1 Séquence IV, texte 2 : Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932

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1 Séquence IV, texte 2 : Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932
Séquence IV, texte 2 : Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932.
Plan détaillé de commentaire
Problématique : comment cette scène romanesque utilise la voix d’un simple soldat pour dénoncer l’absurdité de la guerre et remettre
en question les valeurs héroïques traditionnelles.
I.
Un point de vue interne sur la guerre clairement assumé
a. Un récit rétrospectif à la première personne
- « je » = Bardamu, le double de Céline. Le texte emploie aussi la première personne du pluriel, « nous », et le pronom indéfini
« on », dans un usage populaire qui en fait un équivalent du « nous ». Forte présence d’une subjectivité assumée, celle de Bardamu.
Le narrateur est aussi un personnage impliqué personnellement dans l’action racontée, c’est un narrateur intradiégétique.
- le système des temps (passé simple, imparfait…) indique que le récit est rétrospectif. C’est un Bardamu, homme d’âge plus mûr,
durant l’entre-deux guerre, qui revient sur un épisode marquant de sa jeunesse (« je n’avais que vingt ans d’âge »). Mais la manière de
conduire le récit donne à ce passé une forme d’actualité, cela passe notamment par la langue très expressive adoptée pour raconter.
b. Une langue qui informe sur l’identité du personnage, dans la tradition du héros picaresque
NB. « Le roman picaresque est, en premier lieu, le récit d'un anti-héros. Le pícaro est un gueux de basse extraction sociale, né de
parents ouvertement marginaux ou délinquants. Son but est de changer de condition, de s'élever dans l'échelle sociale ; à cette fin, il
n'hésite pas à recourir aux subterfuges les plus astucieux, à la fraude et à la tromperie pour tenter d'échapper à la faim, ou à tout le
moins, à la pauvreté. Il vit de menus expédients et se consacre à toutes sortes d'activités marginales, toujours liées à l'argent. Tour à
tour mendiant, portefaix, valet, voleur, voire dans le meilleur des cas, financier, c'est-à-dire escroc pour les esprits de l'époque [i.e.
fin du XVIe siècle, début du XVIIe], il incarne le rejet des valeurs sociales. Dans une société où le profit est synonyme d'usure et le
négoce d'activité douteuse, le pícaro reflète une mentalité hostile au mercantilisme. Au déshonneur de ses origines s'ajoute
l'ignominie du personnage, prêt à tous les subterfuges pour trouver sa quotidienne pitance ». (Définition donnée sur la page :
http://meticebeta.univ-montp3.fr/litteraturepicaresque/Introduction_generale/page_04.htm)
Sans être au sens strict un pícaro, Bardamu en a quelques caractéristiques. Sa langue, en particulier, signale cette tension entre
bassesse des origines et hauteur des prétentions. Une fausse naïveté, un mélange subtil de traits populaires et de marques de culture
qui crée une langue littéraire. Bardamu est un faux inculte. Quelques exemples (parmi bien d’autres)
Syntaxe :
coexistence de négations correctes (« je ne leur avais rien fait », l. 8 ; « je ne ressentais pas du tout », l. 15) et de tournures
orales et populaires, supprimant la première partie de la négation (« je savais pas », l. 8, « j’avais pas dû m’en apercevoir », l.
15-16). Noter la proximité, dans le texte, des tournures correctes et fautives qui semblent alterner.
Autres constructions fautives – « Peut-être à cause que ça coûtait trop cher » (2) ; « j’avais comme envie de » (17) ; « que je me
disais » (20) ; « je me pensais » (31) ; « le Déroulède » (31) – coexistant avec des constructions très soutenues, par exemple
l’usage parfaitement maîtrisé du plus-que-parfait du subjonctif « qu’ils nous eussent laissé », 25 (ce temps, comme son
équivalent simple l’imparfait du subjonctif, est peu employé au XXe siècle. Il est ressenti comme très littéraire et soutenu.
Dans la langue orale, il est souvent remplacé par le passé du subjonctif, malgré les règles de la concordance des temps).
