Quand la chanson défiait le pouvoir
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Quand la chanson défiait le pouvoir
« Quand la chanson défiait le pouvoir » Chansons de rue parisiennes 1748-50 Par Hélène Delavault Robert Darnton Claude Pavy La douzaine de chansons dont il est question ce soir, les Parisiens pouvaient les entendre, avec d’autres, à tous les coins de rue lors de l’affaire des Quatorze. Leurs paroles avaient été retranscrites et recueillies par les chansonniers de l’époque. Quant aux mélodies, identifiables grâce aux titres des chansons ou aux premiers mots des paroles, elles proviennent des fonds XVIIIe du Département de la musique de la Bibliothèque nationale de France. Les chanteurs des rues, dans le Paris du XVIIIe siècle braillaient leurs chansons, accompagnés par des violons, des orgues de rue ou des vielles. La restitution que nous en fait ce soir Hélène Delavault ne peut donc pas être considérée comme une réplique exacte de ce qu’écoutaient les Parisiens des années 1748- 1750 mais elle nous permet d’apprécier pleinement l’humeur des rues, l’environnement langagier et les modes de circulation et de transmission des opinions sous l’Ancien Régime. Seules les deux premières chansons ont un lien direct avec l’Affaire des Quatorze (voir plus bas) Les autres sont porteuses des mêmes thèmes avec des musiques inspirées aussi bien de chansons à boire que d’airs d’opéras en vogue ou de chants de Noël. Certaines illustrent la manière dont les chansonniers pouvaient faire écho aux événements du moment, comme la bataille de Lawfeldt et la proclamation de la paix d’Aix-la-Chapelle. Elles ne sont pas nécessairement hostiles au gouvernement, même si elles raillent fréquemment les ministres et les courtisans, reflétant d’ailleurs les rivalités politiques qui déchirent Versailles. La plupart de ces chansons prennent madame de Pompadour pour cible. Or celle-ci était née demoiselle Poisson. Ce que ces chansons se font fort de rappeler à longueur de couplets. On parlera donc de « Poissonnades », allusion directe aux Mazarinades qui prirent pour cible le cardinal de Mazarin et ses nièces, durant la Fronde entre 1648 et 1653. 1. La chanson qui fit tomber le ministère Maurepas: “Par vos façons nobles et franches,” composée sur l’air de “Réveillez-vous, belle dormeuse” et de “Quand le péril est agréable.” 1A. Version traditionnelle, douce et plaintive Réveillez-vous, belle dormeuse, Si mes discours vous font plaisir. Mais si vous êtes scrupuleuse, Dormez, ou feignez de dormir. --La Clef des chansonniers ou recueil de vaudevilles depuis cent ans et plus (Paris, 1717), 1: 130. 1B. Une parodie politique : Sur vos pas, charmante duchesse, Au lieu des grâces et des ris L’amour fait voltiger sans cesse Un essaim de chauve-souris. --Bibliothèque nationale de France, ms. fr. 13705, fo. 2 1C. Une attaque contre Mme de Pompadour Par vos façons nobles et franches, Iris, vous enchantez nos coeurs; Sur nos pas vous semez des fleurs. Mais ce sont des fleurs blanches. --Journal et mémoires du marquis d’Argenson (Paris, 1862), 5: 456 2. Une chansons enchaînant les commentaires sur les événements du jour: “Qu’une bâtarde de catin” sur l’air de “Dirai-je mon Confiteor” et de “Quand mon amant me fait la cour” 2A. Une version conventionnelle: Quand mon amant me fait la cour, Il languit, il pleure, il soupire, Et passe avec moi tout le jour A me raconter son martyre. Ah! S’il le passait autrement, Il me plairait infiniment. . De cet amant plein de froideur Il faut que je me dédommage; J’en veux un, qui de mon ardeur Sache faire un meilleur usage, Qu’il soit heureux à chaque instant, Et qu’il ne soit jamais content. --Le Chansonnier français, ou recueil de chansons, ariettes, vaudevilles et autres couplets choisis, avec les airs notés à la fin de chaque recueil (pas de lieu ni de date de publication), 8: 119-120 2B. Le reflet des divisions politiques de la Cour. Plusieurs versions de cette chanson très populaire. Hélène Delavault nous propose les premiers vers des versions qui suivent. [Sur Mme de Pompadour et Louis XV] Qu’une bâtarde de catin A la cour se voit avancée, Que dans l’amour et dans le vin Louis cherche une gloire aisée, Ah! Le voilà, ah! le voici, Celui qui n’en a nul souci. [Sur le Dauphin] Que Mongr. le