La pensée de Baudelaire

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La pensée de Baudelaire
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La pensée de Baudelaire
Par Pierre Pachet
On le sait, Baudelaire n’est pas seulement un poète dont l’œuvre s’est progressivement
imposée comme l’une des plus importantes du XIXe siècle, concurrençant même celle,
écrasante par son ampleur et son ambition, de Victor Hugo, et se révélant l’une des plus
chères aux amateurs de poésie française. C’est aussi un prosateur de première valeur,
ironique et élégant, dans les brefs récits ou évocations de scènes urbaines rassemblés dans Le
Spleen de Paris (souvent connus sous le nom de Petits Poèmes en prose), ou dans ses textes
dits de « critique d’art », consistant pour l’essentiel en comptes rendus de divers Salons. Son
talent de prosateur s’affirme aussi, bien sûr, dans ses traductions des récits d’Edgar Poe, en
qui il a reconnu un esprit frère, qui se voulait comme lui maître d’un art concerté, volontaire
et lucide.
À travers ces textes, Baudelaire s’affirme d’abord comme un penseur de la « modernité »
(terme qu’il a inventé et qui a connu de nos jours une large diffusion) : modernité dans l’art,
modernité dans la mode, au renouvellement de laquelle il a été sensible, sans jamais la
mépriser, modernité de la vie quotidienne, avec sa banalité, son héroïsme, ses fausses idoles
et ses humbles victimes. Et aussi comme un témoin privilégié et perspicace de son temps, en
particulier de la société du Second Empire, riche en développements industriels et urbains.
C’est ce dernier aspect qu’a mis en lumière l’essai novateur de Walter Benjamin, penseur
inquiet et volontiers prophétique, dans son Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée
du capitalisme (Payot, coll. « Petite bibliothèque »), rédigé en exil en France en 1938-1939.
Mais on peut détecter un autre aspect de la pensée de Baudelaire : une pensée qui,
délibérément, ne s’est jamais exprimée sous une forme philosophique, comme un système, et
que l’on peut et doit reconstituer à partir des pensées et notations regroupées par lui dans les
deux projets aux titres superbes que furent « Fusées » et « Mon cœur mis à nu » (édités sous
ce titre, avec « La Belgique déshabillée », par André Guyaux en collection « Folio »). Pas de
système, écrit-il avec humour lors de l’Exposition universelle de 1855, pour éviter d’avoir à se
déjuger devant la multiplicité de ce qui se présente : « Un système est une espèce de
damnation qui nous pousse à une abjuration perpétuelle […] Pour échapper à l’horreur de ces
apostasies philosophiques, je me suis orgueilleusement résigné à la modestie ; je me suis
contenté de sentir ; je suis revenu chercher un asile dans l’impeccable naïveté [1]. »
Pas de système, mais une constance et une cohérence à reconstituer par la lecture, dans une
pensée qui considère le monde moderne, son instabilité, et la façon dont les sociétés
démocratiques, en proie à l’égalité de droits de tous, à ce qu’il éprouve comme une menace de
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nivellement, voient néanmoins surgir de leur sein des êtres et des œuvres d’exception.
Faisons défiler certains de ces êtres que le regard et le « sentir » de Baudelaire ont
privilégiés : le premier venu, la victime, le despote, le comploteur. Cette galerie éclaire sous
un jour inattendu la société moderne, sa politique, la place qu’y occupent les individus.
