LE CINÉMA DE JACQUES TATI ET LA « POLITIQUE DES

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LE CINÉMA DE JACQUES TATI ET LA « POLITIQUE DES
LE CINÉMA DE JACQUES TATI ET LA « POLITIQUE DES AUTEURS »
Philippe Mary
Le Seuil | Actes de la recherche en sciences sociales
2006/1 - n° 161-162
pages 42 à 65
ISSN 0335-5322
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Pour citer cet article :
-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Mary Philippe, « Le cinéma de Jacques Tati et la « politique des auteurs » »,
Actes de la recherche en sciences sociales, 2006/1 n° 161-162, p. 42-65. DOI : 10.3917/arss.161.0042
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Le cinéma de Jacques Tati
et la « politique des auteurs »
« La vie moderne est faite pour les premiers de la
classe, ce sont tous les autres que j’aimerais
défendre. »
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Les trois premiers films de Jacques Tati, Jour de fête
(1949), Les Vacances de Monsieur Hulot (1953) et
Mon oncle (1958), sortent durant cette décennie où
le cinéma connaît une phase intense de légitimation :
essor des ciné-clubs, développement de la cinéphilie,
création de revues « savantes » (Les Cahiers du cinéma, Positif), etc. C’est aussi le moment où se déploie
la « politique des auteurs1 », ligne critique élaborée par
les « Jeunes Turcs » des Cahiers du cinéma (François
Truffaut, Jean-Luc Godard, Claude Chabrol, Jacques
Rivette, Éric Rohmer) qui consiste en une promotion
de l’auteur. Ainsi, comme « nouvel entrant » dans l’espace cinématographique, Tati bénéficie d’une conjoncture critique favorable à sa promotion auteuriste.
L’étude de la réception de ses œuvres va permettre de
révéler les lignes principales de la transformation de
l’espace des jugements. Occupant, en outre, comme
Robert Bresson, auquel il est souvent comparé, une
1. Sur la « politique des auteurs », voir
Antoine de Baecque, Les Cahiers du
cinéma. Histoire d’une revue. À l’assaut du
cinéma, 1951 – 1959, Paris, Éd. Cahiers
du cinéma, 1991, p. 147-179 ; A. de
Baecque (éd.), La Nouvelle Vague : Claude
Chabrol, Jean-Luc Godard, Jacques Rivette,
Éric Rohmer, François Truffaut, Paris, Éd.
Cahiers du cinéma, coll. « Petite bibliothèque
des Cahiers du cinéma », 1999 ; La
Cinéphilie. Invention d’un regard, histoire
d’une culture. 1944 – 1968, Paris, Fayard,
2003 ; René Prédal, Le Cinéma d’auteur.
Une vieille lune ?, Paris, Éd. du Cerf, 2001 ;
Jean-Pierre Esquenazi, « L’auteur, un cri de
révolte », in J.-P. Esquenazi (dir.), Politique
des auteurs et théories du cinéma, Paris,
L’Harmattan, 2002, p. 67-94 ; Geneviève
Sellier, La Nouvelle Vague. Un cinéma au
masculin singulier, Paris, CNRS Éditions,
2005.
2. Il n’y a guère que Gilles Deleuze pour
voir en Jacques Tati un cinéaste de la
Nouvelle Vague. « Si Tati appartient à la
Nouvelle Vague, c’est que après deux filmsballade, il dégage pleinement ce que ceux-
position intermédiaire entre la « tradition de la qualité » et un cinéma qui s’emploiera à en inverser les
valeurs, celui de la Nouvelle Vague2, il est aussi l’objet d’évaluations contrastées qui vont de l’éloge le plus
assuré à des formes de reconnaissance relativement
ambiguës, faisant figure, dans la « politique des
auteurs », de parent pauvre, presque déconsidéré, bien
loin de la consécration d’un Renoir ou d’un Rossellini.
Si, comme le fait remarquer Wittgenstein, « pour
décrire en quoi consiste [l’appréciation], nous
devrions décrire tout son environnement3 », saisir la
logique de l’investissement d’une partie de la critique
dans la légitimation auteuriste des films de Tati et celle
de l’ambivalence de la relation de la « politique des
auteurs » à son cinéma, à la fois consacré et remis en
cause, suppose alors de ne pas dissocier l’analyse des
discours critiques de l’analyse des œuvres [voir encadré « Une trajectoire », p. 45-46].
ci préparaient, un burlesque procédant par
situations purement optiques et surtout
sonores » (Gilles Deleuze, L’Image-mouvement. Cinéma 1, Paris, Minuit, 1983,
p. 18). Contre cette position hétérodoxe
en matière d’histoire (cinéphilique) du
cinéma, on peut remarquer, premièrement,
que le lien du cinéma de Tati à ce
« moment » fondamental du cinéma français
n’est pas d’appartenance mais de reconnaissance et, deuxièmement, qu’il est nécessaire, pour tenter de faire l’histoire (sociale)
du cinéma, de remettre en cause la logique
ACTES DE LA RECHERCHE EN SCIENCES SOCIALES
numéro 161 – 162 p. 42-65
substantialiste des opérations de labellisation et de constitution de « genres », et les
opérations de « police des frontières »
(Nathalie Heinich, « Avant-garde », in
Encyclopædia Universalis, « Sociologie de
l’art », éd. 2001) qu’elles supposent nécessairement, pour se donner les chances de
penser non pas des essences mais des
relations, non pas des substances mais
des différences.
3. Ludwig Wittgenstein, Leçons sur l’esthétique, Paris, Gallimard, 1966, p. 26.
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Jour de fête, Les Vacances de Monsieur Hulot et Mon
oncle obtiennent un succès considérable auprès du
public. Comme le précise Marc Dondey, Jour de fête,
qui a coûté « quatre fois moins cher qu’un long métrage noir et blanc de l’époque, a rapporté quinze fois
l’investissement initial […] et Les Vacances ont fait
près de trois milliards de francs de recettes dans le
monde4 ». À cet accueil favorable du public, s’ajoutent
de nombreuses récompenses publiques (Venise,
Cannes, Berlin, etc., et un Oscar du meilleur film étranger pour la version anglaise de Mon oncle en 1958),
mais aussi un imposant succès critique. Même si l’on
peut trouver des points de vue négatifs disant de ce
premier film qu’« il ne mérite ni le nom, ni l’épithète
de comique » et que « Jacques Tati, acteur, auteur, metteur en scène, est certes un facteur passable, mais sans
originalité, et un metteur en scène au rabais5 », il reste
que la critique est dans son ensemble très élogieuse :
« Voici un acteur, écrit par exemple François Chalais,
comme on en voit peu, qui ne force pas ses effets tout
en poursuivant la caricature jusqu’à ses derniers retranchements, les plus burlesques, qui s’exprime en faisant rire, d’une manière à peu près incompréhensible
et qui fait tout un film sur la manière dont il monte à
bicyclette6… ».
La notoriété de Tati augmente encore avec les prises
de position émanant des publications les plus légitimes
ou des critiques les plus distingués7. C’est comme artiste véritable qu’il est promu.
On parle de lui comme d’un « créateur complet de
ses films » digne d’être comparé à un grand
cinéaste comme Chaplin mais, mieux encore, à
des peintres, des auteurs de théâtre ou des écrivains
tels que « Cervantès, Gogol, Toulouse-Lautrec,
Beckett, Kafka, Steinberg », c’est-à-dire d’un artiste
capable de composer un « univers » et de proposer une « vision du monde » ou une philosophie
(« le monde autour de [Hulot] vit son existence
indépendante et les hasards viennent souvent briser
à l’improviste le fil d’une conduite qui sans cela
glisserait dans l’arbitraire… »). Film d’un
« moraliste » autant que d’un comique, Les
Vacances de Monsieur Hulot atteignent à « une
universalité souvent pathétique » et peuvent être
rangées parmi les grands « films modernes8 ».
4. Marc Dondey, Tati, Paris, Ramsay, coll.
« Poche Cinéma », 1989, p. 126.
5. Claude Lazurion, L’Aurore, 1949.
6. Carrefour, 18 mai 1949.
7. Pour une approche bibliographique
exhaustive de la réception de Tati, voir
Lucy Fischer, Jacques Tati. A Guide
to References and Resources, Boston,
G. K. Hall, 1983.
44
8. Radio Cinéma Télévision – publication
qui deviendra Télérama –, 21 octobre 1956,
article non signé.
9. France Observateur, 22 mai 1958.
10. Voir sur ce point Yann Darré, Une
histoire sociale de cinéma français, Paris,
La Découverte, coll. « Repères », 2000,
p. 69 sq. ; Fabrice Montebello, Le Cinéma
en France depuis les années 1930, Paris,
Jacques Doniol-Valcroze, fondateur des Cahiers du
cinéma (1951), compare le Tati de Mon oncle à Goya,
Courbet, Faulkner, mais aussi à Bresson. Malgré les
différences entre le « comique » de l’auteur de Mon
oncle et le « tragique » de l’auteur du Journal d’un curé
de campagne (1950), Tati et Bresson accèdent également aux sommets de la grandeur cinématographique
par « leur farouche indépendance, leur incapacité à
composer avec les exigences soi-disant commerciales,
leur refus de toute compromission, leur application
acharnée sur le moindre détail ». Tous deux possèdent
la puissance de définir par eux-mêmes leurs œuvres et
d’en être en cela les véritables auteurs :
« Le reste du cinéma ne les influence pas ; ce qu’ils
tentent de faire jaillir sur l’écran n’a de modèle
que dans leurs têtes et dans la vie ; leur art nie
l’expérience des autres, aventure solitaire, lutte
directe entre un créateur et un moyen d’expression,
sans transfuge, sans allié, sans secours9. »
Les films de Tati font l’objet d’un considérable travail
de légitimation de la part de critiques fortement investis dans ce mouvement de promotion du cinéma
comme art qui s’affirme avec force durant l’après-guerre10. Ils obtiennent très rapidement le statut d’objets
d’études approfondies dans les publications les plus
légitimes, comme Les Cahiers du cinéma ou Positif
pour les revues spécialisées, ou comme Esprit pour les
revues intellectuelles. À ce titre, l’article d’André Bazin,
« M. Hulot et le temps » publié en 195311, constitue
sans doute une étape décisive. Bazin place d’emblée
Tati au rang des cinéastes majeurs de l’histoire du
cinéma, le comparant alors, pour le cinéma comique,
aux Marx Brothers et à W. C. Fields. Comme DoniolValcroze, il insiste davantage encore sur l’indépendance de Tati et son rejet des règles du commerce cinématographique. Ainsi, s’il rappelle que Jour de fête fut
tourné sans moyens financiers, il précise que son réalisateur a su montrer, dès sa deuxième œuvre, une
volonté de distance à la logique des séries comiques,
centrées en général sur un personnage récurrent (Don
Camillo par exemple auquel Bazin fait allusion), en
refusant pour son deuxième film de reprendre le personnage vedette du facteur12, héros de Jour de fête.
Mais, dans l’argumentation que propose Bazin, ces éléments polémiques sont secondaires. L’important est
Armand Colin, p. 31 sq.
11. André Bazin, « M. Hulot et le temps »,
Esprit, juillet 1953, repris in Qu’est-ce que
le cinéma ?, nouvelle édition abrégée, Paris,
Éd. du Cerf, coll. « 7e Art », 1985, p. 41-48.
12. On pourra noter qu’il y a là un paradoxe :
dans la mesure où il est bien présent, à partir
des Vacances de Monsieur Hulot, dans tous
les autres films de Tati (Mon oncle, Play Time,
Trafic), on peut se demander si Hulot ne
devient pas un héros comique récurrent, à
la manière précisément de Don Camillo. Ce
paradoxe est sans doute levé si l’on fait
remarquer que l’accès de Tati à une forme
de noblesse cinématographique rend
possible cette récurrence sans qu’il puisse
faire l’objet du moindre soupçon d’assujettissement à une logique commerciale.
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Succès public, consécration internationale
et légitimité philosophique
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Le cinéma de Jacques Tati et la « politique des auteurs »
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Dans les notices des dictionnaires ou dans les ouvrages
courants qui retracent la carrière de Jacques Tati
(1908 – 1982), les données biographiques relatives à
son origine sociale se réduisent en général à l’évocation
de « ses ascendances » : « [elles] sont plurielles : russe,
hollandaise, italienne, française1 » ; pour la profession de
son père, on trouve la mention « fils d’encadreur d’art ».
