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LE CINÉMA DE JACQUES TATI ET LA « POLITIQUE DES
LE CINÉMA DE JACQUES TATI ET LA « POLITIQUE DES AUTEURS » Philippe Mary Le Seuil | Actes de la recherche en sciences sociales 2006/1 - n° 161-162 pages 42 à 65 ISSN 0335-5322 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Mary Philippe, « Le cinéma de Jacques Tati et la « politique des auteurs » », Actes de la recherche en sciences sociales, 2006/1 n° 161-162, p. 42-65. DOI : 10.3917/arss.161.0042 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Le Seuil. © Le Seuil. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 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Ainsi, comme « nouvel entrant » dans l’espace cinématographique, Tati bénéficie d’une conjoncture critique favorable à sa promotion auteuriste. L’étude de la réception de ses œuvres va permettre de révéler les lignes principales de la transformation de l’espace des jugements. Occupant, en outre, comme Robert Bresson, auquel il est souvent comparé, une 1. Sur la « politique des auteurs », voir Antoine de Baecque, Les Cahiers du cinéma. Histoire d’une revue. À l’assaut du cinéma, 1951 – 1959, Paris, Éd. Cahiers du cinéma, 1991, p. 147-179 ; A. de Baecque (éd.), La Nouvelle Vague : Claude Chabrol, Jean-Luc Godard, Jacques Rivette, Éric Rohmer, François Truffaut, Paris, Éd. Cahiers du cinéma, coll. « Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma », 1999 ; La Cinéphilie. Invention d’un regard, histoire d’une culture. 1944 – 1968, Paris, Fayard, 2003 ; René Prédal, Le Cinéma d’auteur. Une vieille lune ?, Paris, Éd. du Cerf, 2001 ; Jean-Pierre Esquenazi, « L’auteur, un cri de révolte », in J.-P. Esquenazi (dir.), Politique des auteurs et théories du cinéma, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 67-94 ; Geneviève Sellier, La Nouvelle Vague. Un cinéma au masculin singulier, Paris, CNRS Éditions, 2005. 2. Il n’y a guère que Gilles Deleuze pour voir en Jacques Tati un cinéaste de la Nouvelle Vague. « Si Tati appartient à la Nouvelle Vague, c’est que après deux filmsballade, il dégage pleinement ce que ceux- position intermédiaire entre la « tradition de la qualité » et un cinéma qui s’emploiera à en inverser les valeurs, celui de la Nouvelle Vague2, il est aussi l’objet d’évaluations contrastées qui vont de l’éloge le plus assuré à des formes de reconnaissance relativement ambiguës, faisant figure, dans la « politique des auteurs », de parent pauvre, presque déconsidéré, bien loin de la consécration d’un Renoir ou d’un Rossellini. Si, comme le fait remarquer Wittgenstein, « pour décrire en quoi consiste [l’appréciation], nous devrions décrire tout son environnement3 », saisir la logique de l’investissement d’une partie de la critique dans la légitimation auteuriste des films de Tati et celle de l’ambivalence de la relation de la « politique des auteurs » à son cinéma, à la fois consacré et remis en cause, suppose alors de ne pas dissocier l’analyse des discours critiques de l’analyse des œuvres [voir encadré « Une trajectoire », p. 45-46]. ci préparaient, un burlesque procédant par situations purement optiques et surtout sonores » (Gilles Deleuze, L’Image-mouvement. Cinéma 1, Paris, Minuit, 1983, p. 18). Contre cette position hétérodoxe en matière d’histoire (cinéphilique) du cinéma, on peut remarquer, premièrement, que le lien du cinéma de Tati à ce « moment » fondamental du cinéma français n’est pas d’appartenance mais de reconnaissance et, deuxièmement, qu’il est nécessaire, pour tenter de faire l’histoire (sociale) du cinéma, de remettre en cause la logique ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES numéro 161 – 162 p. 42-65 substantialiste des opérations de labellisation et de constitution de « genres », et les opérations de « police des frontières » (Nathalie Heinich, « Avant-garde », in Encyclopædia Universalis, « Sociologie de l’art », éd. 2001) qu’elles supposent nécessairement, pour se donner les chances de penser non pas des essences mais des relations, non pas des substances mais des différences. 3. Ludwig Wittgenstein, Leçons sur l’esthétique, Paris, Gallimard, 1966, p. 26. 43 Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Jacques Tati 161 GROUPÉ*5.qxd 17/03/06 22:27 Page 44 Philippe Mary Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Jour de fête, Les Vacances de Monsieur Hulot et Mon oncle obtiennent un succès considérable auprès du public. Comme le précise Marc Dondey, Jour de fête, qui a coûté « quatre fois moins cher qu’un long métrage noir et blanc de l’époque, a rapporté quinze fois l’investissement initial […] et Les Vacances ont fait près de trois milliards de francs de recettes dans le monde4 ». À cet accueil favorable du public, s’ajoutent de nombreuses récompenses publiques (Venise, Cannes, Berlin, etc., et un Oscar du meilleur film étranger pour la version anglaise de Mon oncle en 1958), mais aussi un imposant succès critique. Même si l’on peut trouver des points de vue négatifs disant de ce premier film qu’« il ne mérite ni le nom, ni l’épithète de comique » et que « Jacques Tati, acteur, auteur, metteur en scène, est certes un facteur passable, mais sans originalité, et un metteur en scène au rabais5 », il reste que la critique est dans son ensemble très élogieuse : « Voici un acteur, écrit par exemple François Chalais, comme on en voit peu, qui ne force pas ses effets tout en poursuivant la caricature jusqu’à ses derniers retranchements, les plus burlesques, qui s’exprime en faisant rire, d’une manière à peu près incompréhensible et qui fait tout un film sur la manière dont il monte à bicyclette6… ». La notoriété de Tati augmente encore avec les prises de position émanant des publications les plus légitimes ou des critiques les plus distingués7. C’est comme artiste véritable qu’il est promu. On parle de lui comme d’un « créateur complet de ses films » digne d’être comparé à un grand cinéaste comme Chaplin mais, mieux encore, à des peintres, des auteurs de théâtre ou des écrivains tels que « Cervantès, Gogol, Toulouse-Lautrec, Beckett, Kafka, Steinberg », c’est-à-dire d’un artiste capable de composer un « univers » et de proposer une « vision du monde » ou une philosophie (« le monde autour de [Hulot] vit son existence indépendante et les hasards viennent souvent briser à l’improviste le fil d’une conduite qui sans cela glisserait dans l’arbitraire… »). Film d’un « moraliste » autant que d’un comique, Les Vacances de Monsieur Hulot atteignent à « une universalité souvent pathétique » et peuvent être rangées parmi les grands « films modernes8 ». 4. Marc Dondey, Tati, Paris, Ramsay, coll. « Poche Cinéma », 1989, p. 126. 5. Claude Lazurion, L’Aurore, 1949. 6. Carrefour, 18 mai 1949. 7. Pour une approche bibliographique exhaustive de la réception de Tati, voir Lucy Fischer, Jacques Tati. A Guide to References and Resources, Boston, G. K. Hall, 1983. 44 8. Radio Cinéma Télévision – publication qui deviendra Télérama –, 21 octobre 1956, article non signé. 9. France Observateur, 22 mai 1958. 10. Voir sur ce point Yann Darré, Une histoire sociale de cinéma français, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2000, p. 69 sq. ; Fabrice Montebello, Le Cinéma en France depuis les années 1930, Paris, Jacques Doniol-Valcroze, fondateur des Cahiers du cinéma (1951), compare le Tati de Mon oncle à Goya, Courbet, Faulkner, mais aussi à Bresson. Malgré les différences entre le « comique » de l’auteur de Mon oncle et le « tragique » de l’auteur du Journal d’un curé de campagne (1950), Tati et Bresson accèdent également aux sommets de la grandeur cinématographique par « leur farouche indépendance, leur incapacité à composer avec les exigences soi-disant commerciales, leur refus de toute compromission, leur application acharnée sur le moindre détail ». Tous deux possèdent la puissance de définir par eux-mêmes leurs œuvres et d’en être en cela les véritables auteurs : « Le reste du cinéma ne les influence pas ; ce qu’ils tentent de faire jaillir sur l’écran n’a de modèle que dans leurs têtes et dans la vie ; leur art nie l’expérience des autres, aventure solitaire, lutte directe entre un créateur et un moyen d’expression, sans transfuge, sans allié, sans secours9. » Les films de Tati font l’objet d’un considérable travail de légitimation de la part de critiques fortement investis dans ce mouvement de promotion du cinéma comme art qui s’affirme avec force durant l’après-guerre10. Ils obtiennent très rapidement le statut d’objets d’études approfondies dans les publications les plus légitimes, comme Les Cahiers du cinéma ou Positif pour les revues spécialisées, ou comme Esprit pour les revues intellectuelles. À ce titre, l’article d’André Bazin, « M. Hulot et le temps » publié en 195311, constitue sans doute une étape décisive. Bazin place d’emblée Tati au rang des cinéastes majeurs de l’histoire du cinéma, le comparant alors, pour le cinéma comique, aux Marx Brothers et à W. C. Fields. Comme DoniolValcroze, il insiste davantage encore sur l’indépendance de Tati et son rejet des règles du commerce cinématographique. Ainsi, s’il rappelle que Jour de fête fut tourné sans moyens financiers, il précise que son réalisateur a su montrer, dès sa deuxième œuvre, une volonté de distance à la logique des séries comiques, centrées en général sur un personnage récurrent (Don Camillo par exemple auquel Bazin fait allusion), en refusant pour son deuxième film de reprendre le personnage vedette du facteur12, héros de Jour de fête. Mais, dans l’argumentation que propose Bazin, ces éléments polémiques sont secondaires. L’important est Armand Colin, p. 31 sq. 11. André Bazin, « M. Hulot et le temps », Esprit, juillet 1953, repris in Qu’est-ce que le cinéma ?, nouvelle édition abrégée, Paris, Éd. du Cerf, coll. « 7e Art », 1985, p. 41-48. 12. On pourra noter qu’il y a là un paradoxe : dans la mesure où il est bien présent, à partir des Vacances de Monsieur Hulot, dans tous les autres films de Tati (Mon oncle, Play Time, Trafic), on peut se demander si Hulot ne devient pas un héros comique récurrent, à la manière précisément de Don Camillo. Ce paradoxe est sans doute levé si l’on fait remarquer que l’accès de Tati à une forme de noblesse cinématographique rend possible cette récurrence sans qu’il puisse faire l’objet du moindre soupçon d’assujettissement à une logique commerciale. Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Succès public, consécration internationale et légitimité philosophique 161 GROUPÉ*5.qxd 17/03/06 22:27 Page 45 Le cinéma de Jacques Tati et la « politique des auteurs » Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Dans les notices des dictionnaires ou dans les ouvrages courants qui retracent la carrière de Jacques Tati (1908 – 1982), les données biographiques relatives à son origine sociale se réduisent en général à l’évocation de « ses ascendances » : « [elles] sont plurielles : russe, hollandaise, italienne, française1 » ; pour la profession de son père, on trouve la mention « fils d’encadreur d’art ». Et son parcours jusqu’à la réalisation de ses premiers longs-métrages se résume à ces quelques points : amateur de sport (il fait du rugby, de la boxe, du tennis et de l’équitation), il devient vedette de music-hall dans les années 1930 après avoir mis au point avec ses partenaires de club et lors de repas de fin de match des numéros de mime. La notoriété acquise au music-hall lui ouvre alors les voies du cinéma. Les travaux de Marc Dondey2 et de David Bellos3 permettent de compléter cette description biographique sommaire ou, mieux, de rectifier toutes les erreurs d’interprétation que pourrait engendrer cette seule mention de la profession du père. Alors que l’on pourrait croire que la position occupée par son père est celle d’un petit artisan, il apparaît que le capital économique, social et culturel de la famille Tatischeff est relativement élevé : « J’ai un grand-père russe, dit Tati, une grand-mère française, un grand-père hollandais, une grand-mère italienne. Le grand-père russe est le général Dimitri Tatischeff qui fut ambassadeur du tsar à Paris. Le grand-père hollandais fut l’ami de l’encadreur de Van Gogh. » En outre, sa mère est la fille d’un des encadreurs (pour les collectionneurs, les musées et les artistes) les plus réputés de Paris, Van Hoof, dont les ateliers sont situés près de la place Vendôme. Le père de Tati prendra la succession de l’entreprise Van Hoof ; devenu alors petit patron, il dirige un atelier d’encadrement d’art qui emploiera jusqu’à vingt-cinq personnes. Le succès de l’entreprise paternelle, renforcé par d’heureuses opérations boursières, se conçoit mieux encore si l’on ajoute que la famille Tatischeff habite une belle propriété à Saint-Germain-en-Laye, « l’Ermitage », « une vaste demeure, écrit Marc Dondey, entourée d’un jardin et entretenue par plusieurs domestiques », que les vacances en famille ont lieu à Deauville ou au Touquet, que le père fréquente les clubs d’équitation, qu’en compagnie de sa femme il se rend régulièrement au théâtre ou au music-hall et que l’éducation des enfants implique les services d’une gouvernante anglaise et d’un professeur de piano. Les goûts et les pratiques culturelles de Tati jeune homme correspondent bien à sa position sociale : il pratique des sports dans les clubs de la région parisienne les mieux dotés socialement (le Racing Club de France par exemple4), il fréquente les restaurants des abords des Champs-Élysées avec ses partenaires de club (ils se retrouvent chez Maxim’s), lorsqu’il doit faire son service militaire, il est incorporé à Saint-Germainen-Laye dans un régiment de cavalerie parce qu’il a été remarqué dans la forêt des Loges pour ses talents équestres par un colonel (qui fréquentait peut-être le même club que la famille Tati). On ne sera donc pas surpris d’apprendre que son père et son grand-père maternel, envisagent pour le jeune Tati une carrière d’ingénieur, qui correspond bien aux valeurs techniques de la tradition artisanale dans laquelle ils s’inscrivent tous les deux. Une telle carrière représente également l’espoir d’une élévation sociale qu’autorise la réussite commerciale et sociale de l’atelier d’encadrement. … /… 45 Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Une trajectoire 161 GROUPÉ*5.qxd 17/03/06 22:27 Page 46 Philippe Mary 46 situation moins en contradiction avec ses origines et son mode de vie. Lorsqu’il fonde, en 1946, avec Fred Orain, la société Cady-Films, en ayant le projet de réaliser une série de courts-métrages burlesques à partir de ses spectacles, il s’engage alors dans une voie qui constitue une sorte de compromis entre la vie d’artiste qu’il mène alors et l’entreprise économique. Il serait possible, en exploitant, comme le font parfois les biographes ou les critiques, les jeux de mots possibles sur le cadre, de dire qu’il s’agit pour lui d’encadrer son travail artistique, au double sens du terme : mettre ses sketchs dans un cadre cinématographique – ses premiers films sont des sortes de sketchs filmés (Soigne ton gauche) – et conférer à son activité artistique un cadre économique plus entrepreneurial, nettement plus en phase avec les pratiques commerciales de l’atelier d’encadrement familial, que ne pouvait l’être le statut de mime sportif au music-hall. 1. Barthélemy Amengual, in Jean-Loup Passek, Dictionnaire du cinéma, Paris, Larousse, 1986. 2. Marc Dondey, Tati, Paris, Ramsay Poche Cinéma, 1989. 3. David Bellos, Jacques Tati : His Life and Art, Londres, The Harvill Press, 1999 (trad. française, Jacques Tati : sa vie et son art, Paris, Seuil, 2002). Voir aussi Stéphane Goudet, Jacques Tati, de François le facteur à Monsieur Hulot, Paris, Cahiers du cinéma, CNDP, 2002, p. 5-15. 4. David Bellos insiste (op. cit., p. 43-44) sur l’hétérogénéité sociale de l’équipe de rugby à laquelle appartient Tati. Il y repère : « un représentant de commerce », « un ouvrier de chez Renault », « un étudiant en médecine dont la position allait nettement devenir enviable », « le fils d’un député », « un diplomate américain », liste à laquelle on peut ajouter un élève de Polytechnique, Alfred Sauvy, qui restera l’ami de Tati. C’est cependant surtout le fait que bien des joueurs sont fortement dotés en capital économique, culturel et social qui devrait être considéré comme un trait pertinent. D’ailleurs, le biographe fait lui-même remarquer que « c’est au Racing [qu’il identifie pour Tati à une “école” ou à une “université”] qu’il [Tati] se frotta pour la première fois à des sommités du monde de la science et des arts ». 5. In Sophie Tatischeff, Tati sur les pas de M. Hulot, 1989, film documentaire. Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Cependant Tati s’avère peu disposé aux études. Il quitte l’école à l’âge de 16 ans, sans le baccalauréat, et lorsqu’il intègre l’école professionnelle Hanley à Choisy-le-Roi pour préparer l’entrée aux Arts et Métiers, il subit un nouvel échec au concours d’entrée (du fait de ses faiblesses en mathématiques) et intègre alors l’atelier familial. Au début des années 1930, partageant son temps entre l’atelier et la pratique du sport, il se retrouve souvent dans des restaurants parisiens en compagnie de ses camarades du Racing. Il commence dans ces lieux à faire des numéros de mime sur le thème du rugby et du sport. Il intitule un de ses premiers spectacles (donné devant le public du Racing Club, lors de la revue du club) : « Sport muet ». Son premier emploi au music-hall date de cette période. Avec la complicité du patron, Louis Leplée, « une figure de la vie nocturne parisienne », neveu du chanteur Polin, découvreur d’Édith Piaf, il fait le serveur maladroit dans un restaurant chic de la capitale, le Gerny’s. Puis il est engagé pour des galas (au Ritz) avec des vedettes comme Maurice Chevalier. En 1935, a lieu la première d’un spectacle dont il est la vedette. Il fait l’objet en 1936 d’un éloge de Colette. Progressivement, Tati, qui devient une vedette du musichall, triomphe dans le spectacle muet au moment où le cinéma devient parlant. Il habite une maison rue de Penthièvre à Paris, non loin de l’atelier de son père. Lorsqu’il évoque les raisons pour lesquelles s’est formé en lui, à cette époque, le projet de tourner des films, Tati avance l’idée qu’il craignait de vieillir et d’avoir à se maquiller, comme un vieux clown, pour continuer à faire son métier de mime5. Mais c’est sans doute surtout son vieillissement social qui lui pose problème et sa volonté de conversion dans le cinéma peut lui laisser espérer une 161 GROUPÉ*5.qxd 17/03/06 22:27 Page 47 qu’il élève Les Vacances de Monsieur Hulot au rang d’une œuvre digne d’une exégèse phénoménologique : « Monsieur Hulot, écrit Bazin, est l’incarnation métaphysique d’un désordre qui se perpétue longtemps après son passage. […] Le propre de Hulot semble être de ne pas oser exister tout à fait. Il est une velléité ambulante, une discrétion d’être. Il élève la timidité à la hauteur d’un principe ontologique. […] Jamais sans doute, le temps n’avait à ce point été la matière première, presque l’objet même du film. » Cette interprétation du personnage de Hulot13 permet de transférer sur un film toute la légitimité de cette philosophie nouvelle qui triomphe dans le champ intellectuel avec Sartre14. Elle concourt également, par les voies d’une lecture à la fois savante et distinguée, à la sacralisation de l’œuvre15. Une subordination structurale Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Si les films de Tati peuvent être constitués ainsi en valeur cinéphilique de première importance, c’est qu’il y existe une certaine homologie entre la position de la critique la plus légitime et celle de leur auteur. De la même façon que la critique savante des Cahiers du cinéma valorise davantage le concept que la vedette et met en avant les artistes plus que les artisans, Tati tend lui aussi à inverser les valeurs cinématographiques dominantes. Le cinéma des années 1950 est en effet produit dans un régime qui institutionnalise la « subordination structurale16 » du réalisateur : il est avant tout un cinéma de techniciens17. Qu’il s’agisse des œuvres les mieux ajustées à la logique commerciale (Henri Verneuil, Jean-Paul Le Chanois, Christian-Jaque, etc.) ou encore de celles auxquelles on reconnaît les plus grandes ambitions artistiques et le plus grand « prestige », le cinéma de la « qualité française18 » (Claude 13. Pour une « lecture » phénoménologique de Tati, voir aussi Barthélemy Amengual : « L’étrange comique de monsieur Tati », Les Cahiers du cinéma, 32, 1954, p. 31-36, et 34, 1954, p. 39-45. 14. Anna Boschetti, Sartre et “Les Temps modernes”, Paris, Minuit, 1985 ; Louis Pinto, « (Re)traduction. Phénoménologie et philosophie allemande dans les années 1930 », Actes de la recherche en sciences sociales, 145, décembre 2002, p. 21-33. 15. Pour des critiques ultérieures sur ce thème, on citera comme exemple: Geneviève Agel, Hulot parmi nous, Paris, Éd. du Cerf, 1955 ; Michel Chion, Jacques Tati, Paris, Éd. de l’Étoile, coll. « Auteurs », 1987 ; Gilles Deleuze, L’Image-mouvement. Cinéma 1, op. cit. ; L’image-temps. Cinéma 2, Paris, Minuit, 1985 ; Serge Daney, « Éloge de Tati », in La Rampe, Cahier critique. 1970 – 1982, Paris, Cahiers du cinéma-Gallimard, 1983, p. 113-118 ; Jacques Kermabon, Les Vacances de Monsieur Hulot, Bruxelles, Éd. Yellow Now, 1988, et « Tati architecte : la transparence, le reflet et l’éphémère », CinémAction, 75, 1995, p. 134-137. 16. Sur cette expression, et son usage pour définir les différentes formes de domination qui marquent la condition des écrivains au XIXe siècle, voir Pierre Bourdieu, Les Règles de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992, p. 76-84. 17. Voir sur ce point Yann Darré, « Auteurs et techniciens, division du travail dans le cinéma français après la Nouvelle Vague », diplôme de l’EHESS, sous la direction de Pierre Bourdieu, Paris, 1982 ; « Les créateurs dans la division du travail : le cas du cinéma d’auteur », in Raymonde Moulin (dir.), Sociologie de l’art, Paris, La Autant-Lara, Jean Delannoy, René Clément, Yves Allégret, Marcel Carné ou encore Julien Duvivier, Jean Dréville, Henri Decoin ou Georges-Henri Clouzot), toutes portent la marque d’une certaine emprise technicienne. Supposant des productions lourdes, tournés en studio19, les films mettent particulièrement en valeur les qualités techniques des « maîtres » de la lumière et du décor. Ces derniers jouissent dans la profession de la plus grande estime, surtout s’ils sont capables de véritables prouesses (Alexandre Trauner, Max Douy ou Léon Barsacq). On peut mesurer l’importance des fonctions de ces virtuoses de la lumière ou du décor si l’on prend en considération les effets esthétiques produits par leurs interventions. Les films, où s’exprime leur maîtrise technique et s’exhibe sans cesse un perfectionnisme de corps, donnent lieu à l’extension d’une « esthétique néo-expressionniste20 », qui se remarque à l’obsession de la belle image, à l’envahissement d’un jeu complexe d’ombres, aux images marquantes, souvent très contrastées, au cadrage « léché » particulièrement visible par exemple dans Le Corbeau (1943) ou Quai des Orfèvres (1947) de H.-G. Clouzot (« techniquement l’un des plus beaux films du cinéma français21 ») ou dans Les Portes de la nuit (1946) de Marcel Carné. Le cinéma de la « qualité » n’est pas seulement un cinéma de techniciens ; il est aussi, pour reprendre une expression qu’emploie souvent Truffaut dans les années 1950, un « cinéma de scénaristes ». Les scénaristes majeurs du cinéma français de « prestige », tels que Jacques Prévert, Charles Spaack, Jacques Sigurd, Henri Jeanson, Jean Aurenche et Pierre Bost, doivent leur pouvoir au fait qu’ils sont les héritiers d’un système qui les a imposés comme des auteurs, au sein de la production cinématographique22. Ils viennent en outre de domaines tels que le journalisme ou le théâtre (où ils ont occupé, comme Jeanson par exemple, des positions souvent dominées23), et Documentation française, 1985 ; Une histoire sociale…, op. cit., p. 36-47. 