L`interview de Laura Kasischke

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L`interview de Laura Kasischke
L’interview de Laura Kasischke
Réalisée par Vanessa Postec de la revue Transfuge (www.transfuge.fr)
Laura Kasischke écrit des histoires, troublantes et banales, si troublantes et banales qu'elles finissent mal,
inexorablement, mais jamais de la manière dont on l'imagine… Rêves de garçons, c'est l'histoire de trois jeunes filles
obsédées par leur apparence, Kristy, Desiree et Kristi (« mais avec un i à la fin »), parties en camp de vacances avec
leur confrérie de pom-pom girls, et de quelques garçons, aussi. C'est l'histoire, construite avec une redoutable
efficacité, d'un été qui tourne mal et qui finit par ressembler à celui que l'on se raconte le soir auprès du feu, quand
on joue à se faire peur.
À moi pour toujours est plus douloureux, peut-être, plus profond et analysé, mais lui aussi est ficelé comme
un thriller. Sherry Seymour a la quarantaine, un corps de rêve, un mari avec qui tout se passe bien, un bon boulot,
un fils adoré – Chad – parti étudier à l'université, des amis et une belle maison. Un cliché de l'Amérique idéale. Mais
Sherry reçoit, le jour d'une Saint-Valentin neigeuse, un petit message anonyme : «Sois à moi pour toujours». Le
désir de l'autre vient réveiller le sien, l'idée d'un amant émoustille Jon, le mari presque parfait. Tout serait pour le
mieux, en somme, si la belle image ne commençait à se brouiller. Chad s'éloigne, Garrett, un de ses amis d'enfance,
volontaire dans les marines, se rapproche. Et Sherry, lentement, perd pied… Avec ces deux livres, Laura Kasischke,
écrivain duel, poétesse récompensée par le Hopwood Awards et romancière – A suspicious river, Un oiseau blanc
dans le blizzard –, confirme son talent de conteuse, tout en finesse, en violence contenue, en douceur feinte.
Vous êtes reconnue pour votre travail de poète et, en parallèle, vous écrivez des romans construits comme des thrillers.
Comment passez-vous d'un genre à l'autre ?
Je pense qu'écrire de la poésie et écrire des romans sont des exercices tout à fait différents, leurs formes particulières
exigeant de moi des techniques distinctes. Mais ce qui m'importe avant tout, c'est la langue, et en particulier l'écriture figurative.
J'aime décrire les choses, découvrir de nouvelles manières de les décrire. Et, dans la poésie comme dans la prose, je procède la
plupart du temps par l'intermédiaire d'associations d'idées. Je pars d'une image, quelque chose de sensoriel – quelque chose comme
une saison, ou un fleuve, ou encore une tempête de neige – et je me meus à travers ses détails jusqu'à trouver un événement ou
une émotion en relation avec cette image.
Les images sont effectivement très présentes, comme un avant-goût, dès les premières pages, de l'atmosphère de vos
romans. Ainsi À moi pour toujours qui s'ouvre sur l'image d'un lapin mort devant la maison de Sherry Seymour, sans doute écrasé
par la fleuriste qui venait lui livrer un bouquet pour la Saint-Valentin…
À moi pour toujours est né de l'idée du sang dans la neige – une Saint-Valentin sinistre, un mois de février dans le
Midwest – et j'ai trouvé mon héroïne et son histoire de cette manière. Pour Rêves de garçons tout a commencé avec la forêt
nationale, en été cette fois, avec le chant des cigales, et ce dont je me souvenais de ma propre expérience du nord du Michigan.
Après quoi, j'ai tourné autour de ces images.
Vos romans dépassent le cadre de la simple fiction, ils semblent jouer avec les clichés du rêve américain, et dressent un
constat très sombre d'une certaine classe moyenne. Doit-on y voir une forme de critique déguisée ?
Quand j'écris mes romans, je ne pense pas à critiquer quoi que ce soit en particulier. Honnêtement, je n'écris pas avec un
ordre du jour, et je suis toujours étonnée par la façon dont les autres lisent mes « thèmes ». Il y a certainement, cependant, des
choses à critiquer, et oui, je vois qu'elles émergent dans mes romans. Mais ce n'est pas dans ce but-là que j'écris.
