Le droit international de l`environnement à la rescousse des cultures

Transcription

Le droit international de l`environnement à la rescousse des cultures
Le droit international de l’environnement à
la rescousse des cultures menacées : quel
horizon pour l’approche inter-systémique de
la pétition des Inuits déposée à la Commission
interaméricaine des droits de l’homme ?
Véronique Guèvremont et Géraud de Lassus Saint-Geniès*
En 2005, un groupe d’Inuits a déposé une pétition à la
Commission interaméricaine des droits de l’homme afin de faire
reconnaître que le droit aux bienfaits de leur culture, garanti
par l’art. XIII de la Déclaration américaine des droits et devoirs
de l’homme, n’était pas respecté par les États-Unis. Selon la
pétition, les émissions de gaz à effet de serre de cet État étaient
à l’origine de dégradations du milieu Arctique qui ne permettaient plus aux Inuits de jouir de leur culture, l’exercice de celleci dépendant directement de l’intégrité environnementale de
cette région. Parce que les systèmes que forment le droit international de la culture, le droit international de l’environnement
et le droit international des droits de l’homme présentent tous
des lacunes – aucun d’entre eux n’est apte à protéger une culture
menacée par les transformations de l’environnement résultant
des changements climatiques – la pétition développe un raisonnement juridique basé sur une interaction entre ces trois
systèmes. Bien qu’innovante, cette approche inter-systémique
suscite néanmoins certaines interrogations quant à sa compatibilité avec les règles de l’ordre juridique international et incite
à rechercher dans l’enrichissement de ces systèmes une avenue
pour relever les nouveaux défis que les liens entre la nature et la
culture posent au droit international.
In 2005, an Inuit group submitted a petition to the InterAmerican Commission on Human Rights alleging that the
United States were breaching its right to the benefits of culture,
guaranteed at Article XIII of the American Declaration of the
Rights and Duties of Man. The petition argued that the United
States’ greenhouse gas emissions caused degradations of the Arctic
environment preventing the Inuit from enjoying their cultural
rights, which are directly dependent on the environmental
integrity of the region. As the international cultural law, the
international environmental law, and the international human
rights systems each suffer from gaps–none of them is currently
able to protect a culture menaced by transformations of the
environment resulting from climate change–the legal reasoning
of the petition was based on the interaction of all three systems.
Although novel, this inter-systemic approach nonetheless elicits
certain doubts as to its compatibility with the rules of the international legal order. It underlines, however, that these systems
must be developed if we are to meet the challenges that the links
between nature and culture present to international law.
*
Véronique Guèvremont est professeure à la Faculté de droit de l’Université Laval et membre de l’Institut
des Hautes Études Internationales. Géraud de Lassus Saint-Geniès est doctorant à la Faculté de droit de
l’Université Laval et à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne ainsi que Membre de la Chaire de recherche du Canada en droit de l’environnement (CRCDE). Les auteurs tiennent à remercier la CRCDE pour
le financement de la recherche ayant mené à cet article.
1. INTRODUCTION
2. LE CONTEXTE: UN ORDRE JURIDIQUE FRAGMENTÉ PROPICE À L’INTERACTION DES
SYSTÈMES
2.1 L’incomplétude des systèmes
2.2L’interdépendance des systèmes
3. LA PÉTITION DES INUITS: UNE APPROCHE INTER-SYSTÉMIQUE NOVATRICE
3.1 Une nouvelle forme d’interaction des systèmes
3.2 Un nouvel objectif à atteindre
4. LES PERSPECTIVES: L’IMPOSSIBLE CONSÉCRATION DE L’APPROCHE PROPOSÉE
4.1Les limites de la compétence juridictionnelle
4.2Les contraintes du régime de la responsabilité internationale
5. CONCLUSION: DE L’INTERACTION DES SYSTÈMES À LEUR ENRICHISSEMENT
Guèvremont, de Lassus Saint-Geniès Volume 6: Issue 1
« Lorsque l’arc-en-ciel des cultures humaines aura fini de s’abîmer dans le vide creusé
par notre fureur, tant que nous serons là et qu’il existera un monde – cette arche
ténue qui nous relie à l’inaccessible demeurera … »
Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques
D
e nombreux facteurs peuvent entraîner l’érosion d’une culture. Parmi ceux-ci sont traditionnellement évoqués les processus de mondialisation et de transformation de la
vie sociale, les évolutions économiques, telles que l’ouverture des marchés et la globalisation, ainsi que les progrès des technologies de l’information et de la communication.
Or, depuis peu, les modifications du milieu de vie commencent également à être considérées
comme un facteur d’érosion, rappelant ainsi que la qualité de l’environnement dans lequel
évoluent les cultures représente, du moins pour certaines d’entre elles, une condition essentielle
de leur survie. L’importance de ce lien entre nature et culture est particulièrement perceptible
chez les peuples autochtones où le maintien des traditions ancestrales peut dépendre de la
conservation de la nature dans un état semblable à celui qui leur a permis de se constituer et de
Ces facteurs sont énoncés notamment dans les préambules de la Convention concernant la protection du
patrimoine mondial culturel et naturel, 16 novembre 1972, 1037 R.T.N.U. 151, R.T. Can. 1976 n° 45
(entrée en vigueur : 17 décembre 1975, accession du Canada 23 juillet 1976) [Convention concernant
la protection du patrimoine]; de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, 17
octobre 2003, 2368 R.T.N.U. 3, UNESCO Doc. MISC/2003/CLT/CH/14 (entrée en vigueur : 20 avril
2006) [Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel] et de la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, 20 octobre 2005, 2440 R.T.N.U. 32, R.T.
Can. 2007 n° 8 (entrée en vigueur : 18 mars 2007, accession du Canada 28 novembre 2005) [Convention
sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles].
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Guèvremont, de Lassus Saint-Geniès
perdurer. Pourtant, si le répertoire des menaces culturelles identifiées s’étoffe, il subsiste encore
un vide juridique en droit international pour protéger les cultures dans l’ensemble de leurs
manifestations. Aussi, pour pallier ces lacunes, sont graduellement apparues de nouvelles façons
d’utiliser le droit en vigueur en faisant interagir différents systèmes normatifs, notamment pour
assurer une protection aux cultures affectées par des transformations de l’environnement.
L’une de ces façons a consisté à chercher dans les instruments internationaux en matière
de droits de l’homme les fondements juridiques susceptibles d’offrir une telle protection. Car si
ces instruments ne garantissent pas per se une protection de la culture, ils énoncent néanmoins
certains droits culturels, notamment le droit de participer à la vie culturelle et le droit aux bienfaits de la culture. En vertu de ces droits, la licéité de certains comportements étatiques ayant
une incidence sur le milieu naturel dans lequel évoluait une culture a été contestée. Toutefois,
dans ces affaires, les comportements en question avaient pour effet d’empêcher des individus
d’avoir accès à leurs terres ancestrales, et non d’altérer la qualité de leur environnement.
Par ailleurs, la jurisprudence a progressivement érigé l’intégrité environnementale en condition de l’exercice de plusieurs droits de l’homme, sans jamais pour autant en faire une condition spécifique de l’exercice des droits culturels. Ainsi, jusqu’à présent, aucune dégradation de
l’environnement, survenue ou en cours, n’a été considérée comme constituant une violation
des droits culturels, même si le lien de dépendance entre certaines cultures et leur territoire a
été reconnu sur le plan factuel.
Dans l’affaire Chef Bernard Ominayak et la bande du lac Lubicon c. Canada (Communication n˚ 167/1984,
Doc. off. CDH NU, 38e sess., Doc. NU CCPR/C/38/D/167/1984 (1990)), une communauté autochtone a invoqué devant le Comité des droits de l’homme que l’octroi de concessions pour la prospection de
pétrole et de gaz sur des territoires qu’elle occupait constituait une violation de l’article 27 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques garantissant le droit au bienfait de la vie culturelle (19 décembre 1966, 999 R.T.N.U. 171, 6 I.L.M. 368 (entrée en vigueur : 23 mars 1976, accession du Canada 19
mai 1976)) [PIRDCP]. Le Comité a conclu à la violation, dans la mesure où l’octroi de la concession
constituait une menace pour le mode de vie et la culture de la communauté autochtone atteinte par la
mesure. Dans une affaire similaire, Länsman c. Finlande (Communication n˚ 511/1992, Doc. off. CDH
NU, 52e sess., Doc. NU CCPR/C/52/D/511/1992 (1994)), une communauté autochtone a soutenu
que l’implantation d’une carrière sur les territoires utilisés pour l’élevage de rennes constituait une violation de l’article 27 du PIRDCP. Le Comité a toutefois estimé que, compte tenu de la surface restreinte
sur laquelle la carrière était établie, l’article 27 n’était pas violé.
La Cour européenne des droits de l’homme a reconnu que des atteintes à l’environnement pouvaient constituer une violation du droit au respect de la vie privée, du droit à la vie familiale et au domicile (López
Ostra c. Espagne (1994) 303C C.E.D.H. (Sér. A) 38), du droit à la liberté d’expression (Bladet Tromsø
et Stensaas c. Norvège [GC], n° 21980/93, [1999] III C.E.D.H. 355) et du droit à la vie (Öneryildiz c.
Turquie [GC], n˚ 48939/99, [2004] XII C.E.D.H. 1). Par ailleurs, dans deux affaires relatives à la violation de droits autres que culturels au sein du système interaméricain des droits de l’homme, le lien entre
culture et nature a été souligné. Dans un premier cas, la Cour interaméricaine des droits de l’homme a
admis que pour les communautés autochtones, la relation aux terres ancestrales ne pouvait être uniquement appréhendée en termes de propriété puisque de l’accès à ces terres dépendait également l’exercice et
la protection de leurs cultures : voir Affaire Mayagna (Sumo) Awas Tingni Community c. Nicaragua (2001),
Inter-Am. Ct. H.R. (Sér. C) n° 79, au para. 149 [L’Affaire Mayagna]. Dans un second cas, la Commission
interaméricaine des droits de l’homme a reconnu que le déplacement d’une communauté indienne pour
la construction d’une route qui violait le droit à la résidence entraînait des « conséquences négatives »
pour la culture, les traditions et les coutumes de cette communauté : OÉA, Commission interaméricaine
des Droits de l’Homme, Rés. n˚ 12/85, Cas n˚ 7615 (Brésil), Doc. off. OEA/Ser.L/V/II.66/Doc.10, rev.
1 (1985) au considérant 2 [Rés. n˚ 12/85 de la CIADH].