18. Jacques Aumont, « Cinéma français 1950 : “qualité” et “réalisme” », Cinémathèque, 4, 1993, p. 48 ; A. de Baecque, La Cinéphilie…, op. cit., p. 137. L’expression « tradition de la qualité » qui sert à désigner ce cinéma est utilisée dans un sens polémique par Truffaut dans son article de 1954, mais en réalité, il n’en est pas l’inventeur et surtout elle n’a pas à l’origine cette connotation critique : elle est, dit Jacques Aumont, « énormément utilisée, tant par la critique que par les professionnels du cinéma autour de 1950 ». 19. Jean-Pierre Touati, « Le celluloïd et le staf… », in Jean-Loup Passek (dir.), D’un cinéma l’autre. Notes sur le cinéma français des années 1950, Paris, Centre Georges Pompidou, 1988 ; Michel Marie, La Nouvelle Vague, Une école artistique, Paris, Nathan, 1997, p. 47-48 ; Franck Beau, « Studios : l’autodafé du carton-pâte », in Antoine de Baecque et Charles Tesson (dir.), «La Nouvelle Vague. Une légende en question », Les Cahiers du cinéma, numéro hors-série, 1999. 20. René Prédal, Le Cinéma français depuis 1945, Paris, Nathan, 1991, p. 4. 21. Jean-Pierre Jeancolas, Histoire du cinéma français, Paris, Nathan, 1995, p. 69. 22. Jean-Pierre Jeancolas, Jean-Jacques Meusy et Vincent Pinel, L’Auteur du film. Description d’un combat, Arles, Institut Lumière/Actes Sud, 1996. 23. Philippe d’Hughes, in Jeux d’auteurs, mots d’acteurs : scénaristes et dialoguistes du cinéma français. 1930 – 1945, actes des colloques SACD, 1992 – 1993, Lyon/ Paris/Arles, Institut Lumière/Actes Sud, 1994, p. 235. 47 Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Le cinéma de Jacques Tati et la « politique des auteurs » 161 GROUPÉ*5.qxd 17/03/06 22:27 Page 48 Philippe Mary Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Dans l’après-guerre, des acteurs et actrices tels que Danielle Darrieux, Michèle Morgan, Gérard Philipe, Louis Jouvet ou Jean Gabin sont alors au sommet de leur notoriété, et donc dotés d’un certain pouvoir. Comme le montre bien l’exemple de Jean Gabin, qui est sur le marché des vedettes en position dominante et concourt de ce fait directement à l’élaboration des projets, achetant les droits des romans à adapter, décidant des équipes, imposant par exemple tel ou tel scénariste, etc., l’acteur vedette n’est pas qu’un fétiche et son pouvoir n’est pas seulement effectif sur les représentations populaires24. Par ses prérogatives en matière de production, il est aussi un agent dominant, au sein même de ces productions qui aspirent au maximum d’ambition artistique. Les acteurs masculins les plus sollicités sont (en nombre de premiers rôles) : Fernandel, Jean Gabin, Daniel Gélin, Jean Richard, Bernard Blier et, en pourcentage de premiers rôles dans leur filmographie : Gérard Philipe, Jean Gabin, Jean Richard, Fernandel, Jean Marais. L’examen du rang des actrices fait apparaître le classement suivant : Françoise Arnoul, Dany Robin, Danielle Darrieux, Jeanne Moreau et, en pourcentage de premiers rôles dans leur filmographie, Jeanne Moreau, Dany Robin, Michèle Morgan, Sophie Desmarets 25 . Si l’on suit la 24. Voir Christophe Gauteur et Ginette Vincendeau, Jean Gabin : anatomie d’un mythe, Paris, Nathan, 1993. 48 25. Jean-Pierre Bertin-Maghit, « Le starsystem à la française : les acteurs des années 1950 », Cinémathèque, 4, 1993. filmographie de ces acteurs commercialement les plus rentables, on constate qu’ils sont bien présents dans les films de la « qualité française » : Gérard Philipe tourne dans Le Diable au corps (1947) de Claude Autant-Lara, Une si jolie petite plage (1949) d’Yves Allégret, Juliette ou la Clé des songes (1951) de Marcel Carné, Les Orgueilleux (1953) d’Yves Allégret ; et Danielle Darrieux joue dans Le Rouge et le Noir (1954) de Claude Autant-Lara. Au regard de l’emprise des vedettes sur le cinéma français de « prestige » (c’est le terme qui est souvent employé à l’époque pour désigner les films de la « qualité française »), on conçoit que l’exploitation systématique de cette forme de capital symbolique, que constitue la notoriété des vedettes, contribue à peser sur le champ cinématographique parce qu’elle relève d’une logique économique, mais aussi bien sûr parce qu’elle renforce de manière immédiate la subordination des réalisateurs. Cette subordination objective ne serait pas effective si elle ne trouvait dans les règles de l’organisation de la profession un moyen de se transformer en structures subjectives. La logique corporatiste, défendue par des syndicats liés à la CGT et gérée par l’État (CNC), fait que les réalisateurs ne peuvent accéder à la mise en scène qu’après avoir occupé d’abord des fonctions subalternes puis des fonctions d’assistant réalisateur26, c’est-à-dire après avoir pris part à un long travail d’acculturation aux valeurs de la profession, et donc à l’acquisition d’un habitus professionnel. Rohmer témoigne de cette réalité : « Pour pénétrer [la profession cinématographique], il fallait suivre le “cursum honorum”, remonter une filière. Pour commencer, on était assistant ; non pas seulement à cause de la réglementation, mais surtout parce qu’on ne confiait pas la mise en scène d’un film à quelqu’un qui n’avait pas fait ses preuves. […] La situation antérieure [à la Nouvelle Vague] était normale, c’était celle d’une profession où régnait un certain corporatisme, un immobilisme27. » Le très faible nombre de premiers films est un bon indicateur du coût professionnel qu’implique l’accès au rang de réalisateur : en 1954 – 1955, on en compte seulement deux (cinq en 1956) ; les premiers longsmétrages ont été plus nombreux pendant la guerre qu’entre 1948 et 1958. Dans cette configuration, les chances de subversion pour le metteur en scène se trouvent diminuées d’autant. Il ne peut apparaître ni comme celui qui s’affranchit des règles techniques, ni 26. Sur la formation des techniciens et des réalisateurs, voir aussi Jean Douchet, Nouvelle Vague, Paris, Cinémathèque française-Hazan, 1998, p. 78. 27. Ibid., p. 158-159. Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil bénéficient ainsi de retombées liées au prestige de l’écrit ou de la littérature dans un espace souffrant encore des faiblesses d’une production vouée à l’image. Leur ancienneté dans le champ liée aux nombreux scénarios qu’ils ont écrits leur donne en outre un capital social, et symbolique, important. Pour les œuvres « prestigieuses » relevant de la « qualité », ils adaptent un grand nombre de romans (classiques : Stendhal, Flaubert, Zola, ou policiers : par exemple Simenon), cherchant aussi à transférer sur les films les profits symboliques que l’œuvre adaptée, par son statut de classique ou simplement d’œuvre littéraire, permet de réaliser, se livrant en cela à une sorte d’instrumentalisation des œuvres littéraires qui fait dépendre la légitimité du cinéma de la légitimité de la littérature. La logique du vedettariat, c’est-à-dire l’exploitation systématique de la notoriété des vedettes, constitue sans aucun doute un autre élément fondamental de ce processus par lequel le cinéma résiste à conquérir son autonomie et à gagner le statut d’un bien culturel réellement légitime. En offrant ainsi au commerce du cinéma de sérieuses garanties pour une rentabilisation à court terme, ces vedettes constituent une forme spécifique de capital symbolique susceptible d’être transformé en capital économique. 161 GROUPÉ*5.qxd 17/03/06 22:27 Page 49 Le cinéma de Jacques Tati et la « politique des auteurs » Hulot et l’inversion des valeurs dominantes Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Par son montage financier et son rapport à la technique, Jour de fête constitue, au regard des normes en vigueur, un véritable coup de force. Le budget en est très réduit : comédiens et techniciens apportent leurs cachets en participation, inaugurant « une forme de coopérative fort peu courante au lendemain de la guerre29 » qui, dans une certaine mesure, porte atteinte aux principes réglementaires d’une activité fortement professionnalisée et protégée par une organisation corporatiste. « Nos moyens étaient limités, dit Fred Orain, le producteur. J’avais réuni 8 millions. Ce n’est rien. Le budget moyen d’un film à l’époque était d’environ 40 millions. Jour de fête en a finalement coûté 18, j’ai bouclé le budget avec des avances sur les ventes à l’étranger. […] Il s’agissait de faire un film avec un budget complètement ridicule par rapport à ce qui se faisait à l’époque30. » La spécificité de ce montage financier, réduit et coopératif, confère à Tati toute la grandeur symbolique d’une forme de distance à la logique économique. Comme Jean-Pierre Melville (Le Silence de la mer, 28. Y. Darré, « Auteurs et techniciens… », op. cit., p. 27. 29. M. Dondey, op. cit., p. 44-46. 30. François Ede, “Jour de fête” de Jacques Tati ou la couleur retrouvée, Paris, Éd. Cahiers du cinéma, 1995, p. 43. Le coût moyen est bien plus élevé que le chiffre de 40 millions que donne Orain. En 1955, il 1946), Agnès Varda (La Pointe courte, 1954), ou comme les réalisateurs de la Nouvelle Vague au moment de leurs premières réalisations (1959 – 1960), il déroge à la règle qui veut que les productions valorisantes soient des productions lourdes et fait preuve alors de ce que lui-même conçoit comme une « indépendance artistique31 ». On peut lire aussi dans la presse le jugement suivant qui relève bien de la valorisation d’un budget réduit et d’une mise à distance de l’excellence artisanale : « Jour de fête est un film de copains, financé en coopérative par quelques amoureux du cinéma qui n’avaient pu arriver à intéresser aucun financier à leur projet. […] La photographie n’est pas toujours très bonne, le son est constamment défectueux mais qu’importe ces détails, si Jacques Tati, metteur en scène a atteint son but : faire rire sans discontinuer avec un essai de burlesque qui ne doit pas grand-chose à ses devanciers. […] Il apporte un comique de toute nouvelle inspiration32. » Sur le financement du film, David Bellos porte un regard un peu différent33. D’après lui, la dimension coopérative du film relève du « mythe » : si le film est financé à crédit, les techniciens ne recevant qu’un pourcentage sur les recettes à venir, c’est que Tati n’a pas l’argent nécessaire mais qu’il veut pourtant « rester maître à bord » et donc ne pas dépendre de producteurs extérieurs. En réalité, David Bellos veut surtout insister sur le fait que le film de Tati est loin d’être un film d’amateur, pauvre et bricolé. Si ce point est incontestable, et d’ailleurs la faiblesse du budget de Jour de fête est plus conjoncturelle que structurelle – l’hétérodoxie relative de son projet n’a pas permis à Tati, qui évolue depuis peu dans l’espace du cinéma, de gagner la confiance des producteurs –, il montrera avec Les Vacances et Mon oncle qu’il est loin de faire du tournage « pauvre », un idéal. Pour lui, l’indépendance artistique se signale moins par la pauvreté que par la libre dépense. Il reste qu’au regard du poids des productions de studios, la relative légèreté des moyens économiques et techniques engagés par Tati pour Jour de fête fait du film un véritable défi au cinéma de la « qualité française ». Cela ne signifie pas que le film soit négligé du point de vue technique, ni que Tati soit alors indifférent à cette dimension du film. Au contraire, le film fut tourné à la fois en noir et blanc et en couleurs pour que soit testé, pour la première fois en est de 109 millions (M. Marie, op. cit., p. 47-48). 