le sens de l`éducation
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le sens de l`éducation
DU MEME AUTEUR Un avenir pour les colonies de vacances, Paris, Les Éditions ouvrières, 1977. Ecole et vie active. Résister ou s'adapter ?, Neuchâtel et Paris, Delachaux et Niestlé, 1987. Le triangle pédagogique, Berne, Peter Lang, 1988. Pratiques pédagogiques, Berne, Peter Lang, 1988. Plaisir d'école. Decroly : une différence pédagogique (direction), Paris, Hommes et Groupes, 1988. Le livre des colos. Histoire et évolution des centres de vacances, Paris, La Documentation française, 1989. Aujourd'hui, les centres de vacances, Vigneux, Matrice, 1991. Les valeurs à l'école. L'éducation au temps de la sécurisation, Paris, PUF, 1992. La pédagogie : une encyclopédie pour aujourd'hui (direction), Paris, ESF, 1993. Quinze pédagogues. Textes choisis (direction), Paris, Armand Colin, 1995. Et pourquoi que les colos elles sont pas comme ça ? Histoires d'ailleurs et d'Asnelles, Vigneux, Matrice, 1995. Collection Pédagogies Jean Houssaye Autorité ou éducation ? Entre savoir et socialisation : le sens de l'éducation ES F éditeur Issy-les-Moulineaux ©1996 ESF éditeur, Paris Division de Elsevier Business Information 2, rue Maurice Hartmann, 92133 Issy-les-Moulineaux cedex 2e édition 2001 ISBN 2 7101 15026ISSN 1158-4580 Le Code de la propriété intellectuelle n'autorisant, aux termes de l'article L. 122-5, 2° et 3°a, d'une part, que les « copies ou reproductions strictement réservées à l'usage privé du copiste et non destinées à une utilisation collective » et, d'autre part, que les analyses et les courtes citations dans un but d'exemple et d'illustration, « toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l'auteur ou ses ayants droit, ou ayants cause, est illicite » (art. L. 122-4). Cette représentation ou reproduction, par quelque procédé que ce soit, constituerait donc une contrefaçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. Pédagogies Collection dirigée par Philippe Meirieu La collection PÉDAGOGIES propose aux enseignants, formateurs, animateurs, éducateurs et parents, des œuvres de référence associant étroitement la réflexion théorique et le souci de l'instrumentation pratique. Hommes et femmes de recherche et de terrain, les auteurs de ces livres ont, en effet, la conviction que toute technique pédagogique ou didactique doit être référée à un projet d'éducation. Pour eux, l'efficacité dans les apprentissages et l'accession aux savoirs sont profondément liées à l'ensemble de la démarche éducative, et toute éducation passe par l'appropriation d'objets culturels pour laquelle il convient d'inventer sans cesse de nouvelles médiations. Les ouvrages de cette collection, outils d'intelligibilité de la « chose éducative », donnent aux acteurs de l'éducation les moyens de comprendre les situations auxquelles ils se trouvent confrontés, et d'agir sur elles dans la claire conscience des enjeux. Ils contribuent ainsi à introduire davantage de cohérence dans un domaine où coexistent trop souvent la générosité dans les intentions et l'improvisation dans les pratiques. Ils associent enfin la force de l'argumentation et le plaisir de la lecture. Car c'est sans doute par l'alliance, sans cesse à renouveler, de l'outil et du sens que l'entreprise éducative devient vraiment créatrice d'humanité. # * * Voir enfin d'ouvrage la liste des titres disponibles Table des matières Introduction.............................................................................................. 11 Définitions-soupçons.........................................................................11 L'insatisfaction de l'illusion groupale............................................... 13 Transversalité d'autorité....................................................................14 Chapitre 1 : La situation actuelle.....................................................................15 • Quels constats ?................................................................................................16 L'agonie du père Fouettard................................................................16 Ôte ton masque, principe autorité .....................................................17 La « rubrique-à-brac » des pensums................................................. 19 Donnez-nous aujourd'hui notre peine quotidienne ..........................20 Je ne t'aime pas, moi non plus ..........................................................22 Et vous, chahuts propices, suspendez votre cours............................23 • Quelles explications ?...........„.......„........„......................................................24 Les mousquetaires de la morale ........................................................25 « II en a ............................................................................26 Le cercle des dialogues disparus .......................................................28 Faut-il tolérer le laxisme d'outre-Manche ?......................................30 Vous avez dit disruptif ? ....................................................................31 Le principal d'ordre...........................................................................33 Chantons les louanges de l'enfant, il n'en sera que mieux puni......34 Les fracassements de la quotidienneté..............................................36 Le cours de la matière première........................................................37 Le retour de l'en-soi pour soi ............................................................39 Chapitre! : La longue plainte du désordre....................................................Al • La coercition, une très vieille histoire.............................................................42 Le poids des mots, le choc des coups................................................42 Gentille, gentille, la théorie ...............................................................43 Lumières d'enfance .................................................. .........................45 Le corps de l'âne.............. „...,..,„..„...,,.,.....,..„.................,.. ..............46 • L'impossible dépassement du problème .........................................................46 Savez-vous donner des coups, à la mode, à la mode.. ......................47 Autel pédagogique : aux épousailles du ciel et de la terre ...............48 La guerre des uniformes ....................................................................50 L'ère des disciplines douces ..............................................................51 Les boulettes de la relation ................................................................52 Mais comment s'en débarrasser ? .....................................................54 Les lois du triangle sont impénétrables............. ................................55 ChapitreS : Comment s' en débarrasser ?....................,................ ..................57 • La psychologie du développement et l'autorité...... ........................................58 Au nom du père autorité............................. .................................. .....58 Durkheim, ou la pédagogie du père Fouettard .................................59 Le dialogue, architecture des temps familiaux .................................61 Pédagogie : la démocratie du développement ...................... ............62 • La psychologie sociale et l'autorité............ ................................................. ....64 La chaleur de l'abstrait ......................................................................64 L'école, foyer pour personnalités autoritaires................ ...................66 Petit traité de la peur .................................................................... 67 Les stratégies de l'influence ......................................................... 69 • La psychologie clinique et l'autorité. .................................... .........70 Le pédagogue des Danaïdes ..............................................................71 Le sourire de la clarification conceptuelle..,.....,...............................73 Saint Sébastien, patron des élèves, victime des maîtres. ................ ..75 Je m'autorise à être libre................................................ ................... .76 L'autorité, malade du développement,......,,..,.,. .............................. ..78 Chapitre 4 : Le salaire de lapeur.... ............................................. ....................&l La pédagogie ou le refus du jeu des chaises musicales....................82 L'exercice de l'impuissance ..............................................................83 Le masque, au risque d'y laisser des plumes....................................85 Haut les cœurs......................................................................... ...........87 L'autorité : le salaire de la peur ,.„.„,.„.„„..„,,.„...„................ ...........89 L'espoir contre la peste........................... ................... ........................90 L'œuvre au noir de l'éducation......... ...................................... ...........92 La confusion des sentiments..............................................................93 Huisclos.............................................................................................95 Guerre et paix.................. .................................................... ...............96 8 ChapitreS : Comment légaliser le coup de force ? .........................................99 • Sociologie de la résistance.. ....................................................................... ....100 Je suis conforme, voilà ma gloire, mon espérance et mon soutien .....101 Un surveillant se sachant surveillé.................................................. 102 Vers une résistance générale et permanente 1................ ................. 103 La fin de la fête : apologie de la mollesse....................................... 105 Le coup de force, essence de la pédagogie. .................................... 106 • Sociologie compréhensive............................................................................. 108 La résistance, enfant illégitime de la classe............ .................... ....108 La croisade des élèves................................................................ ......110 De l'art de fumer les élèves .............................................................111 De l'autorité des bonnes à l'école ...................................................113 Sans foi ni loi ...................................................................................114 Chapitre 6 : Quelle légitimité pour la loi à l'école ?...„................................ 117 • La prééminence du rapport au savoir.........,..........................................,.......! 18 Avoir foi en la raison pour avoir raison de la foi ............................118 Sans joie nie loi.................................. ....................................... .120 La contrainte de la liberté................. ............................................... 122 Dressage noble pour une culture de la contrainte........................... 124 • La nécessité de l'élaboration du vivre-ensemble..... ..................................... 125 L'autorité de la crise........................................... .............................. 126 Persuasion : loi cherche fondement............................................. ....127 L'allergie à l'autorité................................................................. ....... 129 Socrate, cruel Socrate ...................................................................... 130 Quand les médiations entrent en travail.......................................... 131 La bénédiction d'Emile ...................................................................133 Quand on n'a que la loi à donner en partage ..................................134 Rétrospection éducative.............................................. ..................... 136 Chapitre 7 : Sur quoi fonder le vivre-ensemble à l'école ?....... .................. Peau d'âne à l'école......................................................................... 140 •L'autorité ............................................................... .........................................140 Ce soir j'aime la discipline, Potemkine ..........................................141 Après la correction, retour à la maison ...........................................143 Libérez-nous de la discipline qui libère............ .............................. 144 •La nature............................................................ ......................................... ....145 De la nature du contrat social ..........................................................145 La pédagogie de rexclusion.......,....................................................147 •La science......................................................................... ..............................148 La mesure de l'esprit de mesure................... ................................... 149 Nous sommes des machines mesurantes ........................................ 150 La parole est à l'OSTS (organisation scientifique du travail scolaire) ............................................................................................ 152 •Le cœur.................................................................................... .......................153 Le cœur a des vertus que l'immoral ne connaît pas .......................154 Le cœur, ses vertus et ses virtuoses................................................. 156 Vif le cœur !.................................................................................... .157 • La construction commune de la loi............ ................................................... 159 1 - Les républiques scolaires .... ............................................................. .....159 La guerre par l'école aura bien lieu................................................. 159 Comment tenir boutique au jardin d'enfants .................................. 161 L'homme collectif ne punit pas, il délivre ......................................163 La main tendue de l'enfant battu....... .............................................. 164 2 - La loi et ses médiations .„..„„. ............................................................... 166 L'autodiscipline ne passera pas .......................................................166 La loi du maître-passeur ..................................................................168 Oublier le triangle.......................................... ...... ............................ 169 Le sens de l'acte du sens.................................................... ............ ..170 Conclusion... .................................................................................. ................ Lumières tamisées ...........................................................................173 L'autorité du triangle..... ................................................................... 174 Vade rétro auctoritas.................................................. ...................... 176 La socialisation à découvert ............................................................177 Instruction de l'autorité nationale.................................................... 178 Éducation ou autorité : il faut choisir.............................................. 180 Éducation = exclusion de l'autorité................................................. 181 Bibliographie. 10 Introduction L'autorité à l'école existe-t-elle ? La question peut surprendre, dans la mesure où on en parle constamment en termes de présence ou d'absence, certains pour en regretter le manque, d'autres pour en stigmatiser la permanence. Ne s'agit-il alors que d'une question de bon ou de mauvais usage ? Auquel cas, le seul examen qui vaille concerne les modalités de l'autorité. Seulement, adopter cette perspective, c'est, en même temps, refuser de se poser une question beaucoup plus essentielle (au sens de fondamentale) ou la croire résolue d'emblée : celle de l'existence même de l'autorité à l'école et de sa justification. Est-il nécessaire que l'autorité existe à l'école ? L'autorité à l'école est-elle indispensable ? Définitions - soupçons II est relativement simple de résoudre de tels problèmes. II suffit de définir les termes... sans vouloir comprendre que toute définition suppose des options préalables aux réponses qu'elle apporte, ce qui fait que partir d'une définition (ou de définitions) s'avère à la fois rassurant, apte à apporter la certitude et singulièrement trompeur. Prenons quelques exemples. Bertrand et Guillemet [1989]* incluent les notions de pouvoir et d'autorité dans celle d'influence qui, elle, évoque l'idée de changement de comportement en relation avec une certaine cause. Cela les amène à définir l'influence comme une transaction interpersonnelle produisant des effets psychologiques ou comportementaux, le contrôle comme une tentative d'influence couronnée de succès, le pouvoir comme un potentiel d'influence, appuyé par des moyens d'obtenir obéissance, et l'autorité comme le pouvoir légitime détenu par une personne en raison de son rôle et de sa position dans la structure. Que redire à cela ? Voilà donc l'autorité légitimée par une définition ! En dehors du fait qu'on définit l'autorité * Les noms d'auteurs et les dates entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d'ouvrage. 11 comme un pouvoir « légitime ». Mais d'où vient cette légitimité ? Les auteurs vont alors définir l'autorité comme le pouvoir institutionnalisé, ce qui signifie que l'autorité trouve sa justification dans les textes légaux qui transcrivent la mission de l'organisation et la répartition du pouvoir entre ses membres. La définition formelle de l'autorité fixe ainsi à l'avance les rôles, les positions et les relations, de façon à réduire au maximum la variabilité, l'instabilité et l'imprévisibilité des comportements humains spontanés. S'il en est ainsi, n'estelle pas nécessaire, indispensable, évidente ? Il le semble bien. Pourtant, Bertrand et Guillemet ne sont pas dupes d'une telle option organisationnelle et fonctionnelle puisqu'ils en arrivent à la conclusion suivante : « Enfin de compte, l'autorité dépend essentiellement du consentement des membres organisationnels, de leur niveau d'acceptation des directives du supérieur. L'autorité est donc limitée par leur niveau d'acceptation » [1989, p. 186]. Cela signifie que la légitimité de l'autorité ne peut reposer a priori sur une nécessité de l'institution et de son fonctionnement qui serait à penser en dehors d'une démarche d'assentiment partant des personnes elles-mêmes ; plus fondamentalement se pose la question de la légitimité de l'institution et de ses modalités et, donc, du sens que veulent bien en donner les personnes. La question de l'autorité n'est pas close par la réalité de l'existence et de la permanence de l'institution scolaire. Elle ne fait, au contraire, que s'ouvrir : la réalité de l'école n'inclut pas et ne résout pas obligatoirement la question de l'autorité. C'est même le contraire. Que nous apprend sur l'école la question de l'autorité ? Voilà une approche qui pourrait s'avérer singulièrement pertinente et féconde. Malheureusement, l'entrée par les définitions de l'autorité fait en sorte qu'une telle approche ne se dévoile pas car elle tend à justifier d'emblée l'autorité comme telle, l'école comme telle, la présence de l'autorité à l'école et le fonctionnement de l'école sur l'autorité. On en trouve une bonne illustration dans l'ouvrage classique que Mucchielli a consacré à l'autorité. Reconnaissant qu'elle est avant tout un fait de relation, mais rejetant toutes les critiques de l'autorité en arguant qu'elles ne sont que des incompréhensions ou des déviations, il la définit ainsi : « L'autorité est une qualité de la structure du groupe, ce qui veut dire que le fait même qu 'un groupe se structure, s'organise, se donne des buts, se met à exister comme groupe, donne naissance à l'autorité, celle-ci étant un aspect inévitable et normal de la structure elle-même[...] Cela veut d'abord et simplement dire que, dès que s'engage le processus de structuration spontanée d'un groupe, apparaît une fonction collective qui est un pouvoir de régulation et de contrôle des conduites. Au fond, l'organisation du groupe fait surgir le groupe comme être-supérieur-à-ses-membres et impose des devons spécifiques entre les membres » [1976, p. 23], Ce qui signifie que l'autorité, parce qu'elle est inhérente au groupe luimême, est une nécessité tranquille. Elle appartient à l'essence du groupe et elle en désigne tout simplement les modalités de fonctionnement. Qui voudrait encore y soupçonner un quelconque problème ? 12 L'insatisfaction de l'illusion groupale L'autorité désignerait ainsi la centration sur le groupe et les objectifs du groupe en tant que valeurs qui s'imposent à tous les membres avec un caractère d'obligation, en tant que direction et loi communes. Cette réalité supérieure serait porteuse d'autorité et rendrait légitimes les divers commandements qui s'imposent aux personnes du groupe. Soit. Pourtant, qu'est-ce qui fonde cette « réalité supérieure » ? Qu'est-ce qui « rend légitime » ? le fait qu'un groupe soit un groupe ? Mais un groupe n'existe jamais pour lui-même ; il a pour le moins une fonction. Dans ce cas, qu'est-ce qui légitime cette fonction, qu'est-ce qui fait valeur dans un groupe ? Peut-on croire que ce soit l'autorité en tant que telle ? La réponse serait un peu courte, si ce n'est dangereuse. D'ailleurs, dans son approche psychologique, Mucchielli a beau s'efforcer de réduire l'autorité à une simple fonction nécessaire du groupe, il ne peut éviter de reconnaître qu'il n'y a d'autorité que reconnue et acceptée, puisqu'elle est souvent définie comme le pouvoir d'obtenir sans recours à la contrainte physique un certain comportement de la part de ceux qui lui sont soumis. Alors que le pouvoir peut être détenu sans qu'il soit accepté par les autres, alors que la contrainte se réfère à une force physique et non à une valeur, l'autorité, elle, nous dit-on, est une influence légitime et reconnue dans un groupe, et la classe en est un. Elle désigne la confiance, soit cette augmentation (augere en latin, auxein en grec) de la motivation à se conformer à des règles, à des directives, à des commandements. Nous voici une fois encore renvoyé au problème fondamental : qu'est-ce qui justifie la légitimité, la reconnaissance ou la confiance qui semblent soutenir la notion même d'autorité ? On conviendra que les lois de la dynamique d'un groupe-classe paraîtront une réponse psychologique fonctionnelle un peu courte. On ne peut donc compter sur les définitions de l'autorité ; considérons-les comme des réponses et non comme des points de départ ou des préalables. La question de l'autorité charrie avec elle bien des notions comme celles de l'influence, du pouvoir, de la contrainte, de la violence, de la discipline. Refusons de les distinguer et prenons plutôt tous ces aspects comme un ensemble dont il ne convient pas de distinguer les aspects en commençant. Tous ces éléments sont intimement liés et vécus comme un tout dans la réalité scolaire. Une « bonne » définition de l'autorité ne résoudrait que de façon artificielle les problèmes que pose l'autorité à l'école, tant sur le plan de son fonctionnement que sur le plan de sa justification. Y a-t-il, en effet, des problèmes d'autorité à l'école ? N'est-ce pas plutôt l'autorité comme telle qui fait problème à l'école ? L'autorité est-elle indispensable à l'école ? Ne convient-il pas de penser l'autorité et l'école sur le mode de l'exclusion ? Voilà les questions que nous nous proposons d'aborder. Notre ambition est d'examiner la façon dont la question de l'autorité se pose à l'école, dans le but d'approcher la nature, les modalités et le sens de l'autorité et de l'école. Tant et si bien qu'il ne s'agit pas tant de comprendre l'autorité en tant que telle que de saisir ce qu'elle nous permet de comprendre de l'école. 13 Transversalité d'autorité Mais comment procéder pour une telle recherche ? Nous resterons constamment centrés sur l'autorité à l'école en pluralisant les types d'approche. Après avoir examiné la façon dont, aujourd'hui, l'autorité est vécue à l'école (chap. 1), nous aurons recours à l'histoire de l'éducation (chap. 2), puis à la psychologie (chap. 3 et 4), à la sociologie (chap. 5), à la philosophie (chap. 6) et à la pédagogie (chap. 7) pour penser l'autorité à l'école. Dans le même temps, de façon transversale, nous privilégierons trois axes aptes à éclairer l'essence de l'école. Le premier est directement pédagogique ; il relève de la compréhension du fonctionnement de la situation éducative. Il s'agira, ici, de prolonger des travaux antérieurs [1988 ; 1993] autour du triangle pédagogique. Rappelons rapidement la base de cette formalisation. On considère que la situation pédagogique peut être décrite comme un triangle composé de trois éléments (le savoir, le professeur et les élèves) dont deux se constituent comme sujets, tandis que le troisième va tenir la place du mort (au sens du bridge) ou celle du fou. Ce triangle est lui-même inscrit dans un cercle qui représente l'institution. Toute pédagogie est l'articulation de deux sujets sur un tiers à qui l'on attribue la place du mort. On se trouve ainsi en présence de trois processus pédagogiques fondamentaux : « enseigner », qui privilégie l'axe professeur-savoir et donne aux élèves la place du mort ; « former », qui privilégie l'axe professeurélèves et donne au savoir la place du mort ; « apprendre », qui privilégie l'axe élèves-savoir et donne au professeur la place du mort. Une telle représentation n'a de sens que parce qu'elle engendre toute une dynamique de la compréhension du fonctionnement pédagogique qu'il s'agit d'approfondir. C'est ce que nous nous efforcerons de faire tout au long de cet ouvrage, sur la base des éléments développés longuement antérieurement. Le second axe est lié aux fonctions de l'école. Nous le nommerons socialisation. Les définitions que nous avons relevées de l'autorité ont bel et bien posé la question des rapports des personnes à un individu, au groupe et à l'institution. Autrement dit, ce que met en œuvre l'autorité c'est le rapport à l'autre. Nous allons donc considérer sa finalisation éducative comme inévitable ici, ne serait-ce que sous la forme d'une question. C'est ce que nous nous proposons d'examiner sous le terme de socialisation, ce qui nous permet de dépasser le débat éternel entre l'instruction et l'éducation. L'autorité à l'école se révèle ainsi un mode d'entrée particulier et peut-être privilégié par rapport à la socialisation. Enfin, le troisième axe transversal que nous retenons concerne le sens de l'éducation. Qu'est-ce qu'éduquer ? On conviendra que la question est vaste et prétentieuse. C'est pourquoi nous ne l'aborderons que par le biais de l'autorité. Que nous apprend l'autorité à l'école sur le sens de l'éducation ? Nous faisons l'hypothèse qu'il faut prendre la question de l'autorité à l'école suffisamment au sérieux, si ce n'est pour elle-même, du moins pour ce qu'elle permet de comprendre de la nature, de la fonction et du sens de l'éducation. Raison de plus pour ne pas la réduire à une définition mais pour la considérer dans toute son épaisseur et sous toutes ses dimensions. Pour autant, si la question de l'autorité est centrale à l'école, l'autorité, elle, l'est-elle vraiment ? Estelle indispensable ? Ne convient-il pas au contraire de s'en passer ? 14 La situation actuelle Comment se pose aujourd'hui la question de l'autorité ? Tel sera notre point de départ. On pourrait, certes, soutenir qu'il s'agit là bel et bien d'un point d'arrivée - et on aurait raison. Mais, précisément, ce qui justifie cette perspective, c'est que nous sommes porteurs d'un ensemble de conceptions, d'impressions, d'opinions qui, même si elles sont le résultat et le dépôt d'une série d'influences antérieures, n'en fonctionnent pas moins comme un préalable à toute tentative de compréhension plus approfondie. Autant donc les prendre comme telles et commencer par les mettre à plat pour mieux les référer et les interroger. Comment se dit actuellement la question de l'autorité ? On la sent à la fois très présente et très diffuse. Elle est difficile à saisir parce qu'elle semble toucher de multiples secteurs sous de multiples angles à partir de situations contrastées, certes, mais toujours proches et émotionnelles. L'autorité touche, elle colle à la peau des acteurs, elle relève de leur cœur et de leurs tripes, d'où la difficulté d'en « parler », d'où la nécessité d'en « causer ». On comprendra dans ces conditions que les paroles soient éclatées et que les causes soient multiples. Essayons cependant de nous repérer dans ce « bruit » contemporain sur l'autorité en distinguant précisément les paroles et les causes. Qu'en dit-on ? Quels constats fait-on ? Ce sera notre première partie. Comment l'explique-t-on ? Quelles explications en donne-t-on ? Ce sera notre seconde partie. Et espérons qu'à l'issue de ce premier tour de piste il deviendra possible de mieux saisir comment se pose aujourd'hui la question de l'autorité et qu'une première explication se donnera à voir. 15 Quels constats Côté paroles, on peut retenir trois caractéristiques principales : une image contrastée en premier lieu, une présence massive de l'aspect répressif en deuxième lieu et le côté universel de sa réalité en troisième lieu. Examinons d'abord ces contrastes qui irisent le rapport à l'autorité. Ils sont de divers types. Certains relèvent de la permanence, rapportée à une évolution sociale globale. Dans ce cas, pour les uns, on punit moins et, pour les autres, on ne cesse de sévir. Pour illustrer la première tendance, penchons-nous sur le martinet, considéré comme un instrument d'autorité. Ormezzano [in Bergeret, 1989] en souligne la disparition saisissante au cours des dernières années : commerçants et fabricants se plaignent en 1988 de l'agonie de l'instrument, même s'ils se consolent en constatant que l'usage se déplace (pour les jeux érotiques et les chiens...). En 1962, au contraire, on trouvait un martinet dans au moins une famille sur trois et il semblait réservé aux enfants : le parent utilisateur en éprouvait le besoin face à l'enfant difficile, dans une tentative de colmatage de son impuissance rapportée à son idéal éducatif. En 1977, une famille sur cinq possédait encore un martinet et l'usage s'en faisait plus sélectif : c'était beaucoup plus l'objet des mères que des pères, il atteignait principalement les fesses des garçons plutôt que celles des filles, il avait une prédilection pour les petits enfants et il était l'apanage de familles plus populaires que bourgeoises. L'agonie du père Fouettard Est-ce à dire que, pour atteindre et rechercher le bien de l'autre, on ait aujourd'hui de plus en plus renoncé aux punitions, à l'image des martinets ? D'autres font plus qu'en douter, insistant à l'inverse sur la permanence des sévices. La France a beau avoir condamné depuis longtemps l'utilisation des brimades physiques en tant que méthodes éducatives, elle a beau s'être prononcée pour la reconnaissance et le respect d'une vie privée chez l'enfant en ratifiant la Convention des droits de l'enfant, il n'empêche : les brimades physiques et les violences psychologiques continuent à être perpétrées dans les institutions s'occupant d'enfants en danger ou en situation difficile. Suite à des enquêtes effectuées dans les années quatre-vingt dans ces institutions, Tomkiewicz et Vivet [1991] n'hésitent pas à écrire que les scènes rapportées ressemblent à des cauchemars : affaires personnelles fouillées régulièrement, lettres lues et censurées, mises à l'isolement, suppressions des vêtements personnels et des jouets, châtiments corporels et, parfois même, violences sexuelles. Les scénarios se reproduisent à l'identique et comportent un inexorable processus de dévalorisation et de dépersonnalisation des pensionnaires. Certes, on pourra toujours dire que ces institutions sont « spéciales », sinon spécialisées. Mais qu'est-ce qui nous prouve qu'elles échappent au sens commun, à la raison commune ? Ne peut-on prétendre, à l'inverse, qu'elles sont significatives du fonctionnement 16 général et que, le martinet a beau être à l'agonie, question père Fouettard, le piédestal continue à l'emporter sur la tombe. Contraste donc, question permanence. Mais le contraste peut aussi être de l'ordre de la coexistence. Parler de l'autorité, c'est être amené à montrer comment l'équilibre est difficile à trouver entre l'apprentissage et la relation. C'est ce que souligne, par exemple, Pariât [1985] quand il analyse le dispositif des formations pour les 16-18 ans où des formateurs, le plus souvent eux-mêmes occasionnels et précaires, sont appelés à « rattraper » et à « qualifier » des jeunes sans emploi et, pour beaucoup, sans diplôme : « Un type de relation semble se dégager, il se fonde sur une attitude de fermeté, d'autorité, tout en laissant une large place à l'échange, à la discussion ; le climat doit s'établir assez rapidement pour que la communication s'instaure. En quelque sorte, l'autorité doit s'établir et être accepté » [p. 90] Comment, dans le même temps, se faire respecter et encourager la responsabilité et l'initiative ? Comment adopter et maintenir une attitude permissive tout en endossant des comportements directifs pour les apprentissages scolaires ? Les formateurs sont très souvent pris dans cette coexistence perçue comme contradictoire. Les punitions semblent en découler, à la fois aveu d'échec et tentative de restauration. Une telle opposition se détend quand l'élève devient aussi un apprenti (sur un terrain de stage) car, alors, face à cette nouvelle réalité, le formateur se donne comme fonction d'interroger les jeunes, de les « obliger » à la réflexion, de tenir compte de la vie du groupe et des attentes. La fonction relationnelle trouve alors son sens, sa justification, mais, quoi qu'il en soit, elle ne supprime pas la fonction d'apprentissage ; simplement, la coexistence est mieux acceptée. Le contraste ne disparaît pas, il devient simplement évident. Précisément, quand la perspective de la réalité d'un apprentissage s'évanouit, c'est alors que l'autorité en tant que telle devient insupportable. Non pas qu'elle ne soit plus possible, car certains enseignants, dans des collèges dits difficiles par exemple, ont appris à faire face à la violence des élèves entre eux, aux problèmes de discipline, au bruit et aux bagarres. Ils tiennent... et même bon. Mais quand la perspective même de progression et d'acquisition des élèves s'évanouit, ils se sentent mis à nu, démunis, comme si la fonction relationnelle ne trouvait plus à se fonder, à se justifier. Le contraste de la coexistence ne se donne plus à voir, la tension n'est plus porteuse, l'autorité ne fait plus sens car elle ne donne plus sens. Tout se passe donc comme si l'autorité ne pouvait pas exister pour elle-même. Elle a toujours besoin, en quelque sorte, d'être compensée. Nous en trouverons une preuve supplémentaire dans un dernier contraste, lié cette fois à la résolution. Ôte ton masque, principe autorité Quand la question de l'autorité s'expose comme résolue, c'est parce qu'elle s'approprie une autre capacité qu'elle-même, qu'elle se fonde et se justi17 fie sur cette autre capacité. Par exemple, Delaire [1986] dresse le portrait (souhaitable) du chef d'établissement actuel. Il ne manque pas de souligner que celui-ci est investi de l'autorité réglementaire ; mais c'est pour ajouter aussitôt que cette dernière se double d'une autorité reconnue, non imposée, qui tient à sa capacité de négocier, base et justification de l'autorité fonctionnelle. La position d'autorité ne tient pas comme telle ou, en tout cas, on ne tient pas à ce qu'elle se pose et s'expose comme telle. Elle doit tirer sa substance de la capacité de négocier, d'animer, de susciter et de faire aboutir les discussions et les initiatives, de dénouer des crises, soit dans tous les cas de faire montre de l'habileté à établir des contacts et des dialogues. S'agirait-il pour l'autorité d'avancer masquée ? On pourrait le croire... Laissons-la pour autant l'interrogation et contentons-nous de rappeler le premier constat de la situation actuelle : l'autorité bénéficie d'une image contrastée, et ce sur bien des aspects. Le second constat, encore plus frappant, quand on veut bien regarder aujourd'hui comment on parle d'autorité, c'est la présence massive de l'aspect répressif. D'ailleurs, selon une radiographie des enseignants du collège menée par l'université de Montpellier [Bobasch, 1991], plus de deux enseignants sur trois se disent autoritaires. Il est vrai que, à une plus forte majorité encore, ils se sentent disponibles, spontanés et conciliants. Il n'empêche. En rapprochant ces images de soi et les conduites traditionnelles ou novatrices, indulgentes ou répressives, il apparaît que les enseignants qui ont une mauvaise image d'euxmêmes privilégient les brimades pour réguler les apprentissages scolaires. Pratiques pédagogiques traditionnelles et attitudes disciplinaires les plus répressives seraient liées au fait de ne pas se sentir très bien dans sa peau. Une telle relation pourra sans doute apparaître à beaucoup comme rapide. Certes, mais cela ne pourra suffire à écarter les interrogations. Relatant une enquête encore récente d'un inspecteur général de la vie scolaire (rapport Prum sur les punitions au collège), Delwasse n'hésite pas à dénoncer les beaux jours des punitions en classe : « Alerte. Interdites depuis la fin du XIXe siècle, les punitions seraient de retour. En force. Bien que pour les enseignants le sujet soit tabou, ils sont de plus en plus nombreux à avouer y recourir, notamment pour des questions touchant au travail scolaire. À la demande des parents, affirment-ils... Le même phénomène se retrouve dans l'enseignement élémentaire : aucun texte national ne mentionne le problème de la discipline » [1989, p. 52]. Là encore, on peut parler de masque. En effet, de haut en bas de la hiérarchie, l'Éducation nationale n'a qu'un refrain : les punitions, on ne connaît pas, elles seraient en fait rarissimes ; d'ailleurs, tout le monde reconnaît qu'elles ne résolvent aucun problème et qu'elles sont déconseillées formellement par tous les pédagogues ! Oui, mais où le bât blesse, c'est que notre inspecteur, de son côté, se permet de relever 43 types de punitions au collège. Les sanctions sont ainsi présentes dans 9 règlements sur 10. On se dit que cela ne doit pas être totalement gratuit... La récidive en cas de retenue atteint 50 % ; le dépouillement de 132 carnets d'élèves de sixième révèle 214 observations aux familles. Qui plus 18 est, la sévérité semble engendrer la sévérité et sa demande : c'est dans les établissements les plus sévères que les familles se plaignent le plus du laxisme. La « rubrique-à-brac » des pensums Les punitions apparaissent comme un rite propre à l'école, intégré à son fonctionnement habituel. Au bric-à-brac des pensums, on trouve un peu de tout : recopier le cours autant de fois qu'il manque de points pour avoir 12 au contrôle ; faire copier 5 fois le contrôle aux élèves qui n'ont pas obtenu la moyenne ; 200 lignes à faire signer aux parents sur l'air de « Je n'oublierai plus mon carnet » ; copier 5 fois les définitions de 10 mots pour ceux qui ont mâché du chewing-gum en cours... Longue est la liste qui émaille la volonté de faire réussir (si l'on veut bien supposer qu'il s'agit de cela) ! Sans oublier le fait que, très souvent, ces punitions scolaires se redoublent de punitions familiales en cas de défaillance (suppression de télévision, de sorties, de loisirs, d'argent de poche, ou bien mise en quarantaine psychologique). Par conséquent, loin d'être réservées aux indigents, les sanctions apparaissent comme le pain quotidien des professeurs et la base même du régime scolaire dans certains cas, si l'on en croit Rigaud : « Répétitions, sanctions, tels sont les commandements inscrits sur les Tables de la loi des professeurs de secrétariat. Traquer la faute devient une obsession... Il est difficile dans un tel contexte de trouver une place pour l'initiative individuelle, de permettre aux élèves de s'approprier leurs apprentissages. Assez rapidement elles sont mises en position de régression totale, inhibées par les multiples risques de sanctions qui jalonnent les heures de cours » [1985, p. 90]. Cela signifierait-il que les manifestations de l'autorité se retournent contre l'apprentissage ? Affaire à suivre... Revenons plutôt pour le moment à cette présence massive de l'aspect répressif à l'école, car on pourrait continuer à être tenté de le considérer comme exceptionnel. Après une enquête menée auprès de 230 enseignants et 320 enfants de maternelle et de primaire, Douet [1987] confirme que, contrairement à ce qui est préconisé par les textes officiels, les punitions sont une pratique courante, ordinaire, à l'école. Elles mêlent le correctif (réparer, refaire) et le symbolique (pensums et privations gradués). Autrement dit, la punition amalgame l'apprentissage et le déplaisir, elle les coordonne. À moins que la coordination ne débouche sur une inhibition du premier par le second. En effet, les punitions entraînent de nombreux rituels (enregistrer, vérifier, doubler) qui finissent par « coincer » l'enseignant lui-même et qui créent un climat relationnel contestable. Qui plus est, les relations sadomasochistes s'en mêlent : 1 enfant sur 4 reconnaît que certains aiment se faire punir, 2 sur 3 déclarent que parfois ils aiment bien voir punir les autres. Ce qui peut apparaître comme curieux, c'est que les punitions soient reconnues par la plupart des enseignants comme inefficaces (la fréquence est là 19 pour en témoigner). À croire que leur raison est d'un autre ordre. On ne peut cependant en déduire qu'il n'y a pas de différences dans les pratiques punitives. Pour les plus jeunes enfants, elles sont plus concrètes et immédiates ; pour les plus âgés, plus symboliques et différées. Les enseignants de maternelles sont nettement plus permissifs et libéraux, ceux du primaire plus répressifs et traditionnels (surtout au cours préparatoire et au cours moyen 2). Attention cependant : s'il est bien vrai que les maîtres les plus traditionnels sont les plus exigeants et utilisent le plus largement le système disciplinaire, les libéraux pratiquent aussi la discipline et les punitions dans leur classe. La différence est de degré, non de nature. Mais il y a plus : tant les enseignants que les élèves semblent pris dans une contradiction. Les maîtres accordent bien un certain crédit aux punitions dans la classe puisqu'ils les utilisent, mais en même temps ils se défendent très souvent de les employer eux-mêmes ; les enfants, surtout les plus jeunes, confondent l'intention éducative et l'acte agressif puisque, pour eux, être puni c'est être agressé (méchant et sévère sont synonymes), mais il n'en reste pas moins qu'ils sont presque toujours en accord avec les pratiques du maître. Tout se passe comme si les tendances généreuses des adultes (droits, respect, confiance) s'abîmaient en attitude réaliste (autorité et contrainte). Et Douet de conclure : « Parents et maîtres sont les uns et les autres soumis aux mêmes craintes : celles que l'enfant ne progresse, que son travail soit insuffisant, c'est-à-dire qu'il échoue dans un système social éminemment sélectif dont l'école est le porte-parole » [1987, p. 208]. Donnez-nous aujourd'hui notre peine quotidienne On pourrait aller jusqu'à dire qu'il s'agit là d'une espèce de violence quotidienne, « ordinaire », de la réalité scolaire. Soyons conscient néanmoins que d'autres formes de violence vont apparaître comme insupportables, « anormales ». Dans un rapport remis en 1993 au ministère de l'Éducation nationale, Barret analyse les conduites agressives dans les lycées et les collèges. Lieux privilégiés de la sélection et de l'orientation, les collèges sont les plus touchés et, parmi ces collèges, sans que la liaison soit systématique, les collèges des banlieues défavorisées se distinguent. Chômage, insécurité et drogue marquent les lieux scolaires. La violence est surtout le fait de garçons adolescents, élèves de l'établissement, mais les adultes sont loin d'être absents (ceux pour qui la violence est le mode ordinaire de résolution des conflits). En 1991-1992, on a enregistré dans l'académie de Créteil 43 vols à rencontre d'élèves, 98 à rencontre des personnels, 231 cambriolages dans les établissements, 197 dégradations de locaux, 17 dégradations de biens appartenant au personnel, 14 rackets à l'égard d'élèves. Les violences sexuelles sont exceptionnelles, comme la prostitution. Quant à la drogue, elle est absente selon les chefs d'établissement (sauf un ou deux cas) alors que, selon les élèves, il y a toujours quelqu'un prêt à vendre ce qu'il faut. Bien sûr, il ne s'agit là que de l'aspect reconnu, déclaré, de l'iceberg des délits. Tout cela amène le rapporteur à souligner la nécessité de rapports 20 réguliers, confiants et transparents entre l'école, la police et la justice. Preuve qu'on reste là bel et bien dans des questions d'autorité ! C'est ici que la question de l'autorité rejoint manifestement celle de la violence à l'école. II est devenu très difficile de tracer une ligne de partage souveraine. Comme l'a bien analysé Pain : « La situation violente, en institution éducative, est toujours construite. Elle s'organise, elle se trame, elle se prépare, il y a des signes, parfois des signaux, des seuils, dans le montage des interactions et des relations » [1992, p. 88]. On le voit bien quand, en suivant cet auteur, on essaye de discerner les formes de violence qui gênent les élèves et les enseignants. Les enfants de primaire sont marqués dans la classe par le bruit, la bagarre, la moquerie et, surtout, par l'agression (par ordre décroissant : voler, taper, se moquer, crier, injurier). Paradoxalement, ce sont précisément des moyens qu'ils utilisent couramment car ils font en quelque sorte partie intégrante d'eux-mêmes. Les éliminer reviendrait à s'amputer, à se démunir, tellement le mécanisme d'introjection-projection est devenu fondamental. Quand, cependant, on leur permet de satisfaire leur désir de contrôler leur violence et de la gérer, ils se lancent dans la force aveugle d'un règlement intérieur et de punitions spectaculaires (exercices, flagellations, fessées, dénonciation, renvoi). Autrement dit, dans un premier temps, le contrôle de la violence ne peut passer pour eux que par un arsenal répressif. Il leur faut du temps pour mesurer leur propre pouvoir et apprendre à s'en servir, pour atteindre une fonction éducative au creux d'une orgie punitive réparatrice et systématique. De leur côté et toujours selon Pain, les enseignants distinguent beaucoup plus de formes de violence. Elles peuvent être verbales (moqueries, insolences, injures, menaces, chantages), physiques (morsures, coups, châtiments, brutalités, bousculades, gifles, coups de pied, bagarres), institutionnelles (dépression, abus de pouvoir, rigidité, zèle, emprise, manque de relations, stress, peur). Elles peuvent prendre la forme du refus (passivité, retrait, ennui, inattention, rires, indifférence, refus de parler), des dégradations (tags, graffitis, plantations arrachées, vélos détruits, saccages, vandalisme), des bruits (courses dans les couloirs, bavardages, cris, chahuts), de l'agressivité (tensions, émotions, pressions, agressions), du racket, du vol ou du viol. Bref (si l'on peut dire !), on ne peut plus tenir la violence à l'école à quelques actes précis, définis et délimités. La question de la violence ne trouve son sens que dans la question pédagogique et scolaire comme telle. On peut le penser en reprenant les réflexions de Pain : « Violences scolaires ou violences tout court ? Les violences scolaires spécifiques sont avant tout psychosociologiques et sont portées par les problèmes de locaux, de climat professionnel, de relation "pédagogique ". Le désir, insaisissable, y joue les Pygmalions. Peut-être qu'aujourd'hui l'épistémolo-gie culturelle de l'acte enseigner-apprendre mute. Et qu'en particulier l'école est autant un espace-temps de jeu, voire de jeu identitaire prolongé, qu'un lieu pour apprendre. Et qu'apprendre, c'est désormais tout ça en même temps » [1992, p. 150]. 21 Cela revient à dire qu'à travers la question de la violence à l'école on commence aussi à percevoir que la question de l'autorité, si elle est liée à l'apprentissage, ne peut en aucune façon s'y réduire. Je ne t'aime pas, moi non plus Restons-en là de ce deuxième constat sur la situation actuelle, à savoir cette présence et cette persistance massive de l'aspect répressif quant à l'autorité à l'école. Ce constat s'ajoutant à un premier, l'image contrastée de cette même autorité. Nous avions annoncé trois aspects. Quel est donc le dernier ? Ceci : la question de l'autorité à l'école jouit d'une réalité qu'on peut dire universelle. Universelle quant aux lieux d'abord. Ne prenons ici que deux exemples hors de l'Hexagone. Au Japon, selon Sakaï [1992], la rupture est brutale entre la famille, où règne le « tout est permis », et l'école qui, elle, est régie par des règles de plus en plus strictes. Les rituels y sont, par exemple, très contraignants : longueurs de jupe, de veste ou de chevelure calculées au millimètre près, tenue impeccable, garde-à-vous unanime à l'entrée du maître dans la classe, nettoyage des locaux, soumission au chef de classe, etc. Comment, dans ces conditions, se manifeste la question de l'autorité ? Non pas par le chahut, mais plutôt par le refus ou la révolte brutale. Le refus, c'est l'obstination, manifestations psychosomatiques à l'appui au besoin, à rester à la maison, ce qui désespère les parents et les maîtres. La révolte brutale, c'est ce qui se nomme Yi]ine, soit la constitution de bandes violentes qui jouent les durs, martyrisent tel autre enfant qui sert de souffre-douleur et sera parfois acculé au suicide, et s'attaquent même physiquement aux maîtres. Il existe même des bandes de filles qui sont d'autant plus mal ressenties qu'elles transgressent le statut traditionnel de la femme japonaise. Venons-en maintenant à l'Angleterre. Rome [1993] rapporte une enquête anglaise qui a le mérite d'insister sur un aspect peu envisagé, soit les mauvais traitements entre enfants à l'école. Or, les brimades, dans lesquelles il faut inclure les ternies insultants, la mise en quarantaine, la prise d'objets personnels, les menaces, les coups entre enfants de force inégale, ont un impact non négligeable sur la qualité de la vie scolaire. L'inquiétant, c'est que le phénomène semble se généraliser puisque plus d'un enfant sur quatre se dit victime de brimades (un sur dix fréquemment). Celles-ci sont deux fois plus nombreuses en primaire qu'en secondaire et chez les garçons que chez les filles. La moitié des brimades est verbale, le quart est physique. Une minorité d'enfants (2 à 4 %) reconnaît être auteurs ; ceux-ci agissent le plus souvent seuls sur des victimes du même âge, en récréation principalement mais aussi en classe. Les parents sont plus souvent prévenus que les enseignants. Plus de trois élèves sur quatre souhaitent que les victimes soient protégées, mais ils ne sont qu'un sur trois à intervenir. Il s'agit bien là d'un problème d'autorité, même si cette facette reste le plus souvent cachée. L'universalité des lieux permet au moins de voir que les formes de la question de l'autorité sont multiples, liées ou non à des questions culturelles. Repérons aussi rapidement un autre aspect de cette universalité, celui qui est lié aux promoteurs, et redisons cette évidence : les enseignants (ou les admi22 nistrateurs) ne sont pas les seuls à soutenir l'injonction de l'autorité à l'école. Les parents doivent y être inclus, « Faites-le travailler ! », ne cessent-ils de répéter. Hameline a déployé le sens de cette requête, et tout d'abord ceci : « Soyez exigeant pour nos rejetons : discipline, rigueur, régularité. Chargez-vous de la mise en œuvre de ces idéaux ascétiques qu'imposent les circonstances, et déchargez de leur poids nos épaules trop faibles » [1986, p. 110]. Mais encore ceci : fournissezvous vraiment les moyens de cette réussite ? Que valent vos méthodes ? Que valez-vous, vous, comme enseignant ? Êtes-vous capable de faire preuve d'autorité ? Derrière la demande, il y a le soupçon, l'enquête, la menace larvée. L'injonction est bivalente et les familles ne manquent pas d'entourer les protagonistes directs de la réalité scolaire de leur sollicitation à l'autorité. Et vous, chahuts propices, suspendez votre cours Terminons par une dernière facette de cette universalité, celle du temps (en sachant que nous resterons dans le monde contemporain, le chapitre suivant étant consacré à l'histoire proprement dite). La question de l'autorité n'est pas spécifique des années quatre-vingt-dix, même si la problématique de la violence se fait plus présente (cf. plus haut). Les années quatre-vingt ont résonné des mêmes échos, comme en témoigne l'étude de Hamon et Rotman [1984] sur le secondaire. Ni la distance, parce qu'elle suscite la rébellion, ni la séduction, parce qu'elle ne prend plus, ne fonctionnent convenablement, notent-ils. « La relation d'autorité n'a plus pour finalité la conquête ; il s'agit, prosaïquement, de maintenir l'ordre. Et il convient, ici, d'abandonner nos farces et attrapes adolescentes ; le chahut est mort. Le chahut, c'était un carnaval rituel qui rythmait l'année lycéenne, un défoulement épisodique qui renvoyait au refoulement régulier » [p. 114]. Que s'est-il passé ? L'hétérogénéité des classes a délité la connivence pour laisser place à une excitation multipolaire, un désordre incontrôlé, une effervescence anarchique, brouillonne, dénuée d'objet. La discipline, non plus, n'est plus ce qu'elle était. La séparation entre « profs normaux » et « profs chahutés » est devenue très floue ; l'arsenal et la graduation des sanctions perdent leurs repères fixes. Personne ne parvient plus vraiment à savoir à quel stade, à quel nombre de décibels, à quel pourcentage d'élèves debout, à quel degré de familiarité dans le langage, commence l'indiscipline. La majorité des professeurs, à des degrés divers, éprouvent des difficultés à « tenir leur classe ». On trouve encore, certes, des contentieux interpersonnels entre les maîtres et les élèves, mais ils ne sont plus majoritaires : désormais, le rejet l'emporte sur la malveillance ; les élèves se défoulent contre une obligation, un lieu, un discours. Encore plus au collège qu'au lycée, le conflit balaie l'enseignant, le submerge, le dépasse, le traverse, lui qu'on identifie de plus en plus à un rouage d'un système et de moins en moins à un être singulier. Pourtant, dans le même temps, l'enseignant ne peut qu'avoir l'impression d'être « lâché » par ses supérieurs, pour deux causes : la multiplicité des conflits et l'inanité des sanctions. 