Position de thèse - Université Paris

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Position de thèse - Université Paris
 UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
ÉCOLE DOCTORALE V : CONCEPTS ET LANGAGES
Laboratoire de recherche : Sens, Texte, Informatique, Histoire
THÈSE
pour obtenir le grade de
DOCTEUR DE L’UNIVERSITÉ PARIS-SORBONNE
Discipline / Spécialité : Langue française
Présentée et soutenue par :
Jennifer TAMAS
le : 29 Octobre 2012
Dire et ne pas dire :
du silence éloquent à l’énonciation tragique
des déclarations d’amour chez Racine
Sous la direction de :
M. Georges MOLINIÉ, Professeur, Université Paris-Sorbonne
JURY
M. Frédéric CALAS, Professeur, Université Blaise Pascal, Clermont-Ferrand
Mme Anna JAUBERT, Professeur, Université Nice Sophia Antipolis
M. Georges MOLINIÉ, Professeur, Université Paris-Sorbonne
M. Alain VIALA, Professeur, Université d’Oxford
Nous formons l’hypothèse que Racine met en scène une lutte contre l’indicible. Dans chaque
pièce, il s’agit de révéler quelque chose d’inacceptable et d’impossible à dire. Phèdre résiste à dire
l’amour qu’elle éprouve pour son beau-fils. Monime combat pour ne pas confesser qu’elle s’est
éprise du fils de Mithridate, son époux promis. Agamemnon se refuse d’annoncer à sa fille
Iphigénie qu’il faut l’immoler aux intérêts grecs. Pyrrhus est suspendu à la déclaration
d’Andromaque qui ne veut pas choisir entre une union impossible et le sacrifice de son fils. Junie
ne peut céder à l’horrible chantage de Néron et ne parvient pas à signifier son congé à
Britannicus. Titus ne peut avouer à Bérénice qu’il la quitte. Esther a peur de révéler qu’elle est
juive, car son mari, le roi Assuérus, a décidé d’exterminer le peuple élu. Quant à Bajazet, il doit
trancher entre le mariage avec Roxane et la mort d’Atalide, la femme aimée. Scène après scène,
chaque pièce est hantée par un indicible qui troue les dialogues. Le silence, qu’il représente une
pure absence de mots ou un bruissement de voix permettant de ne pas répondre, se trouve ainsi
au cœur de l’échange.
Notre étude s’articule autour du paradoxe suivant : parler est impossible, mais la réticence à
dire, une fois surmontée, produit l’irrémédiable. Chez Racine, la déclaration d’amour illustre
parfaitement ce procédé. C’est l’énoncé tragique par excellence, puisqu’elle engendre la fatalité.
Révéler l’amour, c’est condamner l’autre. L’oracle fatal s’exprime par la bouche des personnages
amoureux. Le caractère irréversible de la déclaration d’amour est accentué par la particularité
même de son énonciation : « Les déclarations provoquent une modification du statut ou de la
situation de l’objet ou des objets auxquels il est fait référence seulement en vertu du fait que la
déclaration a été accomplie avec succès »1.
L’originalité de Racine consiste à réactiver la fatalité en son sens étymologique, (à savoir,
fatum : « ce qui a été pré-dit »), pour la faire reposer sur une énonciation particulière : la
déclaration d’amour. Chez Racine, le tragique ne relève plus seulement d’un destin préétabli par
les dieux, quoi qu’en dise Racine préfacier, il se construit, étape par étape, sous les yeux du
spectateur, par et à travers l’énonciation amoureuse qui resserre le nœud de l’action et rend
impossible toute issue heureuse. Autrement dit, la déclaration d’amour est essentiellement fatale,
elle est interne au personnage et relève de son énonciation amoureuse. Racine peint un monde de
l’incommunicable, du dire biaisé, du dire fatal, du dire qui provoque l’inverse de ce qui était visé.
Ainsi, la déclaration d’amour, qui se fonde sur la tension entre « dire » et « taire », suscite une
réflexion sur l’éloquence du silence et les pouvoirs du langage amoureux sur la scène théâtrale.
1
John R. Searle, Sens et expression. Etudes de théorie des actes de langage, Paris, Éditions de Minuit, 1982 [1979], p. 57. 2
Elle nous permet d’articuler le niveau rhétorique (le modus dicendi de la déclaration d’amour) au
niveau dramatique (l’effet des déclarations d’amour sur l’économie de la pièce).
Dans le domaine stylistique et rhétorique, le silence a fait l’objet de diverses enquêtes, comme
le montrent plusieurs études sur auteurs. Notre travail s’inscrit dans le champ encore peu exploré
du non-dit chez Racine. Nos instruments d’analyse sont avant tout empruntés à la rhétorique.
Ainsi, nous sondons ce que nous nommons les « figures du silence » : l’euphémisme, la litote,
l’ellipse ou l’aposiopèse révèlent les failles et le sens des échanges entre les personnages. Les
travaux stylistiques et pragmatiques, qui s’appuient sur les stratégies du non-dit, ont été d’une aide
précieuse.
