie en Afrique présente pour l‟anthropologue le risque de reproduire à son tour un ré-enchantement de l‟Afrique en donnant l‟image de « sociétés africaines plongées dans la magie de l‟intimité des familles au sommet de l‟État » tout en étant soucieux de ne pas contribuer au mythe de l‟Afrique « cœur des ténèbres » ( Henry et Kadya Tall 2008). Le problème est, comme l‟a écrit Jean-Pierre Olivier de Sardan, de présenter les systèmes « magico-religieux » d‟une société « comme étant de l‟ordre de l‟“extraordinaire” et du “surnaturel”, alors qu‟ils fonctionnent surtout pour ceux dont c‟est la culture “normale” sur le registre du quotidien et du banal » Olivier de Sardan 1988 : 528). Or, le problème réside justement dans ce paradoxe : rendre compte d‟un système interprétatif (le magico-religieux) qui effectivement fonctionne « sur le registre du quotidien et du banal » mais qui en même temps n‟est jamais banal dans ce qu‟il essaye d‟interpréter. Il est effectivement plausible que les phénomènes qui relèvent de la 333 sorcellerie fassent partie de « l‟ordre de l‟attitude naturelle » (Olivier de Sardan 2008 : 303) et que, par conséquent, ça « n‟ait aucun sens ”d‟y croire ou pas” : nous ne sommes pas dans le registre de la croyance, mais dans celui de l‟évidence » (ibid. : 304). Toutefois, il serait erroné de donner une image des personnes impliquées dans une affaire de sorcellerie d‟individus sans la moindre capacité de réflexivité sur leur environnement social et culturel. S‟il est vrai qu‟on « suspend le doute » sur ce que représente l‟arrièrefond « naturel » du « ça va de soi » (ibid. : 303), il est aussi possible que ce même arrière-fond, apparemment accepté par tout le monde sans objection, soit partiellement remis en question quand il arrive à toucher la personne directement dans son individualité. Dans ce sens, on comprend l‟extrême mobilité d‟un individu comme papa Rémy, qui croyait fermement en la sorcellerie (attitude naturelle) mais qui consulta un grand nombre d‟« experts » jusqu‟au moment où l‟efficacité de l‟un d‟entre eux lui fut confirmée par des « preuves concrètes », c‟est-à-dire un changement/amélioration de ses conditions matérielles et de santé. Considérons la croyance en la sorcellerie comme un instrument de connaissance, d‟interrogation de la réalité vécue par les agents sociaux. Elle se caractériserait, dans cette optique, par un ensemble de discours, représentations et pratiques relevant du « lot du commun des mortels » (ibid. : 305), une sorte d‟arrière-fond théoriquement supposé par tout le monde, mais qui, une fois « mis en marche », activé, ouvre une attitude dubitative qui ne se contente pas de réponses banales mais appelle à une recherche continue de preuves pouvant confirmer l‟accusation de sorcellerie. 9.1 « LA SORCELLERIE C'EST A REJETER, LE PROBLEME C'EST SON CARACTERE » La première fois que je vis Neno, c‟était dans la cour de Bakanja Ville. Neno se distinguait au centre par son caractère calme et moins turbulent que les autres enfants. Il n‟est pas rare, d‟ailleurs, d‟observer que les nouveaux arrivés à Bakanja, face à un nouveau milieu, soient un peu dépaysés pendant les premiers jours. À l‟époque de ma rencontre avec Neno, frère Arthur était aspirant salésien, et, avec Patrice, l‟autre aspirant salésien pour l‟année 2010, il s‟occupait de l‟organisation du 334 centre ainsi que de la première phase de scolarisation des enfants provenant de la rue. Lorsque je posai quelques questions à frère Arthur au sujet de Neno, il me dit, sans hésiter, que ce n‟était pas un enfant de la rue. Il en avait eu la confirmation par le niveau de scolarisation de Neno, évidemment trop élevé pour un enfant de la rue. Lorsque nous approfondîmes le cas, frère Arthur ne manqua pas de souligner que la caractéristique principale des enfants de la rue est de mentir sur leur propre compte afin qu‟on ne puisse pas retrouver leur famille ni connaître les motivations qui les ont poussés à la rue. Les informations qu‟on recueille durant les premiers entretiens avec les enfants ne doivent pas, selon les opérateurs du centre, être prises en considération car elles nécessitent d‟être contrôlées auprès des adultes de la famille qui peuvent donner des versions plus plausibles. La « réalité de faits », comme disait Arthur, est « ce qui s‟est passé réellement », et elle est donnée par les adultes. On la découvre en « descendant sur le terrain », en rencontrant les parents ou les membres de la famille, ainsi que l‟expliquait Arthur : « Bon, pour beaucoup d‟enfants, les choses qu‟ils racontent, on prend pas ça en considération. La plupart… sont un peu menteurs […]. Alors, à notre niveau, nous avons déjà de l‟expérience. Souvent, il faut qu‟on descende sur le terrain, on arrive à la maison, on comprend, les parents sont ceux qui peuvent nous donner la réalité » (Conv Ŕ RDC Ŕ 3). Neno est né à Kalemie et il est le sixième d‟une fratrie de neuf enfants. L‟aîné de Neno, ainsi que la troisième sœur (décédée depuis quelques années) et la cinquième (la fille qui vient juste avant Neno) ont été pris en charge par leur oncle, le frère cadet de leur père. L‟histoire qui me fut racontée par l‟oncle de Neno est marquée dès le début par l‟image d‟une famille, celle de son frère aîné, « de révoltés ». Le père de Neno s‟était rebellé, à son époque, contre l‟autorité de la famille, comme le feraient plus tard son fils aîné et la cinquième de ses filles. Les deux derniers abandonnèrent, suivant les traces du père, le foyer de l‟oncle contre sa volonté pour aller s‟installer dans un autre quartier de la ville. Au moment du décès du père, Neno et les trois derniers petits frères (Fidel et deux jumeaux) furent récupérés par l‟oncle, seul en mesure d‟assurer leur survie compte tenu de l‟« irresponsabilité » de leur mère veuve. 335 L‟oncle de Neno fut ainsi investi de la responsabilité des enfants orphelins du grand frère : « C‟est le fils de mon grand frère à moi. Neno est le sixième garçon […] J‟ai quatre garçons donc, les quatre orphelins de père, ici, chez moi. Je ne pouvais pas faire autrement » [Conv Ŕ RDC Ŕ 3]. La charge de six enfants de plus dans une famille qui comptait déjà cinq enfants (quatre enfants plus un autre orphelin fils d‟un voisin, ce qui fait au total onze enfants) était certainement un engagement lourd et rendait l‟équilibre du foyer encore plus précaire. L‟oncle était fonctionnaire de l‟État, il gagnait 40 $ par mois, et la tante était vendeuse de légumes au marché. Dans ces conditions, la survie n‟était assurée que par la contribution de tous les membres de la famille, y compris les enfants, même si c‟était dans une moindre mesure. L‟oncle de Neno disait souvent se « démener, décarcasser » et « se casser en mille morceaux » afin de payer les frais scolaires et les soins de santé d‟un des jumeaux particulièrement maladif. Le jour précédant les vacances scolaires de Pâques, le 17 mars 2010, Neno quitta le foyer. Il resta environ deux mois loin de sa famille sans que personne ne sache où il demeurait. Je découvrirais par la suite qu‟il ne s‟agissait pas de la première fugue. Ce jour-là, il avait juste prévenu l‟un de ses frères en disant qu‟il allait rendre visite à son grand frère dans la commune de Kenya. Le frère aîné de Neno avait loué une petite maison dans cette commune populeuse de Lubumbashi et il travaillait comme chauffeur de taxi-bus. Avec lui vivait également la cinquième des sœurs de Neno qui, à l‟instar du grand frère, avait brusquement quitté la maison de papa Chrétien. Neno ne fit jamais mystère de vouloir aller vivre avec son grand frère. Il avait d‟ailleurs essayé plusieurs fois de s‟y s‟installer, créant des conflits entre le grand frère et l‟oncle. À chaque tentative, dont l‟avant-dernière en décembre 2009, Neno avait été ramené chez l‟oncle par le grand frère car la responsabilité de la prise en charge de Neno, on le lui rappelait à tout moment, était celle de l‟oncle et il n‟avait pas les moyens de la supporter. 336 Un problème concernant le paiement des minervals, en mars 2010, précipita la situation déjà très tendue. Le désir de Neno était de ne plus demander d‟argent à son oncle pour payer ses études mais il voulait que ça soit pris en charge par son grand frère. Papa Chrétien, confronté aux requêtes de Neno, avait l‟habitude de répondre de cette manière : « Non, Neno ne pars pas, reste ici. Maintenant, pour te prouver que ton grand frère n‟a pas plus d‟amour que moi, vois si réellement il t‟envoie l‟argent pour payer l‟école. » Non seulement le grand frère ne lui envoya pas l‟argent mais il refusa également de l‟accueillir en avançant les habituelles justifications (« Rentre là-bas sinon papa va gronder. Je ne veux plus avoir de problèmes avec lui »). Désorienté par ce désaveu, Neno décida de gagner la rue où toutefois il ne resta pas longtemps. Un homme, je ne parvins pas à savoir qui, l‟aperçut au coin d‟une rue du centre-ville au coucher du soleil et décida de l‟héberger. C‟est chez lui qu‟il passa deux mois. La fugue et l‟absence prolongée de Neno mirent l‟oncle Chrétien face au comportement de Neno vis-à-vis de la famille et de son entourage. Les entretiens avec l‟oncle Chrétien furent déterminants pour saisir, d‟un côté, la dynamique de l‟émergence du soupçon de la sorcellerie à l‟intérieur de la famille et, de l‟autre, l‟interprétation de l‟oncle qui rejetait les accusations de sorcellerie et qui voyait plutôt en Neno « un caractère hérité de son père ». Le reste des membres de la famille, au contraire, justifiaient la fugue de Neno par le fait d‟avoir « attrapé le virus de la sorcellerie ». Même si c‟était « top secret », comme papa Chrétien le disait, il était difficile de cacher l‟absence de l‟enfant pendant plusieurs mois. Le bruit parvint, donc, aux oreilles de papa Chrétien que dans le quartier « quelqu‟un qui nous a dit que Neno devait avoir la sorcellerie. Il a quelque chose, il a un mauvais esprit en lui, qui l‟a poussé à abandonner la famille et aller passer la nuit ailleurs ». Il est intéressant de noter le sujet impersonnel de cette rumeur. Contrairement à ce qui se passe dans les lieux publics, dans l‟espace privé de la maison les gens citent difficilement les noms des supposés ensorceleurs et évitent également de nommer directement la sorcellerie (uloji/buloji138). Dans l‟intimité de la famille on garde toujours 138 Si en famille on évite de désigner les soupçonnés, à l‟église les sorciers sont dévoilés et accusés explicitement dans les confessions des fidèles ainsi que dans les prophéties des prophètes. 