Guèvremont, de Lassus Saint-Geniès Volume 6: Issue 1
C’est dans ce contexte qu’a été déposée en 2005 à la Commission interaméricaine des
droits de l’homme (la « Commission ») une pétition visant à faire valoir que les dégradations
environnementales résultant de comportements attribuables aux États constituaient des causes
à part entière de violation des droits culturels. Dans cette affaire, un groupe d’Inuits soutenait
que les États-Unis violaient, entre autres, le droit aux bienfaits de la culture garanti par l’art.
XIII de la Déclaration américaine des droits et devoirs de l’homme en raison du non-respect de
la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques (« CCNUCC »). Pour les
auteurs de la pétition, la responsabilité des États-Unis était engagée puisque leurs émissions de
gaz à effet de serre (« GES »), parmi les plus élevées de la planète, contribuaient à l’accélération du phénomène des changements climatiques, phénomène à l’origine de modifications de
l’environnement arctique menaçant l’exercice des droits culturels des Inuits. Le raisonnement
juridique était donc le suivant: « [t]he United States’ breach of these [CCNUCC] obligations reinforces the conclusion that the United States is violating rights protected by the American Declaration ».
« Petition to the Inter American Commission on Human Rights Seeking Relief from Violation
Resulting from Global Warming Caused by Acts and Omissions of the United States » (7 décembre
2005), en ligne : Inuit Circumpolar Council <http://www.inuitcircumpolar.com/files/uploads/icc-files/
FINALPetitionSummary.pdf> [Pétition].
OÉA, Commission interaméricaine des Droits de l’Homme, Déclaration américaine des droits et devoirs
de l’homme, Doc. off. OÉA/Ser. L/V/II.23/doc. 21 rev. 6 (1949), art. XIII. [Déclaration américaine des
droits] (L’article se formule ainsi : « Toute personne a le droit de prendre part à la vie culturelle de la
communauté, de jouir des arts et de bénéficier des résultats du progrès intellectuel et notamment des
découvertes scientifiques. De même elle a droit à la protection des intérêts moraux et matériels qui
découlent des inventions ou des œuvres littéraires, scientifiques ou artistiques, dont elle est l’auteur »). La
Déclaration est opposable à tous les États membres de l’Organisation des États Américains, y compris les
États-Unis. La Commission est compétente pour connaître les pétitions des individus alléguant de violations d’articles de la Déclaration commises par les États.
Convention-cadre des Nations Unies sur les Changements Climatiques, 9 mai 1992, 1771 R.T.N.U. 107,
R.T. Can. 1994 n° 7 (entrée en vigueur : 21 mars 1994, accession du Canada 12 juin 1992) [CCNUCC].
Les États-Unis ont déposé leur instrument de ratification à la CCNUCC le 15 octobre 1992. Cette
Convention ne fixe aucun engagement chiffré contraignant de réduction de GES contrairement à ce
que soutient la pétition à la page 98. L’argumentaire de la pétition se fonde sur une interprétation qui
vise à donner un caractère contraignant aux obligations contenues dans les articles 4.2 a) et b) de la
Convention, interprétation contestée en doctrine. Sur ce point, voir : Daniel Bodansky, « The United
Nations Framework Convention on Climate Change: A Commentary », (1993) 18:451 Yale J. Int’l L.
516. L’article 4.2 de la CCNUCC demande aux États développés de « prendre les mesures voulues pour
atténuer les changements climatiques en limitant [l]es émissions anthropiques de gaz à effet de serre ». Or,
les émissions des États-Unis ont augmenté depuis l’adoption de la CCNUCC.
En 2007, le volume des émissions de GES de la Chine dépassait celui des États-Unis, lesquels se classent maintenant au deuxième rang. Voir : Louis-Gilles Francoeur, « La Chine devient le plus important
émetteur de GES au monde, devant les États-Unis » Le Devoir [de Montréal] (20 juin 2007) en ligne : Le
Devoir <http://www.ledevoir.com/international/147948/la-chine-devient-le-plus-important-emetteurde-ges-au-monde-devant-les-etats-unis>.
Supra note 4 à la p. 97.
10
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Guèvremont, de Lassus Saint-Geniès
Bien que rejetée par la Commission, cette pétition suscite néanmoins un intérêt particulier pour au moins trois raisons. D’abord, en rappelant que la question des changements
climatiques n’est pas uniquement environnementale, elle a mis en évidence les limites du droit
international de l’environnement en tant que principal forum pour résoudre l’ensemble des
problèmes juridiques induits par ce phénomène10. Ensuite, en insistant sur l’existence d’une
relation entre nature et culture, la pétition a eu un impact au-delà de son simple cas d’espèce :
suite à une demande du Conseil des droits de l’homme11, le Haut-commissariat des droits de
l’homme a publié en janvier 2009 une étude sur les liens entre les changements climatiques
et les droits de l’homme qui reconnaît que « le réchauffement de la planète est susceptible
d’avoir des incidences sur l’ensemble des droits fondamentaux »12 et qu’« il incombe aux États
de prendre des mesures pour prévenir les effets des changements climatiques qui mettent en
danger l’identité culturelle et sociale des peuples autochtones »13.
Cependant, l’intérêt principal de cette pétition réside dans son argumentaire juridique qui
repose sur une interaction entre plusieurs systèmes normatifs. Si cette interaction, attrayante
et innovante, répond au besoin de combler certaines lacunes au sein de l’ordre juridique inter-
Par une lettre du 16 novembre 2006, la Commission interaméricaine des droits de l’homme a informé les
auteurs de la pétition de sa décision de ne pas donner suite à leur demande au motif que « the information
provided does not enable… to determine whether the alleged facts would tend to characterize a violation of
the rights protected by the American Declaration ». Lettre citée dans : Andrew C. Revkin, « Inuit Climate
Change Petition Rejected » The New York Times (16 décembre 2006), en ligne : The New York Times
<http://www.nytimes.com/2006/12/16/world/americas/16briefs-inuitcomplaint.html?_r=2> [« Inuit
Petition Rejected »].
10
Notons qu’au-delà de leurs dimensions culturelle et environnementale, les effets des changements climatiques présentent également un aspect humanitaire, comme le démontre l’émergence du concept de
« réfugié climatique ». Les difficultés que rencontre Tuvalu pour trouver des États prêts à accueillir ses
ressortissants menacés par la montée des eaux illustrent les défis auxquels les changements climatiques
confrontent le droit international humanitaire. Sur ce point. voir : Angela Williams, « Turning the Tide:
Recognizing Climate Change Refugees in International Law » (2008) 30 Law & Pol’y 4. Voir également :
Michel Prieur et. al., Projet de Convention relative au statut international des déplacés environnementaux,
(2008) REDE 4 à la p. 381, en ligne : Centre international de droit comparé de l’environnement <http://
www.cidce.org>. En outre, le Conseil de sécurité des Nations Unies accorde une attention particulière aux
effets des changements climatiques sur le maintien de la paix et de la sécurité internationale. À la demande
de la Grande-Bretagne, le Conseil a tenu en 2007 un débat public au sujet de la relation entre l’énergie, la
sécurité et le climat : voir Doc. Off. CS NU, 62e année, 5663e séance, Doc. NU S/PV.5663 (2007). Les
changements climatiques exercent également une pression sur le système commercial multilatéral. Voir
Organisation mondiale du commerce (OMC) et Programme des Nations Unies pour l’environnement,
Commerce et changement climatique, Genève, OMC, 2009. Voir aussi : Centre du patrimoine mondial de
l’UNESCO, Études de cas : Changement climatique et patrimoine mondial, Paris, UNESCO, 2009 à la p.
4 (enfin, l’UNESCO a reconnu que « [l]’impact potentiel du changement climatique sur le patrimoine
culturel et naturel mondial est aussi un sujet qui mérite une attention renforcée »).
11
Droits de l’homme et changements climatiques, Rés. CDH 7/23, Doc. off. AGNU, 7e sess., supp. no, Doc.
NU A/HRC/7/L.21/Rev.1 (2008) [Rés. CDH 7/23].
12
Rapport du Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme sur les liens entre les changements
climatiques et les droits de l’homme, Doc. Off. AG NU, 10e sess., Doc. NU A/HRC/10/61 (2009) au
para. 20 [Rapport changements climatiques - droits de l’homme]. Le rapport n’évoque toutefois pas les droits
culturels.
13
Ibid. au para. 41.
Guèvremont, de Lassus Saint-Geniès Volume 6: Issue 1
11
national, elle s’avère être en réalité une voie sans issue, une impasse dans le labyrinthe du droit
international.
En effet, dans cette affaire, l’élément constitutif de la violation alléguée n’est pas un fait, un
acte ou une omission d’un État, mais son non-respect d’une norme internationale à l’égard de
laquelle il est lié. La violation du droit culturel en question résulterait donc de la violation d’une
convention du droit international de l’environnement, instrument juridiquement « étranger »
au système des droits de l’homme. Ce mélange des « genres », ce croisement des systèmes14
où droit international de l’environnement et des droits de l’homme sont directement liés par
une relation causale, illustre l’émergence, après l’infructueux recours au système des droits de
l’homme, d’une nouvelle tentative pour passer outre l’absence de normes internationales de
protection de la culture. Après le droit international des droits de l’homme, voici donc le droit
international de l’environnement appelé à la rescousse des cultures menacées…
Néanmoins, une telle approche inter-systémique est inconnue au sein de l’ordre juridique
international où la violation d’une obligation découle toujours d’un « comportement consistant en une action ou en une omission »15 attribuable à un État. Aussi, malgré un contexte
propice à son apparition (I), cette approche inter-systémique, qui cherche à renforcer la protection des cultures avec une nouvelle façon d’utiliser le droit (II), s’avère être une solution
inadaptée à la réalité de l’ordre juridique international (III).
2. LE CONTEXTE: UN ORDRE JURIDIQUE FRAGMENTÉ PROPICE À L’INTERACTION
DES SYSTÈMES
Composé de systèmes spécialisés, l’ordre juridique international est fréquemment qualifié
de « fragmenté ». Parce qu’ils se révèlent inaptes à résoudre des problèmes qui évoluent au
croisement d’une pluralité de normes, ces « fragments » que constituent les systèmes spécialisés
laissent parfois planer l’ombre de leur incomplétude. Pour autant, cette « fragmentation » ne
saurait signifier que les systèmes sont hermétiques et repliés sur eux-mêmes. Au contraire, il
peut arriver qu’ils soient « en contact » les uns avec les autres, qu’ils soient reliés, imbriqués,
du fait de leur interdépendance. L’incomplétude (A) et l’interdépendance (B) sont alors deux
propriétés des systèmes qui tendent à favoriser leur interaction. Elles caractérisent les relations
entre le droit international de la culture, le droit international des droits de l’homme et le
droit international de l’environnement lorsqu’il s’agit de protéger une culture menacée par des
dégradations environnementales.
