Corrigé du commentaire sur l`extrait du Chef-d`œuvre

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Corrigé du commentaire sur l`extrait du Chef-d`œuvre
TEXTE A - Honoré de Balzac, Le Chef-d'œuvre inconnu.
[L'action de ce roman se déroule en 1612. Fraîchement débarqué à Paris, un
jeune peintre ambitieux, Nicolas Poussin, se rend au domicile de Maître
Porbus, un célèbre peintre de cour, dans l'espoir de devenir son élève. Arrivé
sur le palier, il fait une étrange rencontre.]
Un vieillard vint à monter l'escalier. À la bizarrerie de son costume, à la
magnificence de son rabat1 de dentelle, à la prépondérante sécurité de la
démarche, le jeune homme devina dans ce personnage2 ou le protecteur ou
l'ami du peintre ; il se recula sur le palier pour lui faire place, et l'examina
curieusement, espérant trouver en lui la bonne nature d'un artiste ou le
caractère serviable des gens qui aiment les arts ; mais il aperçut quelque
chose de diabolique dans cette figure, et surtout ce je ne sais quoi qui
affriande3 les artistes. Imaginez un front chauve, bombé, proéminent,
retombant en saillie sur un petit nez écrasé, retroussé du bout comme celui
de Rabelais ou de Socrate ; une bouche rieuse et ridée, un menton court,
fièrement relevé, garni d'une barbe grise taillée en pointe, des yeux vert de
mer ternis en apparence par l'âge, mais qui par le contraste du blanc nacré
dans lequel flottait la prunelle devaient parfois jeter des regards magnétiques
au fort de la colère ou de l'enthousiasme. Le visage était d'ailleurs
singulièrement flétri par les fatigues de l'âge, et plus encore par ces pensées
qui creusent également l'âme et le corps. Les yeux n'avaient plus de cils, et à
peine voyait-on quelques traces de sourcils au-dessus de leurs arcades
saillantes. Mettez cette tête sur un corps fluet et débile4, entourez-la d'une
dentelle étincelante de blancheur et travaillée comme une truelle à poisson5,
jetez sur le pourpoint6 noir du vieillard une lourde chaîne d'or, et vous aurez
une image imparfaite de ce personnage auquel le jour faible de l'escalier
prêtait encore une couleur fantastique. Vous eussiez dit d'une toile de
Rembrandt7 marchant silencieusement et sans cadre dans la noire
atmosphère que s'est appropriée ce grand peintre.
1 rabat : grand col rabattu porté autrefois par les hommes.
2. Ce vieillard s'appelle Frenhofer.
3. affriande : attire par sa délicatesse.
4 débile : qui manque de force physique, faible.
5 truelle à poisson : spatule coupante servant à découper et à servir le poisson.
6 pourpoint : partie du vêtement qui couvrait le torse jusqu'au-dessous de la ceinture.
7 Rembrandt : peintre néerlandais du XVIIe siècle. Ses toiles exploitent fréquemment la
technique du clair-obscur, c'est-à-dire les effets de contraste produits par les lumières et
les ombres des objets ou des personnes représentés.