Et son parcours jusqu’à la réalisation de ses premiers
longs-métrages se résume à ces quelques points : amateur de sport (il fait du rugby, de la boxe, du tennis et de
l’équitation), il devient vedette de music-hall dans les
années 1930 après avoir mis au point avec ses partenaires de club et lors de repas de fin de match des numéros de mime. La notoriété acquise au music-hall lui ouvre
alors les voies du cinéma.
Les travaux de Marc Dondey2 et de David Bellos3 permettent de compléter cette description biographique
sommaire ou, mieux, de rectifier toutes les erreurs d’interprétation que pourrait engendrer cette seule mention de la profession du père. Alors que l’on pourrait
croire que la position occupée par son père est celle
d’un petit artisan, il apparaît que le capital économique,
social et culturel de la famille Tatischeff est relativement élevé : « J’ai un grand-père russe, dit Tati, une
grand-mère française, un grand-père hollandais, une
grand-mère italienne. Le grand-père russe est le général Dimitri Tatischeff qui fut ambassadeur du tsar à
Paris. Le grand-père hollandais fut l’ami de l’encadreur
de Van Gogh. » En outre, sa mère est la fille d’un des
encadreurs (pour les collectionneurs, les musées et les
artistes) les plus réputés de Paris, Van Hoof, dont les
ateliers sont situés près de la place Vendôme. Le père
de Tati prendra la succession de l’entreprise Van Hoof ;
devenu alors petit patron, il dirige un atelier d’encadrement d’art qui emploiera jusqu’à vingt-cinq personnes. Le succès de l’entreprise paternelle, renforcé
par d’heureuses opérations boursières, se conçoit
mieux encore si l’on ajoute que la famille Tatischeff habite une belle propriété à Saint-Germain-en-Laye,
« l’Ermitage », « une vaste demeure, écrit Marc Dondey,
entourée d’un jardin et entretenue par plusieurs domestiques », que les vacances en famille ont lieu à Deauville
ou au Touquet, que le père fréquente les clubs d’équitation, qu’en compagnie de sa femme il se rend régulièrement au théâtre ou au music-hall et que l’éducation
des enfants implique les services d’une gouvernante
anglaise et d’un professeur de piano.
Les goûts et les pratiques culturelles de Tati jeune
homme correspondent bien à sa position sociale : il pratique des sports dans les clubs de la région parisienne les mieux dotés socialement (le Racing Club de
France par exemple4), il fréquente les restaurants des
abords des Champs-Élysées avec ses partenaires de
club (ils se retrouvent chez Maxim’s), lorsqu’il doit faire
son service militaire, il est incorporé à Saint-Germainen-Laye dans un régiment de cavalerie parce qu’il a été
remarqué dans la forêt des Loges pour ses talents
équestres par un colonel (qui fréquentait peut-être le
même club que la famille Tati). On ne sera donc pas
surpris d’apprendre que son père et son grand-père
maternel, envisagent pour le jeune Tati une carrière d’ingénieur, qui correspond bien aux valeurs techniques de
la tradition artisanale dans laquelle ils s’inscrivent tous
les deux. Une telle carrière représente également l’espoir d’une élévation sociale qu’autorise la réussite commerciale et sociale de l’atelier d’encadrement.
… /…
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Une trajectoire
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situation moins en contradiction avec ses origines et son
mode de vie. Lorsqu’il fonde, en 1946, avec Fred Orain,
la société Cady-Films, en ayant le projet de réaliser une
série de courts-métrages burlesques à partir de ses spectacles, il s’engage alors dans une voie qui constitue une
sorte de compromis entre la vie d’artiste qu’il mène alors
et l’entreprise économique. Il serait possible, en exploitant, comme le font parfois les biographes ou les critiques, les jeux de mots possibles sur le cadre, de dire
qu’il s’agit pour lui d’encadrer son travail artistique, au
double sens du terme : mettre ses sketchs dans un cadre
cinématographique – ses premiers films sont des sortes
de sketchs filmés (Soigne ton gauche) – et conférer à son
activité artistique un cadre économique plus entrepreneurial, nettement plus en phase avec les pratiques commerciales de l’atelier d’encadrement familial, que ne pouvait l’être le statut de mime sportif au music-hall.
1. Barthélemy Amengual, in Jean-Loup Passek, Dictionnaire du cinéma,
Paris, Larousse, 1986.
2. Marc Dondey, Tati, Paris, Ramsay Poche Cinéma, 1989.
3. David Bellos, Jacques Tati : His Life and Art, Londres, The Harvill Press,
1999 (trad. française, Jacques Tati : sa vie et son art, Paris, Seuil, 2002).
Voir aussi Stéphane Goudet, Jacques Tati, de François le facteur à Monsieur
Hulot, Paris, Cahiers du cinéma, CNDP, 2002, p. 5-15.
4. David Bellos insiste (op. cit., p. 43-44) sur l’hétérogénéité sociale de l’équipe de rugby à laquelle appartient Tati. Il y repère : « un représentant de commerce », « un ouvrier de chez Renault », « un étudiant en médecine dont la
position allait nettement devenir enviable », « le fils d’un député », « un diplomate américain », liste à laquelle on peut ajouter un élève de Polytechnique,
Alfred Sauvy, qui restera l’ami de Tati. C’est cependant surtout le fait que
bien des joueurs sont fortement dotés en capital économique, culturel et
social qui devrait être considéré comme un trait pertinent. D’ailleurs, le biographe fait lui-même remarquer que « c’est au Racing [qu’il identifie pour Tati
à une “école” ou à une “université”] qu’il [Tati] se frotta pour la première fois
à des sommités du monde de la science et des arts ».
5. In Sophie Tatischeff, Tati sur les pas de M. Hulot, 1989, film documentaire.
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Cependant Tati s’avère peu disposé aux études. Il quitte
l’école à l’âge de 16 ans, sans le baccalauréat, et lorsqu’il intègre l’école professionnelle Hanley à Choisy-le-Roi
pour préparer l’entrée aux Arts et Métiers, il subit un nouvel échec au concours d’entrée (du fait de ses faiblesses
en mathématiques) et intègre alors l’atelier familial.
Au début des années 1930, partageant son temps entre
l’atelier et la pratique du sport, il se retrouve souvent
dans des restaurants parisiens en compagnie de ses
camarades du Racing. Il commence dans ces lieux à faire
des numéros de mime sur le thème du rugby et du sport.
Il intitule un de ses premiers spectacles (donné devant
le public du Racing Club, lors de la revue du club) : « Sport
muet ». Son premier emploi au music-hall date de cette
période. Avec la complicité du patron, Louis Leplée, « une
figure de la vie nocturne parisienne », neveu du chanteur
Polin, découvreur d’Édith Piaf, il fait le serveur maladroit
dans un restaurant chic de la capitale, le Gerny’s. Puis il
est engagé pour des galas (au Ritz) avec des vedettes
comme Maurice Chevalier. En 1935, a lieu la première
d’un spectacle dont il est la vedette. Il fait l’objet en 1936
d’un éloge de Colette.
Progressivement, Tati, qui devient une vedette du musichall, triomphe dans le spectacle muet au moment où le
cinéma devient parlant. Il habite une maison rue de
Penthièvre à Paris, non loin de l’atelier de son père.
Lorsqu’il évoque les raisons pour lesquelles s’est formé
en lui, à cette époque, le projet de tourner des films, Tati
avance l’idée qu’il craignait de vieillir et d’avoir à se
maquiller, comme un vieux clown, pour continuer à faire
son métier de mime5. Mais c’est sans doute surtout son
vieillissement social qui lui pose problème et sa volonté
de conversion dans le cinéma peut lui laisser espérer une
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qu’il élève Les Vacances de Monsieur Hulot au rang
d’une œuvre digne d’une exégèse phénoménologique : « Monsieur Hulot, écrit Bazin, est l’incarnation métaphysique d’un désordre qui se perpétue
longtemps après son passage. […] Le propre de
Hulot semble être de ne pas oser exister tout à fait.
Il est une velléité ambulante, une discrétion d’être.
Il élève la timidité à la hauteur d’un principe ontologique. […] Jamais sans doute, le temps n’avait à
ce point été la matière première, presque l’objet
même du film. »
Cette interprétation du personnage de Hulot13 permet de transférer sur un film toute la légitimité de cette
philosophie nouvelle qui triomphe dans le champ intellectuel avec Sartre14. Elle concourt également, par les
voies d’une lecture à la fois savante et distinguée, à la
sacralisation de l’œuvre15.
Une subordination structurale
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Si les films de Tati peuvent être constitués ainsi en
valeur cinéphilique de première importance, c’est qu’il
y existe une certaine homologie entre la position de la
critique la plus légitime et celle de leur auteur. De la
même façon que la critique savante des Cahiers du
cinéma valorise davantage le concept que la vedette
et met en avant les artistes plus que les artisans, Tati
tend lui aussi à inverser les valeurs cinématographiques
dominantes.
Le cinéma des années 1950 est en effet produit
dans un régime qui institutionnalise la « subordination structurale16 » du réalisateur : il est avant tout un
cinéma de techniciens17. Qu’il s’agisse des œuvres les
mieux ajustées à la logique commerciale (Henri
Verneuil, Jean-Paul Le Chanois, Christian-Jaque, etc.)
ou encore de celles auxquelles on reconnaît les plus
grandes ambitions artistiques et le plus grand « prestige », le cinéma de la « qualité française18 » (Claude
13. Pour une « lecture » phénoménologique
de Tati, voir aussi Barthélemy Amengual :
« L’étrange comique de monsieur Tati », Les
Cahiers du cinéma, 32, 1954, p. 31-36,
et 34, 1954, p. 39-45.
14. Anna Boschetti, Sartre et “Les Temps
modernes”, Paris, Minuit, 1985 ; Louis Pinto,
« (Re)traduction. Phénoménologie et philosophie allemande dans les années 1930 »,
Actes de la recherche en sciences sociales,
145, décembre 2002, p. 21-33.
15. Pour des critiques ultérieures sur ce
thème, on citera comme exemple: Geneviève
Agel, Hulot parmi nous, Paris, Éd. du Cerf,
1955 ; Michel Chion, Jacques Tati, Paris,
Éd. de l’Étoile, coll. « Auteurs », 1987 ; Gilles
Deleuze, L’Image-mouvement. Cinéma 1,
op. cit. ; L’image-temps. Cinéma 2, Paris,
Minuit, 1985 ; Serge Daney, « Éloge de Tati »,
in La Rampe, Cahier critique. 1970 – 1982,
Paris, Cahiers du cinéma-Gallimard, 1983,
p. 113-118 ; Jacques Kermabon, Les
Vacances de Monsieur Hulot, Bruxelles, Éd.
Yellow Now, 1988, et « Tati architecte : la
transparence, le reflet et l’éphémère »,
CinémAction, 75, 1995, p. 134-137.
16. Sur cette expression, et son usage pour
définir les différentes formes de domination
qui marquent la condition des écrivains au
XIXe siècle, voir Pierre Bourdieu, Les Règles
de l’art. Genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil, 1992, p. 76-84.
17. Voir sur ce point Yann Darré, « Auteurs
et techniciens, division du travail dans le
cinéma français après la Nouvelle Vague »,
diplôme de l’EHESS, sous la direction de
Pierre Bourdieu, Paris, 1982 ; « Les
créateurs dans la division du travail : le cas
du cinéma d’auteur », in Raymonde Moulin
(dir.), Sociologie de l’art, Paris, La
Autant-Lara, Jean Delannoy, René Clément, Yves
Allégret, Marcel Carné ou encore Julien Duvivier, Jean
Dréville, Henri Decoin ou Georges-Henri Clouzot),
toutes portent la marque d’une certaine emprise technicienne. Supposant des productions lourdes, tournés en studio19, les films mettent particulièrement en
valeur les qualités techniques des « maîtres » de la
lumière et du décor. Ces derniers jouissent dans la
profession de la plus grande estime, surtout s’ils sont
capables de véritables prouesses (Alexandre Trauner,
Max Douy ou Léon Barsacq). On peut mesurer l’importance des fonctions de ces virtuoses de la lumière
ou du décor si l’on prend en considération les effets
esthétiques produits par leurs interventions. Les films,
où s’exprime leur maîtrise technique et s’exhibe sans
cesse un perfectionnisme de corps, donnent lieu à l’extension d’une « esthétique néo-expressionniste20 », qui
se remarque à l’obsession de la belle image, à l’envahissement d’un jeu complexe d’ombres, aux images
marquantes, souvent très contrastées, au cadrage
« léché » particulièrement visible par exemple dans
Le Corbeau (1943) ou Quai des Orfèvres (1947) de
H.-G. Clouzot (« techniquement l’un des plus beaux
films du cinéma français21 ») ou dans Les Portes de la
nuit (1946) de Marcel Carné.