14
Le terme « système » est utilisé pour désigner un ensemble de normes appartenant à une branche du
droit international. Dans la mesure où le droit international ne forme en lui-même qu’un seul et unique
système juridique, il serait plus exact de nommer « sous-système » ou « système spécialisé » ce qui dans
cet article est nommé « système ». Sur ces questions terminologiques voir : Pierre-Marie Dupuy, « L’unité
de l’ordre juridique international » (2002) 297 Recueil des cours de l’Académie de droit international de
La Haye 9. Sur la notion de système, voir Michel Van de Kerchove et François Ost, Le système juridique,
entre ordre et désordre, Paris, Presses Universitaires de France, 1988.
15
Responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite, Rés. AG 56/83, Doc. off. AG NU, 56e sess.,
85e séance, Doc. NU A/RES/56/83 (2001), Annexe à l’art. 2.
12
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2.1 L’incomplétude des systèmes
Évoquer les cultures menacées suppose en premier lieu de s’intéresser à la protection dont
elles font l’objet en droit international de la culture. Bien qu’une grande variété de textes
s’intéresse à certains aspects de la culture16, ce secteur se compose essentiellement des accords
conclus sous l’égide de l’Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la
culture (UNESCO). Alors que ceux-ci comptent un nombre important d’instruments nonexécutoires, les instruments contraignants en vigueur demeurent peu nombreux. S’ils portent
majoritairement sur la dimension patrimoniale de la culture, un seul d’entre eux traite des
expressions culturelles du présent. Par ailleurs, alors même que ces textes constituent une forme
de reconnaissance de l’intérêt collectif des États à protéger le patrimoine culturel de l’humanité,
aucun n’offre une protection des cultures dans l’ensemble de leurs manifestations.
La Convention créant une organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la
culture, soit l’Acte constitutif de l’UNESCO, annonce d’ailleurs que l’objectif premier de
l’Organisation est d’atteindre « les buts de paix internationale et de prospérité » dans ses
champs de compétence, notamment celui de la culture, par la voie de la coopération entre
les États17. Bien que cet objectif ne soit en rien incompatible avec la protection d’une culture,
l’histoire de l’UNESCO révèle que son activité normative a d’abord consisté à établir des
mécanismes de coopération afin de lutter contre les dégradations du patrimoine culturel et
naturel, et non à protéger en tant que tels des activités et des pratiques culturelles ou des individus appartenant à une culture.
Ainsi, le premier instrument juridique contraignant adopté par les membres de l’UNESCO
dans le secteur de la culture, la Convention pour la protection des biens culturels en cas de conflit
armé18, ne vise qu’à protéger le patrimoine culturel mobilier et immobilier en temps de guerre.
Le deuxième ne s’attarde qu’aux biens culturels mobiliers faisant l’objet de vol, de pillage ou
de commerce illicite19. Beaucoup plus ambitieuse, la Convention sur la protection du patrimoine
mondial culturel et naturel20 innove par la reconnaissance de la relation étroite qu’entretient
l’être humain avec la nature. La Convention réunit « dans un même document les notions de
16
Pour une liste de ces textes, voir Ivan Bernier, « Catalogue des instruments internationaux relatifs à
la culture » (2000), en ligne : Réseau international sur la politique culturelle <http://www.incp-ripc.
org/w-group/wg-cdg/catalogue_f.pdf>.
17
Convention créant une Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture, 16 novembre
1945, 4 R.T.N.U. 275, Préambule, R.T. Can. 1945 n° 18 (entrée en vigueur : 4 novembre 1946, accession du Canada 6 septembre 1946) [Convention UNESCO].
18
Convention pour la protection de biens culturels en cas de conflit armé, 14 mai 1954, 249 R.T.N.U. 215, R.T.
Can. 1999 n° 52 (entrée en vigueur : 7 août 1956, accession du Canada 11 décembre 1998), complétée
par le Protocole pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé, 14 mai 1954, 249 R.T.N.U.
215 (entrée en vigueur : 7 août 1956, accession du Canada 27 décembre 2005) et le Deuxième Protocole
relatif à la Convention de La Haye de 1954 pour la protection des biens culturels en cas de conflit armé, 26
mars 1999, 2253 R.T.N.U. 172 (entrée en vigueur : 9 mars 2004, accession du Canada : 27 décembre
2005).
19
Voir la Convention concernant les mesures à prendre pour interdire et empêcher l’importation, l’exportation et
le transfert de propriété illicites des biens culturels, 14 novembre 1970, 823 R.T.N.U. 232, R.T. Can. 1978
n° 33 (entrée en vigueur : 24 avril 1972, accession du Canada 28 mars 1978).
20
Convention concernant la protection du patrimoine, supra note 1.
Guèvremont, de Lassus Saint-Geniès Volume 6: Issue 1
13
protection de la nature et de préservation des biens culturels »21, sans toutefois étendre son
champ d’application à la protection des activités et des pratiques culturelles se déroulant sur
un site naturel ou culturel protégé. Par ailleurs, alors que les éléments du patrimoine culturel
et naturel menacé jouissent d’un régime particulier de protection22, celui-ci ne s’applique pas
directement à la culture menacée dont l’épanouissement est étroitement lié à la préservation
de ce patrimoine.
Les autres conventions relatives à la protection du patrimoine culturel ne s’intéressent
guère davantage au lien entre préservation d’un territoire et protection d’une culture23. La
Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel reflète même un certain recul
par rapport à la Convention de 1972, le lien entre patrimoine culturel et espace naturel n’ayant
pas été pris en compte. En effet, en vertu de l’article 2 de la Convention de 2003, les États
parties entendent « par “patrimoine culturel immatériel” les pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire – ainsi que les instruments, objets, artefacts et espaces culturels qui leur sont associés – que les communautés, les groupes et, le cas échéant, les individus
reconnaissent comme faisant partie de leur patrimoine culturel »24. Les espaces naturels associés
à ces pratiques, représentations, expressions, connaissances et savoir-faire ne semblent donc pas
protégés par cette Convention.
Enfin, le champ d’application du dernier instrument adopté par les membres de
l’UNESCO dans le secteur de la culture, la Convention sur la protection et la promotion de la
diversité des expressions culturelles25, ne concerne pas la diversité culturelle au sens large, mais
plutôt la diversité des « expressions qui résultent de la créativité des individus, des groupes et
21
Ibid. Le champ d’application de la Convention est précisé aux articles 1 et 2, qui définissent les notions
de « patrimoine culturel » et de « patrimoine naturel ». La première notion englobe les « monuments »,
les « ensembles » et les « sites », alors que la seconde recouvre les « monuments naturels », les « formations
géologiques et physiographiques » ainsi que les « sites naturels ».
22
En effet, des dispositions particulières s’appliquent aux biens figurant sur la Liste du patrimoine mondial
en péril de l’UNESCO, en ligne : UNESCO <http://whc.unesco.org/fr/peril>. Voir aussi Convention concernant la protection du patrimoine, supra note 1 à l’art. 11(4) (il s’agit de biens du patrimoine culturel
et naturel « menacés de dangers graves et précis, tels que menace de disparition due à une dégradation accélérée, projets de grands travaux publics ou privés, rapide développement urbain et touristique,
destruction due à des changements d’utilisation ou de propriété de la terre, altérations profondes dues à
une cause inconnue, abandon pour des raisons quelconques, conflit armé venant ou menaçant d’éclater,
calamités et cataclysmes, grands incendies, séismes, glissements de terrain, éruptions volcaniques, modification du niveau des eaux, inondations, raz de marée »).
23
UNESCO, Conférence générale, Convention sur la protection du patrimoine culturel subaquatique, 2
novembre 2001, Rés. 31 c/24, Doc. Off. UNESCO, 31e sess., Doc. 123278 [Convention sur la protection
du patrimoine culturel subaquatique]. Voir aussi la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel
immatériel, supra note 1.
24
Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, supra note 1.
25
Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, supra note 1.
14
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Guèvremont, de Lassus Saint-Geniès
des sociétés, et qui ont un contenu culturel »26. Alors que des dispositions particulières permettent aux États membres de prendre des mesures afin de protéger les expressions culturelles
menacées27, la menace pesant sur l’ensemble d’une culture ne se trouve pas systématiquement
considérée, le champ d’application de la Convention se limitant « aux politiques et aux mesures
adoptées par les Parties relatives à la protection et la promotion de la diversité des expressions
culturelles »28.
Ainsi, bien que « dans son sens le plus large, la culture [puisse] être considérée comme
l’ensemble des traits distinctifs, spirituels et matériels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent
une société ou un groupe social » et qu’« [e]lle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de
vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances »29, le dispositif normatif de l’UNESCO ne s’intéresse essentiellement qu’au produit de
la création, et non à la dimension anthropologique de la culture30. Et à l’heure actuelle, aucun
système normatif ne comble ce vide juridique.
L’autre système juridique susceptible d’être associé à cette problématique est celui des
droits de l’homme en raison de la reconnaissance de certains droits qualifiés de « culturels ». En
effet, le droit international des droits de l’homme offre aux individus la possibilité de revendiquer le respect de certains droits culturels auprès de juridictions supranationales31, notamment
26
Ibid. à l’article 4(3) (Ces expressions sont transmises ou incarnées par des biens, des services ou des activités culturels. Le contenu culturel renvoie « au sens symbolique, à la dimension artistique et aux valeurs
culturelles qui ont pour origine ou expriment des identités culturelles »). Voir UNESCO, Rapport préliminaire du directeur général sur la situation devant faire l’objet d’une réglementation ainsi que sur l’étendue
possible de cette réglementation, accompagné d’un avant-projet de convention sur la protection de la diversité
des contenus culturels et des expressions artistiques, Doc. Off. UNESCO, 33e sess., supp. n° 23, Doc. NU
33C/23 (2005) au para. 10. (Dans un résumé qu’il faisait des réunions des experts indépendants, le
Directeur général de l’UNESCO rappelait que « [l]es experts ont convenu que les termes culture et
diversité culturelle ne devaient pas être abordés dans l’ensemble de leurs acceptations et manifestations
mais dans leurs relations au terme d’expressions culturelles, véhiculées notamment par les biens et services
culturels ».)