E.A.F. 2008 série S en métropole
Corrigé du commentaire de l’extrait du Chef-d’œuvre inconnu de Balzac
La rencontre entre deux peintres, avec portrait du peintre Frenhofer
Lorsque paraît pour la première fois Le Chef-d’œuvre inconnu, la nouvelle de Balzac, en 1831,
dans la revue L’Artiste, l’époque est au désenchantement. C’est la seconde génération romantique
qui ne trouve pas d’idéal à la mesure de son aspiration dans cette société bourgeoise et conformiste
de la monarchie de juillet. « Etre artiste ! » devient le mot d’ordre de la jeunesse. La notion
d’artiste se dissocie de celle de l’artisan pour atteindre le statut de Créateur, de personnage
mythique qui, par sa façon de penser et de vivre, se distingue du commun des mortels et surtout du
type du bourgeois, exclusivement occupé à s’enrichir. Ainsi, Balzac prend-il ses distances avec son
époque, en remontant le temps jusqu’à l’année 1612, pour introduire ses lecteurs dans l’atelier de
peintres d’exception, qu’ils soient fictifs comme Frenhofer ou bien, ayant existé, comme Porbus ou
Poussin. Dans l’extrait qui nous intéresse, et qui se situe presque au début de la nouvelle, un jeune
homme, dont on suppose qu’il est peintre, (on apprendra plus tard qu’il s’agit du célèbre peintre
Poussin) s’est décidé, après beaucoup d’appréhension à gravir l’escalier qui le mène à l’atelier d’un
peintre de renom, Porbus. Alors qu’il est sur le palier et hésite à frapper à la porte du peintre, voici
qu’un étrange vieillard « vint à monter l’escalier ». Cet homme énigmatique va être perçu par le
double regard du romancier et du personnage. Cependant ce portrait étrange va bien au-delà d’une
simple fonction informative ou décorative. Balzac a un projet artistique et même philosophique
qu’il nous appartiendra de découvrir. D’abord, examinons l’art du portrait qui se voudrait réaliste
mais qui tourne à l’étrange, voire au registre fantastique. Ensuite, l’apparition mystérieuse se
métamorphose progressivement en tableau vivant ou, plus encore, en synthèse des arts. Nous
verrons comment et pourquoi.
I) Un portrait réaliste qui échoue
A) Déchiffrer le vieillard par l’observation et la déduction, selon le regard du jeune homme
 Le portrait commence par le point de vue interne du jeune homme, avec des verbes de
perception visuelle : « l’examina curieusement », « mais il aperçut quelque chose … ».
 Tout de suite, ce dernier se livre au jeu des devinettes, ce qui est rendu par des verbes
d’interprétation : « le jeune homme devina », « espérant trouver en lui la bonne nature d’un
artiste ».
 Il émet ainsi des hypothèses (en utilisant la conjonction de coordination « ou ») sur les
qualités et le rôle de cet inconnu qui pourrait être « ou le protecteur ou l’ami du peintre »,
ayant « la bonne nature d’un artiste ou le caractère serviable des gens qui aiment les arts ».
Cependant, ce déchiffrement échoue car les suppositions du jeune peintre se heurtent à une
contradiction marquée par la conjonction « mais », par l’effet de distanciation provoquée par
l’adjectif démonstratif « cette » dans « cette figure » et par la locution « ce je ne sais quoi » :
« mais il aperçut quelque chose de diabolique dans cette figure, et surtout ce je ne sais quoi qui
affriande les artistes. ». Observer et déduire ne suffisent donc pas au jeune homme à saisir la
nature du vieillard qui demeure énigmatique, l’attirant et l’inquiétant simultanément.
B) Déchiffrer le vieillard par un portrait organisé, selon le regard de l’écrivain-artiste Balzac
 Le changement de point de vue s’effectue avec les injonctions : « Imaginez […] Mettez
cette tête […] entourez-la […] jetez sur le pourpoint … » qui dirigent le regard du lecteur
et l’interpellent : « Vous aurez une image imparfaite de ce personnage […] Vous eussiez dit
d’une toile de Rembrandt … ». On note néanmoins que, malgré ce guidage visuel, le
personnage conserve son mystère car l’image ainsi composée demeure « imparfaite ».