23 Est-ce à dire qu' avant les années quatre-vingt la question de l'autorité n'était que marginale ? Pas du tout, même si elle apparaît plus « idéologique ». Les années soixante-dix voient, par exemple, se créer un Comité national contre la répression dans l'enseignement [CNRE, 1974]. Cette fois-ci, c'est l'autorité de l'administration qui est mise en cause et rapportée à la répression sociale. L'école, nous dit-on, est malade des blocages sociaux et la société est malade de son système d'enseignement. Les crises, les incidents, les « affaires » se multiplient et l'autorité ne sait réagir que brutalement, par l'exclusion. Le Comité est là pour dénoncer les sanctions qui frappent classiquement certains enseignants, mais aussi pour s'élever contre les mesures à l'égard de certains élèves (redoublement, orientation, renvoi, refus de réintégration, exclusion). Il tente de protéger la contestation émise par une partie de la jeunesse vis-à-vis des pouvoirs de contrainte scolaire, familiale et sociale. On le voit, dans les années soixante-dix, c'est dans sa forme administrative et sociale globale que l'autorité est contestée. On en trouvera un autre indice dans la déclaration du comité de rédaction des Cahiers pédagogiques [mars 1977] : « La répression est donc un fait latent que l'administration met en œuvre à tous les niveaux (notation, inspections, sanctions). Cette situation est inacceptable[...]. Ceci revient à dire que, par-delà une solidarité motivée, notre attitude devant les cas de répression s'inspirera d'une contestation permanente à l'égard d'un système autoritaire qui tente de maintenir son pouvoir par un arbitraire sélectif et dont nous devons faire tomber le masque libéral, en opposant la réalité des faits aux proclamations de tous ordres » [p. 1-2]. Le ministre de l'époque, Haby en l'occurrence, avait intérêt à bien se tenir ! Est-ce à dire que la question de l'autorité ne se pose plus d'abord dans la classe ? Pas du tout. Mais ce retour rapide sur les dernières décennies nous permet de montrer l'universalité de la question à travers des éclairages qui, eux, se modifient. Restons-en là dans cette première analyse des constats de la situation actuelle et retenons que la question de l'autorité est marquée principalement par trois aspects : une image contrastée ; une présence massive de l'aspect répressif ; une réalité universelle. Tant et si bien qu'on ne peut pas parler stricto sensu de problèmes d'autorité mais qu'on doit plutôt tenir que l'autorité est un problème, que l'autorité fait problème. Autrement dit, ce n'est pas une question de manifestation, mais une question d'essence. Quelles explications ? Si ces constats s'imposent, ils ne peuvent suffire car ils appellent des raisons. Les faits sont des faits. De plus, lorsque nous faisons surgir une réalité, c'est déjà à l'aide d'un système d'interprétation. Ce qui précède l'a d'ailleurs 24 montré amplement : constat et explication s'imbriquent l'un l'autre. Essayons cependant de reprendre ce second niveau et de l'ordonner : Pourquoi en est-il ainsi ? Dans la situation actuelle, quelles explications apporte-t-on aux questions que pose l'autorité à l'école ? Elles nous semblent relever de quatre ordres que nous allons examiner successivement : le fonctionnement pédagogique, le fonctionnement des enseignants, le fonctionnement institutionnel, l'enjeu de société. Les mousquetaires de la morale Côté pédagogique, on expliquera souvent la réalité de l'autorité à l'école par le fait suivant : tout acte éducatif est conflictuel, inévitablement et nécessairement conflictuel, comme l'explique Jean François [1990]. La relation pédagogique est attente et observation, guet et affût, approches et reculs. Elle n'est pas seulement duelle, elle se nomme aussi duel. Chacun cherche à y défendre son territoire : pour les élèves, un minimum d'indépendance et de reconnaissance à être un au milieu de tous ; pour l'enseignant, un minimum de reconnaissance de sa personne derrière sa fonction et son rôle. Chacun doit donc faire reconnaître l'intégrité de sa personnalité. Certes, la relation pédagogique n'est pas la seule dimension de l'enseignement, mais elle en est certainement la première : instruire, éduquer, former, c'est d'abord rencontrer. N'est-ce pas ce que signerait cette sensibilité de l'école à la question de l'autorité ? Oui, à condition de ne pas en rester à cet aspect psychologique et d'atteindre la zone politique. N'oublions pas, comme le rappelle Forquin [1993] en reprenant les travaux de Vincent [1980], que l'école s'est construite en se donnant comme tâche première la moralisation de l'enfant, ce qui facilite, certes, le travail pédagogique sur le plan disciplinaire, mais ce qui le dépasse tout en le fondant. La forme typiquement scolaire de socialisation est, en effet, une institution chrétienne moderne : l'idée d'enfermer, d'encadrer, d'envelopper, de façonner totalement l'individu par l'éducation, est une idée apparue avec le christianisme, institution « totale » de formation et de conformation en vue du salut. L'idée est chrétienne et la réalisation sera moderne puisque ce modèle s'imposera eî s'y appliquera dans une perspective d'éducation universelle. L'œuvre de Jean-Baptiste de La Salle est ici déterminante, car elle est le moule de l'école républicaine ferryste. La composante intellectuelle et instrumentale des apprentissages scolaires semble ordonnée et subordonnée à une perspective de contrôle des âmes et des corps, une perspective d'édification morale. L'autorité est l'instrument et le symbole explicites de cette moralisation première dont la plus haute vertu se nomme soumission. Ne s'agit-il là que d'un combat d'un autre âge ? Faut-il clamer que ce temps est révolu ? À voir. À la suite de bien des auteurs, Forquin souligne qu'une des fonctions essentielles de l'école réside dans l'intégration d'un curriculwn caché... de soumission. Passer par l'école, c'est être marqué durablement dans sa personnalité, au moins par trois choses : le fait de vivre constamment en collectivité, avec toutes les contraintes physiques et psychologiques que cela 25 implique ; le fait d'être constamment en situation d'évaluation, susceptible d'être loué ou critiqué ; le fait d'être toujours soumis au pouvoir de l'adulte. Or, par quoi tout cela passe-t-il, sinon par l'autorité ? Ce qui signe la primauté de ce curriculum moral caché sur le curriculum officiel (programmes et activités délibérément organisées), c'est que, bien souvent, à l'école les qualités de soumission et de patience sont plus recherchées et récompensées que les qualités de curiosité et d'efficacité intellectuelle. On peut se demander, d'ailleurs, si ce n'est pas ce que plébiscitent certains parents quand ils critiquent l'absence de discipline et la liberté excessive qui régneraient à l'école actuelle. Cette plainte n'est ni nouvelle ni réservée à notre pays. Une étude de Weber [1976] sur les parents brésiliens souligne la rigidité des méthodes employées par les enseignants, et en particulier l'autorité dont ils jouissent, autorité perçue comme une condition pour faire acquérir un certain savoir. Pour les parents, l'obéissance, la soumission qu'entraînent de telles méthodes, sont perçues comme un élément positif, dont le résultat est la solidité des connaissances acquises. Tout se passe comme si, sur le plan pédagogique, autorité, soumission, moralisation et acquisition des connaissances fonctionnaient de concert et dans le même mouvement. « // en a » Curieusement, dans les « endroits difficiles », comme ce LEP du bâtiment d'Argenteuil dont parle Lansade [1985] en tant que professeur de français, le fonctionnement semble conforter ce schéma. Le mécanisme est simple : être chef, ça se mérite ; l'épreuve de force est donc obligatoire pour faire ses preuves. Comment cela se traduit-il ? Sitôt les fiches de renseignements remplies en début d'année, le rite commence avec un seul but : « faire craquer le prof », remettre en cause son autorité morale, physique, intellectuelle. « Trente élèves se lancent dans un échange aérien de craies... Trente-six élèves, entre 1,50 et 1,80 mètre, se lèvent brusquement et se mettent à hurler... Deux élèves se bagarrent, suivis de dix ou vingt spectateurs-managers pour arrêter le pugilat,,. Vingt montres se mettent à sonner au milieu du cours... Et, toujours, dix, quinze élèves éparpillés dans la classe font leurs réflexions à haute voix et en chœur » (p. 327). Ces heures initiatiques relèvent de l'épreuve violente, systématique et finie. Au bout de quelques semaines, si vous êtes encore là, un certain calme s'installe dans la classe, une reconnaissance et une confiance sont acquises, un travail plus serein débute, même si le calme n'est jamais le silence et peut toujours être remis en cause pour faire place à une grande violence. L'autorité du maître est reconnue, acceptée et saluée. Une socialisation s'opère qui permet l'acceptation d'un certain nombre de règles abstraites, l'ouverture à la discussion sur des problèmes généraux et l'affrontement « courtois » avec d'autres. L'épreuve de force a, cette fois, débouché sur l'acceptation de la contrainte et de la soumission. Très souvent aussi, le prof est au tapis, plus ou moins définitivement. 26 En même temps, bien que l'acte pédagogique soit une épreuve de force -soumission et conflit - l'évolution a été sensible au cours des dernières décennies. Prost [1992] fait justement remarquer que les problèmes de discipline, qu'on attribue souvent à l'intrusion des enfants du peuple dans l'enseignement secondaire, tiennent tout autant au changement des méthodes d'éducation. Même si les collèges avaient continué à ne scolariser que les enfants de la bourgeoisie, ils connaîtraient aujourd'hui de graves problèmes, car le rapport de ces enfants à l'autorité adulte a changé. Cela amène certains à prôner un changement de méthodes pédagogiques précisément par une pratique autre de l'autorité. Étudiant l'opposition diffuse à l'école secondaire dans les bons lycées en Californie, Alpert [1981] note que cette résistance se manifeste par un refus de participation aux discussions provoquées par l'enseignant (silence, réponses elliptiques ou inaudibles), par une contestation des choix des sujets et des critères des devoirs d'évaluation. Cette opposition ténue, si on veut bien la rapporter à l'explosion présentée un peu plus haut dans les lycées professionnels (LEP), exprime le mécontentement des élèves quant à l'approche pédagogique choisie par certains professeurs. Ces derniers valorisent les connaissances et les talents relevant de la culture générale et du langage académique, en ignorant le langage et la culture spécifiques des adolescents. Basée sur la délivrance de la réponse attendue par l'enseignant, l'interaction entre les élèves et le maître s'apparente au mode de « récitation » en trois phases : question (orientée) ; réponse ; évaluation. Le professeur se considère ici avant tout comme chargé d'une mission : inculquer une culture définie par un programme. Autorité de la culture et autorité du maître ne se disjoignent pas. Dans les classes où on ne trouvait pas ce sentiment de résistance, le professeur laissait plus de place aux réponses spontanées, aux références aux sentiments personnels des élèves, au langage habituel des adolescents et à l'échange, II se pourrait donc que cette « culture » scolaire du conflit, de la soumission et de l'épreuve de force en matière d'autorité soit de plus en plus difficile à vivre, quelles que soient les modalités sociales et culturelles de la remise en cause. Quoi qu'il en soit, on comprend que l'explication des problèmes d'autorité à l'école puisse être trouvée dans la nature et l'évolution du fonctionnement pédagogique et que, en même temps, tout changement de cet ordre se traduise par une résurgence de la question de l'autorité à l'école. Affinons maintenant cette première série de raisons en examinant une deuxième catégorie de facteurs : le fonctionnement des enseignants. Pour toute une série de gens, en effet, si l'autorité fait autant problème à l'école aujourd'hui, cela tient à la manière d'être et de faire des maîtres. Huberman [1989] a, par exemple, souligné comment la première confrontation avec les élèves est vécue douloureusement par la majorité des jeunes enseignants, ce qui se traduit par des problèmes de discipline, marque de la difficulté à assumer un rôle : « La socialisation, pour le jeune maître, c'est peut-être surtout l'intériorisation des modèles de comportement liés à un statut et à un rôle qui existent en dehors de lui, et dont les attentes des élèves ne sont pas la moindre des composantes. Le jeune maître se perçoit d'abord comme jeune plutôt que 27 comme maître. Il en découle nécessairement des conflits de valeurs liés à ces rôles sociaux distincts » (p. 253). La question de l'autorité est ici liée à l'apprentissage d'un rôle (ce que traduisent les allusions à l'univers théâtral). En même temps, elle peut renvoyer à des difficultés psychologiques (timidité, manque de sûreté de soi, confrontation à un groupe), des tourments existentiels, tout comme une préparation insuffisante, un manque d'expérience et la pression des responsables hiérarchiques. Il n'est, dès lors, pas étonnant que le moment initial d'entrée dans le métier soit vécu par bien des enseignants en termes de catastrophe, de panique, d'angoisse, au point de les déprimer et de remettre en cause leur choix professionnel. Bien entendu, leur rapport avec les élèves s'en trouve perturbé : trop de sévérité pour les uns, trop de laxisme pour les autres, et le tout à la fois pour certains. Et toujours, la question de l'autorité. Le cercle des dialogues disparus Pour beaucoup, heureusement, l'entrée dans le métier n'est pas fatale. Est-ce à dire que la question s'évanouit comme par enchantement ? Non, parce que, face à la demande de dialogue des lycéens en particulier, les professeurs doivent apprendre à répondre sur le même registre, ce qui ne manque pas de mobiliser la problématique de l'autorité. Selon Marchand [1991], les lycéens réclament des maîtres qui leur permettent de prendre la parole, donc qui ne se contentent pas de leur donner la parole ou de leur enseigner à n'utiliser que la parole académiquement convenable. Dans le système scolaire français, l'autorité des maîtres repose sur deux critères principaux, l'autorité du savoir et l'autorité de la preuve par soi. À partir du moment où on considère que l'éducation a aussi comme rôle de permettre de mûrir, de faire grandir les pouvoirs de vivre et d'être heureux sur les différents plans de la personne tout au long de sa vie, d'autres formes d'autorité doivent être considérées, fondées cette fois sur le dialogue. S'adresser à des lycéens en crise d'adolescence et en recherche d'identité nécessite d'autres services d'autorité que le savoir et la preuve par soi. Le dialogue, lui aussi, s'apprend, mais cet apprentissage suppose une formation des enseignants, de façon à ce qu'ils autorisent les jeunes à prendre leur parole, à dialoguer, à coopérer et à s'enrichir de leurs différences. Faute de cela, les formes d'autorité qui vont prévaloir se voudront, certes, plus sécurisantes, mais elles ne manqueront pas d'entretenir à l'école, sans pouvoir les traiter, ce qu'on appelle justement des problèmes d'autorité. Cela revient à dire que c'est le fonctionnement même des enseignants, dans la mesure où il met principalement en œuvre l'autorité du savoir et de la preuve par soi, qui génère et entretient de tels problèmes. En même temps, les professeurs sentent bien qu'ils ne peuvent pas s'en tenir à une telle attitude, ce qui fait qu'ils essayent de la compenser. Ils mettent alors en place une double stratégie de distance et de proximité qui les enferme dans un cercle infernal. Nizet et Herniaux [1984] ont particulièrement bien 28 décrit ce fonctionnement à partir d'une étude sur les maîtres du technique et du professionnel. « Les enseignants du technique et du professionnel mettent en œuvre deux types de moyens ; autrement dit, ils développent deux stratégies fondamentales. Une première manière de les distinguer est de parler, d'une part, d'une stratégie de la distance, d'autre part, d'une stratégie de laproximité[...]. La relation distante est une relation asymétrique[...]. À l'opposé, la relation de proximité est une relation plus égalitaire, une relation symétrique » (p. 33-34). Les stratégies dures privilégient les contraintes réglementaires (standardisées, par recours au règlement) et les contraintes directes et personnalisées (surveillance, consignes et ordres, menaces, voix, etc.). Les stratégies douces se fondent, elles, sur l'aménagement et l'utilisation appropriés de l'espace, sur les échanges d'information, sur les efforts pour mieux se connaître et se comprendre, sur les activités parascolaires, sur une certaine proximité physique et sur l'effort pour faire valoir la nécessité de ce qui est fait. Tout se passe comme si l'enseignant ne pouvait pas jouer à fond de l'une ou de l'autre stratégie. S'il emploie les stratégies dures, il continuera à ressentir un malaise car les contraintes directes et réglementaires jouissent à l'heure actuelle culturellement d'une faible légitimité. S'il se tourne vers les stratégies douces, il ne pourra gommer le fait que l'institution et ses objectifs subsistent en arrière-fond. On en a un autre exemple dans le fait que les responsables scolaires promeuvent des objectifs qui sont dans la ligne de la pédagogie moderne, ce qui implique des moyens doux ; mais, en même temps, ils mettent en place des moyens de contrôle de type bureaucratique, ce qui a tendance à démobiliser les acteurs. Comment les enseignants s'en sortent-ils ? Nizet et Herniaux décrivent un scénario en trois temps. Premier moment : l'enseignant adopte une stratégie douce, ce qui a pour effet de laisser un certain agrément à la relation pédagogique. Deuxième moment : les élèves ressentent un malaise provoqué par l'ambivalence de l'enseignant qui ne contraint pas au niveau des moyens mais qui cherche ainsi à mieux obtenir au niveau des objectifs ce que l'élève ne veut pas lui donner. Troisième moment : pour réduire cette incertitude et ce malaise, les élèves vont avoir des comportements négatifs qui obligent l'enseignant à basculer dans la stratégie dure. Les enseignants s'en sortent donc plutôt mal. Et les élèves ? Que veulent-ils ? Leurs stratégies semblent fonder sur trois aspects : la poursuite d'un diplôme ; le rejet de la formation offerte par l'école dans la mesure où l'offre scolaire est très éloignée de leur modèle culturel ; l'aménagement de l'expérience scolaire. Sur cette base, ils peuvent jouer de deux comportements : le retrait et l'opposition. Le premier sera lié avant tout aux stratégies douces et le second aux stratégies dures chez les maîtres. Cela va engendrer des contre-stratégies chez les enseignants, à leur tour douces ou dures. Celles-là cherchent à accentuer le côté doux ; l'enseignant sera alors de plus en plus vulnérable car les élèves vont monnayer chèrement leur participation. Celles-ci vont tenter de réduire une opposition de dimension collective en une opposition individuelle 29 par un traitement à part des leaders, quitte à entrer dans une escalade qui s'épuise elle-même et à déboucher sur une mort institutionnelle (renvoi de l'élève ou maladie du professeur). Il reste qu'à l'école les élèves n'ont pas à proprement parler de stratégies autonomes, mais uniquement des stratégies dépendantes, soit positives (acceptation) soit négatives (retrait ou opposition). Le décalage culturel permettrait donc de mieux comprendre le fonctionnement scolaire que le recours aux personnalités des élèves (non motivés, difficiles, etc.) ou aux influences externes (familles, médias, société). Faut-il tolérer le laxisme d'outre-Manche ? Il est vrai qu'on est là dans des situations de rupture culturelle entre l'école et les élèves. Ce n'est pas toujours le cas. Quand la continuité culturelle l'emporte, d'autres caractéristiques se font jour : implication et enthousiasme dans le travail, perception positive des élèves et de leur milieu extérieur, mise en œuvre d'une stratégie de la fermeté proche qui allie l'exigence et la chaleur. Mais, même dans ce cas-là, on peut continuer à distinguer des stratégies enseignantes douces ou dures. Les premières favorisent l'apprentissage de l'autonomie, les secondes celui de la dépendance positive à l'enseignant. Ceci étant, il ne peut y avoir de continuité totale entre l'offre scolaire et le modèle culturel du public. Encore faut-il que l'enseignant soit en mesure de négocier avec ses élèves une offre dont certains éléments sont en continuité avec leur modèle culturel et qui puissent alors servir d'incitation à ceux qui ne le sont pas. Nous voici renvoyés une fois de plus aux capacités de dialogue, de négociation, nécessaires, semble-t-il, au fonctionnement des enseignants, mais dont on ne peut assurer qu'elles leur permettront d'éviter les pièges de la double stratégie de distance et de proximité. Faut-il dire que ces difficultés de dialogue et de communication soient une spécialité française ? Dans une certaine mesure oui, si l'on en croit une étude comparative entre la France et la Grande-Bretagne rapportée par Rome [1992] : « L'approche anglaise centrée sur l'enfant apparaît beaucoup plus favorable à l'apprentissage actif par la découverte. La créativité de l'enfant, notamment grâce à la composition de courts "essais" dès l'école primaire, est encouragée ; les réponses approximatives sont acceptées, améliorées, le maître souligne les aspects positifs de la participation. En France, le maître est plus directif, il rejette les réponses non conformes à son attente, critique plus négativement les erreurs et l'accent est mis sur l'analyse logique, sur la grammaire, fondement d'une rédaction plus structurée, plus que sur l'écriture créative. Par ailleurs, la moitié des instituteurs français observés accordent une plus grande importance à l'apprentissage par cœur — étape indispensable selon eux à la maîtrise d'un sujet - qu'à l'acquisition de concepts, de principes, à l'inverse de la majorité des instituteurs anglais. Mais dans ces deux pays on observe peu d'occasions de discussion ouverte » (p. 130). 30 Où l'on voit bien, une fois de plus, que la question de l'autorité dans la classe est indissociable des méthodes d'enseignement et d'apprentissage. En Angleterre, l'enseignement est plus individualisé, la coopération entre pairs est encouragée ; il en résulte une apparence de désordre. En France, au contraire, la classe est beaucoup plus silencieuse et les élèves sont exhortés à effectuer seuls leurs exercices sur table, voire même à éviter qu'on « copie » sur eux. Une telle différence de rigueur dans la discipline entraîne des relations entre le maître et les élèves contrastées. Maître d'un côté, facilitateur amical de l'autre. Motivation extrinsèque d'un côté, intrinsèque de l'autre. Ordres précis d'un côté, demandes argumentées de l'autre. Relations de distance avec les parents et les collègues d'un côté, relations de proximité de l'autre. Avec cependant ce revers de la médaille : les écueils de la profession semblent plus difficilement surmontés par les instituteurs anglais. La distance préserve et justifie la distance. Faut-il croire qu'une telle culture de la distance est au cœur de la gestion de la classe en France et qu'elle caractérise fortement la question de l'autorité à l'école ? On peut se contenter ici d'en émettre l'hypothèse. Mais, ce qui est certain, c'est qu'elle s'inscrit fortement dans la compréhension du fonctionnement des enseignants et, par là, dans les tentatives d'explication que l'on peut donner au problème de l'autorité. Il se peut que cela n'atteigne pas le cœur de cette problématique, mais des manifestations importantes peuvent y être référées. On sent bien, par exemple, que la liaison entre l'autorité et l'apprentissage est très sensible et que toute attribution des échecs du second aux déficiences du premier provoque de la répulsion. Par exemple, Albertas [1989], analysant les absences des élèves au lycée, relève que les professeurs réagissent aux absences et aux excuses en refusant toute autocritique de leur attitude. Pour eux, l'absence ne saurait, en aucun cas, provenir d'une relation psychoaffective et pédagogique déficiente. Pourquoi ? Parce que les enseignants lient l'absentéisme et les performances scolaires. Se reconnaître cause de l'absentéisme, c'est se reconnaître cause des mauvais résultats. Autant donc laisser cela à l'élève et à la famille, et ne pas endosser une telle responsabilité. Or, le lien n'est pas évident entre le nombre d'absences et la réussite scolaire (on en trouvera une preuve dans le sentiment d'injustice que ressent l'enseignant en présence d'élèves absents mais qui réussissent). En revanche, le lien est assez bien établi entre les absences des élèves et la gestion de la classe par les enseignants. Dans ce cas, il y a deux motivations à l'absence : l'anticipation et la conséquence. L'anticipation d'une absence signe le mauvais fonctionnement de la relation sociale dans ses dimensions éducative et pédagogique. La conséquence relève de situations subies par l'élève et qu'il ne parvient pas à infléchir malgré quelques tentatives. Vous avez dit disruptif ? Nous venons de voir que la question de l'autorité peut être rapportée au fonctionnement même des enseignants sous différents angles, notamment à travers les conflits de rôle, la place du dialogue, la manière de conjuguer la dis31 tance et la proximité, la culture de la gestion de la classe et de la justification des échecs. On trouve bien ici des « explications » au problème de l'autorité. Elles approfondissent les premières que nous avions relevées, soit celles qui étaient liées au fonctionnement pédagogique comme tel. Mais les fonctionnements pédagogique et des enseignants n'épuisent pas le champ de ces explications. Un troisième domaine doit aussi être abordé, le fonctionnement institutionnel proprement dit. Commençons par rappeler, à la suite de Durning [1991], que la violence est d'abord un fait institutionnel : « La violence est un dysfonctionnement à hauts risques d'occurrence dans tout collectif éducatif familial ou institutionnel du fait de l'association de la cohabitation favorisant des rapports érotisés ou érotiques, et de l'éducation-socialisation des jeunes par les plus âgés. La violence à enfant peut alors être considérée dans une perspective relationnelle, comme une manifestation d'hostilité, et dans une perspective éducative, comme une pratique sanctionnante » (p. 39). Ce n'est pas parce que les châtiments corporels sont depuis longtemps en France interdits en institution que la violence a disparu (cf. plus haut). Après tout, le fait que la violence légère soit utilisée par la majorité des parents français, y compris parmi les professionnels de l'éducation, est à considérer comme un signe. À ce titre, l'école, en tant qu'institution, reste prise dans une évolution culturelle globale contradictoire : certains pays, comme le Canada et les pays Scandinaves, ont interdit récemment toute violence à enfant ; l'autorité parentale tend néanmoins à se réaffirmer sur fond de dénonciation de la non-directivité ; la violence est valorisée dans les sports, les arts et les médias. L'autorité à l'école se nourrit de ces différents aspects. La question de la violence à l'école est elle-même, par certains côtés, un produit institutionnel, comme le relèvent certains auteurs dont Tattum [1982]. Si elle est venue à la une de l'actualité à la fin des années soixante, c'est parce qu'elle résulte de l'allongement de la scolarité dans les démocraties modernes, entraînant une explosion de la démographie scolaire et la concentration de cette population dans des établissements que leur gigantisme rend difficilement gérables, induisant des rapports humains distants et impersonnels, une discipline d'autant moins acceptée qu'elle est plus mal comprise. Ajoutons, sur le plan qualitatif, l'arrivée d'élèves qui ont intériorisé d'autres règles de conduite que celles valorisées par l'école, voilà qui peut encore créer une raison supplémentaire de conflits et de malentendus. Un tel phénomène de violence et d'indiscipline à l'école a beau ne concerner directement qu'une faible minorité d'élèves (moins de 5%), il ne doit pas être mésestimé car il suffit à paralyser l'efficacité du système scolaire et trouve de nombreux échos chez l'ensemble. D'ailleurs, selon la théorie de la stigmatisation reprise par Tattum, l'élève disruptif (qui éclate, qui franchit la ligne, qui transgresse...) n'est pas avant tout un enfant invalidé par une carence de socialisation initiale ; c'est d'abord un enfant qui réagit à une image déqualifiante, que lui renvoie l'institution scolaire, comme étant celle d'un mauvais sujet. D'où la nécessité de restaurer à l'école les relations humaines et d'y pratiquer sans restriction une morale de la réciprocité. 32 Les problèmes liés à l'autorité sont donc liés au fonctionnement institutionnel de l'école. On pourrait croire cependant que leur situation reste marginale, même si elle est sérieuse. Or, il semble, au contraire, que ces problèmes touchent le cœur même de l'institution, si l'on en croit cette fois un sociologue français contemporain, Ballion [1993], qui n'hésite pas à présenter le lycée comme une cité à construire. Quel est l'enjeu, en effet, selon lui ? Ceci : pour poursuivre sa mission, le lycée doit inventer un nouveau mode de socialisation et offrir aux lycéens la possibilité de donner un sens à leur condition d'élèves. Ce qui ne tient plus, c'est le lycée social des années soixante-dix, en périphérie des villes, où il faisait plutôt bon vivre, pour les professeurs comme pour les élèves, malgré un faible rendement scolaire. Parce qu'il éponge son environnement, ce lycée est aujourd'hui débordé. Comment les chefs d'établissement réagissent-ils ? Reprise en main, retour des sanctions, contrôle quasi obsessionnel des absences, rétablissement des clôtures... Les autorités cherchent à manier habilement l'autorité et l'écoute, rappel incessant de la loi et la facilité du contact. Cela signifie qu'aucun type d'établissement n'échappe tout à fait à la nécessité d'une patiente reconquête de sa légitimité. Le lycée est en panne de modèle. Le lycée est obligé de renégocier, avec ses élèves, la place qui leur est accordée, leur rapport aux études et à la discipline, et, avec ses enseignants, le changement progressif de leurs pratiques professionnelles. Il faut donc apprendre à gérer la démotivation chronique des élèves, leur attitude de consommateurs, l'absentéisme croissant de certains d'entre eux, sans parler des difficultés des professeurs qui laissent échapper leur « ras le bol ». Le principal d'ordre Derouet [1988] arrive au même constat pour les collèges. Au cours des années soixante-dix, leur principe d'ordre s'est délité. Le collège unique a mis face à face des individus sans être parvenu à leur fournir des contraintes suffisantes pour définir leurs comportements en situation. Le flou prédomine désormais ; la situation ne peut pas se mettre en ordre, les comportements des uns vis-àvis des autres relèvent trop de l'imprévisible ; en cas de manquement, le principe de justice, qui permet d'en évaluer la gravité et d'en prévoir le mode de réparation, manque lui aussi trop souvent de repères fixes et stables. C'est ce qui fait que les individus au collège, professeurs et élèves, sont plongés dans cette angoisse très caractéristique des situations non définies (imprévisibilité des comportements et incertitude sur les critères de jugement). C'est ce qui fait que chaque principal, chaque chef d'établissement, est désormais en quête d'un principe d'ordre. C'est ce qui fait que les enseignants déploient un travail forcené pour occuper les élèves et éviter, ainsi, que l'inattendu ne surgisse. Où trouver cet impératif de justification qui donne du sens et des repères au travail de construction des situations ? Comment retrouver un certain sentiment d'un ordre juste ? Derouet en esquisse un premier indice : « Le respect des élèves, bons ou mauvais, pour les notes montre un consentement à l'ordre industriel, plus efficace que les punitions mêmes. Il semble 33 donc que les décisions réglementaires ne fassent que suivre un mouvement plus profond, qui introduit très fortement les exigences industrielles dans l'univers de la gratuité culturelle. Ce mouvement qui est sensible aussi dans le besoin que ressentent les enseignants d'une définition plus professionnelle de leurs compétences est sans doute un des faits majeurs des cinq dernières années » (p. 10). On retrouve ici la distinction majeure que fait cet auteur entre les principes d'ordre civique (celui du savoir libérateur), domestique (celui de la proximité relationnelle) et industriel (celui de la technicité et de la compétence des méthodes). N'entrons pas dans ces analyses, mais retenons plutôt que les collèges, en tant qu'institution scolaire, sont actuellement déstabilisés, faute, d'une part, de ne plus pouvoir se référer à un principe d'ordre commun, faute, d'autre part, de ne pouvoir se retrouver sur un modèle unique, ce qui engendre des situations où le relativisme mou et le repli sur soi l'emportent et laissent tout un chacun désemparé. Cela est d'autant plus important que, dans ces conditions floues, les élèves, de leur côté, manquent de repères pour vivre la tension permanente et inéluctable entre deux positions. Ils peuvent choisir l'entrée dans la situation construite par le professeur, ce que les enseignants nomment la participation ; par là, ils adhèrent à un principe d'ordre, ce qui revient à accepter une place inférieure, en faisant le pari, ardu, risqué et incertain, que cela leur offrira la possibilité de grandir, par le savoir, la confiance du maître ou sa compétence. Mais ils peuvent aussi choisir de refuser cet ordre du maître, qu'ils pourront alors ignorer, rejeter ou combattre, quitte alors à être renvoyés à une nature informe et chaotique, quitte à se priver de la possibilité de grandir, quitte à devoir se satisfaire de la communauté des petits ou à se reconnaître ailleurs un principe de grandeur. Dans cette tension entre l'adhésion et le refus se montre la question de l'autorité. Les techniques de participation (cours dialogues, débats) mettent à nu et avivent ce choix dramatique. L'indiscipline mouvante et insaisissable, l'impression de harcèlement que ressentent les enseignants dans les situations de cours, désignent cette ambivalence. Il ne faut jamais oublier, en effet, qu'une des façons de résorber la tension est de faire avouer au maître qu'il n'est pas vraiment grand et que l'ordre n'existe pas. Cette tentation est d'autant plus forte que le principe d'ordre est lui-même mal assuré et polyvalent, ce qui est bien le cas aujourd'hui. Chantons les louanges de l'enfant, il n'en sera que mieux puni Fonctionnement pédagogique, fonctionnement des enseignants, fonctionnement institutionnel, voilà les explications que nous avons repérées jusqu'ici au problème de l'autorité dans la situation actuelle. Il reste à examiner un quatrième pôle, plus englobant : ce qui relève plus spécifiquement des enjeux de société. 34 Tout d'abord ceci : l'autorité relève tout simplement des conceptions de la vie. Schématiquement, on peut opposer les optimistes, qui mettent l'accent sur la liberté, les ressources intérieures et la motivation pour le développement, aux pessimistes réalistes, qui croient que l'accès au savoir et l'acceptation des règles sociales et morales ne se font pas sans contraintes et sans sanctions. L'affrontement entre ces deux conceptions est permanent mais leur présence commune prend parfois des figures assez curieuses. Douet [1987] montre ainsi, à l'issue d'enquêtes faites auprès de maîtres de l'élémentaire, que ces derniers développent toute une série de conceptions de l'enfant modèle qui peuvent paraître fort irréalistes. Maîtres et maîtresses attendent « naturellement » de l'enfant discipline et soumission. Une telle discipline imposée, qui fait partie du pouvoir indiscuté du maître, correspond au portrait d'un élève malléable, assujetti à l'institution, sorte d'élève récepteur-exécutant contrôlé par le maître détenteur du savoir. Seule une minorité des enseignants interrogés accepte une remise en cause de leur pouvoir, un droit à la discussion, à l'initiative et à l'autonomie de leurs élèves. Par conséquent, pratique et théorie sont inversement proportionnelles : les défenseurs des méthodes autoritaires sont rares chez les théoriciens (combien de Freinet, Ferrière, de Peretti pour un Alain ?) ; les réalisateurs des méthodes libérales restent rares chez les praticiens. Paradoxalement, cela peut s'expliquer par ce modèle de référence irréaliste et idéaliste de l'enfant, que souligne Douet : « On attend de l'enfant un maximum, et il doit en fait à la fois posséder toutes les qualités. Les enseignants semblent penser à un élève idéal qui cumulerait les possibilités d'attention, de disponibilité, d'obéissance qui font référence à un enseignement assez traditionnel où il s'agit d'écouter et de reproduire, et aussi avoir des qualités d'autogestion, de débrouillardise, d'organisation, c'est-à-dire une autonomie suffisante pour se passer du maître » (p. 200). On conviendra que la perfection n'a pas de limites. Mais il paraît aussi qu'elle n'est pas de ce monde. Précisément, elle devrait l'être chez leurs élèves pour les enseignants. Tant et si bien que deux plans se télescopent : celui des qualités nécessaires à l'adaptation de l'enfant à la vie en collectivité à un moment donné et celui qui correspond au futur adulte à former d'un point de vue idéal. L'enfant actuel et l'être achevé semblent devoir ne faire qu'un. Inutile de dire que l'enfant réel ne s'y retrouve pas totalement ! Il déçoit son image. Pour autant, la modifie-t-il ? Non, et c'est là qu'interviennent l'autorité et son arsenal répressif au besoin. Les punitions sont un moyen de faire pression sur l'enfant réel pour le rendre conforme au modèle ; il ne faut donc pas s'étonner qu'elles soient nombreuses et fréquentes, puisqu'elles sont là pour rassurer et réaffirmer le maître dans sa raison de l'enfant idéal et rapprocher l'élève réel de ce qu'il devrait être et, donc, de ce qu'il est. Il faut autorité garder. Ces conceptions de la vie et de l'enfance représentent un enjeu de société capital et permanent. Il est cependant possible que, sur cette toile de fond, un enjeu plus actuel se présente dans l'urgence. Pain [1992] le résume de cette façon : violence ou pédagogie ? Il part de cette idée : l'appareil scolaire vise 35 l'assujettissement éducatif ; la relation pédagogique est une relation de force, une relation contrainte mais justifiée, morale, sereine si elle s'articule sur le développement individuel et collectif (tant que le fantasme personnel peut postuler des sorties sociales, des statuts, liés au bagage du diplôme signifiant et significatif). C'est la violence de la relation, du même, qui accroche l'élève ; il reste à l'accrocher au savoir avant qu'il ne décroche d'une relation qui est souvent ramenée à la contention. Cela signifie que le modèle de la capture relationnelle (capturer et captiver) est au centre de l'appareil scolaire. Certains vont casser la dépendance, après l'avoir intégrée, ce qui leur permettra de poursuivre la quête de connaissances ; mais beaucoup, à présent, restent hors champ, ils vivent autre chose et autrement, laissant à nu à l'école la violence d'une relation qui ne réussit plus à enclencher un processus pédagogique. « II faut en fait un minimum de complicité culturelle et de travail sur soi pour réussir une carrière, en particulier à l'école. La soumission, comme les somatisations, fixe l'angoisse. La promotion sociale la liera. L'imagination la métabolise. L'agression la "réalise" » (p. 76). Les fracassements de la quotidienneté Ce qu'on appelle violence à l'école (au sens où l'on se plaint qu'elle envahit aujourd'hui les établissements) signe donc en fait l'échec du fonctionnement intégrateur de la violence pédagogique proprement dite. Le mécanisme d'apprentissage ne peut fonctionner que s'il se fonde sur une possibilité mimétique, sur une voie d'ouverture vers le désir du maître, vers cet objet désirable qu'est dans ce cas de figure le savoir. De plus en plus, actuellement, le mécanisme se grippe car l'instance de la requête d'imitation (imite-moi, c'est-à-dire écoute-moi et apprends) se brise sur un message de la négation trop bien entendu, qui peut prendre au moins deux formes : soit je ne pense pas que tu le puisses, soit ça ne servira à rien car ça ne t'emmènera pas bien loin. Quand ce second message devient trop prégnant, la pédagogie ne peut plus contenir les manifestations de la violence. L'inscription sociale de l'école devient immédiate, elle ne peut plus se finaliser par un en-dehors d'ellemême en termes de pourvoyeuse d'avenir, elle en est réduite à des fracasse-ments de la quotidienneté et à la consommation exacerbée de « problèmes » d'autorité. On comprend dans ce cas encore mieux que cette dernière soit au cœur de cet enjeu de société, violence ou pédagogie. On comprend dans ces conditions que la recherche de remédiations se fasse urgente. A-t-on jamais autant formé à la gestion des conflits, par exemple ? Certains s'en tiennent à la promotion de techniques. Ainsi Gordon qui apprend à faire en sorte qu'il n'y ait ni gagnant ni perdant et qui décrit des étapes de la résolution de conflits en les faisant précéder de deux autres phases (l'observation et le décodage de ce qui se passe dans la relation, l'apprentissage de la « communication claire ») [cf. Mansion, 1989]. D'autres croient plus à une rupture qu'à un aménagement. Ainsi Defrance [1988] qui demande que l'on casse le lien entre la loi et la violence, la loi et l'arbitraire. Commençons par considérer que la violence est d'abord et avant tout une réponse. Quand les enfants ne sont 36 plus placés dans des situations leur permettant de découvrir que la loi est la condition de la liberté, ils peuvent être tentés de l'assimiler au caprice adulte. Et, dans ce cas, l'interdit se substitue à F« inter-dit », les contraintes arbitraires gomment les nécessités de la vie collective. D'autant qu'on ne voit pas pourquoi l'école échapperait aux effets de la déstructuration des rapports sociaux. Bien souvent, la violence visible de la délinquance constitue une réponse à la violence invisible de conditions de vie inacceptables. Certes. Mais que peut faire l'école ? Peut-être dépasser la problématique du savoir par la problématique du pouvoir, en considérant qu'il ne peut y avoir appropriation active d'un savoir que si le sujet accède ainsi à un pouvoir augmenté. Or, l'expérience du pouvoir à l'école est celle d'un pouvoir ressenti le plus souvent comme arbitraire ; ce n'est pas pour rien que les notations et l'orientation cristallisent les rancœurs. L'apprentissage des fatalités de la violence et, d'abord, de la violence institutionnelle commence très tôt. D'où la nécessité de développer les capacités de changer la loi, ce qui est autre chose que de fermer les yeux sur les infractions, de tolérer les infractions. Il s'agit alors de savoir comment on peut développer chez les enfants et les jeunes les capacités à faire la loi. Cela serait-il possible ? C'est au moins ce qu'appelle Defrance en terminant : « La violence "visible" est donc une réponse à la violence "invisible". C'est lorsque le sujet est soumis à un pouvoir qui s'exerce "contre" lui - soit directement, soit indirectement - qu'il peut avoir recours aux comportements violents ou aux extraits apathiques, à la violence dirigée contre autrui, ou retournée contre soi-même, Qu 'est-ce donc que déraciner les causes de la violence lorsque l'on a la responsabilité d'éduquer ? C'est créer les situations qui permettent à l'éduqué de découvrir que le pouvoir peut s'exercer "avec" et non "contre" lui... Tout le problème est donc que l'éducateur exerce un pouvoir qui donne pouvoir.,. La question n 'est pas de savoir si les contraintes sont nécessaires mais si elles sont justifiées. Et la loi n'est la loi que si elle rend libre... La violence signe l'impossibilité de la rencontre » (p. 107, 108 et 110). Où l'on voit que la question de l'autorité, à travers celle de la violence, ouvre à un questionnement capital autour du pouvoir et de la loi. Nous n'engagerons pas ici un débat sur ce point car, pour le moment, l'essentiel n'est pas là mais plutôt ici : plus qu'à une question de méthodes, les explications que l'on peut donner aux difficultés actuelles sur ces problèmes renvoient à un véritable enjeu de société, même si, comme nous venons de le percevoir, les accents sont différents (conceptions de la vie et de l'enfance ; violence ou pédagogie ; dissociation de la loi et de l'arbitraire). Le cours de la matière première Rappelons notre démarche. Tentant d'examiner, à propos de l'autorité, la situation actuelle, nous avons pu faire plusieurs constats : son image est contrastée, l'aspect répressif y est massivement présent, sa réalité frise l'universalité. 