Le premier venu
Ce personnage paradoxal, singulier quoiqu’évidemment anonyme, surgit de la foule urbaine
pour s’y engloutir aussitôt. C’est le passant (ou « La passante ») que l’on croise dans la rue, et
que l’on est soi-même pour l’autre. Mais, loin de n’être qu’un comparse dans la vie sociale, cet
inconnu peut parfois se hisser au premier plan : « La grande gloire de Napoléon III aura été
de prouver que le premier venu peut, en s’emparant du télégraphe et de l’Imprimerie
nationale, gouverner une grande nation [2]. » Loin d’être banale, sa rencontre est une alerte,
une annonce, comme celle du vitrier qui n’est que « la première personne que j’aperçus dans
la rue », mais grâce à qui s’ouvre « l’infini de la jouissance » [3]. C’est dire que la pensée de
Baudelaire telle qu’elle se déploie dans ses écrits si divers n’analyse pas la société moderne en
termes de classes ou de conflits d’intérêts, mais qu’elle y voit le lieu de renversements et de
révélations. Dans le monde des foules, de la disponibilité apparente de toutes choses (par
exemple dans les « expositions universelles », si bien nommées, qu’il a visitées et décrites),
l’individu se trouve contraint à une solitude inédite, source de détresse, mais qui réserve au
poète sensible et lucide des occasions fortuites de jouissance et de connaissance. Pour s’y
ouvrir, l’œuvre en prose se modèle, de plus en plus, dans sa forme même, au principe
esthétique de l’imprévu et d’une inorganisation concertée, réceptive à l’intensité de la
rencontre et du désir. C’est le « n’importe où hors du monde » ; ou bien « Je peux
commencer Mon cœur mis à nu n’importe où, n’importe comment… pourvu que l’inspiration
soit vive. » [4] La société telle que la voit Baudelaire est un lieu de différences et d’inégalités
parfois criantes, que le hasard des rencontres abolit parfois, pour l’œil du « curieux », qui y
décèle alors, pour un instant, l’égalité de l’enfant riche et de l’enfant pauvre (« Le joujou du
pauvre », dans Le Spleen de Paris), comme le rapport intime entre multitude et solitude :
« Multitude, solitude : termes égaux et convertibles par le poète actif et fécond » (« Les
Foules », ibidem). Sa pensée explore plusieurs des figures qu’assume le personnage clé du
premier venu.
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La victime
Là où solitude et multitude sont égales et « convertibles », l’individu, avec son visage
singulier avide d’être distingué dans la foule, est la proie d’une souffrance particulière, celle
de devoir être sacrifié à l’ensemble, en un sacrifice invisible sous les formes plus ou moins
équitables de la sélection. Baudelaire ne se livre pas à une critique de la société moderne : il
l’observe en artiste, conscient des sacrifices qu’un artiste digne de ce nom (pour lui,
Delacroix) ne peut pas ne pas opérer pour construire son œuvre, et ce dès l’orientation même
de son regard sur les choses. C’est pourquoi cette vision de la société s’exprime le mieux chez
lui dans un passage de son essai sur le peintre relativement mineur Constantin Guys, témoin
attentif des scènes et des modes du Second Empire (« Le peintre de la vie moderne [5] »), où
il décrit le conflit, chez le peintre, entre la faculté synthétique, qui vise l’ensemble d’un
spectacle, et la faculté analytique, attentive à chaque détail. On notera que c’est en termes
sociologiques et même politiques que ce conflit est exprimé : « Il s’établit alors un duel entre
la faculté de tout voir, de ne rien oublier, et la faculté de la mémoire qui a pris l’habitude
d’absorber vivement la couleur générale et la silhouette, l’arabesque du contour […]
[L’artiste] se trouve alors comme assailli par une émeute de détails, qui tous demandent
justice avec la furie d’une foule amoureuse d’égalité absolue […] Plus l’artiste se penche avec
impartialité vers le détail, plus l’anarchie augmente. »
Le conte « La Corde [6] », qui relate un incident réel (le peintre Manet, ami du poète, gronde
sans y prêter plus d’attention un jeune garçon qui lui servait de modèle, lequel se suicide),
donne une illustration sordide de ce sacrifice que l’on peut perpétrer sur autrui sans même y
prendre garde. À lire ce récit avec attention, on verra combien, sans juger, Baudelaire rend
son lecteur sensible à la réalité sacrificielle. Il cite ailleurs [7] ce propos éloquent de
Delacroix, où s’interpénètrent aussi travail de l’artiste et cruauté de la vie sociale : « Si vous
n’êtes pas assez habile pour faire le croquis d’un homme qui se jette par la fenêtre, pendant le
temps qu’il met à tomber du quatrième étage sur le sol, vous ne pourrez jamais produire de
grandes machines. »
Tyrannie, despotisme
La fréquence remarquable de ces termes chez Baudelaire surprend : n’auraient-ils qu’une
valeur décorative, seraient-ils la trace d’une persistance classique, « racinienne » ? À les
suivre, on s’aperçoit que ce qui est tyrannique ou despotique pèse sur l’individu, mais en
définitive émane de lui : l’Angoisse est « despotique » ; Napoléon III est certes nommé un
despote, mais dans une apologie de Wagner qui tourne à l’apologie de l’empereur, loué
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d’avoir favorisé une musique qui est elle-même « ardente et despotique [8] ». Le dandysme
l’est aussi, malgré les apparences : « La règle monastique la plus rigoureuse, l’ordre
irrésistible du Vieux de la montagne, qui commandait le suicide à ses disciples enivrés,
n’étaient ni plus despotiques ni plus obéis que cette doctrine de l’élégance et de l’originalité
[9]. » C’est qu’en définitive le pouvoir qu’exerce le tyran (par exemple le Prince du récit « Une
mort héroïque », dans Le Spleen de Paris) est l’effet d’un pouvoir qui s’exerce sur lui, par
exemple le désir du pouvoir : la poésie est tyrannique comme le sont l’opium ou le haschisch,
la faim ou la soif, le cauchemar, ou l’ennui, ce tyran du monde.