337 une certaine prudence, on est réticent à parler de sorcellerie et à prononcer des accusations explicites. Une attitude qui est plus marquée encore en présence d‟une personne étrangère au foyer (le chercheur par exemple). Je découvris toutefois que l‟auteur de cette dénonciation était la fille aînée de papa Chrétien qui se faisait porte-parole du cercle élargi des frères et sœurs de l‟oncle. Le soupçon manifesté par la fille aînée était partagé par les frères de papa Chrétien et déclencha un doute de sorcellerie associé à un « mauvais esprit » qui était en Neno. Même si l‟interprétation de papa Chrétien de la fugue de Neno était différente de celle de la famille élargie, je trouvai son explication ambiguë. Il recourait à des explications alternatives pour parler de la transgression, avant tout morale, commise par son neveu, mais ne rejetait pas complètement l‟idée que Neno ait pu attraper le virus de la sorcellerie en employant le terme « virus » mais pas celui de « sorcellerie ». Il interprétait la personnalité de Neno et la situation conflictuelle dans laquelle il se trouvait en des termes d‟un registre hybride qui mélangeait les aspects de la transmission biologique (le caractère héréditaire) aux éléments d‟éducation morale et à un langage médical/épidémiologique. Voici un extrait de son récit : « Quelque part, il faut que je découvre ce qui est arrivé à Neno. Y a-t-il un virus ? Quel est ce virus ? […] Entre parenthèses, je suis allé plus loin avec l‟histoire de Neno, puisque mon grand frère s‟était révolté dans la famille. Alors j‟ai donc commencé [à me demander] : est-ce que c‟est un caractère héréditaire ou quoi ?! […] C‟est pour cette raison que je suis allé plus loin. Pour dire, j‟ai même rapatrié les trois, alors que je risquais de perdre mon argent puisque c‟est une famille de révoltés. Mais, vous savez, quand on est africain. [Il a] un caractère compliqué […] il est capable de rester là jusqu‟au soir, sans sortir… c‟est pour ça qu‟il est le plus aimé par sa mère [la tante], parce qu‟il est tellement obéissant […]. Nous, en tant qu‟Africains, on peut même arriver à dire que c‟est quelque chose qui “est arrivé”. Quelque chose, donc un mauvais esprit, un esprit démoniaque, sorcellerie, quelque chose comme ça… C‟est le cas pour Neno, il est taxé de plusieurs mots. Puisque c‟est moi qui connais l‟enfant, je dis : “Ça ne doit pas être ça.” Le reste des membres de la famille disent : “Non, ça doit être des mauvais esprits, il faut le faire [le délivrer]…” C‟est ça, c‟est un caractère. Étant donné que mes 338 frères et sœurs me connaissent, ils disent : “Non, il doit y avoir quelque chose.” Et maintenant, ceux qui vivent à distance de Neno ne voient pas le caractère. Moi, j‟attaque le caractère, eux, ils voient les esprits. Non, mais ça, c‟est à jeter, ça, c‟est un caractère. Sauf que ça me fait mal puisque c‟est un caractère que j‟attache à l‟hérédité, puisque mon grand frère était aussi comme ça, il ne parlait pas… » [Conv Ŕ RDC Ŕ 3]. La valeur de l‟interprétation de l‟oncle demeure dans le fait qu‟il traduit les explications relatives à la sorcellerie données par les membres de la famille dans un registre discursif différent. La famille utilise les mots « sorcellerie », « mauvais esprit », « délivrance », alors que l‟oncle préfère parler de « virus », de « caractère héréditaire », d‟« éducation » : « Je suis en train de chercher voies et moyens pour encadrer Neno puisqu‟il y a risque maintenant d‟intoxiquer les autres qui sont ici. […] S‟il peut dans les jours à venir reprendre [l‟école], il faut que Neno passe des vacances ailleurs puisque rester ici, d‟un coup, ça va chaque fois aussi lui torturer le cerveau car il sera l‟objet d‟humiliation de la part des autres […]. Non, le virus, j‟ai dit, c‟est quelque chose qui est dans la morale de Neno dès sa naissance. Il n‟a jamais passé une semaine chez les autres, il s‟est jamais débrouillé pour trouver à manger. Voilà maintenant Neno… il sait comment aller passer la nuit ailleurs, il sait comment se débrouiller pour trouver le repas du jour. Donc, ça c‟est un risque pour les autres, il risque d‟infecter les autres qui peuvent penser : “Comme maman n‟est pas là, allons là-bas, nous allons faire ça, ça et ça” » [Conv Ŕ RDC Ŕ 3]. En effet, même si en présence du chercheur l‟oncle Chrétien n‟admit jamais que son neveu pouvait avoir été ensorcelé, le sens de son raisonnement conduit à penser qu‟il n‟est pas aussi loin de ce que les autres membres de la famille soupçonnent. En fait, l‟oncle est contraint de « raisonner sur Neno » à cause de ses fugues et à cause « des soucis » qu‟il lui provoque. Le doute pousse à mettre à l‟épreuve différentes explications telles que le virus de la sorcellerie et le caractère héréditaire. Sorcellerie et caractère héréditaire ne sont pas deux interprétations aussi éloignées l‟une de l‟autre que l‟on pourrait le croire. Toutes les deux, en effet, sont exprimées à l‟aide de l‟image d‟un virus transmissible et contagieux. Le virus est, bien sûr, la sorcellerie que Neno peut avoir 339 attrapée en mangeant en dehors du foyer. Toutefois, l‟oncle ne croit pas que cela soit le cas de Neno. En revanche, il pense que le virus est le caractère de son grand frère (l‟aîné de la famille) qui, dans le passé, s‟était également révolté contre sa famille. Le caractère révolté de l‟aîné de la famille, à l‟instar de la sorcellerie, est transmissible et il a contaminé l‟un après l‟autre tous ses enfants. 9.2 LES MOUVEMENTS DE JEUNESSE ET L'EDUCATION SELON PAPA CHRETIEN L‟éducation qu‟idéalement privilégiait papa Chrétien visait, en premier lieu, à « anéantir » la tendance de Neno à s‟isoler. Ce trait de la personnalité de Neno (« il parle peu et raisonne beaucoup »), si souvent remis en question par l‟oncle, est une anomalie qui risquait de transformer Neno en un outsider incapable de devenir adulte. L‟oncle souvent évoquait son propre passé quand il parlait de Neno et de son caractère. Il me racontait combien lui-même était, au temps de sa jeunesse, renfermé et taciturne comme Neno. Le remède que son père utilisa afin de « redresser » son caractère fut de l‟associer à un groupe Kiro139 : « Moi, j‟ai éliminé mon caractère […], à un certain moment je me suis décidé à faire le kiro. J‟étais kiro, j‟étais petit, moyen, grand, fonctionnaire, dirigeant. Alors j‟étais ouvert et chaque fois qu‟on sortait pour un bivouac, c‟est moi qui dirigeais la cuisine. Je servais les autres. Je trouvais que ça ne sert à rien d‟afficher l‟orgueil…[…] Il me reste peut-être un petit problème, comme vous l‟avez dit la fois passée, c‟est l‟inculquer, l‟impliquer [Neno] dans un mouvement pour qu‟il soit un peu ouvert aux autres. Il est très 139 Le mouvement Kiro est un mouvement de jeunesse créé en République démocratique du Congo en 1947, à l‟époque du Zaïre. Le mouvement Kiro, similaire en structure et en objectifs au mouvement scout, a été introduit par les missionnaires salésiens belges, le fondateur fut le père Joseph Sterck, pour l‟encadrement des jeunes. Le siège national du mouvement est à Lubumbashi, situé au Lycée Tuendelee, école secondaire pour filles gérée par les Filles de Marie Auxiliatrice (sœurs salésiennes). Dans la charte officielle du mouvement, on lit les quatre objectifs principaux recherchés par l‟encadrement kiro : 1. former de bons chrétiens, d‟honnêtes citoyens et des personnalités épanouies au service de l‟humanité ; 2. former une élite laïque capable de prendre ses responsabilités dans tous les domaines de la vie ; 3. promouvoir le mariage chrétien et susciter des vocations religieuses ou sacerdotales parmi les jeunes ; 4. former les jeunes à l‟apostolat, à l‟amour de la patrie, à l‟amour de l‟humanité et au développement communautaire. (http ://kirocongo.voila.net/) 340 intelligent mais il parle trop peu, trop peu. Ça, c‟est un caractère qu‟il faut chercher à anéantir. Un homme doit être ouvert. Quand il est ouvert, on sait ce qu‟il est en train de penser. Vous pouvez imaginer par la psychologie, peut-être, au moment où vous êtes à côté, lui aussi va à côté. Étant donné que c‟est un garçon, il faut travailler sur ça » [Conv Ŕ RDC Ŕ 20]. Le groupe Kiro (ainsi que les autres mouvements de jeunesse tels les scouts) permet à l‟enfant de se retrouver parmi d‟autres enfants du même âge et d‟apprendre à socialiser. Les principes et les valeurs qui sont « inculqués », comme le dit papa Chrétien, véhiculent les bases d‟une éducation chrétienne. L‟éducation donnée est d‟ailleurs pensée comme complémentaire à celle qu‟idéalement l‟enfant devrait recevoir au sein de la famille et de l‟école. Les mouvements de jeunesse sont des formes d‟encadrement qui, en continuité avec la famille et l‟école, apprennent le respect de l‟autorité (autorité parentale, aîné/cadet et hiérarchique), à façonner les relations de fraternité, égalité et collaboration entre égaux (entre frères/sœurs d‟une part, entre enfants du même âge de l‟autre), à se conformer à la vie en communauté, à être en mesure de s‟exprimer ouvertement devant les autres, à prendre ses propres responsabilités en fonction de son âge. En somme, les groupes de socialisation tels que les scouts ou les kiros sont une sorte de prolongement de l‟éducation chrétienne donnée en famille et à l‟école qui devrait faciliter l‟apprentissage des principes et des valeurs qui seront indispensables à l‟enfant devenu adulte pour être un bon père, un mari fidèle et un travailleur productif140. L‟entrelacement de ces trois lieux d‟apprentissage de la vie et de la socialisation est bien expliqué dans cette réaction de frère Arthur après avoir entendu les intentions de l‟oncle Chrétien vis-à-vis de Neno : « Ce sont des groupes, des mouvements qui […] aident l‟enfant à tenir ses responsabilités… être en mesure de parler même devant une très grande foule. En tout cas les kiros et les scouts, ce sont des gens souples, et fermes puisqu‟il y a beaucoup de règlements : s‟il faut parler, il faut parler ; 140 Il est intéressant de noter que, sous d‟autres cieux et à d‟autres époques, l‟institution de la guerre était un moment et un « lieu » de socialisation et d‟initiation des jeunes à la vie adulte. « Il se fera adulte », raconte dans son roman Antonio Lobos Antunes (2009) qu‟on lui disait lorsque de très jeune il partait pour combattre la guerre civile en Angola. Encore aujourd‟hui la guerre, le fait de posséder un kalachnikov, représentent pour beaucoup de jeunes de l‟est du pays une possibilité d‟émancipation et de quête d‟identité. Pour la question des jeunes et de la guerre à l‟est de la RDC, voir Jourdan (2010). 