René Guy Cadou : Poésie la vie entière

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René Guy Cadou : Poésie la vie entière
René Guy Cadou :
Poésie la vie entière
Cadou est ce grand lyrique qui touche « tous les hommes qui devinent l’éternité dans l’air
marin ». Avec son « cœur de plein vent » mais aussi « des trous noirs dans les ailes », il a écrit
une poésie de pleine terre, que la mort faufile.
« La poésie est inutile comme la pluie », affirmait-il, toujours en phase avec l’élémentaire.
Y eut-il jamais poète plus voué que lui à la poésie, à cette passion qu’il faudrait presque entendre
au sens religieux du terme ? « J’écris comme on laboure », disait-t-il encore pour marquer son
opiniâtreté au labeur sans quitter le registre du monde paysan. A travers ses notes réunies dans
Usage interne, il se dépeint dans sa chambre où chaque jour après la classe, il se mettait au
travail : « Ma chambre est comme l'avant d'un navire qui fend les hautes vagues de la campagne
et je ne vois rien à l'horizon qu'une ligne d'arbres immobile. Elle est ouverte sur la solitude et
respire le silence. Rien ne vient troubler mon regard habitué au balancement des herbes. Rien
ne frappe mon oreille qui ne me soit familier : hennissement d'un cheval, pas ferré sur la route,
chant d'un coq. Je puis donc tout entier me donner à cette marée montante qui frappe mon
poignet. »
Cette « marée » fut prodigieuse si l’on veut bien considérer que le poète de Louisfert a
libéré tout ce flot en si peu de temps : il n’a vécu que 31 ans ! La chronologie n’est d’ailleurs pas
une mauvaise manière d’approcher l’œuvre d’un homme qui vécut pour écrire, et pour aimer.
Cadou, fils d’instituteurs laïques, nait le 15 février 1920 à Sainte-Reine-de-Bretagne (LoireAtlantique), au cœur de La Brière et considérera comme « tout à fait extraordinaire / D’être né un
jour de Carnaval au fond de la Brière / Où rien n’est travesti / Où tout se règle à l’amiable entre
deux coups de fusil ». Ce pays de marais, il l’évoquera souvent dans ses poèmes. Il y passe les
dix premières années de son enfance, dans une ambiance d’écoles, de vie paysanne et de
scènes de chasse. « A sept ans comme il faisait bon, / Après d'ennuyeuses vacances, / Se
retrouver dans sa maison ! / La vieille classe de mon père, / Pleine de guêpes écrasées, / Sentait
l'encre, le bois, la craie / Et ces merveilleuses poussières / Amassées par tout un été ».
En 1927 ses parents déménagement à Saint Nazaire et il découvre la ville. Puis ce sera
Nantes, en 1930. La ville ne sera cependant jamais son univers et sa poésie demeurera très liée
à la nature, à la ruralité, à la frugalité. Il témoignera toute sa vie d’une même volonté de s’ancrer
dans sa Bretagne natale, sans s’y enfermer, et dédaignera de « monter à Paris ».
Le premier drame interviendra pour lui le 30 mai 1932, avec le décès de sa mère. En
janvier 1940, ce sera le tour de son père, autre deuil marquant chez un jeune poète orphelin que
la mélancolie hantera toujours, comme le spectre de la mort.
En 1936, Cadou fait connaissance en sa librairie de Michel Manoll, qui lui fait lire Rimbaud
et l’initie à la poésie contemporaine à travers Pierre Reverdy et Max Jacob (qu’il considéra
comme son père spirituel et rencontra en février 1940).
Son premier recueil, Les Brancardiers de l'aube, paraît en 1937 à l’initiative du poète Jean
Digot à l’enseigne de ses Feuillets de l'Îlot.
En juin 1940, Cadou est mobilisé et se retrouve dans la retraite à Navarrenx puis à OloronSainte-Marie où, malade, il est hospitalisé puis réformé le 23 octobre. Il regagne alors la région
nantaise.