L’ordre de la description est choisi pour susciter un double effet : l’enchâssement et le
contraste. Le personnage est d’abord montré de l’extérieur par son habit étonnant et son
allure générale imposante et riche : « A la bizarrerie de son costume, à la magnificence de
son rabat de dentelle, à la prépondérante sécurité de la démarche ». Ensuite, le regard se
concentre longuement sur les caractéristiques des traits du visage (le front, le nez, la bouche,
le menton, la barbe, les yeux) et passe très vite sur le reste du corps : « un corps fluet et
débile », ce qui provoque un contraste surprenant entre la tête abondamment décrite et le
corps presque ignoré. Enfin, le regard se porte à nouveau sur l’extérieur, c’est-à-dire le
costume et les accessoires de la toilette : « entourez-la d’une dentelle étincelante de
blancheur et travaillée comme une truelle à poisson, jetez sur le pourpoint noir du vieillard
une lourde chaîne d’or … ». Le personnage est donc « enchâssé ou camouflé » par
son « paraître » constitué par ses habits, son statut social autant que le signe d’une époque,
le XVIIième siècle. Tout l’intérêt se porte sur les traits du visage et on sait l’importance
accordée par Balzac à la physiognomonie comme « miroir de l’âme ». Aujourd’hui, on parle
de morphopsychologie, pour décrypter le caractère d’un individu à partir de l’observation de
ses traits et de ses attitudes. La phrase au présent de vérité générale : « ces pensées qui
creusent également l’âme et le corps » montre bien que l’art du portrait n’est pas purement à
visée ornementale ou documentaire mais participe de la recherche de l’absolu , qui sera
d’ailleurs le titre d’une autre nouvelle de Balzac.
Le double regard du jeune homme et du narrateur, Balzac, (qui ne semble pas omniscient ici)
ne parvient pas à déchiffrer l’énigme incarnée par le vieillard. Les ressources de l’observation
et du raisonnement ne suffisent pas à entrer dans le mystère de celui qui représente sans
doute la création artistique, au sens mythique ou sacré du terme. C’est pourquoi,
imperceptiblement, Balzac va changer de registre.
II) A la porte du Mystère de l’Art : le glissement fantastique
A) Une rencontre initiatique et mystérieuse : le secret
 Le mystère plane sur les identités réelles des personnages en présence dans cet extrait
puisqu’ils ne sont désignés que par leur âge : « Un vieillard […] le jeune homme ».
Cependant des indices sont donnés sur leur probable profession. Etant donné qu’ils se
trouvent tous deux devant la porte d’un peintre, on peut supposer qu’ils sont de cette
corporation. Les mots « artiste » et « arts » reviennent d’ailleurs à plusieurs reprises. Cette
rencontre de deux « artistes », l’un vieux et opulent, l’autre, jeune, et débutant, prélude-t-elle
à une future relation maître-élève ? On peut le supposer.
 Les lieux de la rencontre sont, eux aussi, symboliques : « l’escalier […] le palier ». Ce sont
des lieux de passage, entre le dedans et le dehors, une sorte d’entre-deux, de non lieu. Les
deux personnages sont aussi sur le seuil de l’atelier d’un peintre, Porbus, comme au début
d’une aventure commune, voire d’une initiation du plus jeune au mystère de l’Art. On attend
que la porte s’ouvre et que se révèle la Vérité.
 Pourtant, aucun échange verbal ne se produit entre le vieillard et le jeune homme. La
communication passe par la gestuelle et le regard. L’adverbe « silencieusement » dans la
dernière phrase du texte le souligne. Les mouvements des personnages sont significatifs des
rapports qui s’instaurent entre eux immédiatement. Le vieillard « vint à monter l’escalier »
comme s’il accomplissait une ascension solennelle et « la prépondérante sécurité de la
démarche » dénote l’assurance, la majesté de « ce personnage ». Aussitôt, le jeune homme
est impressionné et « il se recula sur le palier pour lui faire place ». Ce qui ne l’empêche
d’ailleurs pas de « l’examiner curieusement ».
Une rencontre apparemment banale entre un vieil homme et un jeune homme sur le palier
d’un immeuble prend l’allure d’une sorte de rendez-vous secret, d’un rapprochement
ésotérique entre un maître initié de l’Art et un jeune postulant. Pourtant, ce maître-là
présente des aspects bien étranges et inquiétants.