Mais c’est surtout le premier venu rencontré dans la foule qui, en exigeant, fût-ce
silencieusement, d’être distingué, qui exerce ce que Baudelaire nomme après Edgar Poe « la
tyrannie de la face humaine ». Chaque individualité exige de vivre pour elle-même, éclairée
par le regard d’un autre. Mais la simple loi du nombre transforme ce désir démocratique
(puisqu’il est celui de chacun) en une tyrannie à plusieurs étages : tyrannie sur le proche,
tyrannie sur « l’homme des foules » qui le ressent, tyrannie enfin sur l’harmonie et la
hiérarchie de l’organisme social. Derrière la tyrannie du conformisme, que chacun s’accorde à
dénoncer, le poète perçoit plus finement l’enjeu de l’échange des regards qui désirent, non
l’égalité ou la neutralisation, mais l’absolu de la domination, ne serait-ce qu’un instant.
Complots et comploteurs
Le Prince de « Une mort héroïque » a pour ami le comédien Fancioulle : « Bien qu’il puisse
paraître bizarre que les idées de patrie et de liberté s’emparent despotiquement du cerveau
d’un histrion, un jour Fancioulle entre dans une conspiration formée par quelques
gentilshommes mécontents. » Entrer dans une conspiration confère au bouffon le pouvoir
exaltant de tenir entre ses mains le sort du Prince, à moins qu’« un homme de bien »
(l’expression est évidemment ironique) ne décide de « le dénoncer au pouvoir ». Voici dès
lors le Prince devenu maître du jeu : il peut ignorer le complot, ou en châtier les membres.
Baudelaire a souvent réfléchi à ce renversement, à ce pouvoir qui passe de l’un à l’autre,
comme en fait foi par exemple un projet non réalisé : « Avoir découvert une conspiration.
C’est presque une création. C’est un roman dont je tiens le dénouement. Je dispose de
l’Empire. Alternative, hésitation. Pourquoi sauver l’Empire ? Pourquoi le détruire ? Donc Pile
ou face [10]. »
Bien qu’il ne soit qu’une ébauche inaboutie, ou justement à cause de cela, de son caractère
velléitaire et hésitant, ce texte nous place au cœur de la pensée de Baudelaire concernant ce
qui est finalement pour lui la question politique et sociale centrale dans le monde moderne :
celle des rapports de l’individu et du tout écrasant qui l’entoure et l’ignore. – Celui qui écrit
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cela est à la fois romancier, et conspirateur. « Découvrir » une conspiration, c’est aussi bien
en inventer l’histoire, la créer (mais à partir d’une réalité historique contemporaine), qu’être
informé fortuitement d’une conspiration « réelle ». « Tenir » le dénouement, c’est avoir dans
l’esprit le moyen de conduire le récit à son terme (en vertu de la « philosophie de la
composition » d’Edgar Poe, qui exige de connaître d’avance le terme de ce que l’on compose),
c’est aussi tenir entre ses mains, dans le secret de sa conscience, le sort du pouvoir (« je
dispose de l’Empire »).
Ce qui meut le conspirateur (personnage important à notre époque aussi), ce n’est pas
uniquement une conviction, par exemple politique (chose étrangère à Baudelaire), c’est le
désir de rompre ce qui est perçu par lui comme la conspiration de toute une société qui
l’encercle, et aussi de sortir de son humeur d’oisif, de son ennui (« C’est l’Ennui ! – l’œil
chargé d’un pleur involontaire,/ Il rêve d’échafauds en fumant son houka », « Au Lecteur »,
Les Fleurs du mal). Il est caractéristique que dans ce texte, et dans d’autres, le poète se tienne
délibérément comme à la lisière du complot éventuel, capable à la fois de le concevoir, de
l’énoncer – et de le dénoncer. C’est comme s’il surprenait, par sa sensibilité aiguë, un complot
qui flotte dans l’air du temps, qu’il l’interceptait, le formulant non pour l’accomplir, mais
pour se réserver la possibilité de le dénoncer. Ainsi doit-on sans doute lire le fragment de
« Mon cœur mis à nu », qui a scandalisé et fait couler beaucoup d’encre, parce qu’il semble
anticiper sur un événement effroyable de notre époque (mais pas de la sienne) : « Belle
conspiration à organiser pour l’extermination de la Race Juive. Les Juifs, Bibliothécaires et
témoins de la Rédemption [11]. » La notation n’enregistre pas un projet du poète, mais plutôt
un projet qu’il prête à d’autres (les adversaires du christianisme, désireux d’éliminer ces
témoins essentiels de la vraie religion, selon des termes qui sont empruntés à Pascal) ; mais
cette « beauté » surprenante de la conspiration, il la perçoit lui-même en entrant dans la
conscience tortueuse de ces comploteurs de l’ombre, conscience qui n’est pas tout à fait
étrangère à la sienne, puisqu’il est lui-même un oisif, un promeneur, un homme qui se sent
désespérément isolé et lucide.