Le cinéma de la « qualité » n’est pas seulement un
cinéma de techniciens ; il est aussi, pour reprendre
une expression qu’emploie souvent Truffaut dans les
années 1950, un « cinéma de scénaristes ». Les scénaristes majeurs du cinéma français de « prestige »,
tels que Jacques Prévert, Charles Spaack, Jacques
Sigurd, Henri Jeanson, Jean Aurenche et Pierre Bost,
doivent leur pouvoir au fait qu’ils sont les héritiers
d’un système qui les a imposés comme des auteurs,
au sein de la production cinématographique22. Ils viennent en outre de domaines tels que le journalisme
ou le théâtre (où ils ont occupé, comme Jeanson
par exemple, des positions souvent dominées23), et
Documentation française, 1985 ; Une
histoire sociale…, op. cit., p. 36-47.
18. Jacques Aumont, « Cinéma français
1950 : “qualité” et “réalisme” »,
Cinémathèque, 4, 1993, p. 48 ; A. de
Baecque, La Cinéphilie…, op. cit., p. 137.
L’expression « tradition de la qualité » qui
sert à désigner ce cinéma est utilisée dans
un sens polémique par Truffaut dans son
article de 1954, mais en réalité, il n’en est
pas l’inventeur et surtout elle n’a pas à l’origine cette connotation critique : elle est,
dit Jacques Aumont, « énormément utilisée,
tant par la critique que par les professionnels du cinéma autour de 1950 ».
19. Jean-Pierre Touati, « Le celluloïd et le
staf… », in Jean-Loup Passek (dir.), D’un
cinéma l’autre. Notes sur le cinéma français
des années 1950, Paris, Centre Georges
Pompidou, 1988 ; Michel Marie, La Nouvelle
Vague, Une école artistique, Paris, Nathan,
1997, p. 47-48 ; Franck Beau, « Studios :
l’autodafé du carton-pâte », in Antoine de
Baecque et Charles Tesson (dir.), «La Nouvelle
Vague. Une légende en question », Les
Cahiers du cinéma, numéro hors-série, 1999.
20. René Prédal, Le Cinéma français depuis
1945, Paris, Nathan, 1991, p. 4.
21. Jean-Pierre Jeancolas, Histoire du cinéma
français, Paris, Nathan, 1995, p. 69.
22. Jean-Pierre Jeancolas, Jean-Jacques
Meusy et Vincent Pinel, L’Auteur du film.
Description d’un combat, Arles, Institut
Lumière/Actes Sud, 1996.
23. Philippe d’Hughes, in Jeux d’auteurs,
mots d’acteurs : scénaristes et dialoguistes
du cinéma français. 1930 – 1945, actes
des colloques SACD, 1992 – 1993, Lyon/
Paris/Arles, Institut Lumière/Actes Sud,
1994, p. 235.
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Le cinéma de Jacques Tati et la « politique des auteurs »
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Dans l’après-guerre, des acteurs et actrices tels
que Danielle Darrieux, Michèle Morgan, Gérard
Philipe, Louis Jouvet ou Jean Gabin sont alors
au sommet de leur notoriété, et donc dotés d’un
certain pouvoir. Comme le montre bien l’exemple
de Jean Gabin, qui est sur le marché des vedettes
en position dominante et concourt de ce fait
directement à l’élaboration des projets, achetant
les droits des romans à adapter, décidant des
équipes, imposant par exemple tel ou tel scénariste, etc., l’acteur vedette n’est pas qu’un fétiche
et son pouvoir n’est pas seulement effectif sur les
représentations populaires24. Par ses prérogatives en matière de production, il est aussi un
agent dominant, au sein même de ces productions qui aspirent au maximum d’ambition artistique. Les acteurs masculins les plus sollicités
sont (en nombre de premiers rôles) : Fernandel,
Jean Gabin, Daniel Gélin, Jean Richard, Bernard
Blier et, en pourcentage de premiers rôles dans
leur filmographie : Gérard Philipe, Jean Gabin,
Jean Richard, Fernandel, Jean Marais. L’examen
du rang des actrices fait apparaître le classement suivant : Françoise Arnoul, Dany Robin,
Danielle Darrieux, Jeanne Moreau et, en
pourcentage de premiers rôles dans leur filmographie, Jeanne Moreau, Dany Robin, Michèle
Morgan, Sophie Desmarets 25 . Si l’on suit la
24. Voir Christophe Gauteur et Ginette
Vincendeau, Jean Gabin : anatomie d’un
mythe, Paris, Nathan, 1993.
48
25. Jean-Pierre Bertin-Maghit, « Le starsystem à la française : les acteurs des
années 1950 », Cinémathèque, 4, 1993.
filmographie de ces acteurs commercialement
les plus rentables, on constate qu’ils sont bien
présents dans les films de la « qualité française » :
Gérard Philipe tourne dans Le Diable au corps
(1947) de Claude Autant-Lara, Une si jolie petite
plage (1949) d’Yves Allégret, Juliette ou la Clé
des songes (1951) de Marcel Carné, Les
Orgueilleux (1953) d’Yves Allégret ; et Danielle
Darrieux joue dans Le Rouge et le Noir (1954)
de Claude Autant-Lara.
Au regard de l’emprise des vedettes sur le cinéma français de « prestige » (c’est le terme qui est souvent
employé à l’époque pour désigner les films de la « qualité française »), on conçoit que l’exploitation systématique de cette forme de capital symbolique, que
constitue la notoriété des vedettes, contribue à peser
sur le champ cinématographique parce qu’elle relève
d’une logique économique, mais aussi bien sûr parce
qu’elle renforce de manière immédiate la subordination des réalisateurs.
Cette subordination objective ne serait pas effective si elle ne trouvait dans les règles de l’organisation
de la profession un moyen de se transformer en structures subjectives. La logique corporatiste, défendue
par des syndicats liés à la CGT et gérée par l’État
(CNC), fait que les réalisateurs ne peuvent accéder à
la mise en scène qu’après avoir occupé d’abord des
fonctions subalternes puis des fonctions d’assistant
réalisateur26, c’est-à-dire après avoir pris part à un long
travail d’acculturation aux valeurs de la profession, et
donc à l’acquisition d’un habitus professionnel.
Rohmer témoigne de cette réalité :
« Pour pénétrer [la profession cinématographique],
il fallait suivre le “cursum honorum”, remonter
une filière. Pour commencer, on était assistant ; non
pas seulement à cause de la réglementation, mais
surtout parce qu’on ne confiait pas la mise en
scène d’un film à quelqu’un qui n’avait pas fait
ses preuves. […] La situation antérieure [à la
Nouvelle Vague] était normale, c’était celle d’une
profession où régnait un certain corporatisme, un
immobilisme27. »
Le très faible nombre de premiers films est un bon
indicateur du coût professionnel qu’implique l’accès
au rang de réalisateur : en 1954 – 1955, on en compte
seulement deux (cinq en 1956) ; les premiers longsmétrages ont été plus nombreux pendant la guerre
qu’entre 1948 et 1958. Dans cette configuration, les
chances de subversion pour le metteur en scène se trouvent diminuées d’autant. Il ne peut apparaître ni
comme celui qui s’affranchit des règles techniques, ni
26. Sur la formation des techniciens et des
réalisateurs, voir aussi Jean Douchet,
Nouvelle Vague, Paris, Cinémathèque
française-Hazan, 1998, p. 78.
27. Ibid., p. 158-159.
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bénéficient ainsi de retombées liées au prestige de
l’écrit ou de la littérature dans un espace souffrant
encore des faiblesses d’une production vouée à l’image. Leur ancienneté dans le champ liée aux nombreux
scénarios qu’ils ont écrits leur donne en outre un capital social, et symbolique, important. Pour les œuvres
« prestigieuses » relevant de la « qualité », ils adaptent un grand nombre de romans (classiques :
Stendhal, Flaubert, Zola, ou policiers : par exemple
Simenon), cherchant aussi à transférer sur les films
les profits symboliques que l’œuvre adaptée, par son
statut de classique ou simplement d’œuvre littéraire,
permet de réaliser, se livrant en cela à une sorte d’instrumentalisation des œuvres littéraires qui fait
dépendre la légitimité du cinéma de la légitimité de
la littérature.
La logique du vedettariat, c’est-à-dire l’exploitation systématique de la notoriété des vedettes, constitue sans aucun doute un autre élément fondamental
de ce processus par lequel le cinéma résiste à conquérir son autonomie et à gagner le statut d’un bien culturel réellement légitime. En offrant ainsi au commerce
du cinéma de sérieuses garanties pour une rentabilisation à court terme, ces vedettes constituent une
forme spécifique de capital symbolique susceptible
d’être transformé en capital économique.
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Le cinéma de Jacques Tati et la « politique des auteurs »
Hulot et l’inversion des valeurs dominantes
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Par son montage financier et son rapport à la technique, Jour de fête constitue, au regard des normes
en vigueur, un véritable coup de force. Le budget en
est très réduit : comédiens et techniciens apportent
leurs cachets en participation, inaugurant « une forme
de coopérative fort peu courante au lendemain de la
guerre29 » qui, dans une certaine mesure, porte atteinte aux principes réglementaires d’une activité fortement professionnalisée et protégée par une organisation corporatiste.
« Nos moyens étaient limités, dit Fred Orain, le
producteur. J’avais réuni 8 millions. Ce n’est rien.
Le budget moyen d’un film à l’époque était d’environ 40 millions. Jour de fête en a finalement coûté
18, j’ai bouclé le budget avec des avances sur les
ventes à l’étranger. […] Il s’agissait de faire un
film avec un budget complètement ridicule par
rapport à ce qui se faisait à l’époque30. »
La spécificité de ce montage financier, réduit et coopératif, confère à Tati toute la grandeur symbolique
d’une forme de distance à la logique économique.
Comme Jean-Pierre Melville (Le Silence de la mer,
28. Y. Darré, « Auteurs et techniciens… »,
op. cit., p. 27.
29. M. Dondey, op. cit., p. 44-46.
30. François Ede, “Jour de fête” de Jacques
Tati ou la couleur retrouvée, Paris, Éd.
Cahiers du cinéma, 1995, p. 43. Le coût
moyen est bien plus élevé que le chiffre de
40 millions que donne Orain. En 1955, il
1946), Agnès Varda (La Pointe courte, 1954), ou
comme les réalisateurs de la Nouvelle Vague au
moment de leurs premières réalisations (1959 – 1960),
il déroge à la règle qui veut que les productions valorisantes soient des productions lourdes et fait preuve
alors de ce que lui-même conçoit comme une « indépendance artistique31 ». On peut lire aussi dans la presse le jugement suivant qui relève bien de la valorisation d’un budget réduit et d’une mise à distance de
l’excellence artisanale :
« Jour de fête est un film de copains, financé en
coopérative par quelques amoureux du cinéma
qui n’avaient pu arriver à intéresser aucun financier à leur projet. […] La photographie n’est pas
toujours très bonne, le son est constamment
défectueux mais qu’importe ces détails, si Jacques
Tati, metteur en scène a atteint son but : faire
rire sans discontinuer avec un essai de burlesque
qui ne doit pas grand-chose à ses devanciers.