37 Cela fait que, plus que de problèmes d'autorité, on peut avancer que c'est l'autorité elle-même qui fait problème, qui est un problème. Ces constats débouchent sur des explications relevant de quatre ordres : le fonctionnement pédagogique, le fonctionnement des enseignants, le fonctionnement institutionnel, l'enjeu de société. En même temps qu'un état des lieux, il s'agit là d'une première explication de la question de l'autorité à l'école aujourd'hui. On conviendra qu'elle n'est pas suffisante et qu'elle mérite maintenant d'être approfondie par des démarches plus systématiques relevant de diverses approches. Il n'empêche. Telle qu'elle est, cette démarche nous permet déjà de poser quelques jalons essentiels sur les trois axes transversaux que nous voulons privilégier (le triangle pédagogique, le savoir et la socialisation, le sens de l'éducation). En ce qui concerne le triangle pédagogique, il est clair que l'autorité se situe sur l'axe « former », dans la mesure où elle se joue dans les rapports entre le maître et les élèves, mais qu'en même temps son système justificatif relève du processus « enseigner », soit du rapport maître-savoir. Parce que le maître détient et représente le savoir, il régit les relations avec les élèves. L'autorité du savoir donne autorité sur les élèves dans la classe. Mais il y a plus : justifiée par « enseigner », fondée sur « former », l'autorité est finalisée par « apprendre ». En effet, elle ne fait fonctionner la situation pédagogique de cette manière que parce qu'elle prétend réaliser ainsi le rapport entre les élèves et le savoir. Seulement l'autorité, articulation de la relation et de l'apprentissage, peut se retourner aussi bien contre l'une (dans des blocages relationnels ou des perversions sadomasochistes) que contre l'autre (en utilisant l'apprentissage comme une punition ou en faisant prendre l'apprentissage comme une contrainte et un déplaisir). Les professeurs ont beau craindre qu'il en soit ainsi, ils ne peuvent que s'y résigner. Ils savent inefficaces les punitions et les sanctions, mais ils ne savent y renoncer, comme si la raison d'être de ces dernières était d'un autre ordre, qui pourrait bien être celui-ci : apparaître comme des « réparations symboliques » d'une déficience du rapport entre les élèves et le savoir. Il apparaît donc que, à la base de la situation pédagogique, il faille poser une rencontre conflictuelle entre le maître et les élèves, une tension entre la rencontre et le conflit. Cet aspect est premier et signe la fonction de soumission, de contrainte, d'enfermement sur laquelle l'école s'est construite. La question de l'autorité marque cette « matière première » de la situation pédagogique. Cela justifie qu'on fasse reposer le triangle sur l'axe maître-élèves, même si, formellement, tous les côtés sont équivalents et spatialement possibles. Sur cet axe, chacun est constamment tenté de passer d'une relation de proximité (qui tend vers la symétrie) à une relation de distance (qui pose l'asymétrie), de faire alterner les stratégies douces et dures en classe. Chacun semble pris dans la contradiction de devoir assumer à la fois le rôle institutionnel et le rôle de développement des personnes. Naviguer d'une attitude à l'autre exprime et entretient un malaise chez l'enseignant. D'autant que ces difficultés de l'axe maître-élèves ne renvoient pas seulement à l'axe maître-savoir mais aussi à l'axe élèves-savoir. En effet, celui-là ne peut fonctionner que s'il trouve un écho en celui-ci. La 38 question posée alors est celle d'une certaine continuité culturelle entre la culture des élèves et la culture proposée et reconnue à l'école. Si rien de ce qui « concerne » les élèves ne rentre dans le fonctionnement scolaire, seuls restent le retrait, l'opposition... et les problèmes d'autorité. Par conséquent, le rapport entre le maître et les élèves dépend du rapport entre les élèves et le savoir. En ce sens, comme nous venons de le voir, l'autorité est bel et bien une articulation des trois axes du triangle pédagogique. Le retour de l'en-soipour soi Pour autant, cette articulation est susceptible de bien des figures. C'est bien ce qui va nous permettre d'éclairer le lien entre le savoir et la socialisation, deuxième point transversal. Très souvent, en effet, on utilise l'autorité pour justifier le processus « enseigner » et clore toute démarche vers « former ». La possession du savoir par l'enseignant fait alors autorité sur la situation pédagogique en tant que telle. Il en résulte des dysfonctionnements dans la relation entre le maître et les élèves et des appels à envisager la question de la socialisation à l'école, lorsque la position classique d'une autorité fondue dans la coalition pro-fesseursavoir-institution ne peut plus être tenue. Alors « former » réclame sa part et sa place. La question de la violence et l'impossibilité de la réduire à quelques actes délictueux, quand elle ramène dans ses filets tout le problème pédagogique et scolaire, montrent bien que le problème de l'autorité est, certes, lié à la question de l'enseignement et de l'apprentissage, mais que, en même temps, inéluctablement, il la déborde. Seulement, il est devenu d'autant plus difficile de socialiser qu'il n'y a pas d'accord, dans les collèges et les lycées, sur des modèles de référence ou des principes d'ordre. Principes et buts communs manquent, tant et si bien que la tension se fait beaucoup plus forte entre l'adhésion et le refus au principe d'ordre que le maître propose-impose-cherche à imposer dans la situation scolaire quotidienne. D'où ces tentations et ces tentatives disruptives latentes ou fortes qui émaillent le « comment être ensemble » et diluent la socialisation. Pourtant, selon certains, « grandir » c'est accepter de passer sous la loi du principe d'ordre du maître « supérieur » et accepter de dépasser le seul refus de cet ordre ou de le combattre. Mais comment rencontrer et gérer cette loi... ? C'est ici que le rapport entre le savoir et la socialisation débouche sur le troisième point transversal, le sens de l'éducation. Cette première approche de l'autorité dans sa version actuelle montre qu'il y a urgence à penser l'éducation, car le système ne tient plus. Nous l'avons dit : l'autorité elle-même fait problème, non pas dans ses manifestations, mais profondément dans son essence. L'autorité a beau être là, par exemple, pour rappeler à l'enfant réel qu'il doit se conformer à un modèle de l'enfant idéal, à la fois obéissant et autonome, tout en lui reprochant de déroger à cet enfant idéal, elle ne peut plus se justifier de cette manière. Qui plus est, il apparaît qu'en fait l'autorité ne peut pas exister pour elle-même. Elle a toujours besoin de trouver sa raison d'être dans autre chose qu'elle-même. Ainsi, quand l'équilibre entre la fonction relationnelle et la 39 fonction d'apprentissage est trop difficile à trouver, quand l'apprentissage ne s'effectue plus, l'autorité devient alors trop brute, trop brutale et fait problème. Autrement dit, l'autorité a beau se situer dans le rapport entre le maître et les élèves, elle désigne en même temps toujours un au-delà de ce rapport, elle semble avoir besoin de se justifier par autre chose qu'elle-même : jamais en soi, toujours pour soi. Et un rêve peut-être : un en-soi pour soi. 40 La longue plainte du désordre L'actualité tue la distance. Distance critique certes, mais aussi distance historique. Ainsi en est-il de la violence à l'école par exemple : parce qu'elle tend à devenir le pain quotidien des médias, elle apparaît comme une réalité immédiatement et nouvellement angoissante. Aurait-on perdu toute profondeur de champ ? Avant de célébrer, pour le regretter, un tel phénomène, ne convient-il pas de se donner un peu d'épaisseur historique ? L'objectif n'est pas alors de relativiser les perceptions présentes, mais plutôt de prétendre un peu mieux les comprendre. Non pas que l'affaire soit de l'ordre de la répétition. Le fonctionnement des mécanismes de l'autorité à l'école, voilà ce que nous cherchons à approcher et nous faisons le pari que l'approche historique n'est pas, dans ce cas, dénuée de sens. Il ne s'agit pas pour nous pour autant de faire l'histoire de l'autorité à l'école. Il s'agit plus simplement d'interroger l'autorité sous un angle historique pour en saisir les formes et le sens. L'approche sera donc délibérément plus réflexive qu'attestative. Pour des raisons de clarté dans l'exposé et pour privilégier la période récente qui, a priori, est plus déterminante au moins sur le plan des références, nous distinguerons deux parties : jusqu'au xixe siècle, d'une part, les xixe et xxe siècles, d'autre part. 41 La coercition, une très vieille histoire L'histoire de l'autorité, c'est d'abord l'histoire de la coercition. Voilà ce qui peut étonner celui qui se penche sur la question. Banalité ? Oui, certes, mais aussi interrogation : comment se fait-il qu'il en soit ainsi ? Ne peut-on éduquer sans frapper ? Essayons de retracer le cours de cette complainte de la coercition. Déjà, chez les Anciens, elle dominait les autres méthodes, si l'on en croit Marrou [1965]. La mémoire et l'imitation sont les qualités les plus prisées chez l'enfant ; pour les favoriser, on recourt à l'émulation mais, avant tout, aux réprimandes et aux châtiments. Tant les Grecs que les Romains, quand ils pensent à l'école, se souviennent en premier lieu des coups. La férule n'est que l'arme normale dont le maître appuie son autorité ; elle est le symbole de l'école, elle en trace la vie quotidienne. Dans les cas graves, l'enseignant aura recours à un supplice plus raffiné : le coupable sera hissé sur les épaules d'un camarade et fustigé de main de maître ! Le poids des mots, le choc des coups Est-ce à dire que ces comportements ne touchent pas la sensibilité des Anciens ? Non, dans la mesure où, dès la fin du Ier siècle, les théoriciens de l'éducation vont éprouver quelques doutes sur la légitimité et l'efficacité de ces méthodes brutales et prôner d'autres moyens (émulation, récompenses, amour des études). On constatera même une évolution générale dans le sens d'un adoucissement de la discipline, d'une indulgence croissante, tant et si bien que les moralistes austères protesteront, cette fois au nom de la vieille tradition, contre cette « éducation amollie ». Il n'empêche. Tout cela sera affaire de nuance, car les coups resteront la règle. Retenons cependant que, très tôt, le débat est posé quant à la justification et aux effets de la pratique coercitive « normale ». Faut-il même s'étonner de cette dernière ? Après tout, comme le relève Douet [1987], dans bien des cultures, les mots eux-mêmes confondent éduquer et punir : musâr, en hébreu, ou paideia, en grec, en sont de bons exemples. Il faut dire que la coercition va se trouver prise dans la coalition religionéducation. Rapidement, la punition va se transformer en faute et, donc, générer un jugement moral qui débouche sur une culpabilité que seule l'expiation religieuse peut traiter. Sous l'influence de la religion et, en particulier, dans un monde scolaire régi le plus souvent par des religieux, la discipline et les punitions s'allient à une conception de l'enfance en danger. L'enfant est perçu comme un être impur, comme une âme à sauver, au besoin malgré lui, tâche qui appartient aux adultes responsables qui l'entourent. On se trouve là en présence d'une idée de l'enfance. Est-ce la seule et va-t-elle évoluer ? Ariès [I960] a insisté sur le fait qu'au Moyen Âge le sentiment de l'enfance (au sens d'une personnalité enfantine spécifique) n'existe pas : « L'idée d'autorité, ou plutôt de 42 délégation d'autorité, l'idée moderne d'un code de discipline que des agents d'autorité seraient chargés défaire respecter leur restait étrangère » (p. 271). Pour autant, il y avait bien une éducation et des règles de vie, mais le modèle était celui du compagnonnage et non celui de l'école. La relation féodale, souvent violente cependant, relevait de l'autorité de parrainage des anciens sur les plus jeunes. C'est donc à partir du xvie siècle qu'on voit émerger cet enfant impur qu'il va falloir corriger pour assurer son salut. Seulement, à cette première image de l'enfant va s'adjoindre tout aussitôt une image antagoniste de l'enfant comme être innocent, candide, vulnérable, qu'il faut donc protéger puisqu'il est en danger. Ces deux représentations s'accordent cependant sur le fait qu'il faut enfermer l'enfant et l'isoler du monde adulte. Malgré ce contrepoint, la discipline stricte va faire la loi : la surveillance sera constante, la délation érigée en principe de gouvernement, les punitions corporelles étendues et permanentes. Au xvme siècle, Rousseau et bien d'autres auront beau amener à considérer l'enfant comme une source d'espoir, un porteur de qualités humaines à protéger et à éveiller, ils se heurteront à la réalité de la prégnance de l'Empire et des écoles militaires napoléoniennes chargées de former une jeunesse vigoureuse, capable de lutter avec force et succès, requérant de fortes punitions en cas de faiblesse, de révolte ou de méchanceté. L'école du xrxe siècle en restera marquée, même si l'attitude scientifique nouvelle d'observation tend à se répandre. Au total, les conceptions de l'enfance ont beau avoir évolué, elles ne semblent pas avoir beaucoup mis à mal la réalité quotidienne scolaire de la coercition. Gentille, gentille, la théorie On peut avancer que, sur le plan historique aussi, la dissociation entre la théorie et la pratique est flagrante. En effet, la théorie (mais cette fois, au sens de procession) des pédagogues, qui ont cherché à privilégier d'autres moyens que le fouet, est impressionnante. En reprenant Compayré [1880)], convoquons-en quelques-uns pour nous en persuader. À croire qu'à la longue plainte des coups émise par les enfants répond en écho la complainte des pédagogues. À l'école du Moyen Âge, entre le XIe et le XVe siècle, c'est l'esprit monastique qui l'emporte, ponctué par le fouet, dont on dira que la grande victoire du xV 2 siècle sera de réduire de moitié les lanières. Pourtant, dès le xiv 6 siècle, un grand éducateur comme Gerson prônera la douceur et la bonté. Plus tard, chez les jésuites, l'émulation sera bien une méthode pédagogique privilégiée (dans chaque classe, joutes oratoires, combats de récitations, académies de rhétorique, compositions mensuelles, décorations opposeront deux groupes, les Romains et les Carthaginois). Mais la coopération des élèves au maintien de l'ordre ne se contentera pas de donner aux meilleurs le droit de relever les absences, de relever les devoirs ou de supprimer les punitions légères, elle ira, quand le collège n'a pas de correcteur officiel, jusqu'à confier à certains d'entre eux le privilège de fouetter leurs camarades. 43 Les oratoriens, de leur côté, privilégieront le respect sur la crainte, la déférence sur l'obéissance, même s'ils n'abolissent pas les châtiments corporels. Comme le dit un de leurs théoriciens, le père Lamy, « il y a plusieurs autres voies que le fouet, et pour ramener les enfants à leurs devoirs, une caresse, une menace, l'espérance d'une récompense ou la crainte d'une humiliation font plus d'effet que les verges » [in Compayré, t.I, 1880, p. 222]. La douceur et la prudence sont donc plus souhaitables que la force. Les jansénistes iront encore plus loin. Ils ont beau défendre théoriquement la perversité originelle et irrémédiable de l'homme, ils n'en retiendront pas moins que seules valent les attitudes de tendresse et de pitié, de vigilance, de patience et de douceur. Parler peu, beaucoup tolérer et prier encore davantage, voilà ce qui était recommandé. Les châtiments étaient donc pratiquement absents, comme l'émulation dont on craignait qu'elle n'éveille l'amourpropre. Port-Royal veut retirer du monde ; d'autres, au contraire, prétendent y préparer, tel l'abbé de Saint-Pierre (1730). Celui-ci, sur la base du principe d'utilité, propose d'inculquer de bonne heure le sens des responsabilités sociales en multipliant les punitions et les récompenses scolaires, images des succès et des échecs qui dans la vie attendent la bonne ou la mauvaise conduite. Il propose de transformer les élèves en électeurs en érigeant des jurys d'honneur et des tribunaux dans la classe. Tous les mois, le suffrage universel désignera la camarade la plus patiente, la plus intelligente. Certaines seront jugées par la classe et condamnées à rester debout ou à genoux un temps plus ou moins long. Il se peut qu'on ait encore affaire à de la coercition, mais on reconnaîtra tout de même qu'elle est empreinte d'une certaine douceur, au regard des pratiques d'alors. Si l'on connaît peu cet abbé, on ne peut en dire autant de Locke [1693] : son influence sur l'éducation a été réelle, au moins en tant que référence théorique. Il condamne l'usage du fouet, sauf dans les cas de désobéissance volontaire ; mais, quoi qu'il en soit, ce n'est jamais le maître qui exécutera la sentence : un domestique y pourvoiera. Pour quelle raison ? Parce qu'il ne faut pas que la colère du maître trouble l'enfant et perturbe son intelligence. Locke bannit tout autant les récompenses sensibles que les punitions matérielles, il ne compte que sur l'amour-propre de l'enfant à qui il faut faire aimer l'honneur et la véritable louange. Les conseils et la discussion doivent remplacer rapidement et progressivement le commandement, et ce dans un véritable esprit d'éducation à la liberté qui a confiance dans la raison des enfants. Rousseau [1762] pourra s'appuyer sur Locke de bien des manières. On connaît ses positions et sa théorie éducative fondée successivement sur la nécessité, la recherche de l'utile et le cœur. En bon disciple de Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre [1784] supprimera toute sanction, c'est-à-dire les récompenses et les punitions ; il combattra aussi l'émulation. L'auteur de Paul et Virginie a compris, plus que tous les autres, le prix de la bonté, de la douceur et de l'amour ; il déplore que, de toutes les espèces sensibles, l'espèce humaine soit la seule dont les petits soient élevés à force de coups. 44 Lumières d'enfance Au même moment, Kant [1785] cultivera la raison plus que l'amour. Il n'en reste pas moins que lui aussi s'attache à respecter la liberté de l'élève. Il se plaint des parents qui n'ont de cesse que de vouloir briser la volonté de leur enfant. Il n'est pas nécessaire, dit-il, de résister beaucoup aux enfants si l'on n'a pas commencé par céder avec trop de complaisance à leurs caprices et par tout accorder à leurs cris. Plus que Rousseau, en fait, Kant va beaucoup servir par la suite pour définir et justifier une discipline libérale qui tend à rendre l'enfant capable de se gouverner lui-même par sa propre raison, qui demande au maître de n'intervenir que pour diriger une volonté mal éclairée, qui va assimiler assez facilement ordre, raison, volonté et bien, et qui va joindre dans la justification la maîtrise interne et la maîtrise externe. Le problème, c'est qu'une telle théorie va venir assez facilement appuyer et conforter une pratique qui, elle, reste fondamentalement coercitive. Tant et si bien que l'école, devenue républicaine, va rester disciplinaire, comme nous le verrons plus loin. Le fol espoir des pédagogues du xviii6 siècle, ainsi que le souligne très bien Grandière [1985], est de croire à une transformation rapide de la société par une éducation renouvelée. Locke et bien d'autres en arrivent à définir l'enfant comme une capacité vide. On est loin de la nature mauvaise, marquée par le péché, issue de Saint Augustin. Pourtant, le résultat est à peu près le même. Le maître devient souverain et la priorité est en fait donnée à la discipline. En effet, étant donné leur caractère malléable, les enfants, qui ne sont pas mauvais mais plutôt disponibles, ont une capacité toute spéciale à l'habitude. Autant donc leur en donner des bonnes ! Autant protéger cet être passif contre tout ce qui pourrait le déformer et le corrompre ! Il y a là du devoir éducatif... C'est ce qui amènera certains à éloigner cet être fragile du monde, à exercer sur lui une surveillance de tous les instants et, même, à instituer un enfermement complet. « Protéger l'enfant, c'est d'abord lui imposer une vie bien réglée, l'habituer, au sens fort du terme, à vivre régulièrement, à ne pas tomber dans la facilité des impulsions du moment, à résister aux faiblesses des sens, aux passions » (p. 36). L'enfant des Lumières a beau ne plus être ontologiquement mauvais, il reste naturellement fragile et culturellement redressable. Les conceptions ont beau changer, les pratiques ne se modifient guère car elles continuent à s'alimenter en justifications dans des théories malléables. La discipline règne... et les plaintes des régents s'élèvent une fois de plus : bas niveau des élèves, manque constant d'application, dégoût des études, absence de modestie et de docilité. Cela n'empêche nullement les écrivains pédagogiques de prôner des relations entre le maître et les élèves à l'image des relations entre le père et les enfants, qu'on veut empreintes d'amitié, loin de tout châtiment corporel, de toute dureté et de toute sévérité. Le discours n'a-t-il de sens que parce qu'il dénonce ? N'oublions pas cependant que la réalité sociale s'introduit ici [Crubellier, 1979]. L'enfant du peuple et l'enfant bourgeois ne sont pas élevés de la même manière. Les traités des civilités puériles et les théories éducatives vont d'abord s'adresser au second, mais ils rejoindront peu après le premier par le canal de l'école. La famille populaire inculque un code 45 minimal de règles strictes, très souvent par les coups ; mais, pour le reste, elle laisse l'enfant très libre. La famille bourgeoise préfère une surveillance de tous les instants (parents, domestiques, précepteur), qui tend un réseau subtil de règles à ne pas enfreindre, envahissantes, appliquées sans défaillance mais sans violence. Cette intériorisation précoce de la discipline se traduit par le côté « bien élevé » que donne le respect de la politesse et qui tendra à descendre sur l'ensemble de la hiérarchie sociale par la scolarisation obligatoire, quitte à appuyer une telle intégration par des moyens plus vifs, visibles et douloureux. Le corps de l'âne Inutile de prolonger cette première approche historique. De l'Antiquité au XVIIIe siècle, dès qu'on examine la question de l'autorité à l'école, c'est d'abord une affaire de coercition qui prédomine. L'histoire des pratiques pédagogiques est une histoire violente et on ne peut même pas dire que cela allait de soi. Non, puisque, dès le départ, on trouve nombre de théoriciens pour le dénoncer et vouloir substituer, par exemple, la douceur à la force. Les théories ont constamment lutté contre les coups, le fouet, l'humiliation et tout le reste ; elles se sont toujours heurtées aux pratiques dominantes et à une récupération dans les justifications. L'autorité est, certes, liée aux conceptions de l'enfance, la discipline est, certes, affaire de choix philosophique et culturel, de choix éducatif et de choix pédagogique. On en arrive ainsi à se demander si la question même de l'autorité ne signe pas l'impossibilité de tenir ensemble tous ces choix. Elle désigne à la fois la volonté de combler le fossé entre théorie et pratique, le moyen de le faire et l'impossibilité d'y parvenir. Décidément, l'autorité est une drôle d'histoire (sans qu'on puisse cette fois renverser les derniers termes). L'excellent travail de Prairat ( 1994) qui, à la suite de Foucault, analyse l'évolution des pratiques et des techniques punitives dans les petites écoles et collèges de France du XVIe jusqu'à la fin du XIXe siècle, en est une preuve supplémentaire et très argumentée. La punition a beau n'être qu'une violence limitée et légitime, puisqu'on en a fixé à l'avance non seulement les règles qui commandent son administration mais aussi les modalités qui autorisent son usage, on reste abasourdi par la diversité et la quotidienneté de son usage. Fouet, férule, verges, bâton, pensum, piquet, exclusion, prison..., on n'a que l'embarras du choix malgré la codification qui s'instaure. Violence physique et/ou violence symbolique, peu importe pourrait-on dire avec cynisme, si l'on avait perdu toute capacité d'indignation. Prenons un exemple. Qui ne connaît le fameux bonnet d'âne ? Encore faut-il savoir qu'il a été précédé pendant longtemps de la place de l'âne. De quoi s'agit-il ? Du coin le plus sordide de l'école où l'on met un petit râtelier avec du foin, un vieux morceau de bride à cheval, un vieux bonnet avec des oreilles d'âne, une attache pour retenir, des haillons à mettre sur le dos, une planchette de bois sur laquelle est peinte un âne. L'enfant puni devra revêtir tous ces attributs de la honte, se tenir à cette place et subir les huées des autres élèves encouragés par le maître. On le voit : les formes de la punition ont été des plus diverses. Comment s'y reconnaître ? Prairat va proposer une typologie pertinente. Il distingue la punition46 expiation où le corps est châtié (le châtiment corporel traditionnel va ainsi engendrer toute une cartographie différenciée du corps battu), la punition-signe où le corps est marqué (relevant de l'idée de la peine, les signes d'infamie et de médiocrité affligent plus que la douleur), la punition-exercice où le corps est dressé (ayant 1 ' âme d'un démiurge, celui qui punit veut inculquer des habitudes et forger des habitus) et la punition-bannissement où le corps est évincé (on prive alors un corps de son mode d'inscription existentiel dans le monde, on l'arrache au groupe qui lui donne sens, on l'extrait d'un lieu et on le soustrait d'un groupe). Bref, la question de l'autorité retranscrit l'évolution d'un triple rapport : le rapport au corps, le rapport à la parole et le rapport au savoir. Corps, parole et savoir sont bel et bien trois lieux d'investissement privilégiés du pouvoir à l'école (et ailleurs). L'impossible dépassement du problème Pour autant, cette prégnance de la coercition, ne peut-on s'en débarrasser ? Historiquement parlant, les xrx6 et XXe siècles, que nous abordons maintenant, ne tournent-ils pas délibérément le dos aux siècles précédents sur ce point ? On aimerait le croire. En particulier, parce que la question va se pédagogiser davantage. On va donc pouvoir établir un lien plus précis entre les méthodes pédagogiques et la gestion de l'autorité dans la classe, ce qui amène à estimer qu'on peut se saisir du problème et, par là, le traiter. Nous en trouverons un exemple privilégié dans le célèbre épisode de la guerre des méthodes autour de 1830. De quoi s'agit-il ? De la querelle entre les modes individuel, simultané et mutuel. À cette époque, la plupart des instituteurs pratiquaient le premier ; ils appelaient donc à tour de rôle chaque élève, le faisaient lire sur son livre en le prenant où il en était, puis le renvoyaient à sa place pour faire venir un autre enfant. « Conséquence logique, nous dit Prost [1968], la discipline était pratiquement impossible. Elle ne pouvait que réprimer le trouble, puisqu'elle n'avait pas les moyens de mobiliser les attentions en permanence. D'où la sévérité et l'abondance des punitions : humiliations et pensums étaient monnaie courante. Surtout, les coups pleuvaient et la férule, lanière de cuir plate, était l'attribut principal du maître qui ne pouvait compter que sur la peur pour imposer un début de sagesse » (p. 115). Savez-vous donner des coups, à la mode, à la mode Le changement de mode pédagogique va-t-il modifier la question de l'autorité et même faire disparaître la coercition ? Il est vrai que le mode simultané va introduire une discipline plus humaine. Les frères congréganistes, à la suite de Jean-Baptiste de La Salle, vont diviser les élèves en trois sections et enseigner simultanément à tous les élèves de la même section. La gestion du groupe va donc en être singulièrement facilitée. Seulement, l'obéissance y devient la première vertu, car obéir en classe, c'est soumettre sa volonté et son jugement à un homme 47 qui représente Dieu. Cette vertu cardinale est confortée par les autres, la régularité, la mortification de l'esprit, la mortification des sens, l'humilité, la modestie, la pauvreté. Il s'agit bien de se discipliner méthodiquement. D'ailleurs, leur pédagogie aime la lenteur, la perfection, le respect absolu des règles. Règles et attitudes de silence et de retenue que le maître s'impose d'abord à lui-même. Ce dernier est devenu impassible et la soumission de tous à un ordre impersonnel s'est substituée à la succession des relations interpersonnelles du mode individuel. La distance pédagogique, que l'espace retraduit si bien, est maintenant de règle, comme le souligne Vincent [1980]. Elle fonde l'autorité, elle gère la discipline. Elle tient à cette posture par laquelle le maître affiche qu'il se soumet à la loi et qu'il y soumet. Silence, modestie ; le maître se tait, marche avec retenue, lit attentivement. Une telle posture vaut mieux que les châtiments. Néanmoins, s'il faut recourir à ces derniers, on le fera dans l'indifférence affective. La correction devra être « pure et désintéressée », « paisible », « silencieuse », « respectueuse de la part de l'écolier ». Le cérémonial se veut tout aussi « distant » : le maître indique sur son signal qu'une faute a été commise, il désigne sans parler la sentence affichée au mur qui a été enfreinte, il fait signe au fautif de se rendre au lieu prévu pour recevoir la correction. Tout se passe comme si l'impératif catégorique, qui rejoint ici l'ordre divin, s'abattait sur le coupable pour le régénérer. Mais, surtout, la discipline n'est plus ici extérieure à la méthode, sorte de fonction de police qui permet à la classe de se faire ; désormais, elle est toute la méthode : la maîtrise est constante et chaque pratique en relève. Va-t-on retrouver la même évolution dans le mode mutuel, troisième prétendant en matière de modèles d'organisation de l'école ? On se souviendra que le système consistait à réunir dans une même classe le plus souvent huit sections de quinze élèves en fonction de leur niveau dans chaque matière. Un seul maître se trouvait donc à la tête de plus de cent enfants (et souvent de trois cents) qu'il instruisait par l'intermédiaire de moniteurs pris parmi les élèves les plus avancés. Seulement, encore fallait-il pouvoir manœuvrer toute cette troupe dans le bon ordre ! La question de la discipline devient ici encore capitale. Lelièvre [1990] nous en livre le secret : « Le système repose sur une codification très précise de la progression des classes et l'utilisation des "procédés", ainsi que sur une émulation multiforme de tous les instants. Les changements de place sont incessants : toute erreur entraîne une rétrogradation, mais la bonne réponse donnée par un élève placé à un rang inférieur se traduit par la progression immédiate au sein du groupe » (p. 74). On encourage par des marques distinctives la première place, la bonne tenue, la docilité, la sagesse, l'attention. On décourage par des marques infamantes le bavard, le malpropre, le désobéissant, le paresseux, le joueur, le menteur, le méchant. Les châtiments corporels sont bannis mais on punit par des procédés fort classiques : réprimande, suppression de récréation, mise au coin la face tournée contre le mur et mains sur la tête, reprise de billets. Ces billets d'encouragement peuvent être échangés en fin de mois contre des crayons d'ardoise, des couteaux, des vêtements et, même, de l'argent. Mais surtout le mérite est récompensé par 48 l'accès aux postes de moniteurs généraux (pour l'ensemble de la classe) ou particuliers (pour chaque section) d'ordre, de lecture, d'écriture, de calcul ou de dessin, ce qui ouvre la possibilité de participer à un jury d'enfants. En cas de faute grave, en effet, le maître nomme quelques élèves qui vont instruire le procès et prononcer la sentence (et ce, en présence du maître qui ne peut pas intervenir). Autel pédagogique : aux épousailles du ciel et de la terre Dans l'art de gouverner les enfants et, qui plus est, de les gouverner en grand nombre, un pas a été franchi : la crainte des châtiments a laissé la place à l'habitude de l'ordre et au sentiment de l'honneur par et dans l'émulation. L'autorité « descend » dans la méthode, elle quitte la personne du maître comme telle et son statut d'adjuvant de l'instruction. La discipline pénètre tous les pores de la pédagogie. Les questions de problèmes disciplinaires semblent en quelque sorte résolues, car elles sont absorbées par le fonctionnement même de la classe. En revanche, la question de l'autorité croît en dignité. L'enfant doit apprendre à se gouverner. La joie qui doit se lire sur son visage - et qui est tout le contraire de l'enfant que l'on bat -, est le signe qu'il n'est plus contraint de l'extérieur mais qu'il pense et agit par lui-même. La discipline scolaire, mot qui remplace l'expression maintien de l'ordre, est bonne lorsque les élèves voient dans la règle à laquelle ils obéissent une règle générale et non la volonté personnelle du maître. La règle doit parler toute seule en quelque sorte. Pour autant, on sait qu'historiquement parlant le mode mutuel ne l'emportera pas. Le mode simultané des frères va modeler l'école républicaine. Mais peu importe, en quelque sorte, dans l'affaire qui nous concerne. En effet, la dynamique est la même : la discipline s'inscrit maintenant dans la pédagogie comme telle, elle quitte son statut d'adjuvant ; elle se dépersonnalise et veut se référer à une universalité de la loi dont le maître n'est que l'instrument. Certes, tout cela ne se fait pas d'un coup, même si la guerre des méthodes nous permet de cristalliser cette dynamique. On pourrait y retrouver les jésuites, Locke, Kant et bien d'autres, comme nous l'avons vu. Il semble bien, cependant, que nous sommes ici à un tournant. La question de la discipline est-elle pour autant résolue ? La pratique et la théorie sont-elles réconciliées ? Hélas, la terre semble une fois encore résister au ciel ! Quand, en 1883, après les mutineries des lycées en province et à Paris (quatre-vingt-neuf exclus à Louis-leGrand), Gréard remet son rapport sur « l'esprit de discipline dans l'éducation », il ne se fait pas trop d'illusions. Au-delà de l'instruction, il lie l'autorité et l'obéissance à l'éducation elle-même, fonction première de l'école. Il montre, à travers des règlements successifs, que les peines se sont adoucies et excluent désormais les peines corporelles ; elles vont de la mauvaise note à l'exclusion en passant par les diverses formes de privation (récréation, promenade, sortie chez les parents). Mais, comme il le dit, la règle est et doit être intangible : « Tous les criminalistes de la pédagogie posent en principe la nécessité d'une règle. Il n'y a pas d'éducation sans respect, pas de respect sans autorité, pas d'autorité sans règle » (p. 19). Oui, il faut, et c'est justice, imposer la règle. Elle ne peut naître de la seule nécessité des choses (Rousseau rêve). C'est au maître, incarnation de la règle, d'imposer et de faire respecter la loi, pour que l'enfant puisse passer de la discipline tenue à la discipline de sa propre raison. En même temps qu'elle inculque aux enfants les idées d'égalité, 49 de tolérance, de loyauté, de justice, de solidarité, de respect pour la supériorité de l'intelligence et du caractère, l'éducation publique collective leur crée, par l'habitude de la règle, du travail, de l'effort aisément soutenu, de la vie morale puisée aux mêmes sources, le tempérament d'esprit et de cœur qui leur permettra d'en supporter les épreuves. Et Gréard conclut : « L'intérêt commun, l'intérêt des enfants surtout est qu'ans 'occupe d'eux en dehors d'eux, audessus d 'eux[... ] Mais laissons la jeunesse, en attendant que son jour soit venu, dormir de son plein sommeil, de ce fortifiant et pur sommeil que traversent seulement les rêves de l'idéal, si nous voulons que, lorsqu 'aura sonné pour elle l'heure de l'action, elle se présente le cœur ferme et haut » (p. 60). Laissons la jeunesse dormir du sommeil de l'idéal ! Le problème, c'est que cette jeunesse se révolte parfois (et Gréard devait en examiner les causes et les remèdes). Comme si elle restait sourde à cette justification de l'éducation, comme si, de la règle, elle ne percevait pas l'universalité pour n'en saisir que la contention, comme si une fois de plus la théorie ne camouflait pas la pratique. Tout se passe comme si l'autorité ne voulait pas se laisser absorber dans la méthode pédagogique, même quand celle-ci est justifiée par la théorie du bien éducatif et de la supériorité de la raison et de la volonté. Comme le souligne Zeldin [1978], cette théorie a un revers de la médaille pratique redoutable : « Pour un nombre extraordinairement important de Français, le souvenir des jours d'école était un souvenir d'horreur et de souffrance ; pour la majorité de ceux qui l'ont vécu, la scolarité a sans doute été une expérience désagréable » (p. 292). On aura beau dire que la théorie, quand elle parle d'effort et de volonté, ne promet pas autre chose, la persistance de la résistance autorise à s'interroger sur l'intégration et l'intériorisation de la loi. La guerre des uniformes Le système disciplinaire des lycées avait été militaire. La République le remodela sur une base plus libérale, avec toutes sortes de justifications pédagogiques et philosophiques ; mais, dans les pratiques, il restera très autoritaire. Les châtiments corporels sont abolis en 1769, la prison dans l'école est supprimée par Napoléon III, mais les pions s'opposeront à tout relâchement de la discipline, par crainte d'être soumis aux caprices des élèves comme à ceux des proviseurs. Certains, comme Guerrand [1987], n'hésitent pas à écrire que l'internat, qui était la règle des lycées, n'était ni plus ni moins qu'un abandon moral des enfants. Le complot permanent des enfants contre les adultes, voilà quelle aurait été la préoccupation constante des éducateurs du xrx6 siècle. Pourtant, on s'occupe beaucoup des élèves, tout au moins de leur aspect extérieur ; du Consulat à 1890, les internes changeront quatorze fois d'uniforme, soit un changement en moyenne tous les six ans. Mais, uniforme pour uniforme, les militaires seront souvent appelés pour réduire les mutineries de ces élèves à qui on semble n'avoir laissé comme moyen d'expression, face aux adultes, que la violence. Et ne parlons pas de cette lutte, constante mais plus sourde, contre toute manifestation de la sexualité. En fait, on est un peu surpris par toute cette face nocturne de l'école car elle veut, semble-t-il, obtenir précisément l'inverse. Quelle est sa mission première, en 50 effet ? Morab'ser. Cette dernière n'a pas principalement pour but de faciliter le travail pédagogique en assurant un maintien de l'ordre minimal dans la classe. Non, il s'agit bien de former en profondeur la personnalité morale de l'enfant, de promouvoir et de faciliter son développement moral. On peut aller jusqu'à considérer, à la suite de Vincent [1980] ou de Forquin [1993], que la moralisation de l'enfant constitue la fonction essentielle de la scolarisation. À ce titre, l'école républicaine pour tous n'est que la suite de l'école congréganiste d'un Jean-Baptiste de La Salle ou même de l'école monatique du Moyen Âge : tenir, enfermer, encadrer, envelopper afin de moraliser et, en même temps, amener chaque individu à vouloir de l'intérieur cette moralisation, à tel point que pourra être dit et reconnu moral celui qui aura pris à son compte la force de la loi, tant et si bien qu'on ne pourra plus distinguer ce qui tient de lui et ce qui tient pour lui. Ce qui est requis, c'est une adhésion volontaire par l'intériorisation pédagogique de la loi. L'ère des disciplines douces L'école primaire du xix6 siècle dit-elle autre chose ? Van Haecht [1988] nous en détrompe. Certes, l'héritage des Lumières semble bien présent : on y affirme la règle et le principe d'une conduite intérieure à l'homme tout autant que la résolution d'être autonome. Mais cela a débouché dans la pratique sur une nouvelle modalité d'assujettissement qui réclame des enfants une adhésion et non plus une soumission, la compréhension de la nécessité de la loi et non plus l'obéissance aveugle à la discipline. Cette moralisation par intériorisation a dû aussi apparaître à une partie de la bourgeoisie comme un processus supérieur de normalisation de classes sociales qui avaient tendance à se révéler dangereuses. La force intérieure se substitue à la coercition, mais n'est-ce pas celle-ci qui se trouve alors intériorisée ? L'école française des années 1880, devenue obligatoire, recherche l'adhésion volontaire. La théorie officielle découvre alors que la liberté concédée aux écoliers est un bon moyen d'obtenir leur soumission. La discipline s'assouplit en conséquence et les méthodes qui visent la coopération de l'enfant sont encouragées. En même temps, ce discours plus ouvert ne fonctionne-t-il pas comme une pure et simple rhétorique ? En dehors de quelques établissements, le plus souvent liés à un public aisé, la pratique va-t-elle vraiment se modifier ? Le fait que l'Éducation nouvelle se constitue à cette période et, donc, sans cesse dénonce la pratique dominante disciplinaire et coercitive n'est-il pas déjà un signe ? Une fois de plus, la dissociation entre la théorie et la pratique fonctionne à l'école. Plenel [1985] le souligne : la pédagogie est ici toute de défiance et c'est la discipline, plus que les savoirs transmis, qui en dit la vérité. « Codifiant le bien faire, édictant les gestes et attitudes autorisés, découpant le temps et les lieux, la règle disciplinaire particularise l'école primaire. Elle en fait un univers spécifique, profondément autre et différent, distinct de la vie sociale et domestique de ses élèves, issus du monde ouvrier et paysan. Cette école-là ne veut voir "qu 'une tête ". Conformer, cela voudra donc dire uniformiser » (p. 58). 51 Pour cela on recherchera l'adhésion et le consentement, plus que la contrainte, c'est ce que dit la théorie. L'ère des disciplines douces s'énonce... et la pratique la dénonce. Parcourons, par exemple, pour s'en convaincre, quelques portraits de la galerie des maîtres d'école dressée par Villin et Lesage [1987]. En 1903, un jeune instituteur parisien ne peut se résoudre à sévir ; il se sent en porte à faux continuel par rapport à ses collègues, au directeur (qui distribue plus que généreusement les lignes, les retenues et les taloches) et aux parents (qui ont l'habitude de porter la main ou la ceinture sur leur progéniture). Les enfants, eux, semblent en être indifférents. En 1910, un instituteur rural raconte le début de la classe : la mise en rangs, la marche au pas pour rentrer dans la classe, le silence, le contrôle des devoirs, le relevé des punitions et, enfin, le cours de morale (« un bienfait n'est jamais perdu »). L'ordre règne, la classe peut commencer. En 1930, un jeune instituteur parisien raconte comment il est confronté aussi bien aux frères (qui le mettent knock-ouf) qu'aux sœurs (qui cherchent à le séduire) de ses élèves. Et on en trouverait bien d'autres de ces histoires exemplaires, dans cette saga disciplinaire de l'école. La coercition, par contrainte ou par intériorisation, est la règle, elle fait la loi. Tout se passe comme si, sur le plan historique, on n'arrivait pas à dépasser le problème de l'autorité à l'école. Les boulettes de la relation La discipline est inséparable de la tradition scolaire. On ne peut s'en débarrasser. Quand on prétend l'avoir « réduite » théoriquement (dans des figures diverses, comme on l'a vu plus haut), elle resurgit pratiquement à chaque moment, à l'image de ces boulettes de papier mâché qui ont ponctué les chahuts des xrx 6 et XXe siècles. Et, quand tout va mal, comme pendant la Seconde guerre mondiale, c'est encore à la restauration de la discipline de l'effort, de l'honneur et de la loyauté à l'école qu'on fera appel pour régénérer l'enfance [Bess, 1943]. La discipline éduque. Est-ce à dire que rien n'a changé durant tous ces siècles ? Aucunement, et l'histoire que nous venons de parcourir le montre déjà à l'envi. Les dernières années du XXe siècle en sont aussi un autre témoignage. Chauché [1992] le saisit par exemple à travers les photos de classe de cohortes de lycéens. En 1950, les attitudes sont contraintes, les blouses sont strictes et fermées ; l'image d'une école faite de sérieux, qui cultive surveillance et attention, s'impose. Ordre et discipline, voilà les maîtres mots de la pédagogie. En 1970, les normes se desserrent insensiblement, les postures sont moins strictes, les vêtements se diversifient sur fond d'uniforme et de mixité. En 1980, enfin, les corps se délient, les détails deviennent dominants pour différencier les vêtements ; l'école lieu de vie se heurte à l'école lieu de savoir. Chacun, maître comme élève, semble y chercher sa place à soi. L'uniformité de la règle semble donc de plus en plus se relativiser. Sur un autre plan, puisqu'il s'agit de l'enseignement de la morale à travers les textes ministériels officiels, Legrand [1991] insiste, lui aussi, sur l'ampleur des changements. Dès le début du siècle et un peu plus tard (1923,1945), le nœud de la méthode est bien la relation entre le maître et les élèves référée au souci et à 52 l'exemple de la justice. Les enfants vont être appelés à sentir et à apprécier l'équité des actes accomplis par le maître dans le gouvernement de la classe. Le régime disciplinaire, fondé par la justice exercée par le maître, n'est rien moins que la morale en action dans la classe. Puis les textes vont changer : « L'accent mis sur le comportement, sur les habitudes à prendre, sur la socialisation dans le cadre scolaire, va conduire naturellement les auteurs de 1978 à recommander l'instauration en classe d'une véritable "vie scolaire" où le maître ne sera plus le parangon de justice dans son gouvernement du peuple enfantin, le despote éclairé en quelque sorte, mais où il deviendra ['"animateur", le metteur en œuvre de structures socialisantes : coopératives scolaires, projets, travaux d'équipe, et ce dans l'ensemble des activités scolaires » (p. 55-56). Les élèves doivent maintenant participer à la définition des projets, à la répartition des tâches tout autant qu'au maintien des conditions de fonctionnement. La discipline quitte le domaine strict de la justice pour aborder aussi les conditions et les moyens de la production des savoirs. Le relationnel devient dominant, il a relégué le prêche moralisateur, même si les instructions de Chevènement en 1985 auront tendance à restaurer la parole morale au nom de la dignité et de la préséance du savoir. En fait, ce passage d'une justice personnalisée sévère à une gestion relationnelle globale ne s'est pas fait d'un coup. N'oublions pas, d'abord, que les textes ont l'habitude de prôner des directions que les praticiens continuent à ignorer. Rappelons-nous, ensuite, que l'école des années trente et quarante avait beau être ce lieu sévère dont la philosophie a été si bien ciselée par Alain, cela n'a pas empêché au même moment des praticiens comme Freinet de faire basculer l'organisation, la gestion et les relations dans la classe. Aujourd'hui, où en est-on sur ce plan ? Vincent [ 1980] insiste sur le fait que les pratiques quotidiennes sont très souvent engluées dans la confusion et la contradiction de deux systèmes dont les logiques s'excluent, à savoir le dialogue et la punition. Il en donne quelques exemples. Très souvent, à l'école élémentaire, les enfants sont regroupés par quatre ou six (les tables sont face à face), ce qui rend légitime l'échange et difficile l'obtention du silence ; or, les leçons et les interrogations restent principalement collectives et les élèves sont réprimandés lorsqu'ils parlent, ce que la disposition induit et facilite. Les nouveaux maîtres, de plus, parlent beaucoup, mais c'est surtout pour interroger et faire parler les élèves, même si cela doit créer un relatif désordre. Les interrogations portent davantage sur ce que l'élève doit trouver par lui-même que sur ce qu'il a appris. La tension est accrue par la compétition des mains levées et la crainte d'être interrogé par le maître. Les réponses peuvent se faire un peu au hasard, ce qui va provoquer un blâme du maître pour ignorance ou étourderie. Pourtant, logiquement, la recherche active par l'élève, l'expression libre devraient exclure les punitions ou les désapprobations. Il en est de même de la présentation matérielle des cahiers : une certaine propreté, une certaine clarté de présentation sont toujours exigées, mais les règles rigoureuses ont disparu sans que les nouvelles soient énoncées clairement. Devenue molle, la règle reste floue et rend anxieux. Ainsi, la lo53 gique du dialogue et la logique de la punition régissent la classe, se partagent le terrain, mais elles prennent en étau aussi bien le maître que les élèves. Mais comment s'en débarrasser ? Les changements sont donc indéniables. Les sensibilités ne sont plus les mêmes, les pratiques évoluent. Soit. Il n'en reste pas moins, comme le souligne Prost [1968], que l'école reste une école de la défiance et de la contrainte. Depuis l'instauration des grandes lois laïques, les textes officiels ont toujours prôné la démarche intuitive et la méthode active. Les pratiques, elles, ont toujours majoritairement affirmé autre chose, soit la démarche impositive et la méthode de la contrainte. Écoles normales et inspection ont diffusé cette pédagogie de la défiance. La pédagogie positiviste s'est souciée de hausser l'enfant, par une pédagogie de l'effort dont la seule motivation est le désir de grandir, jusqu' au niveau de positivité adulte. Tout s'est passé comme si les républicains avaient donné à l'école l'adulte positif et non plus l'adulte croyant, ils ne lui ont pas donné l'enfant. Retenons aussi que la pédagogie de la défiance est la plus rassurante pour les enseignants : rassurante pratiquement parce qu'il est plus facile de faire taire que de faire participer ; rassurante théoriquement parce que l'obéissance laisse supposer l'assentiment. Les théories sont donc quotidiennement démenties, tant par les pratiques que par les institutions qui peuvent fort bien énoncer une chose et mettre en œuvre son contraire. L'école a été, est et reste un lieu privilégié de coercition et son histoire ressemble à une complainte, celle de la longue plainte de ce désordre qui s'élève tout au long des siècles, de ce désordre qu'on n'arrive pas à réduire, de ce désordre qui menace toujours. La question de l'autorité traverse les siècles avec l'école, elle la structure, elle lui est consubstantielle. Les théories ont beau faire : on ne peut s'en débarrasser. Les pratiques s'y complaisent. Le bilan est donc simple : nous espérions que cette question de l'autorité à l'école, dont on a vu qu'elle ne cesse de faire problème aujourd'hui (cf. chap. 1), trouverait à s'éclaircir dans une approche historique. Or, que constate-ton ? Que le problème n'a cessé de se poser, que les pratiques ont toujours été majoritairement coercitives (qu'elles soient rudes ou douces), que les théories les ont principalement combattues et ont voulu réduire la question soit par des justifications soit par des incitations opposées... et que l'autorité reste un problème. Les termes changent, la question demeure. Est-ce à dire que nous n'avons rien appris ? Nullement. Tout d'abord, cet enseignement est capital ; il permet, par exemple, de ne pas se focaliser sur les difficultés actuelles au nom de ce qui voudrait se donner comme une nouveauté radicale. Il permet, ensuite, de mieux entrer dans une compréhension des rouages de l'autorité. Il est en effet maintenant possible de reprendre quelques éléments de ce chapitre autour des trois dimensions que nous privilégions (le triangle pédagogique, le savoir et la socialisation, le sens de l'éducation). L'autorité, en tant que pratique du rapport entre le maître et les élèves (axe « former »), a donc, historiquement parlant, toujours été fondée, semble-t-il, sur la défiance et la coercition. Bien que les théoriciens, les pédagogues et les textes offi54 ciels aient, la plupart du temps, prôné d'autres conceptions de ce rapport, tout s'est passé comme si le maître, tourné vers les élèves, tenait avec force la fonction d'autorité, l'absorbait, s'y identifiait ; il « est » l'autorité, il l'incarne. En même temps, la querelle des modes nous l'a bien montré, l'autorité est aussi liée aux méthodes, soit au choix de la détermination d'un fonctionnement particulier du triangle pédagogique. Elle s'identifie alors au dispositif scolaire comme tel. Mais ce dispositif repose sur l'obéissance comme vertu cardinale. L'obéissance s'incarne soit dans le maître luimême, exemple exemplaire qui se soumet lui-même à la loi et, par là, y soumet les autres, et c'est la figure du mode simultané, soit dans ces élèves modèles que sont les moniteurs du mode mutuel, incarnation de la réussite disciplinaire et instruments mêmes de l'autorité. On voit ainsi l'autorité et la discipline, qui peuvent d'abord paraître relever de la fonction de police, donc d'une fonction de maintien externe à l'acte pédagogique, investir peu à peu le cœur de l'acte d'enseignement, soit l'articulation des trois axes du triangle. Elles ne font plus qu'un avec l'acte pédagogique, ce qui a comme corollaire que tout problème de cet ordre renvoie à une remise en cause globale, loin d'être périphérique, policier. Un tel changement s'accompagne d'une dépersonnalisation de la fonction autorité, qui passe de la personne du maître à l'universalité du respect de la règle. L'autonomie kantienne est alors utilisée comme justification : la soumission à la contrainte va être perçue à la fois comme le moyen et la preuve de l'accession à la liberté. L'hétéronomie de fait masque l'autonomie de droit. Les lois du triangle sont impénétrables N'y a-t-il pas un rêve en pédagogie, à savoir « résorber » l'autorité dans le dispositif pédagogique, dans la méthode pédagogique ? Cela revient en quelque sorte à refuser d'affronter comme tel le rapport entre le maître et les élèves, à diluer dans le triangle la spécificité de l'axe maître-élèves. Auquel cas, comment s'étonner que la discipline resurgisse sous forme de problèmes, de difficultés, de dénonciations pratiques, de renonciations quotidiennes... qui vont obliger de nouveau le maître et les élèves à se retrouver face à face. Est-ce le signe qu'on ne peut résoudre, c'est-à-dire, dissoudre l'axe « former » dans « enseigner » ou « apprendre » ? C'est sur « former » que se tient l'autorité. On a beau vouloir l'oublier et l'enfouir, il resurgit tout le temps, il fait problème, il fait des problèmes. Cela étant, même si l'autorité se tient là, il se peut fort bien que ce qui la tienne, elle, se situe ailleurs. La question des justifications de l'autorité n'est pas identique à celle de son fonctionnement. Le savoir, la personne, la méthode, le dispositif peuvent ainsi donner sens à l'autorité ; ils ne peuvent pour autant oublier qu'ils ne la réduisent pas. Par exemple, on peut très bien estimer que l'autorité trouve son sens par le savoir acquis ; pour autant, croire que le savoir transmis règle la question de l'autorité, confère par le fait même à l'élève des qualités intellectuelles et, qui plus est, des qualités morales, risque fort de se révéler un leurre qui apparaîtra parfois cruellement dans les difficultés de la discipline. Assimiler dans le même mouvement le savoir, la raison, le devoir et le bien, c'est s'exposer à des déconvenues, car c'est oublier que l'axe élèvesmaître a sa spécificité et ses exigences. Le triangle fait la loi, la loi ne peut l'amputer. 