gros Dauphin Ait l’esprit comme la figure Que l’Etat craigne le destin D’un second monarque en peinture, Ah! Le voilà, etc. . [Sur le frère de la Pompadour] Qu’ébloui par un vain éclat, Poisson tranche du petit maître, Qu’il pense qu’à la cour un fat Soit difficile à reconnaître [Sur le maréchal de Saxe] Que Maurice ce fier à bras Pour avoir contraint à se rendre Villes qui ne résistaient pas Soit plus exalté qu’Alexandre [Sur le maréchal de Belle-Isle] Que notre héros à projets Ait vu dans sa lâche indolence A la honte du nom français Les Hongrois piller la Provence [Sur le chancelier d’Aguesseau] Que le Chancelier décrépit Lâche la main à l’injustice Que dans le vrai il ait un fils Qui vende même la justice [Sur les ministres Maurepas et Saint-Florentin] Que Maurepas, St. Florentin Ignorent l’art militaire Que ce vrai couple calotin A peine soit bon à Cythère [Sur le comte d’Argenson, ministre de la Guerre] Que d’Argenson en dépit d’eux Ait l’oreille de notre maître Que du débris de tous les deux Il voie son crédit renaître [Sur Boyer, en charge de la distribution des bénéfices ecclésiastiques] Que Boyer, ce moine maudit Renverse l’Etat pour la bulle [Unigenitus] Que par lui le juste proscrit Soit victime de la formule [de renonciation au Jansénisme] [Sur Maupeou, Premier Président du Parlement de Paris] Que Maupeou plie indignement Ses genoux devant cette idole Qu’à son exemple le Parlement Sente son devoir et le viole [Pompadour] [Sur Puisieulx et Machault, ministres des Affaires étrangères et des Finances] Que Puisieulx en attendant Embrouille encore plus les affaires Et que Machault en l’imitant Mette le comble à nos misères Que ces couplets qu’un fier censeur A son gré critique et raisonne Que leurs traits démasquent l’erreur Et percent jusqu’au trône --Bibliothèque historique de la ville de Paris, ms. 580 ff. 248-249. 3. Une chanson liée à l’actualité: la bataille de Lawfeldt (2 juillet 1747) entre les Français et les troupes coalisées commandées par le duc de Cumberland, fils de George II d’Angleterre. Sans être clairement vaincu, Cumberland se retira du champ de bataille. Les Français saluèrent cette retraite comme une victoire pour eux. Sur l’air des “Pantins”. Tout Paris est bien content. Le roi s’en va en Hollande. Tout Paris est bien content. On a frotté Cumberland En lui disant “Mon enfant, Votre papa vous attend Dites adieu à la Zelande Et vite et tôt, fout le camp.” --Bibliothèque historique de la ville de Paris, ms. 648, p. 36 4. Une chanson sur la proclamation annoncée du Traité d’Aix-la-Chapelle qui doit avoir lieu à Paris le 12 février 1749. Les cérémonies accompagnant cette proclamation étaient censées célébrer la fin de la Guerre de Succession d’Autriche, avec des réjouissances publiques. Mais le traité avait été très mal accueilli par l’opinion publique parisienne parce que la France devait restituer des territoires conquis par ses armées et, plus encore et surtout, parce que Machault, le contrôleur général des Finances, refusait de revenir sur l’impôt extraordinaire levé précisément pour financer cette guerre. Il finit par le remplacer par un impôt assez lourd et presque permanent, le « vingtième ». Chanté sur l’air de « Biribi », un grand succès de rue avec un refrain entêtant et absurde. C’est donc enfin pour mercredi Qu’avec belle apparence On confirmera dans Paris La paix et l’indigence, Machault ne voulant point, dit-on, La faridondaine, la faridondon, Oter les impôts qu’il a mis, Biribi, A la façon de Barbari, mon ami. --Bibliothèque de l’Arsenal, ms. 11 683, fo. 125 5. Une chanson sur le ratage des festivités célébrant la paix. Les Parisiens, mécontents, s’en prirent à Bernage, le Prévost des Marchands, qui avait été chargé d’organiser les cérémonies publiques. Les chars et les bateaux qu’il avait fait construire pour le grand défilé de la paix, une procession qui devait avoir lieu dans les rues comme sur la Seine, furent unanimement critiqués pour leur allure ridicule. Il ne sut pas non plus prévoir assez pour les distributions publiques de nourriture et de boissons. Chanté sur l’air de “La mort pour les malheureux.” Quel est ce festin public? Est-ce un pique-nique? Non, C’est un gueuleton Donné, dit-on, Pour célébrer la paix. Et de ces beaux apprêts La ville fait exprès les frais. Quelle finesse, quel goût Règnent partout Quels éclatants effets Font ces buffets! Et ce donjon doré Bien décoré Est un temple sacré. Mais sur l’eau Charme nouveau Je vois flotter une salle Où Bacchus Ivrant Comus Tient boutique de scandale. De ce spectacle enchanteur Nomme-t-on l’admirable auteur? Le nommer, dites-vous, non, Bernage est-il un nom? --Bibliothèque historique de la ville de Paris, ms. 649, p. 75. 