[…] Il apporte un comique de toute nouvelle
inspiration32. »
Sur le financement du film, David Bellos porte un
regard un peu différent33. D’après lui, la dimension
coopérative du film relève du « mythe » : si le film est
financé à crédit, les techniciens ne recevant qu’un
pourcentage sur les recettes à venir, c’est que Tati n’a
pas l’argent nécessaire mais qu’il veut pourtant « rester maître à bord » et donc ne pas dépendre de producteurs extérieurs. En réalité, David Bellos veut surtout insister sur le fait que le film de Tati est loin d’être
un film d’amateur, pauvre et bricolé. Si ce point est
incontestable, et d’ailleurs la faiblesse du budget de
Jour de fête est plus conjoncturelle que structurelle
– l’hétérodoxie relative de son projet n’a pas permis
à Tati, qui évolue depuis peu dans l’espace du cinéma, de gagner la confiance des producteurs –, il montrera avec Les Vacances et Mon oncle qu’il est loin de
faire du tournage « pauvre », un idéal. Pour lui, l’indépendance artistique se signale moins par la pauvreté que par la libre dépense.
Il reste qu’au regard du poids des productions de
studios, la relative légèreté des moyens économiques
et techniques engagés par Tati pour Jour de fête fait
du film un véritable défi au cinéma de la « qualité
française ». Cela ne signifie pas que le film soit négligé du point de vue technique, ni que Tati soit alors
indifférent à cette dimension du film. Au contraire,
le film fut tourné à la fois en noir et blanc et en couleurs pour que soit testé, pour la première fois en
est de 109 millions (M. Marie, op. cit., p.
47-48).
31. Entretien avec Jacques Tati par André
Bazin et François Truffaut, Les Cahiers du
cinéma, 83, mai 1958, p. 2-18.
32. Robert Pilati, Ce soir, 18 mai 1949.
33. D. Bellos, op. cit., p. 163.
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comme celui qui, en ayant le pouvoir dans l’ordre hiérarchique de la production technique, possède en
quelque sorte « la maîtrise absolue du procès de création28 ». Ainsi, même si les réalisateurs peuvent être
juridiquement tenus pour des auteurs de films et s’ils
sont désignés comme tels dans les discours sur le cinéma à l’époque, ils ne peuvent pas apparaître comme
les sujets d’un projet singulier (d’un « auteur »), valeur
doxique déterminante pour imposer le cinéma comme
un art. Cela tient à ce que le système de la production
cinématographique se caractérise par sa forte hétéronomie. Alors que depuis le XIXe siècle la légitimité
des œuvres artistiques est proportionnelle à l’autonomie des « créateurs » et donc à l’affaiblissement relatif
des formes politiques, économiques et techniques de
détermination des espaces dans lesquels se produisent
les œuvres et se définissent leur valeurs, le cinéma est
assujetti à une double logique, technique et économique, qui rend improbable l’émergence d’un secteur
de production restreinte ou l’essor d’une avant-garde.
La possibilité pour les biens cinématographiques d’accéder à une légitimité au moins équivalente à celle des
biens littéraires ou picturaux se trouve ainsi compromise par une contradiction structurelle.
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France, un procédé d’obtention d’un film en couleurs,
le Thomson-Color34, à l’initiative de Fred Orain. Et
Tati s’investit réellement dans cette mission technique,
innovante et « moderne ».
« Je m’étais donné beaucoup de mal pour faire ce
film en couleurs. J’avais fait repeindre beaucoup
de portes dans le petit village en gris assez foncé,
j’avais habillé tous les paysans en vestes noires et
surtout les paysannes, pour qu’il n’y ait pas de
couleur sur cette place. La couleur arrivait avec les
forains, le manège, les chevaux de bois, et les
baraques foraines35. »
Par son objet et sa forme, cet intérêt pour la couleur,
s’il dénote bien une attention à la technique que son
origine sociale explique en partie, diffère toutefois assez
nettement d’une allégeance aux valorisations de l’excellence artisanale de la « qualité française ». D’abord
parce que la virtuosité des « sculpteurs de lumière »
s’exerce sur le noir et blanc, et ensuite parce que le
choix de tester un tel procédé technique lors de la réalisation de Jour de fête relève avant tout, pour Tati
peut-être et pour Fred Orain certainement, d’une stratégie d’innovation qui est aussi une stratégie de distinction vis-à-vis de la « tradition de la qualité ».
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Fred Orain est ingénieur Supélec. Il fait ses débuts
dans le cinéma en 1931 et devient selon ses
propos « un technicien reconnu », non seulement
pour ses qualités d’ingénieur mais aussi pour son
sens de la gestion des biens économiques : il sera
par exemple directeur de production pour Les
Enfants du paradis (1945). Jean Painlevé, alors
directeur du COIC (Centre d’organisation de
l’industrie cinématographique), lui confie à la
Libération la mission de s’occuper de la modernisation des studios. Orain est à l’origine de la
création de la Commission supérieure technique
destinée à « remettre sur rail le cinéma français »
qui connaît après guerre une période de crise.
Son intérêt pour le procédé Thomson-Color s’inscrit dans cette logique36.
En tout état de cause, par sa formation et ses goûts,
Tati est étranger à la culture du perfectionnisme ostentatoire des images obtenues en studio par les chefs opérateurs et les décorateurs de la « qualité française ».
Cependant, tout en se situant par ses origines, mais
surtout par sa formation et sa trajectoire assez éloignées du cinéma de la « qualité », Tati s’écarte aussi
des formes les plus légitimes de mise à distance de la
dimension technique des œuvres. Loin de montrer une
forme de désinvolture, qu’adopteront, à la fin des
34. F. Ede, op. cit. ; D. Bellos, op. cit.,
p. 134-135.
35. Émission « Hiéroglyphes » réalisée par
Noëlle Chanel (INA, 14 décembre 1975),
50
citée par F. Ede, op. cit.
36. Sur ce point, voir F. Ede, op. cit., p. 42.
37. Certains techniciens le surnommeront
« Tatillon » lors du tournage de Playtime, à
années 1950, Chabrol, Godard ou Truffaut, Tati se
montre au contraire « perfectionniste », comme le dit
Jacques Mercaton, le chef opérateur de Jour de fête37.
Il ne s’agit pas d’un perfectionnisme de corps, hérité
d’un apprentissage au sein des studios de cinéma, mais
plutôt d’un perfectionnisme de classe, formé dans l’atelier Van Hoof, où son grand-père d’ailleurs se montrait d’une très grande intransigeance : « Un jour, écrit
David Bellos, où Tati était particulièrement fier d’un
cadre qu’il avait réalisé, son grand-père le lui fit démonter entièrement, sous prétexte qu’il était trop bon pour
le tableau, et donc trop visible38. »
C’est aussi, au-delà de la dimension économique et
technique, par certains des aspects les plus originaux
de son inscription dans le genre du comique que le
cinéma de Tati se démarque de la production cinématographique dominante. Les Vacances de Monsieur
Hulot ou encore Mon oncle doivent une partie de leurs
propriétés cinématographiques au fait d’inverser les
règles du comique prévalant à l’époque du succès de
Robert Dhéry, Noël-Noël ou Fernandel. Alors que le
comique de Fernandel est fondé sur la multiplication
d’outrances verbales et faciales, celui de Tati est
presque essentiellement muet, corporel et décentré.
Dès Jour de fête et plus encore avec Les Vacances, ses
films semblent sans intrigue ou, du moins pour les premiers, sans intrigue tendue, sans construction narrative reposant sur une progression dramatique : « les
situations dramatiques connues, toujours les mêmes,
ne m’intéressent pas39 ».
L’écart entre le comique dominant et le style de Tati
se renforce encore par le fait que les phrases dites par
les acteurs sont à la limite soit de l’intelligible, soit de
l’insignifiance. Cet écart n’échappait pas aux critiques
de l’époque qui l’opposent aux « farces militaires », aux
« vaudevilles » et aux « “Clochemerle” de bas étage ».
Son comique, à l’image de celui de Max Linder, est
salué pour sa pureté : « Jour de fête est un film de
comique pur. Il a trouvé un langage comique authentiquement universel, un comique sans grossièreté, sans
effet de dialogue et sans lourdeur d’esprit40. » Tati se
distingue donc aussi en profondeur du « cinéma des
scénaristes ». Maître dans l’élaboration du scénario41,
préférant les borborygmes aux dialogues enlevés, il se
démarque d’un cinéma soumis à l’emprise du vedettariat et renverse la logique de l’assujettissement du
cinéma au théâtre, dont le corollaire majeur est le pouvoir des scénaristes. Cette inversion des règles du
« cinéma des scénaristes » est signalée par les critiques
de l’époque : Georges Sadoul, Jean-Pierre Escande,
la fin des années 1960.
38. D. Bellos, op. cit., p. 29.
39. Arts, 1954.
40. Jeander [Georges Sadoul], Libération,
16 mai 1949.
41. Voir sur ce point M. Dondey, op. cit.,
p. 43 et p. 52.
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Le cinéma de Jacques Tati et la « politique des auteurs »
« Imaginez […] un metteur en scène bien disposé
recevant un homme inconnu lui proposant un
film. Le dialogue s’engage ainsi : “Fort bien mon
ami, vous avez sans doute un bon scénario ?
– Non, du tout ou du moins pas au sens où vous
l’entendez. – Pas d’intrigue ? – Pas d’intrigue. – Du
suspense ? – Pas de suspense. – Après tout, cela
peut réussir s’il y a de grandes vedettes ? – Non,
il n’y aura que des amateurs, aucune vedette.”
Vraiment de bonne humeur, le metteur en scène
(imaginaire) ne se démonta pas. “Tout peut réussir,
après tout s’il y a suffisamment d’érotisme, du
nu, du voyant. – Non rien de ce genre, pas de
femme. – Alors c’est une histoire policière ? Panpan ! du revolver, de la police, du mystère ? – Non
rien de tout cela43.” »
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En usant principalement de figurants ou de comédiens
amateurs ou inconnus, Tati fait des films dans lesquels
il n’y a pas d’autre vedette que l’auteur lui-même. Tout
en ne parlant presque pas (et de manière significative,
on peut remarquer par exemple que dans Les
Vacances, au moment de donner son nom au réceptionniste de l’hôtel, il ne peut répondre que par une
sorte de léger grognement), il tend à se décentrer ou,
comme le dit Serge Daney, à se « disséminer44 ».
C’est ce que confirme Tati lorsqu’il dit : « en regardant les seconds plans on s’aperçoit qu’il se passe
toujours quelque chose 45 ». Ou bien encore :
« J’entends faire des vedettes avec mes personnages, non avec ceux qui les interprètent46 » ; « ce
que je voudrais, c’est qu’on [voie Hulot] de moins
en moins, et qu’on voie de plus en plus les
autres47 ». Truffaut fait également des remarques
qui vont dans ce sens : « Tous deux [Bresson et
Tati] semblent avoir pour souci commun de briser
le jeu roublard et convenu de l’acteur professionnel
au profit d’une certaine “manière d’être” de gens
choisis uniquement “pour leur tête”48. »
42. À propos des Vacances, Tati explique
que si on lui reproche parfois le manque
de qualité des dialogues, il répond :
« Monsieur Jeanson n’était pas en vacances
avec nous cette année-là. » In Sophie
Tatischeff, Tati sur les pas de M. Hulot
(1989, film).
43. Esprit, août 1953. Cité in Armand-Jean
Cauliez, Jacques Tati, Paris, Seghers, coll.
« Cinéma d’aujourd’hui », 1968, p. 169.
44. S. Daney, La Rampe, op. cit., p. 114.
45. « Le son », Les Cahiers du cinéma, 303,
p. 18.
46. In A.-J. Cauliez, op. cit., p. 105.
Par la comparaison des normes de la « qualité » et des
caractéristiques des films de Tati, on peut mesurer le
degré d’hétérodoxie que peut atteindre cette œuvre
cinématographique et cerner également les raisons pour
lesquelles elle a pu conquérir très rapidement une légitimité de première importance. Dès Jour de fête, son
cinéma a pu représenter une valeur cinéphilique de premier rang, un objet d’investissement critique de la part
de tous ceux qui avaient intérêt à ce que s’impose la
figure de l’auteur, valeur essentielle pour que s’opère
la ruine d’un cinéma tout à la fois dominant dans l’espace cinématographique et dominé dans l’espace plus
large des biens culturels les plus légitimes, et que se
réalise véritablement le processus d’autonomisation du
cinéma. « Il rend le cinématographe au cinématographe », dira de lui Marcel L’Herbier49. « Mon oncle,
écrit Bazin, est une œuvre aussi individualiste et autonome qu’un roman, un poème ou un tableau50. »
Une certaine ambivalence
Par les éléments de rupture que présente son cinéma
et qui en font un objet de réception « auteuriste », il
est logique que Tati figure en bonne place dans la liste
des « auteurs » que dressent, contre la « qualité française », les partisans de la « politique des auteurs ».