Il n’entrera pas dans la Résistance, mais résistera à sa manière, par la plume, avec
quelques-uns de ses amis poètes et de Jean Bouhier, pharmacien à Rochefort-sur-Loire, qui les
réunit en 1941 autour de la publication d'une revue, Les Cahiers de Rochefort. Les poètes qui y
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participent s’opposent au conformisme littéraire de l’époque et du régime de Vichy, mais ils
prennent aussi leurs distances avec l’aventure surréaliste dont ils conservent cependant bien
des leçons. « Sans vouloir faire fi des récentes conquêtes surréalistes, qu’il soit permis d’écrire
que toute poésie ne redeviendra audible qu’en revenant à une simplicité, une pureté, une identité
somme toute élémentaires », écrit Cadou dans Usage interne.
Quant à Jean Bouhier, il résume leur état d’esprit et leur engagement : « Dire leurs
poèmes à la face du monde, les mêler aux rythmes de la nature, au bruit des arbres, de l’eau,
les mêler à la vie. »
« L’école de Rochefort » est née, Cadou préférera parler d’une « cour de récréation ». Elle
marquera néanmoins durablement la poésie jusqu’à ce courant d’une « Poésie pour vivre »
défendu par Serge Brindeau et Jean Breton dans les années soixante-dix et jusqu’à aujourd’hui.
On la redécouvre périodiquement pour saluer chez les auteurs qu’elle fédéra le goût de la vie
dont ils témoignaient. Ils ont pour nom Michel Manoll, Luc Bérimont, Jean Bouhier, Jean
Rousselot, Marcel Béalu, Lucien Becker, Eugène Guillevic, Roger Toulouse, Jean Follain, etc.
Autant de personnalités aux engagements très divers, mais que l’amitié ne cessa de réunir.
Le 20 octobre 1941, Cadou croise les camions transportant les 27 otages qui seront
fusillés à Châteaubriant. Il ne va pas réagir immédiatement, mais il écrira un de ses poèmes les
plus connus, « Les fusillés à Châteaubriant », qui ouvrira son recueil Pleine poitrine (1943) et qui
marque un tournant : l’expérience de la guerre et de l’horreur oriente son écriture vers une
expression plus personnelle, moins abstraite qu’auparavant.
La date la plus importante de la courte vie de Cadou est assurément celle du 17 juin 1943.
Une jeune fille native de Mesquer, Hélène Laurent (1922-2014), elle-même poète, vient avec un
groupe d'amis le voir à Clisson. Une des grandes histoires d’amour de la littérature commence.
En octobre 1945, Cadou est nommé instituteur titulaire à Louisfert, où il résidera jusqu’à sa mort.
En 1946, il épouse Hélène. Ils mènent une vie simple avec les gens du village et les copains qui
viennent volontiers les saluer. « A la place du ciel / je mettrai son visage / Les oiseaux ne seront /
Même pas étonnés… » C’est Hélène ou le règne végétal qui s’écrit.
Cadou se voulait fraternel, simple, presque anonyme. Il a probablement trouvé à Louisfert
son lieu et son écriture. Comme tout bon auteur, il parle de tous en parlant de lui. « Toute la
poésie qui coule de source, se jette dans la mer, tend à rejoindre l’universel », prétendait-il.
L’amour pour lui est central et salutaire, sa « prise de terre » en quelque sorte : celui
d’Hélène – qui prolongera avec lui à travers ses propres poèmes un magnifique dialogue jusqu’à
sa mort – mais aussi de la nature, des hommes simples, des bêtes… « Le temps qui m'est
donné, que l'amour le prolonge », demanda-t-il.
En 1950, la maladie (un cancer) l’oblige à subir deux opérations. La menace qu’elle faisait
peser sur sa vie, il en avait depuis longtemps la prescience, elle est un leitmotiv de sa poésie.