55 Venons-en maintenant au rapport entre le savoir et la socialisation que la question de la moralisation, très présente dans ce tour d'horizon historique, permet d'éclairer. Par la moralisation, l'autorité rejoint une dimension essentielle de la socialisation, à savoir l'acculturation. Dans ce cas, l'autorité a bien comme fonction d'acculturer, de faire accéder à un savoir (raison) et à des attitudes supérieures (volonté). La volonté bonne n'est-elle pas la preuve que l'enfant s'est identifié au savoir bon de la raison commune ? Une telle identification du savoir et de la socialisation, sous sa forme d'acculturation, a cependant tendance à exclure ces autres dimensions de la socialisation que sont la personnalisation et l'individualisation. C'est peut-être pour cette raison que cet ordre-là a tendance à se déliter, que les problèmes de discipline ne cessent de réapparaître, qu'il faut continuer à punir au nom du savoir. Quand la socialisation est par trop absorbée dans le savoir, réduite au savoir, l'autorité resurgit comme question pratique, le quotidien dénonce l'idéal. Cela nous amène tout naturellement au troisième aspect, soit le sens de l'éducation. Moraliser, instruire et éduquer, est-ce vraiment la même chose ? À certaines époques, on a cru à leur identité ou, tout au moins, à leur subsumation dans le savoir et les conditions de son acquisition. Problèmes d'autorité, plaintes et révoltes n'ont cessé de dénoncer dans la réalité cette assimilation. Si instruire, c'est éduquer, raison et volonté se cultivent dans le même mouvement, et le savoir réduit l'éducation à sa propre image. La conséquence, c'est que dans la vie de la classe la question de l'autorité devient centrale et d'autant plus centrale que la scolarisation trouve son sens dans la moralisation. Dans ce cas de figure, paradoxalement, c'est la discipline qui éduque, c'est son intériorisation qui montre qu'on est instruit, édu-qué, normalisé, socialisé. Très vite, alors, la logique de la contrainte et de la défiance mine la logique de la relation dans la classe, d'où cette confusion dans les pratiques et ces contradictions chez les maîtres et les élèves. Il est tout de même très curieux de constater à quel point les conceptions de l'enfance ont beau changer, la coercition reste dominante à l'école, à quel point les théoriciens de l'éducation ont beau s'élever contre elle, la pratique les dément en permanence. Le divorce entre la théorie et la pratique reste fondamental ; la situation actuelle ne déroge pas sur ce point (cf. chap. précédent). Certes, bien des théories se rejoignent ; ainsi, que l'enfant soit considéré comme un être de péché (à redresser) ou comme un être malléable (à former), la discipline et l'habitude vont rester prégnantes comme forme éducative impositive dominante. Il reste que les théories, quoique nouvelles, ne font que conforter les pratiques séculaires et sécuritaires. La pratique de l'autorité fait sens au quotidien, elle s'alimente certes au sens de l'éducation mais, en même temps, sens de l'autorité et sens de l'éducation se dissocient. Les théories éducatives ont beau combattre les pratiques coer-citives, ces dernières parviennent souvent à les récupérer en guise de justificatif (c'est en quelque sorte ce qui est arrivé à Locke et Kant). Quand elles n'y réussissent pas vraiment, elles les rejettent en les stigmatisant comme utopiques (Rousseau y a eu droit). La question de l'autorité et sa prégnance (on oserait presque dire son éternité) désignent à la fois la volonté de faire coïncider la théorie et la pratique, le moyen de le faire et l'impossibilité d'y parvenir. Comment s'étonner encore que l'autorité n'ait cessé de faire problème ? 56 Comment s'en débarrasser ? L'approche historique nous ayant permis d'établir que la question de l'autorité n'est en aucune façon une idée neuve, il nous faut maintenant considérer l'autorité comme un problème à part entière et nous demander pourquoi il en a été, est (et sera ?) ainsi. De ce point de vue, l'histoire ne peut plus nous être d'un grand secours. Qui peut nous aider à aborder la question sous cet angle ? Plusieurs approches sont sans doute possibles. Mais il semble indéniable que c'est la psychologie qui s'est efforcée de fournir les éléments les plus nombreux. On pourra, certes, toujours objecter que la quantité et la qualité doivent être distinguées. La remarque est peut-être juste, il n'empêche qu'elle ne peut être faite qu'après examen. Privilégions donc l'approche psychologique. D'emblée, un problème se pose : de quelle psychologie veut-on parler ? En effet, il est plus juste d'examiner des psychologies. Autrement dit, non seulement les voix sont divergentes à l'intérieur de chaque tendance, mais les tendances sont multiples et ne peuvent être amalgamées au nom d'une supposée cohérence disciplinaire. Les guerres psychologiques ne sont pas un vain mot. Prenons-en acte et distinguons, dans un premier temps et en sachant pertinemment que cela est discutable, la psychologie du développement, la psychologie sociale, la psychologie clinique et la psychanalyse. Posons-leur essentiellement deux questions : pourquoi l'autorité fait-elle problème ou problèmes à l'école ? Comment peut-on le ou les résoudre ? Il est fort possible que chacune de ces psychologies ne réponde pas directement à ces deux questions ou ne donne pas les mêmes réponses à l'une ou l'autre. Cela sera déjà un signe. 57 La psychologie du développement et l'autorité La psychologie du développement est une psychologie optimiste. La connaissance des lois de la construction de l'enfant y est le levier de l'action éducative. Or, si l'on veut bien prendre en compte ce savoir psychologique, on en arrive à la conclusion suivante : du côté de l'enfant, il ne devrait pas y avoir de problème d'autorité ; l'autorité ne fait pas problème si on comprend la psychologie de l'enfant. Pour appuyer ce dire, reprenons rapidement la trilogie Durkheim, Piaget, Kohlberg. Pour Durkheim, la discipline est la forme proprement scolaire de la moralité. Une classe disciplinée est morale, d'une moralité plus impersonnelle et moins affective que la famille, d'une moralité moins sévère et abstraite que la morale civique à laquelle elle prépare néanmoins. Il faut donc réagir contre le discrédit dans lequel est tombée la discipline, ne serait-ce que pour soutenir la moralité publique. A ce titre, poursuit Durkheim, les punitions scolaires ont comme fonction d'attester sans équivoque possible que, aux yeux de l'institution, la règle est toujours la règle et qu'elle mérite le même respect. C'est pourquoi la souffrance infligée n'est que secondaire, car elle n'est que le corollaire de l'essentiel de la peine, à savoir la réprobation encourue et le blâme exprimé. Au nom du père autorité Durkheim a beau être le père de la sociologie française, il ne s'appuie pas moins sur une psychologie du développement de l'enfant [Filloux, 1994]. La socialisation est ici considérée comme le processus par lequel la société impose à l'enfant ses règles et ses normes. L'enfant doit intégrer à la structure de sa personnalité les manières de faire et de penser, les idéaux et pratiques, les croyances et rituels, à l'occasion d'expériences éducatives, grâce à l'action et à la médiation d'agents sociaux significatifs. Bien qu'inséparables en réalité, deux êtres existent en l'enfant. L'analyse va ainsi distinguer l'être individuel, constitué de son univers privé, soit ses traits de caractère ou de tempérament, son hérédité, ses expériences et ses souvenirs propres, et l'être social, correspondant aux systèmes d'idées, de sentiments et d'habitudes qui représentent et expriment en lui les divers groupes auxquels il appartient et se réfère. Or, la perpétuation de la société passe par la socialisation et l'appropriation par les individus des injonctions sociales. La moralisation, c'est en quelque sorte l'intégration de l'être individuel à l'être social en chaque enfant. La conscience morale est forgée par l'esprit de discipline, l'esprit d'abnégation et l'autonomie, obtenue par l'acceptation volontaire de la règle et la reconnaissance de son caractère rationnellement établi. Dans cette perspective durkheimienne, il ne saurait donc y avoir d'opposition entre la liberté et l'autorité. Comme il le dit si bien, la liberté est fille de l'autorité. Être libre, c'est être maître de soi, c'est savoir agir par raison et faire 58 son devoir. L'autorité morale fascinante et contraignante de l'adulte est la condition même de l'attitude positive de l'enfant. Ce dernier, par confiance et obéissance, accepte de maîtriser ses penchants et, s'identifiant aux éducateurs qui incarnent le devoir, en vient à se donner le devoir pour maître et à faire siennes les règles morales et sociales. On conviendra au moins qu'une telle conception ne manque pas de grandeur, qu'elle règle la question du sens du développement de l'enfant et qu'elle n'admet les problèmes d'autorité que comme des déficiences à l'affirmation et à la conquête de l'autorité. Cette dernière ni ne peut ni ne doit faire problème. Tout en reconnaissant la grandeur de Durkheim, Piaget se fera le critique de Durkheim dans ce domaine, contestant tout autant la psychologie du développement déployée que la méthode éducative qu'elle induit. Loin de toute espèce de métaphysique du social et du moral, Piaget préfère observer des enfants qui jouent aux billes ou considérer les réponses fournies à des questions simples portant sur les faits et les méfaits de la vie quotidienne (casses, larcins, mensonges, récompenses, etc.). Forquin [1993] résume les résultats de la démarche piagétienne : « C'est ainsi qu'est mise en évidence l'existence de véritables "stades" de la formation du jugement moral, parallèlement aux stades qui caractérisent le développement des opérations intellectuelles. Cette évolution par étapes se manifeste par exemple dans les règles mises en œuvre au cours des jeux (passage d'un stade "égocentrique" à un stade "coopératif, avec une codification croissante) et dans la formalisation et la justification des règles (d'abord ignorées, puis posées comme intangibles car émanant d'une autorité adulte extérieure, puis perçues comme construites pour les besoins du jeu, et donc éventuellement modifiables par consensus) » (p. 81). Ainsi l'enfant passe d'une conception objective de la culpabilité (liée à l'ampleur des « dégâts ») à une conception subjective (où l'intention l'emporte sur les résultats). De même, en matière de punition, la conception expiatoire (où tous les moyens sont bons) laisse place à une conception motivée (où peine et délit doivent avoir un rapport) et réciproque (où le coupable doit supporter les conséquences de son acte). Durkheim, ou la pédagogie du père Fouettard Sur ces bases, Piaget va s'opposer radicalement à Durkheim qui fait preuve d'une vision absolutiste de la société et qui justifie une pédagogie autoritaire, ce qui revient, tout simplement, à nier le développement de l'enfant. En effet, ce dernier va passer peu à peu d'une morale de la contrainte, hétéronome, aux sanctions expiatoires, au respect unilatéral, à une morale de la coopération, autonome, aux sanctions par réciprocité, au respect mutuel. Par nature, cette dernière est inscrite dans le développement normal de l'enfant. Encore convient-il de ne pas l'entraver, mais tout au contraire de la faciliter, ce qui suppose qu'à l'école on privilégie les méthodes actives et le self-government, fondés sur la curiosité de l'enfant, sa sociabilité, son besoin d'expression, son désir de coopé59 ration. Suivre Durkheim, c'est sombrer dans une répression permanente de l'enfant, qui ne manquera pas de rencontrer sans cesse des problèmes d'autorité, sachant que ceux-ci ne sont que la résultante d'une pédagogie autoritaire et d'une philosophie sociale de la défiance et de la répression. Autant donc s'éviter ce type de problèmes et s'appuyer sur la connaissance de la psychologie de l'enfant pour mettre en place un dispositif pédagogique qui résout les problèmes d'autorité par le respect des dispositions en évolution des enfants. Quoi qu'il en soit, il ne devrait donc pas non plus, selon Piaget, y avoir de problème d'autorité à l'école ; si problèmes il y a, c'est que l'éducateur ne sait pas tenir compte du développement des enfants par une pédagogie adéquate. Plus tard, Kohlberg [1963] poursuivra les travaux de Piaget mais ses conclusions seront un peu moins optimistes. Il distingue trois niveaux dans le développement moral des enfants et des adultes. Au premier, préconventionnel par rapport à la règle, les enfants ont une orientation obéissance/punition ; désirant avant tout éviter la punition physique, ils développent un respect inconditionnel du pouvoir ; tel est leur sens de la loi et de la justice. Ils ne font pas de différence entre la légalité et la morale, se contentant d'exiger l'obéissance. Au deuxième niveau, conventionnel, les enfants, cette fois, adoptent un point de vue de maintien du droit, régi par le désir de voir régner la loi et l'ordre. Ils recherchent l'approbation d'autrui par désir de conformité sociale. Règles et lois sont destinées à guider les bons comportements et à empêcher le désordre ; cependant elles sont davantage de l'ordre de la prescription que de l'interdiction, car elles peuvent être modifiées et même exceptionnellement enfreintes. La plupart des adultes et, donc, des enfants, en restent à ce deuxième niveau. Quelques adolescents et adultes parviennent au troisième niveau, postconventionnel. Ils sont alors capables d'adopter un point de vue de législateur. Les lois inutiles ou injustes doivent être modifiées ou enfreintes, car toute loi doit reposer sur des considérations rationnelles ou sur leur coïncidence avec les principes universels de la justice. Est-ce le rôle de l'éducation que de faire parvenir à ce niveau le plus achevé ? On pourrait, dans un premier temps, répondre négativement puisque la plupart des sujets éduqués n'y accèdent pas. Mais on pourrait aussi s'interroger sur les raisons de cet échec. Ici, nombreux sont ceux qui, s'appuyant sur les analyses de Kohlberg, dénoncent l'attitude étroite de respect de la loi et de l'ordre résultant des clichés et des slogans transmis par les adultes conventionnels du système scolaire. C'est donc bien, une fois de plus, la conception traditionnelle de l'éducation qui est interpellée. Aux procédés de socialisation qui privilégient l'obéissance, il faudrait substituer une socialisation fondée sur l'apprentissage du conflit et de la participation. On est donc renvoyé au même problème, mais dans une perspective moins optimiste que Piaget : si l'école voulait bien respecter et favoriser le développement de l'enfant, l'autorité ne devrait pas faire problème puisque les personnes pourraient se poser comme législatrices (à condition de ne pas confondre gestion des conflits et problèmes d'autorité). Malheureusement, la collectivité scolaire continue à donner raison à Durkheim dans la pratique quotidienne : son fonctionnement autoritaire se 60 satisfait de l'émergence de problèmes d'autorité qui ne remettent pas en cause leur propre cause, mais qui se donnent comme des manques provisoires et coupables. Le dialogue, architecture des temps familiaux II n'en reste pas moins que, si elle en reste là, l'école va se trouver de plus en plus en porte à faux par rapport à l'évolution globale, ce qui ne manquera pas de réactiver, dans le champ scolaire, les problèmes d'autorité en question. Malewska-Peyre et Tap [1991] soulignent ainsi, par exemple, qu'au cours du dernier demi-siècle, on est passé d'un modèle relationnel intrafamilial autoritaire à un modèle démocratique : « Autrement dit, le remplacement d'un fonctionnement fondé essentiellement sur l'autorité des parents (et d'abord du père) - autorité "tombant ", avec plus ou moins de vigueur, sur la tête des enfants - par un fonctionnement inspiré largement des principes de liberté et d'égalité et caractérisé par davantage de communication, d'échange, de concertation entre parents et enfants. Cette même analyse met en lumière un processus d'homogénéisation des pratiques relationnelles parentsadolescents, au-delà des clivages sociaux traditionnels » (p. 314). Uniformisation des modes de vie, extension du modèle culturel de la classe moyenne et affirmation d'une jeune génération unie sur l'essentiel et dotée de valeurs propres, tels sont les facteurs qui ont contribué à cette similarité des pratiques éducatives familiales. Dans les années soixante-dix, le modèle familial libéral est en place : la communication, l'autonomie, la tolérance prennent la préséance sur le formalisme et l'organisation rigide. Les relations ne peuvent plus être régies par les rapports de force et les situations d'autorité. Désormais, la clé de voûte de l'édifice familial, c'est le dialogue. Négociation, argumentation, résolution pacifique des conflits relaient le plus souvent les sanctions. On peut, certes, assister à une nouvelle évolution dans la famille, mais on doit estimer que tout retour éventuel de l'autorité ne pourra exclure ni l'échange ni la confrontation d'idées. Dans ce cas, l'autorité ne revient-elle pas à s'autoriser à entrer et faire entrer dans un dialogue d'autorité ? L'école peut-elle échapper à une telle évolution ? Il convient pour le moins d'en douter. Pour la psychologie du développement, à l'école, Kohlberg doit avoir raison de Durkheim ; seules les résistances de la pratique font problème. Encore convient-il de ne pas s'effaroucher devant les difficultés dans ce domaine car, comme le souligne Evans [1970], pour les enfants, approuver et transgresser est « normal ». Autrement dit, la majorité des enfants obéissent au règlement et l'enfreignent parfois, estimant alors que la sanction est « normale » ; à l'inverse, une minorité est en opposition permanente tandis qu'une autre minorité est incapable de toute infraction. Les petits problèmes font donc partie de la gestion « normale » de toute classe ; au-delà, la question relève d'un dysfonctionnement du développement de certains individus. Quoi qu'il en soit, si l'on suit la psychologie du développement, du côté de l'enfant l'autorité ne fait pas problème 61 même si elle soulève bien des problèmes qui vont être considérés, certains, comme logiques et, d'autres, comme pathologiques. En est-il de même du côté de l'enseignant ? Oui, toujours selon la psychologie du développement : elle doit résoudre les problèmes éventuels d'autorité, tant et si bien qu'il ne doit pas y avoir de problème d'autorité. Mais comment résoudre ces problèmes ? Trois conditions sont ici requises : la connaissance, l'action et la formation. La connaissance d'abord. Il convient en effet de repérer les différentes pratiques éducatives. Vandenplas-Holper [1979], reprenant des travaux de Hoffman [1970] et de Saltzstein [1967], distingue ainsi trois types, l'affirmation du pouvoir, le retrait d'amour et l'induction. Affirmer son pouvoir, c'est recourir à diverses formes de punitions en sévissant ou en jouant sur la peur des châtiments, plutôt que de faire confiance aux dispositions internes des enfants ou aux explications données. Retirer l'amour c'est, devant un acte qu'on désapprouve, utiliser les formes du chantage affectif (ignorer l'enfant, ne plus lui parler, l'isoler, le menacer de partir, lui dire qu'on ne l'aime plus). L'induction, quant à elle, désigne les procédés par lesquels on propose à l'enfant des explications sur les raisons de changer de comportement. Les capacités cognitives des enfants sont alors privilégiées sur la crainte des sanctions ; le désir de grandir de l'enfant et le respect d'autrui peuvent être mobilisés. Autant de raisons pour privilégier cette dernière attitude éducative. De plus, ce qui ne gâche rien, il s'avère, au regard de plusieurs recherches, que la punition est moins efficace que les explications, même si la combinaison de la punition et des explications est plus sûre que les explications seules. Quoi qu'il en soit, la connaissance des pratiques éducatives amène déjà à prendre conscience que le champ des possibles est ouvert et que la sanction n'est pas une obligation. Seulement, quand on sait cela, on ne sait pas pour autant comment agir dans la classe. Pédagogie : la démocratie du développement En effet, selon la psychologie du développement, la résolution des problèmes d'autorité requiert la mise en œuvre d'une pédagogie adéquate, qui s'appelle l'Éducation nouvelle. Qu'est-ce qui la caractérise ? En tout premier lieu, le refus de la pédagogie traditionnelle, précisément parce que cette dernière est fondée sur un rapport de force. L'adulte ordonne, l'élève exécute et son activité est sous-tendue par le devoir d'obéissance. Au nom de la société, le maître juge, punit et récompense. Not [1987] reprend les critiques portées à cette organisation pédagogique : « Les sanctions ne peuvent fournir que des mobiles extérieurs au rapport fondamental élève-connaissance. Elles sont sans lien direct avec le désir ou le besoin de connaissance dont la satisfaction libérerait l'élève de son ignorance. C'est la récompense (et non la connaissance) qui procure le plaisir, et c'est la punition (et non l'ignorance) qui provoque la gêne... Les sanctions naturelles, réactions du milieu à nos actes, sont l'instrument de la nécessité, les autres sont celui de l'autorité et, quand elles sont exercées par l'homme sur l'homme, il ne s'agit pas de contraintes objectives, mais d'actes inten- 62 tionnels de coercition. Il ne s'agit plus alors de motivation, mais de rapport de force pouvant déboucher sur des situations d'antagonisme et de lutte » (p. 87-88). On sait donc ce qu'il s'agit de fuir et pourquoi. Il reste à préciser ce qu'il convient d'adopter. Revenons, pour ce faire, au maître de la psychologie du développement, Piaget lui-même. Garcia [1992] a bien rappelé qu'il a considéré que l'école traditionnelle était en fait adaptée à l'enfant dans la mesure où elle répondait à son égocentrisme initial, soit à son respect foncier pour l'adulte, mélange de crainte et d'affection, qui rend les consignes et les ordres des grands obligatoires. Le problème n'est pas là, mais plutôt ici : la pédagogie traditionnelle répond tellement bien à ce stade chez l'enfant que son dispositif l'enferme dans cette disposition et l'empêche d'évoluer psychologiquement et moralement. Respecter les capacités d'évolution du développement des enfants, c'est, à l'inverse, s'appuyer sur la vie sociale des enfants eux-mêmes pour pratiquer une morale positive fondée sur la solidarité, l'entraide et le sentiment de la justice. Les méthodes nouvelles tendent à utiliser ces forces collectives, au lieu de les négliger ou de les laisser se transformer en puissances hostiles. N'est-il pas de l'essence de la démocratie de considérer la loi comme un produit de la volonté collective et non pas comme l'émanation d'une volonté transcendante ou d'une autorité de droit divin ? C'est donc à la pratique démocratique de la pédagogie qu'il revient de résoudre les problèmes d'autorité. Agir selon l'Éducation nouvelle, c'est s'en donner les moyens. Mais l'action suppose la formation, car il convient de former les maîtres en conséquence. Gilbert [1980] en désigne les objectifs : « Tout le problème est d'organiser le milieu pédagogique d'une manière conforme à l'attente des élèves, étant entendu que cette condition est nécessaire mais non suffisante. Comment se manifeste alors l'autorité d'un professeur ? Il exige l'exactitude, l'ordre, une certaine politesse, il veille à ce que la classe, "ruche bourdonnante " selon l'expression de Ferrière, ne devienne pas une forge ni un hall de gare où le bruit empêche de travailler, il contrôle le travail et, tout en respectant le rythme de chacun, sait intervenir opportunément pour éviter le relâchement. Est-ce plus ou moins facile qu'en milieu traditionnel ? Au dire des professeurs qui ont essayé les deux formules, c'est plus facile mais c'est surtout plus sain » (p. 105-106). On laissera à l'auteur la responsabilité de ses appréciations. Notons plutôt qu'il estime que ces capacités à acquérir sont liées à des facteurs de la personnalité (s'intéresser aux autres, posséder un moi assez solide, un surmoi équilibré et une volonté ferme) et que des tests de personnalité sont à même de les déceler chez les candidats à la formation enseignante. Autrement dit, sur la base de certaines dispositions, les maîtres peuvent être formés en connaissance de cause à adopter une pédagogie adéquate qui leur permettra de résoudre et d'éviter les problèmes d'autorité. Il apparaît bien, pour la psychologie du développement, que tant du côté du maître que des élèves l'autorité ne doit pas faire problème et qu'à tout le moins les problèmes éventuels d'autorité peuvent être résolus. L'optimisme est bel et bien de rigueur. 63 La psychologie sociale et l'autorité Sans être pessimiste, la psychologie sociale (principalement expérimentale) est beaucoup moins lénifiante quand elle examine la question des rapports d'autorité. Elle nous accorde au moins ceci : on peut comprendre qu'il y ait des problèmes d'autorité et pourquoi il en est ainsi. C'est ainsi que Morrison et Mac Intyre [1975] soulignent que si la gestion de la classe représente une partie relativement modeste de la conduite totale de l'enseignement, elle n'en demeure pas moins la partie la plus critique. Très rapidement, les difficultés de la conduite de la classe peuvent en arriver à prendre le pas sur toutes les autres activités fondamentales de l'enseignement, à savoir l'information, l'explication et l'interrogation. L'autorité est donc ici posée comme une question de gestion de la classe. Mais que faut-il entendre sous ce terme ? Ce sont toutes les actions de l'enseignant et de l'école qui favorisent l'organisation des rencontres et des interactions entre les élèves et les professeurs (niveaux, programmes, emplois du temps, règlements). Ces actions cherchent à créer les conditions requises par le maître pour une bonne marche de l'enseignement (ordres, recommandations) ; elles ont pour but d'ajuster le comportement social des élèves et elles sont directement liées à la pédagogie. Elles affirment l'autorité du maître (qui répartit les élèves en niveaux, qui répond ou non aux questions des élèves) et elles font appel à des principes psychologiques ou de sens commun pour trouver les moyens de discipliner le comportement social (renforcements, châtiments). Enfin, elles découlent de théories générales et de systèmes de valeurs adoptés par les enseignants en ce qui concerne les relations sociales et les modes d'acquisition des connaissances (méthodes, principes). La chaleur de l'abstrait L'autorité est donc cette fois perçue comme un élément d'un ensemble complexe et particulièrement délicat. Qui plus est, elle est éclatée et pluralisée en fonction des différentes études rapportées par nos deux auteurs. Ryans [1960] par exemple, a mis à jour trois dimensions bipolaires qui composent de façon variable chacun d'entre nous et qui sont source de comportements différents entre les enseignants : le compréhensif et l'amical, opposé à l'égocentrique et au restrictif ; l'actif et le méthodique, opposé à l'évasif, le désordonné et le négligé ; le stimulant et l'imaginatif, opposé au morne et au routinier. Harvey [1966], lui, a distingué dans la personnalité des maîtres la dimension abstraitconcret en fonction de leur système de croyances. Le concret, disposé à tenir des croyances rigides et catégoriques, à mettre en avant les problèmes d'autorité sur ceux de l'enseignement, imposera ses objectifs, précisera ses méthodes, ne tolérera pas les déviances, rappellera souvent les règles et jouera des punitions. L'abstrait, aux croyances plus souples et nuancées, qui préférera l'environnement à des structures complexes, développera une plus grande chaleur envers 64 les élèves, aura une meilleure perception de leurs besoins, sera plus centrée sur l'intérêt des élèves et recherchera une plus forte participation de leur part. Hoy [1968] a opposé deux grandes tendances dans les modes de contrôle des élèves. Le détentionnaire privilégiera un cadre rigide et fortement surveillé, une organisation autocratique hiérarchique rigide, une circulation de la communication et du pouvoir orientée unilatéralement de haut en bas. L'humaniste concevra l'école comme une communauté éducative où les élèves apprennent par le biais de l'interaction et de l'expérience coopérative ; il se fondera sur l'autodiscipline plutôt que sur le contrôle strict du maître ; il poursuivra la mise en place d'une atmosphère démocratique au moyen de canaux de communication à double sens. Le problème, note cet auteur, c'est que bien des enseignants, entre la formation initiale et leurs premières expériences, glissent de la tendance humaniste à la tendance détentionnaire. Problèmes d'autorité ? On peut le supposer. Dans son souci classificatoire caractéristique, la psychologie sociale va aussi essayer de relier les typologies d'enseignants et les typologies d'élèves. Washburne et Heil [1960] ont distingué ainsi trois catégories d'enseignants (les spontanés, les méthodiques, les contractés) et trois catégories d'élèves (les bûcheurs, les dociles, les opposants). Mais, surtout, pour chaque catégorie d'enseignants, ils ont désigné les supérieurs et les inférieurs en fonction du degré de chaleur et de compréhension manifesté envers les élèves. Or, cette dernière caractéristique s'est avérée déterminante quant à l'efficacité des maîtres, la hiérarchie méthodique, spontané, contracté se révélant seconde (mais non négligeable). Quant aux élèves, les bûcheurs réussissent quel que soit l'enseignant, les dociles progressent davantage avec les spontanés supérieurs et les opposants s'entendent le moins mal avec les méthodiques supérieurs. Dans une autre expérience, Madsen [1968] a comparé trois types de gestion de la conduite des élèves : donner des règles, faire l'éloge des conduites appropriées, ignorer délibérément les comportements inadéquats. Le premier type limite les dégâts, mais difficilement ; le second est le plus approprié ; le troisième fait empirer la situation. En fait, la combinaison la plus efficace joint les deux premiers, d'autant que cela a des conséquences positives sur l'ensemble des éléments de la classe. Quels sont donc les résultats de toutes ces expériences et études ? Ceci, semble-t-il. Le moral est plus élevé dans les groupes centrés sur les élèves ; un style de gestion moins impositif favorise les attitudes constructives et favorables à l'école ; la distribution du pouvoir dans la classe et la compréhension affective suscitent un meilleur climat socio-affectif et, donc, une diminution des conflits et de l'anxiété. Cela amène Morrison et Mac Intyre à conclure ainsi : « Pour les stimuli qui jouent sur l'aversion, on ne.dispose pas de preuves, semble-til, qui démontrent qu 'ils sont plus efficaces que des renforcements positifs bien conçus et bien appliqués. En ce qui concerne les séquelles, les preuves sont plutôt contre les stimuli aversifs. Comme méthode de contrôle de la classe, en effet, la punition est fatigante à maintenir. Entre certaines mains, elle va dégénérer en un festival de menaces et contre-menaces qui va ridiculiser l'enseignant aux yeux de toute la classe et, soit lui aliéner des 65 élèves autrement bien disposés envers lui, soit en fait encourager les enfants difficiles à monter d'autres mises en scène pour le plus grand amusement de tous » (p. 209). Conclusion ? Pour la psychologie sociale, certaines pratiques pédagogiques sont susceptibles de réduire les problèmes d'autorité, mais ce serait un leurre de croire que ces derniers peuvent s'éteindre. En effet, toujours couve le feu... La gestion de la classe est et reste une partie critique. L'école, foyer pour personnalités autoritaires N'oublions pas en effet que la classe est un lieu privilégié des relations humaines, et, qui plus est, de relations d'emblée inégalitaires. À ce titre, elle peut fort bien se faire espace d'expression, d'entretien et de création de personnalités autoritaires. De quoi s'agit-il ? D'un mécanisme mis à jour par Adomo [1950] et qui n'est que la résultante des processus de recherche de protection et d'identification. Le fait que le substrat familial ait été à l'origine de l'étude ne peut en aucune façon dédouaner l'école, car les processus en question y sont éminemment présents. La personnalité autoritaire est produite par les parents qui ont recours à l'égard de leur enfant à des formes rigides et dures de discipline, qui font dépendre leur amour et leur approbation d'une obéissance inconditionnelle de la part de l'enfant, qui mettent plus l'accent dans les relations familiales sur les devoirs et les obligations que sur les échanges affectifs, qui sont excessivement soucieux dans leurs relations interpersonnelles des distinctions de statut et qui ont tendance à mépriser les tenants des statuts inférieurs. Soumis à une telle autorité, l'enfant va nourrir une hostilité trop dangereuse pour l'exprimer à l'égard de ses parents frustrateurs mais redoutés ; s'étant soumis, il acquiert également une image de lui-même qui le fait se sentir plus dépendant de ses parents et, par là, moins à même de les défier ou même de les mettre en question. Ce besoin chez l'enfant de réprimer toute hostilité à l'égard des parents entraîne une identification à l'autorité et une idéalisation de celle-ci avec, simultanément, un déplacement de l'hostilité sur des groupes externes, généralement de statut inférieur. L'état de crainte contribue à constituer la fermeture de l'esprit. Souvenons-nous de ce que nous disions plus haut sur l'évolution des familles par rapport à l'école : l'ouverture de cette dernière n'a pas suivi la première, tant et si bien que l'école apparaît souvent comme un lieu particulièrement autoritaire. De là à soutenir que maintenant l'école est, beaucoup plus que la famille, un lieu de constitution de personnalités autoritaires, il y a un pas qu'on peut franchir, au moins en tant qu'hypothèse qui ne peut être rejetée a priori. Or, qui dit personnalité autoritaire, dit à la fois cristallisation et entretien des problèmes d'autorité. Il n'y aurait donc pas lieu de s'étonner de la prégnance de cette question à l'école. Pourtant, on peut toujours rétorquer que les personnalités autoritaires ne sont sans doute pas le lot commun, tant chez les enseignants que chez les élèves. Espérons-le. Il n'empêche que le rapport à l'autorité, si l'on en croit certaines expériences, apparaît comme très curieux et troublant. Evoquons les célèbres expériences de Milgram, analysées cette fois 66 par Leyens [1983]. Sur la simple injonction d'un expérimentateur, deux personnes sur trois ont accepté d'effectuer un comportement provoquant la mort (ici, envoyer une très forte décharge électrique sur des personnes qui refusaient de réussir à apprendre - en fait, le courant ne passait pas, ce que les manipulateurs ignoraient). Quels sont les facteurs qui ont entravé les seuls rapports d'obéissance ? Le prestige (un « savant » sera moins affecté qu'un quidam) et la proximité de la victime (les hésitations seront d'autant plus fortes que la victime sera vue et non seulement entendue et que le comportement sera administré directement et non pas délégué à un autre). Bien entendu, tout cela est une recherche de laboratoire. Elle laisse cependant fort songeur sur la capacité à assumer un rôle d'autorité à partir du moment où l'on se sent investi et couvert pour une tâche. L'autorité se porte d'autant mieux qu'elle se conjugue avec l'infériorité et la dépersonnalisation. Décidément, aux yeux de la psychologie sociale, les eaux de la personnalité sont fort troubles et l'exercice de l'autorité est tout à fait propice à de tels bouillonnements ! Mais qu'est-ce qui fait que quelqu'un obéit et fait ainsi preuve d'autorité dans la mission dont il se sent investi ? Tout est affaire de responsabilité, note Leyens. Ceux qui refusent le comportement létal sont ceux qui se sentent responsables de leur acte. Les autres font porter la responsabilité soit à l'expérimentateur (« il fallait bien que je lui obéisse ! »), soit à la victime (« ses réponses étaient tellement idiotes ! »). Qui plus est, dans ce dernier cas, les moniteurs continuaient à croire à leur théorie implicite selon laquelle l'homme est profondément bon et raisonnable : c'était seulement leur victime, l'« idiot », qui ne respectait pas leur théorie. Il s'agit alors d'autant plus de punir les contrevenants qui doivent avoir une personnalité particulière qui explique l'aberration et qu'il faut s'empresser de redresser. Autorité, punition, bonne conscience et défense de l'humain vont ainsi très bien ensemble. Nous avons tous des théories implicites de la personnalité qui nous amènent, par exemple, à considérer qu'une femme (professeur) ou une petite fille (élève) est moins cruelle qu'un homme ou un petit garçon, et qu'elle l'est d'autant moins qu'elle est plus belle, c'est-à-dire (en respectant notre amalgame de traits de personnalité) douce et gentille. Qu'on le veuille ou non, le fonctionnement de l'autorité est fort affecté par de telles croyances. Cela ne fait qu'ajouter à notre trouble : si l'on veut bien examiner la question, loin d'être anodins ou passagers, les problèmes d'autorité sont essentiels et permanents. Petit traité de la peur Dans la classe, l'autorité se donne comme affectée par la peur. Dupont [1982] le souligne bien : « Ainsi, rarement avouée mais toujours cruellement ressentie, la crainte du praticien est souvent celle d'une peur ; la peur de la perte du pouvoir, associée à la difficulté de son remplacement par des valeurs nouvelles : faire appel à la créativité de chacun, respecter son indépendance, la recherche de son bonheur individuel, le désir d'accomplissement personnel, ce qui 67 implique nécessairement pluralisme, personnalisation, responsabilité et participation » (p. 13). Or, tout cela est beaucoup plus difficile à gérer dans la classe, surtout si on ne dispose pas soi-même d'un haut degré de stabilité et de maturité émotionnelles. Si l'on compare, par exemple, les contacts d'autorité aux contacts d'intégration dans une classe entre un professeur et ses élèves, les observations faites montrent que les contacts d'autorité sont toujours beaucoup plus élevés que les contacts d'intégration. De plus, il apparaît nettement que les contacts qu'un professeur peut avoir avec chacun de ses élèves varient de façon très sensible (entre un et dix sur une échelle). Le plus souvent, les élèves pour qui prédominent les contacts d'autorité sont en même temps ceux qui ont le nombre de contacts le plus bas avec le maître. La peur fige la distance. Il serait d'ailleurs plus exact de parler de peurs, dans la mesure où l'enseignant refuse qu'on puisse penser de lui qu'il a peur de l'autorité supérieure, qu'il redoute le groupe des élèves et qu'il est incapable de dialoguer. Cela fait beaucoup de peurs à contrôler et à éloigner. L'autorité est censée y pourvoir. On conçoit, dans ces conditions, qu'elle soit une question importante et complexe. Ne faut-il pas « traiter » la peur ? Néanmoins, cela est-il vraiment important ? Cela empêche-t-il les enfants d'apprendre ? Est-ce un moindre mal à payer pour que l'essentiel puisse être atteint ? C'est là que la psychologie sociale s'est faite cognitive et que, comme Raven [1987] par exemple, elle souligne que la mise en œuvre du développement cognitif requiert des capacités dont les éducateurs sont dépourvus en partie, parce qu'ils négligent les qualités psychologiques qui leur sont liées. Gérer le développement autonome des individus, déceler et stimuler les compétences des élèves, leur faire confiance, cela suppose qu'on crée des environnements développementaux caractérisés par la délégation des responsabilités et une confiance mutuelle. Avoir recours à l'ordre, au contrôle, à l'inquisition provoque les effets inverses. La tendance à considérer la discipline et le respect comme l'obéissance immédiate à des critères extérieurs et la crainte de l'autorité n'instaure guère un climat propice au développement des attitudes évoquées comme souhaitables sur le plan cognitif. Reprenant divers travaux, Monteil [1989] insiste à son tour sur le fait que les techniques douces d'engagement rendent plus facile, moins conflictuel, le rapport pédagogique. Là où une pédagogie de l'injonction prescriptive installe des tensions entre les maîtres et les élèves, une pédagogie de l'engagement, fondée sur le sentiment de liberté, concourt à les effacer et apparaît d'une plus grande efficacité pour favoriser chez l'éduqué à la fois l'intériorisation des normes et des valeurs de l'éducation, et l'acquisition des savoirs. Il convient aussi d'insister sur l'importance des premières conduites en ce domaine ; elles facilitent beaucoup les rapports pédagogiques quand elles sont obtenues dans un contexte de liberté, sachant que la soumission librement consentie est un facteur puissant de modifications comportementales. En effet, chacun est amené à « gérer » ses actes par la suite. Comment s'en sort-on ? La théorie de la dissonance cognitive apporte quelques lumières sur certaines réac68 lions en classe, comme les demandes d'autorité ou les sentiments par rapport à la fraude. Cette théorie constate qu'un individu, après avoir accompli un acte à ses yeux répréhensible, aura vis-à-vis de cet acte une attitude plus indulgente qu'auparavant. Si, en revanche, l'individu se refuse à l'accomplissement de cet acte, sa connaissance des récompenses auxquelles il a renoncé (une meilleure note, par exemple) entre en dissonance avec la connaissance de son comportement et génère facilement un sentiment d'injustice. Cela l'amènera à juger plus sévèrement qu'auparavant l'action accomplie par d'autres ou tolérée par le maître. La dissonance sera d'autant plus grande que les récompenses auxquelles il a renoncé sont plus fortes (lors d'un contrôle, la « tolérance » est moins grande que lors d'un simple exercice en classe). Il semble d'ailleurs que plus la menace est faible et plus ceux qui n'accomplissent pas l'action sous la menace vont trouver peu désirable cette action. Il serait donc possible que les menaces de punitions légères soient plus efficaces que des punitions graves pour assurer la formation d'un système de valeurs chez les enfants. Les menaces fortes n'entraînent pas l'adhésion et entravent le processus d'influence. Or, ce dernier admet trois niveaux : la complaisance (l'accord n'est qu'apparent et ne remplit que des fonctions instrumentales d'acceptation de l'autre et de discrétion par fusion dans l'ensemble), l'identification (ce mécanisme est fondé sur le désir de promouvoir et de conserver des relations positives avec la source d'influence) et l'intériorisation (la haute crédibilité de la source produit alors une modification des croyances ou un suivisme durable, même en l'absence d'une relation directe ou symbolique avec la source d'influence). Les menaces fortes risquent, au mieux, d'inciter les individus à se contenter du premier niveau, à savoir la complaisance. On pourrait estimer que la pédagogie commence, au contraire, au second niveau, celui de l'identification. Les stratégies de l'influence Faire la classe, c'est donc être soi-même sous influence, mais c'est peutêtre surtout mettre les autres sous influence. Sans oublier ceci : les autres en question, donc les élèves, s'influencent aussi fortement. L'autorité est aussi à poser à ce niveau, même si cette variable, bien connue, est peu utilisée explicitement dans le processus éducatif, en dehors des exhortations habituelles (« Vous devriez aider un tel », « Prends exemple sur ton camarade »). Durning et Tremblay [1988] rapportent des expériences d'intervention de pairs comme agents de renforcement auprès d'enfants-cibles particulièrement difficiles. Moyennant un entraînement préalable (ignorance des conduites inappropriées des autres, renforcement des comportements adéquats), des enfants de 5 ans se sont avérés de bons modificateurs des conduites d'enfants de 3 ans présentant des difficultés de relations avec autrui. Chargés de distribuer des félicitations et des bonbons aux enfants-cibles en fonction de leurs conduites et de façon non systématique, les enfants-intervenants ont accompli leur tâche de façon responsable et efficace. Autrement dit, les conduites de discipline scolaire d'enfants en 69 difficulté peuvent être prises comme cible d'interventions, aussi efficaces quand elles sont gérées par les pairs que quand elles le sont par l'enseignant. Faire la classe, c'est agir sur la conduite. Mais c'est aussi être agi par la conduite des élèves. Ces derniers agissent leur conduite et ils ne le font pas n'importe comment. Prenons un exemple rappelé par Dassin [1993]. Quand il « choisit » sa place dans la classe, l'élève adopte et développe en même temps un style et une stratégie interactionnels déjà utilisés. Certains élèves vont ainsi expérimenter, avec l'enseignant représentant l'ordre et avec la classe représentant la société, un certain type d'attitudes reposant sur le rejet et le paraître. Ils apprendront un rapport ambigu avec l'autorité et un sentiment de mépris et de rejet vis-à-vis de l'ensemble social. Dans bien des cas, la situation en fond de classe favorisera une stratégie de la provocation (amuseur ou perturbateur), une stratégie de l'opposition (chef de bande) ou une stratégie du retrait (marginal). Le positionnement spatial est ainsi susceptible de déterminer l'attitude de chaque membre du groupe mais aussi l'attente du groupe concernant cette attitude et la réponse comportementale que chacun va donner à cette attente. La fabrication des rôles sociaux s'articule ainsi autour de la gestion de l'autorité. Il serait certes possible de continuer à présenter les éclairages de la psychologie sociale sur l'autorité et son fonctionnement. Mais ce n'est pas directement notre objet, même si ces apports sont tout à fait significatifs. Contrairement à la psychologie du développement, qui a tendance à considérer que l'autorité n'est pas un problème et que les problèmes d'autorité peuvent et doivent être résolus, la psychologie sociale nous permet d'entrer plus spécifiquement dans les mécanismes de l'autorité et d'en souligner la complexité. Au total, l'autorité apparaît comme tellement liée à chaque individu, comme tellement liée aux rapports entre les individus, comme tellement liée aux différences entre les individus, qu'il n'est nullement étonnant qu'il y ait des problèmes d'autorité. C'est l'inverse qui doit surprendre. La psychologie sociale constate que la gestion de la classe est une partie fortement critique et elle établit qu'il peut difficilement en être autrement. On ne peut donc pas se débarrasser de l'autorité, on ne peut que la vivre et l'affronter à l'école. La complexité et l'ampleur de ses mécanismes sont telles qu'on est en quelque sorte condamné à faire avec, le moins mal possible, quand c'est possible. La psychologie clinique et l'autorité Comme la psychologie sociale, la psychologie clinique accorde beaucoup d'attention et de considération à l'autorité. Elle ne considère pas que celle-ci soit un problème à réduire. Pour elle, avant tout, les problèmes d'autorité sont un fait qu'il convient d'abord de respecter comme tel. Roux [1990] souligne ainsi que 70 la situation des enseignants s'est fragilisée dans la mesure où ils ont perdu le prestige d'être l'unique source du savoir tout en ayant paradoxalement vu accroître leur rôle en matière de discipline et de maintien de l'ordre. Pourquoi ? Parce que l'exigence de discipline se fait très forte, mais dans un climat global de tolérance et alors que le recours à l'administration et aux instances externes ne peut plus être effectif. Tout se passe comme si on demandait plus en accordant moins. La relation entre l'enseignant et les enseignés est en permanence troublée par cet élément tiers qu'est le système éducatif et ses exigences. Mettre des notes, corriger des copies, remplir des bulletins trimestriels, ce sont des limites à une gestion relationnelle des rapports entre le maître et les élèves. L'institution souligne ainsi de plus en plus douloureusement les difficultés d'enseigner et d'apprendre, sans pouvoir désormais masquer l'exigence sous l'aide, ce qui fait que l'enseignant, lui, se retrouve exposé. Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que les maîtres oscillent dans leurs attitudes, alternant lais-seraller et directivité, tolérance et raideur. En effet, quand on est à la fois lié à et distant de l'institution, on ne sait plus très bien quelle place faire à sa subjectivité dans la relation aux élèves. Or, on ne peut faire l'économie de cette implication de la subjectivité. Le pédagogue des Danaïdes Est-ce à dire que l'acuité et la permanence des problèmes d'autorité signent les difficultés que l'école rencontre pour faire sa place au sujet ? On peut le penser. Pain [1992] rappelle que le désir, indice éminemment subjectif, fut évacué avec détermination de l'appareil scolaire : « L'appareil vise l'assujettissement éducatif, rien de moins, et c'est une modélisation coloniale qui prend forme, à l'égal in vitro de ses manifestations ostensibles outre-mer. La relation pédagogique qui occupe le terrain de l'école est une relation de force, une relation contrainte mais justifiée, morale, sereine, dans le cadre du développement occidental. Elle va donc réussir, le temps qu 'elle représente suffisamment le type de rapport culturel que construisent les formations sociales, les sociétés dans leur développement. Le temps qu'elle permette au fantasme de postuler des sorties sociales, des statuts, pour le moins la reconnaissance du langage du voyageur par un diplôme signifiant et significatif» (p. 12). Rousseau aurait préalablement mis à jour la double contrainte de la relation éducative : on ne peut apprendre que librement ; on n'apprend bien qu'avec un enseignant, qui soit aussi de fait éducateur. Le précepteur imposé est la condition sine qua non de la liberté d'apprendre. Aliénation et transfert gageront la réussite, marqueront le choix de réussir à apprendre. Le sujet (et sa liberté) a à peine le temps de montrer son nez à la fenêtre de l'école qu'il reste à le conquérir, à l'attraper in situ. La violence de la relation accroche l'élève ; il reste à l'accrocher au savoir, avant qu'il ne décroche d'une relation le plus souvent contrainte. Malheureusement, quand le savoir n'est plus lui-même une promesse d'inscription dans l'institution et la société, la violence de la situation 71 scolaire risque d'apparaître gratuite, générant en retour des situations délicates à gérer au sein de la classe. L'autorité fait alors des problèmes et l'autorité devient de plus en plus centrale dans la question scolaire. La relation exhume ses possibles, entre l'angoisse et l'émotion. Quand l'angoisse s'installe, il faut alors soit se soumettre, soit combattre, soit fuir vraiment, soit fuir dans l'imaginaire, soit agresser. La fuite et le combat étant difficiles à l'école, restent des voies insécurisantes pour la relation quotidienne. Une telle situation est difficile à vivre et à assumer, d'abord parce que la culture classique du milieu est à l'opposé. Debarbieux [1990] rappelle que le Code Soleil, ce grand texte de la morale laïque, installe dans l'imaginaire des enseignants un idéal de courtoisie, de politesse, de discipline ferme et souriante, basée sur une autorité naturelle qui tient du mythe fondateur. Ensuite, parce que, du côté de l'adulte, la violence est perçue comme le risque de se faire prendre sa place par un élève, de voir sa place détournée par un plus puissant qui deviendrait le véritable détenteur du pouvoir, ce qui génère un désir de maîtrise totale de la classe. Du côté des élèves, la violence n'est pas vécue comme le désir de remettre en cause le pouvoir de l'adulte, mais plutôt comme la résultante d'une situation de non-communication et de passivité à laquelle ils sont assujettis, ce qui n'empêche nullement, au contraire, que la spirale de l'incompréhension et de l'antagonisme ne puisse s'enclencher. On peut en avoir une illustration mineure dans le jeu du pédagogue permissif rappelé par Longone [1990], sur les traces de l'analyse transactionnelle. Le pédagogue se veut ouvert, permissif, sauveteur dans un premier temps ; il se projette sur les autres. Deuxième temps, il se fait frustré, victime, méconnu et mécontent de ces élèves « qui en profitent ». Troisième temps, il devient répressif, persécuteur, faisant savoir son ressentiment à l'égard de ceux qui l'ont plus particulièrement trahi. Quatrième temps, il se repent, est confus, trouve qu'il a exagéré, a été maladroit, au besoin ridicule. Cinquième temps, il se retrouve permissif, sauveteur, désireux de se racheter, de prendre en charge, de s'oublier. Et le jeu recommence... Gestion des émotions et apprentissage de la négociation devraient permettre de sortir de ce jeu des Danaïdes. Ce dernier exemple nous a introduit à la possibilité d'une gestion douce des conflits de la relation éducative. Il n'est pas certain que cela soit toujours possible. Il n'empêche que la psychologie clinique, après avoir reconnu et examiné l'ampleur des problèmes d'autorité, se pose effectivement la question des remédiations, mais les réponses apportées ne sont pas du même ordre : faut-il réguler l'autorité ? Faut-il se débarrasser de l'autorité ? On conviendra que les voies ne sont pas les mêmes. Commençons par examiner l'option régulation. La notion et le mythe de l'autorité naturelle sont la première forme, classique, de cette régulation. Analysant le rôle joué par le corps dans la classe, PujadeRenaud [1982] relève la volonté de tout enseignant de maîtriser les regards des élèves pour arriver à soutenir son propre corps et soi-même dans cette situation risquée d'exposition. La menace latente contenue dans les regards se comprend dans une situation globale d'attaque et de défense, tant et si bien que la relation pédagogique s'établit sur un rapport de force que traduit le langage courant de 72 dévoration. Maître et élèves se cherchent, dans cette ambivalence où résonnent à la fois l'agressivité et un désir d'ordre affectif : amour et violence sont conjoints, tant et si bien qu'on peut se demander si le rapport de force, si l'attaque et la défense ne constituent pas des structures intrinsèques de la relation pédagogique. L'autorité naturelle signerait d'ailleurs cette capacité « physique » que la plupart considèrent comme innée, elle désigne la maîtrise et la dénégation de la peur. Elle représente la conciliation de deux thèmes, le contact-proximitéfamiliarité d'une part, le contrôle-domination-pouvoir de l'autre. Faire tenir ensemble ces deux aspects, c'est se voir investi d'une autorité naturelle que le corps, la voix et les postures vont traduire. Mais un tel naturel est construit car le maître y endosse un masque, emprunte une voix, compose son attitude et ses gestes, revêt une tenue professionnelle. Il s'agit tout à la fois de se montrer et de se protéger, d'occuper le devant de la scène tout en se maintenant prudemment derrière son rôle. Une nouvelle fois, il est bien question de la gestion de la subjectivité dans la relation, tant celle du maître que des élèves. La théâtralité met en scène l'autorité en la parant au besoin de la séduction, dans un jeu où l'autorité ne saurait être précisément naturelle en dehors d'un faire-croire qui exige le respect du jeu. Cliniquement parlant, l'autorité naturelle est un trompe-Fœil qui réussit à ne pas se faire voir. Elle est un mode de régulation des problèmes d'autorité. Le sourire de la clarification conceptuelle Seulement, dans bien des cas, ce mode va rester incantatoire et culpabilisant (« Je n'y arrive pas », « Je n'ai pas le don »). D'autant que la situation a changé ces dernières années, notamment, nous venons de le voir, dans la nonidentification à et de l'institution. Duke et Jones [1984] insistent sur ce point. Les comportements réprouvés ont évolué : l'agitation de la fin des années soixante a laissé la place à la violence et au vandalisme du milieu des années soixante-dix, puis à l'inefficacité et à l'apathie de la fin de ces mêmes années et, enfin, à l'absentéisme et à l'école buissonnière des années quatre-vingt. Les difficultés économiques et les difficultés à répondre aux intérêts des élèves expliquent en partie ces changements. Bien entendu, chaque partenaire est sensible à des perturbations privilégiées : absentéisme pour l'administration, irrespect et chahut pour les enseignants, agressions pour les élèves. Il ne s'agit pourtant là que d'un constat. Bien des programmes de formation et de remédiation vont s'appuyer sur des démarches cliniques pour tenter d'enrayer la dégradation et d'aider les acteurs éducatifs. Qu'il suffise ici de citer, pour mémoire et parmi bien d'autres, l'analyse transactionnelle ou la méthode Gordon des enseignants efficaces. Elles cherchent principalement à clarifier la communication entre le professeur et les élèves, à l'instrumenter et à la contractualiser. D'autres approches vont intégrer l'efficacité des apprentissages et le sens que l'école peut prendre dans tel ou tel environnement social. D'autres encore se fondent sur une pédagogie coopérative qui cherche à réduire les conflits, à développer le sens moral et la justice, à proposer des alternatives aux comportements destructifs. 