Dans son article inaugural, « Une certaine tendance du
cinéma français » publié en 1954 dans Les Cahiers du
cinéma51, Truffaut oppose au cinéma de la « qualité »
un cinéma d’auteur. « Il s’agit, précise-t-il, de Jean
Renoir, Robert Bresson, Jean Cocteau, Jacques Becker,
Abel Gance, Max Ophüls, Jacques Tati, Roger
Leenhardt. […] Il se trouve […] que ce sont des
auteurs qui écrivent souvent leurs dialogues et
quelques-uns inventent eux-mêmes les histoires qu’ils
mettent en scène. » Selon cette « politique », le cinéma
peut se hiérarchiser selon une opposition entre ce qui
est ignoble – un cinéma subordonné, assujetti, soumis
à la logique de toutes les dominations (le commerce
cinématographique, la technique, le vedettariat, le
théâtre, etc.), coupable de toutes les compromissions
esthétiques ou éthiques, le « cinéma des scénaristes »,
des « fignoleurs », le cinéma de la « qualité française »,
expression qui devient alors un véritable stigmate d’infamie cinématographique – et ce qui est noble – le
« cinéma d’auteur », un cinéma de réalisateurs indépendants ayant toujours voulu secouer le joug de ces
dominations, prouvant à tout moment la singularité
47. « Entretien avec Jacques Tati », par
André Bazin et François Truffaut, Les
Cahiers du cinéma, 83, mai 1958.
48. Arts, 11-17 mai 1955.
49. Combat, 16 juillet 1949.
50. France Observateur, 15 mai 1958.
51. Sur cet article et son importance dans
l’histoire du cinéma français, voir A. de
Baecque, Les Cahiers du cinéma…, op.
cit., p. 99-104 ; Antoine de Baecque et
Serge Toubiana, François Truffaut, Paris,
Gallimard, 1996, p. 105-114 ; A. de
Baecque, La Cinéphilie…, op. cit., p. 135167.
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Étienne Lalou, Jacques Deheure, Claude Mauriac, par
exemple, remarquent que « la parole a peu d’importance », que « les gags sont avant tout sonores », qu’il
n’y a pas de « construction dramatique ». Ils insistent
avant tout sur l’absence de « mot d’auteur », sur le fait
que l’œuvre de Tati se démarque très nettement des
films dialogués par Jeanson42. Pour prendre la mesure de l’écart existant entre le cinéma de Tati et les
normes de la « qualité française », on peut citer également l’analyse et le témoignage que livre Alfred Sauvy,
l’ancien partenaire de Tati dans l’équipe de rugby du
Racing Club de France, resté par la suite son ami :
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52. Les Cahiers du cinéma, 71, mai 1957,
repris in Jean-Luc Godard, Jean-Luc Godard
par Jean-Luc Godard, Paris, Cahiers du
cinéma-Éd. de l’Étoile, 1985, p. 101.
53. Les Cahiers du cinéma, août-septembre
1954.
54. Arts, 11-17 mai 1955.
55. Arts, 15 mai 1957, repris dans François
Truffaut, Le Plaisir des yeux, Paris,
Flammarion, coll. « Champs/Contrechamps », 1987, p. 234-249.
52
56. Du Dossier noir d’André Cayatte, il dit
qu’il est « plus mauvais que les mauvais
films » (Arts, 15-31 mai 1955) et de Chiens
perdus sans collier de Jean Delannoy qu’il
fait « reculer les bornes de l’intelligence »
(Arts, 14-20 septembre 1955).
57. Arts, 21 mai 1958, repris in F. Truffaut,
Les Films de ma vie, Paris, Flammarion,
coll. « Champs/Contre-champs », 1987,
p. 257-259.
58. Correspondance, Paris, Hatier, 1988,
plus élogieux (« On ne peut aimer le cinéma et ignorer
ce film ») côtoient les pointes les plus sévères d’une ironie qu’il réserve en général aux films de Jean Delannoy
ou d’André Cayatte56 :
« Mon oncle pourra satisfaire les gens qui ne se
dérangent que pour voir des films de Tati ; il en
existe. Mon grand-père par exemple n’allait voir
que les films de Charlie Chaplin. Mon oncle est un
film-hymne à la lenteur de vivre et, partant, à la
lenteur d’esprit […]. Le comique de Tati est un
comique de pure observation : celle de la vie passée
(Saint-Maur) et celle de la vie future (l’usine, la
maison des Arpel). S’il est facile de nous faire rire
de nos manies passées ou présentes, il est malaisé
de nous faire rire de nos manières futures, c’està-dire de celles dont nous serons victimes lorsque
tous les Français seront bien logés. C’est par là
que Mon oncle est un film réactionnaire57. »
En 1962, dans une lettre à Helen Scott, en une formule beaucoup plus courte, Truffaut en dit beaucoup
plus long. Parlant de Tire-au-flanc (1961), un film de
Claude de Givray, qu’il a co-écrit et produit, il écrit en
effet : « je le trouve inventif, très frais et très vrai […]
supérieur en tout cas à la moyenne des films comiques
français : Dhéry et même le laborieux Tati58 ». Comme
auteur, Tati se distingue bien d’un artisan de la « qualité », mais il n’est pas doté de toutes les qualités qui
pourraient l’imposer aux yeux des futurs réalisateurs
de la Nouvelle Vague comme une figure majeure de
l’histoire cinématographique. Si l’on rappelle, en suivant Jean-Pierre Séris, « qu’une portion non négligeable
de l’art du XXe siècle [a] consisté à tourner en dérision la technicité de l’art, le professionnalisme dans
tous les arts, l’humour désinvolte et décapant prenant
la place du métier59 », on comprend que son perfectionnisme « laborieux » ne correspond pas à ce que doit
être un artiste véritable, capable de fulgurance dans le
génie, libéré des contingences techniques et de la
patience du labeur par la transcendance d’une exigence
esthétique et d’un projet créateur.
Que le cinéma de Tati représente une valeur cinéphilique pour les « Jeunes Turcs » des Cahiers ne signifie pas qu’il y ait nécessairement une identité de position dans l’espace social entre ceux qui sacralisent et
celui qui est sacralisé60. Ces jeunes critiques se distinguent en effet de Tati par leur rapport à la culture.
p. 213 (je souligne).
59. Jean-Pierre Séris, La Technique, Paris,
PUF, 1997, p. 253.
60. La distance de la «politique des auteurs»
au cinéma de Tati n’est pas sans analogie
avec celle qui sépare l’avant-garde littéraire
des surréalistes à Man Ray, telle que l’analyse Norbert Bandier (« Man Ray, le surréalisme et le cinéma des années 1920 », Actes
de la recherche en sciences sociales, 88, juin
1991, p. 48-60). On pourrait aussi compa-
rer la situation de Tati au sein de cette critique
à ce qu’est le Douanier Rousseau pour l’avantgarde parisienne (Delaunay, Apollinaire,
Picasso). La comparaison entre le Douanier
Rousseau et Tati se trouve d’ailleurs faite
par un critique de l’époque : « Mon oncle
n’est pas très éloigné de ce que l’on a appelé
joliment “l’art naïf”, dont le Douanier Rousseau
est le plus typique représentant » (Marcel
Rendu, Fiches filmographiques de l’Idhec,
1er janvier 1964).
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de leur style de « mise en scène », aussi grand en dignité artistique que celui des grands écrivains (Flaubert)
ou des grands peintres (Matisse), pouvant en toute
légitimité être reconnus comme eux pour la singularité, la liberté et l’authenticité de leurs créations.
Comme Bresson ou Renoir, pour le cinéma français,
ou comme Hitchcock ou Welles, pour le cinéma américain, Tati, intégré à cette liste, se situe de fait au sommet de l’art cinématographique. Mais les honneurs de
la « politique des auteurs » restent plus limités pour Tati
que pour ces auteurs majeurs. L’enthousiasme des
tenants de cette « politique » n’est pas sans comporter
un certain nombre de réserves. Ainsi, la notice que
Godard lui consacre en mai 195752 est dans l’ensemble
élogieuse : « Avec [Tati], écrit-il par exemple, le néoréalisme français est né. [Il] est devenu en deux films,
le meilleur metteur en scène comique français depuis
Max Linder ». Mais Godard a noté juste avant : « Une
conversation avec lui est impossible. C’est l’anti-théoricien par excellence. Ses films sont bons en dépit de
ses idées » [voir commentaire « Bresson et Tati selon Godard »,
ci-contre ]. Cette distance dans l’éloge se retrouve encore chez Rohmer : « Je crois apprécier aussi Jacques Tati
mais [je] louerais notre meilleur comique non tant
d’avoir proposé des objets nouveaux à notre rire, que
raffiné à l’extrême une technique éclose aux premiers
âges du cinéma53 ». Les jugements de Truffaut peuvent
comporter eux aussi une dimension critique. Il distingue,
dans le public des films de Tati, trois catégories : « Ceux
qui ont le fou rire (75 %), ceux qui ne rient pas (15 %)
et ceux qui font preuve d’une curiosité admirative ». Il
reconnaît faire partie de la troisième catégorie. « Au
fond Hulot, ajoute-t-il, n’est drôle que dans la mesure
où le sont Bouvard et Pécuchet ou les derniers romans
de Queneau54. » À propos de Mon oncle, Truffaut va
plus loin encore dans la remise en cause. Il semble surtout déroger à la règle de la « politique des auteurs » qui
veut qu’un film d’auteur, même raté, reste toujours plus
intéressant qu’un « film de scénariste » ou un « film commercial » : « Je ne crois pas aux bons ou aux mauvais
films, je crois aux bons ou aux mauvais metteurs en
scène. […] Je suis donc partisan de juger, lorsqu’il s’agit
de juger, non des films mais des cinéastes. Je n’aimerai
jamais un Delannoy, j’aimerai toujours un film de
Renoir55. » Il se montre en effet très sévère : les traits les
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BRESSON ET TATI SELON GODARD. La comparaison de ces deux textes de Jean-Luc Godard, parus dans Les Cahiers du cinéma (no71, mai 1957,
p. 50 et p. 63), montre bien la différence de traitement dont font l’objet Bresson et Tati. Bresson est comparé à Dostoïevski ou Mozart, Tati à Tristan
L’Hermite et Max Linder. De Tati, Godard dit qu’il « est l’anti-théoricien par excellence ». Avec Bresson, au contraire, c’est Godard qui n’a pas besoin de
proposer de théorie : c’est l’auteur lui-même qui dit l’essentiel. S’il y a bien, du point de vue de la « politique des auteurs », une différence de grandeur
entre le cinéma de la « qualité » et le « cinéma d’auteur », il y a aussi une hiérarchie des auteurs.
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Cela se conçoit bien si l’on prête attention à leur origine et à leurs trajectoires. Ils sont issus de la petitebourgeoisie cultivée. C’est le cas de Rivette qui est,
comme Chabrol, fils de pharmacien. C’est également
le cas de Truffaut qui hérite de sa famille et de son histoire particulière61 d’un rapport anxieux à la culture :
grand lecteur et grand cinéphile, il connaît la « rage »
accumulatrice des autodidactes qui ne voient leur salut
social que dans et par la culture. Godard est issu de
la grande bourgeoisie. Il est le fils d’un brillant médecin, diplômé en France et en Angleterre, propriétaire
d’une clinique en Suisse. Sa mère, Odile, née Monod,
est issue d’une riche famille de banquiers (qui compte des personnalités illustres : l’ethnologue africaniste
Théodore Monod, le biochimiste Jacques Monod, prix
Nobel de médecine en 1965, et l’industriel et homme
politique Jérôme Monod). Son père (le grand-père
maternel Godard), ami de Paul Valéry, a fondé La
Banque de Paris et des Pays-Bas : « J’ai eu, dit JeanLuc Godard, la même chance que Saint François
d’Assise, dont le père était un riche drapier et qui
payait de belles parures et de beaux chevaux à son fils.