31. Entretien avec Jacques Tati par André Bazin et François Truffaut, Les Cahiers du cinéma, 83, mai 1958, p. 2-18. 32. Robert Pilati, Ce soir, 18 mai 1949. 33. D. Bellos, op. cit., p. 163. 49 Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil comme celui qui, en ayant le pouvoir dans l’ordre hiérarchique de la production technique, possède en quelque sorte « la maîtrise absolue du procès de création28 ». Ainsi, même si les réalisateurs peuvent être juridiquement tenus pour des auteurs de films et s’ils sont désignés comme tels dans les discours sur le cinéma à l’époque, ils ne peuvent pas apparaître comme les sujets d’un projet singulier (d’un « auteur »), valeur doxique déterminante pour imposer le cinéma comme un art. Cela tient à ce que le système de la production cinématographique se caractérise par sa forte hétéronomie. Alors que depuis le XIXe siècle la légitimité des œuvres artistiques est proportionnelle à l’autonomie des « créateurs » et donc à l’affaiblissement relatif des formes politiques, économiques et techniques de détermination des espaces dans lesquels se produisent les œuvres et se définissent leur valeurs, le cinéma est assujetti à une double logique, technique et économique, qui rend improbable l’émergence d’un secteur de production restreinte ou l’essor d’une avant-garde. La possibilité pour les biens cinématographiques d’accéder à une légitimité au moins équivalente à celle des biens littéraires ou picturaux se trouve ainsi compromise par une contradiction structurelle. 161 GROUPÉ*5.qxd 17/03/06 22:27 Page 50 France, un procédé d’obtention d’un film en couleurs, le Thomson-Color34, à l’initiative de Fred Orain. Et Tati s’investit réellement dans cette mission technique, innovante et « moderne ». « Je m’étais donné beaucoup de mal pour faire ce film en couleurs. J’avais fait repeindre beaucoup de portes dans le petit village en gris assez foncé, j’avais habillé tous les paysans en vestes noires et surtout les paysannes, pour qu’il n’y ait pas de couleur sur cette place. La couleur arrivait avec les forains, le manège, les chevaux de bois, et les baraques foraines35. » Par son objet et sa forme, cet intérêt pour la couleur, s’il dénote bien une attention à la technique que son origine sociale explique en partie, diffère toutefois assez nettement d’une allégeance aux valorisations de l’excellence artisanale de la « qualité française ». D’abord parce que la virtuosité des « sculpteurs de lumière » s’exerce sur le noir et blanc, et ensuite parce que le choix de tester un tel procédé technique lors de la réalisation de Jour de fête relève avant tout, pour Tati peut-être et pour Fred Orain certainement, d’une stratégie d’innovation qui est aussi une stratégie de distinction vis-à-vis de la « tradition de la qualité ». Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Fred Orain est ingénieur Supélec. Il fait ses débuts dans le cinéma en 1931 et devient selon ses propos « un technicien reconnu », non seulement pour ses qualités d’ingénieur mais aussi pour son sens de la gestion des biens économiques : il sera par exemple directeur de production pour Les Enfants du paradis (1945). Jean Painlevé, alors directeur du COIC (Centre d’organisation de l’industrie cinématographique), lui confie à la Libération la mission de s’occuper de la modernisation des studios. Orain est à l’origine de la création de la Commission supérieure technique destinée à « remettre sur rail le cinéma français » qui connaît après guerre une période de crise. Son intérêt pour le procédé Thomson-Color s’inscrit dans cette logique36. En tout état de cause, par sa formation et ses goûts, Tati est étranger à la culture du perfectionnisme ostentatoire des images obtenues en studio par les chefs opérateurs et les décorateurs de la « qualité française ». Cependant, tout en se situant par ses origines, mais surtout par sa formation et sa trajectoire assez éloignées du cinéma de la « qualité », Tati s’écarte aussi des formes les plus légitimes de mise à distance de la dimension technique des œuvres. Loin de montrer une forme de désinvolture, qu’adopteront, à la fin des 34. F. Ede, op. cit. ; D. Bellos, op. cit., p. 134-135. 35. Émission « Hiéroglyphes » réalisée par Noëlle Chanel (INA, 14 décembre 1975), 50 citée par F. Ede, op. cit. 36. Sur ce point, voir F. Ede, op. cit., p. 42. 37. Certains techniciens le surnommeront « Tatillon » lors du tournage de Playtime, à années 1950, Chabrol, Godard ou Truffaut, Tati se montre au contraire « perfectionniste », comme le dit Jacques Mercaton, le chef opérateur de Jour de fête37. Il ne s’agit pas d’un perfectionnisme de corps, hérité d’un apprentissage au sein des studios de cinéma, mais plutôt d’un perfectionnisme de classe, formé dans l’atelier Van Hoof, où son grand-père d’ailleurs se montrait d’une très grande intransigeance : « Un jour, écrit David Bellos, où Tati était particulièrement fier d’un cadre qu’il avait réalisé, son grand-père le lui fit démonter entièrement, sous prétexte qu’il était trop bon pour le tableau, et donc trop visible38. » C’est aussi, au-delà de la dimension économique et technique, par certains des aspects les plus originaux de son inscription dans le genre du comique que le cinéma de Tati se démarque de la production cinématographique dominante. Les Vacances de Monsieur Hulot ou encore Mon oncle doivent une partie de leurs propriétés cinématographiques au fait d’inverser les règles du comique prévalant à l’époque du succès de Robert Dhéry, Noël-Noël ou Fernandel. Alors que le comique de Fernandel est fondé sur la multiplication d’outrances verbales et faciales, celui de Tati est presque essentiellement muet, corporel et décentré. Dès Jour de fête et plus encore avec Les Vacances, ses films semblent sans intrigue ou, du moins pour les premiers, sans intrigue tendue, sans construction narrative reposant sur une progression dramatique : « les situations dramatiques connues, toujours les mêmes, ne m’intéressent pas39 ». L’écart entre le comique dominant et le style de Tati se renforce encore par le fait que les phrases dites par les acteurs sont à la limite soit de l’intelligible, soit de l’insignifiance. Cet écart n’échappait pas aux critiques de l’époque qui l’opposent aux « farces militaires », aux « vaudevilles » et aux « “Clochemerle” de bas étage ». Son comique, à l’image de celui de Max Linder, est salué pour sa pureté : « Jour de fête est un film de comique pur. Il a trouvé un langage comique authentiquement universel, un comique sans grossièreté, sans effet de dialogue et sans lourdeur d’esprit40. » Tati se distingue donc aussi en profondeur du « cinéma des scénaristes ». Maître dans l’élaboration du scénario41, préférant les borborygmes aux dialogues enlevés, il se démarque d’un cinéma soumis à l’emprise du vedettariat et renverse la logique de l’assujettissement du cinéma au théâtre, dont le corollaire majeur est le pouvoir des scénaristes. Cette inversion des règles du « cinéma des scénaristes » est signalée par les critiques de l’époque : Georges Sadoul, Jean-Pierre Escande, la fin des années 1960. 38. D. Bellos, op. cit., p. 29. 39. Arts, 1954. 40. Jeander [Georges Sadoul], Libération, 16 mai 1949. 41. Voir sur ce point M. Dondey, op. cit., p. 43 et p. 52. Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Philippe Mary 161 GROUPÉ*5.qxd 17/03/06 22:27 Page 51 Le cinéma de Jacques Tati et la « politique des auteurs » « Imaginez […] un metteur en scène bien disposé recevant un homme inconnu lui proposant un film. Le dialogue s’engage ainsi : “Fort bien mon ami, vous avez sans doute un bon scénario ? – Non, du tout ou du moins pas au sens où vous l’entendez. – Pas d’intrigue ? – Pas d’intrigue. – Du suspense ? – Pas de suspense. – Après tout, cela peut réussir s’il y a de grandes vedettes ? – Non, il n’y aura que des amateurs, aucune vedette.” Vraiment de bonne humeur, le metteur en scène (imaginaire) ne se démonta pas. “Tout peut réussir, après tout s’il y a suffisamment d’érotisme, du nu, du voyant. – Non rien de ce genre, pas de femme. – Alors c’est une histoire policière ? Panpan ! du revolver, de la police, du mystère ? – Non rien de tout cela43.” » Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil En usant principalement de figurants ou de comédiens amateurs ou inconnus, Tati fait des films dans lesquels il n’y a pas d’autre vedette que l’auteur lui-même. Tout en ne parlant presque pas (et de manière significative, on peut remarquer par exemple que dans Les Vacances, au moment de donner son nom au réceptionniste de l’hôtel, il ne peut répondre que par une sorte de léger grognement), il tend à se décentrer ou, comme le dit Serge Daney, à se « disséminer44 ». C’est ce que confirme Tati lorsqu’il dit : « en regardant les seconds plans on s’aperçoit qu’il se passe toujours quelque chose 45 ». Ou bien encore : « J’entends faire des vedettes avec mes personnages, non avec ceux qui les interprètent46 » ; « ce que je voudrais, c’est qu’on [voie Hulot] de moins en moins, et qu’on voie de plus en plus les autres47 ». Truffaut fait également des remarques qui vont dans ce sens : « Tous deux [Bresson et Tati] semblent avoir pour souci commun de briser le jeu roublard et convenu de l’acteur professionnel au profit d’une certaine “manière d’être” de gens choisis uniquement “pour leur tête”48. » 42. À propos des Vacances, Tati explique que si on lui reproche parfois le manque de qualité des dialogues, il répond : « Monsieur Jeanson n’était pas en vacances avec nous cette année-là. » In Sophie Tatischeff, Tati sur les pas de M. Hulot (1989, film). 43. Esprit, août 1953. Cité in Armand-Jean Cauliez, Jacques Tati, Paris, Seghers, coll. « Cinéma d’aujourd’hui », 1968, p. 169. 44. S. Daney, La Rampe, op. cit., p. 114. 45. « Le son », Les Cahiers du cinéma, 303, p. 18. 46. In A.-J. Cauliez, op. cit., p. 105. Par la comparaison des normes de la « qualité » et des caractéristiques des films de Tati, on peut mesurer le degré d’hétérodoxie que peut atteindre cette œuvre cinématographique et cerner également les raisons pour lesquelles elle a pu conquérir très rapidement une légitimité de première importance. Dès Jour de fête, son cinéma a pu représenter une valeur cinéphilique de premier rang, un objet d’investissement critique de la part de tous ceux qui avaient intérêt à ce que s’impose la figure de l’auteur, valeur essentielle pour que s’opère la ruine d’un cinéma tout à la fois dominant dans l’espace cinématographique et dominé dans l’espace plus large des biens culturels les plus légitimes, et que se réalise véritablement le processus d’autonomisation du cinéma. « Il rend le cinématographe au cinématographe », dira de lui Marcel L’Herbier49. « Mon oncle, écrit Bazin, est une œuvre aussi individualiste et autonome qu’un roman, un poème ou un tableau50. » Une certaine ambivalence Par les éléments de rupture que présente son cinéma et qui en font un objet de réception « auteuriste », il est logique que Tati figure en bonne place dans la liste des « auteurs » que dressent, contre la « qualité française », les partisans de la « politique des auteurs ». Dans son article inaugural, « Une certaine tendance du cinéma français » publié en 1954 dans Les Cahiers du cinéma51, Truffaut oppose au cinéma de la « qualité » un cinéma d’auteur. « Il s’agit, précise-t-il, de Jean Renoir, Robert Bresson, Jean Cocteau, Jacques Becker, Abel Gance, Max Ophüls, Jacques Tati, Roger Leenhardt. […] Il se trouve […] que ce sont des auteurs qui écrivent souvent leurs dialogues et quelques-uns inventent eux-mêmes les histoires qu’ils mettent en scène. » Selon cette « politique », le cinéma peut se hiérarchiser selon une opposition entre ce qui est ignoble – un cinéma subordonné, assujetti, soumis à la logique de toutes les dominations (le commerce cinématographique, la technique, le vedettariat, le théâtre, etc.), coupable de toutes les compromissions esthétiques ou éthiques, le « cinéma des scénaristes », des « fignoleurs », le cinéma de la « qualité française », expression qui devient alors un véritable stigmate d’infamie cinématographique – et ce qui est noble – le « cinéma d’auteur », un cinéma de réalisateurs indépendants ayant toujours voulu secouer le joug de ces dominations, prouvant à tout moment la singularité 47. « Entretien avec Jacques Tati », par André Bazin et François Truffaut, Les Cahiers du cinéma, 83, mai 1958. 