341 s‟il faut se taire, il faut se taire ; il faut travailler, des choses comme ça. Alors vous pouvez rencontrer des tout petits mais il est chef, vous êtes grand et vous devez vous conformer… vous voyez que même plus tard, responsable en famille, vous savez maintenir les responsabilités à la maison, comment maîtriser les choses, c‟est un peu ça…[…] là quand le papa m‟a dit qu‟il allait l‟intégrer dans un mouvement, là il va s‟ouvrir [Neno], il saura partager avec les autres ce qui ne va pas en lui ou ce qui va bien. Certainement, quand quelqu‟un est renfermé, ça peut lui créer des problèmes. Alors vous verrez que, avec ce mouvement-là, il sera obligé de parler, il va s‟exprimer, il va s‟ouvrir aux autres… socialiser même » [Conv Ŕ RDC Ŕ 20]. La diffusion à Lubumbashi des mouvements comme les kiros et les scouts relève de la présence d‟un système éducatif catholique qui est encore aujourd‟hui enraciné au Katanga et qui remonte à la création de l‟archidiocèse d‟Élisabethville141 en 1911. À travers l‟œuvre de la congrégation des Salésiens, l‟Église catholique a toujours été un acteur central dans la prise en charge de l‟enfance et de la jeunesse katangaises. L‟institution des mouvements de jeunesse était l‟une des méthodes privilégiées dans la poursuite de ce but. Le mouvement des scouts au Congo mérite une attention particulière142. Contrairement à d‟autres groupes de jeunesse qui sont l‟expression directe de l‟Église catholique, le scoutisme, depuis sa fondation en Europe, ne fut jamais officiellement reconnu (« mandaté »), du moins au Congo, par l‟Église catholique comme mouvement directement attaché à l‟Action catholique. Samuel Tilman (1998, 2001) explique qu‟entre le début des années 1920 et la fin des années 1930 le scoutisme était au Congo, somme toute, un phénomène marginal en raison des réticences de la hiérarchie catholique envers un mouvement aux origines fondatrices laïques. En effet, n‟étant pas issu d‟une initiative directe de l‟Action catholique, contrairement par exemple aux mouvements Kiro ou Xavérien, le scoutisme ne fut jamais complètement contrôlé par les missionnaires (Tilman 2001 : 138). 141 142 Nom de Lubumbashi à l‟époque coloniale. Le mouvement scout fut fondé en 1908 en Angleterre par l‟officier anglais Robert Baden-Powell. Le scoutisme est né comme organisation laïque qui avait pour objectif principal, nous rappelle Tilman (2001 : 103), de « faire de l‟individu un citoyen actif et heureux » (id.). C‟est par son succès mondial que, dans différents contextes, le mouvement fut progressivement et partiellement absorbé, à des degrés différents, par l‟Église catholique. 342 Toutefois, l‟implantation du mouvement au Congo, et l‟essor qu‟il connut à partir des années 1940, fut le mérite de certains missionnaires (de manière générale l‟épiscopat congolais et plus particulièrement dans les années 1940 grâce à l‟appui de Mgr Hemptinne) et de laïcs influents (parmi d‟autres le commissaire fédéral Jacques Sohier) qui s‟imposèrent en saisissant le potentiel éducatif du mouvement. Par conséquent, et malgré les réticences d‟une bonne partie de la hiérarchie catholique belge, le scoutisme fut au début de son installation dans la colonie exclusivement catholique. La raison est assez simple : le mouvement était lié au réseau scolaire qui à son tour était entre les mains des missionnaires (ibid. : 121143). Le scoutisme congolais se présentait, en continuité avec le système scolaire, comme un mouvement élitiste très exigeant en termes de critères d‟adhésion : « une scolarisation obligatoire des membres et, partant, une bonne connaissance du français, des attitudes morales calquées sur le modèle occidental (le concubinage et l‟ivresse publique sont réprimés tandis que la progression morale personnelle est encouragée par le biais de la promesse et des badges), un “degré” d‟occidentalisation culturelle élevée sensible, par exemple, dans les paramètres ethniques que l‟on tente d‟effacer, des contraintes financières inhérentes à la formule (uniforme, excursions, matériel) » (Tilman 1998 : 396). La diffusion initiale, limitée et élitiste, du mouvement n‟est nullement imputable à l‟idéologie véhiculée par le scoutisme qui, au contraire, était en pleine syntonie avec la politique partagée par la triade coloniale : l‟Église missionnaire, les autorités belges et les entreprises privées. Le gouverneur général Pierre Ryckmans soulignait d‟ailleurs le premier cette correspondance selon laquelle le scoutisme rejoignait les aspirations du colonisateur dans son désir de former une « élite indigène » et de citoyens modèles144. Du côté de l‟Église catholique, la fédération catholique des scouts s‟investit dans des responsabilités pratiques et morales de l‟encadrement de la jeunesse désœuvrée (Tilman 1998). L‟importance du scoutisme fut comprise également par la UMHK, qui finança 143 144 Ce n‟est qu‟après la Deuxième Guerre mondiale que la fédération neutre des scouts fit son apparition au Congo, rattachée à un réseau d‟écoles laïques officielles, destinées aux enfants des Occidentaux, voulue par le ministre des Colonies de l‟époque (Tilman 2001 : 121). Cité par Tilman (2001). 343 largement le mouvement et qui logeait dans le camp de Lubumbashi un groupement scout. Les éléments qui sont mobilisés par l‟oncle Chrétien et frère Arthur par rapport à l‟éducation qu‟un jeune peut recevoir auprès des mouvements de jeunesse sont indicatifs de la continuité entre l‟éducation catholique et le scoutisme d‟hier comme d‟aujourd‟hui. En premier lieu le caractère urbain et élitiste du mouvement : nous avons vu ci-dessus que le mouvement était destiné à des privilégiés qui arrivaient à remplir les critères pour être admis. D‟ailleurs le mouvement était fortement lié aux écoles, primaires et secondaires, qui étaient également, du moins jusqu‟aux années 1940, très peu nombreuses et sélectives. Le scoutisme était un cercle clos qui visait la création d‟une élite noire (les « évolués ») sur la base d‟idéaux et de principes essentiellement européens. Ce fut un phénomène urbain car il s‟implanta en milieu urbain (Élisabethville145, Léopoldville) plutôt que dans les missions de brousse (Tilman 2001 : 113). Un autre aspect intéressant du scoutisme, du point de vue exprimé par l‟oncle Chrétien, sont les caractéristiques du mouvement congolais qui traditionnellement s‟inspiraient de celles européennes. Cet aspect nous intéresse puisqu‟il rend manifeste l‟image, dans la pensée d‟un homme de la génération de l‟oncle Chrétien, d‟une éducation de type chrétienne en quelque sorte idéalisée sur une base de principes considérés « modernes » et adaptés à la vie adulte d‟un jeune qui se doit urbain, chrétien, responsable et vertueux. Ainsi l‟une des caractéristiques du scoutisme congolais était « l‟idéal de “service” et de “contribution sociale” par le biais de la “bonne action” largement encouragé » (ibid : 118). Les tranches d‟âge utilisées dans l‟organisation du mouvement congolais étaient presque identiques, à de petites variations près, à celles du modèle originel de Baden-Powell (ibid. : 114). Encore plus important, « l‟émulation par la progression personnelle (badges et autres insignes) est également une des bases du scoutisme congolais » (ibid.), calquée sur le modèle occidental. Et « l‟organisation au sein des groupements est également tout à fait semblable » (ibid.), ainsi que les activités, les réunions hebdomadaires, les camps annuels, etc. 145 Pour la chronique de l‟installation du mouvement scout à Élisabethville, voir Tilman (2001 : 131-138). 344 Le scoutisme, mais on pourrait en dire de même pour d‟autres mouvements de jeunesse semblables et pour le sport, fit partie d‟un système d‟encadrement de la jeunesse plus large qui était exercé par plusieurs acteurs dans le régime colonial. Un système d‟encadrement qui fut consolidé à partir des années 1940 et qui voyait converger les trois principaux acteurs intéressés vers l‟établissement d‟une gouvernementalité de l‟enfance et de la jeunesse. Le cas de Neno met donc en évidence l‟importance des mouvements de jeunesse d‟inspiration chrétienne comme lieux (dispositifs) qui structurent, dans le sillage d‟une éducation chrétienne, le passage de l‟enfance à la vie adulte. Dans ce sens, il semble que l‟expression de l‟oncle Chrétien « se faire kiro/scout » est une étape nécessaire qui précède le « se faire adulte ». Un passage qui, vu les conditions de vie des jeunes Lushois, n‟est pas toujours évident. D‟ailleurs, dans le cas analysé dans le chapitre 8, Mulaji, l‟oncle de Valina et Junior, parlait de « se faire sheges » (devenir enfants de la rue). La manière utilisée par Mulaji pour souligner comment ni lui ni sa famille n‟avaient de « droits » sur Valina et Junior (les familles de leurs parents n‟étaient pas alliées) donne la mesure de l‟accusation que Mulaji adressait à la famille paternelle de ne pas avoir été capable de prendre en charge leurs propres enfants (« Ils manquent d‟ailleurs eux-mêmes de place, cependant, où vont-ils les garder ? »). D‟où la connotation fortement péjorative de la phrase « ils sont allés se faire sheges ». « Se faire sheges », dans le cas de Valina et Junior, donne la mesure de la dérive d‟une famille. L‟oncle Mulaji semblait se référer au respect des prescriptions de la coutume et aux conseils des parents. Laisser des enfants devenir des enfants de la rue veut dire que l‟on a atteint le niveau le plus bas et le plus déplorable de désintégration de la famille. Dans ce cas, seules la sorcellerie et la figure du sorcier arrivent à « contenir », à expliquer l‟enchaînement des morts de sida, le rejet des enfants et les enfants eux-mêmes qui « se font sheges ». Le cas de Neno, au contraire, nous montre que dans d‟autres conditions l‟emprise de la sorcellerie peut être évitée ou, du moins, relativisée. Les mouvements de jeunesse peuvent être envisagés comme une solution alternative pour récupérer l‟enfant transgresseur/fugueur (récupérer, bien évidement, selon le point de vue des parents). Une alternative, du moins dans le cas de Neno, à la délivrance et au recours aux spécialistes de la sorcellerie. Le fait d‟envisager une solution alternative ne met cependant pas à l‟abri 345 d‟une aggravation de la situation, causée par exemple par la dégradation des conditions de vie déjà marquées par la précarité, où l‟interprétation de type sorcellaire peut rapidement prédominer. Le spectre d‟une telle retombée, dont les interprétations sont plus difficiles à contrôler (contagion et circularité de la sorcellerie), hantait toujours le foyer de papa Chrétien, comme lui-même ne cessait de le répéter : « Neno, il est tellement passif et… il parle peu, mais voilà où il nous a amenés… » Pour papa Chrétien, il s‟agit donc de « se faire adulte », c‟est le mot-clé de son récit. Devenir adulte et être à même pour un jeune d‟assumer ses propres responsabilités. Pour corroborer ses arguments, dans nos conversations il cita également le cas de son fils aîné qui, au lieu de « se faire kiro/scout » ou « se faire shege », s‟était converti au protestantisme (« heureusement ils se sont faits protestants et ils sont motivés… »). L‟oncle envisage la religion protestante comme système d‟orientation qui peut donner du sens et de l‟ordre à la vie de jeunes. À côté des mouvements de jeunesse, et du pôle opposé, les sheges, les nouvelles Églises pentecôtistes ouvrent des voies de construction de la personne qui n‟existaient pas dans le passé. Il ne fait pas de doute que ces nouvelles formes de socialisation/sociabilité aillent dans le sens d‟un détachement de l‟individu de la famille pour récréer un nouveau soi dans une nouvelle famille, celle des frères et sœurs en Christ. En plus de l‟encadrement prôné par l‟oncle de Neno à travers les mouvements de jeunesse, Chrétien soulignait également l‟importance pour les parents d‟avoir, durant la période de l‟enfance et de l‟adolescence de leurs enfants, une marge de tolérance envers les transgressions légères commises par les enfants. Papa Chrétien m‟expliquait qu‟il est compréhensible, et dans une certaine mesure même souhaitable, qu‟un enfant essaye de faire ce qui lui est interdit par les parents. Les tentatives de l‟enfant de braver les interdits sont des expériences qui peuvent aider le jeune à devenir adulte en évitant la frustration pendant l‟enfance et l‟adolescence. L‟oncle suggérait que, dans l‟éducation des enfants, il faut laisser des espaces de liberté dans lesquels ils puissent « palper » la vie, de sorte que, une fois devenu adulte, l‟enfant ne ressente pas le besoin d‟explorer « un autre monde » auquel il n‟a pas eu accès durant la jeunesse et qui n‟est pas conforme à la vie adulte (de père et mari). 346 Un adulte qui a vécu une jeunesse rien que de prohibitions peut subir la fascination de certains actes et comportements irresponsables qui mettraient en danger son intégrité morale ainsi que la famille qu‟il s‟est construite : « Vous savez, le jour où il aura un travail qui paye bien, avec un pouvoir d‟achat, il risquera [Neno] d‟abandonner son toit parce que ça sera une ouverture pour lui, ce qui est déjà passé pour lui ça sera maintenant du nouveau, maintenant il faut le palper en toute partie. Il risquera même un jour de passer une nuit dans un bar, il suffit de se retrouver dans un groupe d‟amis qui boivent et c‟est fini, il va imiter, il devient un mauvais monsieur » [Conv Ŕ RDC Ŕ 20]. L‟oncle imaginait les pires scénarios qui peuvent se réaliser quand des conduites moralement pénibles prennent le dessus sur des attitudes responsables d‟homme et de père. On peut se transformer en un mauvais mari si, par exemple, l‟on n‟est pas en mesure de communiquer avec sa propre femme et avec les autres membres de la famille : « […] Entre parenthèses, vous savez ce type de monsieur, il peut un jour chez lui à la maison remettre son salaire à son épouse, un salaire qui n‟est pas complet. Maintenant si l‟épouse se pose la question de savoir pourquoi est-ce qu‟il y a eu soustraction, il saura même pas s‟expliquer, il dira “mm” et c‟est fini. Et maintenant ce “mm”-là, ça va complètement déranger le couple » [Conv Ŕ RDC Ŕ 20]. « S‟il a la chance de trouver un bon poste, donc il sera un mauvais parent […] il peut venir à la maison, il remet son salaire, il sort et c‟est pour revenir peut-être le lendemain. Vous le saurez peut-être quand vous trouverez… sa future épouse en train de pleurer ou de s‟inquiéter de l‟absence de son mari » [Conv Ŕ RDC Ŕ 20]. « […] J‟ai un fils, l‟aîné de la famille, maintenant avec ce caractère de ne pas beaucoup parler. Il a changé et maintenant il est devenu hypocrite. […] tu y vas, tu lui poses la question : “Est-ce que tu m‟as compris ?” “Oui, papa, j‟ai tout compris” “Est-ce que tu vas t‟exercer ?” “Oui, papa, sans faille.” Et c‟est fini, il n‟ose même pas te regarder en face […] il était resté chez lui à la maison toute la journée sans parler avec son épouse. 347 […] C‟est un hypocrite, c‟est un hypocrite et le malheur, c‟est qu‟il s‟est marié à une épouse qui a le même caractère, l‟épouse ne parle pas, c‟est grave, c‟est compliqué. Les gens les considèrent comme des gosses qu‟il faut rééduquer. […] j‟ai ma fille aussi qui s‟est mariée, qui est du même caractère, son mari aussi, le même caractère…heureusement ils se sont faits protestants et ils sont motivés… » [Conv Ŕ RDC Ŕ 20]. Les trois derniers extraits montrent le sens de l‟éducation que l‟oncle Chrétien veut donner à Neno. La scolarisation, les mouvements de jeunesse, la religion (à remarquer dans le tout dernier extrait la phrase « heureusement ils se sont faits protestants et ils sont motivés ») sont autant de moyens de « fabrication » des enfants inscrits dans le passé de l‟oncle (d‟où la fréquente référence à sa jeunesse), un passé gouverné par l‟idéologie coloniale. Les passages du récit de l‟oncle Chrétien sont importants pour comprendre les images idéales de la famille monogame et chrétienne, du mari responsable qui remet tout son salaire à son épouse, du père qui communique avec sa femme et sa famille. Il s‟agit de représentations chères à l‟évangélisation catholique, et chrétienne plus généralement, intégrées par une large partie de la génération à laquelle Chrétien appartient et qui, aujourd‟hui encore, sont véhiculées par l‟Église catholique et la rhétorique développementaliste de l‟État. 9.3 « ENTRE PARENTHESES » Papa Chrétien utilise souvent dans ses récits l‟expression « entre parenthèses ». Il a tendance, dans son discours, à mettre entre parenthèses ses craintes sur l‟avenir de Neno. « Ce qu‟il deviendra, je m‟interroge là-dessus », se demandait-il. La construction de la personne, selon papa Chrétien, commence dès l‟enfance et consiste en un travail (« c‟est un travail de tous les jours ») qui est fondamental pour forger un homme en mesure de remplir plusieurs rôles : père, mari, travailleur, chrétien. Père de famille ou père religieux (puisque il citait également l‟exemple d‟un jeune qui veut devenir prêtre), 348 un homme doit se façonner de manière à ne pas développer une personnalité ambiguë (« devenir hypocrite »). Le caractère héréditaire de Neno est ainsi, selon l‟oncle, « à casser », « à anéantir », car demain ça lui créera des problèmes dans les relations au travail ou dans la gestion de sa propre famille. L‟hypocrisie et l‟orgueil sont identifiés comme les comportements les plus dangereux et antisociaux, qui peuvent rendre difficile la vie conjugale ainsi que les relations familiales plus larges. L‟hypocrisie est imaginée comme le développement d‟une partie de la personnalité de l‟enfant qui reste dissimulée et donc inconnue aux parents. Dans le développement de l‟hypocrisie, l‟oncle me disait qu‟on assiste à la formation d‟un double caractère (d‟ailleurs il en parlait explicitement : « un souscaractère ») : un premier caractère visible de tout le monde à travers les actions menées et les paroles prononcées ; « un sous-caractère » invisible (« il nous observe, il nous analyse ») qui échappe au contrôle des parents et qui est à craindre (« Nous ne savons pas vraiment à quoi il pense »). Dans une situation comme celle de Neno, j‟ai toujours eu l‟impression que son comportement (« très pensif, il raisonne beaucoup et il parle peu […] qui va en profondeur et qui analyse beaucoup ») lui donnait une marge d‟indépendance par rapport au contrôle de la famille. C‟est cette pulsion individualisante, qui prend forme dans les éléments incontrôlables du développement physique et psychique de l‟enfant, qui conduit les parents à associer ce que Chrétien appelle « hypocrisie » à la sorcellerie. Dans d‟autres cas, nous l‟avons vu pour Jérôme et Valina/Junior, cette dualité a amené les parents jusqu‟à interroger le monde invisible et à consulter les experts dans les églises du réveil. L‟imaginaire de la sorcellerie sert alors à parler et agir sur l‟ambivalence de la personnalité de l‟enfant en termes de mondes visible et invisible. Le cas spécifique de Neno nous montre que les qualités en développement d‟un enfant sont très ambivalentes. Elles peuvent être perçues favorablement lorsqu‟elles sont encadrées dans un système éducatif cohérent, prévisible et surtout contrôlable. Tant que l‟intelligence et la perspicacité de Neno étaient « au service » de l‟image d‟enfance et de famille dont se faisait porteur l‟oncle, le jeune était bien aimé dans la famille, au point de tenir le rôle de « pasteur de la maison » (« c‟est lui qui dirige la prière à la maison »). Cependant, compte tenu du passif familial de rébellion, une partie des parents de Neno 349 détourna les qualités de l‟enfant au profit de la sorcellerie. Les traits de caractères qui avaient fait de lui « le petit pasteur » de la maison, son intelligence, son respect, son obéissance, se transformèrent en travers antifamiliaux, dessinant l‟image d‟un enfant à soupçonner. Neno devint un enfant étrangement timide, introverti (« très pensif, il raisonne beaucoup et il parle peu »), qui observait les gens sans raison apparente, mais en même temps qui « allait en profondeur et il analysait beaucoup […] ». 