Quand j’étais petit, j’ai eu cinq maisons, douze
bateaux, j’ai eu accès à la mer, au soleil, à la neige. […]
On était entouré de livres62 ». Il fait sa scolarité à Paris
au lycée Buffon jusqu’à l’obtention du baccalauréat.
Ses parents le voulaient ingénieur, il se voyait artiste.
Il n’accède donc pas à la formation de prestige, conformément à ce que son origine aurait pu lui permettre,
et il s’inscrit (en 1949) en ethnologie à la Sorbonne.
Certains de ces jeunes critiques sont diplômés (Chabrol
est licencié en lettres et Rohmer est professeur de
lettres), d’autres fort dotés en capital culturel. Ils ont,
très jeunes, des ambitions intellectuelles et artistiques,
souhaitant devenir écrivain. Rohmer, plus âgé de dix
ans (il est né en 1920), a publié en 1946 – il n’a alors
que 26 ans – un roman chez Gallimard et il écrit, sur
le cinéma, dans différentes revues, spécialisées ou non,
telles que Arts, Les Temps modernes, La Parisienne
ou La Revue du cinéma. Chabrol et Rivette veulent
faire l’IDHEC.
La distance, dans leur rapport à Tati, ne se définit
pas seulement par une différence d’habitus, celle qui
sépare des enfants de la petite-bourgeoisie (ou de la
bourgeoisie) cultivée ayant une formation universitaire et fréquentant les cercles cinéphiles au fils d’un petit
patron du commerce, sans diplômes, faisant profession
dans le music-hall. Elle tient aussi à la position qu’ils
occupent dans l’espace de la critique. Au moment où
61. Sur Truffaut, voir Anne Gillain, François
Truffaut. Le secret perdu, Paris, Hatier,
1991 ; A. de Baecque et S. Toubiana,
op. cit. ; Antoine de Baecque et Arnaud
Guigue (dir.), Le Dictionnaire Truffaut, Paris,
58
La Martinière, 2004.
62. Cité par Jean-Luc Douin, Jean-Luc
Godard, Marseille, Rivages/Cinéma, 1989,
p. 11-12.
63. Emmanuelle Loyer, « Hollywood au pays
ils deviennent critiques de cinéma, appartenant à cette
bohème qui gravite autour de la Cinémathèque et des
salles du Quartier latin, capables d’une virulence critique qui ne s’explique pas seulement par leur jeunesse mais aussi par leur statut de nouveaux entrants, ils
se positionnent dans un espace marqué par deux tendances relativement contradictoires. D’un côté, les progrès généraux de la cinéphilie constituent le vecteur
essentiel d’un processus de légitimation du cinéma.
C’est le temps de l’essor des ciné-clubs, des revues cinéphiliques (La Revue du cinéma, Écran français, Les
Cahiers du cinéma, Positif), du développement des cinémathèques et de la constitution d’un public « expert ».
Mais d’un autre côté, comme le montre bien l’évolution des ciné-clubs63, passés d’une vocation initiale,
dans les années 1910 – 1920, de défense des avantgardes cinématographiques et de constitution de l’autonomie de la critique, à une fonction franchement idéologique dans l’après-guerre (où ils sont liés aux
communistes, à l’Église, et au mouvement d’éducation
populaire64), et comme l’indique, tout aussi nettement,
la virulence des critiques dont est l’objet le cinéma américain, l’espace de la critique connaît les effets d’une
forte hétéronomie.
De la rencontre entre ces dispositions et cet espace de prises de position résulte une partie des caractéristiques de la « politique des auteurs ». Elle ne prolonge pas seulement, sous des voies plus radicales
encore, le processus de discrédit et de sacrilège de la
« qualité française » engagé par une partie plus large
de la critique et que révèle bien la réception distinctive et favorable de Tati. Elle opère aussi une sacralisation du cinéma hollywoodien, celui de Hawks ou de
Hitchcock, sous les formes exacerbées de la doxa esthétique dont la lecture platonicienne de l’auteur de
Vertigo65 constitue un exemple de choix. Elle s’emploie
aussi à proposer des lectures à la fois formelles et
morales ou religieuses (de Rossellini, Bresson,
Bergman, par exemple), lectures internes, souvent
d’une grande virtuosité (par exemple de la part de
Rohmer ou de Rivette), qui se situent à distance des
lectures politiques, plus ouvertes à la dimension idéologique des œuvres. Comme le dira Chabrol, en un jeu
de mots qui signale à la fois une forme de lucidité et
de distance (elle est liée à sa position dans le sous-espace de la Nouvelle Vague, le démarquant de « puristes »
tels que Rivette ou Rohmer et le rapprochant du pôle
commercial) : la ligne critique des Cahiers du cinéma
est avant tout une « politique des hauteurs66 ».
des ciné-clubs », in Vingtième siècle, 1992.
64. F. Montebello, « Les intellectuels, le
peuple et le cinéma », op. cit., p. 154-155.
65. Jean-Pierre Esquenazi, « L’auteur, un
cri de révolte », in Jean-Pierre Esquenazi
(dir.), Politiques des auteurs et théories du
cinéma, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 67-94.
66. Claude Chabrol, Et pourtant je tourne,
Paris, Robert Laffont, 1976.
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Le cinéma de Jacques Tati et la « politique des auteurs »
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À l’inverse de la pensée qui l’honore du titre de
noblesse de « cinéma d’auteur », l’œuvre de Tati
semble procéder en profondeur d’une forme de complexe d’infériorité culturelle. Presque tous les critiques
ont insisté sur l’originalité de la bande-son et sur celle
de son traitement de la parole. Assez souvent altérés
ou brouillés par le bruit des choses et les difficultés
pratiques du monde, les propos des personnages se
distinguent nettement de ceux incarnés par les acteurs
vedettes de la « qualité », tout entiers employés à exprimer la bonne volonté littéraire des scénaristes. Mais
ce n’est pas un souci d’hétérodoxie ou une volonté délibérée de se distinguer des films les plus « bavards »
(comme le dit Truffaut) des années 1950, qui explique
que Tati entreprend de faire des films presque muets
au temps du parlant ou du moins de placer au centre
de ses films un personnage incapable de parler. Par ce
trait cinématographique, ses films se trouvent avant
tout liés au mime de music-hall, c’est-à-dire à un type
d’expression qui, à l’opposé des formes consacrées de
théâtre mais aussi du mime d’avant-garde que pratiquent à la même époque Decroux, Dullin, Barrault67,
occupe dans l’espace des productions culturelles une
position plutôt dominée.
Il est aussi important de noter que les premiers personnages des films de Tati, le garçon de ferme devenu
boxeur dans Soigne ton gauche, le facteur rural de
L’École des facteurs et de Jour de fête68, sont des personnages qui apparaissent comme simples d’esprit, du
moins sans grande instruction, plutôt naïfs, tout au
moins incapables de réellement comprendre les situations dans lesquelles ils sont pris. Le Hulot des
Vacances et de Mon oncle se différencie des personnages des premiers courts-métrages et de Jour de fête.
Il n’appartient plus au monde rural. Il s’est élevé progressivement dans la hiérarchie sociale : un passage
par le tourisme balnéaire (l’hôtel et la plage des
Vacances) lui a permis ensuite d’accéder à la banlieue
parisienne (le Saint-Maur de Mon oncle) et enfin à la
ville importante (la ville des affaires et du commerce
de Playtime). Mais comme ses prédécesseurs comiques
des premiers films ruraux, il se fait remarquer lui aussi
par son mutisme relatif, par sa naïveté, par ses difficultés à se repérer ou à s’orienter dans un monde dont
la complexité le dépasse.
Les borborygmes du François de Jour de fête ou le
mutisme de Hulot peuvent bien trouver dans l’interprétation des critiques le sens d’un défi cinématographique à l’usurpation de la légitimité littéraire dont le
cinéma des scénaristes se rend coupable. Ils relèvent
pourtant d’une autre logique. Ils sont comme les productions symboliques de l’inconscient social de Tati :
ils disent sous une forme sublimée l’inanité de la parole et, par là, du titre scolaire qui en sanctionne la maîtrise. On peut voir dans ce trait l’un des effets de la
trajectoire de Tati qui, par son échec scolaire, a contredit les espoirs justifiés de sa famille de poursuivre, par
les voies institutionnalisées et culturelles du diplôme
(d’ingénieur), l’élévation sociale déjà accomplie par la
réussite commerciale.
On ne saurait trouver d’entretien avec Tati où ne
se font pas jour ce sentiment d’infériorité culturelle et
cette volonté, souvent pathétique et toujours symptomatique d’une forme de culpabilité, de se dénier le
titre d’intellectuel auquel, paradoxalement, il semble
pourtant être presque contraint d’adhérer sous l’effet
de sa consécration comme auteur. « Je ne lis guère, ditil par exemple, et je vois peu de films. Je ne suis pas
un homme cultivé69. » À ce titre, le long récit qu’il fait
d’une situation, où le comique se fait aux dépens de
ceux qui sont détenteurs des formes principales de
capital (économique et culturel), peut apparaître
comme significatif de ce rapport à la culture, composé à la fois de reconnaissance et de méfiance, typique
de ceux qui se trouvent dans la situation paradoxale
d’être à la fois dominés et reconnus culturellement :
« Il faisait une chaleur épouvantable. […] Il y avait
un gros serveur qui transpirait. […] Il avait sa
chemise trempée. Il servait du canard aux petits
pois. […] Les petits pois étaient très rapprochés
de son ventre. Et il [n’]arrêtait pas de transpirer
dans les petits pois. Je regardais les voyageurs,
des types très sérieux, impeccables, qui allaient
faire des affaires, vendre des terrains sur la côte,
parlant théâtre, littérature, quelques intellectuels,
comme ça, très bien. Et personne ne voit que ce
type transpire dans les petits pois. Et tout le monde
se servait avec des mondanités. […] Donc c’est
quand même fabuleux de penser qu’un train rempli
de gens intelligents, enfin je veux dire…, je reviens
aux quatre premiers de la classe… c’est vrai
qu’entre l’instruction et l’intelligence, il y a déjà
un très grand pas… On peut être très instruit et
ne pas être très fin. J’ai entendu des conversations
de gens très importants, j’avoue avoir été très
déçu. Mais voilà tous ces gens importants qui ont
bouffé des petits pois à la sueur70. »
Opposer la finesse à l’instruction ou le sens pratique
à l’importance sociale relève bien du lieu commun et
Tati n’en a pas le monopole. Mais il semble y être
attaché et, par là, opposant alors souvent son sens de
67. Sur cette différence, voir D. Bellos, op. cit., p. 93. 68. Ibid., p. 13. 69. Cité par D. Bellos, op. cit., p. 29. 70. Entretien radiophonique avec Claude-Jean Philippe à l’émission « Le cinéma des cinéastes » sur France Inter, 1974.
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Populisme et complexe d’infériorité culturelle
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l’observation à l’absence de réflexion des gens imposants, il traduit les tensions intériorisées de sa position
sociale. Le fait que la question de l’école ne cesse de
se poser pour lui constitue certainement un autre élément de preuve qu’il vit cette contradiction comme
une épreuve. Il explique par exemple qu’il doit son
sens de l’observation à sa condition de « mauvais
élève », toujours au coin de la classe. Il dit aussi : « Il
y a des fautes d’orthographe dans mes films » et, à propos de son travail artistique, il précise : « J’essaie toujours de corriger mes devoirs » ; « La seule école qui
existe pour le cinéma comique : le music-hall. On y
apprend comme une danseuse apprend à danser71 ».
On peut alors avoir du mal à suivre l’analyse que
propose Alfred Sauvy des rapports sociaux dans les films
de Tati. D’un côté, il admet que les films de Tati montrent des oppositions sociales puisqu’il fait la différence entre le cinéma de Chaplin, où ne se trouve « aucune stratification sociale mais des hommes affreusement
entremêlés », au cinéma du créateur de Hulot, où « au
contraire, la grande bourgeoisie est séparée du peuple
comme au couteau ». Et pourtant, d’un autre côté, par
une critique du point de vue « marxiste », il tend à dénier
cette séparation, avançant que ces oppositions ne relèvent visiblement pas d’une « lutte des classes » :
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« Une telle séparation va-t-elle satisfaire les
marxistes purs, acharnés à chercher la dualité de
classe admise et promise par Marx et soucieux
par suite de détruire le “mythe bourgeois des cols
blancs et des classes moyennes” ? En aucune façon.