48. Arts, 11-17 mai 1955. 49. Combat, 16 juillet 1949. 50. France Observateur, 15 mai 1958. 51. Sur cet article et son importance dans l’histoire du cinéma français, voir A. de Baecque, Les Cahiers du cinéma…, op. cit., p. 99-104 ; Antoine de Baecque et Serge Toubiana, François Truffaut, Paris, Gallimard, 1996, p. 105-114 ; A. de Baecque, La Cinéphilie…, op. cit., p. 135167. 51 Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Étienne Lalou, Jacques Deheure, Claude Mauriac, par exemple, remarquent que « la parole a peu d’importance », que « les gags sont avant tout sonores », qu’il n’y a pas de « construction dramatique ». Ils insistent avant tout sur l’absence de « mot d’auteur », sur le fait que l’œuvre de Tati se démarque très nettement des films dialogués par Jeanson42. Pour prendre la mesure de l’écart existant entre le cinéma de Tati et les normes de la « qualité française », on peut citer également l’analyse et le témoignage que livre Alfred Sauvy, l’ancien partenaire de Tati dans l’équipe de rugby du Racing Club de France, resté par la suite son ami : 161 GROUPÉ*5.qxd 17/03/06 22:27 Page 52 Philippe Mary 52. Les Cahiers du cinéma, 71, mai 1957, repris in Jean-Luc Godard, Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, Paris, Cahiers du cinéma-Éd. de l’Étoile, 1985, p. 101. 53. Les Cahiers du cinéma, août-septembre 1954. 54. Arts, 11-17 mai 1955. 55. Arts, 15 mai 1957, repris dans François Truffaut, Le Plaisir des yeux, Paris, Flammarion, coll. « Champs/Contrechamps », 1987, p. 234-249. 52 56. Du Dossier noir d’André Cayatte, il dit qu’il est « plus mauvais que les mauvais films » (Arts, 15-31 mai 1955) et de Chiens perdus sans collier de Jean Delannoy qu’il fait « reculer les bornes de l’intelligence » (Arts, 14-20 septembre 1955). 57. Arts, 21 mai 1958, repris in F. Truffaut, Les Films de ma vie, Paris, Flammarion, coll. « Champs/Contre-champs », 1987, p. 257-259. 58. Correspondance, Paris, Hatier, 1988, plus élogieux (« On ne peut aimer le cinéma et ignorer ce film ») côtoient les pointes les plus sévères d’une ironie qu’il réserve en général aux films de Jean Delannoy ou d’André Cayatte56 : « Mon oncle pourra satisfaire les gens qui ne se dérangent que pour voir des films de Tati ; il en existe. Mon grand-père par exemple n’allait voir que les films de Charlie Chaplin. Mon oncle est un film-hymne à la lenteur de vivre et, partant, à la lenteur d’esprit […]. Le comique de Tati est un comique de pure observation : celle de la vie passée (Saint-Maur) et celle de la vie future (l’usine, la maison des Arpel). S’il est facile de nous faire rire de nos manies passées ou présentes, il est malaisé de nous faire rire de nos manières futures, c’està-dire de celles dont nous serons victimes lorsque tous les Français seront bien logés. C’est par là que Mon oncle est un film réactionnaire57. » En 1962, dans une lettre à Helen Scott, en une formule beaucoup plus courte, Truffaut en dit beaucoup plus long. Parlant de Tire-au-flanc (1961), un film de Claude de Givray, qu’il a co-écrit et produit, il écrit en effet : « je le trouve inventif, très frais et très vrai […] supérieur en tout cas à la moyenne des films comiques français : Dhéry et même le laborieux Tati58 ». Comme auteur, Tati se distingue bien d’un artisan de la « qualité », mais il n’est pas doté de toutes les qualités qui pourraient l’imposer aux yeux des futurs réalisateurs de la Nouvelle Vague comme une figure majeure de l’histoire cinématographique. Si l’on rappelle, en suivant Jean-Pierre Séris, « qu’une portion non négligeable de l’art du XXe siècle [a] consisté à tourner en dérision la technicité de l’art, le professionnalisme dans tous les arts, l’humour désinvolte et décapant prenant la place du métier59 », on comprend que son perfectionnisme « laborieux » ne correspond pas à ce que doit être un artiste véritable, capable de fulgurance dans le génie, libéré des contingences techniques et de la patience du labeur par la transcendance d’une exigence esthétique et d’un projet créateur. Que le cinéma de Tati représente une valeur cinéphilique pour les « Jeunes Turcs » des Cahiers ne signifie pas qu’il y ait nécessairement une identité de position dans l’espace social entre ceux qui sacralisent et celui qui est sacralisé60. Ces jeunes critiques se distinguent en effet de Tati par leur rapport à la culture. p. 213 (je souligne). 59. Jean-Pierre Séris, La Technique, Paris, PUF, 1997, p. 253. 60. La distance de la «politique des auteurs» au cinéma de Tati n’est pas sans analogie avec celle qui sépare l’avant-garde littéraire des surréalistes à Man Ray, telle que l’analyse Norbert Bandier (« Man Ray, le surréalisme et le cinéma des années 1920 », Actes de la recherche en sciences sociales, 88, juin 1991, p. 48-60). On pourrait aussi compa- rer la situation de Tati au sein de cette critique à ce qu’est le Douanier Rousseau pour l’avantgarde parisienne (Delaunay, Apollinaire, Picasso). La comparaison entre le Douanier Rousseau et Tati se trouve d’ailleurs faite par un critique de l’époque : « Mon oncle n’est pas très éloigné de ce que l’on a appelé joliment “l’art naïf”, dont le Douanier Rousseau est le plus typique représentant » (Marcel Rendu, Fiches filmographiques de l’Idhec, 1er janvier 1964). Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil de leur style de « mise en scène », aussi grand en dignité artistique que celui des grands écrivains (Flaubert) ou des grands peintres (Matisse), pouvant en toute légitimité être reconnus comme eux pour la singularité, la liberté et l’authenticité de leurs créations. Comme Bresson ou Renoir, pour le cinéma français, ou comme Hitchcock ou Welles, pour le cinéma américain, Tati, intégré à cette liste, se situe de fait au sommet de l’art cinématographique. Mais les honneurs de la « politique des auteurs » restent plus limités pour Tati que pour ces auteurs majeurs. L’enthousiasme des tenants de cette « politique » n’est pas sans comporter un certain nombre de réserves. Ainsi, la notice que Godard lui consacre en mai 195752 est dans l’ensemble élogieuse : « Avec [Tati], écrit-il par exemple, le néoréalisme français est né. [Il] est devenu en deux films, le meilleur metteur en scène comique français depuis Max Linder ». Mais Godard a noté juste avant : « Une conversation avec lui est impossible. C’est l’anti-théoricien par excellence. Ses films sont bons en dépit de ses idées » [voir commentaire « Bresson et Tati selon Godard », ci-contre ]. Cette distance dans l’éloge se retrouve encore chez Rohmer : « Je crois apprécier aussi Jacques Tati mais [je] louerais notre meilleur comique non tant d’avoir proposé des objets nouveaux à notre rire, que raffiné à l’extrême une technique éclose aux premiers âges du cinéma53 ». Les jugements de Truffaut peuvent comporter eux aussi une dimension critique. Il distingue, dans le public des films de Tati, trois catégories : « Ceux qui ont le fou rire (75 %), ceux qui ne rient pas (15 %) et ceux qui font preuve d’une curiosité admirative ». Il reconnaît faire partie de la troisième catégorie. « Au fond Hulot, ajoute-t-il, n’est drôle que dans la mesure où le sont Bouvard et Pécuchet ou les derniers romans de Queneau54. » À propos de Mon oncle, Truffaut va plus loin encore dans la remise en cause. Il semble surtout déroger à la règle de la « politique des auteurs » qui veut qu’un film d’auteur, même raté, reste toujours plus intéressant qu’un « film de scénariste » ou un « film commercial » : « Je ne crois pas aux bons ou aux mauvais films, je crois aux bons ou aux mauvais metteurs en scène. […] Je suis donc partisan de juger, lorsqu’il s’agit de juger, non des films mais des cinéastes. Je n’aimerai jamais un Delannoy, j’aimerai toujours un film de Renoir55. » Il se montre en effet très sévère : les traits les 17/03/06 22:27 Page 53 Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil BRESSON ET TATI SELON GODARD. La comparaison de ces deux textes de Jean-Luc Godard, parus dans Les Cahiers du cinéma (no71, mai 1957, p. 50 et p. 63), montre bien la différence de traitement dont font l’objet Bresson et Tati. Bresson est comparé à Dostoïevski ou Mozart, Tati à Tristan L’Hermite et Max Linder. De Tati, Godard dit qu’il « est l’anti-théoricien par excellence ». Avec Bresson, au contraire, c’est Godard qui n’a pas besoin de proposer de théorie : c’est l’auteur lui-même qui dit l’essentiel. S’il y a bien, du point de vue de la « politique des auteurs », une différence de grandeur entre le cinéma de la « qualité » et le « cinéma d’auteur », il y a aussi une hiérarchie des auteurs. Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil 161 GROUPÉ*5.qxd Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Page 54 22:27 17/03/06 161 GROUPÉ*5.qxd Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Page 55 22:27 17/03/06 161 GROUPÉ*5.qxd Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Page 56 22:27 17/03/06 161 GROUPÉ*5.qxd Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Page 57 22:27 17/03/06 161 GROUPÉ*5.qxd 161 GROUPÉ*5.qxd 17/03/06 22:27 Page 58 Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Cela se conçoit bien si l’on prête attention à leur origine et à leurs trajectoires. Ils sont issus de la petitebourgeoisie cultivée. C’est le cas de Rivette qui est, comme Chabrol, fils de pharmacien. C’est également le cas de Truffaut qui hérite de sa famille et de son histoire particulière61 d’un rapport anxieux à la culture : grand lecteur et grand cinéphile, il connaît la « rage » accumulatrice des autodidactes qui ne voient leur salut social que dans et par la culture. Godard est issu de la grande bourgeoisie. Il est le fils d’un brillant médecin, diplômé en France et en Angleterre, propriétaire d’une clinique en Suisse. Sa mère, Odile, née Monod, est issue d’une riche famille de banquiers (qui compte des personnalités illustres : l’ethnologue africaniste Théodore Monod, le biochimiste Jacques Monod, prix Nobel de médecine en 1965, et l’industriel et homme politique Jérôme Monod). Son père (le grand-père maternel Godard), ami de Paul Valéry, a fondé La Banque de Paris et des Pays-Bas : « J’ai eu, dit JeanLuc Godard, la même chance que Saint François d’Assise, dont le père était un riche drapier et qui payait de belles parures et de beaux chevaux à son fils. Quand j’étais petit, j’ai eu cinq maisons, douze bateaux, j’ai eu accès à la mer, au soleil, à la neige. […] On était entouré de livres62 ». Il fait sa scolarité à Paris au lycée Buffon jusqu’à l’obtention du baccalauréat. Ses parents le voulaient ingénieur, il se voyait artiste. Il n’accède donc pas à la formation de prestige, conformément à ce que son origine aurait pu lui permettre, et il s’inscrit (en 1949) en ethnologie à la Sorbonne. Certains de ces jeunes critiques sont diplômés (Chabrol est licencié en lettres et Rohmer est professeur de lettres), d’autres fort dotés en capital culturel. Ils ont, très jeunes, des ambitions intellectuelles et artistiques, souhaitant devenir écrivain. Rohmer, plus âgé de dix ans (il est né en 1920), a publié en 1946 – il n’a alors que 26 ans – un roman chez Gallimard et il écrit, sur le cinéma, dans différentes revues, spécialisées ou non, telles que Arts, Les Temps modernes, La Parisienne ou La Revue du cinéma. Chabrol et Rivette veulent faire l’IDHEC. La distance, dans leur rapport à Tati, ne se définit pas seulement par une différence d’habitus, celle qui sépare des enfants de la petite-bourgeoisie (ou de la bourgeoisie) cultivée ayant une formation universitaire et fréquentant les cercles cinéphiles au fils d’un petit patron du commerce, sans diplômes, faisant profession dans le music-hall. Elle tient aussi à la position qu’ils occupent dans l’espace de la critique. Au moment où 61. Sur Truffaut, voir Anne Gillain, François Truffaut. Le secret perdu, Paris, Hatier, 1991 ; A. de Baecque et S. Toubiana, op. cit. ; Antoine de Baecque et Arnaud Guigue (dir.), Le Dictionnaire Truffaut, Paris, 58 La Martinière, 2004. 