27
Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, supra note 1, arts. 8, 12,
17 et 23(6)(d).
28
Ibid. à l’art. 3.
29
Définition de la culture énoncée dans le Préambule de la Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles
(UNESCO, Conférence mondiale sur les politiques culturelles, Déclaration de Mexico sur les politiques culturelles (1982), en ligne : <http://portal.unesco.org/culture/fr/files/35197/11919407161mexico_fr.pdf/
mexico_fr.pdf>) et reprise dans la Déclaration universelle de l’UNESCO sur la diversité culturelle, Rés.
AG 57/249, Doc. off. UNESCO, 31e sess., supp. n° 64, Doc. NU A/RES/57/249 (2001) au Préambule
[Déclaration universelle sur la diversité culturelle].
30
Voir Centre d’étude et de recherche de droit international et de relations internationales, Académie de
droit international de La Haye, Le patrimoine culturel de l’humanité, Leiden, Martinus Nijhoff Publishers,
2005 aux pp. 153 et suiv. Même à propos du produit de la création, d’importantes lacunes doivent
encore être comblées, notamment en ce qui concerne la destruction intentionnelle du patrimoine culturel
matériel.
31
Ibid. à p. la 27 (certains soutiennent que « [l]’analyse des différents instruments internationaux ayant trait
aux droits culturels de l’homme … permet de dégager quatre manifestations de ces droits » : le droit à
la formation, le droit à la participation à la vie culturelle, le droit à l’expression culturelle et le droit à la
rémunération des créations culturelles ayant une valeur économique. Dans le contexte de cet article, seul
le droit à la participation à la vie culturelle se révèle pertinent.).
Guèvremont, de Lassus Saint-Geniès Volume 6: Issue 1
15
le droit de participer à la vie culturelle de sa communauté32. Cependant, ces droits demeurent
encore « sous-développés »33 et, bien que leurs manifestations aient à la fois une dimension
individuelle et collective34, la nature du système juridique des droits de l’homme garantit le
bénéfice de cette protection aux individus et non à la culture à laquelle ceux-ci s’identifient.
La problématique des cultures menacées par les changements climatiques interpelle enfin
le droit international de l’environnement. S’il permet de dénoncer des dégradations environnementales, ce régime ne cherche toutefois pas spécifiquement à lutter contre celles qui
constituent une menace pour certaines cultures. Et même si des instruments normatifs du
droit international de l’environnement reconnaissent le lien entre culture et environnement35,
ils ne contiennent aucune disposition accordant une protection supplémentaire aux éléments
naturels qui conditionnent la survie de certaines cultures.
32
Les droits culturels sont reconnus au sein de certains textes ayant une grande force morale : Déclaration
universelle des droits de l’homme, Rés. AG 217(III), Doc. off. AG NU, 3e sess., supp n˚ 13, Doc. NU
A/810 (1948) 71 aux arts. 22 et 27 [DUDH]; PIRDCP, supra note 2 à l’art. 27; Pacte international relatif
aux droits économiques, sociaux et culturels, 16 décembre 1966, 993 R.T.N.U 3, art. 15, 6 I.L.M. 360
(entrée en vigueur : 3 janvier 1976, accession du Canada 19 mai 1976) [PIDESC]. Il demeure néanmoins
difficile de contraindre les États à les respecter. C’est sans doute dans cette perspective que le contenu
normatif et les obligations des États découlant du droit de participer à la vie culturelle énoncé à l’art.
15.1 a) du PIDESC ont été précisés par l’Observation générale no. 21 du Comité des droits économiques,
sociaux et culturels, Doc. off. CDESC, 43e sess., Doc. NU E/C.12/GC/21 (2009). Également, plusieurs instruments régionaux reconnaissent des droits culturels, dont la Déclaration américaine des droits
et devoirs, supra note 5 à l’art. 13, et la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, 27 juin 1981,
1520 R.T.N.U. 217, art. 27, 21 I.L.M. 58 (entrée en vigueur : 21 octobre 1986).
33
Patrice Meyer-Bisch, dir., Les droits culturels, une catégorie sous développée de droits de l’homme, Fribourg,
Éditions universitaires, 1993.
34
Voir supra, note 30 à la p. 28 (« certains instruments internationaux font ressortir la dimension collective
des droits de l’homme en matière de culture pour ce qui concerne les peuples [Charte africaine, article 22,
paragraphe 1] ou les minorités [Pacte international relatif aux droits civils et politiques, Article 27] »).
35
Tel est le cas de la Charte mondiale de la nature (Rés. AG 37/7, Doc. off. AG NU, 37e sess., supp. n˚
51, Doc. NU A/RES/37/3 (1982) [Charte mondiale de la nature]), dont le Préambule affirme que la « la
civilisation a ses racines dans la nature, qui a modelé la culture humaine et influé sur toutes les œuvres
artistiques et scientifiques, et c’est en vivant en harmonie avec la nature que l’homme a les meilleures
possibilités de développer sa créativité, de se détendre et d’occuper ses loisirs », et que « la dégradation des
systèmes naturels qui résulte d’une consommation excessive et de l’abus des ressources naturelles, ainsi
que de l’incapacité d’instaurer parmi les peuples et les États un ordre économique approprié, conduit
à l’effondrement des structures économiques, sociales et politiques de la civilisation ». Des textes plus
récents s’intéressent surtout aux liens qu’entretiennent plus particulièrement les communautés autochtones avec leur environnement. Voir par ex. Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement,
Doc. off. CNUED, 47e sess., Annexe I, Doc. NU A/CONF.151/26 (Vol. I), 31 I.L.M. 874 (1992) 8,
principe 22 [Déclaration de Rio] : « Les populations et communautés autochtones et les autres collectivités locales ont un rôle vital à jouer dans la gestion de l’environnement et le développement du fait de
leurs connaissances du milieu et de leurs pratiques traditionnelles. Les États devraient reconnaître leur
identité, leur culture et leurs intérêts, leur accorder tout l’appui nécessaire et leur permettre de participer
efficacement à la réalisation d’un développement durable ». Un autre exemple se trouve à l’art. 10(c) de
la Convention sur la diversité biologique (5 juin 1992, 1760 R.T.N.U. 79, R.T. Can. 1993 n˚ 24 (entrée
en vigueur : 29 décembre 1993, accession du Canada 4 décembre 1992) [Convention sur la diversité
biologique]), en vertu duquel les Parties contractantes s’engagent à « protége[r] et encourage[r] l’usage
coutumier des ressources biologiques conformément aux pratiques culturelles traditionnelles compatibles
avec les impératifs de leur conservation ou de leur utilisation durable ».
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Guèvremont, de Lassus Saint-Geniès
Afin que cette insuffisance puisse être corrigée, deux avenues pourraient être envisagées.
La première est celle de l’élaboration d’un nouvel instrument international juridiquement contraignant qui protégerait les cultures ou la diversité culturelle dans son ensemble. Cette voie
demeure néanmoins purement hypothétique : d’abord, parce qu’elle ne figure actuellement à
l’ordre du jour d’aucune organisation ou négociation internationales36; ensuite, parce qu’elle
s’avère politiquement difficile à réaliser, notamment en raison de la polysémie du concept
même de « culture ». La deuxième voie, ici explorée, consiste à faire interagir plusieurs systèmes
normatifs en vue de combler le vide juridique existant.
L’exploration de cette voie se justifie par l’état de fragmentation de l’ordre juridique international qui engendre une dispersion des éléments constitutifs de la problématique de la protection des cultures menacées par des dégradations environnementales au sein de trois systèmes
normatifs. Alors que l’objet à protéger renvoie à un premier système (le droit international de la
culture) et que le droit d’un individu de prendre part à la vie culturelle de sa communauté est
garanti par un deuxième système (celui des droits de l’homme), la menace qui pèse sur le milieu
de vie de cet individu semble devoir être contrée par des engagements issus d’un troisième
système (le droit international de l’environnement). L’approche inter-systémique paraît ainsi
justifiée par l’incomplétude de chacun de ces trois systèmes puisqu’en l’état actuel de leur
développement et/ou interprétation, aucun ne semble suffisant pour assurer une protection des
cultures menacées du fait de certaines dégradations environnementales.
2.1L’interdépendance des systèmes
Face à cet ordre juridique international fragmenté, composé de multiples systèmes spécialisés,
la société internationale se trouve confrontée à des problèmes interdépendants qui ne peuvent
être envisagés de manière isolée et résolus au sein de régimes distincts. Ainsi en est-il de la
préservation de la qualité de l’environnement, du maintien de l’existence des cultures et de
la possibilité d’exercer certaines pratiques culturelles. À certains égards, ces trois questions
se révèlent interconnectées, toute mesure affectant l’une d’entre elles étant susceptible de se
répercuter sur les deux autres.
L’interdépendance de ces problèmes est d’ailleurs partiellement reconnue par les systèmes
qui visent à les résoudre. D’abord, en droit international de l’environnement, la Charte mondiale de la nature indique que la nature a « modelé la culture humaine »37 et la Convention sur la
diversité biologique rappelle que les cultures autochtones « dépendent étroitement et tradition36
Déclaration universelle sur la diversité culturelle, supra note 29. L’idée d’élaborer un instrument juridique
international sur la diversité culturelle figurait dans le Plan d’action pour la mise en œuvre de la Déclaration
universelle sur la diversité culturelle de 2001, en annexe à la Déclaration. Voir ultérieurement UNESCO,
Conseil exécutif, Étude préliminaire sur les aspects techniques et juridiques relatifs à l’opportunité d’un instrument normatif sur la diversité culturelle, Doc. Off. UNESCO, 166e sess., Doc. UNESCO 166 EX/ 28
(2003) au para. 18 (les membres du Conseil exécutif ont cependant considéré que, « si la généralité de
la Déclaration convenait au niveau déclaratoire, l’UNESCO [était désormais] appelée non pas à indiquer un horizon à atteindre, mais un cadre de référence et un ensemble de règles acceptables par le plus
grand nombre d’États à travers un nouvel instrument contraignant portant sur des domaines culturels
spécifiques »). Ces conclusions ont conduit au lancement d’une négociation portant plus spécifiquement
sur la diversité des « contenus culturels et des expressions artistiques », et ultimement à l’adoption de la
Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, supra note 1.
37
Charte mondiale de la nature, supra note 35.