Ces classes moyennes, nous les voyons en effet,
nous les savourons dans Les Vacances. En outre,
aucune animosité sociale, aucun sentiment de
révolte ne se manifestent, chez l’auteur, pas plus
que dans le peuple qu’il anime. […] À la limite,
nous voyons dans Mon oncle, deux classes, deux
sociétés : l’une, composée des faibles, paraît en
perpétuelles vacances ; l’autre, celle qui a le dessus,
n’utilise ses ressources qu’à compliquer son
existence, au point de se laisser enfermer par un
chien dans un garage à fermeture automatique72. »
Il faut que le rapport critique au marxisme mobilise
l’attention du sociologue ou de l’interprète, pour que
se trouve à ce point méconnue la forme symbolique
des oppositions de classes. Sans jamais pouvoir
remettre en cause les présupposés du marxisme, qu’il
entend pourtant critiquer, et qui tendent à ne voir de
rapport de classe que sous la forme du rapport de force
ou de la lutte politique, Sauvy se trouve condamné à
méconnaître que beaucoup de scènes de Mon oncle
sont structurées par des dispositions négatives à l’égard
des formes culturelles de la domination sociale.
La maison des Arpel dans Mon oncle doit se concevoir
selon cette logique. Sorte de synthèse de la domination
par l’argent et par l’art, s’accumulent en elle tous les
signes de cette double domination [voir encadré « L’art et
l’argent » p. 62]. Elle est le cadre de dépenses ostentatoires, sous la forme d’une inflation de dispositifs automatiques : jets d’eau, arrosages ou portes de garage,
électroménager aseptisé et robotisé, etc. Par son style
à la fois convenu et moderne, où sont mises en valeur
des pièces dépouillées de tout bibelot, aux fenêtres
rondes, aux fauteuils ou canapés de plastique aux couleurs primaires, elle traduit l’ambition un peu vaine et
la prétention de classe des Arpel à vouloir tenir le rang
culturel ou symbolique que la réussite économique des
usines Plastac leur laisse espérer73. À la satire de la
modernité de la maison des Arpel s’oppose directement
l’apologie poétisante de la simplicité du Saint-Maur des
quartiers populaires où le populisme de Tati s’affirme
très nettement : les gens simples savent se parler, les
enfants des rues ne s’ennuient pas, sans doute parce
qu’ils ne sont pas contraints à l’étude (le fils des Arpel
confiné dans l’espace normalisé de la maison moderne
est contraint de chercher en son oncle Hulot un camarade de consolation), et ils connaissent ainsi le plaisir
de jouer dans la rue, le travail (celui du balayeur de rue
ou du marchand de légumes) s’effectue lentement et
n’exclut pas les conversations, les balances de pesée ne
sont pas exactes, etc.
Entre ces deux mondes, Hulot déplace sa silhouette fragile et maladroite, symbole d’une communication
impossible. À Saint-Maur, ses gestes sont heureux : s’il
ouvre une fenêtre, il déclenche le chant d’un oiseau.
Chez les Arpel, ses gestes sont malheureux : il perce les
tuyaux de l’arrosage automatique en utilisant mal un
cendrier « design » qu’il ne reconnaît pas en tant que tel ;
il marche dans le bassin de la fontaine ; il transforme un
canapé à la ligne avant-gardiste en lit en le retournant
totalement, négligeant par là la valeur de ses formes
futuristes ; il se montre hermétique au snobisme des
amis des Arpel et choque leur sens de la distinction par
les blagues qu’il raconte, etc. Si ces décalages comportementaux peuvent être interprétés, du point de vue
sociologique, comme les effets de dispositions mal ajustées aux situations dans lesquelles il se trouve, ses maladresses, dans la logique de l’œuvre de Tati, dessinent
en creux les contours d’une existence authentique.
L’accumulation des décalages comportementaux de
Hulot et des dysfonctionnements technologiques de la
maison des Arpel vient stigmatiser la double domination de l’industriel ou plus précisément la prétention
des Arpel à ajouter à la domination économique la domi-
71. In Sophie Tatischeff, Tati sur les pas de M. Hulot (1989, film). 72. In A.-J. Cauliez, op. cit., p. 176-177. 73. Par sa parenté aux Arpel, Hulot signale l’origine populaire de la
femme d’Arpel (qui est sa sœur) et confirme que les Arpel sont plus fortement dotés en capital économique qu’en capital culturel.
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Le cinéma de Jacques Tati et la « politique des auteurs »
L’appel de l’ingénieur
C’est aussi par son rapport à la technique et à l’économie que son œuvre montre ce qui la sépare des
formes les plus légitimes de la consécration « auteuriste ». Pour le comprendre, il ne faut pas seulement
rompre avec la survalorisation des éléments formels
qu’impliquent les lectures internes, fondées sur la cou-
74. In A.-J. Cauliez, op. cit., p. 179
(je souligne).
75. Les Cahiers du cinéma, septembre
1979, cité in Tati, Télérama hors-série, 15
mai 2002, p. 94.
76. Vincent Guigueno, « L’Écran de la
productivité : “Jour de fête” et l’américanisation de la société française », Vingtième
siècle, 46, avril-juin 1985 ; François Ramirez
et Christian Rolot, “Mon oncle” de Jacques
Tati. Étude critique, Paris, Nathan, 1993 ;
Marie-Caroline Vanbremeersch, « Le cinéma
de Jacques Tati. La problématique de la
modernisation de Jour de fête (1949) à
Trafic (1970) », Sociologie de l’art, 11,
1998 ; Laura Laufer, Jacques Tati. Le
temps des loisirs, Paris, Les Éd. de l’If,
2002.
pure entre les œuvres et leurs conditions sociales de
production ; il faut aussi montrer une certaine vigilance à l’égard des lectures externes, car les films de
Tati ne sont pas seulement une expression cinématographique de l’évolution technologique et économique
de la France d’après-guerre76.
C’est le cas de l’article de Vincent Guigueno. Après
avoir posé que « Jour de fête, le film de Jacques
Tati qui sort en mai 1949 dans quatre salles
parisiennes, a été réalisé peu avant le départ des
missions françaises de productivité [missions
d’études commandées dans le cadre du plan
Marshall, par le Comité national de productivité,
chargées d’informer les entreprises françaises des
techniques de productivité en vigueur aux USA] »,
il se propose de démontrer que Tati « met en scène
l’irruption du modèle américain dans un paisible
village de l’Indre et peut être considéré comme
une source pour l’histoire du défi technique, industriel et culturel que la France dut relever à la
Libération ». Il donne à concevoir, par le décalage
existant entre les méthodes de distribution du
courrier telles que les expose la « propagande
américaine » et la façon dont François, le facteur
du village français, va mettre en œuvre ces
méthodes dans la distribution à laquelle il se livre
maladroitement et ironiquement, les limites de la
volonté étatique et industrielle d’acculturation des
ingénieurs français au productivisme américain :
« Tati révèle ce qu’est le taylorisme alors que les
entreprises françaises mettent en place les structures qui en assurent l’institutionnalisation. […]
Dans Jour de fête, Tati met en représentation un
modèle de rationalisation du travail dont l’application conduit aujourd’hui à l’exclusion systématique du corps des systèmes de production. Le
cinéma est un art de la société industrielle puisqu’il
dévoile les schèmes de pensée, souvent implicites
du technicien. »
Il est incontestable que le cinéma de Tati témoigne d’une
certaine inquiétude face au développement des techniques industrielles. En cela, son œuvre s’inscrit bien
dans l’air du temps, où se pose la question de la mutation des techniques industrielles, comme se pose aussi
celle de la transformation de l’espace urbain, sous l’effet de la construction des grands ensembles et de l’inscription toujours plus grande de l’automobile. Il ne s’agit
donc pas de nier ici la possibilité de découvrir dans le
cinéma « l’expression d’une époque77 » ou de refuser
77. L’ouvrage de Kristin Ross, Aller plus
vite, laver plus blanc, consacré à « la culture
française au tournant des années 1960 »,
opère ce travail de mise en relation des
films et de la transformation de la société
française des années d’après-guerre, plus
particulièrement sur la question de l’automobile (Paris, Éd. Abbeville, 1997, p. 3262). Sur l’usage des analyses de Siegfried
Kracauer (De Caligari à Hitler. Une histoire
psychologique du cinéma allemand,
Lausanne, L’Âge d’Homme, 1973), pour
caractériser l’air du temps de l’Allemagne
des années 1930, voir Pierre Bourdieu,
L’Ontologie politique de Martin Heidegger,
Paris, Minuit, 1988, p. 18-19.
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nation culturelle. La maladresse comique de Hulot peut
se concevoir comme l’expression symbolique de la «vengeance » sociale de Tati : contredisant par là ses propres
analyses, Alfred Sauvy fait très justement remarquer
que, « parfaitement neutre et ingénu, [Hulot] a le don
de mettre en fureur le grand-bourgeois industriel, procurant ainsi le doux écoulement de la vengeance74 ».
Le passage de Hulot entre le Saint-Maur populaire,
où il habite, et la maison des Arpel est l’expression
cinématographique de la trajectoire improbable de Tati
et des contradictions qu’elle engendre en lui : à SaintMaur, il semble se protéger des violences symboliques
d’une domination sociale que, par ses origines, il pouvait espérer mais à laquelle il n’a pas eu accès et, chez
les Arpel, où sa sœur habite (et il faut rappeler que la
sœur de Tati habite les beaux quartiers où elle tient un
commerce de luxe), il montre son impossible intégration dans un univers pour lequel il n’est pas fait et dans
lequel il ne peut donc être lui-même. Cette inévitable
oscillation spatiale et sociale, qui équivaut d’une certaine manière à un double refus (refus du populisme
populaire et refus du modernisme bourgeois que traduit bien l’image récurrente de son passage en Solex
sur la ligne de partage entre l’ancienne ville et la ville
nouvelle), se sublime en une originale pantomime du
décalage. Et il est alors possible de donner une forme
d’explication sociologique au constat esthétique que
pouvait effectuer Serge Daney : « C’est chez Tati que
l’on peut lire le mieux […] l’oscillation caractéristique
du cinéma français : entre populisme et art moderne.
[…] C’est chez Tati […] que cette contradiction entre
l’ancien et le nouveau a pu être productive75. » Et l’on
conçoit du même coup que, sous la plume de Truffaut,
la reconnaissance d’auteur n’exclut pas l’accusation
de passéisme et de poujadisme : la politique des « hauteurs », au sens de Chabrol, diffère assez franchement
de la satire des vainqueurs que compose Tati.
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Pour l’architecte Fiona Meadows, qui a reconstitué la
maquette de la maison Arpel au 1/5, « il faut considérer
cette maison non pas comme une œuvre exceptionnelle, une sorte de manifeste à la façon des grandes villas
de Le Corbusier ou de Mies Van der Rohe, mais bien
comme une villa ordinaire des années 1950. Des maisons Arpel, on en trouve de semblables à Royan, haut
lieu de l’architecture moderne d’après-guerre » (cité par
François Granon, « Madame Hublot », in Tati, Télérama
hors-série, 15 mai 2002, p. 34). Cette analyse confirme
les propos tenus par Jacques Lagrange, un ami de Tati,
artiste de la Nouvelle École de Paris, « homme du
monde », « bon vivant » et « bohème », « fils de l’architecte en chef de Citroën » (D. Bellos, Jacques Tati, op. cit.,
p. 199-200), qui a fait les dessins de la maison. Il dit
avoir voulu faire un pastiche de l’architecture de
l’International Style des années 1920, en introduisant
des éléments disparates comme les hublots, les « pergolas idiotes », des chemins sinueux, plus récents, et qui
ne correspondait pas à l’architecture de Le Corbusier ou
Mallet-Stevens (ibid., p. 258-259).