62. Cité par Jean-Luc Douin, Jean-Luc Godard, Marseille, Rivages/Cinéma, 1989, p. 11-12. 63. Emmanuelle Loyer, « Hollywood au pays ils deviennent critiques de cinéma, appartenant à cette bohème qui gravite autour de la Cinémathèque et des salles du Quartier latin, capables d’une virulence critique qui ne s’explique pas seulement par leur jeunesse mais aussi par leur statut de nouveaux entrants, ils se positionnent dans un espace marqué par deux tendances relativement contradictoires. D’un côté, les progrès généraux de la cinéphilie constituent le vecteur essentiel d’un processus de légitimation du cinéma. C’est le temps de l’essor des ciné-clubs, des revues cinéphiliques (La Revue du cinéma, Écran français, Les Cahiers du cinéma, Positif), du développement des cinémathèques et de la constitution d’un public « expert ». Mais d’un autre côté, comme le montre bien l’évolution des ciné-clubs63, passés d’une vocation initiale, dans les années 1910 – 1920, de défense des avantgardes cinématographiques et de constitution de l’autonomie de la critique, à une fonction franchement idéologique dans l’après-guerre (où ils sont liés aux communistes, à l’Église, et au mouvement d’éducation populaire64), et comme l’indique, tout aussi nettement, la virulence des critiques dont est l’objet le cinéma américain, l’espace de la critique connaît les effets d’une forte hétéronomie. De la rencontre entre ces dispositions et cet espace de prises de position résulte une partie des caractéristiques de la « politique des auteurs ». Elle ne prolonge pas seulement, sous des voies plus radicales encore, le processus de discrédit et de sacrilège de la « qualité française » engagé par une partie plus large de la critique et que révèle bien la réception distinctive et favorable de Tati. Elle opère aussi une sacralisation du cinéma hollywoodien, celui de Hawks ou de Hitchcock, sous les formes exacerbées de la doxa esthétique dont la lecture platonicienne de l’auteur de Vertigo65 constitue un exemple de choix. Elle s’emploie aussi à proposer des lectures à la fois formelles et morales ou religieuses (de Rossellini, Bresson, Bergman, par exemple), lectures internes, souvent d’une grande virtuosité (par exemple de la part de Rohmer ou de Rivette), qui se situent à distance des lectures politiques, plus ouvertes à la dimension idéologique des œuvres. Comme le dira Chabrol, en un jeu de mots qui signale à la fois une forme de lucidité et de distance (elle est liée à sa position dans le sous-espace de la Nouvelle Vague, le démarquant de « puristes » tels que Rivette ou Rohmer et le rapprochant du pôle commercial) : la ligne critique des Cahiers du cinéma est avant tout une « politique des hauteurs66 ». des ciné-clubs », in Vingtième siècle, 1992. 64. F. Montebello, « Les intellectuels, le peuple et le cinéma », op. cit., p. 154-155. 65. Jean-Pierre Esquenazi, « L’auteur, un cri de révolte », in Jean-Pierre Esquenazi (dir.), Politiques des auteurs et théories du cinéma, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 67-94. 66. Claude Chabrol, Et pourtant je tourne, Paris, Robert Laffont, 1976. Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Philippe Mary 161 GROUPÉ*5.qxd 17/03/06 22:27 Page 59 Le cinéma de Jacques Tati et la « politique des auteurs » Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil À l’inverse de la pensée qui l’honore du titre de noblesse de « cinéma d’auteur », l’œuvre de Tati semble procéder en profondeur d’une forme de complexe d’infériorité culturelle. Presque tous les critiques ont insisté sur l’originalité de la bande-son et sur celle de son traitement de la parole. Assez souvent altérés ou brouillés par le bruit des choses et les difficultés pratiques du monde, les propos des personnages se distinguent nettement de ceux incarnés par les acteurs vedettes de la « qualité », tout entiers employés à exprimer la bonne volonté littéraire des scénaristes. Mais ce n’est pas un souci d’hétérodoxie ou une volonté délibérée de se distinguer des films les plus « bavards » (comme le dit Truffaut) des années 1950, qui explique que Tati entreprend de faire des films presque muets au temps du parlant ou du moins de placer au centre de ses films un personnage incapable de parler. Par ce trait cinématographique, ses films se trouvent avant tout liés au mime de music-hall, c’est-à-dire à un type d’expression qui, à l’opposé des formes consacrées de théâtre mais aussi du mime d’avant-garde que pratiquent à la même époque Decroux, Dullin, Barrault67, occupe dans l’espace des productions culturelles une position plutôt dominée. Il est aussi important de noter que les premiers personnages des films de Tati, le garçon de ferme devenu boxeur dans Soigne ton gauche, le facteur rural de L’École des facteurs et de Jour de fête68, sont des personnages qui apparaissent comme simples d’esprit, du moins sans grande instruction, plutôt naïfs, tout au moins incapables de réellement comprendre les situations dans lesquelles ils sont pris. Le Hulot des Vacances et de Mon oncle se différencie des personnages des premiers courts-métrages et de Jour de fête. Il n’appartient plus au monde rural. Il s’est élevé progressivement dans la hiérarchie sociale : un passage par le tourisme balnéaire (l’hôtel et la plage des Vacances) lui a permis ensuite d’accéder à la banlieue parisienne (le Saint-Maur de Mon oncle) et enfin à la ville importante (la ville des affaires et du commerce de Playtime). Mais comme ses prédécesseurs comiques des premiers films ruraux, il se fait remarquer lui aussi par son mutisme relatif, par sa naïveté, par ses difficultés à se repérer ou à s’orienter dans un monde dont la complexité le dépasse. Les borborygmes du François de Jour de fête ou le mutisme de Hulot peuvent bien trouver dans l’interprétation des critiques le sens d’un défi cinématographique à l’usurpation de la légitimité littéraire dont le cinéma des scénaristes se rend coupable. Ils relèvent pourtant d’une autre logique. Ils sont comme les productions symboliques de l’inconscient social de Tati : ils disent sous une forme sublimée l’inanité de la parole et, par là, du titre scolaire qui en sanctionne la maîtrise. On peut voir dans ce trait l’un des effets de la trajectoire de Tati qui, par son échec scolaire, a contredit les espoirs justifiés de sa famille de poursuivre, par les voies institutionnalisées et culturelles du diplôme (d’ingénieur), l’élévation sociale déjà accomplie par la réussite commerciale. On ne saurait trouver d’entretien avec Tati où ne se font pas jour ce sentiment d’infériorité culturelle et cette volonté, souvent pathétique et toujours symptomatique d’une forme de culpabilité, de se dénier le titre d’intellectuel auquel, paradoxalement, il semble pourtant être presque contraint d’adhérer sous l’effet de sa consécration comme auteur. « Je ne lis guère, ditil par exemple, et je vois peu de films. Je ne suis pas un homme cultivé69. » À ce titre, le long récit qu’il fait d’une situation, où le comique se fait aux dépens de ceux qui sont détenteurs des formes principales de capital (économique et culturel), peut apparaître comme significatif de ce rapport à la culture, composé à la fois de reconnaissance et de méfiance, typique de ceux qui se trouvent dans la situation paradoxale d’être à la fois dominés et reconnus culturellement : « Il faisait une chaleur épouvantable. […] Il y avait un gros serveur qui transpirait. […] Il avait sa chemise trempée. Il servait du canard aux petits pois. […] Les petits pois étaient très rapprochés de son ventre. Et il [n’]arrêtait pas de transpirer dans les petits pois. Je regardais les voyageurs, des types très sérieux, impeccables, qui allaient faire des affaires, vendre des terrains sur la côte, parlant théâtre, littérature, quelques intellectuels, comme ça, très bien. Et personne ne voit que ce type transpire dans les petits pois. Et tout le monde se servait avec des mondanités. […] Donc c’est quand même fabuleux de penser qu’un train rempli de gens intelligents, enfin je veux dire…, je reviens aux quatre premiers de la classe… c’est vrai qu’entre l’instruction et l’intelligence, il y a déjà un très grand pas… On peut être très instruit et ne pas être très fin. J’ai entendu des conversations de gens très importants, j’avoue avoir été très déçu. Mais voilà tous ces gens importants qui ont bouffé des petits pois à la sueur70. » Opposer la finesse à l’instruction ou le sens pratique à l’importance sociale relève bien du lieu commun et Tati n’en a pas le monopole. Mais il semble y être attaché et, par là, opposant alors souvent son sens de 67. Sur cette différence, voir D. Bellos, op. cit., p. 93. 68. Ibid., p. 13. 69. Cité par D. Bellos, op. cit., p. 29. 70. Entretien radiophonique avec Claude-Jean Philippe à l’émission « Le cinéma des cinéastes » sur France Inter, 1974. 59 Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Populisme et complexe d’infériorité culturelle 161 GROUPÉ*5.qxd 17/03/06 22:27 Page 60 l’observation à l’absence de réflexion des gens imposants, il traduit les tensions intériorisées de sa position sociale. Le fait que la question de l’école ne cesse de se poser pour lui constitue certainement un autre élément de preuve qu’il vit cette contradiction comme une épreuve. Il explique par exemple qu’il doit son sens de l’observation à sa condition de « mauvais élève », toujours au coin de la classe. Il dit aussi : « Il y a des fautes d’orthographe dans mes films » et, à propos de son travail artistique, il précise : « J’essaie toujours de corriger mes devoirs » ; « La seule école qui existe pour le cinéma comique : le music-hall. On y apprend comme une danseuse apprend à danser71 ». On peut alors avoir du mal à suivre l’analyse que propose Alfred Sauvy des rapports sociaux dans les films de Tati. D’un côté, il admet que les films de Tati montrent des oppositions sociales puisqu’il fait la différence entre le cinéma de Chaplin, où ne se trouve « aucune stratification sociale mais des hommes affreusement entremêlés », au cinéma du créateur de Hulot, où « au contraire, la grande bourgeoisie est séparée du peuple comme au couteau ». Et pourtant, d’un autre côté, par une critique du point de vue « marxiste », il tend à dénier cette séparation, avançant que ces oppositions ne relèvent visiblement pas d’une « lutte des classes » : Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil « Une telle séparation va-t-elle satisfaire les marxistes purs, acharnés à chercher la dualité de classe admise et promise par Marx et soucieux par suite de détruire le “mythe bourgeois des cols blancs et des classes moyennes” ? En aucune façon. Ces classes moyennes, nous les voyons en effet, nous les savourons dans Les Vacances. En outre, aucune animosité sociale, aucun sentiment de révolte ne se manifestent, chez l’auteur, pas plus que dans le peuple qu’il anime. […] À la limite, nous voyons dans Mon oncle, deux classes, deux sociétés : l’une, composée des faibles, paraît en perpétuelles vacances ; l’autre, celle qui a le dessus, n’utilise ses ressources qu’à compliquer son existence, au point de se laisser enfermer par un chien dans un garage à fermeture automatique72. » Il faut que le rapport critique au marxisme mobilise l’attention du sociologue ou de