Car s’il y a chez Cadou un accord au monde qui est source d’une joie profonde –
« Laissez venir à moi tous les chevaux / toutes les femmes et les bêtes bannies / Et que les
graminées se poussent / jusqu'à la margelle de mon établi / Je veux chanter la joie
étonnamment lucide / D'un pays plat barricadé d'étranges pommiers à cidre » – il y a aussi cette
mélancolie discrète et souvent poignante, associée à l’amour de la vie et au sentiment d’une
obscure vulnérabilité : « Je n'irai pas tellement plus loin que la barrière de l'octroi / Que le petit
bistrot tout plein d'une clientèle maraîchère / Je ne ferai jamais que quelques pas sur cette
terre », écrivait-il.
Le poème « Aller simple » le dit plus crument encore :
« Ce sera comme un arrêt brutal du train
Au beau milieu de la campagne un jour d'été
Des jeunes filles dans le wagon crieront
Des femmes éveilleront en hâte les enfants
La carte jouée restera tournée sur le journal
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Et puis le train repartira
Et le souvenir de cet arrêt s'effacera
Dans la mémoire de chacun
Mais ce soir-là
Ce sera comme un arrêt brutal du train
Dans la petite chambre qui n'est pas encore située
Derrière la lampe qui est une colonne de fumée
Et peut-être aussi dans le parage de ces mains
Qui ne sont pas déshabituées de ma présence
Rien ne subsistera du voyageur
Dans le filet troué des ultimes voyages
Pas la moindre allusion
Pas le moindre bagage
Le vent de la déroute aura tout emporté. »
Après une courte rémission, René-Guy Cadou décède le 21 mars 1951, à 31 ans, dans sa
maison de Louisfert, entouré par sa femme Hélène et Jean Rousselot passé lui rendre visite.
On apprend aujourd’hui des poèmes de Cadou dans les écoles et c’est heureux. On ne
saurait cependant le réduire à une célébration naïve et bucolique du monde. Cadou n’est pas
solaire, il est sombre, souvent mélancolique, ses notes d’Usage interne le montrent même
parfois mordant. Désireux de bousculer les chaises et les assis. Celle-ci par exemple, qui fustige
les tièdes : « Sortez votre cœur du gousset. Vous avez une chance sur mille d'être à l'heure. » Il
sait se moquer : « Cocteau s’alite, se soigne, espère un mieux (…) d’où l’atmosphère clinique de
ses poèmes. Il s’opère lui-même avec la maîtrise et le petit doigt levé du chirurgien. » Cadou
grince parfois.
Il professe que « la poésie sera toujours l’éloge de la vie dangereuse ». Il chante l’amour
mais sait que le temps presse et ne cesse d’insinuer le tragique de l’existence dans son chant.
Son lyrisme doit beaucoup au sentiment taraudant de sa précarité.
Sa poésie fait référence au concret, aux objets, aux gestes humbles, mais elle laisse
entendre en bruit de fond une métaphysique angoissée. L’objet résonne, l’objet rayonne. Les
trains par exemple, qui ne cessent de passer et repasser entre ses lignes, avec les gares
désertes, abandonnées, les wagons oubliés, sont le plus souvent une figure de la plus poignante
nostalgie. Ils creusent l’espace, donnent sa profondeur au temps, ferraillent dans un paysage
perdu ou menacé, vont jusqu’à insuffler cette tonalité qu’on pourrait dire du futur antérieur quand
l’auteur semble parler d’outre-tombe.
Son rapport au christianisme lui-même se veut sans doute trop naïf pour ne pas dissimuler
bien des doutes.
Il me semble que ce qu’il écrit de la peinture, qui n’est pas un art de la reproduction (on lui
préférerait la photo), « mais un jet de lumière unique, une concentration de rayons avisés sur les
étonnantes profondeurs de la réalité quotidienne », peut s’appliquer à la poésie. Il parle du
quotidien, mais ce quotidien est pour le moins troublant et formidablement riche.
J’aime par-dessus tout ce qu’il a dit de son ami Lucien Becker : « Becker n'a pas construit
son œuvre dans un souci de plaire, mais dans celui de se mériter lui-même. » Il définit ainsi
magistralement le rapport entre le poète et l’écriture, loin de toute démagogie, mais il énonce
surtout une vérité qui le concerne au premier chef : c’est par la poésie que Cadou s’est accompli.
Michel Baglin
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