Baudelaire et les penseurs politiques
Même s’il n’y a pas de théorie politique développée chez lui, et si l’on néglige l’exaltation qui
s’est temporairement emparée de lui lors de la Révolution de 1848, on remarque combien
Baudelaire a prêté attention à nombre de penseurs politiques : Machiavel, Rousseau,
Condorcet, Robespierre, Joseph de Maistre, Joseph Ferrari, commentateur de Machiavel…
Baudelaire n’est pas démocrate : il exècre George Sand, qui pour lui représente ce qu’il y a de
pire dans la croyance au Progrès (« Elle est bête, elle est lourde, elle est bavarde [12] »), et au
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féminisme, il a détesté la Belgique, pays démocratique par excellence – mais il est l’un de
ceux qui ont le mieux su tenir compte du fait démocratique, irréversible – car on ne
reviendra pas à un monde hiérarchique et aristocratique – celui d’une société où, dans la
foule urbaine, les individus les plus différents « se coudoient » (un verbe qu’il aime), et où les
valeurs instituées n’ont plus de fondement sacré et sont confiées à la fois à la pesanteur de
« l’opinion publique », et à l’initiative des individus les plus créateurs : artistes, criminels,
grands hommes ou médiocres comploteurs de l’ombre (ces derniers ont connu quelquefois au
XXe siècle un succès effrayant : que l’on pense à Hitler).
Pas de convictions politiques chez Baudelaire (« Il n’y a pas de base en moi pour une
conviction [13] » et « Je comprends qu’on déserte une cause pour savoir ce qu’on éprouvera à
en servir une autre. Il serait peut-être doux d’être alternativement victime et bourreau
[14] »), mais l’acuité de ce regard qui n’oublie jamais, ni dans ses poèmes consacrés à Paris ni
dans les notations qu’il n’a pas publiées, la parenté mystérieuse et spécifiquement moderne
entre l’individu isolé et la foule : « Le plaisir d’être dans les foules est une expression
mystérieuse de la jouissance de la multiplication du nombre [15]. » Aussi malheureux ou
exaspéré qu’il se sente dans son époque, il entre en communication profonde avec elle par
son sens du renversement, de l’instabilité, de la multiplication des possibles, à laquelle il lui
est souvent arrivé, à force de travail mais aussi d’errances dans la ville (« Le long du vieux
faubourg […]/ Je vais m’exercer seul à ma fantasque escrime,/ Flairant dans tous les coins les
hasards de la rime,/ Trébuchant sur les mots comme sur les pavés [16] »), de donner une
forme « impérissable », en tout cas inoubliable.
NOTES
[1] Œuvres complètes, Pléiade, tome II, p. 577-578.
[2] « Mon cœur mis à nu », éd. Folio, fr. 44, p. 105.
[3] « Le mauvais vitrier », Le Spleen de Paris.
[4] Éd. Folio, fr. 1, p. 89.
[5] Œuvres complètes, Pléiade, tome II, p. 698-699.
[6] Le Spleen de Paris.
[7] « L’Œuvre et la vie d’Eugène Delacroix », Pléiade, tome II, p. 763-764.
[8] « Richard Wagner et Tannhäuser à Paris », Pléiade tome II, p. 787, 785.
[9] « Le Peintre de la vie moderne », Pléiade, tome II, p. 711.
[10] « Titres et canevas », Pléiade, tome II, p. 595.
[11] Éd. Folio, fr. 82, p. 120.
[12] « Mon cœur mis à nu », fr. 26, Folio p. 99.
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7
[13] « Mon cœur mis à nu », fr. 11, Folio p. 93.
[14] « Mon cœur mis à nu », fr. 3, Folio p. 89.
[15] « Fusées », feuillet 1, Folio p. 65.
[16] « Le Soleil », Les Fleurs du mal.
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