6. Une chanson sur la chute et l’exil de Maurepas, qui en profite pour railler d’autres courtisans, parmi lesquels l’ancien ministre des Affaires étrangères, Germain-Louis de Chauvelin, exile en 1737 à Bourges, et le duc de la Vallière, favori de la Pompadour, qui devient ici (“Maman Catin” et “la Princesse d’Etiole”) la principale cible de la satire. Chanté sur l’air de la très populaire chanson à boire, “Lampons, camarades, lampons.” A Dieu mon cher Maurepas Vous voilà dans de beaux draps. Il faut partir toute à l’heure Pour Bourges votre demeure. Lampons, lampons Camarades, lampons Quel malheur que Chauvelin Votre ami tendre et bénin Ne soit plus en cette ville; Vous auriez fait domicile. On dit que Maman Catin, Qui vous mène si beau train Et se plaît à la culbute, Vous procure cette chute. De quoi vous avisez-vous D’attirer son fier courroux? Cette franche péronnelle Vous fait sauter de l’échelle Il fallait en courtisan Lui prodiguer votre encens, Faire comme La Vallière Qui lui lèche le derrière. Réfléchissez un instant Sur votre sort différent. On vous envoie en fourrière Quand le St. Esprit l’éclaire. Pour réussir à la Cour, Quiconque y fait son séjour Doit fléchir devant l’idole, La Princesse d’Etiole. --Bibliothèque historique de la ville de Paris, ms. 649, p. 123 7. Une chanson qui s’en prend à Mme de Pompadour, à ses origines roturières, à son apparence physique et à sa supposée vulgarité, qui seraient causes de l’affaiblissement de l’Etat et du discrédit de la royauté. Comme de nombreuses “poisssonnades”, cette chanson se moque de son nom de jeune fille. Elle use aussi d’un procédé rhétorique, l’écho, qui répète la dernière syllabe de chaque vers comme un jeu de mot. A la différence de la chanson précédente, directement venue des tavernes, cette mélodie, “ Les Trembleurs,” a une origine bien plus raffinée. Elle est tirée d’un opéra de Lully, Isis, même si on pouvait l’apprécier sur les scènes plus plèbéiennes des théâtres de foire. Les grands seigneurs s’avilissent Les financiers s’enrichissent Tous les Poissons s’agrandissent C’est le règne des vauriens. On épuise la finance En bâtiments, en dépense, L’Etat tombe en décadence Le roi ne met ordre à rien, rien, rien. Une petite bourgeoise Elevée à la grivoise Mesurant tout à sa toise, Fait de la cour un taudis; Le Roi malgré son scrupule, Pour elle froidement brûle Cette flamme ridicule Excite dans tout Paris ris, ris, ris Cette catin subalterne Insolemment le gouverne Et c’est elle qui décerne Les hommes à prix d’argent. Devant l’idole tout plie, Le courtisan s’humilie, Il subit cette infamie Et n’est que plus indigent, gent, gent. La contenance éventée La peau jaune et truitée Et chaque dent tachetée Les yeux fades, le col long, Sans esprit, sans caractère, L’âme vile et mercenaire Le propos d’une commère Tout est bas chez la Poisson, son, son Si dans les beautés choisies Elle était des plus jolies On pardonne les folies Quand l’objet est un bijou. Mais pour si mince figure, Et si sotte créature, S’attirer tant de murmure Chacun pense le roi f, f, f. [fou, fou, fou, [ou] fout, fout, fout] Qu’importe qu’on me chansonne Que cent vices l’on me donne En ai-je moins ma couronne En suis-je moins roi, moins bien: Il n’est qu’un amour extrême, Plus fort que tout diadème Qui rende un souverain blême Et son grand pouvoir rien, rien, rien. Voyez charmante maîtresse Si l’honneur de la tendresse Est d’exciter qui vous presse D’obéir à son amour. Ménagez bien la puissance De ce bien aimé de France Si vous ne voulez qu’on pense Qu’il ne vous a pris que pour, pour, pour. --Bibliothèque nationale de France, ms. fr. 13709, ff 29-30 and also 71. 