Idem pour les constructions d’interrogatives et d’incises du discours direct avec inversions du sujet, par exemple l. 48
« Serais-je donc le seul lâche sur la terre ? pensais-je. Et avec quel effroi »
Lexique : sur ce plan également, coexistence d’expressions et de termes familiers, voire vulgaires, souvent empruntés à l’argot – par
exemple « crétins gueulards » (10), « le coffret » (12), « bidon » (32) pour le ventre, « foutre le camp » (20), « cochonneries » (30),
« frousse » (46), « foireux » (62) … – et d’un vocabulaire plus soutenu – par exemple « sa monture » (2), « un abîme » (13), « une
bravoure stupéfiante » (24-25), « son trépas » (42), « je le concevais » (52), « croisade apocalyptique » (52). Certaines expressions,
telles que « les peupliers mêlaient leurs rafales de feuilles aux petits bruits secs » (39-40) ou « Jamais je n’avais senti plus implacable
la sentence des hommes et des choses » (45-46), paraissent même poétiques.
c. La guerre vue d’en bas, du point de vue exclusif d’un simple soldat.
C’est Bardamu, simple soldat ignorant les raisons des ordres et des contre-ordres auxquels il doit se soumettre, qui raconte. De son
point de vue, ce que l’on fait faire aux troupes n’a guère de sens, et c’est patent dès le début de l’extrait : cf. « Ils nous firent monter
à cheval et puis au bout de deux mois qu’on était là-dessus, remis à pied » (1) ou encore « Lui, notre colonel, savait peut-être
pourquoi ces deux gens-là tiraient, les Allemands aussi peut-être qu’ils savaient, mais moi, vraiment, je savais pas » (7- 8), phrase
construites en trois temps qui souligne bien le sentiment d’isolement et d’incompréhension du narrateur. On y remarque en effet
l’emploi à trois reprises du verbe « savoir » à l’imparfait, chaque fois avec un sujet différent (le colonel, les Allemands, Bardamu).
Les deux premières tournures sont affirmatives, même si elles sont modalisées par l’adverbe « peut-être » (noter d’ailleurs le chiasme
[savait peut-être / peut-être savaient], qui renforce l’impression d’exclusion du Bardamu de ce potentiel savoir). La dernière est négative
(« je savais pas »). Le rythme de la phrase vient aussi renforcer cette impression d’exclusion de Bardamu. La cadence, d’abord, est
mineure : le cas du colonel est exposé en 18 syllabes (1/5/13), celui des Allemands en 12 (6/6) et celui de Bardamu en 8 (2/2/4).
Le fait de repousser à la fin de cette longue phrase la mention de sa propre ignorance et de la mettre en valeur sur le plan rythmique
renforce le caractère surprenant et incompréhensible, à ses yeux, de ce qui est en train de se produire.
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Bardamu en est réduit, tout au long de son récit, pourtant rétrospectif, à faire des hypothèses : « Peut-être à cause que ça coûtait
trop cher » (2) ; « Il s’était donc passé dans ces gens-là quelque chose d’extraordinaire ? » (15). C’est dans le dernier paragraphe de
l’extrait que c’est le plus net, puisque Bardamu, qui « regard[e] » (57) le colonel, décrit ses gestes par le menu sans parvenir à leur
donner du sens, à percer ce qu’ils peuvent signifier – « Le colonel ne bronchait toujours pas, je le regardais recevoir, sur le talus, des
petites lettres du général qu’il déchirait ensuite menues, les ayant lues sans hâte, entre les balles » (57-58). Il lui faut alors recourir à
l’imagination, stimulées par les questions angoissées et indignées que suscite en lui ce comportement apparemment insensé (cf. la
salve de 4 questions l. 58-59) pour reconstituer les propos du général, rapportés au discours direct (« Continuez, colonel, vous êtes
dans la bonne voie ! », 60) mais immédiatement présentés comme une reconstitution relevant seulement du vraisemblable (« Voilà
sans doute ce que lui écrivait le général des Entrayes », 60-61).
De fait, à aucun moment, le lecteur n’a d’accès à une autre intériorité qu’à celle de Bardamu et ce choix du point de vue interne
renforce évidemment chez le lecteur une forme de « frousse » et de « panique » qu’il partage avec le narrateur simple soldat
maintenu dans l’ignorance et utilisé comme un pion sur un échiquier (alors qu’un accès aux pensées et aux sentiments du colonel,
par exemple, aurait peut-être permis de mieux comprendre son calme apparent, si mystérieux aux yeux de Bardamu et forcément
aux nôtres aussi).