Guèvremont, de Lassus Saint-Geniès Volume 6: Issue 1
17
nellement des ressources biologiques »38. Ensuite, dans le domaine des droits de l’homme, les
juridictions régionales ont considéré que des transformations de l’environnement pouvaient
empêcher l’exercice d’activités culturelles39 et que l’accès des communautés autochtones à leurs
terres ancestrales, donc à l’environnement constituant leur milieu de vie, était une condition
de l’exercice et de la protection de leur culture40. Dans un rapport de 1994, la Commission des
droits de l’homme du Conseil économique et social des Nations Unies, après avoir constaté
que les diverses menaces pesant sur l’environnement pouvaient avoir des conséquences pour
le maintien des cultures41, a insisté sur « the close interaction between the assaults made on the
environment and the enjoyment of human rights »42. Plus récemment, la Commission des droits
de l’homme des Nations Unies a affirmé « que les dégâts causés à l’environnement peuvent
avoir des effets potentiellement néfastes sur l’exercice de certains droits de l’homme »43. Enfin,
l’interdépendance entre le droit international de la culture et le respect des droits de l’homme
a été reconnue dès la création de l’UNESCO44, alors que la Convention de 2005 affirme :
« [l]a diversité culturelle ne peut être protégée et promue que si les droits de l’homme … sont
garantis »45.
Pour tenir compte de l’interdépendance des problèmes qu’ils ont à résoudre, les États
doivent donc éviter que les systèmes du droit international de la culture, de l’environnement et
des droits de l’homme évoluent en autarcie juridique. Car, en raison des problématiques qu’ils
abordent, ces systèmes se chevauchent, s’entrecroisent, se lient les uns aux autres et forment un
réseau d’interrelations ou de « linkages »46.
Les relations entre les trois systèmes peuvent alors prendre diverses formes. La portée d’un
objectif énoncé par une norme d’un système peut, par exemple, être limitée par le respect de
38
Convention sur la diversité biologique, supra note 35, Préambule, al. 12.
39
Ce qui constitue une violation des droits de l’homme, selon l’affaire G. et E. c. Norvège (1983), 35
Comm. Eur. D.H.D.R. 30. Rappelons que dans une opinion individuelle rendue à propos de l’affaire
Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), le juge Weeramantry a reconnu que « [l]a protection de
l’environnement est, elle aussi, un élément essentiel de la doctrine contemporaine des droits de l’homme,
car elle est une condition sine qua non de nombre de droits de l’homme, tels que le droit à la santé et le
droit à la vie lui-même ». Voir Projet Gabčíkovo-Nagymaros (Hongrie/Slovaquie), [1997] C.I.J. rec. 7 aux
pp. 88-89.
40
L’Affaire Mayagna, supra note 3. De plus, dans sa Résolution n˚ 12/85, supra note 3, la Commission
interaméricaine des droits de l’homme a reconnu en 1985 que le déplacement d’une communauté indienne pour la construction d’une route, en violation avec le droit à la résidence (article 8), entraînait des
« conséquences négatives » pour la culture, les traditions et les coutumes de cette communauté.
41
Commission des droits de l’homme, Sous-commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et
de la protection des minorités, Droits de l’homme et environnement, Doc. off. CES NU, 46e sess., Doc.
NU E/CN.4/Sub.2/1994/9 (1994) au para. 119.
42
Ibid. au para. 162.
43
Commission des droits de l’homme, Les droits de l’homme et l’environnement en tant qu’éléments du développement durable, Rés. CDH 2003/71, Doc. off. CDH NU, 59e sess., Doc. NU E/CN.4/RES/2003/71
(2003) au para. 2.
44
Convention UNESCO, supra note 17, Préambule, al. 4.
45
Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, supra note 1, art. 2:1.
46
David W. Leebron, « Linkages » (1993) 96 A.J.I.L. 5. Le terme anglo-saxon ne se prête pas à la traduction
française.
18
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Guèvremont, de Lassus Saint-Geniès
certaines normes relevant d’un autre système. Ainsi, la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel précise que seul le patrimoine culturel « conforme aux instruments
internationaux existants relatifs aux droits de l’homme »47 est susceptible de faire l’objet d’une
protection. Tel que souligné précédemment, la Convention sur la protection et la promotion de
la diversité des expressions culturelles fait également du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales son premier principe directeur48. Dans son Principe 23, la Déclaration de
Stockholm énonce que le pluralisme culturel ne doit pas être sacrifié sur l’autel de la protection
de l’environnement.
Par ailleurs, les systèmes peuvent aussi reconnaître, de manière implicite, que l’atteinte
d’un objectif énoncé par une de leurs normes suppose au préalable que certaines conditions
soient remplies par un ou plusieurs autres systèmes. Lorsque la Convention sur le patrimoine
culturel immatériel reconnaît que l’interaction des communautés avec leur milieu naturel est
une condition de la transmission du patrimoine culturel immatériel, la mise en œuvre de
normes internationales protégeant l’environnement de ces communautés, ainsi que de celles
leur garantissant la possibilité d’y accéder, devient une condition sine qua non de la sauvegarde
du patrimoine culturel immatériel. Inversement, lorsque le Principe 22 de la Déclaration sur
l’environnement et le développement proclame le rôle vital du savoir traditionnel des communautés autochtones pour la protection de l’environnement, la sauvegarde du patrimoine culturel
immatériel et la garantie de l’exercice des droits culturels deviennent à leur tour des conditions
pour atteindre l’objectif poursuivi par les normes du droit international de l’environnement49.
Enfin, des normes appartenant à deux systèmes distincts peuvent se « chevaucher », en
raison soit de leur substance, soit de leurs effets. L’affirmation du droit à l’environnement
constitue une parfaite illustration du premier cas. Ce droit a été consacré par des instruments
du droit international de l’environnement tels que la Déclaration de Stockholm50, la Convention
sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice
en matière d’environnement51 et la Convention africaine sur la conservation de la nature52.
47
Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, supra note 1, art. 2:1. Le premier alinéa
du Préambule souligne particulièrement l’importance des trois principaux instruments internationaux en
matière de droits de l’homme.
48
Ibid., art. 2:1 : « La diversité culturelle ne peut être protégée et promue que si les droits de l’homme et les
libertés fondamentales telles que la liberté d’expression, d’information et de communication, ainsi que
la possibilité pour les individus de choisir les expressions culturelles, sont garantis. Nul ne peut invoquer
les dispositions de la présente Convention pour porter atteinte aux droits de l’homme et aux libertés
fondamentales tels que consacrés par la Déclaration universelle des droits de l’homme ou garantis par le
droit international, ou pour en limiter la portée manifeste dans le domaine des «connaissances pratiques
concernant la nature et l’univers ».
49
Déclaration de Rio, supra note 35 au Principe 22.
50
Déclaration de la Conférence des Nations Unies sur l’environnement humain (Déclaration de Stockholm),
Doc. off. AG NU, 21e séance, Doc. NU. A/CONF.48/PC.13, 11 I.L.M. 1416 (1973), Principe 1.
51
Convention sur l’accès à l’information, la participation du public au processus décisionnel et l’accès à la justice
en matière d’environnement (Convention Aarhus), 25 juin 1998, 2161 R.T.N.U. 447, art. 1 (entrée en
vigueur : 30 octobre 2001).
52
Convention africaine sur la conservation de la nature et des ressources naturelles (Version révisée), 11 juillet
2003, Doc. off. UA, UA Doc. EX/CL/50 (III), Article III:1, en ligne : UA <http://www.africa-union.
org/root/au/Documents/Treaties/Text/nature%20and%20natural%20recesource.pdf>.
Guèvremont, de Lassus Saint-Geniès Volume 6: Issue 1
19
Parallèlement, ce droit a également été reconnu dans des instruments en matière de droits de
l’homme : la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples53, le Protocole de San Salvador54
et le Protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatifs aux droits de la
femme en Afrique55.
L’application d’une norme appartenant à un système peut aussi engendrer des effets identiques à ceux qu’une norme d’un autre système aurait produits. Tel est le cas des mesures prises
par les États parties à la Convention de l’UNESCO de 1972 pour protéger, conserver et mettre
en valeur le patrimoine naturel56 dont certains effets sont similaires à ceux qui résultent de la
mise en œuvre de certaines normes du droit international de l’environnement. De même, les
États qui protègent et encouragent, en vertu de la Convention sur la diversité biologique, « l’usage
coutumier des ressources biologiques conformément aux pratiques culturelles traditionnelles
compatibles avec les impératifs de leur conservation ou de leur utilisation durable »57, favorisent simultanément la protection des cultures.
Notons enfin que la reconnaissance de cette interdépendance n’est pas le propre de ces
trois systèmes. Ce mouvement s’est en effet considérablement accru dans l’ensemble du
droit international depuis l’avènement du concept de « développement durable », dont l’un
des principaux apports est d’avoir affirmé que « la Terre … constitue un tout marqué par
l’interdépendance »58. L’émergence d’un principe d’intégration traduit à cet égard la volonté
des États de traiter conjointement les aspects environnementaux, culturels, économiques et
sociaux des problèmes auxquels ils sont confrontés, sans pour autant s’affranchir des cloisons
systémiques qui jalonnent l’ordre juridique international.
3. LA PÉTITION DES INUITS: UNE APPROCHE INTER-SYSTÈMIQUE NOVATRICE
Les exemples de relations inter-systémiques abondent au sein de l’ordre juridique international.
Telle est l’inévitable conséquence des multiples interactions et interférences entre les ensembles
normatifs que développent les États en vue de poursuivre certains objectifs d’intérêt commun.
L’approche inter-systémique proposée dans la pétition des Inuits déposée à la Commission
réussit néanmoins à innover en proposant une nouvelle forme d’interaction entre les systèmes
(A) en vue d’atteindre un objectif inédit (B).
53
Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, supra note 31 à l’art. 24.
54
Protocole additionnel à la Convention américaine relative aux droits de l’homme traitant des droits économiques,
sociaux et culturels (Protocole de San Salvador), 17 novembre 1988, R.T. OÉA No. 69, art. 11, 28 I.L.M.
156 (entrée en vigueur : 16 novembre 1999).
55
Protocole à la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples relatif aux droits de la femme en Afrique,
11 juillet 2003, Doc. off. UA, 2e sess. (entrée en vigueur : 25 novembre 2005) à l’art. 18, en ligne : UA
<http://www.africa-union.org/Official_documents/Treaties_Conventions_fr/Protocole%20sur%20le%
20droit%20de%20la%20femme.pdf>.
56
Convention concernant la protection du patrimoine, supra note 1, art. 4.
57
Convention sur la diversité biologique, supra note 35, art. 10 c).
58
Déclaration de Rio, supra note 35, Préambule, al. 5.