B) Un personnage mythique et fantastique qui fascine et inquiète
 Le lexique de l’étrange est omniprésent pour caractériser le vieil homme : « la bizarrerie
de son costume […] ce je ne sais quoi qui affriande les artistes […] singulièrement
flétri par les fatigues de l’âge […] une couleur fantastique ».
 Ce vocabulaire est en relation d’association avec celui de la vieillesse et de la
décrépitude : « Un vieillard […] un front chauve […] une bouche […] ridée […] une
barbe grise […] des yeux […] ternis en apparence par l’âge [le visage […]
singulièrement flétri par les fatigues de l’âge […] un corps fluet et débile ».
 Mais, plus surprenant, ces champs lexicaux de l’étrange et de la vieillesse sont
également mêlés au lexique du diable (ou de la figure de Faust, si prisé des
Romantiques) : « quelque chose de diabolique […] une barbe […] taillée en pointe […]
des yeux vert de mer […] des regards magnétiques au fort de la colère ou de
l’enthousiasme […] les yeux n’avaient plus de cils ». De plus, la disproportion entre la
tête et le corps et le peu d’intérêt marqué pour ce dernier, décrit en cinq mots, rendent le
personnage monstrueux car il ne semble exister que par sa tête et ses habits, à peine
incarné et pourtant délabré par la vieillesse.
Ainsi, ce vieillard vêtu de noir, aux yeux verts et magnétiques, sans cil (pour mieux ouvrir
les yeux, pour voir au-delà du visible ou du sensible ?), nimbé d’une couleur fantastique,
alternant le rire et la colère et marchant dans une noire atmosphère a tout du diable : le
Méphistophélès de Goethe (ou de son âme damnée, Faust). S’il incarne l’Art absolu, cela
pourrait signifier que, pour Balzac, l’art total est un mystère diabolique ou en tout cas
dangereux et on ne s’en approche pas sans risque. A moins que le faste du personnage ne
l’exclue de la « catégorie » du véritable artiste, forcément pauvre et incompris, selon les
Romantiques des années 1830 …
III) La recherche de l’absolu par la fusion des arts
A) En « peignant » d’abord un tableau littéraire ou écrire comme on peint …
 Le portrait du vieillard se construit comme un tableau, avec les formes et les traits qui se
dessinent progressivement : « Imaginez un front […] Mettez cette tête sur un corps […]
entourez-la d’une dentelle […] jetez sur le pourpoint […] et vous aurez une image
imparfaite de ce personnage ». Le vieil homme est ainsi esquissé, mais aussi fabriqué ou
monté comme s’il s’agissait d’une statue ou d’un mannequin en pièces détachées, voué à
devenir vivant. On retrouve, là encore, un thème fantastique, celui du Golem. A présent,
il convient d’ajouter la couleur.
 Le romancier procède par touches de couleur : « une barbe grise […] des yeux vert de
mer […] le contraste du blanc nacré […] une dentelle étincelante de blancheur […] le
pourpoint noir […] une lourde chaîne d’or ». La gamme des couleurs est froide, seul
l’or apporte une touche chaude, mais il s’agit d’un objet, et même d’une chaîne ! Seraitce un symbole de servitude ou d’attachement indéfectible à l’Art parfait ?
 Enfin, la lumière apportée par « le jour faible de l’escalier », qui pourtant fait ressortir
« le blanc nacré » (de la cornée ?) « dans lequel flottait la prunelle » (pupille ou iris ?)
du vieillard et qui rend « une dentelle étincelante de blancheur », est contredite par « la
noire atmosphère » finale. C’est donc un tableau en clair-obscur qui est composé
progressivement.