ð Ce point de vue interne permet de mettre au jour deux attitudes opposées face au combat. Celle des peureux, dont
Bardamu assume de faire partie, et celle des prétendus courageux, possibles héros, mais à l’image bien écornée dans cette
page.
II.
La peur et le courage, inversion des valeurs
a. Un personnage qui assume d’avoir peur
Il le dit sans ambage :
champ lexical de sa propre peur – « ma frousse devint panique » (45), « lâche » (48), « effroi » (48) ;
Image du « puceau de l’Horreur » l. 53 complète ce tableau de l’inquiétude
manifestations contradictoires de cette peur, entre désir de fuite et immobilité : « Dans une histoire pareille, […] il n’y a
qu’à foutre le camp » (20), « Je n’osais plus remuer » (41)
Il le manifeste dans les marques d’émotivité de son récit : des interrogatives et des exclamatives nombreuses, pour beaucoup
constructions averbales, qui expriment en même temps
son incompréhension (nous y reviendrons),
sa « panique » (par ex. Qui savait combien ? Un, deux, plusieurs millions peut-être en tout ? », l. 45 ou encore « Et avec
quel effroi ! », l. 48)
mais aussi une forme de colère face à ce scandale incompréhensible qui cause sa peur.
Il craint d’être une exception (« Serais-je donc le seul lâche sur la terre ? », l. 48), mais trouve un « frère peureux » (62) dans l’agent de
liaison, « que la peur rendait chaque fois plus vert et foireux » (62).
Cela laisse entendre que, malgré le sentiment d’une forme de marginalité (« le seul »), d’autres que Bardamu sans doute sont dans
son cas (voir le paragraphe sur la fuite des populations civiles, l. 24-30), malgré le mythe de la « bravoure » qui semble, d’un point de
vue extérieur en tout cas, habiter un certain nombre de combattants, dont le colonel est ici le représentant le plus manifeste ».
b. À l’opposé, des « braves » (43), figures héroïques ?
« Notre colonel, il faut dire ce qui est, manifestait une bravoure stupéfiante ! Il se promenait au beau milieu de la chaussée et puis de
long en large parmi les trajectoires aussi simplement que s’il avait attendu un ami sur le quai de la gare, un peu impatient
seulement » (34-36) – décalage ironique
Des noms propres, réels et fictifs, incarnant potentiellement cette bravoure dévalorisée, mais facile à tenir depuis l’arrière : pour le
fictif, le « général des Entrayes » (jeu onomastique avec le mot entrailles, l. 61), « de la division, notre chef à tous ». Pour le réel, « le
Déroulède, dont on m’avait tant parlé » (31), voir la note pour ses positions revanchardes.
Mais aussi une masse indistincte d’hommes, pourvus de « la sale âme héroïque et fainéante des hommes », l. 54-55 et/ou
potentiellement contaminés par cette posture : « deux millions de fous héroïques et déchaînés et armés jusqu’aux cheveux ? Avec
casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants, en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se
défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés sur la terre, comme dans un cabanon, pour tout y détruire, Allemagne,
France et Continents, tout ce qui respire, détruire […] » (47-50) -> longueur de la phrase, juxtaposition sur le mode de la parataxe
qui vient expliciter et justifier l’apparent oxymore de « fous héroïques », l’héroïsme n’est que destruction, fureur, agitation,
manifestation insensée de violence, conduisant à « une croisade apocalyptique » (dimension religieuse de l’expression, l. 52).
Ici, très clairement, les termes de l’héroïsme sont placés en contexte dévlorisant (cf. les termes péjoratifs « sale », « fainéante »,
« fous ») et on voit Bardamu prendre position contre ce mythe du héros. De fait, ce prétendu courage n’en est peut-être pas un.
c. Courage ou inconscience ?
Terme pivot= « monstre », l. 42. Son emploi est évidemment péjoratif dans ce contexte, mais le terme a une charge étymologique
plus ambiguë (cf. le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey : < monstrum, « terme du vocabulaire religieux désignant un
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prodige avertissant de la volonté des dieux, un signe divin à déchiffrer. Par suite, il est appliqué à un objet de caractère exceptionnel
ou à un être surnaturel »). Le « monstre » signe divin mute dans le texte de Céline en « monstre » inhumain et abominable.