73 Bref, la régulation des problèmes d'autorité par la formation est un secteur florissant, à l'image des difficultés quotidiennes de la pratique scolaire de la gestion de la classe. Outre la mythification de l'autorité naturelle et les formules nombreuses de remédiation, la psychologie clinique propose encore une troisième modalité de régulation de l'autorité, la clarification conceptuelle. Ardoino [1976] nous invite ainsi à distinguer la problématique du contrôle (nécessairement normatif, hiérarchique, lié à des structures institutionnelles et à l'exercice du pouvoir) de la problématique de l'évaluation (qui convient aux phénomènes intéressant les personnes, leurs interactions, et qui tourne autour de la question de l'autorité, de sa remise en cause et de son évolution). De Peretti [1976] avait déjà tenté de mettre de l'ordre dans ces notions. Il rappelle que la discipline a comme finalité d'ordonner dans un groupe un jeu modéré des rapports et des protections, des influences et des contraintes. Dans cette perspective, la structure institutionnelle du groupe a pour fonction de modérer et de stabiliser les rapports interindividuels, de façon à économiser les efforts d'adaptation réciproque. Mais la cohérence et la cohésion sont toujours fragiles, tant et si bien que sous l'organisation formelle explicite peut très bien s'établir une organisation informelle, spontanée, qui ne peut être contrariée efficacement, sauf à tomber dans le durcissement, la censure, la bureaucratie et autres pathologies institutionnelles. Trop souvent, pouvoir et compétence, autorité et commandement sont des conceptions confondues, comme à dessein ; il en résulte une concentration de puissance sur une seule personne dans un groupe. Qu'est-ce que l'autorité sinon la fonction qui optimise l'accroissement des diverses variables structurelles ou dynamiques selon lesquelles l'être et la vie d'un groupe d'individus peuvent être saisis significativement et conduits ? De Peretti le souligne fortement : « L'autorité existe autant que sont soutenues au sein d'un groupe (dans la recherche d'un régime de relations) la cohésion et la production, la clarté des objectifs ou l'acceptation des moyens d'action, l'adaptation des méthodes de travail, l'acceptation des rôles réciproques et du réseau de communications, l'opportunité des normes et des sanctions » (p. 190). Commander, c'est impulser les activités qui assurent la régulation de l'autorité dans un groupe. Rien n'exige que ces activités soient le fait d'une seule personne. Il convient donc de distinguer le pouvoir, l'autorité, la compétence et la responsabilité. Sous-entendu : si l'on avait conscience de ces différents niveaux et de leur fonctionnement, nul doute qu'on arriverait à mieux maîtriser la question de l'autorité dans la classe et à mieux gérer le groupe dans un partage relationnel des composantes et des nécessités. La clarification conceptuelle devrait donc désamorcer les problèmes d'autorité et, par là, contribuer à leur régulation. N'est-ce pas là une vision par trop douce, fonctionnelle, consensuelle, conviviale et empathique ? 74 Saint Sébastien, patron des élèves, victime des maîtres Certains ne manqueront pas de l'estimer, dans les rangs mêmes des cliniciens. En effet, réguler l'autorité ne semble ni possible ni souhaitable à beaucoup : il convient, plus fortement, de se débarrasser de l'autorité. On trouve une analyse de ce type dans le très bel ouvrage de Canetti, Masse et puissance [1966]. Lui aussi cherche à définir les termes comme le pouvoir, la puissance et l'ordre, mais il aboutit à une conclusion beaucoup plus radicale. Certes, son univers de référence est politique et social, mais le domaine éducatif peut aussi s'y référer. Suivons-le un peu plus longuement car son éclairage psychologique ne peut laisser indifférent. Au pouvoir, dit-il, s'associe quelque chose de proche, de présent, que la force physique traduit bien. La puissance, c'est un pouvoir qui prend son temps, qui s'amplifie, qui dilate le temps et l'espace. Un des moyens de la puissance, c'est la question. Et la liberté d'une personne consiste pour une bonne part à être à l'abri des questions. C'est bien la plus forte tyrannie qui se permet la plus forte question. Sage, à l'inverse, est la question qui met fin à l'interrogation. Qui peut se le permettre répond par des questions ; entre égaux, c'est un mode éprouvé de défense. Se taire est un autre moyen de défense, extrême, dans lequel les avantages et les inconvénients se tiennent en balance, car celui qui se tait donne l'impression d'être plus dangereux qu'il ne l'est, tant et si bien que le silence obstiné peut déboucher sur la question criminelle, la torture, chargée de prouver et de briser le silence et la personne. Le secret est, au fond, le plus intime de la puissance ; c'est du pouvoir condensé, hypostasié. La puissance implique une pénétration inégalement distribuée. Le souverain pénètre mais ne se laisse pas pénétrer ; c'est à lui d'être le plus secret, sa maîtrise en dépend. Il est bien vrai qu'une bonne partie du prestige qui s'attache aux dictatures tient à ce qu'on leur attribue la force concentrée du secret, alors que les démocraties partagent le secret et le dissipent entre beaucoup de gens. Mais la puissance a aussi la jouissance du jugement négatif. C'est une joie dure et cruelle que rien n'égare. Après tout, le jugement n'est jugement que lorsqu'il est porté avec une sorte d'assurance inquiétante. Il ignore la clémence, comme la prudence. C'est le jugement inconditionnel et le jugement rapide qui se peignent en plaisir sur les traits de celui qui juge. Ce plaisir vient de l'écart auquel on procède en jugeant : l'autre est désigné dans un groupe inférieur, l'autre nous élève en étant rabaissé. Qui plus est, il n'est pas douteux que beaucoup d'interdits ne sont portés que pour étayer la puissance de ceux qui peuvent en châtier et en pardonner la transgression. Grâce et condamnation sont les figures indissociables du pouvoir. Mais ce dernier s'exerce avant tout par l'ordre, plus ancien que le langage (puisque les chiens peuvent le comprendre !). Il est de la nature de l'ordre de déclencher une action, de ne permettre aucune contradiction, de ne tolérer ni discussion, ni explication, ni doute. L'action exécutée par ordre diffère de toutes les autres, en ce qu'elle est ressentie comme quelque chose d'étranger tout en faisant croître la puissance du donneur d'ordre. Canetti analyse ainsi l'ordre : « Tout ordre se décompose en une impulsion et un aiguillon. L'impulsion contraint celui qui la reçoit à l'exécuter, et ce conformément au contenu de 75 l'ordre. L'aiguillon reste au fond de celui qui exécute l'ordre. Ceux qui ont le plus à souffrir des ordres sont les enfants. C'est miracle qu 'ils ne s'écroulent pas sous leur poids, qu 'ils survivent au harcèlement de leurs éducateurs. Qu 'ils les reportent tous sur leurs propres enfants, avec la même cruauté, c'est aussi naturel que mordre et parler. Mais ce qui surprendra toujours est l'intégralité avec laquelle se conservent les ordres datant de la prime enfance ; ils sont là dès que la génération suivante fait avancer ses victimes. Aucun enfant, serait-ce le plus banal, n'oublie aucun des ordres qui l'ont malmené » (p. 324). L'histoire de l'école ne saurait donner tort à ce jugement sans appel ; le chapitre précédent l'a suffisamment montré. Mais notre propre histoire personnelle, marquée par des souvenirs douloureux que nous ne cessons d'évoquer lorsqu'il s'agit de retrouver notre parcours scolaire, ne suffit-elle pas à corroborer cette analyse ? Le pédagogue n'a-t-il d'autre choix que de décocher ses flèches sur les élèves ? Il y a plusieurs modalités de l'ordre. Un ordre individuel entraîne la formation d'un aiguillon, la menace qu'il comporte ne peut se dissiper entièrement. En revanche, un ordre donné à un collectif a un caractère bien particulier. Il vise à faire de ce grand nombre une masse et il n'éveille pas la peur dans la mesure où il y réussit. Quand un orateur produit la masse et la maintient en vie par un ordre supérieur, il peut ensuite lui demander ce qu'il veut, elle est prête à le suivre. On conviendra qu'une telle solution n'est guère plus enviable, sur le plan éducatif. Je m'autorise à être libre Canetti est formel : « De quelque côté qu'on l'examine, l'ordre, sous la forme achevée et compacte qu'il a revêtue au bout d'une longue histoire, est l'élément isolé le plus dangereux de la vie collective des hommes. Il faut avoir le courage de s'y opposer et d'ébranler sa domination. Il importe d'en garder libre l'essentiel de l'homme » (p. 353). Soit, mais il n'est guère aisé de lui résister. On peut esquiver les ordres en ne les entendant pas, en ne les exécutant pas, car l'aiguillon n'est engendré que par l'exécution des ordres, par l'action qui résulte d'une pression étrangère. Mais toute résistance a un coût que le pouvoir fait savoir, que l'autorité affirme, que la puissance rappelle. Il peut aussi arriver un moment où l'on est tellement rempli d'aiguillons qu'on n'a plus l'esprit à autre chose, qu'on ne sent plus qu'eux. Dans ce cas, se défendre contre de nouveaux ordres est une question de vie ou de mort ; il faudra ne pas entendre ou, si l'on entend, ne pas comprendre ou, si l'on comprend, faire le contraire de ce qui est commandé. L'aiguillon est un intrus, il ne s'assimile pas, il est indésirable, il est ce qu'on a commis, il a la forme exacte de l'ordre, il est le témoin perpétuel que l'on n'a pas été soi-même, l'auteur de tel ou tel acte. On se sent sa victime, tant et si bien qu'il est vrai que les hommes qui ont agi par ordre se sentent parfaitement innocents. Ni coupables, ni responsables. Victimes de l'autorité. Une éducation qui fonction76 nerait ainsi ne saurait être qu'un échec. On ne peut éduquer par les ordres, on ne peut éduquer par l'autorité, on ne peut réguler l'autorité. Son mécanisme même est pervers, c'est bien pourquoi il faut se débarrasser de l'autorité. Une telle analyse peut certes apparaître radicale. Elle n'en permet pas moins de comprendre, sous un certain angle, ce qui peut se passer et se jouer dans la relation entre le maître et les élèves quand celle-ci est basée sur l'autorité. Peut-on transposer directement l'univers politique à l'univers éducatif ? Certains le pensent qui, en se référant à des options politiques, dans une optique psychosociologique, vont prôner une pédagogie qui se doit d'exclure tout rapport d'autorité. La fonction éducative tiendra même en cela. Cette démarche se trouve très nettement chez Lobrot [1973], quand il examine l'autorité à l'école. Inutile d'ajouter que, dans cette perspective, l'autorité-régulation, qui rappelle qu'on peut assurer les fonctions de gestion du groupe en se distanciant des phénomènes de pouvoir, va apparaître comme un artifice supplémentaire. On ne peut composer avec l'autorité, il reste à s'en dessaisir. Si l'autorité nous affecte tant, c'est qu'elle relève de ces mêmes affects. Ceux qui la détiennent ressentent des sentiments ambigus de honte et de fierté, qui les incitent à la fois à montrer et à cacher ; ceux qui la subissent nourrissent tout autant la soumission que la haine, car ils aiment ce qu'ils détestent, ils se sentent protégés par ce qui les écrase. Alors que faire ? Choisir l'autonomie contre l'autorité, se libérer du poids et du handicap de l'autorité. Lobrot prônera ici la pédagogie non directive, dont il décrit ainsi les conséquences : « Les individus qui sont amenés à vivre une expérience dans ce contexte pédagogique : 1) peuvent agir d'une manière nouvelle qui ne leur est pas permise normalement dans un contexte autoritaire ; 2) peuvent contester cette autorité qui s'abolit elle-même et aller ainsi jusqu'au bout d'une révolte qui n 'est qu 'esquissée dans la vie ordinaire ; 3) peuvent mieux se situer par rapport aux autorités existantes dans la vie sociale, qui sont généralement survalorisées et mystifiées. Du fait de cette activité de nature expé-rientielle, ils sont conduits à remanier le monde de leurs fantasmes concernant l'autorité et conjointement à se construire de nouveaux fantasmes et de nouvelles pulsions » (p. IX). Qu'on se le dise ! On peut apprendre à vivre libre, autonome, c'est-à-dire hors autorité. Mais comment cela est-il possible ? Comment peut-on s'autoriser ainsi à être libre ? Cela tient à la nature de l'autorité. L'autorité est, dans son essence, psychologique ; c'est une réaction et une attitude humaines face à autrui et à la nature. Certes, elle est aussi structurale et institutionnelle mais ce n'est pas parce que des désirs aliénés donnent naissance à des ensembles qui ressemblent à des machines et à des appareils qu'ils cessent pour autant d'être des désirs pleinement humains. Il faut donc toujours retrouver cette racine psychologique et agir sur elle. 77 L'autorité, malade du développement À l'origine de l'autorité, on trouve une carence dans le développement de la personnalité. La personnalité autoritaire est dominée par l'angoisse qui résulte d'un manque de confiance systématique envers les individus. Ceux-ci, parce qu'ils sont dangereux, faibles, incertains, devront être contraints. L'autorité résulte d'une conception purement défensive des rapports humains. À l'école, on ne se contente pas de rechercher les effets pratiques des interdits et des obligations, mais on poursuit en même temps les effets psychologiques, soit des refus et des craintes qui empêchent les expériences positives. C'est parce que l'on considère dangereux pour l'individu l'accès aux formes supérieures libidinales, hédoniques, créatives, mais incontrôlables des instincts et des pulsions, qu'on interdit et contraint, au nom de l'éducation. L'essentiel du phénomène autoritaire, c'est donc la négation du désir et son déplacement soit sur des conséquences malheureuses d'actes que l'on réprouve, soit sur des conséquences heureuses d'actes que l'on impose. La contrainte désigne le manque de coïncidence entre l'acte et le désir. Un acte accompli et voulu sans être désiré est un acte contraignant. L'autorité est l'antithèse du désir ; la liberté est l'absence de contrainte et l'affirmation du désir. L'homme est en mal continuel de libération ; l'éducation, parce qu'elle privilégie l'autorité, a plutôt tendance à le contrarier, car l'homme a peur de l'homme. On pourra certes estimer qu'une telle position est radicale et, par là même, simpliste. Suffit-il de magnifier le désir et la liberté pour récuser et supprimer l'autorité ? Une telle rhétorique n'est-elle pas avant tout incantatoire ? Sur quelles bases peut-on alors concevoir la régulation des relations entre les personnes ? Cela ressort-il d'une simple naturalité optimiste ? Bref, les questions posées restent nombreuses. Les critiques n'ont d'ailleurs pas manqué de s'abattre sur ce jusqu'au-boutisme. N'en retenons qu'une seule. Gillet [1987] dénonce les assimilations entre la non-directivité, la suppression de l'autorité et l'autogestion politique. Les termes, chez Lobrot, sont équivalents et le but premier de l'école devient de détruire le rapport d'aliénation, le rapport autoritaire, à fin de changer la société en partant de sa base. Autrement dit, de la description de la société idéale, on passe à la prescription de ce qu'il faut faire pour la réaliser. L'éducation s'assortit à la politique et, ici, à la révolution, qui entend détruire le rapport d'autorité. Le projet politique et social précède le projet éducatif ; l'autogestion sociale précède l'autogestion pédagogique, même si cette dernière reste première au niveau des moyens à prendre. La non-directivité, assimilée à l'autogestion, fournit une caution scientifique psychologique et un moyen d'action pédagogique au discours révolutionnaire. Certes, les critiques de la critique de Lobrot peuvent être nombreuses et pertinentes. Mais elles ne peuvent enlever ceci, dont témoignent les discours radicaux que nous venons de présenter : l'autorité fait tellement problème que pour certains la seule solution est de s'en débarrasser. On ne pourrait donc pas l'aménager, traiter avec elle, la réguler ; la seule solution est de la combattre, de la réduire à néant. On ne compose pas avec un tel ennemi. L'autorité, mal radi78 cal ? On pourrait le croire, si l'on suivait certains auteurs. La psychologie clinique, qui commence par reconnaître la réalité, l'ampleur et l'intensité des problèmes d'autorité, se divise fortement lorsqu'il s'agit de définir l'attitude à adopter face à eux. Les uns vont prendre une voie prudente et chercher à les réguler. Mais alors, on se demande toujours si l'atténuation et les efforts de gestion ne fonctionnent pas comme des tranquillisants. En effet, on sait bien que l'autorité naturelle n'en est pas une. En effet, on sait bien que les programmes de remédiation ont leurs limites. En effet, on sait bien que la clarification conceptuelle n'évite pas toutes les fièvres dans l'action. Les autres vont prendre une voie extrême et considérer que le traitement doit être absolu, chirurgical, ablatif. Mais alors, on se demande si le remède ne va pas être pire que le mal, si l'on va pouvoir continuer à vivre amputé. En effet, se débarrasser de l'autorité, c'est renverser tout un fonctionnement social et se retrouver sans sécurité, mais toujours à devoir vivre avec les autres. Car se débarrasser de l'autorité, c'est renverser le fonctionnement pédagogique et se retrouver démuni pour sauter dans l'inconnu, sans repères pour éduquer. Auquel cas, angoisses, peurs, craintes risquent de nous assaillir, tant et si bien qu'on se demande ce que l'on a gagné, même sur le plan psychologique. N'a-t-on pas échangé les angoisses et les problèmes ? S'agit-il bien d'une délivrance et d'une liberté ? S'agit-il bien encore de la liberté d'autrui ? 79 Le salaire de la peur II n'est pas étonnant, à première vue, que la psychanalyse aborde l'autorité sous le même angle que la psychologie clinique. N'en est-elle pas, après tout, une composante ? Est-ce à dire, pour autant, qu'elle n'apporte rien de spécifique ? Nous ferons l'hypothèse inverse, ne serait-ce que pour prendre en compte les très nombreuses contributions qui s'y réfèrent dans le domaine qui nous occupe, À l'image de la psychologie clinique et de la psychologie sociale, la psychanalyse va commencer par établir que, pour ce qui est de l'autorité à l'école, c'est un fait que ça se passe mal Elle explique d'ailleurs très souvent qu'on comprend bien pourquoi il en est ainsi. Elle le fait depuis longtemps, si l'on se réfère, par exemple, aux travaux d'Hermann [1934] sur les racines inconscientes de la désobéissance. En effet, obéir est difficile. Les conflits qui structurent certaines parties de notre être déclenchent des réactions de résistance. La méthode psychanalytique permet d'affaiblir ces résistances, non pas en faisant appel à la volonté, ni en amenant l'autre à faire plaisir, mais en repérant dans le passé les situations où de tels comportements avaient de bonnes raisons de se développer. Patience et compréhension sont donc les armes psychanalytiques contre la désobéissance. Elles rencontrent inéluctablement les trois moyens classiques d'obtenir l'obéissance, soit ceux qui s'appuient sur l'instinct de domination, ceux qui se rattachent au désir d'être aimé et ceux qui relèvent des arguments de raison. Tant et si bien que derrière la désobéissance peut très bien se cacher une obéissance au désir inconscient de celui qui commande. De même que derrière l'obéissance exagérée, se cache une soumission problématique. La désobéissance est en quelque sorte une tentative de se guérir soi* même. L'âme se débat dans un conflit ; elle veut obéir mais n'y parvient pas, 81 parce que des forces opposées s'affrontent en elle, des forces encore plus puissantes que celles du rapport de domination. Les pulsions qui se sont emparées de l'âme exigent une satisfaction immédiate. Comment parvenir à retrouver et à dénouer les fils et les liens de ce conflit interne au sujet, sinon par la compréhension psychanalytique et la patience pédagogique ? Ce sera le rôle de l'éducateur formé, qui ne devra donc pas s'étonner de la présence et de la persistance des résistances des élèves. La pédagogie ou le refus du jeu des chaises musicales Un tel éducateur, que les pédagogues touchés par la théorie freudienne ont longtemps appelé de leurs vœux, pourra-t-il « résoudre » les problèmes d'autorité à l'école ? Rien n'est moins sûr, si l'on en croit des travaux plus récents. En effet, la tâche est énorme, la question étant tellement profondément liée à la structure de tout un chacun. Blanchard-Laville [1990] montre tout particulièrement, à partir de séances d'analyse de pratiques avec des enseignants, combien l'espace du dialogue entre le professeur et les élèves est encombré de projections. C'est ce qui fait qu'une question toute simple d'un élève va être perçue, dans un certain contexte, comme une provocation ; elle vient toucher au vif une problématique brûlante chez un enseignant, déclenchant une réaction dont la violence contraste avec la banalité de l'intervention de l'élève. La même chose ne manque pas de se produire chez les élèves, cette fois l'« agression » venant du professeur. Bref, les « problèmes » sont complexes, fréquents et difficilement maîtrisables, même si le travail psychanalytique permet de les approcher, de les comprendre et de les problématiser. On trouvera une preuve supplémentaire de cette quotidienneté des soubresauts de l'autorité dans les phénomènes répétitifs du chouchou. Jubin [1991] a analysé comment le chouchou, qui souligne la force de la relation affective dans la classe, fait émerger le sentiment d'injustice aussi bien pour l'élève non élu que pour le maître et même, parfois, l'élève choisi. Les autres, les ordinaires, ne vont pas manquer de reprocher à l'enseignant la défaillance d'une capacité symbolique très profonde ; ils dénoncent une faille, un manquement à une règle primordiale dans la classe : l'organisation juste des échanges et de la reconnaissance. Logiquement, les élèves se défendent. Mais ils ne sont pas les seuls : le maître lui aussi se défend. Il sait l'injustice qu'il y a à éprouver des préférences, il en ressent une forte culpabilité, il est amené à ne pas montrer ses penchants, il est alors obligé de calculer ce qui d'ordinaire va de soi (sa bonne distance aux élèves et à ses sentiments). Conflit donc. Conflit entre le devoir professionnel et le désir plus sourd que traduit une attirance envers un élève, d'autant que ce maître séducteur est d'abord un maître séduit, pris dans un sentiment qui risque de bloquer la machine pour la majorité des élèves. Comment continuer à être un pôle identificatoire pour eux ? Comment tenir son rôle d'enseignant s'il ne peut plus détourner vers la connaissance l'élan de tel élève pour lui ? Comment gérer cette angoisse de la rencontre de l'interdit qui ne manque pas de s'accompagner du désir de la transgression ? Comment se plier à l'interdit de l'inceste, qui per82 met de ne pas abolir les interdits structurants et de s'écarter d'une relation affective qui se replierait sur elle-même ? Comment encore prétendre amener tel autre et tous les autres au savoir et à la socialisation ? Comment éviter de laisser prendre son contre-transfert dans les rets du transfert, a priori si nécessaire ? Pour Jubin, par rapport au contrat qui crée la situation éducative, une transgression est déjà réalisée quand l'enseignant sent une attitude anormale, plus intense qu'à l'accoutumée, dépassant le traditionnel amour des enfants. « L'identification fait grandir à condition d'en sortir, d'en changer. Tant que la place du chouchou reste vide, l'élève peut penser être le préféré. Cette place vide permet le jeu affectif. Si elle est occupée, tout se fige. La glaciation affective amène l'engourdissement intellectuel. La solution n'est pas à rechercher dans une neutralité affective qui ne serait en premier lieu qu 'une neutralisation des affects. Maintenir une place vide est donc une exigence. Le chouchou accapare ce qui ne lui revient pas. Ce n 'est pas un partage égalitaire que recherche l'élève, mais une reconnaissance. Le maître de tout le monde glissera vers l'indifférenciation, le maître de chacun reconnaîtra les individus » (p. 119). On voit tout de suite la difficulté de la tâche enseignante : porter l'amour à tous, porter l'amour à chacun, ne pas s'emporter vers quelqu'un. Exercice d'autant plus difficile que les projections de chacun aiment à se laisser porter, tant consciemment qu'inconsciemment. Le phénomène du chouchou est donc à comprendre comme une exacerbation et une transgression de la relation éducative. Mais il n'est pas le seul. Il a son verso, qui se nomme l'élève « tête à claques », comme l'avait souligné le même auteur [1988]. L'exercice de l'impuissance Encore convient-il de distinguer dans cette nouvelle catégorie trois espèces différentes. Prenons d'abord l'élève « tête à claques » perturbateur, celui qui a le don d'entraver systématiquement par son comportement le bon déroulement du travail tel que l'enseignant le veut. Celui-ci se trouve déstabilisé car remis en cause dans sa place de pouvoir ; tant et si bien qu'il est obligé de réactualiser ce rapport de force qu'il a cherché à masquer le plus possible sous une autorité dite naturelle. Avec cet élève, la guerre est déclarée et l'issue peut en être incertaine car le spectre de la classe incontrôlable rode toujours, bien des élèves pouvant s'enrôler dans l'armée du nombre. Considérons maintenant l'élève « tête à claques » hors du jeu affectif. Lui, cette fois, refuse de répondre à l'attente d'ordre affectif que déploie l'enseignant dans la classe et qui se transcrit dans ce qu'on nomme l'atmosphère. La relation personnelle qui permettait de sentir (et tenir) l'élève ne s'établit plus. La cohésion, qui supposait l'affection portée par tous à la personne du maître et l'identification à ce leader désigné par l'institution, est alors dénoncée par un véritable refus de la complicité, de la fraternité. Mais il est encore une troisième catégorie d'élève « tête à claques », celui qui est physiquement gênant. En effet, le corps de l'élève qui subit la violence peut aussi être le prétexte du rejet de l'enseignant (l'élève est 83 alors dit « mou », fuyant, sans ressort, insaisissable, etc.). Là encore, le désir de mettre la relation affective privilégiée au service de la transmission pédagogique se trouve atteint, empêché. On peut aussi faire l'hypothèse que le désir caché de relations affectives fortes, désir qui vient répondre à quelque demande plus archaïque chez l'enseignant, se trouve alors entravé et peut provoquer cette réaction de rejet à partir d'une attitude physique. L'insupportable se donne à voir et à vivre : quelle image renvoie-t-il au maître, quelle image inacceptable d'elle-même met-elle en œuvre ? L'élève « tête à claques » est donc d'abord une agression. Mais il est aussi vécu sur le mode de l'impuissance : impuissance à sortir de la situation, impuissance à trouver une attitude efficace. Les sanctions habituelles sont reconnues sans effet. Alors que faire ? La punition perd son sens ordinaire, elle ne fait pas peur, elle n'a plus d'influence sur les comportements. II ne reste plus qu'à... punir : « La punition version tête à claques, sans aller jusqu'à la satisfaction d'un plaisir d'ordre sadique, peut être une revanche de l'enseignant, une façon pour lui d'avoir momentanément le dernier mot, même s'il en admet l'inefficacité [...] L'élève tête à claques provoque des réactions de violence physique chez l'enseignant, avant même que celui-ci ait employé d'autres moyens de pression pour essayer défaire évoluer la situation » [Jubin, 1988, p. 63]. Dans ce cas, l'utilisation de la force marque en fait la ruine de l'autorité et, donc, la faiblesse de l'adulte. La situation devient surtout intenable quand la tête à claques se conjugue avec le leader des élèves, le meneur, le chef de bande. En règle générale, ce dernier est perçu comme potentiellement dangereux par le maître, mais il ne remettra pas en cause l'enseignant. En effet, il y a un véritable partage des territoires et des horaires : les cours pour l'un et la cour pour l'autre. Quand le meneur est stigmatisé comme tête à claques, la répartition « normale » est enfreinte et le maître va se trouver constamment remis en cause dans sa fonction de gardien symbolique de la loi qui fonde l'existence même des échanges. Si l'élève attaque cette fonction symbolique, c'est la classe elle-même qui risque de ne plus exister. Dans ce cas, autant l'enseignant a l'impression qu'il ne trouve pas la clé des élèves, autant les élèves et principalement l'élève « tête à claques » semblent savoir ouvrir les portes de l'exaspération, sinon de la persécution. Impuissant devant l'élève, l'enseignant en vient à tenir un discours de type paranoïaque. Bref, cet exercice de l'impuissance dévoile le fonctionnement de l'autorité empêchée. Dans la classe, ça se passe mal, certes, mais on a au moins la satisfaction de comprendre pourquoi il en est ainsi. Il reste qu'être « tête à claques » prend beaucoup de temps et d'énergie, empêche de travailler à l'école. On prend des risques et on est amené à en faire de plus en plus pour faire peur, alerter, rappeler qu'on est là. Rapidement, les verrous peuvent sauter, les punitions pleuvoir. Chacun des protagonistes est enfermé dans l'escalade symétrique de la violence. D'autant que la violence, même si elle est condamnée et de moins en moins tolérée, est aussi très souvent excusée au nom du fameux : 84 « Moi aussi, j'ai été tabassé et je n'en suis pas mort ! » La majorité des enfants ne subissent-ils pas une violence ordinaire et ne sont-ils pas prêts à la faire subir ? La psychanalyse va certes dénoncer un tel fonctionnement mais, avant tout, elle se pose en principe de compréhension des dysfonctionnements. La question de l'autorité n'échappe pas à ce paradigme. Si l'autorité fait problème, c'est à la fois un fait et normal : la psychanalyse dévoile les racines inconscientes de la désobéissance, décrit le foisonnement des projections qui encombrent l'espace du dialogue, dissèque les phénomènes d'exacerbation, de transgression, de refus et d'impuissance dans la relation pédagogique ordinaire. L'autorité ne peut que faire problème et problèmes. Certes, mais cela reviendrait-il à dire que l'on doit s'en tenir au constat, qu'on ne peut rien faire de plus ? En aucune façon. L'approche analytique va aussi proposer des moyens de sortir des seules difficultés, elle va donc se transformer en instance de gestion de la question de l'autorité. Que nous propose-t-elle ? Trois voies en fait : le masque, l'amour et le refus. Convenons d'emblée que ces chemins ne sont ni parallèles ni compatibles et que les propositions seront souvent de l'ordre du dévoilement tout autant que de l'ordre de l'action à envisager. Le masque, au risque d'y laisser des plumes La relation pédagogique est un masque. Tel est le sens de l'analyse du contrat pédagogique, selon Filloux [1974]. Pour elle, la pédagogie est un art, l'art d'opérer « un déplacement du rapport à la loi dans le champ pédagogique (ce par quoi il parvient à masquer aux yeux de l'autre comme à ses propres yeux que le savoir fait force de loi), au profit de ce que l'on nomme une autorité personnelle » (p. 110). À partir de la clôture du savoir institué, l'enseignant va rechercher dans une dialectique de l'ouverture une alliance enseignant-enseigne, soit la possibilité d'un échange qu'il va constituer en relation contractuelle dont il se voudra le garant dans l'exercice de cette autorité personnelle. L'enseignant pose ainsi un contrat à durée limitée, par consentement mutuel, sur la base d'une règle du jeu à soumission libre, mais sans tricherie. Il fonde une société en classe où il est le représentant « naturel » de la loi, sans que cela se sente, par un don total de lui-même. Comme il se sacrifie à cette communauté qu'est la classe, il est évident pour lui que l'élève doit se soumettre et celui qui ne le fait pas transgresse les règles de ce contrat. Mais ce dernier n'est qu'un artifice : il est chargé de masquer la violence de la domination aux yeux de l'élève, qui ne renverra en miroir à l'enseignant qu'une image purifiée de lui-même, affranchie de tout désir de domination. Poser ce contrat comme masque, c'est entendre que tout le monde vive « libéré » dans la classe. L'élève est libre, parce qu'il n'a pas l'impression d'être livré au désir propre de l'enseignant ; l'enseignant sera plus libre, car le contrat le garantit contre la violence de son propre désir ; l'institution se dit libératrice, car elle s'articule sur le savoir et sa loi. Le contrat pédagogique vise à désincar-ner la structure de pouvoir inscrite dans la situation éducative au profit d'une autorité personnelle, naturelle, qui ne désigne en fait que la capacité à cacher, à 85 masquer le rapport hiérarchique. Le père bienveillant et nourricier réussit alors à reléguer le père castrateur et dominateur. Le mythe de l'autorité naturelle est là comme un leurre, pour instituer un consentement au pouvoir absolu du maître sur ses élèves. Mais un tel leurre semble bel et bien se donner comme nécessaire tant comme réalisation que comme aspiration, au moins dans un premier temps. La preuve ? Quand il est dévoilé, refusé, le risque de violence n'est jamais très loin. L'adulte passe à l'acte punitif et l'enfant provoque par son comportement l'acte punitif lorsque l'expression d'un conflit n'est plus négociable dans une mentalisation, dans une communication mentale ou verbale, de façon assez efficiente. La punition est alors le moyen de tenter de restaurer narcissiquement l'artifice du contrat ; ce sont les plumes qu'il convient de laisser pour que le masque opère. « La crédulité provoquée par l'amour est une source importante, sinon la source originelle de l'autorité », avait déjà dit Freud [1905, p. 35]. L'élève qui refuse de se soumettre est un élève qui récuse ce don (de lui-même et du savoir, de lui-même au nom du savoir) que l'enseignant entend faire, c'est un élève qui fait jaillir à nu le mécanisme de domination au cœur de la relation pédagogique. Un tel élève mérite bien d'être puni ! Après tout, l'ange n'est-il pas exterminateur ? Il ne convient donc pas de faire tomber les masques, mais, tout au contraire, de les entretenir. Or, certaines forces sont une aide précieuse dans cette lutte. Mosconi [1989] a montré, par exemple, que la mixité fonctionne sur cette base. Elle permet aux enseignants de vivre un mode relationnel d'où s'effacent la contrainte et la séparation. Elle contribue à atténuer, voire à faire disparaître, chez les élèves, les comportements que les enseignants jugent négatifs et qui seraient dus à leur sexe. Dans une classe mixte, ce n'est pas seulement l'agressivité entre les élèves qui diminue, c'est aussi l'agressivité envers le maître. La présence des filles dans la classe, en même temps qu'elle réprime les comportements agressifs des garçons, opère une sorte de renversement du rapport de force en faveur de l'enseignant et le rétablit dans ce pouvoir statutaire que les garçons tendaient à contester. « En somme, la mixité fonctionne comme une espèce de délégation de la contrainte à un des groupes de sexe de façon à ce qu'il exerce l'autorité sur l'autre à la place de l'enseignant. Ainsi l'enseignant peut-il rétablir l'illusion d'une relation pédagogique harmonieuse, dépourvue de toute contrainte » (p. 61). Plus conformes aux normes scolaires, plus silencieuses et immobiles, mais aussi plus matures, les filles donnent plus de satisfaction aux enseignants par leur dépendance, alors que les garçons ont tendance à se signaler par des manifestations de contre-dépendance. Il ne faut pas croire, d'ailleurs, que ce fonctionnement soit soutenu seulement par les maîtres hommes ; les maîtres femmes sont ainsi toutes prêtes à accepter l'idée reçue selon laquelle l'autorité « naturelle » n'est pas harmonieusement répartie entre les sexes. Dans l'hypothèse analytique, cette autorité renvoie aux effets de séduction par le phallus. Les attributs, comme la voix et la 86 taille, dont les femmes se disent dépourvues, sont des substituts du phallus. Il reste aux femmes enseignantes soit à s'identifier au sexe masculin, soit à user d'une arme spécifique, la séduction manipulatrice. Faut-il en conclure que ce monde scolaire d'exhibition phallique, de parade où il s'agit de conquérir et de garder la puissance, de ne pas perdre la face, où le désir d'amour des élèves n'est reconnu que dans la mesure où il peut être manipulé pour devenir le point d'ancrage de la maîtrise pédagogique, un tel univers n'est-il pas un monde fantasmé comme viril ? On dirait bien en tout cas que dans ce monde toutes les projections et les identifications imaginaires s'adressent à des images masculines. Les femmes se feraient ainsi complices des hommes dans ce déni de leur féminité. Menacés de castration, hommes et femmes enseignants cherchent dans la relation pédagogique la preuve de leur puissance. Mais les femmes sont sommées de le faire sur le mode viril ; elles ne peuvent que masquer leur féminité, opérant ainsi un redoublement du jeu de masques. Le contrat pédagogique reste mais, psychanalytiquement parlant, il ne suppose pas le même mécanisme de reconnaissance pour les hommes ou pour les femmes. Haut les cœurs Le masque, voilà donc le premier mode de traitement des difficultés de l'autorité à l'école que nous décrit la psychanalyse. Haut les masques, nous dit-elle en quelque sorte. Certains vont peut-être estimer que ce mode n'est guère satisfaisant dans la mesure où il entérine une situation qui est et reste problématique sous bien des aspects. En effet, après tout, le masque n'est jamais à l'abri d'un dévoilement, sous quelque forme que ce soit et, dans ce cas, l'autorité ne pourra plus être vécue comme l'avenir d'une illusion. La psychanalyse n'en restera pas là ; elle explorera aussi une autre voie de sortie, qu'elle voudra beaucoup plus positive et volontariste, à savoir l'amour. La psychanalyse va ainsi prôner une pédagogie de l'amour. La punition est en fait un choc en retour sur celui qui punit. Là où il y a punition, c'est qu'il y a eu un affrontement des volontés, une lutte pour le pouvoir et non plus seulement une prise en considération de l'enfant ; il est devenu essentiel pour celui qui punit que l'enfant se soumette. Chiland [1989] affirme ainsi que punir, c'est être convaincu que l'enfant est mauvais, qu'il est un opposant, un dissident et qu'il doit payer pour ses fautes. Son crime fondamental est de ne pas être docile, comme un jouet entre les mains des adultes qui prétendent l'éduquer. Son crime est de ne pas réparer ses éducateurs de leurs propres souffrances d'enfance (si ceux qui nous ont éduqué nous avaient donné tout ce que nous te donnons, nul doute que nous aurions pu faire tout ce que nous n'avons pu faire et que tu refuses de faire maintenant). Sachant que l'exercice abusif du pouvoir et que la haine conduisent à coup sûr à la haine et à la destructivité, que faut-il donc faire pour édu-quer ? Aimer et se maîtriser soi-même en tant qu'adulte, plutôt que de vouloir maîtriser l'enfant. Affirmer sans cesse Eros contre Thanatos [Freud, 1929] dans cette lutte fragile, remise sans cesse en question, qui est celle de tout être humain et qui l'est doublement quand il veut éduquer. Privilégier Eros, tenir la 87 cause des enfants, comme l'a dit Dolto [1985], c'est se fonder en éducation sur la liberté, la parole et l'amour. Il y a donc bel et bien un véritable discours de l'amour en psychanalyse de l'éducation. Moll [1989] en a retracé les origines dans la pédagogie psychanalytique. Déjà Foerster [1907] réclamait une pédagogie de la confiance fondée sur l'authenticité de la relation éducative et le respect de la personne de l'enfant. Mais c'est à Adler [1908] que revient le mérite d'avoir montré que l'amour constitue le « levier de l'éducation ». Encore convient-il d'analyser cet amour et ne pas s'étonner, par exemple, que même dans une atmosphère de confiance et d'aimable bienveillance le transfert n'est jamais univoque et présente toujours des motions hostiles à côté de motions tendres. Garder son autorité suppose qu'on commence par satisfaire à la première exigence pédagogique qu'est l'amour. Les premiers psychanalystes vont mettre en évidence cette certitude retrouvée : on ne peut éduquer l'enfant qu'en l'aimant. Ils vont s'efforcer d'étudier les modalités, les effets des excès et des insuffisances de l'amour en éducation. Ils ne vont pas manquer de rencontrer la question des punitions et des sanctions. Ils s'accorderont à démystifier les punitions qui ne visent, selon eux, qu'à satisfaire les pulsions et les désirs inconscients des adultes et à intimider ceux qui en sont l'objet. Mais ils ne vont pas se contenter de dénoncer et faire comprendre. Un certain nombre d'entre eux vont témoigner d'expériences éducatives vécues dans un climat de confiance et d'authenticité, témoignant de la possibilité d'une éducation qui ne recourt pas à la punition. L'amour en question est un amour exigeant qui fonde une pédagogie qui se veut différente. Il s'agit, certes, de se garder de certaines fautes, de faire preuve d'intelligence du psychisme de l'autre, d'amener les enfants à une prise de conscience de leurs sentiments, mais ces premiers éducateurs psychanalystes ne sont pas pour autant aveugles : « S'ils invoquent souvent l'amour comme le facteur éducatif le plus important, ils s'ingénient à montrer combien cette sollicitude essentielle procède d'une visée qui exige que l'enfant apprenne à supporter l'attente de la satisfaction et à renoncer à d'autres[...] L'éducation fondée sur l'amour, qui permet d'accepter les frustrations qu'imposé une éducation à la réalité, s'emploie à infléchir les pulsions ~ et non à les réprimer - et à déplacer leurs buts : en cela, elle fait oeuvre de culture » [Moll, 1989, p. 168]. L'éducation aura atteint son but quand la conscience de la valeur personnelle aura été élaborée et quand le désir de satisfaction du moi se sera soumis aux exigences de la réalité et de la vie sociale. Elle passe par le confrontation, mais dans un climat d'amour et de confiance. L'amour prend possession de l'autorité et il est là pour permettre qu'une collaboration s'introduise entre le moi-ego et le moi-social, soutenue par deux forces plus complémentaires qu'antagonistes, la tendance égotiste et la tendance solidariste. Cet amour-autorité passe par l'identification. Le détenteur du pouvoir, vécu comme le porteur de la loi et comme l'idéal du moi, sert d'ancrage au processus d'identification propre à la façon d'être vers laquelle tend chaque individu. L'autorité légitime devient à la fois acte d'amour et acte de raison, elle a pour effet de rassurer, 88 c'est-à-dire de réduire les tensions et les angoisses sans les supprimer, d'inciter au dépassement de soi en commençant par répondre aux besoins de sécurité et d'affection. L'amour libère, il autorise. L'autorité : le salaire de la peur La psychanalyse opère donc une sorte de réduction de l'autorité à l'amour. En chassant l'autoritaire, elle identifie l'amour et l'autorité, elle réduit la seconde au premier, elle montre que la résolution des problèmes de la seconde se fait dans la pratique du premier. Néanmoins, certains auteurs, qui se réfèrent cependant à la démarche et à la lecture psychanalytiques, récusent cette assimilation et établissent au contraire que la relation d'autorité ne peut être qu'un refus d'une relation d'amour authentique. Pages [1970] va ainsi dissocier en permanence l'amour et l'autorité. Il part de l'analyse de la relation privilégiée qui, pour chacun d'entre nous, commence par s'établir avec nos parents. Cette relation place une personne, une divinité, une collectivité au-dessus et à part de tous les hommes ; elle en fait l'objet d'élection de sentiments positifs et négatifs. C'est elle ensuite que nous allons retrouver dans tous les rapports avec les figures d'autorité. Dire, comme Freud, que ce mécanisme relève du seul transfert va sembler très insuffisant à Pages : « C'est le refus de l'amour authentique, de l'angoisse de séparation, qui est à l'origine de la relation privilégiéef...] Enfuyant l'angoisse de séparation, l'homme établit une relation close, et du même coup se ferme la possibilité d'une relation universelle[...]. Il forme avec l'objet de ses affections une unité parfaite, une fausse unité d'opposition ou d'accord qui l'isole du reste du monde » (p. 388). La figure privilégiée, objet d'autorité, est donc le masque de notre angoisse refusée. Sous l'image consciente que nous nous faisons d'elle (détestable ou admirable), se profilent l'image inconsciente d'un démon destructeur ou possessif, et plus profondément encore, celle d'un Autrui auquel nous sommes reliés et dont nous sommes pourtant séparés. La figure privilégiée symbolise notre relation avec tous les hommes tout en nous protégeant contre eux. Ce n'est pas une personne concrète, mais plutôt notre propre angoisse que nous projetons sur elle, en la déformant pour la rendre moins redoutable. C'est un rapport d'aliénation que nous entretenons avec la personne privilégiée, fondé sur un refus de nous-même et une projection sur l'autre du sentiment constitutif de notre individualité. Mais c'est aussi un rapport d'identification, au sens d'une confusion, d'une indistinction entre l'autre et soi, ce qui entraîne, d'une part, l'impossibilité de développer une individualité personnelle et, d'autre part, soit une tendance à l'imitation de la figure privilégiée, soit une tendance à l'opposition systématique. On pourra donc aller jusqu'à dire que la relation privilégiée apparaît comme une relation vide, qui n'a pas de réalité propre, puiqu'elle ne relie pas deux êtres humains concrets. C'est l'écran que nous interposons entre nous-même et les autres hommes : la peur de la relation, voilà son contenu vrai. Dans ces conditions, on comprend que l'atti89 tude envers l'objet privilégié ne peut être qu'ambivalente. En tant que moyen de défense, elle est aussi l'instrument d'une répression. Le lien que tout individu a avec la figure d'autorité n'est autre que le lien qu'il a avec tout homme. Ce lien ne le garantit absolument pas contre la solitude et, cependant, il ne peut être nié. L'autorité renvoie au fait que chacun doit accepter à la fois de vivre seul et avec les autres ; elle cherche à masquer cela. La structure d'autorité dans une classe se présente donc comme un moyen de défense contre le problème crucial auquel sont confrontés les membres du groupe : la possibilité de former une communauté en dépit de leur dispersion et de leur séparation. La création de figures privilégiées, l'aliénation et l'identification (avec les mécanismes d'idéalisation et d'agression) protègent contre ce conflit plus profond et plus grave. De cette façon, la responsabilité pour chacun de prendre en main la collectivité est remplacée par l'attente d'un secours ou par la possibilité d'infliger un blâme. La structure d'autorité défend chacun contre une telle angoisse. Le maître dans la classe est le fruit d'une solidarité défensive qui permet à la fois d'unir par la communication des angoisses et d'essayer de se prémunir contre elles. La relation d'autorité est au centre de ce système de défense collectif inconscient. Elle se présente comme un système cohérent de rôles sociaux et de sentiments fondés sur l'aliénation et l'identification. Ces rôles sociaux sont hiérarchisés, mais cette hiérarchie n'est liée en fait ni aux exigences de la tâche ni aux caractéristiques particulières de ceux qui l'accomplissent. C'est uniquement en tant que maître que le maître est supérieur aux élèves. Dire que cela tient à sa personnalité, son statut d'adulte ou à son savoir n'est qu'un alibi destiné à recouvrir, en partie, la structure d'autorité sousjacente. L'espoir contre la peste Toute organisation repose ainsi sur une croyance, consciente ou inconsciente, en la supériorité intrinsèque des chefs, l'infériorité intrinsèque des subordonnés. La structure d'autorité a donc comme fonction de proposer aux membres de l'organisation des figures en lesquelles elles puissent s'aliéner, auxquelles elles puissent s'identifier, qui puissent servir d'objet commun pour des sentiments d'amour ou d'hostilité éprouvés collectivement. En tant que défense collective, elle signe dans le même mouvement une solidarité sous-jacente et un refus manifeste de la solidarité. N'oublions pas non plus qu'à la structure d'autorité est attachée la structure du pouvoir. Ce dernier est défini comme le droit à la violence, comme le droit dans certaines circonstances d'imposer sa volonté sans recourir au dialogue en cas d'opposition. Pouvoir et autorité ne peuvent être dissociés ; ils désignent fondamentalement la même réalité. Le pouvoir est un attribut du maître, éminemment ambigu puisque la violence doit être exercée dans l'intérêt de tous. Le chef n'est-il pas en même temps le suprême recours et la puissance destructrice ? Quoi qu'il en soit, la structure du pouvoir est l'aveu angoissé que fait le groupe de sa crainte de ne pouvoir ins90 taurer le dialogue, dans son attente magique d'un salut extérieur ou dans sa résignation à la violence. Elle signe son renoncement à exister. S'agit-il pour autant d'une fatalité, d'une nécessité ? Aucunement, c'est un choix pour Pages [1979]. Autrement dit, le dévoilement débouche sur l'angoisse, le masque peut tomber : le social peut être changé, la pédagogie demeure un choix. En mobilisant les sentiments enfouis dans les mécanismes institutionnels, on peut redonner vie aux institutions (ce qui nécessite qu'on les dissolve en partie) et faciliter l'évolution d'une solidarité inconsciente et grégaire vers une coopération vraie. La structure d'autorité est, certes, une réponse au conflit entre le désir individuel et la société. Elle assure indéniablement une satisfaction partielle des désirs de l'individu et, en même temps, sa conformité au pouvoir social, dont elle relaie et prolonge l'action de l'intérieur. Mais on peut lui opposer la structure de l'amour, dont la structure d'autorité est d'ailleurs dérivée par le refoulement du sentiment de perte et l'angoisse de mort. Constituant un autre type de réponse au conflit entre le désir et la réalité sociale, le désir inconscient et l'initiative qui l'exprime sont les moteurs du changement, perpétuellement à l'œuvre dans une situation donnée. Certes, ce désir de changement va se heurter constamment non seulement aux fantasmes de destruction, aux craintes inconscientes de vengeance de l'autorité, mais, à travers eux, à l'amour lui-même, au désir de renouer les liens rompus avec l'autorité, de restaurer une situation primitive d'échange avec elle et de satisfaction partielle. « Le désir est divisé dès l'origine, tourné vers l'aval et l'amont, transversal et vertical, ouvert et privilégié ; dès le début il est en partie canalisé, domestiqué, il prend la forme de l'amour des figures privilégiées. Aussi la trans-versalité du désir se heurte-t-elle sans cesse à la structure verticale de l'amour, le mouvement vers l'aval à un retour vers l'amont, le désir de changement à un désir de permanence et de continuité » (p. 111). On ne saurait mieux dire que la perte de la relation d'autorité est à la fois inscrite en chacun de nous et nécessite un combat permanent. La relation d'amour est toujours plus fragile et incertaine. La libération, si elle délivre, ne rassure pas. Comment encore s'étonner, dans ces conditions, que la structure scolaire soit si difficile à modifier ? L'autorité n'est-elle pas beaucoup plus rassurante, même si elle est mortifère ? Mais surtout, comment s'étonner que l'autorité fasse problème, que l'autorité ne cesse de faire des problèmes à l'école ? Son essence et sa structure l'exigent. En effet, si elle désigne bien la question centrale du comment vivre ensemble, au-delà du rapport au savoir, elle ne fait que masquer la possibilité de réponse ou fournir une réponse illusoire. Cette fois, la psychanalyse va plus loin : elle montre l'inanité du masque, elle dénonce l'illusion intenable du contrat pédagogique tel que nous l'avons rencontré plus haut. Le but est désormais clair mais par définition incertain : faire accéder à une structure d'amour en refusant la structure d'autorité. En fin de compte, l'autorité n'est rien que la peur de vivre ensemble. Le refus de l'autorité, voilà ce qui va véritablement permettre de sortir du problème de l'autorité. Il nous reste à étayer cette position. 