9.4 L'HYPOCRISIE ET L'ORGUEIL Les accusations de sorcellerie qui naissent autour des questions liées à l‟éducation des enfants (hypocrisie, attitude orgueilleuse, caractère colérique) mettent au premier plan des histoires familiales, par une sorte d‟effet de contraste, les dynamiques à la base de la construction de la personne et de l‟enfance dans les familles lushoises. À l‟instar de l‟hypocrisie redoutée par l‟oncle Chrétien comme une dimension de la personnalité que Neno pouvait développer, nous avons vu que dans le cas de Valina et Junior c‟est le comportement orgueilleux de Valina vis-à-vis de sa famille paternelle, en particulier vis-à-vis de la tante Tshibi, qui lui valut le soupçon d‟être un sorcier. Le comportement orgueilleux de Valina était interprété par la tante Tshibi comme l‟ancrage de son neveu « dans l‟autre monde ». Dans le cas de Valina, tout comme pour l‟histoire de Neno, le fait de se placer dans une position de défi face à l‟autorité et aux aînés est stigmatisé par ces derniers comme un signe de sorcellerie. À l‟instar de papa Chrétien, la tante Tshibi donnait une grande importance, selon ses propres mots, aux « paroles prononcées », qui véhiculent les intentions des enfants vis-à-vis des adultes : « Il a utilisé des bonnes paroles », disait-elle à propos de Junior, qu‟elle considérait innocent. L‟« hypocrisie » et l‟« orgueil », mots qui traduisent en quelque sorte « la sorcellerie » dans les cas examinés ici, sont donc les voies empruntées par les enfants dans la tentative de se constituer partiellement comme individus indépendants de leurs familles. Cela est plus évident pour Valina et plus voilé pour Neno. L‟oncle Chrétien résuma bien cette idée en disant que « le virus, c‟est quelque chose dans la morale de Neno ». 350 La morale dont l‟oncle parle est celle transmise par la famille et par la communauté dans laquelle l‟enfant vit. La morale consiste essentiellement à créer une dépendance, un lien, de l‟enfant envers sa famille plus ou moins élargie. La dépendance des enfants, comme celle des personnes âgées, se réalise à l‟aide des actions qui se déploient quotidiennement à la maison et que les enfants sont censés de ne pas être en mesure d‟accomplir. D‟où l‟importance de la construction du sentiment familial à travers la commensalité, la nourriture, la division des tâches, de l‟espace et du temps domestiques. D‟ailleurs, ce qui inquiète le plus la famille de Neno, c‟est justement la capacité de ce dernier, une fois dans la rue, à pourvoir à ses besoins fondamentaux : dormir en dehors du foyer et se procurer à manger. Dormir et manger sont deux actions à la base de la création de la dépendance et du lien entre l‟enfant et la famille. Lorsque, dans un cas comme celui de Neno, l‟enfant se retrouve dans la rue, il doit trouver un endroit où dormir et de quoi manger. En essayant de trouver une solution à ces problèmes, il entame un processus de rupture du lien de dépendance avec la famille. Les comportements de Neno constituent ainsi une véritable « contre-morale » qui va dans une direction opposée à la construction des liens familiaux. Cette opposition est stigmatisée par les membres de la famille à travers l‟interprétation du « virus de la sorcellerie ». Une maladie virulente, contagieuse, à cause de laquelle l‟enfant doit être maintenu à l‟écart des autres frères et sœurs. 9.5 « IMITER ET DEVENIR UN MAUVAIS MONSIEUR » Le récit de papa Chrétien a la qualité d‟être clair et concis. Contrairement à papa Rémy (cas de Jérôme), l‟oncle de Neno a la capacité d‟exprimer dans des termes précis les choses qu‟il veut dire. C‟est grâce à des phrases du type « Il suffit de se retrouver dans un groupe d‟amis qui boivent et c‟est fini, il va imiter, il devient un mauvais monsieur » que l‟on comprend ce que signifie « contaminer » les autres dans le langage de la sorcellerie. Papa Chrétien m‟avait donné un autre exemple concernant l‟influence que Neno avait sur ses frères et sœurs, apparemment beaucoup plus simple mais très significatif : 351 « Vous savez, Neno a instauré un système ici. Comme lui ne parle pas, même pour me dire qu‟on réclame mille francs à l‟école, il écrit une note sur un bout de papier et il le laisse sur la table. Maintenant tout le monde a opté pour ce système. Ils ne veulent pas me parler, ils prennent un bout de papier, ils écrivent…[…] vous venez, vous lisez… Mais moi je vais casser ce système. Je vois et je me pointe : “Qui a écrit ?” “C‟est un tel.” “Pourquoi ? Qu‟est-ce qui ne va pas ?” “Non parle, exprime-toi !” […]. » [Conv Ŕ RDC Ŕ 20]. L‟oncle de Neno reliait toujours les problèmes de la vie quotidienne à des scènes futures. Il essayait d‟imaginer ce qu‟un mauvais comportement d‟un de ses enfants pourrait provoquer dans l‟avenir et les manières de le prévenir (« Voilà là il est venu maintenant… là où il nous a amenés… »). Ainsi l‟anecdote du bout de papier lui servait à mettre en avant des comportements problématiques pour la communication en famille, la gestion de l‟argent, l‟influence entre frères et sœurs (bien évidement, le système de Neno entrait en compétition avec le système instauré par l‟oncle Chrétien du type « exprimetoi ! »). À partir de ce type d‟incident, l‟oncle essayait « d‟aller plus loin » en imaginant les éventuelles répercussions de tels comportements sur l‟avenir des enfants (« s‟il a la chance de trouver un bon poste, donc il sera un mauvais parent » ; « Vous savez, le jour où il aura un travail qui paye bien, avec un pouvoir d‟achat, il risquera d‟abandonner son toit »). « Ce genre de types [comme Neno], ils ne seront jamais des leaders, il ne peut pas devenir un leader. Non, lui, c‟est un suiveur, toujours. Vous l‟appelez comme votre consultant, tu lui poses le problème, il te dit : “Oui, chef, minute, je vais un peu analyser.” C‟est quand il va rentrer à la maison, chez lui, quand il sera enfermé dans sa maison, c‟est alors que les idées commenceront à venir. Et il vient jamais avec ses idées le dire comme ça, c‟est bien préparé, sur un bout de papier… » [Conv Ŕ RDC Ŕ 20]. La « contagion » était donc l‟influence que Neno pouvait exercer sur les autres enfants de la famille. C‟est d‟ailleurs ce qui justifiait l‟éloignement de Neno en le renvoyant à Kalemie chez sa mère. Une hypothèse prise en considération par l‟oncle. 352 « L‟intoxication », préférait l‟appeler papa Chrétien, c‟était le modèle négatif que Neno représentait aux yeux des autres. Le modèle négatif véhiculé par Neno nous rappelle le comportement orgueilleux de Valina qui, à en croire les membres de la famille, avait influencé son frère Junior. Il en va de même pour Jérôme qui, avec ses fugues, montrait à ses frères et sœurs une voie de sortie aux conflits et aux difficultés qu‟ils vivaient en famille. D‟ailleurs la petite sœur de Jérôme, Georgette, avait pris l‟habitude, les derniers temps, de fuir la maison pour de brèves périodes. Les exemples ci-dessus sont particulièrement importants pour saisir l‟interaction des lignes de transmission de la sorcellerie : par sang/voie héréditaire (voie directe) ou par substance (voie indirecte), miroir des liens de parenté établis par consanguinité ou par alliance/relation. En effet dans les deux cas, Neno et Valina/Junior, la sorcellerie est transmise par voie héréditaire (le père dans le premier cas, les grands-parents dans le deuxième), mais, par la suite, le registre de transmission change pour devenir une contamination par substance. Dans les deux cas, cette deuxième forme de transmission a trait à la constitution de l‟enfant comme personne et donc en mesure d‟influencer, à travers ses actes et comportements, d‟autres membres de la famille (ou de la communauté). On comprend mieux, dans ce sens, l‟importance de la lutte pour l‟éducation des enfants, qu‟elle soit chrétienne (oncle Chrétien) ou relative au respect des règles coutumières (oncle Mulaji). Dans le cas de Jérôme, on assiste, par contre, au parcours inverse du passage de la sorcellerie : on est d‟abord en présence d‟un passage de nourriture empoisonnée (substance sorcellaire) offerte par la marâtre à Jérôme ; ce dernier, ensuite, a pour but d‟ensorceler (et tuer) son père, compte tenu qu‟il est le seul en mesure « de l‟avoir » puisqu‟il est « du même sang ». CONCLUSION L‟histoire de Neno met en évidence le conflit entre deux générations. Dans ce cas, peut-être plus que dans d‟autres, l‟enjeu sous-tendu à la prise en charge des enfants et des cadets est évident. L‟oncle Chrétien a des obligations morales et religieuses à respecter après le décès de son frère aîné (« Je ne pouvais pas faire autrement »). Les enfants qu‟il prend en charge représentent pour lui une charge mais aussi un 353 investissement futur pour la famille. D‟un côté, donc, l‟oncle, en tant qu‟aîné de la famille, est le dépositaire des normes non écrites qui règlent la prise en charge des enfants dans la parenté élargie. De l‟autre, les enfants récupérés par papa Chrétien, dont certains sont déjà adultes, ne sont pas disposés à être intégrés dans un réseau familial qu‟ils ne connaissent pas totalement. Rappelons que Neno et ses frères vivaient à Kalemie et n‟avaient eu, jusqu‟à la mort de leur père, que des contacts sporadiques avec la famille résidant à Lubumbashi. Ainsi, les