l’interprète, pour que se trouve à ce point méconnue la forme symbolique des oppositions de classes. Sans jamais pouvoir remettre en cause les présupposés du marxisme, qu’il entend pourtant critiquer, et qui tendent à ne voir de rapport de classe que sous la forme du rapport de force ou de la lutte politique, Sauvy se trouve condamné à méconnaître que beaucoup de scènes de Mon oncle sont structurées par des dispositions négatives à l’égard des formes culturelles de la domination sociale. La maison des Arpel dans Mon oncle doit se concevoir selon cette logique. Sorte de synthèse de la domination par l’argent et par l’art, s’accumulent en elle tous les signes de cette double domination [voir encadré « L’art et l’argent » p. 62]. Elle est le cadre de dépenses ostentatoires, sous la forme d’une inflation de dispositifs automatiques : jets d’eau, arrosages ou portes de garage, électroménager aseptisé et robotisé, etc. Par son style à la fois convenu et moderne, où sont mises en valeur des pièces dépouillées de tout bibelot, aux fenêtres rondes, aux fauteuils ou canapés de plastique aux couleurs primaires, elle traduit l’ambition un peu vaine et la prétention de classe des Arpel à vouloir tenir le rang culturel ou symbolique que la réussite économique des usines Plastac leur laisse espérer73. À la satire de la modernité de la maison des Arpel s’oppose directement l’apologie poétisante de la simplicité du Saint-Maur des quartiers populaires où le populisme de Tati s’affirme très nettement : les gens simples savent se parler, les enfants des rues ne s’ennuient pas, sans doute parce qu’ils ne sont pas contraints à l’étude (le fils des Arpel confiné dans l’espace normalisé de la maison moderne est contraint de chercher en son oncle Hulot un camarade de consolation), et ils connaissent ainsi le plaisir de jouer dans la rue, le travail (celui du balayeur de rue ou du marchand de légumes) s’effectue lentement et n’exclut pas les conversations, les balances de pesée ne sont pas exactes, etc. Entre ces deux mondes, Hulot déplace sa silhouette fragile et maladroite, symbole d’une communication impossible. À Saint-Maur, ses gestes sont heureux : s’il ouvre une fenêtre, il déclenche le chant d’un oiseau. Chez les Arpel, ses gestes sont malheureux : il perce les tuyaux de l’arrosage automatique en utilisant mal un cendrier « design » qu’il ne reconnaît pas en tant que tel ; il marche dans le bassin de la fontaine ; il transforme un canapé à la ligne avant-gardiste en lit en le retournant totalement, négligeant par là la valeur de ses formes futuristes ; il se montre hermétique au snobisme des amis des Arpel et choque leur sens de la distinction par les blagues qu’il raconte, etc. Si ces décalages comportementaux peuvent être interprétés, du point de vue sociologique, comme les effets de dispositions mal ajustées aux situations dans lesquelles il se trouve, ses maladresses, dans la logique de l’œuvre de Tati, dessinent en creux les contours d’une existence authentique. L’accumulation des décalages comportementaux de Hulot et des dysfonctionnements technologiques de la maison des Arpel vient stigmatiser la double domination de l’industriel ou plus précisément la prétention des Arpel à ajouter à la domination économique la domi- 71. In Sophie Tatischeff, Tati sur les pas de M. Hulot (1989, film). 72. In A.-J. Cauliez, op. cit., p. 176-177. 73. Par sa parenté aux Arpel, Hulot signale l’origine populaire de la femme d’Arpel (qui est sa sœur) et confirme que les Arpel sont plus fortement dotés en capital économique qu’en capital culturel. 60 Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Philippe Mary 161 GROUPÉ*5.qxd 17/03/06 22:27 Page 61 Le cinéma de Jacques Tati et la « politique des auteurs » L’appel de l’ingénieur C’est aussi par son rapport à la technique et à l’économie que son œuvre montre ce qui la sépare des formes les plus légitimes de la consécration « auteuriste ». Pour le comprendre, il ne faut pas seulement rompre avec la survalorisation des éléments formels qu’impliquent les lectures internes, fondées sur la cou- 74. In A.-J. Cauliez, op. cit., p. 179 (je souligne). 75. Les Cahiers du cinéma, septembre 1979, cité in Tati, Télérama hors-série, 15 mai 2002, p. 94. 76. Vincent Guigueno, « L’Écran de la productivité : “Jour de fête” et l’américanisation de la société française », Vingtième siècle, 46, avril-juin 1985 ; François Ramirez et Christian Rolot, “Mon oncle” de Jacques Tati. Étude critique, Paris, Nathan, 1993 ; Marie-Caroline Vanbremeersch, « Le cinéma de Jacques Tati. La problématique de la modernisation de Jour de fête (1949) à Trafic (1970) », Sociologie de l’art, 11, 1998 ; Laura Laufer, Jacques Tati. Le temps des loisirs, Paris, Les Éd. de l’If, 2002. pure entre les œuvres et leurs conditions sociales de production ; il faut aussi montrer une certaine vigilance à l’égard des lectures externes, car les films de Tati ne sont pas seulement une expression cinématographique de l’évolution technologique et économique de la France d’après-guerre76. C’est le cas de l’article de Vincent Guigueno. Après avoir posé que « Jour de fête, le film de Jacques Tati qui sort en mai 1949 dans quatre salles parisiennes, a été réalisé peu avant le départ des missions françaises de productivité [missions d’études commandées dans le cadre du plan Marshall, par le Comité national de productivité, chargées d’informer les entreprises françaises des techniques de productivité en vigueur aux USA] », il se propose de démontrer que Tati « met en scène l’irruption du modèle américain dans un paisible village de l’Indre et peut être considéré comme une source pour l’histoire du défi technique, industriel et culturel que la France dut relever à la Libération ». Il donne à concevoir, par le décalage existant entre les méthodes de distribution du courrier telles que les expose la « propagande américaine » et la façon dont François, le facteur du village français, va mettre en œuvre ces méthodes dans la distribution à laquelle il se livre maladroitement et ironiquement, les limites de la volonté étatique et industrielle d’acculturation des ingénieurs français au productivisme américain : « Tati révèle ce qu’est le taylorisme alors que les entreprises françaises mettent en place les structures qui en assurent l’institutionnalisation. […] Dans Jour de fête, Tati met en représentation un modèle de rationalisation du travail dont l’application conduit aujourd’hui à l’exclusion systématique du corps des systèmes de production. Le cinéma est un art de la société industrielle puisqu’il dévoile les schèmes de pensée, souvent implicites du technicien. » Il est incontestable que le cinéma de Tati témoigne d’une certaine inquiétude face au développement des techniques industrielles. En cela, son œuvre s’inscrit bien dans l’air du temps, où se pose la question de la mutation des techniques industrielles, comme se pose aussi celle de la transformation de l’espace urbain, sous l’effet de la construction des grands ensembles et de l’inscription toujours plus grande de l’automobile. Il ne s’agit donc pas de nier ici la possibilité de découvrir dans le cinéma « l’expression d’une époque77 » ou de refuser 77. L’ouvrage de Kristin Ross, Aller plus vite, laver plus blanc, consacré à « la culture française au tournant des années 1960 », opère ce travail de mise en relation des films et de la transformation de la société française des années d’après-guerre, plus particulièrement sur la question de l’automobile (Paris, Éd. Abbeville, 1997, p. 3262). Sur l’usage des analyses de Siegfried Kracauer (De Caligari à Hitler. Une histoire psychologique du cinéma allemand, Lausanne, L’Âge d’Homme, 1973), pour caractériser l’air du temps de l’Allemagne des années 1930, voir Pierre Bourdieu, L’Ontologie politique de Martin Heidegger, Paris, Minuit, 1988, p. 18-19. 61 Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil nation culturelle. La maladresse comique de Hulot peut se concevoir comme l’expression symbolique de la «vengeance » sociale de Tati : contredisant par là ses propres analyses, Alfred Sauvy fait très justement remarquer que, « parfaitement neutre et ingénu, [Hulot] a le don de mettre en fureur le grand-bourgeois industriel, procurant ainsi le doux écoulement de la vengeance74 ». Le passage de Hulot entre le Saint-Maur populaire, où il habite, et la maison des Arpel est l’expression cinématographique de la trajectoire improbable de Tati et des contradictions qu’elle engendre en lui : à SaintMaur, il semble se protéger des violences symboliques d’une domination sociale que, par ses origines, il pouvait espérer mais à laquelle il n’a pas eu accès et, chez les Arpel, où sa sœur habite (et il faut rappeler que la sœur de Tati habite les beaux quartiers où elle tient un commerce de luxe), il montre son impossible intégration dans un univers pour lequel il n’est pas fait et dans lequel il ne peut donc être lui-même. Cette inévitable oscillation spatiale et sociale, qui équivaut d’une certaine manière à un double refus (refus du populisme populaire et refus du modernisme bourgeois que traduit bien l’image récurrente de son passage en Solex sur la ligne de partage entre l’ancienne ville et la ville nouvelle), se sublime en une originale pantomime du décalage. Et il est alors possible de donner une forme d’explication sociologique au constat esthétique que pouvait effectuer Serge Daney : « C’est chez Tati que l’on peut lire le mieux […] l’oscillation caractéristique du cinéma français : entre populisme et art moderne. […] C’est chez Tati […] que cette contradiction entre l’ancien et le nouveau a pu être productive75. » Et l’on conçoit du même coup que, sous la plume de Truffaut, la reconnaissance d’auteur n’exclut pas l’accusation de passéisme et de poujadisme : la politique des « hauteurs », au sens de Chabrol, diffère assez franchement de la satire des vainqueurs que compose Tati. 161 GROUPÉ*5.qxd 17/03/06 22:28 Page 62 Philippe Mary Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Pour l’architecte Fiona Meadows, qui a reconstitué la maquette de la maison Arpel au 1/5, « il faut considérer cette maison non pas comme une œuvre exceptionnelle, une sorte de manifeste à la façon des grandes villas de Le Corbusier ou de Mies Van der Rohe, mais bien comme une villa ordinaire des années 1950. Des maisons Arpel, on en trouve de semblables à Royan, haut lieu de l’architecture moderne d’après-guerre » (cité par François Granon, « Madame Hublot », in Tati, Télérama hors-série, 15 mai 2002, p. 34). Cette analyse confirme les propos tenus par Jacques Lagrange, un ami de Tati, artiste de la Nouvelle École de Paris, « homme du monde », « bon vivant » et « bohème », « fils de l’architecte en chef de Citroën » (D. Bellos, Jacques Tati, op. cit., p. 199-200), qui a fait les dessins de la maison. Il dit avoir voulu faire un pastiche de l’architecture de l’International Style des années 1920, en introduisant des éléments disparates comme les hublots, les « pergolas idiotes », des chemins sinueux, plus récents, et qui ne correspondait pas à l’architecture de Le Corbusier ou Mallet-Stevens (ibid., p. 258-259). Le style architectural de la maison, volontairement maladroit ou hybride (mettre des hublots sur une maison à la Mallet-Stevens), est à l’image de la position incertaine et inconfortable de ceux qui l’habitent. « Tard-venus », attachés par souci de distinction à un espace « ultramoderne » qu’ils ne maîtrisent pas toujours, ils sont sommés de jouer aux bourgeois sans en avoir réellement les moyens. Leurs corps, petits et rondouillards, toujours un peu engoncés dans des tenues apprêtées (robes de chambre vert pomme ou costumes boutonnés jusqu’au cou), diffèrent nettement de celui, plus gracieux, de leur très snobe voisine (qu’ils vont jusqu’à confondre avec un marchand de tapis pour ses tenues à la mode