91 L'œuvre au noir de l'éducation L'ambivalence du châtiment éducatif a souvent servi d'interrogation de l'autorité. Meng [1968], par exemple, relevait que le modèle de ce châtiment éducatif a été tiré de la vengeance, des représailles, des rites sacramentels, de l'hostilité et de la colère. II a son origine, non dans la raison, mais dans l'affectivité, dans le courroux sacré, dans le mysterium tremendum. Il est la preuve qu'on n'a pas su conjuguer la satisfaction relative des instincts à la sublimation qui permet de diriger les pulsions libidinales vers un but social reconnu. Il est la preuve qu'on ne veut pas laisser se manifester l'opposition et l'agressivité, dont on ne peut pourtant faire l'économie. Certes, on pourra toujours répondre que les châtiments ont considérablement diminué et qu'ils sont appelés à disparaître. Espérons-le, mais n'oublions pas qu'ils ont laissé place à d'autres formes de contrainte que Miller [1985] a dénoncé sous le terme de pédagogie noire. Son analyse est radicale puisqu'elle débouche sur la condamnation de l'éducation en tant que telle, car elle sert la plupart du temps à empêcher que ne s'éveille à la vie chez les enfants ce qu'on a jadis tué en soi-même. Quels sont les moyens d'un tel meurtre ? Des principes de ce type : les adultes sont les maîtres des enfants encore dépendants ; ils tranchent du bien et du mal ; le sentiment du devoir engendre l'amour ; l'obéissance rend fort ; il ne faut pas céder aux besoins de l'enfant ; etc. Bien entendu, les moyens d'une telle éducation ont aujourd'hui changé. L'obéissance, la contrainte, la dureté et l'insensibilité ne passent plus pour des valeurs absolues. Mais la réalisation de nouveaux idéaux est entravée par la nécessité de maintenir refoulée la souffrance de sa propre enfance, ce qui conduit à un manque d'empathie, soit à privilégier l'autorité sur l'amour. L'ordre hiérarchique et le pouvoir vont en dernier ressort déterminer si une action est bonne ou mauvaise. À ce titre, Miller condamne toute pédagogie et toute éducation : « Ma conviction de la nocivité de l'éducation repose sur les constatations suivantes : tous les conseils pour l'éducation des enfants trahissent plus ou moins nettement des besoins de l'adulte, nombreux et divers, dont la satisfaction n'est pas nécessaire au développement de l'enfant et de ce qu'il y a de vivant en lui, et par surcroît l'entrave. Cela vaut même pour les cas où l'adulte est sincèrement persuadé d'agir dans l'intérêt de l'enfant » [1985, p. 118]. L'éducation est ainsi le moyen que l'adulte trouve pour satisfaire ses propres besoins (de reporter sur un autre les humiliations de son enfance, de trouver un exutoire aux affects refoulés, de préserver l'idéalisation de sa propre enfance, de...). Or, l'enfant, lui, a besoin de respect de la part de sa personne de référence, de tolérance pour ses sentiments, de sensibilité à ses besoins et à ses susceptibilités, du caractère authentique de la personnalité de ses éducateurs. En rapport à cela, l'éducation n'est qu'une défense des adultes, qu'une manipulation pour échapper à leur propre insécurité et à leur propre absence de liberté. 92 C'est parce qu'elle identifie la pédagogie et l'éducation à l'autorité que Miller les récuse totalement. Il n'empêche qu'elle ne le fait que pour prôner un accompagnement des enfants fondé sur l'amour, le respect de ses droits et la tolérance de ses sentiments. Certains, dans le champ analytique lui-même, ne manqueront pas de considérer qu'il s'agit là d'une... pédagogie ! Au lieu de condamner toute pédagogie, ils vont s'efforcer de refuser de fonder l'éducation sur l'autorité pour s'acheminer sur d'autres voies. Mais cela passe par une conscience très forte des impasses de l'autorité en éducation. Impasses vécues au quotidien par les enseignants dans la classe, comme le souligne Ranjard [1972]. Comment éviter, par exemple, le retour de la force ou le recours à la régression ? En effet, dès que la soumission n'est plus automatique, l'autorité est démasquée et laisse apparaître la force, donc le rapport de force, donc le conflit ouvert et risqué, que l'on peut être tenté de régler par un surcroît de force qu'on cherchera en soi ou dans l'institution. À moins qu'on ne préfère le recours à la non-directivité, que la sociopsychanalyse va analyser comme un désinvestissement du père et de la rationalité au profit d'une régression vers la mère censée réocculter les conflits que le déconditionnement à l'autorité a rendus manifestes. Faire faire par force ou faire faire par ruse, cela revient à récuser le conflit par culpabilité, à fuir l'égalité par peur. La confusion des sentiments Tout cela nous ramène à ce que Mendel a analysé sous le nom de phénomène-autorité [1973]. Ce dernier est indissociable de la croyance en une transcendance d'où découle sa légitimité et qui engendre un halo de mystère, d'ombres, d'éloignements. Il fonctionne nécessairement comme un masque mystifiant de la violence, permettant d'obtenir par d'autres procédés que la force une attitude de soumission. L'autorité recouvre ainsi deux types de phénomènes : d'une part, le droit de commander, le pouvoir d'imposer l'obéissance sans contrainte ; d'autre part, la supériorité de mérite ou de séduction, qui impose l'obéissance sans contrainte, le respect et la confiance. Or, ces deux séries de significations sont à l'origine du flou qui entoure les discussions et les pratiques sur les questions d'autorité. On se trouve en présence d'une conflictualité incontournable entre l'exigence d'accompagnement et l'exigence d'autonomie, entre contraindre et laisser-faire, entre l'interdit et le permis, entre le commandement et l'ascendant. L'autorité se noue dans la confusion des sentiments entre l'imposition et la protection. Ce n'est pas accidentel mais essentiel, car la racine du phénomène-autorité y réside. Rejoignant Pages (cf. plus haut), Mendel décrit la structure psychosociale de l'autorité, permettant d'intégrer, en la dépassant, la perspective freudienne tournée vers la seule structure psychique individuelle. Notre vécu archaïque est constitué du sentiment que le fantasme agressif peut avoir été destructeur, de la peur de l'abandon, de la culpabilité engendrée par cette peur d'être abandonné par l'objet attaqué. L'idéologie autoritaire est nourrie par la majoration, l'exploitation et la pérennisation de ces affects, d'abord par les éducateurs à l'égard des 93 enfants, ensuite par les possesseurs du pouvoir social vis-à-vis de la majorité des adultes. Doit-on se satisfaire d'un tel fonctionnement ? Nullement. Mendel prône très fortement une voie pédagogique autre : « Car le fait que la mise en forme du phénomène autorité s'opère très tôt et soit inévitable ne signifie nullement qu 'il doive nécessairement perdurer : une éducation non autoritaire, anti-autoritaire de l'enfant, dans une relation précisément de pouvoir collectif partagé avec l'adulte, permet, pensons-nous, un désinvestissement presque complet du schème autoritaire. La persistance d'une idéologie autoritaire est, pour nous, toujours d'ordre régressif, pathologique. L'autorité appartient au domaine de la pathologie sociale » [1973, p. 66-67]. Contrairement à Miller qui condamnait toute pédagogie au nom de l'autorité, Mendel désigne une voie éducative pour refuser l'autorité. Nous aurons l'occasion de la rencontrer peu après. Qu'il nous suffise de le souligner pour le moment. Dans la même perspective, Ranjard [1984] énonce qu'il n'y a pas de bonne ou de mauvaise autorité, car on ne peut pas disjoindre ainsi force, pouvoir et autorité. Certes, la différence est grande entre ces deux manières de diriger : la première met en avant l'amour et le besoin d'amour ; la seconde le retrait d'amour et la crainte de ce retrait. La fin de l'autorité ne peut être obtenue que quand chacun dispose totalement de son esprit critique et quand les décisions sont prises par consensus. Or, autant les jeunes ont tendance de plus en plus à se déconditionner de l'autorité et à refuser la soumission-réflexe aux « grands », autant les enseignants sont le groupe social le plus imperméable à ce mécanisme pour leur part. Les défenses contre l'angoisse spécifique du métier d'enseignant tendent à se révéler de moins en moins efficaces. Cette angoisse est psychologique (quand elle est physique, elle se transforme en peur) ; elle est suscitée par le fait d'être le seul adulte face à un groupe de jeunes, égaux entre eux et dont on ne fait pas partie. Le risque de ne pas réussir à s'imposer devient de plus en plus psychologiquement prégnant. À quoi cela tient-il ? Au fait que les enfants d'aujourd'hui répondent de moins en moins à l'enfant qu'il a été, lui enseignant. Il ne s'y reconnaît plus et s'épuise à ne pouvoir les y retrouver. Fonctionnaire, sans chef qui lui dicte son travail, mais aussi libéral, sans concurrents ni clients, le maître n'a jamais à vivre un rapport d'égal à égal. Cette exclusion du rapport d'égalité est structurelle de la situation pédagogique ; elle empêche de concevoir la négociation, d'autant plus que l'intolérance à l'insécurité est accentuée par la perte des repères. Étrange situation, qui allie un pouvoir absolu sur le cours et les élèves (il peut faire ce qu'il veut en classe) à un non-pouvoir absolu sur l'enseignement et l'apprentissage (faire bien ou mal son métier n'a pas réellement de conséquences personnelles ou institutionnelles). Il n'est donc pas étonnant que l'enseignant se replie sur sa classe mais, surtout, qu'il vive on ne peut plus mal la remise en cause de sa puissance sur la classe et le groupe. C'est comme si l'on touchait à son bien le plus précieux, c'est comme si on ne cessait de le persécuter, c'est comme si son exis94 tence même était menacée. Dans ces conditions, la question de l'autorité ne peut être que le problème majeur des enseignants aujourd'hui. Elle signe la douleur d'être maître. Le masque, l'amour et le refus n'en sont que l'expression. ** * Pourquoi, plus que des problèmes, l'autorité fait-elle problème ? Voilà ce que nous essayons de comprendre, après une analyse contemporaine (chap. 1) puis historique (chap. 2) de l'autorité à l'école. Nous venons, dans ce chapitre et dans le chapitre précédent, d'interroger les différentes approches psychologiques sur la question. Que nous apprennent-elles au bout du compte ? Que nous apprennent-elles au regard des trois entrées que nous privilégions, le triangle pédagogique, la socialisation et le sens de l'éducation ? Et, tout d'abord, le fonctionnement de la situation pédagogique s'éclaire-t-il sensiblement ? Huis clos La pédagogie s'est révélée comme la construction du dialogue, du rapport à l'autre. A ce titre, la décentration du rapport entre le professeur et le savoir (processus « enseigner ») est apparue nécessaire, ne serait-ce que pour faire fonctionner les deux autres axes du triangle. L'axe professeur-élèves (processus « former ») est le lieu de la violence, de la confrontation des relations. C'est pourquoi le mythe de l'autorité naturelle est là pour distancier et sublimer en introduisant la distance. On ne peut faire l'économie de la gestion de cet axe. Comment y parvenir ? En privilégiant la relation ou le contrôle ? La première va se donner comme plus souhaitable, mais elle se heurte à la peur, aux pratiques et aux structures des personnalités. Pourtant, les axes sont liés car la socialisation et le rapport au savoir se développent de pair. C'est bien ce que ne permet pas l'autorité contrôle : elle dissocie et refoule la socialisation dans la seule gestion de la classe (en tant que maintien des conditions de transmission du savoir), de telle sorte que le rapport au savoir ne passe plus par « former » mais reste l'apanage des autres axes et, principalement, du processus « enseigner ». L'art pédagogique devient alors le masque et le déplacement du rapport à la loi et de la violence. La condensation savoir-autorité personnelle débouche sur la proposition, qui se donne comme une évidence et une nécessité, de l'artifice d'un contrat pédagogique. L'autorité n'est plus que le refus de considérer et de respecter la relation entre le maître et les élèves, son mode de résolution figé. Accroché au savoir, à son savoir, enfermé dans le refus de « former », le professeur pense résoudre la question du rapport à l'autre par son seul rapport au savoir et l'entraînement à instruire qu'il induit. Or, il se donne au contraire comme principe capital qu'éduquer c'est admettre de croire qu'on peut accepter la question du comment être ensemble, c'est refuser de croire que cette question est résolue par le seul rapport au savoir, tant dans « enseigner » que dans « apprendre ». La question de l'autorité n'est autre que la nécessité de la prise 95 en compte du processus « former ». Les problèmes d'autorité ne font que souligner les tentatives et l'impossibilité de son étouffement. Certes, l'autorité est toujours problématique et difficile à gérer. Le maître doit y déterminer la place à faire à sa subjectivité dans la relation aux élèves. Le savoir mis à distance à la place du mort, l'enseignant ne le garde pas moins en tant que référence obligée et d'autant plus obligée qu'en lui s'inscrit le regard de l'institution. L'école est l'imposition d'une relation contrainte au nom de sa justification externe (le savoir, le diplôme, l'insertion sociale, etc.). Quand, pour une raison ou une autre, la justification s'estompe, c'est le rapport au savoir qui devient problématique, c'est son évidence qui s'évanouit, c'est le rapport entre le maître et les élèves qui s'expose comme tel et devient incandescent, lieu de problèmes, enjeu de subjectivités qui ne savent plus comment gérer leurs rapports obligés. Cette approche par le triangle pédagogique nous a fait immanquablement rencontrer l'approche par la socialisation. Reprenons maintenant cette dernière de façon plus systématique. Les théories de la dissonance cognitive et de l'argumentation montrent bien que le savoir et la socialisation sont liés ; développement cognitif, autonomie, confiance, rapport à autrui vont de pair. Autant une autorité conçue comme le passage de l'obéissance au dialogue, comme l'apprentissage de la démocratie favorise l'émergence de la socialisation, autant l'autorité-contrôle bloque une telle croissance. De son côté, la violence constitue une rupture, un manque de la socialisation, tout en en représentant une certaine forme désespérée. L'attitude autoritaire va alors apparaître comme générée par la peur de l'enseignant de perdre sa place en tant que détenteur du savoir reconnu et institué. Dans ce cas, l'autorité n'est plus qu'une socialisation bloquée tant dans le fonctionnement quotidien que dans l'ordre de l'inconscient. Guerre et paix Cela ne signifie nullement que les différents psychologues sont en accord sur les conceptions des rapports entre la socialisation et l'autorité. Pour Durkheim, par exemple, l'autorité est le mode et la fin de la socialisation ; les problèmes d'autorité ne sont que des manques à l'intégration, à la reconnaissance et à l'intériorisation de la loi sociale collective. Pour Piaget et Kohlberg, si on met en place une pédagogie fondée sur la socialisation par la liberté, il ne doit plus y avoir ni problème d'autorité, ni problèmes d'autorité ; ces derniers signent l'écart à une pédagogie « adaptée » au développement de l'enfant. Le développement « normal » suppose donc, non pas l'accomplissement de l'autorité comme chez Durkheim, mais l'extinction du problème d'autorité, le maître étant parvenu à respecter et à prendre en compte la genèse de l'enfant dans son accomplissement social. La psychologie sociale est beaucoup moins optimiste sur ce point. Pour elle, la relation entre le maître et les élèves constitue la partie critique de la gestion de la classe : les questions de personnalités s'y expriment et on ne peut éviter cet investissement des protagonistes et l'émergence de leurs différences. Certes, la chaleur et la compréhension manifestées aux élèves sont des moyens de régulation plus efficaces (tant pour le climat que pour les appren96 tissages), mais cela n'empêche nullement les enseignants de choisir plus facilement une attitude détentionnaire et même de donner libre cours à leur personnalité autoritaire. Une telle autorité autoritaire va se porter d'autant mieux chez le maître qu'elle se conjugue avec l'infériorité et la dépersonnalisation, ce qui fait preuve de difficultés réelles à vivre l'égalité et la proximité, et, donc, à prendre en compte la socialisation dans la classe. Tout se passe comme si, chez l'enseignant, l'autorité était le prix à payer pour mettre à distance ses peurs par rapport aux autres (élèves, parents, collègues, supérieurs). Or, l'enjeu des relations entre le maître et les élèves est capital car c'est là que les jeunes apprennent à se fabriquer et à investir des rôles sociaux. La psychanalyse ajoutera que socialiser un enfant suppose l'amour en tant que levier de l'éducation. Seule une éducation fondée sur l'amour permet d'accepter les frustrations inévitables qu'imposé une éducation à la réalité et à la vie sociale. Il s'agit donc d'infléchir les pulsions et de déplacer les buts, et non pas de réprimer. Poser le problème de l'autorité, c'est poser la question de la socialisation au quotidien à l'école, c'est ne plus prétendre pouvoir échapper à la question, c'est démasquer l'« oubli » de la question. Ce que nous apprend l'autorité, ce n'est pas seulement que le processus « former » est incontournable, c'est, dans le même mouvement, que la socialisation l'est tout autant. Venons-en, pour terminer, au sens de l'éducation, qui constitue notre troisième approche. À première vue, éduquer c'est entrer dans un rapport de force. Habités par la peur d'être détrônés par les élèves, les professeurs déploient leur désir de maîtrise face au refus, chez les élèves, des situations de non-communication, de non-dialogue ou de passivité. Le jeu des regards et des corps introduit la relation éducative comme un rapport de force, d'attaque-défense, sur fond d'exposition. L'autorité « naturelle » signe la conciliation du contact et du contrôle en tant que régulation en trompe-l'œil des problèmes d'autorité. Juger, ordonner, voilà les instruments du pouvoir et de la puissance ; ils marquent ceux qui les subissent, tels des aiguillons qui restent plantés. Cela revient à dire qu'on ne peut aménager l'autorité, il faut s'en débarrasser car elle n'est qu'un mécanisme de dépossession de soi. L'autorité est un reflux du désir ; opposée à la liberté, elle est le fruit de l'angoisse. Éduquer, c'est aimer et partager l'amour. Le chouchou en est par exemple une preuve a contrario. On y voit la transgression et l'exacerbation de la relation entre le maître et les élèves, la rupture et l'impossibilité du contrat identificatoire qui doit amener le maître à tourner tous les élèves vers le savoir et la socialisation, qui oblige tout maître à porter l'amour à tous, à porter l'amour à chacun et à ne s'emporter de façon particulière ni vers quelqu'un ni contre quelqu'un. L'autorité, quand elle semble fonctionner à la satisfaction de tous, est là pour masquer la violence de la situation pédagogique : l'illusion du contrat pédagogique désigne cet artifice d'échange entre savoir et don de soi. Mais, quand le masque tombe, quand les problèmes surgissent, le roi se montre nu et il doit tenter de sévir. L'autorité nous est donc apparue comme le salaire de la peur, le prix payé par chacun dans la situation éducative pour refuser de se 97 trouver seul et avec les autres à devoir prendre en main ses actes, la liberté et la responsabilité. L'autorité protège chacun contre soi et contre tous ; c'est une projection sur l'autre du sentiment constitutif de notre personnalité. C'est un système de défense collectif, un masque commun. Son organisation repose sur la croyance en la supériorité du maître et en l'infériorité des élèves ; les justificatifs (plus savant, plus adulte) ne sont que des alibis : le rapport au savoir sert de refuge aux élèves et aux professeurs ; c'est un masque pratique pour l'exercice du pouvoir. L'autorité est une forme aliénée de la socialisation qui exclut la relation véritable d'amour en tant que mode non défensif du rapport à l'autre. Elle est liée à une question primordiale : comment vivre ensemble entre hommes ? Au nom de quoi fait-on ce que l'on fait ? D'une certaine manière, dans> cette perspective, sens de l'éducation, sens de l'autorité et sens de la socialisation ne font qu'un. L'autorité se découvre fondée sur la peur de soi, sur la peur de l'autre, sur la peur de ne pas parvenir à se donner la loi ensemble, à maintenir la loi ensemble. L'autorité n'est rien d'autre que la peur de vivre ensemble, que le refus d'éduquer, de son enjeu et de ses risques. Peur de l'autre, fausse résolution du rapport à l'autre, renonciation de la construction du rapport à l'autre... L'éducation, elle, est la prise en compte de la nécessité de la socialisation ; elle désigne cette nécessité de la prise en compte et de la construction du rapport à l'autre et à la loi ; elle est émergence des désirs, de ses difficultés, de ses incertitudes. 98 Comment légaliser le coup de force ? L'approche psychologique s'est finalement révélée radicale dans la compréhension des mécanismes et de la nature de l'autorité. Peur, masque, illusion... et solution du rapport à l'autre. Une telle altérité nous amène ainsi à considérer que la dimension sociologique est aussi fondamentale et qu'on ne peut espérer comprendre l'autorité à l'école sans envisager de façon approfondie cette dimension collective et sociale. Comment la sociologie traite-t-elle l'autorité à l'école ? En considérant d'abord, à la suite de Crozier et Friedberg par exemple [1977], que l'école est une organisation et qu'à ce titre certaines règles peuvent en être déduites. Celle-ci entre autres : la structure formelle d'une organisation ne peut jamais rejoindre et réduire sa structure informelle. Autrement dit, dans la classe, bien des phénomènes ne peuvent qu'« échapper » à la loi du maître et vouloir ramener la question de la conduite des élèves face au maître au sein de la classe à un modèle simple d'obéissance et de conformisme, même tempéré par de la résistance passive, c'est éluder le problème. En effet, cette conduite est toujours une négociation, soit à la fois le résultat et l'acte de négociation. Pour autant, le champ de cette négociation n'est pas ouvert à l'infini mais déterminé par la situation. Il n'empêche. Les possibilités qui s'offrent à chaque élève de se coaliser avec les autres et de mobiliser ainsi leur solidarité restent réelles. Un enfant est déjà capable de construire ses rapports avec autrui, de communiquer, de nouer et de renverser des alliances, de supporter les tensions psychologiques qu'entraîné nécessairement tout risque de conflit. On reconnaîtra ici la sociologie de l'acteur qui amène à considérer que, même dans les situations de contrainte et de dépendance, les élèves ne vont pas 99 se contenter de s'adapter passivement aux circonstances ; ils restent capables de jouer sur elles et de les utiliser. Royaume des relations de dépendance, de pouvoir, d'influence, de marchandage et de calcul, une classe ne sera donc jamais transparente, de même qu'elle ne sera jamais non plus uniquement un lieu d'oppression, car les relations conflictuelles constituent le moyen pour bien des élèves de se manifester et de peser sur le système, de façon fort inégale bien entendu. Lieu trouble par excellence, la classe aime la pénombre. Professeurs et élèves ont le plus souvent des projets multiples, ambigus, contradictoires. Pourtant, leurs comportements sont actifs ; toujours contraints et limités, ils ne sont jamais uniquement déterminés. Même si les objectifs ne sont pas clairs, ces comportements ont un sens, ne serait-ce que par rapport à des opportunités et aux conduites des autres acteurs. Chacun va chercher à la fois à améliorer sa situation et à élargir sa marge de liberté, soit sa capacité à agir. Il faut donc comprendre le pouvoir comme une relation d'échange où les termes de l'échange sont plus favorables à l'une des parties en présence, en principe le maître. C'est un rapport de force dont le maître retire davantage que les élèves mais où ces derniers ne sont jamais totalement démunis. Ainsi le pouvoir dans la classe désigne-t-il la marge de liberté dont disposent les professeurs et les élèves engagés dans la relation (de pouvoir) éducative, c'est-à-dire dans la possibilité plus ou moins grande de refuser ce que l'autre demande ou tente d'imposer. Pouvoir, organisation et négociation y sont indissociablement liés. Comment permettent-ils de comprendre ce qui se passe à l'école en matière d'autorité ? Une telle vision, somme toute « sage », de l'autorité à l'école est-elle suffisante ? Commençons par noter qu'en tout premier lieu la sociologie va décrire la classe comme le monde de la surveillance et de la résistance. Sociologie de la résistance On pourrait bien entendu croire que la surveillance est celle que les maîtres exercent sur les élèves. Mais ce serait oublier que la surveillance ne manque pas de s'exercer d'abord sur les maîtres eux-mêmes. Après tout, au début du siècle et jusqu'en 1945, l'appartenance à un syndicat et, bien entendu, la participation à des grèves étaient considérées par l'administration comme incompatibles avec le respect de la hiérarchie. Comme le montre Chapoulie [1987], déplacements, mises en congé, révocations seront nombreux, quel que soit le régime politique en place ; la méfiance diffuse du personnel politique incitera à une surveillance du corps enseignant d'autant plus forte que ce dernier comprendra en permanence des éléments minoritaires aux idées plus « avancées ». Bien des comportements, aujourd'hui considérés comme relevant de la vie privée, seront ainsi imposés aux enseignants, qu'il s'agisse de l'attitude à l'égard de la religion ou de la vie familiale. 100 Je suis conforme, voilà ma gloire, mon espérance et mon soutien Est-ce à dire que, avec le temps, cette surveillance s'est dissipée ? En aucune façon. Les chefs d'établissement restent là et ils attendent des enseignants qu'ils adoptent des comportements formellement réglementaires et conformes aux usages établis. Quels sont-ils ? Évoquons la présence régulière et ponctuelle, le maintien d'une discipline « normale » en classe (absence de bruit et d'agitation, respect du matériel et des locaux), un mode de relation avec les élèves conforme avec un ensemble de normes morales établies (neutralité, refus d'une trop grande familiarité), l'application de normes réglementaires en usage (programmes, modes de notation, périodicité des devoirs), l'obtention de résultats scolaires « normaux » (examens, orientations). Pour obtenir une telle conduite et imposer leurs normes, les chefs d'établissement disposent, certes, de moyens formels (la note administrative et, exceptionnel, le recours devant les instances disciplinaires), mais leurs véritables moyens sont beaucoup plus informels et quotidiens : emplois du temps, attribution des classes, heures supplémentaires, formation, sorties, etc. Il nous faut donc commencer par percevoir les enseignants comme des surveillés permanents. Mais on ne peut en rester à une telle vision. Les enseignants sont aussi - et peut-être davantage - des surveillants permanents. Comme tels, ils cherchent à s'adapter à la situation, la vivant souvent difficilement. L'institution viendra d'ailleurs à leur secours, à la fin du XIXe et au début du xxe siècle, en assimilant l'arriération et l'indiscipline. Gateaux-Mennecier [1990] rappelle ainsi les positions des enseignants de cette époque : souci majeur portant sur la discipline, absence de préoccupations visibles concernant les enfants arriérés, désintérêt pour l'enfance anormale. Les maîtres se plaignent des « rebelles » dans les classes ; les spécialistes répondront « arriération » ; les autorités scolaires et politiques vont suivre les spécialistes et soulager les maîtres « ordinaires » en créant, par exemple, les classes de perfectionnement (1909). L'indiscipline, grosse de péril social, va couler, par euphémisation, dans la catégorie de la déficience mentale. Les maîtres « normaux » des classes « normales » vont pouvoir mieux surveiller les enfants « normaux » à partir du moment où seront rassemblés dans des classes à part les enfants dits indisciplinés (de milieux populaires), les enfants gravement handicapés (issus en majorité des couches moyennes) et les arriérés profonds (qu'on trouvait jusqu'alors à l'asile). Perfectionner ces enfants, ce sera à la fois défendre l'ordre scolaire et social et relever moralement des enfants corrompus par leur milieu social. L'institution est donc là pour aider les maîtres dans leur tâche de surveillance, ne serait-ce qu'en délimitant des zones spéciales qui vont relever d'un autre fonctionnement. Mais elle va aussi soutenir les enseignants en entérinant des comportements différenciés selon le type de classes. Binsse et Hédoux [1990] ont ainsi établi, en analysant les carnets de correspondance de classes de 5e de « bonnes » sections et de sections « difficiles », que les enseignants se différenciaient eux aussi fortement dans leurs comportements en fonction de ces hiérarchies scolaires et sociales. Dans les carnets des classes privilégiées, 101 l'information est correcte, explicitée, la vigilance professorale est marquée, les incitations à l'effort soutenu sont fréquentes, le contrôle des résultats est strict, la connivence avec les familles est régulière. Dans les carnets des classes défavorisées, l'information est incomplète et approximative, les messages individualisés sont l'expression de menaces, les sanctions directes ne sont pas explicitées et concernent davantage les comportements en classe que le travail scolaire. Bref, le rôle de surveillance des enseignants semble ici fonction du type d'élèves et de classes. Un surveillant se sachant surveillé Mais elle dépend aussi du type de pédagogie mis en œuvre par chaque maître dans la classe. Reprenant Bernstein, Forquin [1990] oppose ainsi le code sériel (rigide, traduisant la pédagogie traditionnelle) et le code intégré (ouvert, proche de l'Éducation nouvelle). En ce qui concerne la relation entre le maître et les élèves, une pratique rigide va favoriser un exercice autoritaire du pouvoir de l'enseignant, alors que la pratique intégrée va laisser plus d'autonomie aux élèves. En termes de rapport au savoir, la différence est aussi sensible : le code intégré laisse beaucoup plus d'initiative et d'autonomie au maître et, donc, aux élèves. L'opposition peut se définir sans ambiguïté dans ses conséquences : « Ainsi la démocratie paraît s'opposer à l'autoritarisme, la flexibilité à la rigidité, la participation sociale à la segmentation bureaucratique, les valeurs modernes d'ouverture et de convivialité aux habitudes anciennes d'enclavement et de maintien des distances » (p. 100). On conviendra que la pratique de la surveillance peut alors tout à fait se modifier pour les enseignants. Pourtant, la question ne peut pas se trancher aussi aisément, car l'enseignant sériel souffre, certes, du manque de transparence de la vie de l'établissement ; mais, dans le même temps, il en bénéficie : une fois enfermé dans sa classe avec ses élèves, il peut faire à peu près ce qu'il veut. L'enseignant intégré, lui, doit se confronter aux autres et à une direction commune ; il se met donc en quelque sorte sous surveillance. On peut aller jusqu'à distinguer des profils pédagogiques assez tranchés qui nous permettent de comprendre qu'il y a une logique du rapport au savoir et du rapport aux élèves. Analysant les pratiques pédagogiques de maîtres du cours préparatoire à l'école, Duru-Bellat et Leroy-Audoin [1990] distinguent les « experts » des « animateurs ». Les premiers valorisent l'orthographe et le calcul, les seconds l'expression et les capacités de raisonnement. Les experts privilégient les apprentissages de base (lire et compter), utilisent des supports pédagogiques plutôt classiques (manuels) et se montrent directifs au cours de l'activité (en démontrant ou en imposant un rythme soutenu), privilégient les aspects formels dans l'évaluation (exactitude, rapidité, précision, aisance). Les animateurs, eux, privilégient des apprentissages plus généraux de climat et de style de vie (travail de groupe, esprit de recherche, capacités de raisonnement et d'expression), proposent et amènent les enfants à travailler en groupe, partent des apports des élèves, s'appuient sur l'expression orale ainsi que sur la com102 préhension et la justesse du raisonnement, encouragent fortement les interactions entre les élèves et croient au pouvoir éducatif des activités à caractère ludique. Il va sans dire que la surveillance sera plus stricte chez les premiers que chez les seconds. Mais, surtout, on voit bien qu'il y a un lien étroit entre le rapport au savoir et le rapport aux élèves dans la classe. Ce qui change, c'est la façon d'articuler l'un et l'autre dans la situation pédagogique. Surveiller le savoir, surveiller par le savoir, surveiller les élèves, cela tient ensemble mais, heureusement, les liens peuvent être fort différents. Cela n'empêche nullement qu'on peut tout aussi bien obtenir un écrasement du rapport au savoir par une inflation du relationnel qu'un écrasement du rapport entre le maître et les élèves par une inflation du rapport entre le professeur et le savoir. Le mode de surveillance s'en ressentira inévitablement. Les professeurs, surveillés, se présentent donc avant tout comme des surveillants : du savoir comme des élèves. Seulement, les élèves résistent, tout autant au savoir qu'aux enseignants. Tant et si bien que la sociologie de l'autorité à l'école se présente avant tout comme une sociologie de la résistance. Voici plus de dix ans, dans son rapport officiel sur les lycées, Prost [1983] avait tenu à souligner les incidences des évolutions sociologiques sur la vie de la classe. Or, que constate-t-il ? Que la démocratisation, réelle bien qu'inégale, a accru la distance culturelle entre les professeurs et les élèves. Ou encore que, pour les parents et les élèves, les études ne constituent plus un bien ou une fin en soi mais un moyen dont on escompte un rendement. Mais aussi ceci : les jeunes ne se définissent plus par rapport à un modèle adulte ; le groupe d'âge se ferme sur luimême et génère un modèle autonome, publicité aidant. Voici donc que le lycée, de plus en plus, donne un statut social à une classe d'âge. Or, dans le même temps, les familles accordent à ces adolescents de plus en plus de liberté. Cela ne peut manquer de faire juger infantilisantes certaines pratiques scolaires et d'amener les élèves à les subir par force, sans adhésion véritable, en contradiction avec les sentiments de responsabilité et d'autonomie qu'ils revendiquent. Vers une résistance générale et permanente ? Prost ira même plus loin : « // y a davantage : à l'enseignement, ils opposent souvent une résistance profonde, comme si leur identité était menacée. Les convaincre est alors impossible... Même si les lycéens savent bien que cette attitude défensive est stérile, même si, à d'autres moments, ils cherchent à s'intégrer au monde des adultes, ce refus, renforcé par la solidarité du groupe des copains, est fondamental. Par-delà les modalités de fonctionnement des lycées, il vise leur objectif même et leur souci de transmettre aux générations qui montent les valeurs de notre civilisation. Au vrai, c 'est le refus de la socialisation » [1983, p. 33-34]. Cela revient à dire que, aujourd'hui, ce sont les lycées qui socialisent les jeunes, mais qu'ils doivent le faire sur fond de résistance permanente qui peut aller de l'apathie à l'hostilité. Voici certes plus de vingt ans qu'on s'intéresse 103 plus particulièrement aux réactions scolaires des enfants des milieux pauvres. Van Haecht [1990] rappelle par exemple l'étude anglaise de Willis [1977] qui demeure toujours d'actualité. Ce dernier n'hésitait pas déjà à parler de résistance contre-culturelle dans l'école et hors de l'école. Les contradictions entre les valeurs scolaires, d'une part, le vécu familial connu par les élèves et le vécu professionnel rapporté par les parents, d'autre part, débouchent sur de nombreux refus d'obtempérer : refus de reconnaître la prééminence des tâches intellectuelles sur les manuelles, rejet de l'idéologie scolaire et des attitudes qu'elle requiert (conformisme, émulation, etc.), élaboration de véritables stratégies d'opposition, de résistance et de retrait. On verra alors le groupe informel des élèves utiliser l'espace qu'il a su gagner aux dépens de l'école et de ses règles pour façonner des habiletés culturelles particulières, dont l'objectif premier est de « se marrer ». Créer des incidents pour amuser, s'amuser, subvertir et inciter, c'est contester activement l'école sans vraiment relever de l'insubordination directe. C'est faire preuve d'une excellente connaissance du fonctionnement scolaire. C'est dénier aux professeurs les prérogatives de l'autorité morale sur laquelle ils s'appuient. C'est contester l'existence d'un consensus moral qui ne peut, de fait, être appris par la force aux élèves. On est certes là très éloigné des stratégies de conformité et de « surscolarisation » qui sont mises en œuvre par les classes moyennes et favorisées. On n'en est pas moins dans une attitude par rapport à l'école et à la société. Est-ce à dire que la résistance à l'école n'est que le fait de certains groupes sociaux ? Non, même si les formes en sont plus accentuées dans certains lieux. De façon générale, l'intérêt des élèves est plus difficile à susciter et à entretenir, le silence est plus difficile à obtenir, les classes éclatent en sousgroupes qui s'ignorent ou s'affrontent et prennent comme une agression des remarques que les professeurs estiment justifiées. Bref, le consensus indispensable au travail scolaire est devenu précaire. Il n'empêche. La résistance n'est pas identique. Après avoir observé des classes de 6 e et 5e de plusieurs collèges, Felouzis [1993] montre ainsi que le sexe des élèves est une variable tout à fait pertinente. Majoritairement, les filles de milieu cadre ont une maîtrise parfaite du métier d'élève (pas de chahut, compétition) ; les filles de milieu ouvrier s'efforcent de déjouer les écueils de la pédagogie invisible (coopération, concentration) ; les garçons de milieu cadre apprécient de façon juste les normes et leurs limites (chahut, compétition) ; les garçons de milieu ouvrier déploient un refus généralisé (chahut, apathie). Il convient d'ajouter que le sexe des professeurs est tout aussi pertinent. Les hommes génèrent des comportements de concentration en classe (regarder le tableau, écouter et prendre des notes), et ce autant chez les filles que chez les garçons. La présence d'une femme tend à susciter des comportements plus facilement chahuteurs, même chez les élèves filles ; le déplacement illicite en cours n'intervient que chez des garçons avec une enseignante. Dans le même temps, les femmes tendent à favoriser la participation en classe, l'expression orale des élèves entre eux et avec le maître. On retrouve ici ce que nous avions déjà signalé au chapitre précédent : l'autorité « naturelle » est détenue par les 104 hommes ! Les filles sont tout aussi sensibles à l'autorité masculine que les garçons, mais cet effet prend des formes différentes selon les sexes. Les hommes favorisent chez les filles des comportements de concentration, alors que les garçons y ajoutent de l'apathie. Les filles bavardent moins et sont moins apathiques avec un homme, alors que les garçons sont moins participatifs et plus respectueux des nonnes comportementales. Au total, un professeur homme semble pousser les filles vers plus de conformité scolaire, sans pour autant amoindrir leur investissement dans la compétition. Les garçons, eux, restent sur leur réserve ; la résistance sera beaucoup plus visible. La fin de la fête : apologie de la mollesse Constatons donc que la sociologie de la résistance ne se contente pas de la montrer permanente et générale, elle sait aussi la différencier tant selon les classes sociales que selon les sexes des élèves et des maîtres. Mais ce n'est pas tout. Elle analyse tout autant les formes et les évolutions de cette résistance, plus particulièrement à travers le chahut. Dans un article resté célèbre, Testanière [1967] a distingué le chahut traditionnel et le chahut anomique. Le premier relève du désordre ; il ne remet pas en cause le savoir et la compétence pédagogique du professeur (idéalement sévère et juste). Le bon élève, lui, doit être bon camarade ; certains vont y ajouter une facette bon chahuteur. Dans ce cas, l'adhésion à l'ordre pédagogique n'exclut pas les plaisirs que procure le chahut, temps fort de la vie collective, intégrateur du groupe scolaire à qui il donne conscience de son unité. Le chahut traditionnel substitue, pendant un moment, la joie de la fête à l'anxiété de la vie scolaire ; « il est à la fois recréation et récréation du groupe pédagogique » (p. 23). Le chahut anomique, lui, relève de la désintégration. Les sanctions, plutôt plus nombreuses dans ce cas, touchent tout autant la conduite que le travail. Pas de plan prémédité, pas de meneurs, mais des sous-groupes souvent antagonistes, des élèves régulièrement punis pour leur mauvaise conduite comme pour leur relâchement scolaire. Ce désordre généralisé et vécu comme inévitable est attribué à un affaissement de la discipline générale ; il ne semble pas lié aux types d'autorité des établissements. Autant le chahut traditionnel n'est qu'une anomalie normale du système pédagogique (il permet à ceux qui sont soumis à l'ordre scolaire d'en intérioriser les valeurs et il assure le fonctionnement harmonieux du système en en réduisant les tensions), autant le chahut anomique se présente comme une anomalie anormale (dans la mesure où les sanctions et les punitions ne parviennent plus à réduire cette résistance permanente, générale, « molle » pour tout dire). En sociologue, Testanière explique cette substitution du premier par le second : l'évolution de la société fait désormais accéder au second degré des enfants de groupes sociaux poussés par le désir de mobilité sociale, sans qu'ils aient reçu de leur milieu familial une culture et des valeurs qui les prédisposent à une bonne intégration au système pédagogique traditionnel. C'est ici qu'on retrouve le thème de la résistance socioculturelle de certains jeunes par rapport à l'école 105 (cf. plus haut). Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que les jeunes enseignants vivent un véritable « choc culturel » quand ils commencent à enseigner et à s'efforcer d'entrer dans leur rôle. Les anciens vont d'ailleurs exercer sur eux une énorme influence pour qu'ils se conforment au point de vue collectif. Entre une vision de l'élève comme incarnation de l'anti-autorité et celle de l'élève comme fondamentalement bon, le jeune maître va devoir intégrer la norme collective commune à l'établissement où il se trouve. En tout état de cause, tout enseignant a désormais les plus grandes chances de se trouver face à des résistants permanents, plus ou moins actifs. Un sociologue anglais, Heargreaves [1967] a depuis longtemps distingué quatre catégories d'élèves : ceux qui sont en faveur de la scolarité, ceux qui sont opposés aux agressions physiques mais qui tolèrent d'autres formes d'opposition, ceux qui ont une attitude d'abandon des valeurs scolaires et ceux qui sont des antiscolaires actifs (leur taux d'absentéisme est alors particulièrement élevé). Mais il n'attribuait pas aux seules réalités sociales et culturelles ces différences. Il affirmait encore que ces points de vue divers étaient aussi un produit de l'école elle-même, qui induit finalement deux sous-cultures chez les élèves : l'une proscolaire, l'autre anti-scolaire. On donne les bons maîtres aux premiers par exemple ; on prive les seconds d'un statut scolaire. Il se pourrait donc que la culture anti-scolaire soit le résultat de l'échec de l'école elle-même. Auquel cas, la résistance n'est pas vraiment première, elle est le produit du fonctionnement scolaire lui-même. Cette fois, le chahut ne peut plus être interprété comme un signe d'intégration, mais comme le signe de l'abus de l'école elle-même vis-à-vis des élèves. La résistance devient alors en quelque sorte normale, inéluctable. Le coup de force, essence de la pédagogie Paradoxalement, cette sociologie de la résistance a peut-être actuellement trouvé son langage, comme le souligne Lapassade : « Le langage de la "guerre ", utilisé comme une métaphore, revient assez fréquemment, aujourd'hui, dans les travaux ethnographiques d'orientation interactionniste consacrés à décrire la vie des classes. Les enseignants, par exemple, y sont présentés comme les "soldats" d'une "armée d'occupation professorale" ; il leur faut faire face à une "guérilla" scolaire menée par "l'armée de l'ombre des durs". Pour présenter ces formes plus récentes de déviance dans les classes, on a donc utilisé des métaphores empruntées à la polémologie. On a décrit la scène scolaire comme un front où, à tout moment, la bataille peut commencer, mettant en œuvre, de part et d'autre, des stratégies de harcèlement, de déstabilisation chez les élèves, de défense ou de survie chez les maîtres » [1993, p. 6]. C'est bien parce que les situations scolaires sont construites en une interaction permanente des acteurs qu'elles recèlent toujours, en creux, la possibilité d'une déconstruction. Là s'introduit l'idée d'une « guerre » toujours présente, au moins implicitement, dans la relation pédagogique, associée à une « paix » 106 traditionnellement imposée par le maître mais néanmoins toujours précaire et menacée. Un tel langage a-t-il cependant du sens ? Oui, dans la mesure où le fondement de l'acte pédagogique tient dans la règle suivante : l'obligation, pour le maître, d'imposer, autant que faire se peut, la définition magistrale de la situation prédéfinie par l'institution scolaire qu'il représente (« Vous êtes ici pour apprendre et je suis là pour enseigner »). Qu'on se le dise : cette imposition est en réalité un coup de force. Si l'ordre imposé par le maître au départ semble indiscutable, c'est parce qu'il intervient dans un rapport de force. Mais, en tant que rapport, il sera aussi nécessairement négocié, que cette négociation reste tacite ou qu'elle soit verbalisée. La logique devient implacable : la résistance est liée indissociablement au coup de force. Comment pourrait-il même en être autrement ? Comment l'autorité à l'école peut-elle être autre que problématique ? Comment pourrait-on éviter les problèmes d'autorité dans la classe ? À ce titre, le chahut n'est ni anormal ni à part ; il n'est que la partie immergée de l'iceberg-autorité. Il est donc à proprement parler irréductible, consubstantiel à l'acte pédagogique, toujours potentiellement présent. On ne saurait s'en passer. La sociologie n'a plus qu'à en étudier les formes. Lapassade, de son côté, en distingue trois types : ludique, polémique et endémique. Le premier, nommé traditionnel chez Testanière, prend pour cible, de préférence, des membres de l'institution pédagogique fragilisés. Le deuxième, rencontré sous le ternie d'anomique, est produit postérieurement par une scission interne au groupe scolaire, sous l'effet de l'arrivée en force d'élèves qui n'y avaient pas accès jusque-là. Ces chahuteurs polémiques croyaient cependant à des possibilités d'insertion sociale ; ils ne rejetaient pas totalement l'institution, même s'ils la contestaient ainsi. Le troisième, en revanche, fait son apparition dans une société où l'école, pour certains, semble ne déboucher sur rien en termes d'accès social. Ce chahut endémique est une forme de désordre dont la caractéristique principale est d'empêcher, de manière quasi permanente, la communication dans la classe. Ce mal chronique et relativement indifférencié ronge en permanence les dispositifs institutionnels ainsi que les capacités de résistance et de travail des enseignants. Il n'y a pas là d'agressivité proprement dite envers le professeur ; il s'agit plutôt d'un défoulement contre une obligation, contre un lieu, contre un discours. La tension monte mais ne parvient pas, habituellement, à une situation explosive. En revanche, si, pour une raison ou une autre, un processus passionnel s'enclenche entre un maître et des élèves, il ira facilement jusqu'au paroxysme, dans l'attirance comme dans la répulsion. Qu'est-ce qui peut provoquer de telles crises ? La punition automatique de certains comportements (parler avec son voisin, mâcher du chewing-gum, etc.), en premier lieu ; les remarques relatives à la personnalité des élèves (race, vêtements, coupe de cheveux, capacités intellectuelles), en deuxième lieu ; l'exercice tranchant et sans nuances de l'autorité, en troisième lieu ; l'attribution non équitable des notes, en dernier lieu. Se sentir agressé sur l'un ou l'autre de ces points provoque des 107 explosions, au-delà du désordre quotidien et intégré. Quel que soit le type de chahut, il nous faut donc considérer celui-ci comme un moyen de manier le coup de force, de s'y inscrire et d'y réagir. Il n'en est, après tout, qu'une forme d'appropriation. Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que la sociologie de l'autorité à l'école soit avant tout une sociologie de la résistance qui nous montre les surveillants surveillés confrontés à cette résistance toujours possible des élèves, qui nous permet de saisir l'évolution de ces formes de résistance. En effet, la résistance s'inscrit dans l'essence même de l'acte pédagogique, soit dans ce coup de force initial du maître sur les élèves en institution scolaire. Sociologie compréhensive . La sociologie ne va pas se contenter de mettre à jour les phénomènes que nous venons de présenter, elle va aussi s'efforcer de les comprendre, de les interpréter, de les juger. Ce coup de force renvoie à la notion de pouvoir, ce qui fait que la question de l'autorité à l'école peut maintenant être interrogée de la façon suivante : le pouvoir du maître et la résistance des élèves sont-ils légitimes ou illégitimes ? On se doute bien que les sociologues ne répondent pas de la même manière à une telle question, mais ils ont tendance à le faire en asymétrie, comme si la légitimité ne pouvait se situer que d'un seul côté. La résistance, enfant illégitime de la classe Examinons d'abord le couple pouvoir légitime du maître-résistance illégitime des élèves. Il est tout à fait significatif des origines de la sociologie, ce qui est tout de même une indication de la fonction sociale initiale de cette science humaine. On se souvient que Weber [1947] avait distingué, dans les bases de légitimité que se donnait le pouvoir, des sources rationnelles et des sources irrationnelles. Les premières relèvent de la compétence ou de la juridiction ; elles sont définies par des normes établies et limitées. Les secondes relèvent du charisme ou de la tradition ; elles sont beaucoup plus diffuses et générales. Il est vrai que, dans la classe, le maître peut très bien légitimer son autorité tant du côté de la relation maître-savoir (compétence rationnelle ou tradition irrationnelle) que du côté de la relation maître-élèves (juridiction rationnelle ou charisme irrationnel). Le plus souvent, les aspects sont mêlés et chaque protagoniste peut jouer sur l'un ou l'autre, et le contester ou se le voir contester. Mais il y a plus. En effet, l'archétype même de cette position pouvoir légitime-résistance illégitime se nomme Durkheim, fondateur essentiel de la sociologie. Or, que fait Durkheim quand il cherche à fonder l'autorité du maître en classe ? Il amalgame de façon indissoluble les aspects rationnels et irrationnels. Approfondissons un peu cette position. 108 Ecoutons-le d'abord [1902] : « Le respect de la règle est tout autre chose que la crainte des punitions et le désir de les éviter : c'est le sentiment qu'il y a dans les préceptes de la conduite scolaire quelque chose qui les rend intangibles, un ascendant qui fait que la volonté n'ose pas les violer. Cette autorité, c'est du maître qu'ils la reçoivent ; c 'est lui qui la leur communique, et il la leur communique parce qu'il la sent, c'est-à-dire parce qu'il se rend compte de l'importance de sa tâche, parce qu'il voit, dans ces règles multiples de la discipline scolaire, les moyens nécessaires pour atteindre l'idéal élevé qu'il poursuit. Ce sentiment qu 'il éprouve, il le suggère aux élèves par la parole, par le geste, par l'exemple » [1963, p. 146]. Autrement dit, le sentiment, irrationnel, qu'éprouvé le maître pour la loi, il doit le transmettre par charisme aux élèves au service du respect de la loi, de la force de sa juridiction, en raison de la supériorité, rationnelle, de la compétence et de la tradition. C'est bien parce que le pouvoir, lui, est absolument légitime que la résistance, elle, aux yeux de Durkheim, est tout aussi absolument illégitime. Seules les punitions sont légitimes, car, si elles ne font pas l'autorité de la règle, elles empêchent la règle de perdre son autorité, elles restaurent l'inviolabilité de la règle. La règle étant sacrée, on ne peut pactiser avec la transgression. Le maître doit en faire foi. Est-ce à dire que l'enfant ne fasse pas de résistance ? Au contraire, comme enfant, dira Durkheim, il est irrégulier, insatiable, immodéré. Raison de plus pour lui opposer la légitimité du pouvoir du maître. Le coup de force est dans la loi, il est le fruit de la reconnaissance de la légitimité et de la supériorité de la loi et du pouvoir. L'enfant est un candidat permanent à l'immoralité par son incapacité à sentir ses limites. La discipline, issue de l'école du devoir, force extérieure de nature morale, viendra forger le caractère. La nature de l'enfant y consent en fait, car elle offre des prises naturelles à l'action éducative. Tout d'abord, l'enfant est routinier, ce qui amène à substituer l'habitude à la fugacité. Ensuite, l'enfant est fortement réceptif à la suggestion, ce qui permet de lui donner ce sentiment de la limite. L'autorité du maître peut ainsi s'exercer, sans recourir à la violence. Peu à peu, l'élève va acquérir cette force morale qui engendre un acquiescement intime, fait s'évanouir toute velléité de résistance. Le sujet a alors le sentiment qu'il obéit à une force capable de s'imposer par ellemême, à laquelle il défère d'ailleurs avec une satisfaction secrète et qui lui permet d'éprouver la jouissance de la vraie liberté. N'oublions pas en effet que, si le devoir commande, le bien attire. Comme le souligne Lechevalier, « dans la pédagogie durkheimienne, on tue peut-être l'enfance, mais on ne bat plus les enfants » [1983, p. 554]. Les coups donnés à l'enfant et la résistance manifestée par l'enfant sont donc tout aussi illégitimes ; seuls le pouvoir sur l'enfant et l'obéissance de l'enfant sont légitimes. Faute de quoi, l'enfant ne trouve pas de frein à ses désirs, ni en lui-même ni hors de lui-même. Il sombre alors dans le chahut anomique ou endémique. Le maître est là pour s'imposer, imposer la loi et imposer le savoir ; il est là pour instruire et socialiser dans le même mouvement. Dès lors, le coup de force est justifié. Les interactions sociales dans la 109 classe sont essentiellement asymétriques. Le pouvoir du maître est quasi monarchique et sa tendance au despotisme se justifie par les dangers réels et constants d'une métamorphose de la classe d'une organisation qu'elle doit être à une foule qu'elle peut devenir sous l'action collective des élèves. La résistance des élèves à l'école est certes normale, mais elle n'en est pas moins illégitime car le pouvoir du maître, seul, est légitime. La croisade des élèves À partir du moment où on se met à considérer que les relations entre le maître et les élèves peuvent être plus symétriques, l'antinomie bascule : le pouvoir du maître devient illégitime et la résistance des élèves se trouve légitimée. On en a un exemple probant dans les travaux de Perrenoud sur les stratégies des élèves dans la classe. Il s'insurge : « Beaucoup d'adultes dénient aux élèves le droit de mener des stratégies, de défendre leur point de vue, de maintenir une façade, de dissimuler leurs "coulisses", de tenir un double discours, de tricher et de mentir pour protéger leurs intérêts ou par solidarité. Pendant longtemps, on a refusé avec horreur l'idée que les enfants puissent avoir une sexualité. Aujourd'hui on refuse encore de les considérer comme des acteurs sociaux à part entière, dont les intérêts réels pourraient, sur certains terrains, s'opposer à ceux de leurs parents ou de leurs maîtres. Les adultes se plaisent à croire qu 'ils savent ce qui est bon pour les enfants. Toute opposition leur paraît donc perverse [...] Il n'en va pas autrement pour le travail scolaire. Censé garantir leur réussite, donc leur avenir, il ne souffre aux yeux des adultes aucune contestation légitime » [1988, p. 179]. Il est bien vrai que, à l'école obligatoire, le lot de la majorité des élèves est de n'avoir que peu de prise sur le système tant individuellement que collectivement. Tout est fait pour cela : la dépendance aux adultes est affirmée en permanence ; les groupes d'élèves sont constamment défaits et refaits ; la maîtrise de la vie des organisations et des formes de l'action collective n'est pas favorisée ; l'ambiance de compétition permanente empêche le développement de la solidarité. Comment s'en sortir ? Comment résister ? Les élèves sont pratiquement condamnés à des stratégies défensives qui consistent à jouer avec les règles, à les contourner, à y échapper ou à en négocier l'application au cas par cas. Qui plus est, ces stratégies doivent rester clandestines, car une organisation ne reconnaît pas volontiers à ses membres le droit de biaiser ou de résister ainsi. En conséquence, la marge de manœuvre des élèves est limitée, notamment face aux tâches scolaires traditionnelles. Certes, ceux qui aiment ce genre de tâches n'ont pas besoin de déployer des stratégies pour s'en protéger. Mais les autres ? Ceux que le travail scolaire n'intéresse pas ou qu'il met en échec, comment fontils ? Perrenoud distingue cinq stratégies de résistance : la soumission sans investissement, la vitesse maximale pour se débarrasser, la saveur de la lenteur, l'incompétence affichée et la contestation ouverte. Quand, au contraire, on a affaire à une pédagogie nouvelle, les stratégies de résistance ne peuvent plus être les mêmes et l'on verra certains élèves accaparer les tâches d'exécution, ou 110 organiser le travail des autres, ou tenter de disparaître dans le groupe, ou s'activer de façon désordonnée pour faire illusion, ou faire cavalier seul pour avoir la paix. Tout se passe comme si la volonté et la revendication de mise en dépendance initiale des enfants généraient de tels comportements chez les élèves et de telles justifications chez les adultes. Attention cependant. Si aucune société ne laisse l'instruction des enfants à leur libre arbitre, cela ne signifie nullement que l'école soit la source première de la contrainte exercée sur eux, même si elle demeure le lieu privilégié de ce coup de force. La forme scolaire comme telle ne dépossède pas les enfants de leur éventuelle liberté d'apprendre. À l'origine, est posée la « dépendance » des enfants et des adolescents à l'égard des adultes en matière de formation. Certes, il est loin d'être neutre que la forme prégnante soit devenue historiquement la scolarisation ; il n'empêche que l'école n'a sur les jeunes qu'une autorité déléguée par la famille, l'Etat ou l'Église. L'intérêt des adultes, voilà ce qui fait tenir l'école et ce qui nourrit l'autorité à l'école. Perrenoud renchérit même : « Ce qui intéresse les adultes, c'est que les enfants ou les adolescents aient envie d'apprendre : 1) ce que l'école veut enseigner ; 2) à l'âge et pendant la période où cet apprentissage est jugé nécessaire ; 3) au prix du travail scolaire censé garantir un certain niveau d'excellence ; 4) selon des modalités dictées par les moyens d'enseignement, les méthodologies, l'effectif des classes et les règles de l'organisation scolaire » [1984, p. 206]. Mais ce n'est pas tout, car les adultes - parents et maîtres - vont être comblés quand les enfants et les adolescents vont s'approprier le projet conçu à leur intention au point de croire qu'ils l'ont librement choisi. Dans ce cas, non seulement le coup de force est accepté et légitimé mais, en plus, il est en quelque sorte nié. Le magicien n'a même plus besoin de se montrer comme tel : son produit donne l'illusion de se suffire à lui-même. Il n'est plus voulu, il veut. Il n'est plus forcé, il s'efforce. De l'an de fumer les élèves Ce n'est pas seulement le « bien de l'enfant » qui est appelé à la rescousse, c'est tout le discours sur l'apprentissage et ses théories qui amène à déployer des trésors de séduction, de motivation, de persuasion et qui sert de fumée au coup de force. Or, bien souvent, on n'a même pas à chercher aussi loin et aussi beau : l'envie d'éviter le pire suffit à expliquer qu'un enfant aille à peu près régulièrement à l'école, qu'il se plie en surface à la discipline, qu'il fournisse un effort dans le travail et qu'il accepte d'être évalué. Mais, bien entendu, un tel constat ne suffit pas aux adultes et ils préfèrent de beaucoup se simplifier la vie en prêtant à l'enfant dit normal et raisonnable l'envie d'apprendre. L'honneur est sauf et la honte est cachée. Malheureusement, la question de l'autorité surgit rapidement, preuve que la fumée n'a pas aboli le coup de force et, pour instruire une partie des élèves, le maître doit prendre les moyens, c'est-à-dire forcer leur activité, leur imposer un travail, sans pouvoir se 111 contenter à tout instant de leur éventuelle bonne volonté. Dans la classe, l'enseignant va constamment tenter d'obtenir des élèves un engagement actif dans leur tâche, face à des activités qui sont loin d'être toujours agréables et attractives. Il est donc condamné à exercer sans discontinuer une pression plus ou moins forte sur les élèves, pour les pousser à s'engager et les dissuader de diverger. De ce fait, la contrainte est toujours présente, même quand personne n'oblige à entrer dans des stratégies de tension nuisibles au processus d'acquisition proprement dit. Ne nous leurrons pas ! L'enfance a beau être le plus bel âge de la vie, le métier d'élève, lui, n'est pas vraiment drôle. Perrenoud ne le cache vraiment pas : « Si le métier d'élève est un drôle de métier, ce n'est pas d'abord parce qu'il n'est pas rétribué. C'est parce qu'il n'est pas librement choisi, (qu'il) dépend fortement d'un tiers, (qu'il) s'exerce en permanence sous le regard et le contrôle de tiers, (qu'il) se trouve constamment au principe d'une évaluation. Certains métiers d'adultes sont aussi contraignants (travaux forcés, prostitution) que le métier d'élève. D'autres sont aussi dépendants (les travaux les moins qualifiés). Certains sont étroitement contrôlés par autrui ou du moins exposés au regard. D'autres jugent la personne. Mais on trouve rarement toutes ces caractéristiques conjuguées » [1994, p. 14]. Toutes les « bonnes raisons » sont là pour le justifier : statut de l'enfance, scolarisation imposée par la loi, impératifs d'une éducation de masse, finalités de socialisation et de curriculum implicite, contrainte de la transposition didactique... Bref, tout le monde a intérêt à ce qu'il en soit ainsi. Mais alors, comment encore s'étonner que l'autorité soit un problème constant à l'école ? Comment s'étonner qu'un tel métier ne puisse donner au plus grand nombre un sentiment de maîtrise, l'impression de faire des choses intéressantes, qui aient un sens et une utilité ? Comment oser encore se demander gravement pourquoi certains élèves n'aiment pas l'école et n'y réussissent pas, en refusant de voir que les conditions d'exercice du métier d'élève ne peuvent que dissuader une bonne partie des enfants d'apprendre et poussent bien d'autres à se satisfaire de tirer leur épingle du jeu ? Faut-il vraiment insister ? « Les élèves partagent - avec les prisonniers, les militaires, certains individus internés et les travailleurs les plus démunis - la condition de ceux qui n'ont, pour se défendre contre le pouvoir de l'institution et de leurs chefs directs, guère d'autres moyens que la ruse, le repli sur soi, le faux-semblant » [1994, p. 15]. Et on pourrait ajouter : ne travailler que pour la note, construire un rapport utilitariste au savoir, au travail, à l'autre. Tricher, bachoter, faire semblant d'écouter ou manifester franchement sa réprobation... La résistance prend de multiples visages. Mais, cette fois, elle est analysée comme tout à fait légitime. Réponse à un pouvoir et produit d'un pouvoir qui, lui, est illégitime. L'est-il par nature ou par ses formes ? Peu importe, d'une certaine manière, pour le sociologue qui constate et fait comprendre qu'en tout état de cause, il l'est. Durkheim 112 et la bonne conscience des acteurs de l'institution sont désormais bien loin. Le roi est nu. Le coup de force éclate au quotidien de l'école. De l'autorité des bonnes à l'école Exercer le métier d'élève, c'est donc apprendre à survivre à l'école. Pour ce faire, comme dans toutes les institutions totales, il faut devenir dissident ou dissimulateur, sauvegarder le plus souvent les apparences pour avoir la paix. En effet, au détriment de Snyders [1986] dans sa quête et sa revendication de la joie à l'école, les élèves savent que la vraie vie est ailleurs, dans les interstices, les intercours, les interruptions, les interactions et les... interdictions ! A l'école s'exerce la double vie de l'élève : si on accepte de paraître au moins acceptable, les adultes devraient être rassurés et permettre de dégager des marges. D'autant que la vie scolaire, lieu permanent s'il en est pour les jeunes, recèle une vie relationnelle très riche et très diversifiée entre élèves et avec les adultes. La gamme des sentiments peut s'y jouer à l'envi, même si cette vie intense est pour une grande part complètement étrangère à la logique de l'apprentissage et de l'enseignement. Ne faut-il pas survivre dans une organisation scolaire qui ne fait guère de place aux échanges interpersonnels, à une vie collective relationnelle intense, aux débats et aux activités libres ? Faire du bon travail à l'école, n'est-ce pas «faire un travail non rétribué, largement imposé, fragmenté, répétitif et ennuyeux » [1994, p. 61] ? Est-ce à dire que l'essentiel est refoulé à l'école ou n'existe que clandestinement ? Le problème, c'est que les activités susceptibles d'engendrer des apprentissages exigent un travail, des efforts, un intérêt, une implication personnelle des élèves et non un simple conformisme de surface. Les élèves peuvent donc, dans ce cadre, non seulement s'arranger pour qu'on leur laisse des espaces propres, mais aussi marchander, négocier leur bonne volonté. Qui plus est, plus la pédagogie est ouverte, plus le champ de la négociation avec les élèves est important et... soumis à la « bonne volonté » des acteurs. Plus largement encore, l'école socialise, qu'elle le veuille ou non, explicitement : on y apprend ainsi à être des acteurs et des membres à part entière de la société globale et des principaux systèmes qui la composent. Idéalement aidant, on ne dira jamais vraiment qu'il s'agit d'adapter les individus à la société, mais plutôt qu'on veut favoriser l'épanouissement personnel, l'identité, l'autonomie, la créativité, le goût et la capacité de coopérer et de communiquer. Seulement, quand l'on met ces bonnes intentions en rapport avec la réalité, les contraintes et le quotidien du métier d'élève, on se demande quel type de socialisation est réellement acquis à l'école. Profil bas, dissimulation, acceptation résignée des contraintes : est-ce cela qui se transmet à l'école ? Est-ce ce type de socialisation qu'engendré le coup de force à l'école ? Tout se passe comme si, à l'école, comme dans l'armée, à l'église ou dans les tribunaux, l'enseignant avait seul la parole légitime. Le pouvoir de dire et de faire taire est considérablement asymétrique. Certes, les phénomènes de 113 communication subsistent, mais il n'y a pas lieu de s'étonner qu'ils se situent souvent dans le registre de la contestation, du refus d'un pouvoir et de règles du jeu peu gratifiantes. Résistance légitime, sinon légitimée, face à un monde de règles instituées, peu négociables, déjà là, fondées sur un pouvoir illégitime de ce fait mais qu'on ne peut réellement remettre en cause. C'est ici que le monde de Durkheim a basculé car nos sociétés ne cessent d'investir dans l'éducation mais, effet pervers, grâce à l'élévation du niveau général d'instruction, la foi en la mission de l'école s'est effritée et le métier d'enseignant n'est plus aussi respecté. Chevallard [1985] l'a dit crûment : l'enseignement s'apparente aux tâches de la bonne. Bien des gens estiment, en effet, qu'ils seraient tout aussi qualifiés que les maîtres de leurs enfants pour les apprentissages requis à l'école. Seulement, si de plus en plus tout le monde peut les accomplir, la plupart estiment qu'ils ont mieux à faire dans la vie. Mais alors, quelle peut bien être l'autorité des bonnes ? Certainement pas celle des maîtres, surtout quand le pouvoir s'avère de plus en plus difficile à exercer et sa légitimité de moins en moins fondée à s'imposer. Sans foi ni loi Concluons. La sociologie de l'éducation s'avère être en tout premier lieu une sociologie de la résistance en matière d'autorité à l'école. S'il en est ainsi, c'est parce que toutes ces formes de résistance sont une réaction et une réponse à un coup de force initial qui instaure le pouvoir du maître sur les élèves à l'école. On a beau essayer de cacher, de légaliser, de justifier ce coup de force, son arbitraire ne cesse de ressortir et de se manifester. S'il en est ainsi, qu'est-ce que cela permet de comprendre quant aux trois entrées que nous avons privilégiées, à savoir le triangle pédagogique, la socialisation et le sens de l'éducation ? Côté triangle tout d'abord, on voit bien que la tentative de légitimation du coup de force va s'appuyer sur le rapport entre le maître et le savoir (axe « enseigner ») confondu avec l'institution. De cette osmose découle la nécessité de la résistance. Le professeur aura beau essayer de masquer l'illégitimité du coup de force par une compensation du côté de l'axe maître-élèves (« former »), le plus souvent il n'opérera pas le mouvement de bascule qui l'amènerait à poser comme fondatrice de la situation pédagogique une conception plus symétrique de la relation éducative (par peur de ne plus pouvoir bénéficier de l'autorité que donne, en fait et, semble-t-il, en droit, le coup de force). Devant l'insécurité que représente une telle option, bien des professeurs préfèrent privilégier la rigidité des contenus, ce qui va les amener à valoriser la rigidité des comportements et à durcir le rapport entre le maître et les élèves. Or, ce dernier est toujours un objet et un lieu de négociation : on a beau faire, on ne peut pas faire comme si tout était joué d'avance, même si on a intérêt à laisser le plus possible dans la pénombre une telle fragilité si l'on craint d'être déstabilisé. L'organisation de la classe, en tant qu'élaboration de rapports humains, n'est jamais totalement déjà là ou définitivement jouée. Certes, l'institution est là pour « veiller au grain » ; elle surveille et norme les maîtres, elle leur fournit des 114 moyens pour exercer l'autorité dans la classe, elle contrôle les différentes pratiques et les différents styles pédagogiques. Au total, le lien reste particulièrement étroit entre le rapport maître-élèves et le rapport maître-savoir ; à l'extrême, l'un peut toujours écraser l'autre mais la situation pédagogique ne peut alors que devenir folle et ingérable. La question ne peut manquer de se poser à chacun dans la classe : comment faire tenir ensemble ces deux rapports ? En effet, dans la pratique quotidienne, il faut bien trouver une accommodation. Prenons maintenant l'aspect socialisation. Il est apparu qu'aujourd'hui les écoles sont le lieu privilégié de socialisation des jeunes qui y développent un modèle propre, mais tout cela ne se fait que sur un fond de résistance, ne serait-ce qu'en raison de la distance culturelle qu'on peut constater dans bien des cas. La question de la socialisation à l'école dépasse le seul problème du rapport au savoir et de ses conditions de possibilité ; elle touche plus profondément la question du sens du vivre ensemble, du sens et de la possibilité de la construction sociale. À l'école, loin d'être abstraits, les rapports des élèves à l'autorité sont h'es à des facteurs sociaux ou de sexe. Mais là n'est pas l'enjeu essentiel qui réside dans la reconnaissance ou non de la légitimité de cette autorité incarnée, légitimité dévoilée et dénoncée par ceux qui ne sont là que « pour se marrer » ou par ceux qui jouent par trop de l'absentéisme. Le chahut actuel est un autre symptôme de cette fragilité de la légitimité : il ne signifie plus la fête du groupe, il ne marque plus l'intégration scolaire, il est devenu permanent, général, anomique, endémique, véritable marque de cette culture anti-scolaire que produit l'école elle-même. Tout se passe comme si la socialisation ne dépendait plus que de l'inhérence imposée-acceptée de la loi, ou de son refus (par les groupes de pairs opposants ou par un bruissement anomique), faute toujours de pouvoir s'opérer par la construction et l'appropriation de cette loi à l'école. Tout se passe comme si le coup de force retenait la socialisation à l'école, car on ne peut manquer de se demander quelle socialisation est effective à l'école, quand on prend conscience que ce coup de force favorise l'adoption d'un profil bas, la dissimulation, l'acceptation résignée des contraintes. Terminons, enfin, par le sens de l'éducation. La « guerre », toujours possible dans la classe, menace la « paix » imposée par le maître. C'est le fruit de cette imposition-coup de force de la situation pédagogique. La résistance des élèves est indissociablement liée à cela et elle en décline les formes. Pour justifier son pouvoir, son coup de force, le maître oscille sans cesse entre l'autorité de la compétence ou l'autorité de la tradition (axe maître-savoir en osmose avec l'institution) et l'autorité charismatique (axe maître-élèves). Mais, en même temps, le maître sait tout autant que cette légalisation est et reste sujette à caution. Comment obtenir cette caution ? Elle est plus facile à obtenir quand on a posé qu'elle l'est définitivement et par essence. On va alors, par exemple, poser la résistance comme illégitime au nom d'une conception de l'enfance « à redresser » et de la nécessité de l'intégration du respect de la loi. Il est alors plus facile (et plus moral) de contraindre la pratique à s'aligner sur les principes. On en arrivera facilement ainsi à refuser aux élèves d'être des acteurs sociaux à part 115 entière. L'école cherche davantage à les désorganiser qu'à leur permettre de s'organiser. Comment être élève dans ces conditions ? Les enfants et les adolescents en sont réduits à des stratégies défensives et clandestines qui résultent du coup de force. Celui-ci va d'ailleurs d'autant plus s'énoncer que les relations entre le maître et les élèves vont tendre à devenir symétriques. Voilà bien une raison supplémentaire pour ne pas changer de méthode pédagogique dans la classe. Masquée ou non, la contrainte est toujours présente dans la classe, même si l'on préfère croire à l'envie d'apprendre de l'enfant pour « expliquer » les comportements scolaires. On peut alors rêver que l'axe élèves-savoir est tellement fort qu'il va résoudre les difficultés des deux autres et, en particulier, les incertitudes du rapport entre le maître et les élèves. Malheureusement, l'envie d'apprendre des élèves a plus que des faiblesses ; en revanche, l'envie d'éviter les ennuis suffit la plupart du temps comme système de compréhension. Les conditions d'exercice du métier d'élève sont telles que ceux-ci adoptent logiquement des stratégies défensives d'évitement ou de révolte. C'est bien parce que le pouvoir du maître est illégitime, dans ses formes sûrement, dans sa nature peut-être, que la résistance à l'école est légitime. Le concept d'autorité vise à légaliser un coup de force ; les résistances dévoilent un tel coup de force. Dans la classe, à l'école, la lutte est épuisante. L'autorité est bel et bien un problème, et un problème sans fin. Cela est d'autant plus vrai et aigu que l'on est passé d'une conception pouvoir légitime du maître-résistance illégitime des élèves à une conception pouvoir illégitime du maître-résistance légitime des élèves (sur ce point, Perrenoud a détrôné Durkheim). Le rapport d'autorité (cf. chapitre précédent) se nourrit de cette gestion impossible et permanente du coup de force. Finalement, la sociologie de l'éducation le montre trop bien, l'autorité à l'école ne peut que faire problème au-delà des problèmes quotidiens de résistance. 116 Quelle légitimité pour la loi à l'école ? Quand, aujourd'hui, on aborde la question de l'autorité sous l'angle philosophique, on est immédiatement confronté aux analyses de Foucault sur la question. Surveiller et punir [1975] montre en effet à l'envi qu'à l'école la loi est première. Cette loi, c'est celle du « dressement », de l'assujettissement, de la normalisation. Dès la naissance de l'école moderne, au xviii* siècle, il s'agit, par le biais de l'apprentissage du savoir et par celui de la constitution d'une science pédagogique, d'opérer un bon dressement du sujet scolarisé par la maîtrise de quatre paramètres, l'espace (la place, le rang), le temps (l'emploi du temps, l'horlogerie disciplinaire), la ritualisation (la sanction, l'examen) et le regard (le jeu du regard, la surveillance hiérarchique). À l'origine de notre école traditionnelle, tout écart à la règle (inattention, désobéissance, gestes incorrects, indécence) est puni car le châtiment doit être correctif dans le processus de dressage. Cet art de punir ne vise ni l'expiation, ni même la répression, mais la normalisation. Ainsi la justice scolaire donne à voir une nouvelle loi de la société moderne, à savoir le pouvoir de la norme. Celle-ci est renforcée et signifiée par l'examen, mécanisme qui lie à une certaine forme d'exercice du pouvoir un certain type de formation du savoir. C'est à cette école de l'examen que l'on doit aussi les débuts d'une pédagogie qui va fonctionner comme une science. Si la loi est première à l'école, on le doit bel et bien à l'acte constitutif de l'institution scolaire. Reste la question essentielle : qu'est-ce qui fonde et justifie cette primauté de la loi à l'école ? Sur quoi repose la légitimité de la loi à l'école ? L'analyse et la dénonciation ne peuvent plus suffire ici. Il nous faut trouver une justification de cette prégnance constitutive de la loi à l'école et une 117 justification qui ne soit pas un alibi ou un masque. Ramenée à l'autorité, la question de la légitimité de la loi se heurte d'emblée à son apparence kaléidoscopique. Porte [1988], par exemple, distingue trois formes d'autorité : celle de l'hôte, en ce que l'enseignant, parce qu'il reçoit les élèves dans sa classe, est responsable de la bonne tenue de la réception ; celle, épistémique, du savoir, en ce que le maître est supposé en savoir plus sur l'objet de l'échange et en ce qu'il est obligé de reconnaître cette dissymétrie et son caractère local ; celle, déon-tique, de l'institution que l'enseignant doit reconnaître et dont il doit aussi se distinguer. Accepter ces types d'autorité, c'est une fois de plus faire un constat ; ce n'est pas répondre à la question du fondement et de la légitimité, ne serait-ce que parce qu'on est en droit de se demander quelle forme est susceptible de fonder les autres. L'enjeu est maintenant clair : puisque loi à l'école il y a, où trouve-telle sa légitimité ? Il nous semble que les démarches philosophiques en éducation donnent deux réponses antinomiques que nous allons examiner successivement : la prééminence du rapport au savoir, d'une part, la nécessité de l'élaboration du vivre-ensemble, d'autre part. La prééminence du rapport au savoir Très souvent, on va fonder, justifier, légitimer l'autorité par le savoir. Cette fois encore, les formes de ce processus peuvent changer. Pour plus de clarté, nous distinguerons, dans ce rapport au savoir, deux aspects : les contenus culturels et la loi morale. Certes, l'un et l'autre ont à voir ensemble et tel et tel auteur ne manquera pas de les lier, comme nous le verrons. Cela étant, on se trouve peut-être en présence de deux traditions philosophiques différentes qui peuvent se rejoindre mais qu'on ne peut assimiler aussi facilement. Avoir foi en la raison pour avoir raison de la foi Commençons donc par définir le savoir par les contenus culturels et voyons comment un tel savoir sert à justifier l'autorité à l'école. Cela va de soi que parler de contenus scolaires, de culture, c'est actuellement se référer à la raison. Or, c'est oublier qu'il y a encore peu la question était loin d'être tranchée, dans la mesure où le débat entre la raison et la foi, dans l'école et à propos de l'école, était loin d'être éteint. Au nom de l'autorité de la foi, beaucoup ont condamné la prétention de la raison et de la conscience individuelle à l'autonomie absolue dans le domaine. Seule la foi, pensaient-ils, peut sauver la raison et permettre à tous d'accéder au savoir par l'intermédiaire de la médiation de l'autorité religieuse. Au début du siècle, un pédagogue catholique allemand aussi ouvert que Foerster développe la thèse, fort classique, que pour faire régner la raison dans sa vie il faut accepter la révélation des saints et des sages 118 « qui sont parvenus à la liberté morale, autant par la grâce supérieure que par l'exercice de leur volonté. Sans la foi, la raison est emportée par l'aveugle tyrannie des instincts et des excitations subjectives. « Notre temps, poursuit-il, a plus que tout autre besoin d'une pédagogie de l'autorité, qui sache s'abaisser jusqu'aux plus intimes résistances de l'âme individuelle, et traduire l'obéissance dans la langue de la liberté et de la vie personnelle[...] L'humble soumission à une sagesse éprouvée ne rend pas aveugle mais clairvoyant, elle n'étouffe pas la personnalité mais l'élargit et l'approfondit » [1920, p. 56]. Le savoir du Christ est seul éducateur ; c'est pourquoi l'autorité de la foi doit nous rendre la pleine possession de notre vrai moi et justifie une école chrétienne comme seule école vraie et légitime. N'oublions donc pas qu'il y a peu de temps encore, les termes du débat sur l'autorité étaient déterminés par cette question de l'autorité de la foi. Il n'empêche. Actuellement, une telle perspective est loin d'être dominante. C'est la raison et la culture qui lui est attachée qui sont désignées comme fondement de l'autorité à l'école. C'est désormais à ces contenus culturels que nous nous référerons, même si la problématique de la délivrance et du refus de l'abandon reste fondamentalement la même. Si le maître, en position de domination asymétrique, doit s'imposer, c'est parce qu'en éducation il y a à imposer... des contenus culturels. Hadji développe très clairement cet aspect. L'enfant a besoin d'une double rencontre, avec la loi et avec les contenus culturels. La tâche de l'éducateur est d'organiser cette rencontre qui l'amène à imposer de respecter les lois et de s'affronter à des contenus culturels. Mais c'est le bien que représentent ces derniers qui justifie le passage par les premières, qu'on adopte des méthodes douces ou fortes. Le savoir légitime la nécessité de la contrainte exercée. En même temps, le savoir est et reste premier. Le maître n'est qu'auxiliaire du développement d'autrui car la force de progression appartient à l'élève ; il lui appartient donc d'imposer les situations d'apprentissage adéquates, car son bon droit tient au sentiment qu'il construit, qu'il a mis en place la situation susceptible d'être la plus instructive pour ce quiyest du rapport entre les élèves et les contenus. « Telle est sa tâche. C'est ici que se manifeste le plus légitimement sa plus légitime autorité, qui n'a de raison d'être que parce qu 'elle peut contribuer à rendre l'autre davantage "auteur" de sa propre existence » [1991, p. 16]. L'autorité du maître n'est donc qu'une autorité par délégation justifiée par la seule autorité des contenus aptes à éduquer les élèves. La contrainte se mue en délivrance, accomplissement et réalisation. Que faire alors de ce que Bourdieu définit comme une violence symbolique dans sa célèbre phrase : « Toute action pédagogique est objectivement une violence symbolique en tant qu'imposition, par un pouvoir arbitraire, d'un arbitraire culturel » [1970, p. 19] ? Montrer, selon Hadji, que, loin d'être arbitraires, le maître et la culture sont libérateurs. Les biologistes du cerveau n'ont-ils pas montré que le progrès de chacun et de tous réside dans la moindre perte des potentialités offertes par le programme génétique ? La tâche de l'école est donc d'offrir les stimulations 119 éducatives qui vont permettre à chaque enfant de ne pas gaspiller « son » intelligence. Autrement dit, à condition de faire preuve de méthode dans l'acte d'apprendre, l'école peut être libératrice, quel que soit par ailleurs l'environnement sociopolitique. Lieu obligé d'accès à la culture, l'école est libératrice parce que la culture authentique est libération. Le modelage culturel n'est pas contestable en soi si, au-delà du simple conditionnement, il rend possible à chaque individu l'accès aux outils nécessaires pour progresser dans la connaissance et dans l'action (compréhension de soi, connaissance de son milieu, maîtrise de ses actions). L'école est là pour favoriser le passage, décrit par Piaget, du sujet égo-centrique au sujet épistémique, sujet devenu capable de dépasser la particularité de son point de vue. À l'école, champ de réalisation culturelle, chacun forge ses propres outils à l'aide des outils communs (mots, structures linguistiques, modèles de comportement). Comment encore, dans ces conditions, définir la contrainte scolaire comme une violence arbitraire ? Il y a certes contrainte, mais c'est celle de l'exercice qui suppose que le maître n'ait pas peur d'imposer les règles du jeu qui, seules, procurent la liberté d'invention à celui qui les maîtrise. Sans joie nie loi Nous sommes là dans la tradition philosophique rationaliste classique qu'Alain a très bien représentée. Plus récemment, elle a été plus particulièrement illustrée par Snyders dans sa quête quasiment désespérée d'un accord entre la culture, l'école et la joie. La joie, marque de la libération que la culture donne à chacun à l'école ; la joie, manque hélas trop manifeste dans le quotidien de l'école. Snyders [1991] s'efforce de défendre les joies de l'obligation et il nous en décrit les multiples aspects : le plaisir de la crainte et de la peur ; la joie de se sentir protégé par les règles communes ; la joie de se trouver dans un monde plus ferme, plus structuré que la vie quotidienne ; la joie de se trouver protégé de l'arbitraire des autres et de son propre arbitraire ; la joie qui résulte de l'obligation qui est faite d'aller vers ce qui n'attirait pas encore, là où on ne réussissait pas encore ; la joie de progresser à travers les tentatives exigées et les erreurs rectifiées ; la joie de transcender son niveau habituel et de dépasser sa tendance au laisser-aller. Joies multiples qui prouvent que l'autonomie d'une activité ne suffit pas à en assurer sa valeur. Faut-il pour autant condamner l'autonomie à l'école ? Non, mais plutôula redéfinir autour de deux aspects : l'élève doit reprendre, de façon personnelle et volontaire, le trajet que le maître (ou le livre) vient de tracer devant lui, ou même en partie avec lui ; l'école est le lieu où les élèves sont confrontés aux chefs-d'œuvre de la culture. De cette confrontation aux réussites humaines exemplaires naît la joie scolaire essentielle. Alors l'obligation délivre, alors l'obligation cultive l'indépendance, alors l'obligation rend dérisoire l'illusion de la liberté immédiate. Dans cette perspective, les modèles sont inéluctables. Le choix n'est donc pas entre exercer ou non une influence, mais entre les moyens d'exercer une influence libératrice. Tout enseignant doit assumer un drame, celui d'accepter de faire pression sur l'enseigné, de faire preuve d'autorité sur le formé : la 120 sienne et celle de sa discipline. Il y a modelage parce qu'il y a modèles, même si chacun sait qu'entre la pression et l'oppression il y a une distance que nous craignons de franchir. L'école se doit d'exercer un guidage qui contribue à donner essor à la liberté de pensée et d'action, en présence du fondamental. La justification de l'autorité à l'école devient dès lors très claire : la relation d'autorité est fondée par la valeur de la chose enseignée. Forquin résume très bien cette position : « On peut considérer cette expérience de la valeur interne de la chose enseignée comme constitutive du désir propre de l'enseignant, et comme fondatrice de son identité professionnelle en tant qu'identité morale. Elle est aussi ce qui fonde et ce qui règle la relation d'autorité pédagogique. II n'y a pas en effet d'enseignement, pas d'autorité pédagogique possibles sans une reconnaissance de la part des apprenants d'une légitimité, d'une validité ou valeur propre de la chose enseignée. Mais il faut bien sûr, il faut d'abord que ce sentiment soit éprouvé par l'enseignant lui-même » [1991, p. 15]. Or, une telle théorie de la valeur inhérente à la chose enseignée se heurte au moins à deux objections : le relativisme culturel et l'argument anti-autoritaire. Quel est en effet le statut de ces modèles sinon d'apparaître comme des absolus qui ne se posent comme tels que pour échapper à tout arbitraire culturel ? Mais d'où tiennent-ils une telle autorité et qu'est-ce qui peut la fonder ? La pluralité ne cesse de miner ce statut de l'unique. Qu'est-ce qui nous prouve, ensuite, que vouloir enseigner des choses valables en passant par la contrainte pédagogique ou l'artifice ne risque pas d'aller à rencontre de la finalité même qui est poursuivie ? Les moyens utilisés ne sont-ils pas incompatibles avec le respect inconditionnel que l'on doit à tout apprenant en tant que personne ? La volonté affichée de libération risque fort de sombrer dans le quotidien de la manipulation et de l'aliénation. La joie ne semble guère faire partie du pain quotidien de l'école. La loi nie la joie. Dépassant ce débat entre la liberté et l'autorité, aussi abstraites l'une que l'autre, Reboul [1989] insiste sur le fait que les divergences portent sur les figures de l'autorité. Elles se différencient par leur légitimité, soit (en allant du plus au moins rationnel) : le consentement pour le contrat, la compétence pour l'expert, la décision pour l'arbitre, le prestige pour le modèle ou pour le leader, le charisme pour le roi-père. Quelle forme d'autorité est la plus apte à former la liberté ? La pédagogie classique, qui lejette l'autorité du roi-père parce qu'elle récuse le libre jugement, insiste sur celle de l'expert et de l'arbitre, mais surtout sur celle du modèle. Le maître - et c'est en cela qu'il se distingue du leader -est le représentant des modèles ; c'est d'eux qu'il tient son autorité : autorité d'expert, puisqu'il a compétence pour les enseigner ; autorité d'arbitre, puisqu'il lui faut bien exercer la discipline, évaluer et redresser. De son côté, l'Éducation nouvelle récuse l'autorité du modèle. Mais elle accepte celle de l'expert, puisque le maître est souvent défini comme la personne-ressource qui vient en aide aux élèves et leur fournit des explications et des moyens, et celle de l'arbitre, à travers différentes procédures de résolution des conflits. L'autorité du modèle est alors remplacée par l'autorité du contrat dans une perspective fonc121 tionnelle qui ne se légitime que par le besoin qu'on en a, qu'on reconnaît et qu'on établit ensemble. Le modèle ne serait donc pas indispensable pour fonder l'autorité à l'école. La contrainte de la liberté En quête de la légitimité de l'autorité à l'école, nous avons cru la trouver dans la prééminence du rapport au savoir qui structurerait et justifierait l'expérience scolaire quotidienne. Ce rapport au savoir s'est d'abord décliné sous la forme des contenus culturels. Nous venons de voir que sa pertinence n'est pas absolue et que la tradition philosophique rationaliste trouve ici de nombreuses limites. Faut-il, pour autant, renoncer à fonder l'autorité sur le rapport au savoir ? Nullement, car, au-delà des contenus culturels et souvent liée à eux, une autre forme de légitimité de l'autorité se donne à penser : l'impératif de la loi morale. Kant a fort bien posé le problème : « On doit prouver à l'enfant qu'on exerce sur lui une contrainte qui le conduit à l'usage de sa propre liberté. » II s'agit bien de prouver, c'est-à-dire d'éviter la force ou la ruse. La loi morale l'exige, tant sur la forme que sur le fond. Est-ce à dire que Kant « oublie » les contenus ? En aucune façon puisque, chez lui, la culture comprend la discipline et l'instruction. La discipline peut être considérée comme le volet de l'éducation négative ; elle permet de transformer l'animalité en humanité en procédant par la contrainte, en soumettant l'enfant à l'obéissance, en l'obligeant à faire ce qui lui est prescrit pour que se développe en lui la dimension proprement humaine, qui est celle de la raison et de ses lois. Le rôle de l'école devient alors de réduire ce qui en l'homme s'oppose à la réalisation de la culture. La loi à l'école trouve son sens dans la loi de l'humain en l'homme, c'est-à-dire dans le respect et l'accomplissement de la loi morale. Chez Kant, la primauté de la loi morale transforme la contrainte en liberté. Certes, former une personnalité, faire acquérir une responsabilité, cela comporte l'obligation d'accorder à l'élève, progressivement mais nécessairement, une liberté de réflexion et d'action. L'apprentissage de la liberté implique déjà la liberté du sujet. Mais cela ne suffit pas. Encore faut-il que cette liberté qui s'exerce puisse se concilier avec l'impératif de la loi morale. Or cette dernière, à l'école, consiste dans l'institution d'un ordre pour que se déroulent les activités de relation à la culture. Dans4a tradition philosophique kantienne, liberté du sujet et impératif de la loi ne s'excluent pas mais désignent la même direction. L'autorité du maître ne peut que rejoindre l'éducation de la volonté de l'élève dans la formation de l'individu. Tout processus éducatif doit être rapporté à sa réalisation finale, qui est la réalisation d'une humanité accomplie et libre. Il nous faut donc examiner la fonction et le statut de toute autorité par rapport à un idéal et non seulement par rapport à un fait. L'autorité doit être référée à ce qui la fonde en droit et le couple autorité-obéissance à la fin visé. L'épanouissement de l'homme libre correspond à l'émergence en lui de trois types de sujet : le sujet rationnel, maître de son jugement, capable de pen122 ser par lui-même ; le sujet politique, capable d'exercer la responsabilité qui est la sienne au sein d'une logique de la réciprocité ; le sujet moral, capable de se donner à lui-même sa propre loi et de se conduire par devoir. Quant à la liberté, elle se présente à la fois comme un idéal d'accomplissement et comme un processus de libération. Sur le plan moral, qu'il s'agit ici de privilégier, le sujet rationnel devient pleinement libre dès lors qu'il accède à l'autonomie, c'est-àdire à la faculté de se donner à soi-même sa propre loi, au lieu de la recevoir de l'extérieur (comme dans une logique de commandement). Mais l'obéissance à la loi morale ne fait pas sortir le sujet moral de lui-même et ne requiert aucune autorité extérieure. L'autorité de la loi est conférée par l'acte libre ; l'obéissance à la loi qu'on s'est prescrite est liberté. Comme le souligne Pena-Ruiz : « Sujet rationnel, moral et politique, l'homme libre et pleinement accompli peut donc vivre dans la société des hommes sans avoir à renoncer à sa liberté. Pour lui, obéir ne signifie rien d'autre qu'actualiser l'autodétermination ou si l'on veut l'autonomie, telle qu'elle se définit à partir de l'idéal de liberté vers lequel il tend. Ce paradigme, à défaut d'être complètement réalisé (puisque le processus existentiel est plutôt libération que liberté totalement accomplie), peut jouer un rôle régulateur non négligeable pour la pratique quotidienne » [1987, p. 11]. Si le processus éducatif a pour but de former l'homme libre, l'autorité ne doit y jouer qu'un rôle transitoire mais nécessaire, en accord avec la fin visée. Précisément, l'école est là pour cela et elle manquerait donc à sa fin si elle ne faisait pas preuve de mise en œuvre de l'autorité. Analysant les théories éducatives de Kant et Fichte, Vincenti [1992] insiste sur un aspect qui ne peut manquer d'apparaître comme singulièrement paradoxal à ce moment de notre parcours. Il montre que, chez eux, c'est la relation d'amitié et nullement la relation d'autorité qui est à la base de l'éducation. En effet, si l'instruction acquise est le moyen de la libération, la relation éducative devient également un moyen de cette libération puisqu'elle porte l'acte d'instruction. Cela suppose que la pédagogie soit elle-même, immédiatement, dans sa forme, libératrice. On ne peut inculquer des connaissances, car ce serait aller à rencontre de l'indépendance de la pensée (on retrouve bien là l'héritage insurpassable des Lumières). Le professeur doit donc se faire l'ami de ses élèves car, si l'on prend conseil d'un ami, on n'en prend pas moins soi-même sa décision. Conçu comme une relation d'amitié et non d'autorité, l'acte d'instruire peut être en lui-même libérateur. Il ne s'agit donc pas, ni pour l'élève de recevoir la connaissance, ni pour l'enseignant de la transmettre, mais bel et bien d'en favoriser l'acquisition et l'appropriation par l'élève. Sur cette base, Kant [1776] perçoit très fortement l'antinomie à laquelle il est confronté : « Un des plus grands problèmes de l'éducation est le suivant : comment unir la soumission sous une contrainte légale avec la faculté de se servir de sa liberté ? Car la contrainte est nécessaire ! Mais comment puis-je cultiver la liberté sous la contrainte ? » [1980, p. 87]. 