enfants plus âgés se rebellèrent contre l‟autorité de papa Chrétien pour aller vivre et travailler dans un quartier éloigné de sa famille. Les enfants « rebelles » dont parle Chrétien ouvrirent ainsi une brèche dans le « système » familial de papa Chrétien (« ici, chez moi, j‟ai un système », disait-il) en donnant un mauvais exemple aux autres enfants de la famille. C‟est de « contamination » dont il est question à chaque fois qu‟un exemple négatif d‟un sujet peut être suivi par d‟autres enfants de la famille. D‟ailleurs Neno fuit la maison pour aller vivre avec son grand frère, installé depuis plusieurs mois dans la commune de Kenya. Le cas de Neno met en évidence, en outre, que l‟itinéraire d‟un enfant accusé ou soupçonné de sorcellerie en famille n‟est pas aussi prévisible qu‟on pourrait le croire. Autrement dit, un enfant soupçonné ou accusé de sorcellerie n‟est pas forcément destiné à la vie dans la rue. Cela dépend de l‟enfant même et du comportement des parents. L‟oncle Chrétien ne recourt pas à la sorcellerie pour expliquer les fugues de Neno. Il parle, au contraire, du caractère de l‟enfant (« un caractère compliqué »). En tant que chef de famille, son interprétation a prévalu sur les autres interprétations qui circulaient en famille, parmi lesquelles celle du « virus de la sorcellerie ». Neno, pour sa part, se remit aux punitions de son oncle et il demanda pardon aux autres frères (« nous avons abordé le thème du pardon »). Cela lui a épargné, en toute probabilité, l‟accusation de sorcellerie. L‟emprise de la sorcellerie peut être esquivée ou du moins relativisée. Les mouvements de jeunesse peuvent être envisagés, par exemple, comme une solution alternative par des parents afin de récupérer l‟enfant transgresseur/fugueur (récupérer, bien évidement, selon le point de vue des parents). Neno, se retrouvant dans une position familiale ambiguë (d‟orphelin, avec des frères qui se sont rebellés contre l‟oncle), est l‟objet d‟observations particulières par ses 354 parents (« il est très pensif, il raisonne beaucoup et il parle peu »). Un aspect fondamental qui peut entraîner un soupçon, ou même une accusation, de sorcellerie. Les observations des parents, les questions qu‟ils se posent sur l‟agir de leur enfant, les anomalies qu‟ils remarquent dans ses actes font partie de la réflexivité des acteurs sociaux sur leur propre vie. Une réflexivité en quête de sens qui, comme dans le cas de papa Rémy (cf. supra, chapitre 7), peut déboucher sur des itinéraires de « guérison » plutôt complexes. L‟ambivalence des qualités de Neno est aussi un aspect de première importance. Les qualités d‟un enfant semblent toujours être douées d‟une certaine ambivalence constitutive. En d‟autres termes, les parents doivent « fabriquer » (« c‟est un travail de tous les jours », disait papa Chrétien) leur enfant en lui transmettant les règles et les normes sociales et culturelles qui font de lui l‟enfant de la famille. Les qualités de Neno sont, à ce stade de la vie, encore incertaines, elles ne sont pas bien définies. C‟est pour cette raison que l‟oncle Chrétien s‟attache à la question de l‟éducation scolaire et des groupes de jeunesse. Avant tout, ces institutions apprennent le respect de l‟autorité, de la vie en famille, des normes sociales. Toutefois, la personne de Neno est jusque-là perçue comme ambivalente : elle balance entre l‟enfant-talent/pasteur, espoir pour l‟avenir de la famille, et l‟enfant-sorcier, enfant qui peut « bloquer » la prospérité du foyer. Dans cette « fabrication » de la personne, certaines attitudes développées par les enfants sont stigmatisées plus que d‟autres. Nous avons vu dans ce chapitre que l‟hypocrisie et l‟orgueil sont identifiés comme les traits de caractère les plus dangereux et antisociaux, qui peuvent rendre difficile la vie conjugale ainsi que les relations familiales plus larges. L‟hypocrisie et l‟orgueil sont deux attitudes qui renvoient directement à la sorcellerie car ce sont des manières de devenir adulte perçues comme antifamiliales et irrespectueuses vis-à-vis de l‟autorité des aînés. Dans ce sens, l‟oncle Chrétien résume bien cette idée en disant que « le virus, c‟est quelque chose dans la morale de Neno ». 355 356 CONCLUSIONS GENERALES En décembre 2010, Magalie Bamu et Eric Bikubi, originaires du Congo, sont accusés d‟avoir sauvagement tué le jeune frère de Magalie, Kristy Bamu de 15 ans, arrivé à Londres pour passer les vacances de Noël (Huffingtonpost 01/03/2012). Le jeune fut trouvé noyé dans une baignoire d‟eau froide, dans l‟appartement de Magalie et Eric. Sur son corps, les enquêteurs trouvèrent les marques d‟environ 130 coups et blessures. L‟opinion publique mondiale fut choquée par la violence de ce meurtre amplifiée par les déclarations du couple qui expliqua, pour sa défense lors du procès, que le jeune avait amené la sorcellerie dans leur maison et avec ses pouvoirs il avait contaminé ses deux frères. Des cas d‟une telle violence ne sont pas fréquents dans la diaspora congolaise, et plus généralement africaine, en Europe. Néanmoins, l‟histoire de Kristy n‟est pas un cas isolé. En 2000, le cas de Victoria Climbié, 8 ans, originaire de Côte d‟Ivoire, fit le tour du monde en raison de la violence à laquelle l‟enfant fut soumise par ses proches, qui l‟accusaient de sorcellerie146. Plus récemment, un autre cas a suscité l‟indignation publique, britannique et mondiale, suite à la condamnation infligée à trois personnes accusées d‟avoir torturé une enfant de 8 ans, d‟origine angolaise, accusée également de sorcellerie (BBC 4/06/2005). Les cas que je viens de mentionner nous en disent long sur la portée et l‟importance que le phénomène enfants-sorciers revêt non seulement en Afrique et au Congo mais aussi en Europe. Toutefois, les cas d‟accusation de sorcellerie mentionnés ciavant effraient par la violence qui les caractérise. Ce qui contraste, de manière assez évidente, avec la majorité des cas que j‟ai pu suivre à Lubumbashi, lesquels eurent rarement des conséquences si tragiques sur la vie des jeunes accusés. Cela ne veut pas dire que les enfants accusés de sorcellerie au Congo ne sont pas exposés au risque de subir des violences ou des abus. Il me semble plutôt qu‟en Europe, contrairement à ce qui, en Afrique, est l‟apanage d‟experts Ŕ en d‟autres termes un ensemble de pratiques et d‟idées pour expliquer certains faits ou événements Ŕ, le discours sur la sorcellerie perd 146 Pour le cas de Victoria Climbié, voir le site internet de la fondation Climbié : http://vcf-uk.org. 357 de vue l‟horizon interprétatif. Ces « experts » peuvent en contrôler la violence, la remanier et, éventuellement, résoudre les violents conflits qu‟elle porte à la surface. À la lumière de ces considérations nous pouvons, en guise de conclusion, revenir à la problématique posée au début de cette thèse, c‟est-à-dire la question de comprendre pourquoi des enfants sont accusés de sorcellerie. Tout au long de ce travail nous avons vu que, pour encadrer ce phénomène, il a fallu prendre en considération l‟histoire économique et sociale de Lubumbashi. L‟histoire offre un éclairage essentiel, mais ne permet pas de saisir les raisons pour lesquelles des enfants sont accusés dans une famille donnée, tandis que dans une autre, qui pourtant partage les mêmes conditions de vie, ils ne le sont pas. Il a donc été nécessaire d‟élargir l‟analyse aux configurations familiales et aux dispositifs sociaux qui entraînent des accusations de sorcellerie envers les enfants. L‟objectif de cette thèse était d‟aller au-delà d‟une analyse de la sorcellerie en termes de « modernité » ou d‟une « économie de l‟occulte ». Les approches qui abordent les phénomènes sorcellaires à travers ces concepts offrent des analyses utiles pour comprendre les cadres imaginaires et politiques plus larges dans lesquels les phénomènes de la sorcellerie émergent en Afrique contemporaine. Toutefois, ces analyses restent plutôt vagues par rapport aux mécanismes qui portent à l‟accusation de sorcellerie d‟un individu. C‟est la question à laquelle cette thèse a tenté de répondre. Non seulement dans le but d‟expliquer pourquoi, aujourd‟hui, les enfants sont accusés de sorcellerie, mais aussi de savoir pourquoi tel enfant est accusé et tel autre ne l‟est pas. Les travaux de Filip De Boeck nous ont donné des éléments pour répondre à cette question, éléments mentionnés dans le chapitre introductif. Néanmoins, la crise des modèles familiaux, liée, si l‟on suit l‟hypothèse avancée par F. De Boeck, à la difficulté et la tension qu‟éprouve la société dans les actes sociaux de réciprocité et du don, ne semble pas apporter de réponse exhaustive à notre question initiale, bien qu‟étant à la base des changements en cours dans la société congolaise. J‟ai ainsi proposé d‟étudier qualitativement très en détail certains cas, en nombre limité, pour mieux saisir les modalités et les logiques à la base de l‟émergence des accusations de sorcellerie. Dès lors on peut mettre en avant trois aspects qui semblent déterminants dans les histoires des enfants-sorciers. Premièrement, la sorcellerie se 358 présente comme un « mode de raisonnement ». Elle intervient pour expliquer des événements et des faits qui nécessitent un travail de réflexion et d‟interprétation considérable, mis en marche par les agents sociaux. Deuxièmement, ce mode de raisonnement s‟articule autour de trois axes principaux, à savoir : l‟inversion, la contagion et le cannibalisme/l‟anthropophagie. Troisièmement, la sorcellerie, au stade initial des soupçons, se présente comme un ensemble vague d‟idées, de rumeurs et d‟images. Se concentrer sur la phase initiale de l‟accusation nous a permis d‟observer le moment où cet ensemble vague d‟éléments se cristallise et entre, pour ainsi dire, en contact avec les institutions : les églises néopentecôtistes, les centres d‟accueil (enfants de la rue), l‟État. Le recours aux « experts » réduit souvent la complexité des itinéraires des individus impliqués dans ces soupçons, produisant un discours collectif sur la sorcellerie, qui fait sens pour les individus. La