Face à la cartographie amoureuse de son époque, Racine fait un usage particulier du couple
« dire » et « taire » l’amour. Dans la plupart des pièces, l’amour est source d’un non-dit dramatisé,
dont le dévoilement progressif est à chaque fois théâtralisé. Pour que la déclaration éclate avec
horreur et suscite l’inéluctable, il faut qu’elle ait été longtemps retenue, ce silence marquant le
malaise et la profondeur psychologique des personnages.
De plus, le silence, comme outil littéraire et usage social, trouve naturellement sa place dans le
théâtre racinien en ce qu’il relève des règles de bienséance et de leur entrave. Si beaucoup de
femmes répondent à la déclaration d’amour par un silence de pudeur comme Monime dans
Mithridate, ou Aricie dans Phèdre, ce n’est pas toujours le cas. Or l’enfreinte aux règles de
bienséance est toujours signifiante. Que ce soit la déclaration d’amour de Phèdre ou celle de
Roxane, la rupture du silence produit une indécence qui entraîne toujours de puissants effets
pathétiques. L’alternance entre le silence et la déclaration d’amour fonde la tension dramatique du
théâtre racinien. Entre « dire » et « ne pas dire » se déploie tout un spectre de stratégies
langagières traduisant les intentions pragmatiques que l’on peut discerner dans le « discours » des
personnages : faire dire, manipuler le dire, retarder le dire, oublier de dire, etc.
La déclaration d’amour se heurte à des écueils, elle induit des ratés de la parole, elle se veut
tout à la fois réflexive et transitive, c’est-à-dire ressaisie de soi et tentative de provoquer chez
l’autre une réaction. Notre cadre d’analyse dépasse donc celui du vers ou de la phrase, et s’étend à
la scène et à l’acte pour épouser la structure même du texte dramatique. Notre corpus est celui
des pièces de Racine à l’exception des Plaideurs et d’Athalie dans lesquelles la déclaration d’amour
est absente.
En effet, lorsque le silence est rompu, la déclaration d’amour est toujours un dire montré.
Nous insistons sur la saillance de cet énoncé. La déclaration ne correspond pas au simple fait de
dire l’amour, mais elle exhibe un dire déclaré : je te dis que je te dis « je t’aime ». La déclaration d’amour
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s’incarne dans le personnage au point de devenir un moyen d’agir sur soi, tout autant qu’un
moyen d’agir sur autrui. Au « je t’aime » transitif prélude un « j’aime » intransitif correspondant à un
avènement d’identité : c’est Phèdre ou Néron énonçant leur prise de conscience amoureuse ;
Dans Alexandre le Grand, c’est Axiane osant enfin s’avouer son amour pour Porus. Dans Bérénice,
c’est Antiochus, gommant d’abord la brutalité de son aveu grâce à l’effacement du pronom
désignant son objet d’amour. Ainsi, l’amour ne relève jamais chez Racine de la simple
information. L’information y fait, par excellence, l’objet d’une dramatisation. Que cet amour soit
dissimulé, questionné, ou avoué, la majorité des pièces montre qu’il s’agit d’une information qui,
lorsqu’elle est révélée, produit un engrenage d’actions irrémédiables. La fatalité n’est rien d’autre
que l’énonciation de ce dire amoureux.
Racine repense ainsi le traitement de l’amour au théâtre. Pour ses contemporains, l’amour
doit toujours être subordonné à un sujet plus noble. Racine donne donc naissance à un nouveau
théâtre de l’amour dans lequel la déclaration correspond à une crise existentielle. Le personnage
racinien affirme son être-au-monde par l’expression de son amour qui fait violence à l’autre.
Le plan que nous avons adopté permet de souligner au mieux le déroulement tragique de la
déclaration d’amour, d’en épouser la structure énonciative et d’en souligner le pouvoir
dramatique. Nous explorons dans une première partie la collusion entre le silence et la déclaration
d’amour. Dans le premier chapitre nous montrons comment le silence représente un choix
énonciatif propre à dramatiser l’action. D’abord, les récits du silence assaillant les personnages
amoureux sont essentiels, puisqu’ils cautionnent la parole théâtrale comme revanche prise sur
l’aphasie. La dramatisation du silence apparaît comme le prélude essentiel à la déclaration
d’amour. C’est un non-dit qui ne ralentit pas l’action, mais qui devient le cœur même de l’action.
Dans un second chapitre, nous interrogeons la rhétorique ambivalente du silence. S’il semble
d’abord représenter la déficience de la parole amoureuse, il peut paradoxalement se substituer à
elle, voire incarner une preuve d’amour. En cela, il permet d’expliciter l’intrigue et de faire
avancer l’action. À cette ambivalence profonde du silence s’attachent un versant positif comme
un versant négatif. On ne s’étonne donc pas de voir le silence revêtir l’apparence du mensonge.