Ce tableau trouve son apothéose dans la dernière phrase du texte : « Vous eussiez dit d’une
toile de Rembrandt marchant silencieusement et sans cadre dans la noire atmosphère que
s’est appropriée ce grand peintre. » Le tableau, ainsi achevé par la « magie » des mots,
devient vivant et la référence à Rembrandt en fait une œuvre d’art magistral, tout en
faisant glisser le réel dans le fantastique. Le romancier, tout comme le peintre, par sa
perception subtile de la nature des êtres et des choses, transforme, transcende et sublime
le réel. Le regard de l’artiste est Créateur. Mais Balzac veut aller encore plus loin et
opérer la fusion des arts, comme une sorte d’alchimie dont l’or de la chaîne serait un
symbole.
B) En faisant enfin une synthèse artistique : le rêve de l’esthétique romantique
 Par la fusion des époques de référence en matière d’art : Antiquité, Renaissance, Age
classique, Balzac rapproche des facettes du génie créatif. Frenhofer a des allures de
Socrate et de Rabelais : « […] un petit nez écrasé, retroussé au bout comme celui de
Rabelais ou de Socrate … ». L’âge classique est incarné par Rembrandt : « Vous eussiez
dit d’une toile de Rembrandt … ».
 Par la fusion des arts : littérature (Rabelais et Balzac, lui-même en train d’écrire),
philosophie (Socrate), peinture (Rembrandt), sculpture dans le « montage et façonnage »
pièce par pièce du personnage Frenhofer, Balzac tente de capter l’essence même de
l’idéal de perfection artistique. Manque la musique, puisque tout est silencieux !
 Ainsi Balzac réalise-t-il le rêve de l’esthétique romantique par un essai de totalisation et
de complémentarité des arts, ce qui n’exclut pas l’alliance des contraires : le grotesque
(« un petit nez écrasé retroussé du bout […] une bouche rieuse et ridée […] un corps
fluet et débile […] une dentelle étincelante de blancheur et travaillée comme une
truelle à poisson » et le sublime (« un front chauve, bombé, proéminent […] un menton
court, fièrement relevé […] une toile de Rembrandt marchant silencieusement … »).
Mais aussi l’opposition entre la jeunesse et la vieillesse (le jeune homme et le vieillard),
le recours au mélange des « croyances » : le mythe antique de Pygmalion (qui donne vie
à sa statue), le mythe romantique de Faust (initié par Goethe), le diable des monothéistes
(surtout chrétiens).
En abolissant les limites entre l’art et la vie, entre l’humain et le mythe, entre la vie et la mort,
le début et la fin de la vie, le bien et le mal, Balzac s’essaie à l’absolu. Une tentative risquée de
synthèse impossible. Ce que fera Frenhofer pour réaliser son chef-d’œuvre inconnu : « Là […]
finit notre art sur terre. Et de là, il va se perdre dans les cieux ». Cependant, la toile absolue est
indéchiffrable : « Mais tôt ou tard, il s’apercevra qu’il n’y a rien sur sa toile, s’écria Poussin ».
Ce à quoi répond Frenhofer, parlant de son œuvre finale, Catherine Lescault ou La Belle
Noiseuse (selon les premières versions de la nouvelle) : « Moi, je la vois ! cria-t-il, elle est
merveilleusement belle ».
La dernière phrase de la nouvelle exprime les risques de l’art absolu qui peut conduire au
néant, à la destruction, comme si la recherche de la perfection sur terre était une tentative
dangereuse car inintelligible ou inaccessible au commun des mortels : « Cet adieu les glaça. Le
lendemain, Porbus inquiet revint voir Frenhofer, et apprit qu’il était mort dans la nuit, après
avoir brûlé ses toiles ».