Ainsi, la « bravoure », loin d’être l’objet d’une valorisation, devient une manifestation de sottise -> « Avec des êtres semblables, cette
imbécillité infernale pouvait continuer indéfiniment » (46). Faire preuve de cette bravoure, ce n’est plus s’élever au-dessus de
l’humaine condition, mais tout au contraire s’abaisser au rang de l’animal et même en-dessous encore. Voir la métaphore filée du
chien, au-dessous duquel se trouve placé la figure du héros par l’emploi de comparatifs :
« À présent, j’en étais assuré, pire qu’un chien, il n’imaginait pas son trépas ! » (colonel, l. 42) : inconscience, au double sens
du terme (pas de mesure du danger, mais aussi absence de conscience humaine, méconnaissance de sa propre finitude, qui
caractérise l’humain)
« plus enragés que les chiens, adorant leur rage (ce que les chiens ne font pas, cent, mille fois plus enragés que mille chiens
et tellement plus vicieux » (les soldats, 50-51) : violence maladive + vice > renversement complet de la vertu héroïque.
Là où on attendrait des métaphores élevant admirativement les braves au-dessus de l’humaine condition, on en trouve qui les
abaissent au-dessous de l’animal. C’est tout au contraire la peur devient l’apanage de l’humanité.
ð Cette peur mute, et se double de la colère et de l’indignation, support à une prise de parti hostile à la guerre.
III.
La prétendue naïveté du personnage mise au service d’une condamnation de la guerre
a. Une scène de guerre placée sous le signe du paradoxe et de l’absurdité
Au-delà du point de vue individuel de Bardamu (voir I, c), le caractère absurde d’une guerre qui est loin du mythe héroïque trouve à
se généraliser comme le montrent les expressions suivantes : « une fois qu’on y est, on y est bien » (1), « La guerre en somme c’était
tout ce qu’on ne comprenait pas » (14). La guerre est définie péjorativement comme « Une immense et universelle moquerie » (23)
dont Bardamu, même s’il éprouve le sentiment d’être isolé, n’est qu’une victime qui est susceptible d’en représenter bien d’autres –
cf. par exemple le passage de l’expression du collectif (« nous », « on ») à la première personne du singulier, dans les phrases « Ces
soldats nous rataient sans cesse , mais tout en nous entourant de mille morts, on s’en trouvait comme habillés. Je n’osais plus remuer »
(40-41) : certes, c’est bien la réaction individuelle qui est soulignée, mais on perçoit que la situation à la fois horrible et insensée
(peut-être d’autant plus horrible qu’elle est insensée) est partagée par tous les combattants.
Si la guerre est incompréhensible et absurde, c’est pour plusieurs raisons. C’est, d’abord, parce qu’elle est marquée par le paradoxe.
Alors qu’on attendrait (comme chez Stendhal), de l’action et du mouvement, cet extrait nous montre surtout une situation étrange
où des Français, postés « au beau milieu de la route » (4), sous le feu des balles, restent immobiles, à écrire (Bardamu tient le
« registre » du colonel « où il inscrivait des ordres », 4) et à lire (cf. « les ayant lues sans hâte, entre les balles », 58-59) ce qui paraît
pour le moins incongru. Ce caractère statique, dans l’attente d’ordres et d’une hypothétique action guerrière, engendre un sentiment
d’inutilité totalement opposé à l’exaltation héroïque (cf. « Jamais je ne m’étais senti aussi inutile », 23). Il peut, toutefois, y avoir du
mouvement mais il relève alors davantage de l’agitation désordonnée et insensée que d’un mouvement de troupe concerté. C’est
ce que montre par exemple la longue énumération des l. 48 à 50 : « Avec casques, sans casques, sans chevaux, sur motos, hurlants,
en autos, sifflants, tirailleurs, comploteurs, volants, à genoux, creusant, se défilant, caracolant dans les sentiers, pétaradant, enfermés
sur la terre, comme dans un cabanon, pour tout y détruire, Allemagne, France et Continents, tout ce qui respire, détruire ».