20
JSDLP - RDPDD
Guèvremont, de Lassus Saint-Geniès
3.1 Une nouvelle forme d’interaction des systèmes
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’évolution du droit international se caractérise
par le développement d’ensembles normatifs spécialisés qui traduit l’émergence d’une pluralité
de valeurs au sein d’une « communauté internationale » en devenir. Miroirs de nouvelles solidarités, ces systèmes constituent autant de nouveaux cadres de coopération dans la poursuite
d’objectifs d’intérêt commun. Mais la multiplication et la diversification de ces systèmes, symboles de la vitalité du droit international, posent inéluctablement la question de leur articulation afin que soient préservées tant la cohérence de l’« édifice » droit international que la
complétude de chacun de ces systèmes. Cette dynamique soulève donc certaines préoccupations à l’égard de l’« unité » de cet ordre juridique; qu’elle soit abordée sous l’angle de la fragmentation, de la segmentation, de la complexification ou de la diversification, elle pose alors la
question de l’articulation des normes et de l’interaction entre les systèmes59.
C’est dans ce contexte que diverses approches inter-systémiques sont graduellement apparues au sein de l’ordre juridique international. Même s’il est difficile d’élaborer une définition
susceptible de couvrir l’ensemble de ces approches, il est possible de parler d’une « relation
inter-systémique » dès lors qu’un système « prend en compte » un élément appartenant à un
autre système. On parle alors de « technique de prise en compte » pour désigner « les différentes façons dont le créateur de la norme ou son interprète, situés dans un système juridique
donné, tiennent compte des valeurs et intérêts [protégés par un autre système juridique] ou des
normes qui les incorporent »60.
Bien que cette « prise en compte » soit envisagée dans un sens très large, afin d’englober les
différentes modalités de cette relation, l’approche inter-systémique renvoie à un certain type
de prise en compte, celle des « normes », et non uniquement celle des valeurs ou des intérêts.
Cette prise en compte peut être prévue dans les règles d’un système : on parlera alors d’approche
inter-systémique normative. Elle peut aussi naître de l’œuvre interprétative du juge : on parlera
alors d’approche inter-systémique judiciaire.
Dans le cas d’une approche inter-systémique normative, cette prise en compte se manifeste généralement par une référence explicite aux règles d’un autre système. Par exemple,
la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles renvoie
expressément à la Déclaration universelle des droits de l’homme61, alors que la Convention sur la
protection du patrimoine culturel subaquatique réfère à la Convention des Nations Unies sur le
droit de la mer62. Par ailleurs, cette référence peut être implicite. Ainsi en est-il de la CCNUCC
qui contient une « règle miroir » incorporant la logique d’un autre système : elle reprend en
effet le libellé d’une règle des accords de l’OMC, sans pour autant en préciser ou en identifier
59
Hélène Ruiz Fabri et Lorenzo Gradoni, « Ouverture » dans Hélène Ruiz Fabri et Lorenzo Gradoni, dir.,
La circulation des concepts juridiques: le droit international de l’environnement entre mondialisation et fragmentation, Paris, Société de législation comparée, 2009 à la p. 17.
60
Véronique Guèvremont, La prise en compte des préférences collectives dans le droit de l’Organisation mondiale
du commerce, thèse de doctorat en droit, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2009 [à paraître] aux pp.
597 et suiv.
61
DUDH, supra note 32, l’art. 2(1).
62
Convention sur la protection du patrimoine culturel subaquatique, supra note 23, arts. 2:8, 3, 8, 10:2.
Guèvremont, de Lassus Saint-Geniès Volume 6: Issue 121
la source63. Dans tous les cas, la prise en compte résulte de l’expression de la volonté des États
qui transparaît dans le texte des instruments juridiques auxquels ils adhèrent.
Un autre acteur entre en jeu dans le cas de l’approche inter-systémique judiciaire. La
prise en compte repose ici sur le travail du juge, qui peut recourir à la règle d’un autre système
pour interpréter les règles du système sur lesquelles il est appelé à se prononcer. Le droit des
traités tient compte de cette pratique puisque la Convention de Vienne « évoque la pluralité
des règles et des principes dans le contexte de l’interprétation des traités » : le paragraphe 31:3
c) « exprime ce que l’on peut appeler le principe de “l’intégration systémique” »64 auquel le
juge peut se référer pour interpréter les obligations internationales des États « par référence
à leur milieu normatif »65, manifestant ainsi un certain « souci de cohérence et d’efficacité »
du raisonnement juridique66. L’approche inter-systémique judiciaire ne repose toutefois pas
uniquement sur l’article 31:3 c) puisque des juges ont déjà eu recours à cette approche sans
pour autant évoquer cette disposition de la Convention de Vienne67.
Si la pétition des Inuits s’inscrit bien dans le cadre d’une approche inter-systémique judiciaire, elle constitue néanmoins une innovation. En effet, en renvoyant à la CCNUCC, elle
suggère au juge non pas de recourir à une règle extra-systémique pour interpréter une norme en
matière de droits de l’homme, mais de statuer sur la violation de cette norme extra-systémique
63
Commission du droit international, Fragmentation du droit international : difficultés découlant de la diversification et de l’expansion du droit international, Doc. Off. AG NU, 58e sess., Doc. NU A/CN.4/L.682
(2006) à la p. 227 [Fragmentation du droit international].
64
CCNUCC, supra note 6, art. 3(5).
65
Ibid. à la p. 232. À l’appui de ce raisonnement, l’auteur cite Patrick Daillier et Alain Pellet : « [u]n traité
ne peut être considéré isolément. Non seulement il est ancré dans les réalités sociales, mais encore ses dispositions doivent être confrontées avec d’autres normes juridiques avec lesquelles elles peuvent entrer en
concurrence ». À la p. 231, le rapport affirme également : « bien qu’un tribunal puisse n’être compétent
que pour un instrument donné, il doit toujours interpréter et appliquer cet instrument dans ses relations
avec son milieu normatif, c’est-à-dire avec les “autres” règles de droit international ». L’article 31:3 c)
pose néanmoins certaines difficultés d’interprétation, notamment en ce qui a trait aux autres instruments
juridiques susceptibles d’être considérés par le juge. Par exemple, le Groupe spécial chargé de trancher
l’affaire Communautés européennes — Mesures affectant l’approbation et la commercialisation des produits biotechnologiques (Plainte des États-Unis) ((2006), OMC Doc. WT/DS291/R (Rapport du Groupe
spécial), en ligne : OMC <http://www.wto.org/french/docs_f/docs_f.htm>) a statué que « les règles de
droit international dont il faut tenir compte pour interpréter les Accords de l’OMC en cause [...] sont
celles qui sont applicables dans les relations entre les Membres de l’OMC » et non uniquement entre les
parties au différend. La controverse entourant cette interprétation de l’art. 31:3 c) invite toutefois à une
certaine réserve.
66
La fragmentation du droit international, supra note 65 à la p. 230. Voir également Campbell McLachlan,
« The principle of systemic integration and Article 31(3)(c) of the Vienna Convention » (2005) 54
I.C.L.Q. 2.
67
Plusieurs exemples existent dans les rapports de l’Organe d’appel de l’OMC. Voir notamment États-Unis
— Prohibition à l’importation de certaines crevettes et de certains produits à base de crevettes (Plaintes de
l’Inde, de la Malaisie, du Pakistan et de la Thaïlande) (1998), OMC Doc. WT/DS58/AB/R aux paras. 129
et suiv. (Rapport de l’Organe d’appel), en ligne : <http://www.wto.org/french/tratop_f/dispu_f/58abr.
pdf>. Dans cette affaire, le juge interprète le paragraphe XX g) du GATT de 1947, et plus précisément
l’expression « ressources naturelles épuisables », en se référant aux « déclarations et conventions internationales modernes [qui] font souvent référence aux ressources naturelles comme étant à la fois des ressources biologiques et non biologiques ».
22
JSDLP - RDPDD
Guèvremont, de Lassus Saint-Geniès
pour conclure, dans un deuxième temps, à la violation d’une norme des droits de l’homme. La
pétition propose ainsi une nouvelle forme d’interaction entre les systèmes, la violation d’une
norme appartenant à un premier système, le droit de l’environnement, se présentant comme
l’élément constitutif de la violation d’une norme appartenant à un second système, les droits
de l’homme.
3.2Un nouvel objectif à atteindre
L’approche inter-systémique suggérée par la pétition se démarque non seulement par son
contenu, mais aussi par sa finalité. De manière générale, l’approche inter-systémique vise à
assurer une cohérence entre les divers systèmes normatifs au sein de l’ordre juridique international68. Dans le cas de l’approche inter-systémique normative, il est tenu compte de
l’environnement juridique pour élaborer et appliquer une norme afin d’éviter d’éventuelles
contradictions. Pour reprendre l’un des deux exemples précédemment utilisés, la Convention
sur la diversité des expressions culturelles intègre les règles de la Déclaration universelle des droits de
l’homme afin que l’objectif de protection de certaines expressions culturelles ne puisse servir de
prétexte pour justifier une violation des droits fondamentaux. La recherche de cette cohérence
vise ainsi à « prévenir » un conflit normatif, même si certains auteurs affirment qu’il existe
une présomption contraire à la constatation de tels conflits69. Dans le cas de l’approche intersystémique judiciaire, cette cohérence est obtenue par le travail du juge qui recourt à une
règle extra-systémique pour interpréter le contenu de la règle qu’il est amené à appliquer. Or,
l’approche développée dans la pétition n’est pas motivée par le souci d’assurer une cohérence
entre les systèmes en présence. Trois autres buts semblent en effet avoir été poursuivis.
Le premier objectif était sans aucun doute d’utiliser les normes en présence pour attirer
l’attention de la communauté internationale sur la vulnérabilité des cultures inuites face aux
dégradations environnementales engendrées par les modifications anthropiques du climat.
Certes, cet objectif n’a pas été évoqué par les Inuits dans leur pétition, ceux-ci ayant souhaité
que la Commission impose aux États-Unis des mesures de limitation des émissions de GES
et qu’ils coopèrent avec la communauté internationale afin de lutter contre les changements
climatiques. Mais compte tenu des difficultés d’établir un lien de causalité entre les émissions
et la violation du droit culturel alléguée, il était peu probable qu’une juridiction en matière
de droits de l’homme s’autorise à ordonner de telles mesures70. Par conséquent, la démarche
des Inuits consistait essentiellement à sensibiliser la communauté internationale sur le sort de
68
Voir Isabelle Van Damme, « “Systemic Integration” of International Law : Views From the ILC, the
WTO, CTE, and UNESCO » dans Fragmentation : la diversification et l’expansion du droit international : travaux du 34e congrès annuel du Conseil canadien de droit international, Ottawa, 26 au 28 octobre
2005, Ottawa, Conseil canadien de droit international, 2006 à la p. 78. Selon l’auteure, l’intégration
systémique « impl[ies] a preference to synchronize sub-systems of international law and general international
law at the level of negotiations, implementation, recognition, interpretation, and application ».