démarche adoptée pour cette étude est une démarche inductive. J‟ai analysé l‟émergence des soupçons de sorcellerie dès leur origine, à partir d‟études de cas concrets. Les dimensions imaginaire et occulte des soupçons et des accusations ont été prises en considération mais n‟ont pas été au centre du travail ethnographique. Celui-ci s‟est beaucoup plus attaché à l‟observation et aux pratiques de la vie quotidienne des acteurs sociaux, afin d‟analyser les relations, les conflits, les pratiques et les objets autours desquels se structure une accusation de sorcellerie. Cette démarche méthodologique nous a consenti de pénétrer dans les études de cas sans hypothèse préalable, eût-elle été liée à la « modernité », aux « forces occultes » ou encore à la prolifération des églises néopentecôtistes. Les acteurs sociaux produisent, en fait, leurs questionnements et leurs interrogations sur la vie quotidienne et sur l‟avenir de leurs vies. La reconnaissance d‟une agencéité appartenant à tous les acteurs sociaux, y compris les enfants, m‟a permis de reformuler la problématique d‟une manière plus ancrée empiriquement en mettant l‟accent sur deux points qui sont fondamentaux pour l‟analyse des accusations de sorcellerie : (1) la sorcellerie est une logique du "concret", une pragmatique ; (2) il faut souligner l‟importance d‟une dimension ambivalente dont se caractérisent les relations familiales et, plus généralement, les rapports sociaux. Les enfants-sorciers nous ont ainsi offert l‟accès à l‟observation de cette ambivalence dans un contexte géographique, social et culturel donné. 359 Le cadre théorique de cette thèse s‟est appuyé, pour la notion de parenté, sur l‟anthropologie symbolique (Schneider 1980, 1984) et la relatedness (Carsten 2000). Ainsi, on a pu mettre en lumière de quelle façon les enfants sont, aujourd‟hui, des sujets centraux dans la construction des liens familiaux et de la parenté. Dans les récits des parents impliqués dans des accusations de sorcellerie (comme accusateurs ou comme victimes), il émerge que les enfants continuent à être perçus en famille comme étant un capital social dans le sens d‟une richesse et d‟un investissement pour l‟avenir de la famille. En même temps, du fait qu‟ils occupent une place si prépondérante dans les foyers lushois, les enfants peuvent devenir les catalyseurs de tensions et de conflits au sein des familles. Le concept de relatedness nous a permis de saisir l‟importance de la « parenté pratique » (Weber 1995) dans laquelle les enfants ne sont pas des sujets passifs mais plutôt des acteurs qui participent à la construction de la famille. Au vu de ces éléments, il s‟impose de procéder à une comparaison qu‟il convient d‟exposer brièvement et qui répond, du moins partiellement, à une sous-question souvent posée lorsqu‟on parle d‟enfants-sorciers : pourquoi, aujourd‟hui, accuse-t-on les enfants en non pas les vieillards comme dans le passé ? Tout en précisant que, aujourd‟hui comme hier, les vieillards continuent à être l‟objet d‟accusations de sorcellerie, cette question est pertinente dans la mesure où les cas d‟enfants accusés de sorcellerie sont beaucoup plus nombreux que ceux envers les vieilles personnes. Les enfants (et les jeunes), tout comme les vieillards, sont souvent l‟objet d‟accusations de sorcellerie pour de nombreuses raisons. L‟une des ces raisons est qu‟ils posent avec acuité les enjeux liés à la prise en charge de la dépendance. Enfance et vieillesse Ŕ même si de telles catégories sont largement des produits sociaux Ŕ représentent des catégories sociales, aux limites flexibles et parfois floues, qui impliquent une dépendance de certains sujets sur d‟autres. Ainsi les enfants et les vieillards sont au centre, de manière plus accentuée, des enjeux et des conflits inhérents au champ social de la famille et de la parenté. Il faut, bien évidemment, faire des distinctions. Les vieillards sont, avant tout, démographiquement peu nombreux, l‟espérance de vie au Congo étant très basse : 46 ans en moyenne (UNICEF 2010). Au contraire, nous l‟avons vu dans le chapitre 2, les enfants et les jeunes (moins de 18 ans) représentent 54 % de la population 360 totale (ibid.). Ensuite, il existe une grande différence entre enfants, jeunes et vieillards en termes d‟agency, entendue ici comme « the socioculturally mediated capacity to act » (Ahearn 2001 : 112). Les vieilles personnes sont, lors d‟une accusation de sorcellerie, perçues comme étant dans une phase descendante de leur vie. Souvent, et en particulier en milieu urbain, il ne leur est plus reconnu aucune des qualités de sagesse et d‟expérience qu‟ils pouvaient se voir reconnaître jadis. Il sont plutôt perçus comme étant en train de perdre une large partie de leur capacité d‟agir et d‟être en société. Cette sortie de la société est souvent problématique à cause des nombreux conflits qui peuvent se produire lorsque les grands-parents résident avec un couple marié (cela est rarement le cas à Lubumbashi). C‟est le cas d‟une vieille femme, mama Thérèse (86 ans), que j‟ai eu l‟occasion de connaître lorsque je résidais chez Innocent à Kasungami, une cité de Lubumbashi. Innocent exprimait bien l‟idée de sortie de la communauté de sa mère, en l‟occurrence plutôt problématique, en me disant que nkambo (grand-mère) Thèrese « n‟attendait que la mort ». La perte d‟agencéité des personnes âgées comporte également le risque d‟une perte de reconnaissance sociale. Un aspect très bien exprimé, par la femme d‟Innocent qui prenait en charge la grand-mère, à travers cette phrase : « banarudia sa mutoto » (mot à mot : [les vieux] redeviennent à être des enfants). En même temps, des femmes comme mama Thèrese, si elles sont en mesure de le faire, continuent à préparer elles-mêmes les repas. Mama Thèrese ne partageait pas les repas avec nous, c‟était en quelque sorte un moyen de garder un certain degré d‟autonomie et d‟identité de femme. Dans cette optique, au contraire, les enfants et les jeunes sont dans une situation inversée : ils ne s‟apprêtent pas à sortir de la société mais plutôt à y être comme sujets à part entière. Une entrée qui, nous l‟avons vu, est souvent problématique. L‟agencéité, leur quête d‟identité et de reconnaissance posent, de ce point de vue, de problèmes d‟intégration dans la société. Le chapitre 2 de cette thèse, ayant trait aux dynamiques familiales, a introduit une hypothèse plus générale concernant les dynamiques familiales qui favorisent l‟émergence des accusations de sorcellerie aux enfants. Les éléments dégagés dans ce chapitre semblent suggérer que, même si les relations avec la parenté élargie restent importantes, nous assistons dans certains cas à une partielle fermeture de la famille restreinte, constituée principalement des membres qui partagent la nourriture et l‟espace 361 domestique, vis-à-vis des membres de la famille qui tombent en dehors de son périmètre. Cette hypothèse soulève des questions importantes : dans quels termes peut-on interpréter cette tendance ? S‟agit-il d‟une stratégie de survie des familles les plus pauvres ? L‟éthique prônée par les églises néopentecôtistes, à travers la théologie de la prospérité et son revers de la sorcellerie, pousse-t-elle les choses dans cette direction ? En guise de réponse, il nous faut revenir brièvement sur les cas de Jérôme et de Valina et Junior. Ils apportent des éléments éclairants sur ces questions. Dans le premier cas, la marâtre de Jérôme, la femme de Kabinda, est mariée à papa Rémy par un mariage coutumier (dépôt de la dot). Celle-là partageait la vie quotidienne avec les autres membres de la famille dans une reconstitution familiale compliquée. Dans une situation économique précaire, les relations entre papa Rémy et la belle-famille se compliquent, ayant pour conséquence que ce dernier consulte, en premier lieu, des féticheurs et ensuite des pasteurs. L‟intérpretation que les féticheurs et les pasteurs lui donneront insiste sur les trois axes du raisonnement sorcier (inversion, contagion et cannibalisme) et met en lumière les imbrications de la parenté par alliance et de la consanguinité. Dans le cas de Valina et Junior, par contre, nous avons un problème de « droits », comme le dit l‟oncle Mulaji, sur les enfants. Au départ, la famille maternelle n‟a pas de droits sur les enfants car, dans la « coutume kasaïenne » Ŕ c‟est toujours Mulaji qui utilisait cette expression Ŕ les enfants « appartiennent à la famille du père ». De surcroît, le père des deux jeunes n‟avait pas versé la dot à la famille de l‟épouse, ce qui faisait affirmer par Mulaji que sa famille n‟avait rien à voir, après la mort de leur fille et de son conjoint, avec la tutelle de Valina et Junior. Néanmoins, les relations familiales étaient bien plus compliquées que cela. L‟oncle Mulaji reconnaissait l‟appartenance des enfants à sa famille du fait qu‟ils avaient vécu pendant un certain temps chez lui. Il regrettait, par contre, la fugue au moment où les parents étaient décédés. Cela impliquait un différend avec la famille paternelle des deux enfants, celle restée au Kasaï, avec laquelle il ne reconnaissait aucun lien parental (pas de paiement de la dot au moment du mariage de la fille). Valina et Junior représentaient, aux yeux de Mulaji, l‟ouverture ambiguë de leur famille à une famille « étrangère » mais en lien de sang avec les deux enfants. Rappelons que l‟oncle Mulaji possédait une grande maison à Lubumbashi, il était commerçant pharmaceutique, 362 il disposait d‟un niveau de vie plus élevé des parents de Valina et Junior, vivant au Kasaï. Mulaji était inquiet devant un éventuel envahissement de son espace domestique par une branche de la famille des deux enfants qu‟il ne percevait pas comme légitime. La comparaison des vieillards avec les enfants/jeunes d‟une part ainsi que des relations entre famille restreinte et parenté élargie d‟autre part met en exergue une question prépondérante dans les accusations de sorcellerie que j‟ai abordée dans ce travail. Le concept d‟agencéité (agency), tel qu‟il est défini ci-dessus, est en fait au cœur des accusations de sorcellerie, qu‟elles