En effet, le silence peut être instrumentalisé par des personnages désirant jouer de la crédulité
d’un autre personnage, gagner du temps, et faire avancer l’action sans que ce dernier ne prenne le
risque de proférer la vérité. Le silence peut donc instaurer un « faire-croire » à l’amour qui
complexifie l’interaction entre les personnages et resserre le nœud de l’action. Il en résulte que le
silence, comme choix énonciatif, peut devenir source d’ambiguïté. Réponse marquant
l’indifférence du personnage à l’amour proféré, le silence peut aussi exprimer l’impuissance à
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formuler l’amour. Entre indifférence et indicible, il est parfois difficile au personnage comme au
spectateur de trancher.
Le silence resserre la tension dramatique, car sur le mode du contrepoint la déclaration
d’amour agit à deux niveaux, qu’elle soit proférée devant un tiers ou directement devant la
personne aimée. Dans une deuxième partie, on analyse comment la déclaration d’amour in absentia
(c’est-à-dire en l’absence de l’être aimé) relance l’action dramatique tout en suturant l’échange
discursif entre les personnages.
Dans le troisième chapitre, nous questionnons la volonté de différer l’aveu à travers le
monologue ou le dialogue avec un confident. Ces retards sont significatifs. Le monologue
représente le moment privilégié de la prise de conscience amoureuse : le personnage se déclare à
lui-même son amour. Cette pause dramatique souligne la diffraction de l’être et fait accéder le
spectateur à l’intériorité du personnage. Cette ressaisie de soi est propre à relancer l’action. De
plus, la révélation de l’amour peut également être l’objet d’une réflexion dialogique. L’aveu fait à
un tiers dramatise d’emblée les scènes d’exposition et unifie le dialogue théâtral. La révélation de
l’amour revêt ainsi une dimension programmatique qui infléchit l’action des personnages et le
cours de la pièce.
Néanmoins l’aveu peut aussi être arraché, ce qui est l’objet du quatrième chapitre. Les
interrogatoires amoureux rythment les pièces, creusent l’information amoureuse et voient
s’enchevêtrer les discours rapportés. Des révélations directes aux révélations indirectes, l’aveu
amoureux peut devenir source de manipulation, donner lieu à des malentendus et fausser le
rapport entre les personnages.
En définitive, seule la déclaration d’amour in praesentia est capable de lever toute ambiguïté.
L’analyse de la déclaration d’amour comme énonciation tragique est au cœur de la troisième
partie. Dans le cinquième chapitre, on analyse la façon dont la déclaration d’amour produit
l’irrémédiable. Elle dépasse nécessairement le contenu informatif de son message, puisqu’elle
provoque inéluctablement autre chose que la simple énonciation amoureuse. Les actes de langage
indirects qui lui sont associés sont multiples et leurs effets sont dévastateurs : insultes,
bannissement, mise à mort. Racine donne à voir un théâtre de la déclaration fatale.
Or cette fatalité est accentuée par un besoin impérieux de reconnaissance que nous analysons
dans le sixième chapitre. Lorsque les personnages affirment leur amour, ils donnent à voir qui ils
sont. Alors que le théâtre antique trouvait son point culminant dans la scène de reconnaissance
qui consacrait l’éviction des malentendus, le théâtre racinien trouve son paroxysme dans
l’expression de l’amour qui dissipe toute obscurité et vaut comme scène de reconnaissance
tragique. La déclaration du personnage racinien apparaît véritablement comme une injonction à la
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connaissance qui résonne de manière tragique : « Eh bien, connais donc Phèdre et toute sa fureur.
/ J’aime »2. Nous théorisons ainsi l’idée d’un cogito racinien : amo, ergo sum.
Cependant, cette quête de reconnaissance est vaine. Le dernier chapitre s’articule autour de
l’idée que la déclaration d’amour ne cesse de dévoiler une interlocution déchirée. Les êtres ne
parviennent pas à communiquer. L’unisson amoureux est toujours différé. Même la galanterie est,
selon l’expression d’Alain Viala, « pervertie »3. Que l’amour soit réciproque ou non, la déclaration
d’amour engendre le malheur et n’aboutit qu’à l’irréconciliable destinée de deux personnages
isolés. Les couples qui s’aiment expriment leur amour à travers une rhétorique du blâme, tandis
que les tyrans amoureux imposent leur amour à travers une rhétorique judiciaire. En définitive,
l’interlocution déchirée débouche sur une rhétorique délibérative qui donne à voir l’isolement,
voire l’aliénation, du personnage en proie à son destin.
Phèdre, acte II, scène 5, vers 672-673.
Voir « Péril, conseil et secret d’État dans les tragédies romaines de Racine : Racine et Machiavel », Littératures
classiques, n°26, 1996, p. 91-113 et « Racine et la carte du tendre », La Licorne, n°50, 1999, p. 369-387.
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