8. Une autre “Poissonade,” qui se moque de la Pompadour et la menace de nouvelles chansons à son encontre. Là encore, son apparence physique est prise pour cible, comme sont tournés en ridicule ses médiocres talents de scène dans les opéras qu’elle donne en représentation privée à Versailles pour amuser le roi. Comme dans la chanson précédente, les paroles suggèrent une sympathie latente pour le roi, malgré ses penchants pour une maîtresse qui n’en vaut pas la peine. Chanté sur l’air de “Messieurs nos généraux sont honnêtes gens.” Là, il nous fut impossible de retrouver la mélodie originale. Mais, et c’est un exemple parfait pour montrer avec quelle facilité les mots pouvaient s’accorder à des airs, Hélène Delavault la chante ici sur l’air le plus célèbre du XVIIIe siècle français, “Au clair de la lune.” Il faut sans relâche Faire des chansons. Plus Poisson s’en fache Plus nous chanterons. Chaque jour elle offre Matière à couplets Et veut que l’on coffre Ceux qui les ont faits. Ils sont punissables Peignant ses beautés De traits remarquables Qu’ils n’ont point chantés, Sa gorge vilaine Ses mains et ses bras, Souvent une haleine Qui n’embaume pas. La folle indécence De son opéra Où par bienséance Tout ministre va. Il faut qu’on y vante Son chant fredonné Sa voix chevrotante Son jeu forcené. Elle veut qu’on prône Ses petits talents, Se croit sur le trône Ferme pour longtemps. Mais le pied lui glisse, Le roi sort d’erreur Et ce sacrifice Lui rend notre coeur. --Bibliothèque nationale de France, ms. fr. 13709, fo. 41. 9. Une chanson prophétisant que le roi sera bientôt lassé de Mme de Pompadour et de ses ennuyeux opéras. Chantée sur l’air de noël, “Où est-il, ce petit nouveau né?”. Même s’il s’agissait officiellement de chants célébrant Noël, les “noëls” étaient traditionnellement chantés en fin d’année et détournés pour railler les ministres et les « grands » de Versailles. Le roi sera bientôt las De sa sotte pécore. L’ennui jusque dans ses bras Le suit et le dévore Quoi, dit-il, toujours des opéras, En verrons-nous encore? --Bibliothèque nationale de France, ms. fr. 13709, fo. 42. 10. Une autre chanson qui une fois encore insiste sur la basse extraction de Madame de Pompadour en ridiculisant son nom de jeune fille. Ce thème récurrent et presque commun laisse supposer une origine aristocratique aux Poisssonnades. Il est sûr que nombre d’entre elles furent écrites à la Cour. Malgré leur ton irrévérencieux, il n’y avait rien de révolutionnaire dans leur satire. Chanté sur l’air de “Tes beaux yeux ma Nicole.” Jadis c’était Versailles Qui donnait le bon goût; Aujourd’hui la canaille Règne, tient le haut bout. Si la cour se ravale, Pourquoi s’étonne-t-on, N’est-ce pas de la Halle Que nous vient le poisson? --Bibliothèque nationale de France, ms. fr. 13709, fo. 71. 11. Cette chanson revient sur les origines et les débuts supposés de la liaison de Louis XV avec Mme. de Pompadour. Celle-ci était mariée à Charles Guillaume Le Normant d’Etiolles, un financier, neveu du célèbre fermier général, Le Normant de Tournehem: de là, les allusions désobligeantes et dénigrantes à al “Finance”, qui laissent entendre que le roi a rejoint le camp des rapaces, les collecteurs d’impôts. La rumeur voudrait que le roi, alors veuf, remarqua sa future maîtresse lors d’un bal masqué, donné à l’occasion du mariage du dauphin et auquel avaient invité des roturiers. Chanté sur l’air de “Haïe, haïe, haïe, Jeannette.” Notre pauvre roi Louis Dans de nouveaux fers s’engage. C’est aux noces de son fils Qu’il adoucit son veuvage Haïe, haïe, haïe, Jeannette, Jeannette, haïe, haïe, haïe. Les bourgeois de Paris Au bal ont eu l’avantage Il a pour son vis à vis Choisi dans le cailletage Haïe, etc. Le roi, dit-on à la cour, Entre donc dans la finance. De faire fortune un jour Le voilà dans l’espérance. En vain les dames de cour L’osent trouver ridicule. Le roi ni le dieu d’amour N’ont jamais eu de scrupule. --Bibliothèque nationale de France, ms. fr. 13701, fo. 20 12. Une “Poissonnade” pour finir, qui va plus loin que les autres car elle raille non plus seulement Madame de Pompadour mais aussi le roi, en visant son absence de virilité. Sur l’air de “Sans le savoir” ou “La coquette sans le savoir.” Hé quoi, bourgeoise téméraire Tu dis qu’au roi tu as su Et qu’il a rempli ton espoir. Cesse d’employer la finesse; Nous savons que le roi le soir A voulu prouver sa tendresse Sans le pouvoir. --Bibliothèque nationale de France, ms. fr. 13701, fo. 20