soient adressées aux enfants, aux femmes ou encore aux vieilles personnes. Il est utile de définir l‟agency comme étant un facteur relationnel car cela nous aide à sortir de l‟immobilisme des approches qui voient les accusations de sorcellerie envers les enfants comme le simple résultat de la pauvreté. Il y a, dans cette manière d‟aborder la question à travers le concept d‟agencéité, une distinction analytiquement fondamentale pour les accusations de sorcellerie envers les enfants : la distinction entre, d‟un côté, l‟enfant dont d‟autres acteurs se servent pour « attaquer » un membre du foyer dont l‟enfant fait partie et, de l‟autre côté, l‟enfant déployant l‟activité sorcellaire de sa propre initiative. L‟hypothèse qui a émergé en croisant les itinéraires de ces deux cas de figure (sheges et enfants accusés de sorcellerie en famille) me semble fournir davantage de compréhension sur le mécanisme et les raisonnements sorcellaires. Dans les cas d‟enfants « agis » par d‟autres acteurs, l‟enfant devient un « enfant antenne », dans le sens où il devient un agent potentiel de pénétration par des parents ne faisant plus partie de la domesticité proche. Ce cas de figure correspond bien à la situation de Jérôme, Valina et Junior : dans la mesure où il n‟y a plus ni partage de nourriture ni d‟espace domestique (celui où on dort surtout), le sorcier manque de point d‟accès à la victime. L‟enfant « ouvre » la porte du foyer dont il fait partie. C‟est probablement la raison pour laquelle il y a, dans la majorité des cas, un tel refus obstiné de réintégrer l‟enfant. L‟exemple des enfants de la rue est, par contre, le cas de figure d‟enfant censé déployer l‟activité sorcellaire de son initiative. Les enfants, une fois dans la rue, façonnent un environnement social et culturel à leur manière. Cependant, ils sont influencés par le système de référence socio-culturel auquel ils appartiennent. Dans cette optique, les « cultures du désir » contemporaines (Comaroff & Comaroff 2000a) ont un 363 fort ascendant sur le vie des enfants et des jeunes sheges. On constate, avec Jean et John Comaroff, que le développement récent de cultures de la jeunesse mêle des éléments résultant de la mondialisation (musique, habillement, expression de soi) avec d‟autres ancrés localement (argot, coutumes locales). Les cultures du désir dont parlent les Comaroff se rapprochent de ce que Laura Ahearn définit comme « second-order desires » (Ahearn 2001 : 114). Il s‟agit d‟un système de désirs, socio-culturellement construit, qui influence la vie des enfants et des jeunes. Dans mon analyse des itinéraires des sheges de Lubumbashi, l‟émergence du « désir d‟école », nous l‟avons vu au chapitre 5, est un puissant moteur qui pousse les enfants à fuir la maison. À l‟intérieur de ces systèmes de désirs, d‟attentes, d‟espoirs mais aussi de déceptions et de frustrations se déploient ainsi les relations des enfants avec tout membre de la famille et de la société. Il faut néanmoins souligner que les enfants ne sont pas seulement l‟objet du discours de la sorcellerie. Ils en deviennent également des agents. L‟appropriation du discours de la sorcellerie par les enfants est un aspect important. Les récits et les aveux, tel que celui de Joëlle, reportés en introduction, mettent en exergue l‟autonomie que les enfants et les jeunes ont gagnée par rapport aux générations de leurs aînés sociaux. Une autonomie qui s‟exprime, avant tout, dans la capacité de faire du discours sorcellaire un outil pour gagner du pouvoir vis-à-vis des adultes. Les enfants qui avouent leur implication dans la sorcellerie deviennent des sujets dangereux au sein même de la famille. À leur tour, les sheges représentent un danger, non seulement pour l‟image potentielle d‟une dissolution de la famille qu‟ils suscitent mais, par extension, pour ce qu‟ils représentent pour la société tout entière. Nous avons vu, dans le chapitre 5, qu‟ils se déplacent rapidement et d‟une façon capillaire dans le tissu urbain, ce qui leur vaut d‟être associés à un « virus » ou un « cancer » qui a atteint le corps social et qui commence à le « manger » de l‟intérieur. De tous ces éléments, nous pouvons en conclure que ce n‟est pas seulement l‟autonomie d‟une sous-culture de la rue, par rapport aux ordres sociaux traditionnels, qui fait des sheges des « sorciers ». La présence, autant minoritaire qu‟elle puisse l‟être, la « mise en scène » (l‟esthétique) de leur modes de vie, la mobilité et la contiguïté des sheges avec la vie des autres enfants « normaux » font du discours de la sorcellerie un discours particulièrement approprié pour parler des enfants 364 de la rue. Les enfants de la rue de Lubumbashi deviennent un exemple paradigmatique de la crise des mécanismes sociaux liés au passage à la vie adulte. La simple présence des sheges est l‟expression d‟un malaise ressenti par une large portion de la population congolaise. Pour cette raison, leur simple présence est suffisante pour parler de « virus » et de « contagion » dans la mesure où les sheges peuvent être imités par tout enfant lushois compte tenu de leur visibilité dans les espaces les plus centraux de la ville. J‟ai donc tenté de proposer une analyse au-delà de l‟explication rue-sorcellerie dans les termes d‟une dichotomie d‟inclusion et exclusion sociale. Le phénomène des sheges ne doit pas être appréhendé aussi simplement que dans les termes d‟un renversement des règles sociales ordinaires nourrissant la métaphore sorcellaire. Pour avancer dans mon raisonnement, le concept de « contagion » nous aide à comprendre comment la sorcellerie et l‟enfant-sorcier dessinent une image de l‟enfant (vivant dans la rue) liée à la présence et à la mobilité de ce dernier à travers une pluralité de domaines de la vie sociale, de lieux de la ville et un système relationnel complexe. Les identités multiples que les sheges mettent en scène ainsi que la fluidité des frontières urbaines et sociales qu‟ils franchissent rendent ces enfants insaisissables. Le phénomène des enfants-sorciers n‟est pas indissociable des institutions préposées à la prise en charge de l‟enfance. Nous avons évoqué, à ce sujet, les Salésiens, dans la première partie, et les églises néopentecôtistes, dans la deuxième. Les institutions s‟occupant de l‟enfance ont façonné des politiques de l‟enfance qui sont à la base de l‟interprétation sorcellaire de l‟enfance marginalisée. Il vaut la peine, dans ces conclusions, reprendre ce fil rouge. Le phénomène des enfants de la rue est quasiment l‟apanage des structures salésiennes. En revanche, ce sont les pasteurs et les églises néopentecôtistes qui s‟occupent des cas où les enfants sont au centre de conflits familiaux. Je crois que cette division met en lumière deux aspects importants de la prise en charge des enfants dans l‟espace public katangais. En premier lieu, nous sommes face à un recul partiel de l‟Église catholique dans l‟ancrage communautaire en faveur des Églises néopentecôtistes. Cela se manifeste de manière plus accentuée dans les contextes urbains. En deuxième lieu, alors que dans les années 1970 les intentions de l‟Église catholique étaient de capter le désir de modernité de la jeunesse, celle-ci fait aujourd‟hui face à des difficultés devant la montée des églises néopentecôtistes. Ces dernières 365 semblent mieux interpréter le désir de la jeunesse congolaise. La « modernité » dont se faisait porteuse l‟Église catholique dans les années 1970 était liée à l‟instruction scolaire, à l‟identité urbaine, à l‟importance d‟avoir un emploi et ainsi de suite. L‟éthique catholique est encore aujourd‟hui ancrée dans des valeurs et des modèles de vie qui sont cependant contestés par les jeunes. L‟éthique de l‟Église catholique reste celle d‟une théologie de la libération qui est présentée, hier comme aujourd‟hui, comme moyen de progrès social. L‟éthique des églises néopentecôtistes qui prônent une théologie de la prospérité se présente bien différemment, en revanche. La théologie de la prospérité prêche le bien-être matériel comme signe d‟une bénédiction divine. Par conséquent la foi d‟un fidèle devrait se concrétiser à travers les donations aux pasteurs et aux chargés du ministère religieux, ce qui augmenterait davantage la bénédiction du fidèle ainsi que son bien-être matériel. La foi chrétienne est, dans ce contexte religieux, représentée comme le côté éclairé de la spiritualité humaine par rapport au côté obscur de la sorcellerie et du fétichisme. Les règles à respecter dans le parcours thérapeutique imposé par les prophètes possèdent des analogies inversées par rapport au parcours qui amène à l‟ensorcellement. Le pacte/contrat avec le sorcier (avec satan) est l‟inversion du contrat entre Dieu et les hommes qui garantit la prospérité. Les deux dispositifs sociaux en comparaison (deux théologies fondamentalement différentes) me semblent définir des notions d‟enfance différentes. D‟un côté nous avons des techniques « classiques » , dirait-on, chères à l‟inculturation catholique : l‟éducation religieuse, avec une spécificité dans le système préventif de Don Bosco dans le cas des Salésiens, et l‟instruction scolaire. Lorsqu‟un enfant se soustrait aux domaines (maison, église, école) où les mécanismes d‟assujettissement traditionnels construisent l‟enfance au sens colonial du terme (l‟enfant écolier, en famille, dans les groupes de jeunesse, etc.), il crée une dynamique de déterritorialisation. Une fois que l‟enfant entre dans un centre salésien, une nouvelle reterritorialisation est mise en œuvre selon un régime de subjectivité qui lui impose une subjectivité d‟« enfant de la rue ». Là, l‟enfant prend conscience de sa situation d‟« enfant de la rue » parce que lui sont présentées les formes « correctes », selon les religieux, d‟être enfant : l‟enfant responsable, l‟enfant écolier, 366 l‟enfant respectueux des parents, etc. À ce moment-là, il se rend compte de ce qu‟ils lui disent être (un enfant de la rue) et de ce qu‟on lui demande d‟être (un enfant « écolier »). 367 368 BIBLIOGRAPHIE Aa. 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