Si Le Chef-d’œuvre inconnu est finalement classé par Balzac, en 1842, dans Les Etudes
philosophiques, dans le plan d’ensemble de La Comédie humaine, c’est bien que le romancier,
comme nous le disions en préambule, a un véritable projet artistique et philosophique. De la
réflexion esthétique sur la nature de l’art (« La mission de l’art n’est pas de copier la nature mais
de l’exprimer » dit Frenhofer à Porbus) et ses contradictions, il glisse sur la fonction visionnaire de
l’artiste, le don de seconde vue, de déchiffrement par l’artiste des signes au-delà du réel, jusqu’au
chef-d’œuvre invisible à un oeil de chair : un chef-d’oeuvre méconnu plutôt qu’inconnu. Mais « Les
peintres ne doivent méditer que les brosses à la main » prévient Porbus. Conception et exécution
doivent aller de pair, au risque de l’inachèvement ou pire de la destruction : « le génie avorté » dont
parle Zola dans L’Oeuvre. De La Belle Noiseuse, qui aurait dû être le chef-d’œuvre de Frenhofer, il
n’apparaît qu’un « pied délicieux, un pied vivant » qui « sortait de ce chaos de couleurs, de tons, de
nuances indécises … ». Ainsi le montre Balzac, peintre-romancier, en faisant le « portrait vivant »
de Frenhofer. Du portrait réaliste de Frenhofer qui échoue, à la recherche de l’absolu artistique qui
totalise arts et époques de génie, en passant par la porte du mystère et du fantastique, il aboutit à la
destruction du personnage et de son œuvre, à la fin de la nouvelle. L’art est une aventure spirituelle
qui élève ou qui détruit, une sorte de grand œuvre alchimique : la boue transformée en or dont
parlera Baudelaire, en se faisant Voyant, comme dira Rimbaud. Cependant, entre Porbus, peintre de
cour et d’imitation et Frenhofer, génie fou, mi imposteur, mi spéculateur, Balzac s’identifie plutôt à
Poussin qui emprunte la voie du milieu.
Céline Roumégoux (juillet 2008)
(Merci de citer le blog et l’auteur si vous utilisez cette étude qui vous est offerte et qui
représente un travail approfondi)
Illustration tirée d'une édition de 1832 du Faust de Johann Wolfgang von Goethe, représentant
Méphistophélès convainquant Faust de lui vendre son âme.
Michel Piccoli incarnant le vieillard Frenhofer et Emmanuelle Béart, son modèle, dans le film de
Rivette
La Belle Noiseuse (Jacques Rivette, 1991)
La Belle Noiseuse, de Jacques Rivette, met en scène un peintre (Michel Piccoli) et son modèle
(Emmanuelle Béart) dans la création d'un chef-d'oeuvre - pour reprendre les termes du Chef
d'oeuvre inconnu de Balzac dont s'inspire le film. Or les séances de pose sont, pour le modèle dont
le corps a littéralement été "livré" au peintre par son (meilleur) ami, une véritable torture. Dès la
première séance, la pose est annoncée comme une condamnation : le modèle, au bord des larmes,
avance lentement jusqu'à l'endroit où le peintre la fait se dévêtir, joindre les mains dans le dos, lever
la tête et basculer du pied le tabouret qui la côtoie, à l'image d'un rituel de pendaison. Les poses qui
suivent, interminablement, prolongent le supplice du modèle, dont le corps est manipulé avec
violence par le peintre qui avoue vouloir la "casser", et chercher à ce qu'elle se "défende". Cette
épreuve de la résistance du modèle n'est pas sans évoquer les souffrances et les tentations endurées
par le Christ. Le parallèle entre le peintre et le diable semble d'ailleurs directement suggéré
dans le film par un tableau, omniprésent dans le cadre cinématographique, qui met en abyme
le duel peintre-modèle en revêtant l'artiste de cornes. Et c'est une pose qui achève la métaphore
christique, en "crucifiant" le modèle.
En approfondissement, lire l’intégralité du texte Le Chef-d’œuvre inconnu, suivi
de Sarrasine dans la collection Classique & Cie, Hatier Poche, avec un excellent
dossier signé Sylvie Pillu (prix 3 €).