69
Voir notamment Fragmentation du droit international, supra note 65 à la p. 26. Selon le rapport, « en droit
international, une forte présomption pèse contre le conflit normatif ».
70
Rapport changements climatiques - droits de l’homme, supra note 12 au para 70. Selon le Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’homme, « il est pratiquement impossible de démêler l’écheveau
complexe de relations causales en vue d’établir une corrélation entre les émissions passées de gaz à effet de
serre d’un pays particulier et une retombée spécifique liée aux changements climatiques, et encore moins
l’ensemble des incidences directes et indirectes sur les droits de l’homme ».
Guèvremont, de Lassus Saint-Geniès Volume 6: Issue 123
leur culture. Cet objectif a d’ailleurs été partiellement atteint puisque les Nations Unies ont
ultérieurement porté cette question à leur attention71. Rappelons à cet égard que la plainte a
été déposée à la Commission au moment même où se tenaient à Montréal les conférences des
États membres à la CCNUCC et au Protocole de Kyoto.
Le deuxième objectif consistait à renforcer la légitimité de la pétition en invoquant le
non-respect de la CCNUCC par les États-Unis comme manifestation de leur participation
aux dégradations du climat. Les Inuits fournissaient ainsi la preuve, non pas scientifique mais
juridique, que les émissions de GES étaient à l’origine de dommages causés à l’environnement.
Par conséquent, tout en alléguant une violation des droits de l’homme, la pétition tentait de
faire admettre que le comportement des États-Unis ne devait pas s’apprécier uniquement par
rapport aux droits garantis par ce système, mais également par rapport à leurs engagements
inscrits dans la CCNUCC.
Enfin, le troisième objectif poursuivi par la pétition était de combler un vide au sein de
l’ordre juridique international en invoquant le droit international de l’environnement pour
protéger la culture inuite dans la mesure où en l’état actuel du droit international, aucun
système ne permet à lui seul de protéger les cultures menacées.
L’approche inter-systémique de la pétition innove donc en ce qu’elle ne s’inscrit pas dans la
perspective d’une recherche de cohérence entre les systèmes de l’ordre juridique international;
son objectif est plutôt de faire reconnaître l’existence d’une relation causale entre dégradation
de l’environnement et vulnérabilité des cultures, de telle sorte que la violation de la CCNUCC
entraînerait la violation du droit aux bienfaits de la culture. En ce sens, l’argumentaire
juridique développé dans la pétition repose sur une extrapolation des liens déjà existants entre
les trois systèmes impliqués dans cette affaire. Elle propose néanmoins d’approfondir le degré
de l’interrelation de ces systèmes, en faisant de la violation des normes du droit international
de l’environnement un élément constitutif d’une violation des droits de l’homme.
4. LES PERSPECTIVES: L’IMPOSSIBLE CONSÉCRATION DE L’APPROCHE
PROPOSÉE
En raison du manque d’informations à l’appui des allégations formulées, la pétition a été rejetée
par la Commission. Celle-ci n’a donc pas eu l’occasion de se prononcer sur cette approche
inter-systémique72. Toutefois, il n’est pas exclu qu’une approche similaire puisse à l’avenir être
soumise à l’appréciation d’une juridiction. Si tel était le cas, il est peu probable, compte tenu
de l’état actuel du droit international, que cette approche soit consacrée dans la mesure où elle
porte atteinte à la compétence des juridictions internationales (A) et à la logique qui sous-tend
le fonctionnement des règles de la responsabilité internationale de l’État (B).
71
Voir Rés. CDH 7/23, supra note 11.
72
« Inuit Petition Rejected », supra note 9. Il ne fait pas de doute que les États-Unis émettent des GES. Mais
comment déterminer que leurs émissions de GES causent spécifiquement un dommage à l’environnement
arctique? La question a été soulevée dans un rapport du Haut-commissariat des Nations Unis aux droits
de l’homme, le Rapport changements climatiques - droits de l’homme, supra note 12.
24
JSDLP - RDPDD
Guèvremont, de Lassus Saint-Geniès
4.1Les limites de la compétence juridictionnelle
L’approche inter-systémique proposée par la pétition pose d’emblée la question de l’étendue
de la compétence d’une juridiction créée exclusivement pour assurer le respect des droits de
l’homme. En effet, la recevabilité de cette approche laisserait à supposer que ce type de juridiction dispose de la compétence pour apprécier la conformité du comportement d’un État au
regard de l’ensemble de ses obligations internationales, y compris celles relatives à la protection
de l’environnement. Cette appréciation de la conformité conduirait ainsi le juge des droits
de l’homme à appliquer les normes du droit international de l’environnement. Or, une telle
hypothèse est inadaptée à la réalité actuelle de l’ordre juridique international73.
Premièrement, le mandat des juridictions internationales est toujours défini et limité par
l’instrument qui en prévoit la création74; ce mandat ne s’étend généralement qu’à l’appréciation
de la licéité du comportement des États par rapport aux normes du système au sein duquel le
juge exerce sa compétence. En ce qui concerne spécifiquement la compétence de la Commission,
cet organe est chargé de « promouvoir le respect et la défense des droits de l’homme » tels que
définis dans la Convention interaméricaine des droits de l’homme et dans la Déclaration américaine des droits et des devoirs de l’homme75. Cet organe n’a donc pour fonction que d’examiner la
conformité des mesures nationales au regard de ces deux instruments. En outre, en l’état actuel
du droit international, quelle que soit la compétence d’un juge, celui-ci n’est jamais autorisé à
appliquer des normes extra-systémiques, même s’il est autorisé à les prendre en compte dans
l’interprétation de la norme relevant du système dans lequel il se situe et ce, conformément au
droit des traités76. Enfin, on comprend difficilement la logique de l’approche inter-systémique
de la pétition : même si, dans un scénario hypothétique, un juge s’aventurait à conclure à
l’illicéité du comportement d’un État au regard d’une norme extra-systémique, il conserverait
néanmoins sa marge d’appréciation pour statuer sur la licéité de ce comportement au regard de
la norme du système dans lequel il exerce sa compétence. En d’autres termes, le constat par un
juge de la violation de la norme extra-systémique ne lui permettrait pas de conclure, ipso facto,
à la violation de la norme intrasystémique.
Deuxièmement, le respect de la souveraineté des États fait obstacle à de telles interactions entre les systèmes. En effet, l’accès de l’individu à la justice internationale demeure un
cas d’exception, réservé à un nombre relativement restreint de systèmes, principalement celui
des droits de l’homme. Aussi, si les États n’ont pas souhaité que les individus puissent, par des
73
En revanche, rien ne fait obstacle à ce qu’un juge examine les faits constitutifs d’une violation de la règle
extra-systémique afin de déterminer s’ils sont également constitutifs de la violation de la règle intrasystémique. Dans ce cas, toutefois, il ne s’agit pas d’une approche inter-systémique, puisqu’aucun lien
n’aurait été établi entre ces règles appartenant à deux systèmes distincts.
74
L’utilité de cette limitation s’explique sans doute par le phénomène de multiplication des juridictions
spécialisées; il existerait un important risque de contradiction entre les décisions si le mandat de ces juridictions n’était pas clairement délimité.
75
Statut de la Commission interaméricaine des droits de l’homme, Rés. OÉA n°1 447 (IX-O/79), Doc. off.
OÉA, 9e sess., Doc. OÉA IX-0/70 (1979).
76
La distinction entre l’application d’une norme extra-systémique et l’utilisation de cette dernière dans
l’interprétation de la norme appartenant au système est ainsi fondamentale. Seule la deuxième approche
est conforme aux dispositions de la Convention de Vienne sur le droit des traités, 23 mai 1969, 1155
R.T.N.U. 331, art. 31 :3 c), R.T. Can. 1980 n˚ 37 (entrée en vigueur : 27 janvier 1980, accession du
Canada 14 octobre 1970).
Guèvremont, de Lassus Saint-Geniès Volume 6: Issue 125
recours judiciaires, faire constater l’illicéité de leur comportement au regard de leurs obligations
environnementales, la consécration de l’approche inter-systémique proposée par la pétition
irait à l’encontre de leur volonté. D’ailleurs, contrairement au droit international des droits
de l’homme, en droit international de l’environnement les États se sont montrés réticents à
créer des juridictions ayant mandat pour statuer sur la conformité des politiques nationales
par rapport aux normes environnementales internationales. C’est ainsi que se sont développés
des mécanismes alternatifs de réaction à l’illicite dont l’objectif est davantage d’aider les États à
reprendre le respect de leurs obligations que de les sanctionner. En matière environnementale,
l’aspect préventif prime sur l’aspect répressif. Cette approche se reflète dans le champ lexical
de ce système, où les termes « violation », « État en manquement » et « sanction » ont été
bannis au profit d’expressions plus neutres telles que « question de mise en œuvre », « partie
concernée » et « mesures consécutives » afin d’éviter une stigmatisation de l’État en défaut susceptible de conduire à son désengagement du jeu conventionnel77.
Derrière cette distinction entre les modes de réaction à l’illicite transparaît une différence
dans la façon dont les normes en droit international des droits de l’homme et en droit international de l’environnement sont appréhendées : alors que les États ne peuvent se soustraire
aux premières78, les secondes procèdent directement de leur volonté et demeurent encore largement marquées par le sceau du multilatéralisme. Dès lors, sanctionner un État, c’est prendre le
risque qu’il se désengage de l’action internationale. Et compte tenu du caractère planétaire des
dégradations environnementales actuelles, notamment celles induites par les changements climatiques, il semble peu souhaitable que la communauté internationale se prive d’un dialogue
avec l’ensemble des États.
4.2Les contraintes du régime de la responsabilité internationale
La principale requête des auteurs de la pétition est que la Commission déclare les États-Unis
internationalement responsables de la violation de l’article XIII de la Déclaration américaine
des droits et des devoirs de l’homme79. Selon leur raisonnement, l’illicéité du comportement des
États-Unis au regard de la CCNUCC est, avec leur politique nationale en matière de lutte
contre les changements climatiques, à l’origine de la violation du droit des Inuits aux bienfaits
de leur culture. Pour comprendre en quoi cette approche entre en conflit avec la logique de
l’ordre juridique international, il est également utile de l’analyser à travers le prisme du régime
de la responsabilité des États en droit international.