Par ailleurs, le contexte spatio-temporel, lui-même marqué par le paradoxe, renforce le sentiment d’aburdité. Nous sommes à la
« campagne » (37), dans une sorte no man’s land « avec ses bourbiers qui n’en finissent pas, ses maisons où les gens n’y sont jamais et ses
chemins qui ne vont nulle part » (37-38). Cette campagne, que le parisien Bardamu (originaire du quartier de la place Clichy, cf. 53-54)
n’a « jamais pu […] sentir » et qu’il a « toujours trouvé[e] triste » (37) est pourtant estivale. Mais dans « dans l’air chaud d’été » (22) il
y a désormais des « balles qui veulent vous tuer ». La saison qui symbolise la vie, devient, de fait, un contexte de mort.
Nombreuses sont par ailleurs les expressions qui soulignent l’horreur du combat. Pour n’en citer que quelques-unes, on peut relever
par exemple « cette fuite en masse, vers le meurtre en commun, vers le feu » (56), « cette abomination » (57), « puceau de l’Horreur »,
« cette horreur » (53), « assassinats » (60) (terme qui contraste avec l’expression de satisfaction que Bardamu prête, à la même ligne, au
génral : « Continuez, colonel, vous êtes sur la bonne voie ! »).
b. La guerre perçue comme une obscénité
Là encore sur le mode du contraste, l’horreur de la guerre est associée à la métaphore filée de la sexualité, comme le montre la
comparaison « On est puceau de l’Horreur comme on l’est de la volupté » (53), formulée comme une maxime (cf. l’usage du présent
de vérité générale et la portée généralisante du pronom indéfini). Le combat est ainsi assimilé à un dépucelage, qui fait passer de
l’innocence enfantine à l’âge d’homme. Mais cette initiation guerrière ne conserve de l’initiation sexuelle que ce qui en est le plus
obscène et le plus sordide, comme le souligne surtout le paragraphe l. 24-30 qui aboutit à l’image d’une paradoxale nuit de noces
entre « des mariés qui font des cochonneries quand tout le monde est parti » (30). L’ensemble du paragraphe préparer cette chute
dévalorisante. On remarque en effet, dans l’énumération décrivant l’état d’abandon de la campagne désertée par « les paysans » (24)
que « les charrettes » sont « brancards en l’air » (26) ou encore que les « églises » sont « ouvertes » (24), ce qui évoque déjà des
postures sexualisées. De la même façon, la finalité attribuée par Bardamu à ce champ laissé libre, « Pour qu’on se trouve bien
tranquille à faire ce qu’on voudrait pendant leur absence » (27) permet une interprétation érotique (ou, même, plutôt,
pornographique) dans la mesure où l’expression vague « faire ce qu’on voudrait » ouvre un vaste champ des possibles et que
l’intimité dessinée par les termes « tranquille » et « leur absence » rend envisageable l’activité intime par excellence qu’est la sexualité.
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Mais cette tranquillité permet en réalité aux conduites les plus basses et les plus indignes de s’exprimer, comme l’indiquent les
pensées de Bardamu, rapportées au style direct pour leur conférer plus de vivacité et de force, notamment par le biais des
exclamatives : « Tout de même, s’ils n’étaient pas ailleurs ! – que je me disais – s’il y avait encore eu du monde par ici, on ne se serait
sûrement pas conduits de cette ignoble façon ! Aussi mal ! On aurait pas osé devant eux ! Mais il n’y avait plus personne pour nous
surveiller ! » (28-30).
On peut s’interroger sur les raisons pour lesquelles cette image sexuelle a priori inattendue est employée pour représenter la guerre.
D’abord, elle s’explique par le fait que, pour les jeunes hommes que sont les soldats (cf. « Je n’avais que vingt ans d’âge à ce
moment-là », 24), l’entrée dans le combat est quasi concommitante avec l’entrée dans l’activité sexuelle. Les deux ont une valeur de
rite initiatique faisant quitter l’enfance pour l’âge adulte. Les deux engagent le corps des hommes. Mais l’image est aussi employée
parce que ce qui s’exprime crûment de la sexualité peut choquer et semble souvent avilissant. On est loin de la sublimation des
passions avec ces notations brutales, on se trouve plutôt dans le champ de pulsions animales et grossières. Ainsi, les images
renvoyant au sexe contribuent à la dégradation de la guerre et contribuent à sa condamnation. Enfin, derrière la naïveté et
l’incongruité apparente de la représentation des « cochonneries » des soldats assouvissant leurs pulsions dans un combat qui est rien
moins qu’amoureux, perce l’ironie d’un narrateur qui piétine et tourne en dérision le prétendu héroïsme guerrier en en dévoilant, sur
le mode carnavalesque, un aspect peu reluisant.