et dont la 62 maison, dit d’ailleurs Mme Arpel, est « mieux tenue »). Les Arpel trahissent toujours leur manque d’« aisance », marque du sens bourgeois de la distinction, et leur attention de tous les instants aux sophistications technologiques de la maison, traduites par une bande-son saturée des bruits incessants d’un quotidien gadgétisé, est proportionnelle à leur bonne volonté culturelle. Le moment où ils se font enfermer dans le garage par leur chien qui déclenche le système de fermeture automatique semble renvoyer au fait qu’ils sont en quelque sorte pris au piège de leur condition d’origine. (En tout point, ce qui se joue dans la maison Arpel diffère fondamentalement de ce qui se jouera quelques années plus tard dans la magnifique villa du Mépris de Godard.) La situation de Tati dans le monde social n’est pas sans lien avec les personnages de son film. Comme les Arpel, Tati subit : lent dans ses conférences de presse, souffrant visiblement d’un manque d’éloquence ou plutôt de la crainte d’en manquer, il ne trouve jamais lui-même les moyens de jouer pleinement, c’est-à-dire avec facilité, le jeu de l’artiste que son statut d’auteur lui impose de jouer. De la même manière que les Arpel déploient tous leurs efforts pour trouver leur place dans la maison du « modernisme », Tati s’emploie à trouver la sienne dans la maison de l’« auteurisme ». Mais la situation de Tati n’est pas bien sûr sans lien avec celle de Hulot. Comme Hulot, Tati sublime : tout comme les maladresses de cet oncle attachant ont le pouvoir de faire rire Gérard, le fils Arpel (métonymie des spectateurs), Tati réalise une œuvre qui reçoit un large succès public et critique, des récompenses dans la plupart des festivals et un Oscar à Hollywood. La maison des Arpel n’est donc pas seulement un espace objectif perturbé : elle est aussi la projection symbolique d’un espace subjectif inquiété. Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil L’art et l’argent Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Page 63 22:28 17/03/06 161 GROUPÉ*5.qxd 161 GROUPÉ*5.qxd 17/03/06 22:28 Page 64 Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil l’idée que « Tati représente ce moment transitoire où la France bascule brutalement dans la modernisation78 ». La critique engagée par Tati du taylorisme industriel (la conception américaine de la distribution du courrier dans Jour de fête, les usines « Plastac » dans Mon oncle), du technicisme domestique (la maison des Arpel), ou de la présence de l’automobile, a cela de remarquable qu’elle exhibe avec passion ce qu’elle dénonce. Le cinéma de Tati se trouve de part en part marqué par une relation ambivalente à la technique, faite, selon « la dialectique du ressentiment qui condamne en l’autre la possession de ce qu’il désire pour lui-même79 », de fascination et de détestation. L’une des manifestations de cette ambivalence se trouve sans doute aussi dans le fait que son cinéma semble dévoré par une sorte de double inflation, technique et économique. S’il se montre dans Jour de fête capable d’une certaine légèreté technique, c’est surtout sous l’effet de contraintes économiques. Avec Les Vacances, disposant alors d’un budget beaucoup plus important, du fait du succès de Jour de fête, il se révèle extrêmement soucieux de perfection technique, multipliant les repérages, préparant les angles de vue, redessinant les façades, élaborant avec un perfectionnisme rare les détails du décor de son film. « Il me reste, dit-il, à tourner, à “retourner” chaque scène, non plus pour les images mais pour le son. J’y apporte un soin très grand. Je considère, en effet, le son comme capital. Ainsi la sonnette d’appel des Arpel ne doit-elle pas avoir la même sonorité entendue dans le living-room des Arpel et à l’extérieur de la maison80. » Et, à chaque film, les ambitions techniques de Tati augmentent. Les fonds dégagés par le succès du film précédent lui permettent d’augmenter ses exigences techniques, en termes de décor en particulier : dans Les Vacances, il investit un hôtel de bord de mer ; dans Mon oncle, il fait construire la maison des Arpel et reconstitue un quartier de Saint-Maur ; dans Playtime, le film suivant (1967), pour lequel ses ambitions techniques sont à leur maximum, il fait faire un décor gigantesque, une « Tativille » : « Il aimait beaucoup construire les choses lui-même, dit Jacques Maumont, son ingénieur du son. Les films précédents s’accommodaient bien de cette dimension artisanale. Mais là, il était dépassé, il avait vu trop grand, il s’en rendait bien compte, c’était compliqué, il y avait trop de choses dans chaque plan…81 ». La seule construction du décor 78. M.-C. Vanbremeersch, op. cit., p. 84. 79. P. Bourdieu, Les Règles de l’art, op. cit., p. 38. 80. Les Lettres françaises, 2 mai 1958, in A.-J. Cauliez, op. cit., p. 88. 81. Cité par Laurent Rigoulet, « Playtime, la ville rêvée », in Tati, Quoi de neuf monsieur Hulot ?, Télérama hors-série, 15 mai 2002, 64 p. 33). Playtime aboutit à un relatif insuccès public et l’écart considérable entre les fonds engagés et les bénéfices dégagés lui interdira en partie de poursuivre son œuvre. À propos de Playtime et sur ce point, voir D. Bellos, op. cit., p. 303-321 ; J.-M. Frodon, L’Âge moderne du cinéma, Paris, Flammarion, 1995, p. 211-213 ; S. Goudet, se déroula sur une année entière. Compte tenu des difficultés techniques et économiques du projet, Tati fut contraint d’hypothéquer tous ses biens, c’est-à-dire ses droits sur ses films précédents et sa maison de SaintGermain-en-Laye. Bricoleur soucieux de perfection, il est devenu « constructeur82 » investi d’une mission et semble alors à la recherche d’une improbable grandeur sociale, sous l’aspect de l’intégration fantasmée d’une authenticité artisanale et d’une puissance d’ingénieur. Cette réalité trouve sans doute une part de sa logique dans le fait que, n’ayant pas pu devenir ingénieur, il s’est retrouvé, du fait de ses origines, dans l’obligation de vivre en bourgeois sans les titres ni les fonctions qui correspondent. La référence à l’artisanat ne doit d’ailleurs pas nous tromper. S’il insiste souvent sur son attachement aux valeurs de l’artisanat (« Je défends l’artisanat de toutes mes forces. Je suis un artisan83 ») et s’il est en cela souvent comparé à Bresson (« Est-il en France, sinon Robert Bresson, d’auteur de film plus inquiet, plus scrupuleux, plus minutieux que Jacques Tati ? » se demande par exemple Georges Sadoul84), c’est que l’« artisan » symbolise alors, contre la logique industrielle, toujours susceptible de compromettre la reconnaissance du cinéma comme art, une réelle puissance de création et d’indépendance. Mais par son rapport à l’argent de la production, à la réalisation des décors, au fonctionnement de ses sociétés de production, Tati se montre moins appelé (au sens de Svetlana Alpers85) par le modèle de l’artisan que par celui de l’ingénieur qui construit et du promoteur qui investit. D’une manière significative, lors de la construction du décor de Playtime, pour amortir les dépenses, il envisage de monter une affaire, « un complexe de studios de cinéma au faîte de la technologie », une sorte de Cinecittà française86. En un sens, on peut être tenté d’inverser le jugement qui est en général porté sur ses films, selon lequel ils contiennent une remise en cause du modernisme économique et technique. Ils cherchent moins à le critiquer qu’à atteindre, à travers ses manifestations quotidiennes, le pouvoir social (celui de l’ingénieur) dont il a été d’une certaine manière privé et dont les techniques « modernes » (« les technologies de pointe ») sont le substitut symbolique. Par un paradoxe qui confine au pathétique, cette sorte de vengeance symbolique se fait par les voies de ce qu’elle entend attaquer, à savoir la soumission aux valeurs techniques. « La circulation des corps et des idées dans l’œuvre de Jacques Tati. Autour de Playtime », thèse de doctorat, Université Paris-III, 2000. 82. L’un des chapitres de l’ouvrage de David Bellos a pour titre : « Tati le constructeur » (Jacques Tati, op. cit., p. 303-321). 83. Les Lettres françaises, 2 mai 1958, in A.-J. Cauliez, op. cit., p. 87. 84. Les Lettres françaises, 28 février 1962. 85. Svetlana Alpers, L’Art de dépeindre, Paris, Gallimard, 1990, chap. IV, « L’appel de la cartographie dans l’art hollandais », p. 209-290. 86. D. Bellos, op. cit., p. 305. Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Philippe Mary 161 GROUPÉ*5.qxd 17/03/06 22:28 Page 65 Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Mais il serait sans doute erroné de voir, dans la pente inflationniste et dans la surenchère technicienne du cinéma de Tati, le simple effet d’une frustration sociale. Car, de façon plus complexe, elle résulte de la rencontre entre cette frustration et la structure de l’espace du cinéma. La transformation auteuriste que connaît le cinéma français amorce l’instauration d’un principe de singularité artistique et d’anomie créatrice. Tati, vivant en bourgeois, entré par le music-hall, extérieur à la « profession du cinéma », se trouve comme attiré par l’indépendance artistique qu’une partie de la critique cinéphile, contribuant en cela à transformer l’espace des jugements critiques, tend à imposer comme une polarité nouvelle. Mais tout se passe comme s’il n’avait pas réellement les dispositions de cette position nouvelle, devant alors jouer un rôle qu’il n’est pas en mesure de jouer, où qu’il ne peut jouer qu’à son corps défendant. N’ayant pas les moyens de sublimer l’anomie auteuriste par une désinvolture à l’égard de la technique, il ne peut que subir ses effets paradoxaux. L’appel de l’ingénieur que son histoire lui demande de suivre résulte aussi de son impossibilité de répondre à l’appel de l’artiste que les transformations du champ dessinent. La distance des critiques de la « politique des auteurs » peut se concevoir plus précisément. Alors que le cinéma de Tati est techniquement et économiquement inflationniste, leurs valeurs cinéphiliques, même si elles font preuve parfois d’un certain réalisme (économique), sont cependant, sur le même plan, assez souvent déflationnistes : « Ce qui manque le plus au cinéma français, écrit Rivette en une formule souvent citée, c’est l’esprit de pauvreté87. » Mais c’est surtout par leurs œuvres qu’ils montreront toute la distance qui les sépare des films de Tati. Leurs films, sur le plan de l’économie, de la technique, du scénario ou de l’actorat, portent la marque de cette « institutionnalisation de l’anomie88 » qui est le propre de la révolution symbolique par laquelle se restructure le champ des arts plastiques au XIXe siècle et dont ils importent au cinéma la logique et la puissance subversive. Paris nous appartient de Rivette, Le Beau Serge de Chabrol, À bout de souffle de Godard, Adieu Philippine de Jacques Rozier comme la plupart de ceux identifiés à la Nouvelle Vague, tournés au même moment que Mon oncle, à la fin des années 1950, procèdent d’un autre rapport à la technique : budgets réduits, tournages rapides, souvent improvisés, désinvolture ostentatoire à l’encontre de l’équipe des techniciens ou des acteurs, raccords non conformes aux règles classiques du montage, inventions techniques singulières, identification des acteurs, etc. Il s’agit pour eux en tant qu’auteurs, selon le mot de Guitry, que Truffaut admire, de « remettre la technique à sa place ». Le problème de Tati aura été, du moins du point de vue du cinéma d’auteur, de n’avoir su situer cette place au bon endroit. 87. Les Cahiers du cinéma, 71, mai 1957. 88. P. Bourdieu, « L’institutionnalisation de l’anomie », Les Cahiers du Musée national d’art moderne, 19-20, juin 1987, p. 6-19. 65 Document téléchargé depuis www.cairn.info - BIU Montpellier - - 194.214.161.15 - 24/06/2014 15h22. © Le Seuil Le cinéma de Jacques Tati et la « politique des auteurs »