Sherry mais aussi Kristy et ses amies sont, tout à la fois, odieuses, attendrissantes, cruelles et perdues… Quels sentiments
vous inspirent vos personnages, de la tendresse, du mépris, de la compassion ?
Je ne suis pas l'écrivain qui construit le plus ses personnages, et je suppose que c'est parce que je suis essentiellement
poète. Je m'intéresse beaucoup plus à tout ce qui tourne autour d'un personnage – son époque, le lieu dans lequel il évolue, ses
expériences physiques – qu'au fait de savoir s'il est une personne noble, ou même simplement quelqu'un de crédible. J'ai toujours
été plus attirée par l'allégorie, le mythe, que par la fiction contemporaine qui travaille à rendre les comportements humains
explicables ou sympathiques. Même dans la vie réelle, en général, je ne constate pas ces choses-là !
Il suffirait de modifier quelques détails, le prénom de vos héroïnes, et l'on pourrait lire À moi pour toujours comme une
suite de Rêves de garçons, tant certaines des obsessions de vos personnages semblent proches…
Je n'avais pas prévu d'écrire une suite à Rêves de garçons en écrivant À moi pour toujours. J'ai commencé par écrire
Rêves de garçons, et le livre concerne une plus jeune femme, une jeune fille, mais habitée par les mêmes hantises que le
personnage plus âgé d'À moi pour toujours. Alors, naturellement… En écrivant les deux livres, j'ai eu à l'esprit la question de la
nature des femmes, de leur pouvoir sur les hommes.
C'est une vraie nouveauté. Dans vos précédents romans, l'angle de vue était différent…
Dans mes romans précédents, les femmes étaient plutôt victimes des hommes, et peut-être que j'ai commencé à
réévaluer cela, en pensant à la manière dont les femmes peuvent se révéler dangereuses à travers leur propre sexualité.
Comment est née cette réflexion ?
En écrivant ces deux livres, je pensais certainement à la guerre en Irak, au nombre de garçons et d'hommes morts que
l'on ramenait à la maison, de mon côté de l'océan, et de mon côté du conflit, naturellement. Je réfléchissais à la manière dont une
mentalité et un style de vie typiquement américains ont pu produire cela. Pas plus Rêves de garçons qu'À moi pour toujours ne sont
vraiment des allégories mais, dans les deux cas, les garçons qui sont pris pour victimes ont représenté quelque chose pour moi.
Un point particulièrement troublant est l'absence de remords de vos héroïnes…
L'absence de remords que vous mentionnez doit faire référence à Rêves de garçons. Car dans le cas de Sherry Seymour,
je dirais que sa conduite est dictée par son fils. Elle est réellement prise de profonds remords concernant Garrett, mais le roman a
vraiment été construit autour de son attachement primaire – qui est la grande tragédie de sa vie – pour son fils. Attachement qui a
été ruiné après qu'elle s'est si pleinement, si totalement consacrée à lui pendant si longtemps…
L'ombre de Flaubert plane souvent sur À moi pour toujours… Sherry est-elle la version américaine de Madame Bovary ?
sans but.
J'avais bien sûr Madame Bovary à l'esprit en écrivant – la grande chute provoquée par l'ennui, l'orgueil et un brûlant désir
La critique vous a souvent comparée à Joyce Carol Oates…
J'admire le travail de Joyce Carol Oates, alors toute comparaison est bienvenue ! J'apprécie non seulement sa férocité
mais aussi sa poésie, très sombre. Black Water a toujours été l'un de mes romans préférés.
Vous donnez des cours de creative writting. Quels conseils donnez-vous à vos étudiants ?
Le conseil que je donne à mes étudiants est de toujours écrire sur les points sensibles, les points de conflit, en ne cessant
pas de les reconsidérer jusqu'à ce qu'une ébauche complète soit sur la table. Je trouve que beaucoup d'auteurs sont des
perfectionnistes, et que c'est généralement inutile ! En outre, je dis à qui veut bien l'entendre que, à mon avis, l'écriture est l'une
des utilisations les plus passionnantes et les plus valables de son temps – avec le point de vue qu'elle encourage, et les surprises et
révélations qu'elle apporte.