c. Des camps redessinés
On a vu combien l’évocation de la guerre était placée par le narrateur sous le signe du paradoxe et des effets de contraste. Cela
passe aussi, l. 7 à 13, par l’évocation d’un épisode de l’enfance du personnage, dans la ville allemande d’Hanovre (10). Il opère par là
un glissement à plusieurs niveaux.
• D’abord, du combat guerrier (« ces deux gens-là tiraient » 7, « nous tirer maintenant dans le coffret », 12), on glisse aux
jeux d’écoliers (« on tirait aussi à l’arbalète et au pistolet qu’on achetait quatre marks », 11-12) mais d’un tir à l’autre « il y
avait de la marge et même un abîme » (13).
• Surtout le groupe indistincts des Allemands, tout en étant constamment désigné de la même façon, recouvre peu à peu des
réalités différentes : « les Allemands », l. 7, représentent le camp ennemi mais dès la ligne suivante (« je ne leur avais rien
fait aux Allemands », 8 ; « je les connaissais un peu les Allemands », 9), ils deviennent les anciens camarades de classe de
Bardamu : « c’était alors de petits crétins gueulards avec des yeux pâles et furtifs comme ceux des loups » (11-12).
• La phrase très brève « J’avais parlé leur langue » achève de semer le trouble. Les camps apparemment nettement délimités
par la guerre, Allemands d’un côté, Français de l’autre, vacillent. Bardamu a vécu en Allemagne, il a grandi sinon avec « les
Allemands », tout au moins avec des Allemands, partageant leurs jeux d’enfants avides d’entrer dans cet âge d’homme qui
s’avère si absurde, comme le montre non seulement le passage précédemment cité où les écoliers jouent à la guerre avec
des armes factices, mais aussi leur initiation au plaisir sexuel qui se fait « ensemble » (« on allait toucher ensemble les filles
après l’école dans les bois d’alentour », 11 – noter qu’ici il y a bien deux camps, mais ce sont les filles d’un côté et les
Allemands et Bardamu de l’autre) ou encore leur partage de boissons sur un mode semi-transgressif, cf. « On buvait de la
bière sucrée » (12, où la boisson alcoolisée renvoie à l’âge adulte tandis que l’adjectif « sucrée » rattache encore cette
pratique au monde de l’enfance.
Ce souvenir d’enfance explique bien sûr le désarroi de Bardamu (comment a-t-on pu passer, en l’espace de quelques années, de
cette fraternité enfantine à la guerre ?) mais, sert surtout à brouiller les cartes apparemment bien dessinées des camps ennemis. Le
« nous » et le « on » familier qui en est un équivalent peut s’employer pour l’armée française aussi bien que pour les amis d’enfance
allemands. Quel est donc le camp de Bardamu, au moment de cette scène ? Ce n’est pas la France. Ce n’est pas l’Allemagne non
plus. C’est le camp de ceux qui, comme lui, ont peur ; ceux qui, comme lui, trouve cette guerre absurde – par exemple, sans doute l’
« agent de liaison » de la fin du passage, celui dont Bardamu « aurai[t] fait [son] frère peureux » (62). Leur véritable ennemi, ce sont
tous les autres, Français et Allemands confondus, ces « deux millions de fous héroïques » (47) qui adhèrent au mythe de l’exploit
guerrier. Le camp de Bardamu n’est peut-être pas en sous-nombre « Mais on n’avait pas le temps de fraterniser non plus » (61-62) si
bien que chacun vit seul avec sa peur, dans le sentiment d’un isolement. Or il y a fort à parier que, du côté allemand aussi, il y a des
Bardamu et des agents de liaison. La guerre n’est donc plus une guerre entre nations, mais une guerre dans laquelle des individus de
chaque nation imposent à leurs concitoyens une folie qu’ils valorisent, qu’ils héroïsent et que les peureux, simples soldats auxquels
le sens de pareilles actions échappe, subissent dans la terreur et l’effroi.
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