Conformément à l’article 1er du Projet d’articles sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite de la Commission du droit international, « [t]out fait internationalement
illicite de l’État engage sa responsabilité ». L’article 2 précise qu’« [i]l y a fait internationalement illicite de l’État lorsqu’un comportement consistant en une action ou une omission : a)
77
Sandrine Maljean-Dubois, « La mise en route du protocole de Kyoto à la convention-cadre des Nations
Unies sur les changements climatiques » (2005) 51 A.F.D.I. 433 à la p. 455.
78
À ce jour, aucune norme environnementale n’a acquis un caractère cogens, à la différence de certains droits
fondamentaux de la personne humaine. Voir par ex. Conférence européenne de la paix en Yougoslavie,
Commission d’arbitrage, Avis N° 1, 29 novembre 1991, Annexe XLII au para. 1(e). Voir aussi les travaux
de la Commission du droit international sur le jus cogens, (1966) 12 Annuaire de la Commission du droit
international 327 à la p. 334.
79
Pétition, supra note 4 à la p. 7.
26
JSDLP - RDPDD
Guèvremont, de Lassus Saint-Geniès
Est attribuable à l’État en vertu du droit international; et b) Constitue une violation d’une
obligation internationale de l’État ». À la lumière de ces règles, le raisonnement de la pétition
présente certaines incohérences. Pour ses auteurs, le « fait internationalement illicite » au regard
de l’article XIII de la Déclaration est, entre autres, la violation de la CCNUCC. Cette violation
est alors présentée comme un élément constitutif de la violation du droit aux bienfaits de la
culture, dans la mesure où le non-respect de la première obligation « contribue » au non-respect
de la seconde80. La pétition assimile donc la violation de la CCNUCC à la politique américaine
à l’origine des émissions de GES, en considérant qu’il s’agit là de deux faits de même nature.
Or, une « violation » ne peut être assimilée à « un comportement consistant en une action ou
une omission »; en effet, dire d’un fait qu’il est illicite est le résultat d’une opération intellectuelle d’appréciation de la conformité d’un fait par rapport à une norme afin de lui attribuer
une « qualification juridique ». Et ce travail d’appréciation du fait ne se confond pas avec le fait
lui-même. Par ailleurs, dans la mesure où la violation d’une norme entraîne déjà l’engagement
de la responsabilité internationale, cette « violation » ne peut être invoquée comme un « fait »
dont l’illicéité engagerait à son tour la responsabilité internationale, puisque celle-ci est déjà
engagée en raison de la première violation.
Ces incohérences démontrent une confusion opérée par les auteurs de la pétition : si un
fait viole une obligation, ce n’est pas cette violation qui constitue la violation d’une autre obligation. C’est le même fait qui viole deux obligations distinctes. En effet, qualifier juridiquement un fait d’illicite au regard d’une norme donnée ne fait pas obstacle à ce que ce fait fasse
l’objet d’une seconde qualification à l’aune d’une autre norme. En l’espèce, l’engagement de la
responsabilité internationale des États-Unis au regard des droits de l’homme pourrait découler
de leur politique, ou de leur absence de politique, en matière de réduction des émissions de
GES. Ce même fait serait ainsi à l’origine de la violation d’une norme environnementale, et
simultanément, d’une norme des droits de l’homme.
5. CONCLUSION: DE L’INTERACTION DES SYSTÈMES À LEUR ENRICHISSEMENT
Inadaptée à la réalité de l’ordre juridique international, l’approche inter-systémique développée dans la pétition se révèle inapte à pallier les lacunes du droit international en matière de
protection des cultures menacées. Ce vide juridique, mis en évidence dans la première partie de
cet article, ne saurait en effet être comblé sans que le juge des droits de l’homme ne s’autorise
d’abord à constater la violation d’une règle extra-systémique, pour ensuite considérer cette violation comme un élément constitutif de la violation du droit culturel garanti par l’instrument
qu’il est chargé d’appliquer. Or, pour les raisons présentées dans la troisième partie de la présente
étude, une telle relation entre les systèmes ne peut être admise en droit international.
Par ailleurs, la reconnaissance d’une telle approche inter-systémique ne paraît pas essentielle à l’approfondissement de la relation entre le système des droits de l’homme et du droit
de l’environnement pour renforcer la protection des cultures menacées. En effet, la jurisprudence en matière de droits de l’homme a déjà affirmé l’existence d’un lien entre la culture et
le territoire sur lequel celle-ci évolue : le juge a ainsi admis que la privation d’un accès à un
territoire pouvait constituer une violation des droits culturels81. De plus, il a également accepté
80
Ibid. à la p. 97.
81
L’Affaire Mayagna et Rés. n˚ 12/85 de la CIADH, ibid.
Guèvremont, de Lassus Saint-Geniès Volume 6: Issue 127
que les dégradations de l’environnement puissent constituer une violation d’autres droits de
l’homme82. Dans la mesure où il est manifeste que les dégradations environnementales ont des
répercussions sur les cultures, il ne reste donc plus au juge des droits de l’homme qu’un pas à
franchir pour que le comportement d’un État à l’origine de dégradations environnementales
soit considéré comme une violation des droits culturels. Un petit pas pour le juge, certes, mais
un grand pas pour la protection des cultures menacées…
Dans cette perspective, le juge devra sans doute être amené à interpréter de manière plus
extensive ce qui constitue un dommage environnemental. En effet, puisqu’il existe des dégradations environnementales à « retardement » – les faits à l’origine du dommage se sont déjà
produits, mais le dommage, bien que certain, ne s’est pas encore manifesté lorsque le juge
est saisi – la définition de ce qui constitue une dégradation de l’environnement ne devrait
plus uniquement être dictée par la recherche des traces d’un dommage immédiat. Il en va de
même pour les faits constituant une violation des droits de l’homme, en particulier des droits
culturels, dans la mesure où ces faits peuvent ne pas porter atteinte aux droits des générations
présentes, mais porter atteinte à ceux des générations à venir.
Même si certains de leurs effets sont déjà avérés, les changements climatiques demeurent
une « bombe à retardement » qui, à long terme, menace à la fois l’intégrité de l’environnement
et l’exercice des droits de l’homme. Et parce que le développement durable exige de redéfinir
les anciens concepts à la lumière des réalités actuelles, ce qui constitue une dégradation environnementale ou une violation des droits de l’homme devrait être apprécié dans une perspective intergénérationnelle83.
82
L’Affaire Mayagna, supra note 3.
83
Lynda Collins, « Are We There Yet?: The Right to Environment in International and European Law »
(2007) 3 McGill J.S.D.L.P. à la p. 149. Selon l’auteure, « [h]uman rights discourse and jurisprudence typically focus exclusively on the rights of existing humans. However, given the profound vulnerability of future
generations to harm resulting from current environmental decision-making, this present-focus may be inappropriate in the field of environmental human rights ». Cette approche semble tout aussi inappropriée en ce
qui concerne les droits culturels.
28
JSDLP - RDPDD
Guèvremont, de Lassus Saint-Geniès
En outre, l’affirmation récente d’un pilier culturel du développement durable84 pourrait
contribuer au renforcement du lien entre culture et nature dans le droit international en général,
et dans les régimes de protection de l’environnement en particulier. En effet, c’est également
au sein de ces régimes et, par extension, dans les politiques environnementales des États, que
les effets des dégradations du milieu de vie sur certaines cultures vulnérables devraient être pris
en considération. C’est d’ailleurs tout l’objectif du principe d’intégration que de favoriser la
prise en compte de préoccupations non-environnementales dans l’élaboration de normes et de
politiques environnementales.
Au fil de sa reconnaissance et de sa diffusion au sein des différents systèmes composant
l’ordre juridique international, le développement durable stimule la circulation, la rencontre et
l’articulation des valeurs qui lui sont sous-jacentes. Progressivement, chaque système juridique
est appelé à tenir compte des quatre piliers du développement durable afin d’appréhender les
problèmes qu’il vise à résoudre dans l’intégralité de leurs dimensions. Mais le passage d’un
ordre juridique caractérisé par le cloisonnement de ces systèmes, à un ordre juridique composé
de systèmes ouverts, reliés les uns aux autres par des passerelles formant un « réseau », est un
processus de maturation du droit international, une évolution graduelle, encore inachevée.
L’approche inter-systémique ici étudiée, en insistant sur l’incomplétude des systèmes, a précisément démontré que cet objectif n’est pas encore atteint. Mais elle a aussi confirmé qu’il ne
pourra l’être que par un enrichissement mutuel des systèmes du droit international.
84
Ce pilier est reconnu par la Convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions
culturelles, supra note 1. En vertu de son art. 13, les membres s’engagent à « intégrer la culture dans
leurs politiques de développement, à tous les niveaux, en vue de créer des conditions propices au développement durable et, dans ce cadre, de favoriser les aspects liés à la protection et à la promotion de la
diversité des expressions culturelles ». L’ensemble des droits et des obligations doit être interprété à la
lumière des principes directeurs de la Convention, dont le Principe de développement durable, qui affirme
que la protection, la promotion et le maintien de la diversité culturelle sont une condition essentielle à
un développement durable au bénéfice des générations présentes et futures. Ces dispositions renforcent
l’idée que « la diversité culturelle crée un monde riche et varié qui élargit les choix possibles, nourrit les
capacités et les valeurs humaines, et qu’elle est donc un ressort fondamental du développement durable
des communautés, des peuples et des nations » (Préambule). Ce traité consacre ainsi le pilier culturel du
développement durable, dont les bases ont été esquissées dans le Plan d’action annexé à la Déclaration de
Johannesburg sur le développement durable (Sommet mondial pour le développement durable, chap. I, rés.
1, annexe, Doc. NU A/CONF.199/20 (2002)), lequel indiquait que « le respect de la diversité culturelle
[est essentiel] pour assurer un développement durable et faire en sorte que ce type de développement
profite à tous ». En tant qu’instrument contraignant, la Convention franchit cependant un pas déterminant car « pour la première fois, un instrument juridique international engage les Parties à s’employer à
intégrer la culture dans le développement durable » : voir UNESCO, Comité intergouvernemental pour
la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles, Projet de directives opérationnelles
pour l’intégration de la culture dans le développement durable (article 13 de la Convention), Doc. off. IGC
UNESCO, 2e sess., Doc. UNESCO CE/08/2.IGC/5 (2008) au para. 2.