Le style architectural de la maison, volontairement maladroit ou hybride (mettre des hublots sur une maison à
la Mallet-Stevens), est à l’image de la position incertaine
et inconfortable de ceux qui l’habitent. « Tard-venus »,
attachés par souci de distinction à un espace « ultramoderne » qu’ils ne maîtrisent pas toujours, ils sont sommés de jouer aux bourgeois sans en avoir réellement les
moyens. Leurs corps, petits et rondouillards, toujours
un peu engoncés dans des tenues apprêtées (robes de
chambre vert pomme ou costumes boutonnés jusqu’au
cou), diffèrent nettement de celui, plus gracieux, de leur
très snobe voisine (qu’ils vont jusqu’à confondre avec un
marchand de tapis pour ses tenues à la mode et dont la
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maison, dit d’ailleurs Mme Arpel, est « mieux tenue »). Les
Arpel trahissent toujours leur manque d’« aisance »,
marque du sens bourgeois de la distinction, et leur attention de tous les instants aux sophistications technologiques de la maison, traduites par une bande-son saturée des bruits incessants d’un quotidien gadgétisé, est
proportionnelle à leur bonne volonté culturelle. Le moment
où ils se font enfermer dans le garage par leur chien qui
déclenche le système de fermeture automatique semble
renvoyer au fait qu’ils sont en quelque sorte pris au piège
de leur condition d’origine. (En tout point, ce qui se joue
dans la maison Arpel diffère fondamentalement de ce
qui se jouera quelques années plus tard dans la magnifique villa du Mépris de Godard.)
La situation de Tati dans le monde social n’est pas sans
lien avec les personnages de son film. Comme les Arpel,
Tati subit : lent dans ses conférences de presse, souffrant visiblement d’un manque d’éloquence ou plutôt de
la crainte d’en manquer, il ne trouve jamais lui-même les
moyens de jouer pleinement, c’est-à-dire avec facilité, le
jeu de l’artiste que son statut d’auteur lui impose de jouer.
De la même manière que les Arpel déploient tous leurs
efforts pour trouver leur place dans la maison du « modernisme », Tati s’emploie à trouver la sienne dans la maison de l’« auteurisme ». Mais la situation de Tati n’est pas
bien sûr sans lien avec celle de Hulot. Comme Hulot, Tati
sublime : tout comme les maladresses de cet oncle attachant ont le pouvoir de faire rire Gérard, le fils Arpel
(métonymie des spectateurs), Tati réalise une œuvre qui
reçoit un large succès public et critique, des récompenses dans la plupart des festivals et un Oscar à
Hollywood. La maison des Arpel n’est donc pas seulement un espace objectif perturbé : elle est aussi la projection symbolique d’un espace subjectif inquiété.
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L’art et l’argent
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l’idée que « Tati représente ce moment transitoire où la
France bascule brutalement dans la modernisation78 ».
La critique engagée par Tati du taylorisme industriel (la conception américaine de la distribution du
courrier dans Jour de fête, les usines « Plastac » dans
Mon oncle), du technicisme domestique (la maison
des Arpel), ou de la présence de l’automobile, a cela
de remarquable qu’elle exhibe avec passion ce qu’elle
dénonce. Le cinéma de Tati se trouve de part en part
marqué par une relation ambivalente à la technique,
faite, selon « la dialectique du ressentiment qui
condamne en l’autre la possession de ce qu’il désire
pour lui-même79 », de fascination et de détestation.
L’une des manifestations de cette ambivalence se trouve sans doute aussi dans le fait que son cinéma semble
dévoré par une sorte de double inflation, technique et
économique. S’il se montre dans Jour de fête capable
d’une certaine légèreté technique, c’est surtout sous
l’effet de contraintes économiques. Avec Les Vacances,
disposant alors d’un budget beaucoup plus important,
du fait du succès de Jour de fête, il se révèle extrêmement soucieux de perfection technique, multipliant les
repérages, préparant les angles de vue, redessinant les
façades, élaborant avec un perfectionnisme rare les
détails du décor de son film. « Il me reste, dit-il, à tourner, à “retourner” chaque scène, non plus pour les
images mais pour le son. J’y apporte un soin très grand.
Je considère, en effet, le son comme capital. Ainsi la
sonnette d’appel des Arpel ne doit-elle pas avoir la
même sonorité entendue dans le living-room des Arpel
et à l’extérieur de la maison80. »
Et, à chaque film, les ambitions techniques de Tati
augmentent. Les fonds dégagés par le succès du film
précédent lui permettent d’augmenter ses exigences
techniques, en termes de décor en particulier : dans
Les Vacances, il investit un hôtel de bord de mer ; dans
Mon oncle, il fait construire la maison des Arpel et
reconstitue un quartier de Saint-Maur ; dans Playtime,
le film suivant (1967), pour lequel ses ambitions techniques sont à leur maximum, il fait faire un décor
gigantesque, une « Tativille » : « Il aimait beaucoup
construire les choses lui-même, dit Jacques Maumont,
son ingénieur du son. Les films précédents s’accommodaient bien de cette dimension artisanale. Mais là,
il était dépassé, il avait vu trop grand, il s’en rendait
bien compte, c’était compliqué, il y avait trop de choses
dans chaque plan…81 ». La seule construction du décor
78. M.-C. Vanbremeersch, op. cit., p. 84.
79. P. Bourdieu, Les Règles de l’art,
op. cit., p. 38.
80. Les Lettres françaises, 2 mai 1958, in
A.-J. Cauliez, op. cit., p. 88.
81. Cité par Laurent Rigoulet, « Playtime, la
ville rêvée », in Tati, Quoi de neuf monsieur
Hulot ?, Télérama hors-série, 15 mai 2002,
64
p. 33). Playtime aboutit à un relatif insuccès
public et l’écart considérable entre les fonds
engagés et les bénéfices dégagés lui interdira en partie de poursuivre son œuvre. À
propos de Playtime et sur ce point, voir D.
Bellos, op. cit., p. 303-321 ; J.-M. Frodon,
L’Âge moderne du cinéma, Paris,
Flammarion, 1995, p. 211-213 ; S. Goudet,
se déroula sur une année entière. Compte tenu des difficultés techniques et économiques du projet, Tati fut
contraint d’hypothéquer tous ses biens, c’est-à-dire ses
droits sur ses films précédents et sa maison de SaintGermain-en-Laye. Bricoleur soucieux de perfection, il
est devenu « constructeur82 » investi d’une mission et
semble alors à la recherche d’une improbable grandeur sociale, sous l’aspect de l’intégration fantasmée
d’une authenticité artisanale et d’une puissance d’ingénieur. Cette réalité trouve sans doute une part de sa
logique dans le fait que, n’ayant pas pu devenir ingénieur, il s’est retrouvé, du fait de ses origines, dans
l’obligation de vivre en bourgeois sans les titres ni les
fonctions qui correspondent. La référence à l’artisanat ne doit d’ailleurs pas nous tromper. S’il insiste souvent sur son attachement aux valeurs de l’artisanat
(« Je défends l’artisanat de toutes mes forces. Je suis
un artisan83 ») et s’il est en cela souvent comparé à
Bresson (« Est-il en France, sinon Robert Bresson, d’auteur de film plus inquiet, plus scrupuleux, plus minutieux que Jacques Tati ? » se demande par exemple
Georges Sadoul84), c’est que l’« artisan » symbolise
alors, contre la logique industrielle, toujours susceptible de compromettre la reconnaissance du cinéma
comme art, une réelle puissance de création et d’indépendance. Mais par son rapport à l’argent de la production, à la réalisation des décors, au fonctionnement
de ses sociétés de production, Tati se montre moins
appelé (au sens de Svetlana Alpers85) par le modèle
de l’artisan que par celui de l’ingénieur qui construit
et du promoteur qui investit. D’une manière significative, lors de la construction du décor de Playtime,
pour amortir les dépenses, il envisage de monter une
affaire, « un complexe de studios de cinéma au faîte
de la technologie », une sorte de Cinecittà française86.
En un sens, on peut être tenté d’inverser le jugement
qui est en général porté sur ses films, selon lequel ils
contiennent une remise en cause du modernisme économique et technique. Ils cherchent moins à le critiquer qu’à atteindre, à travers ses manifestations quotidiennes, le pouvoir social (celui de l’ingénieur) dont
il a été d’une certaine manière privé et dont les techniques « modernes » (« les technologies de pointe »)
sont le substitut symbolique. Par un paradoxe qui
confine au pathétique, cette sorte de vengeance symbolique se fait par les voies de ce qu’elle entend attaquer, à savoir la soumission aux valeurs techniques.
« La circulation des corps et des idées dans
l’œuvre de Jacques Tati. Autour de
Playtime », thèse de doctorat, Université
Paris-III, 2000.
82. L’un des chapitres de l’ouvrage de
David Bellos a pour titre : « Tati le constructeur » (Jacques Tati, op. cit., p. 303-321).
83. Les Lettres françaises, 2 mai 1958, in
A.-J. Cauliez, op. cit., p. 87.
84. Les Lettres françaises, 28 février 1962.
85. Svetlana Alpers, L’Art de dépeindre,
Paris, Gallimard, 1990, chap. IV, « L’appel
de la cartographie dans l’art hollandais »,
p. 209-290.
86. D. Bellos, op. cit., p. 305.
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Mais il serait sans doute erroné de voir, dans la pente
inflationniste et dans la surenchère technicienne du
cinéma de Tati, le simple effet d’une frustration sociale. Car, de façon plus complexe, elle résulte de la rencontre entre cette frustration et la structure de l’espace du cinéma. La transformation auteuriste que connaît
le cinéma français amorce l’instauration d’un principe de singularité artistique et d’anomie créatrice. Tati,
vivant en bourgeois, entré par le music-hall, extérieur
à la « profession du cinéma », se trouve comme attiré
par l’indépendance artistique qu’une partie de la critique cinéphile, contribuant en cela à transformer l’espace des jugements critiques, tend à imposer comme
une polarité nouvelle. Mais tout se passe comme s’il
n’avait pas réellement les dispositions de cette position nouvelle, devant alors jouer un rôle qu’il n’est pas
en mesure de jouer, où qu’il ne peut jouer qu’à son
corps défendant. N’ayant pas les moyens de sublimer
l’anomie auteuriste par une désinvolture à l’égard de
la technique, il ne peut que subir ses effets paradoxaux.
L’appel de l’ingénieur que son histoire lui demande de
suivre résulte aussi de son impossibilité de répondre
à l’appel de l’artiste que les transformations du champ
dessinent.
La distance des critiques de la « politique des
auteurs » peut se concevoir plus précisément. Alors que
le cinéma de Tati est techniquement et économiquement inflationniste, leurs valeurs cinéphiliques, même
si elles font preuve parfois d’un certain réalisme (économique), sont cependant, sur le même plan, assez souvent déflationnistes : « Ce qui manque le plus au cinéma français, écrit Rivette en une formule souvent citée,
c’est l’esprit de pauvreté87. » Mais c’est surtout par leurs
œuvres qu’ils montreront toute la distance qui les sépare des films de Tati. Leurs films, sur le plan de l’économie, de la technique, du scénario ou de l’actorat, portent la marque de cette « institutionnalisation de
l’anomie88 » qui est le propre de la révolution symbolique par laquelle se restructure le champ des arts plastiques au XIXe siècle et dont ils importent au cinéma
la logique et la puissance subversive. Paris nous appartient de Rivette, Le Beau Serge de Chabrol, À bout de
souffle de Godard, Adieu Philippine de Jacques Rozier
comme la plupart de ceux identifiés à la Nouvelle
Vague, tournés au même moment que Mon oncle, à la
fin des années 1950, procèdent d’un autre rapport à la
technique : budgets réduits, tournages rapides, souvent
improvisés, désinvolture ostentatoire à l’encontre de
l’équipe des techniciens ou des acteurs, raccords non
conformes aux règles classiques du montage, inventions techniques singulières, identification des acteurs,
etc. Il s’agit pour eux en tant qu’auteurs, selon le mot
de Guitry, que Truffaut admire, de « remettre la technique à sa place ». Le problème de Tati aura été, du
moins du point de vue du cinéma d’auteur, de n’avoir
su situer cette place au bon endroit.
87. Les Cahiers du cinéma, 71, mai 1957. 88. P. Bourdieu, « L’institutionnalisation de l’anomie », Les Cahiers du Musée national d’art moderne, 19-20, juin 1987, p. 6-19.
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Le cinéma de Jacques Tati et la « politique des auteurs »

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