123 Dressage noble pour une culture de la contrainte La relation d'amitié prend de curieuses formes dans les propositions de Kant et Fichte. À suivre ce qui vient d'être avancé, il ne devrait pas être question d'employer le dressage comme moyen pour des fins éducatives ; la crainte des punitions et l'espoir des récompenses devraient être radicalement bannis. Or il n'en est rien. Kant parle bien d'une forme de dressage et d'une obéissance aveugle de l'enfant. Fichte dresse toute une législation pénale sévère et rigoureuse ; il va même jusqu'à dire qu'il faut anéantir la volonté de l'élève. Comment est-il donc possible de concilier ainsi contrainte et liberté ? Tout simplement en admettant que la contrainte ne porte pas immédiatement sur la liberté mais sur une liberté illusoire qui fait obstacle au développement d'une véritable liberté. Tout acte qui se dit libre ne l'est pas obligatoirement. Quand je choisis de ne pas respecter la loi morale, mon acte émane bien d'un arbitre, c'est-à-dire d'un pouvoir de choix, mais cet arbitre n'est pas vraiment libre car la liberté authentique ne consiste qu'à bien agir en observant la loi morale. Quand la loi morale parle, l'impératif est catégorique et il n'y a plus objectivement de libre choix sur ce qu'il y a à faire. Ainsi, la contrainte devient juste. La liberté de l'élève, qui consisterait à le laisser impuissant et indécis dans l'exercice de son libre arbitre, doit être anéantie. Cette liberté illusoire doit être élevée, dépassée, afin que l'éducation conduise l'élève vers l'action morale effectivement libre. L'homme est libre ; raison de plus pour le discipliner au plus tôt et polir sa rudesse. La discipline n'est pas annexe en éducation mais essentielle ; elle ne nie pas l'éducation mais, en tant qu'éducation négative, elle rend possible l'éducation ultérieure en réduisant les influences néfastes d'un libre arbitre laissé à lui-même. On peut donc parler ajuste titre, dans la tradition philosophique kantienne, de dressage noble qui, au lieu d'abaisser, redresse. À l'école, il y a bien une culture de la contrainte ; pourtant, cette contrainte ne s'exerce pas sur ce qu'il s'agit d'élever mais sur le mauvais usage du libre arbitre qui empêche cette élévation vers la liberté morale. Le dressage, comme la discipline, n'est qu'une partie négative mais nécessaire de l'éducation. Vouloir s'en passer, c'est refuser l'accès de la loi morale à l'élève. Une véritable graduation des formes d'autorité est ainsi définie et justifiée. Au départ, la contrainte physique doit suppléer au manque de réflexion des enfants. Elle doit laisser place au fur et à mesure à la punition morale, qui cherche à provoquer chez l'enfant un sentiment de honte, afin d'éveiller chez ce dernier, avec le remords, la conscience de sa dignité. Cette obéissance aveugle doit, à son tour, être remplacée par l'obéissance volontaire de l'adolescent, qui reconnaît la volonté du maître comme raisonnable et bonne. Ne nous leurrons pas cependant. Cela ne signifie en aucune façon que l'enfant soit seulement le jouet de tendances égoïstes. Il faut au contraire postuler, pour que l'éducation soit possible, l'existence d'une véritable pulsion morale chez tout élève. Chaque humain a la possibilité de combattre en lui le mal, de dominer ses penchants naturels et de dominer la liberté de son arbitre en observant la loi morale. C'est 124 bien parce qu'on croit à l'éducation que la contrainte s'impose, ne serait-ce que pour dégager la conscience de l'impératif moral. Pour autant, à terme, la contrainte ne peut jamais suffire et elle devient même nuisible puisqu'il ne s'agit pas que l'élève fasse le bien, mais qu'il fasse le bien parce que c'est le bien. L'éducateur ne peut alors que s'en remettre, avec confiance, au postulat de la raison éducative. Si le but final de l'homme est la loi morale, la morale est première dans l'homme et la culture lui est subordonnée. On voit donc Kant poser la moralité comme un postulat, principe et fin de l'éducation. La contrainte lui est liée indissociablement et elle ne semble pas vraiment trouver de limites puisqu'elle se justifie par l'acquisition de la liberté morale. Ne risque-t-elle pas dès lors de s'accroître indéfiniment ? Ne tombe-telle pas dans la bonne conscience d'une pratique éducative du dressage, sous couvert d'imposer une moralité ? Le principe d'amitié n'est-il pas rapidement étouffé par le principe et la nécessité de l'autorité ? Certes, la nature humaine est la fin de l'éducation et non son principe. Par conséquent, la contrainte ne doit être que passagère et posée comme le moyen de la liberté à venir, non déjà là, non déjà faite. Mais l'obsession de la discipline, en tant que preuve de la conformité à la loi morale, ne se retourne-t-elle pas contre la prise de conscience de la loi morale elle-même ? À force de poser la liberté et la moralité comme à venir, ne sacrifie-t-on pas l'expérience présente, ne justifie-t-on pas une éducation au quotidien marquée essentiellement par la discipline et la contrainte ? Quand, au nom de la loi morale, l'autorité régit en permanence le prosaïque de l'acte éducatif, l'impératif de la loi morale risque fort d'adhérer à des pratiquas répressives et de continuer à s'y réduire dans la conscience des enfants et des adultes. Nous ne pensons donc pas qu'on puisse légitimer la loi à l'école par l'impératif de la loi morale car cela revient à dissocier la pratique et la fin, le quotidien et le but, et à associer pour le présent et l'avenir, par l'école et dans l'école, la contrainte et la liberté. Dans l'autorité, l'absolu s'abîme en rejet. La nécessité de l'élaboration du vivre-ensemble Nous cherchons donc à justifier, sous un angle philosophique, la loi à l'école. Nous venons d'examiner la figure suivante : l'autorité à l'école se fonde et se légitime par la prééminence du rapport au savoir. Ce dernier peut, en fait, recouvrir deux choses : la culture et la loi morale. À ce titre, ce qui justifie alors l'autorité à l'école, c'est la position particulière du maître (possession, proximité, responsabilité) par rapport à ce savoir à faire acquérir ou à favoriser, qu'il s'agisse des contenus culturels ou de l'impératif de la loi morale. Or, il faut bien le reconnaître, ce à quoi nous aboutissons à l'issue de ce parcours, c'est en fait à une impasse. On ne peut plus fonder l'éducation sur un absolu des contenus ou de la loi morale. Le rapport au savoir ne peut plus être considéré comme de 125 l'ordre de l'absolu. L'autorité à l'école ne peut s'enraciner sur la prééminence du rapport au savoir. Nous avons essayé de le faire apparaître tant à propos des contenus culturels que de l'impératif de la loi morale. Une ultime raison peut être avancée, que nous nous contentons d'évoquer car nous l'avons longuement présentée dans une réflexion sur les valeurs à l'école [Houssaye, 1992] : le pluralisme et la sécularisation sont notre nouveau paradigme. L'autorité doit aussi être pensée dans ce contexte nouveau et capital. Mais alors, dans un tel contexte, comment peut-on espérer fonder la nécessité de la loi à l'école ? Notre réponse sera la suivante : précisément sur la nécessité de l'élaboration du vivreensemble. Essayons d'étayer une telle position. Nous le ferons à travers trois points : la reconnaissance de la crise des fondements de l'autorité ; l'affirmation de la primauté de la relation ; la recherche de l'élaboration commune de médiations. L'autorité de la crise Commençons par établir la crise des fondements de l'autorité, preuve que l'absolu tant des contenus que de l'impératif de la loi morale ne peut plus être étayé, preuve que l'autorité à l'école n'arrive plus à s'ancrer sur un tel absolu. Voilà plus de vingt ans que de Rosnay a montré que la critique de l'autorité est liée à celle de la légitimité du pouvoir. Les piliers institutionnels (État, Église, école, justice, armée, etc.), qui maintenaient depuis des siècles les sociétés humaines dans la loi, l'ordre social et moral, sont actuellement discutés : on n'accepte plus leurs impératifs, on ne s'en remet plus à leur autorité, on les discute. On assiste ainsi à une volonté et à des tentatives de renversement des pouvoirs et de l'autorité traditionnelle. « Ce renversement est préfiguré par la prolifération de mots précédés de "auto " ou de "co " dont le pouvoir d'attraction traduit la force d'évocation : autodétermination, autogestion, autodiscipline ; ou copropriété, coresponsa-bilité, codépendance, et codécision » [1975, p. 281]. Tout se passe comme si l'autorité n'avait plus de légitimité. Que s'est-il donc passé ? Arendt [1954] a proposé des analyses plutôt radicales sur ce point que nous allons suivre mais qui nous amènent en quelque sorte à cette affirmation : c'est parce que l'autorité est contraire à la démocratie qu'elle ne peut fonder le vivre-ensemble d'aujourd'hui. En effet, c'est bien dans la sphère politique qu'il faut reconnaître avant tout et comprendre cette crise de l'autorité de plus en plus manifeste. L'autorité s'oppose à la force : quand celle-ci doit être utilisée, l'autorité proprement dite a échoué. L'autorité s'oppose aussi à la persuasion, car cette dernière suppose l'égalité et opère par un processus d'argumentation. Face à l'ordre égalitaire de la persuasion se tient l'ordre hiérarchique de l'autorité. La relation autoritaire ne repose donc ni sur une raison commune ni sur le pouvoir de celui qui commande, mais sur la hiérarchie, dont chacun reconnaît la justesse et la légitimité. D'où l'autorité tire-t-elle cette conscience de sa justesse et de sa légitimité ? De la conjonction séculaire de la tradition, de la religion et de l'autorité. La disparition de l'autorité ne serait ainsi 126 que la phase finale de la décomposition qui, pendant des siècles, a touché cette sainte alliance. Comment en est-on venu là ? La démocratie grecque n'était pas de cet ordre. Pourtant Platon, en posant le caractère absolu de la raison et des idées, Aristote, en instituant au nom de la nature la différence entre les jeunes à commander et les vieux qui commandent, Rome, qui tient à la conviction du caractère sacré de la fondation de la cité (savoir = autorité = sacré), et l'Église catholique, qui va reprendre dans son contexte la trinité de la religion, de l'autorité et de la tradition, vont établir au cœur de notre histoire cette problématique de l'autorité. Or, la séparation de l'Église et de l'État va signifier la fin d'une telle articulation. Ce n'est pas seulement la sécularisation de la politique qui devient alors inéluctable, c'est aussi la notion d'autorité, en tant que fondée sur un commencement, un acte de fondation dans le passé, et sur des mesures et des règles transcendantes. L'autorité n'a plus de père, l'autorité n'émarge plus du côté de l'absolu. Comme le dit joliment Arendt, la peur de l'enfer est éliminée de la vie publique ; et cette perte est définitive. Elle ajoute : « Car vivre dans le domaine politique sans l'autorité ni le savoir concomitant que la source de l'autorité transcende le pouvoir et ceux qui sont au pouvoir, veut dire se trouver à nouveau confronté, sans la confiance religieuse en un début sacré ni la protection de normes de conduite traditionnelles et par conséquent évidentes, aux problèmes élémentaires du vivre-ensemble des hommes » [1972, p. 185]. Demeurent donc des hommes face à leur liberté, soit de leur pouvoir d'introduire à partir de l'acte présent un infime déplacement, qui a pour effet d'articuler, d'organiser les dimensions du passé et du futur liées à l'action. Demeurent donc des hommes face à la négation et au recul de la liberté, soit à l'interrogation et à la pratique de leur violence. Persuasion : loi cherche fondement À la suite d'Arendt, retenons donc que, en raison de la déliaison de l'autorité avec la religion et la tradition, on ne peut plus fonder l'autorité à l'école sur un absolu, contenusmodèles ou impératif de la loi morale. Kant et Alain sont demeurés les fils d'une société sacrale ; ils continuent à s'inscrire dans ce schéma et à vouloir le restaurer au nom de la raison et de son autorité. Or, nous relevons désormais d'une société où la loi doit affronter le pluralisme et le relatif. Surgit donc la question du comment vivre ensemble et de son fondement, du « bricolage » nécessaire pour en trouver les moyens, moyens dont on sait qu'en droit ils ne peuvent relever que de la seule persuasion et de la reconnaissance de l'égalité essentielle des positions respectives. On ne peut plus faire comme s'il était évident que... Nous sommes condamnés, au quotidien, à en trouver le sens et les moyens. L'autorité n'est plus un problème ni une évidence, elle devient tout simplement une impossibilité ! On ne peut plus fonder l'acte éducatif sur elle. La loi à l'école doit se trouver un autre fondement. Vivre ensemble est à construire et passe d'un statut d'à priori à un espoir et une 127 recherche d'à posteriori. Éduquer est posé fondamentalement comme une aventure du quotidien et non comme une nécessité régressive. Loin d'être anecdotique ou temporaire, la crise des fondements de l'autorité est capitale : elle signe une véritable mutation. Les manifestations en sont multiples. Nous en retiendrons quatre. Atlan désigne fort bien la première : « Or voilà que plus l'éducation réussit dans sa fonction formatrice des individus, plus l'exercice de son autorité apparaît arbitraire, criticable et critiqué par cet individu devenu adulte, capable de jugements contradictoires sur le bien et le mal qu'on lui a enseignés » [1991, p. 188]. Le vrai n'est plus provisoirement pluriel, il l'est définitivement. Le prix à payer est d'accepter le fait que l'éthique, le droit et la politique ne sont pas de l'ordre des connaissances objectives. Il en résulte que l'éducation ne peut plus reposer seulement sur la recherche de la vérité telle que les sciences - et l'usage de la raison prenant les sciences comme modèle unique - nous y ont habitués. L'école se doit de prendre en compte l'arbitraire et la pluralité, elle est mise en demeure de tisser des liens nouveaux entre la recherche de la vérité et celle de la sagesse. La seconde manifestation se traduit dans ce sentiment de plus en plus fort que l'inégalité de fait entre les maîtres et les élèves ne peut plus être transformée en inégalité de droit. C'est ce qui fait que les « explications classiques » de l'autorité tiennent de moins en moins : on ne se satisfait plus d'une vision historique ou géographique d'un ordre des choses, ou d'une approche naturaliste ou typologique d'une propriété donnée à certains, ou d'une conception anthropologique ou culturaliste des mœurs et des dominantes culturelles. La troisième manifestation de cette mutation peut être perçue dans l'allergie de plus en plus forte à la violence dans le champ éducatif. La violence est vécue comme une remise en cause du métier d'éducateur, d'autant que cette violence n'est jamais seulement celle des autres, c'est aussi la nôtre, potentielle et réelle, dont on ne sait alors quoi faire. Faut-il réprimer au nom des valeurs supérieures que j'enseigne ? Mais quelles sont ces valeurs et jusqu'où puis-je aller pour elles ? La violence est une crise de sens, elle rend incompréhensible le monde et ma place. La question posée est d'abord celle-ci : pourquoi faire, laisser faire ou ne pas laisser faire et pourquoi ne pas faire ? Ces analyses, Debarbieux les poursuit ainsi : v « Ce qui est à penser, ce n'est pas le déjà-là d'un sens préétabli par l'histoire, la nature humaine ou le dieu, mais la fragmentation du corps social dans la pluralité des modèles. Ce qui est à penser est la multiplicité créatrice des normes, c'est-à-dire le passage à la condition post-moderne[...J. L'école est moderne, les élèves sont postmodernes. Le grand récit de libération par l'école est obsolète car nous sommes passés d'un modèle vertical de société à un modèle horizontal. Il ne s'agit plus "d'élever" l'esprit des masses pour assurer leur "émancipation", il ne s'agit plus d'être up ou down mais in ou out. Et l'école, enseignants comme enseignés, doute parfois de pouvoir assurer cette intégration » [1993, p. 6]. Pourtant les enfants se socialisent même sans les grands récits. 128 L'allergie à l'autorité Ce qui est en jeu, c'est que nous ne supportons plus la violence car nous ne lui reconnaissons plus ni sens, ni même de valeur socialisante. La violence renvoie au défi fondamental des démocraties, à savoir l'affrontement avec l'infondé quotidien, l'invention renouvelée du lien social. Elle désigne à la fois l'échec, la précarité et la nécessité du vivre-ensemble. Ce n'est sans doute pas pour rien que la société postmoderne, a-mythique dans ses principes, engendre ses propres mythes dans son imaginaire et que ce mythe est celui d'un modèle de communication parfaite. Nous en ferons la quatrième manifestation de la mutation que nous nous efforçons de mettre à jour. Boudon [1986] interprète ainsi le succès d'Habermas. On sait que ce dernier avance que le degré de légitimité d'une société se mesure à la distance par rapport au modèle d'une société de communication pure et parfaite. Certes, cette dernière représente un modèle idéal qui ne saurait jamais vraiment être atteint. Il reste qu'il permet de mieux percevoir la direction et le sens du changement social, ici et maintenant. Or, que suppose-t-il ? Que soient exclus par définition et par principe les phénomènes d'autorité. On peut, certes, discuter cette interprétation que fait Boudon de la théorie d'Habermas. Ce n'est pas notre propos. Ce qui nous intéresse, c'est de relever cette « allergie » à l'autorité que l'on trouve dans le modèle social postmoderne proposé (qu'il s'agisse ou non d'un mythe). Arrêtons-la cette description de la perception de la crise des fondements de l'autorité à travers ses diverses manifestations. La mutation est essentielle : l'autorité ne peut plus fonder le vouloir-vivre ensemble des hommes. L'école ne peut échapper à la nécessité de l'élaboration du vivre-ensemble. Cela étant, nous ne savons toujours pas sur quoi fonder une telle élaboration. C'est ici qu'une direction s'impose : affirmons que cette élaboration passe par la reconnaissance de la primauté de la relation en éducation. Voilà ce qu'il nous faut maintenant établir. Une telle reconnaissance se décline sous diverses formes, mais souvent par l'intermédiaire d'éloges. Certains vont ainsi faire l'éloge de la bonté. Joannes [1990], par exemple, affirme que la relation éducative se ferme sur ellemême quand elle glisse de l'être à l'avoir, à la causalité, au pouvoir, à la propriété. A l'inverse, elle s'ouvre dans le mouvement qui va de la justice à la bonté. Nous retrouvons là la distinction bergsonnienne entre l'impersonnel clos et le personnel ouvert. La bonté apparaît alors comme la vertu éducative majeure, si elle est le nom de la relation la plus féconde qui donne à l'autre accès aux possibilités qu'il tient, de droit, de son être, par une filiation en liberté. D'autres vont préférer faire l'éloge de la tendresse. Meirieu est de ceux-là. On sait qu'il tient qu'éduquer suppose qu'on tente de lier deux principes apparemment contradictoires, le principe d'éducabilité, qui veut qu'on attende toujours que l'autre réussisse et qu'on fasse tout pour cela, et le principe de nonréciprocité, qui veut que l'on n'ait rien à exiger de l'autre, ni sa reconnaissance, ni sa soumission, ni sa réussite. Éduquer, c'est donc tout à la fois vouloir exercer du pouvoir sur l'autre et donner à l'autre les moyens de s'en dégager. Retomberait-on alors dans les contradictions kantiennes (ce qui ne serait pas 129 étonnant puisque le principe d'éducabilité est typique du xvuf siècle, comme on a déjà pu le percevoir dans le postulat de moralité kantien) ? Ne justifie-t-on pas le dressage au nom de la liberté, quitte à continuer à affirmer que la relation d'amitié surpasse la relation d'autorité ? Meirieu répond ainsi : « Or je tiens aujourd'hui, grâce à la lecture des œuvres de Lévinas et de Jankélévitch, la tendresse devant le signe de la liberté de l'Autre comme la vertu éducative par excellencef,..] Non pas une tendresse niaise mais une tendresse joyeuse, rayonnante, émerveillée et contagieuse, créatrice d'Humanité » [1992, p. 29]. La tendresse serait donc le remède contre la violence, la suffisance, la culpabilité ou la résignation qui menacent en permanence la relation pédagogique. Éloge de la bonté, éloge de la tendresse. Qu'est-ce à dire, sinon l'éloge de la proximité relationnelle ? Il y a longtemps qu'Hameline [1982] a montré que le bricolage pédagogique n'avait de sens que fondé sur la pratique de la vertu. Éloge de la vertu, donc. Vertu de la relation, par conséquent. Et l'on voit bien que, pour justifier la relation, on a quitté les eaux du savoir pour recouvrer celles de l'éthique, lieu du rapport entre le maître et les élèves. Sacrale, cruel Socrate En oublie-t-on pour autant le savoir ? Non, la relation se donne simplement comme la condition de l'accès au savoir. Autrement dit, pour apprendre, il faut d'abord que soit fondé le vivre-ensemble à l'école. La relation affective est un préalable à la construction du savoir véritable. Selon Daignault [1985], Socrate avait déjà perçu et posé cela. Il voit bien, dans la séduction exercée par les sophistes, une sorte d'aliénation de l'intelligence, un obstacle à la connaissance que l'individu peut avoir de lui-même, une barrière à la démarche nécessairement autonome de la pensée. Pourtant, pour accoucher la vérité de l'autre, il séduit à son tour et dans un climat dç grande confiance qui conduit apparemment à une égalité constante du maître et du disciple. Une relation affective constitue la condition préalable à toute construction du savoir véritable. Cette relation résulte bel et bien d'une médiation de pertinence et vise à faire accepter que le dialogue s'instaure et prenne sens. La relation exclut l'autorité dans le rapport humain pour mieux faire reconnaître l'autorité de la vérité. Nous retrouvons alors le schéma classique que nous avons présenté et refusé dans la première partie. Restons donc en deçà et constatons que, rapportée au savoir, l'autorité va se donner comme une forme supérieure d'affection. Mais - et c'est ce qui nous intéresse ici -, on voit bien que l'affection fonde la relation (et non pas l'autorité). À n'importe quel prix ? Non, au prix de son renoncement en quelque sorte. En refusant les avances d'Alcibiade, Socrate - qui les avait pourtant cherchées - sublime ainsi son désir pédérastique dans la transmission du savoir, de sorte que la relation affective nécessite l'enjeu du savoir. Abus de pouvoir et refus de savoir se renvoient alors l'un l'autre. 130 Au commencement est donc la relation. Elle dit qu'il faut élaborer le vivre-ensemble à l'école, elle dit que l'autorité ne peut servir à masquer ce fait, elle dit que l'autorité ne peut servir à combler ce fait. Elle dit même plus : elle dit que dans la relation l'autorité désigne l'exacerbation du désir du maître et, donc, sa pathologie. En ce sens, l'autorité est le pendant du désir érotique. Socrate renonce au désir érotique dans la relation, il renonce à posséder l'enfant, il choisit le logos contre le désir. Mais si ce renoncement se mue en autorité, alors le maître renonce à la relation. Il la récuse en hypostasiant une supériorité (du savoir, des modèles, de la loi morale ou d'autre chose). Que ce soit dans le désir érotique ou dans l'autorité, l'adulte se cherche dans l'enfant, le réduit à lui, « cannibalise » la relation et détruit la distance qu'elle suppose. En s'identifiant au savoir ou au désir, il abolit la possibilité d'établir des médiations dans la relation. Et il s'exclut de la démocratie, faute de vouloir fonder la classe sur la précarité de la persuasion. En effet, l'école n'est pas seulement objet de la politique, elle est surtout expérience et élaboration du politique. Si l'on en croit Baechler [1994], non seulement la condition de l'homme est d'abord politique, mais la nature du politique est de caractère démocratique. Être social, l'homme ne peut échapper à la contrainte imparable des conflits. Il est alors soumis à l'obligation vitale de ne pas laisser ceux-ci se transformer en lutte mortelle et se doit d'établir une paix par la justice. C'est ici qu'il rencontre le pouvoir et ses trois formes : la puissance, qui implique le recours à la menace et la capacité de se tourner vers la violence ; l'autorité, qui repose sur un charisme, une supériorité reçue d'un principe transcendant ; la direction, qui met en œuvre la compétence servant l'intérêt de ceux qui obéissent. À ces trois formes correspondent trois systèmes politiques : l'autocratie pour la puissance ; l'hiérocratie pour l'autorité ; la démocratie pour la direction. Cause ultime de la modernité, la démocratie est le régime le plus approprié aux fins du politique... et de l'école. Elle exige qu'entre l'autorité et le désir on fonde l'élaboration du vivre-ensemble sur*la primauté de la relation et qu'on veuille bien considérer que ce qui doit conduire les relations relève de ces vertus démocratiques que sont la concorde, la tolérance, le compromis et la justice. Quand les médiations entrent en travail La question de la légitimité de la loi à l'école devient maintenant beaucoup plus claire. Nous avons vu qu'elle ne peut se fonder sur la prééminence du rapport au savoir, que ce dernier désigne les contenus culturels modèles ou l'impératif de la loi morale. Seule la nécessité de l'élaboration du vivreensemble est susceptible de servir de base. D'autant que la crise des fondements de l'autorité rend encore plus urgente la question de la légitimité. Finalement, c'est l'affirmation de la primauté de la relation qui s'est donnée comme voie d'accès à une telle élaboration, à condition d'éviter vertueusement aussi bien l'autorité que le désir. La construction du rapport entre le maître et les élèves s'avère ainsi légitimer et fonder la loi à l'école. Mais comment une telle 131 construction peut-elle s'opérer ? Il nous reste à poser que le surgissement du vivre-ensemble passe par la recherche de l'élaboration commune de médiations. Nous allons, pour ce faire, reprendre les travaux déterminants d'Imbert dans ce domaine. Faire la classe, nous dit-il, c'est faire un travail nécessaire pour unir le pouvoir du maître et le pouvoir de l'élève par la mise en œuvre de médiations. Pourquoi parler ici de travail ? Parce qu'il va falloir transformer, afin de les articuler, des éléments et des positions contradictoires, au-delà d'une juxtaposition ou d'une conjonction. Refusant tant la répression que le laxisme, l'éducation opère selon un travail de négation qu'on peut décrire ainsi : « Le travail de médiation engage une effective "patience" et une effective "souffrance" : l'enfant s'y voit privé de sa position de Narcisse et de la jouissance mortifère qui s'y noue et conduit à ek-sister hors des captations imaginaires ; l'éducateur s'y voit, à son tour, privé de son autorité magistrale et convié à faire le deuil de sa Figure du Moi-Maître » [1992, p. 50]. Sans ce passage, qui est renoncement au désir immédiat chez l'enfant et à l'autorité première chez l'adulte, l'éducation ne peut se faire ; elle ne peut constituer la scène d'une union d'un pouvoir de l'éducateur (pouvoir qui ne peut plus se penser en termes de discipline) et de la liberté de l'élève (liberté qui ne peut plus se penser en termes de satisfaction immédiate et universelle). Il ne faut donc pas trop s'attendre à de l'harmonie en éducation mais plutôt à des contradictions et à des conflits qu'il va falloir affronter et dépasser dans la classe. Sauf à vouloir maîtriser toute évolution, c'est-à-dire à se l'interdire, en confondant les règles et la loi. C'est bien ce que tente d'opérer Durkheim ; c'est bien ce que Rousseau avait déjà refusé. Durkheim chosifie la morale dans des règles et dans leur respect. Rapidement, l'enjeu devient celui d'un affrontement avec ces règles, chacun étant pris dans des captations imaginaires et des enfermements institutionnels qui l'aliènent. Si l'institution est comprise comme un ensemble de règles instituées, ce qui se développe c'est une visée de conformisation, de mise en ordre. Face aux révoltes ou aux faiblesses, il va falloir restaurer l'autorité de la règle en recourant au maître et à sa figure, en faisant de la règle un attribut du maître. Tout tiers est alors exclu entre la règle et l'élève, entre le maître et l'élève. Seuls restent la honte, le blâme, la sanction répressive, chargés de réparer la règle, d'y faire adhérer et, en fait, d'entretenir la révolte. Durkheim fonde la relation à la règle sur une confrontation, un face-à-face où l'un des deux, le délinquant ou la règle, doit sortir perdant. Pour autant, l'éducateur est bien quelqu'un qui a affaire avec les règles, qui ne peut les effacer magiquement, qui va apparaître comme le représentant de la loi sociale. Mais il n'est pas le gardien des codes et des règles de la société. Il est le garant d'une autre loi, celle qui permet à un sujet de se constituer. Sa visée n'est pas de conformité ou de régularisation, elle n'est pas non plus d'abolir la loi, elle est plutôt de mettre en pratique la loi. Qu'est-ce à dire ? Ni refléter le discours et les pratiques des règles instituées, ni refléter les images fascinantes d'un hors-la-loi, mais garantir ouvert l'espace de l'émergence d'un sujet, de la loi comme champ d'engagement et de réciprocité. 132 La bénédiction d'Emile On s'en doute, ce n'est pas dans Durkheim mais dans Rousseau qu'Imbert va alors trouver la figure de l'éducateur. Rousseau pose en effet, comme thèse fondatrice du champ éducatif et du champ politique, qu'adultes et enfants ont en commun les conditions du bonheur humain, à savoir l'usage de leur liberté. Sur la scène du politique comme sur celle de l'éducatif, la légitimité de la loi n'est plus donnée, héritée, mais véritablement à instituer. Le rôle du maître est de mettre en place un cadre suffisamment consistant pour que l'enfant, avec les autres, puisse y expérimenter, sans se trouver l'objet d'aucun arbitraire ni d'aucune domination, les différentes figures de la loi : loi de la nécessité physique, loi de l'obligation à l'échange et, plus tard, étayée sur les deux précédentes, loi d'une société légitime. Dans la classe, il s'agit donc de faire en sorte que les relations dominantes soient celles que l'enfant entretient avec le monde et avec les autres enfants à travers les médiations de travail et de relation. La place du maître est celle de garant, de tiers qui autorise et protège. Faute de quoi, chacun, maître comme élève, est pris dans un jeu duel de capta-tion et d'opposition dont il ne peut se défaire. L'enfant se trouve alors confronté directement à une image du maître identifié au savoir ou au pouvoir du maître. Il s'épuise dans les jeux de la soumission et de la révolte ; sa place de sujet n'est pas reconnue ; la mise en œuvre de sa liberté n'est pas assurée. Être en classe, c'est donc élaborer ensemble les médiations nécessaires à la constitution et à la légitimation du vivre-ensemble. Imbert a souvent fait de Rousseau le précurseur en la matière mais bien des auteurs contemporains vont regrendre cette perspective, sans invoquer nécessairement la bénédiction d'Emile. Citons-en rapidement quelques-uns. Cherchant à définir les traits dis-tinctifs de l'autonomie à l'école, Hoffmans-Gosset [1987] les décline de la façon suivante : la présence d'autrui, la présence de la loi et la conscience de soi. Autrement dit un sujet, en relation avec d'autres, référés à la loi. L'autonomie exige la loi. C'est un axe affectif et relationnel qui conduit à l'interdépendance et à la socialisation. Mais une telle loi est à construire ensemble car c'est elle qui fonde le vivre-ensemble, dans la complicité de la cohérence (les nécessités naturelles) et de l'acquiescement (la nécessité sociale). La loi est nécessaire mais elle est détruite en cas d'obligation sans participation du sujet à son élaboration. C'est dire que la loi n'est pas immuable. Au groupe de la faire évoluer pour rendre compte avec plus de pertinence de sa vitalité et de son évolution sociale. À l'individu de la transgresser parfois pour se construire, se confronter, éprouver d'autres interdits et se structurer culturellement. Il reconnaît ainsi la nécessité de la loi, il reconnaît la nécessité de la faire ensemble, il la met à l'épreuve du réel, il la fait au besoin évoluer, il s'attelle à la tâche plus intérieure de la reconstruction et de la réappropriation. La liberté s'éprouve dans et par la loi. Defrance [1993] ne dira pas autre chose. J'obéis à la loi parce que j'apprends à en devenir un de ses auteurs, de la même manière que j'obéis à la vérité parce que j'apprends à en devenir un de ses constructeurs. Les règles ne 133 sont que des outils, ceux de notre liberté. Il est urgent que l'école commence à permettre le maniement de tels outils. L'apprentissage de la citoyenneté exige son exercice réel, la séparation des différents pouvoirs dans la classe elle-même et dans l'établissement, la distinction entre la force et le droit. Le champ de la liberté à l'école s'augmente sans cesse par la maîtrise progressive et toujours inachevée de l'expression de soi, de la compréhension du réel et de la communication avec les autres. Meirieu et Develay iront, eux aussi, dans le même sens : l'éducation n'est pas l'imposition de la loi mais l'institution de la loi, à condition de ne pas confondre loi et règles arbitraires imposées, loi et tradition qui se pérennise à l'abri de tout questionnement, loi et règles de bonne conduite d'un milieu social ou intellectuel donné. Il faut donc concevoir la loi comme l'instance structurante de la personnalité. « Conçue ainsi, la loi, par définition, ne peut être imposée : on peut imposer des règles, imposer leur application par la sévérité des sanctions encourues, imposer le silence et même, parfois, la mort, mais on ne peut imposer la loi. La loi, on ne peut que la construire, péniblement, en assumant tous les renoncements narcissiques qu'elle impose, dans un travail d'interaction régulée avec le groupe auquel on appartient en fonction des objectifs que l'on se donne » [1992, p. 107]. Ce qui signifie aussi que l'enfant a, certes, des devoirs mais qu'en tout état de cause il est le seul à pouvoir légiférer sur ses devoirs et le seul à pouvoir décider de s'y soumettre. Quand on n 'a que la loi à donner en partage Cette loi à construire va maintenant apparaître comme la source et le moyen de légitimer le vivre-ensemble à l'école. Elle désigne la médiation indispensable entre le maître et l'élève, elle en est le mode d'élaboration. Elle est ce qui explicite les sujets dans leur histoire et dans celle de leur rencontre. On aura compris que, loin de constituer un effacement des personnes derrière une fonction ou un statut, elle les érige en sujets autonomes, reliés mais non captifs. Fourez [1990] insiste plus particulièrement sur cet aspect : les éducateurs doivent assumer leurs responsabilités en se posant comme la source de leurs normes et en nommant les sources des autres normes. D'une certaine manière, la relation éducative, fondatrice du vivre-ensemble à l'école, est conflictuelle. Pour autant, la légitimité des normes dont chacun est porteur ne peut être renvoyée à une instance externe mais à un « je » initiateur. L'éthique liée au modèle conflictuel tend à rendre aussi explicite que possible la source des normes et refuse de les prétendre absolues. L'enfant à l'école doit pouvoir rencontrer des personnes et non des absolus abstraits. C'est à ce prix qu'on peut construire ensemble la loi. L'éducation ne peut faire l'économie des valeurs. Tout comme la loi, celles-ci sont à construire [Houssaye, 1992]. Voilà ce que nous apprend la philosophie de l'éducation. Il est temps de conclure selon notre démarche habituelle, c'est-à-dire au regard de nos trois directions privilégiées, le triangle pédagogique, la socialisation et le sens de 134 l'éducation. Côté triangle, il est évident que la thèse éducative classique fonde la situation pédagogique sur le rapport entre le professeur et le savoir en hypostasiant la culture et la raison. Sur cette base, le rapport entre le professeur et les élèves est alors appréhendé essentiellement en termes de règles qui se disent au service du rapport entre les élèves et le savoir, l'apprentissage restant quoi qu'il en soit la fin du processus éducatif. La philosophie traditionnelle de l'éducation est ainsi amenée à tenir tout un discours très élaboré, comme nous l'avons vu, sur la nécessité de l'imposition (processus « former ») au nom de l'autonomie à obtenir (processus « apprendre ») par l'intermédiaire des modèles culturels (processus « enseigner »). Comment alors s'étonner que ce qui est vécu au quotidien, tant par les maîtres que les élèves, ce soient les aléas de l'imposition ? Qui plus est, quand la justification tombe (l'absolu des contenus ou de la loi morale), quand ce monde traditionnel s'effondre, l'axe professeur-savoir expose sa redoutable fragilité. Il n'est plus en mesure de servir d'absolu fondateur, il se pluralise, se relativise, tant et si bien que la question fondamentale peut enfin apparaître : comment faire ensemble, comment vivre ensemble dans la classe et à l'école ? L'axe professeurélèves se pose ainsi comme essentiel ; l'axe professeur-savoir se donne comme un moyen et l'axe élèves-savoir comme la fin. Le vivre-ensemble affirme la primauté de la relation et de sa gestion. En même temps, cette relation reste à construire, elle n'est jamais donnée. Il y a lieu de briser le face-à-face entre le professeur et les élèves pour éviter le chaos de l'affrontement ou la captation du désir. Le tiers est à constituer mais il ne peut se résumer au savoir comme tel mais aux dispositifs médiateurs nécessaires pour gérer en même temps les rapports au savoir, au maître et aux autres. La construction de tous ces rapports se fonde sur l'axe professeur-élèves. Voyons maintenant ce qu'il en est de la socialisation. La philosophie a tendance à considérer l'école comme un mode d'assujettissement, comme un processus de normalisation. Pour l'approche classique, la contrainte conduit néanmoins à la liberté à travers plusieurs étapes (contrainte physique, contrainte morale, liberté vraie). L'obéissance est d'abord la voie de l'autonomie, de la liberté et de la moralité ; puis elle devient le signe de cette acquisition « voulue ». Dans ce cas, la socialisation et ses modalités sont « claires » et « simples » : il ne devrait pas y avoir de problème d'autorité, mais tout au plus quelques problèmes temporaires et accidentels d'autorité. Pourtant, quand ce monde classique s'effondre, ce qui surgit, ce n'est pas seulement de plus en plus de problèmes d'autorité mais encore l'autorité elle-même qui fait problème dans la mesure où il s'agit de fonder et de gérer le vivre-ensemble sur des bases à créer, sans disposer de repères absolus. Il devient alors nécessaire d'apprendre à vivre ensemble dans un monde sécularisé où l'éducation apparaît arbitraire. Les formes de socialisation ne sont plus préalables à l'éducation et la socialisation devient l'entrée privilégiée, ce qui est typique d'une société post-moderne pluraliste. Désormais, socialiser c'est arriver à créer et à soutenir des moyens de vivre ensemble à l'école, ces moyens n'étant plus définis et finalisés par l'axe professeur-savoir mais par les deux autres, comme nous venons de le voir. 135 Rétrospection éducative Enfin, pour ce qui est du sens de l'éducation, il est certain que, dans la théorie classique, la finalité de l'éducation est bien l'autonomie des sujets. Mais cette autonomie est en fait projetée parce qu'obtenue à l'école par une contrainte directrice (même si elle est posée comme provisoire). L'impératif de la loi morale et la liberté du sujet sont identifiés. Certes, la moralité est vécue comme un postulat : chacun - et donc chaque élève - a les ressources pour être moral ; encore faut-il bien « contrôler » et « éduquer » le libre arbitre pour pouvoir atteindre la vraie liberté. Seulement, ce bel édifice s'est effondré car l'autoritéhiérarchie-imposition a perdu ses sources absolues. Le concept d'autorité luimême doit être repensé. Dans un tel contexte, les vertus éducatives elles-mêmes changent : le « dur mais juste » se révèle inopérant et laisse la place au « bon et proche ». L'éloge de la vertu demeure mais son contenu et ses modalités se révèlent très différents, sinon même opposés. Éduquer, c'est ainsi apprendre à construire la loi ensemble, à se donner des devoirs ensemble, à se contraindre ensemble, sans que ces contraintes puissent être considérées comme préalables ni externes. Un tel apprentissage ne peut se fonder que sur la conciliation, l'égalité et la démocratie ; il récuse l'autorité, la hiérarchie et l'autocratie. Il y a donc bien identité du pédagogique et du politique. Arrêtons-la cette analyse de l'autorité à l'école sous le regard de la philosophie de l'éducation. La question posée était la suivante : s'il apparaît bien qu'à l'école la loi est première, sur quoi peut-on fonder cette loi ? Qu'est-ce qui la justifie ? Qu'est-ce qui la légitime ? Deux options se sont présentées à nous, ancrées toutes les deux dans des traditions philosophiques différentes. La première légitime la loi à l'école par la prééminence du rapport au savoir ; elle fonde l'autorité sur la primauté des contenus culturels ou sur l'impératif de la loi morale. La seconde justifie la loi à l'école par la nécessité de l'élaboration du vivre-ensemble ; elle récuse l'autorité au nom de la primauté de la relation en éducation et construit l'acte éducatif autour de la recherche de l'élaboration commune de médiations. Il nous est apparu que non seulement la première option n'était plus tenable aujourd'hui mais qu'en plus elle générait les problèmes d'autorité à l'école. La « bonne conscience éducative » que donne la première option nourrit tous ces refus et ces décalages qui vont émerger dans la réalité quotidienne, justifie des processus de destruction et de crispation, et bloque l'acceptation d'une démarche éducative qui se référerait à la seconde option. Or, si nous avons pu présenter les différentes manifestations d'une véritable crise des fondements de l'autorité, c'est bien le signe de l'effondrement de la prééminence du rapport au savoir et de ses justifications. À ce titre, la nécessité de l'élaboration du vivre-ensemble se fait encore plus urgente, en raison des impasses que continue à susciter la première option. L'exacerbation des problèmes d'autorité à l'école en est un signe supplémentaire. Qui plus est, si l'on rencontre des problèmes dans l'établissement du vivre-ensemble à l'école, il est vain de penser que le recours ou le retour à l'autorité pourrait en être la solu136 tion ; ce n'en est que la négation. Quand la psychologie (chap. 3 et 4) découvre que le rapport d'autorité exclut le rapport à l'autre et fuit la question du vivreensemble, on peut le comprendre maintenant à l'issue de ce parcours philosophique : la prééminence du rapport au savoir, loin de fonder le vivre-ensemble, l'exclut. Quand la sociologie (chap. 5) dévoile le coup de force du rapport entre le maître et les élèves à l'origine du problème et des problèmes d'autorité, on peut le saisir maintenant car ce coup de force tend à nier, dans son fonctionnement mais aussi dans sa nature, dans son essence, l'élaboration du vivre-ensemble, en tentant de se justifier par la prééminence du rapport au savoir. Quand l'histoire (chap. 2) déploie la longue plainte scolaire et la permanence des problèmes d'autorité, elle montre que l'école s'est toujours efforcée de se légitimer par la prééminence du rapport au savoir et qu' elle n' arrive pas à accepter de fonctionner sur la construction du vivre-ensemble. Quand la situation actuelle (chap. 1) est ressentie comme de plus en plus problématique, c'est que la fondation de l'école sur la prééminence du rapport au savoir devient de plus en plus inaccessible, tout en étant de plus en plus désespérément souhaitée ; c'est que la nécessité de l'élaboration du vivre-ensemble ne parvient toujours pas à s'imposer, continue à faire peur, comme si elle manquait de moyens... pédagogiques ! Est-ce bien le cas ? Manquons-nous à ce point de pratiques réfléchies qui nous permettent de mettre en œuvre cette élaboration ? La question passe désormais dans les mains des pédagogues. L'espoir est-il permis ? 137 Sur quoi fonder le vivre-ensemble à l'école ? Qu'on le veuille ou non, à l'école il faut bien vivre ensemble ; l'école est aussi faite pour apprendre le vivre-ensemble. On aura beau faire, on ne peut échapper à cette nécessité. Certes, on peut toujours se dire qu'une telle réalité n'a pas à être prise en compte, mais ce serait peine perdue car la question de l'autorité ne manquera pas de se poser en tant que telle, ne serait-ce que sous la forme minimale suivante : l'autorité affirmée est telle que le vivre-ensemble est apparemment résolu, géré (et non pas évacué). Inutile pour autant de penser que l'école n'a que cette fonction éducative. Il est tout aussi évident que l'acquisition et la maîtrise des savoirs sont et restent une mission essentielle de l'institution scolaire. Il n'y a pas, d'un côté, la relation et, de l'autre, le savoir ; la pédagogie est confrontée dans le même temps à ces aspects de la situation éducative : le triangle pédagogique le montre suffisamment. Autrement dit, quand on analyse les modalités du vivreensemble à l'école, on définit dans le même mouvement les modalités d'acquisition de l'apprentissage des savoirs. La question permanente de l'autorité signe cette articulation inéluctable. Certains vont d'ailleurs tenter, dans une approche prescriptive différenciée, de saisir les modalités des rapports entre les attitudes relationnelles et les types de savoir. On verra ainsi Bressoux [1990] analyser l'impact des relations verbales en cours préparatoire sur les acquisitions des élèves. Qu'en conclut-il ? Qu'en français, il vaut mieux adopter un discours non directif et accorder beaucoup de temps de parole aux élèves ; que dans les activités d'éveil, c'est l'inverse : un style directif et un faible temps de parole reconnu aux élèves se révèlent favoriser les acquisitions. 139 Peau d'âne à l'école La plupart du temps cependant, les pédagogues auront une approche plus globale de la liaison relation-savoir et c'est bien elle que nous allons privilégier. Souvenons-nous encore de ceci : pendant très longtemps une telle liaison a surtout été « frappante ». Les coups tenaient lieu de lien. Ne passons pas trop facilement sous silence ce que dénonçait déjà en 1806 Jean Paul, un pédagogue allemand, à propos d'un certain Johann Jakob Hauberle : « Qui peut se vanter parmi nous d'avoir comme Hauberle pu donner en cinquante et une années et sept mois de carrière pédagogique 911 527 coups de bâton, et 124 000 coups de férule - avec en supplément non seulement 22 989 coups de règle sur les petites mains - 10 235 calottes, mais aussi 7 905 claques - et rien que sur la tête exercé 1115 800 savons. Qui a donné 22 763 punitions tantôt dans la Bible, tantôt dans le catéchisme, tantôt dans le livre de chants, tantôt dans la grammaire, avec les quatre autres figures du syllogisme ou sonate à quatre mains, si ce n'est Jakob Hauberle ? Et n'a-t-il pas menacé 1 707 enfants de la verge (qu 'ils ne reçurent pas), fait agenouiller 707 sur des pois ronds, 631 sur de durs prismes de bois - auxquels il faut ajouter un régiment entier de porteur de bonnets d'âne » [1983, p. 240]. Une telle comptabilité macabre serait de nature à nous faire désespérer des pédagogues mais, après tout, pourquoi faudrait-il réserver le bonnet d'âne aux élèves ? D'ailleurs, comme le souligne Meng [1968], l'utilisation des coups euxmêmes a toujours été discutée. Si les Chinois, les Égyptiens, les Juifs, les Grecs, les Romains, les hommes du Moyen Âge et de la Réforme les ont prônés, les Indiens et les Perses les ont condamnés. Toute une tradition éducative s'est progressivement élevée contre eux (Socrate, Platon, les jésuites, Locke, Montaigne, Rousseau, Pestalozzi...). Il n'est donc pas certain que nous soyons réduits à résoudre la question du lien relation-apprentissage par les coups ! Il est, en revanche, certain que la question du vivre-ensemble doit être résolue au quotidien à l'école. Sur quoi peut-on alors fonder ce vivre-ensemble à l'école ? Telle sera notre question pédagogique essentielle. Mais, alors que tous les pédagogues sont confrontés à ce problème, on se doute bien que tous ne vont pas y répondre de la même façon. Nous allons donc devoir examiner les différentes voies qu'ils ont explorées, expérimentées et défendues. Certes, il serait intéressant de mener sur ce point une étude exhaustive (si tant est qu'elle soit possible). N'est-il pas plus pertinent de dessiner les choix différents que les uns et les autres ont faits, quitte à illustrer chacun plus particulièrement par certains auteurs ? L'autorité II n'est pas étonnant que nous retrouvions l'autorité dans la liste des moyens mis en œuvre par des pédagogues pour fonder le vivre-ensemble à l'école puisque nous avons précédemment souvent vu qu'elle apparaissait 140 comme normale et habituelle. L'autorité s'est déclinée sur tous les tons mais ses justifications ont souvent varié. Donnons-en un petit aperçu en passant du christianisme au pragmatisme par le socialisme et î'anarchisme. Dans la tradition chrétienne des xvme et xixe siècles, l'autorité est le principe de référence et fait percevoir la liberté comme dangereuse. Face à la Providence, la liberté risque de n'apparaître que pour le mal ou pour le rien, puisqu'elle n'a d'autre choix que d'adhérer au Bien. L'enfant est voué à la seule vertu cardinale de l'obéissance et l'autorité de l'adulte n'est que la bonne conscience de qui sait ce qui est bon pour lui. De même que Dieu est la providence des pauvres, l'autorité de l'adulte responsable est pensée comme protectrice de la faiblesse de l'enfant. Elle rejoint dans ce dernier une disposition interne à vouloir le bien qui doit être protégée et encouragée. Par intériorisation progressive, l'enfant rejoint son milieu naturel, à savoir l'état adulte chrétien et libre. Qu'il s'agisse de Pauline Guizot, d'Adrienne Necker de Saussure ou de Mgr Dupanloup, les éducateurs chrétiens vont réclamer de l'adulte qu'il assume en acte la nécessaire autorité car l'enfance n'est rien d'autre qu'un objet d'éducation finalisé et justifié par Dieu. Pour autant, le grand talent pédagogique n'est pas de contraindre, c'est de faire en sorte que l'enfant veuille lui-même la loi qu'on lui donne. Cela est normal puisque cette loi est bonne et qu'il le sait : le respect pour celui qui la donne le lui dit ; l'obéissance à la loi qu'on vous a donnée est liberté. Il ne suffit pas qu'on obéisse, il faut encore aimer obéir. Ce soir j'aime la discipline, Potemkine Une telle structure de pensée est-elle spécifique des catholiques de cette époque ? Nullement puisqu'on la retrouve chez les socialistes. Proudhon en est un bon exemple. Il a beau être un adversaire résolu de la théorie de la peine en matière de Code pénal, il soutient fermement que l'enfant est punissable car il tient de l'animal. Le châtiment est d'autant plus utile que la raison est obscure. Le peuple a donc bien raison de corriger les enfants. Ceux-ci sont légitimement soumis à l'autorité : ils sont faibles et inexpérimentés ; ils sont sous la responsabilité du père et de ses représentants ; ils sont soudés par la loi de la nature aux générations supérieures ; ils sont conformes à l'esprit humain qui commence toujours par croire sur parole ce que la raison affirmera ultérieurement. Bref, même si la source divine s'évanouit, l'autorité sur les enfants reste. Proudhon et Mgr Dupanloup se rejoignent ici singulièrement. Pour autant, Proudhon à lui seul n'est pas le socialisme. C'est certain. Mais il est tout de même troublant de constater que, après bien des recherches et des ambitions de faire du neuf, l'école communiste soviétique en est revenue en 1943, sous l'action entre autres de quelqu'un comme Potemkine (un responsable moscovite de l'éducation), à la forme d'autorité la plus traditionnelle : le maître doit expliquer et commander, l'élève doit écouter et obéir. Cette fois, c'est la collectivité qui l'exige, en conformité avec les buts de l'éducation communiste. Faut-il alors se vouer aux anarchistes pour échapper à l'autorité en pédagogie ? Nous verrons plus loin avec Robin que rien n'est moins sûr. Mais déjà, 141 Albert Thierry, professeur en proie aux enfants, raconte de façon poignante sa descente aux enfers, la dilution de son idéal anarchiste dans la réalité éducative de l'autorité (1909). Il n'y croit pas, il n'en veut pas, il s'y refuse : « Supposé qu 'il soit plus nécessaire à ces enfants de glisser leur esprit embryonnaire dans un maillot de formules que d'expérimenter leur corps de 12 ans par les rues et les champs ; — supposé que les programmes primaires supérieurs satisfassent exactement à cette nécessité ; - supposé que moi-même enfin, qui ai mission de les appliquer, je sache intéresser, j'aie une voie éveillée et éveillante, je ne repousse pas par une abstraite monotonie toute sympathie ; — alors mon autorité sera légitime ; et je manierai sans remords ma férule » [1986, p. 58]. Mais il aura beau faire, il succombera : « Venu pour éveiller la personnalité, je dois combattre les enfants indiscipli-nés[...]. Car, si je ne les subjugue pas, l'Autorité me le rappellerait, ma classe ne serait pas une classef...]. Automatiquement, à chaque parole, chaque fois que j'accomplis mon "devoir d'éducateur", je "décaractérise" mes victimes. On m'a confié de jeunes champs que je dois sarcler, pousses comme ronces ; et j'obéis » [ibid, p. 69-70]. Il ne reste plus à l'anarchiste Thierry qu'à passer aux aveux : « J'essaie de diminuer mon absolutisme ; mais je n'arrive qu'à l'instituer plus clair » [ibid, p. 121]. L'autorité, elle, règne. Tout au moins, peut-on ajouter, la mauvaise conscience habite un tel pédagogue. Ce ne sera pas le cas de beaucoup d'éducateurs. Le pragmatisme, de son côté, l'écartera au nom de l'utilitarisme et de la science. Dans son ouvrage fondateur, La science de l'éducation [1894], Bain va montrer très longuement comment on peut améliorer pragmatiquement les moyens de l'autorité puisque, nous dit-il, on a pris conscience que les méthodes disciplinaires du passé étaient beaucoup trop fondées sur la crainte de punitions brutales, douloureuses ou dégradantes. Il va donc s'efforcer de définir toute une théorie de l'exercice de l'autorité en définissant toute une panoplie de règles de base (ne pas multiplier les défenses ; bien définir les devoirs et les fautes ; classer les fautes selon leur degré de gravité ; etc.). En fait, il s'appuie essentiellement sur le code pénal de Bentham, maître de l'utilitarisme et de l'arithmétique morale [1830], qui lui-même s'est appuyé sur toute une tradition éducative du calcul des peines [cf. Prairat, 1994] : la punition n'a pas lieu d'être quand elle n'est pas motivée (pas de dommage réel), quand elle est sans action (le coupable ignore la loi), quand elle est sans bénéfice réel (les conséquences de la punition sont déjà très fortes) et quand elle n'est pas nécessaire (l'instruction et la persuasion suffisent) ; quant à la mesure de la punition, elle doit faire davantage que contrebalancer le bénéfice de la faute et elle doit être proportionnelle au dommage. Le choix des peines doit, lui aussi, faire l'objet d'un ensemble de conditions (variabilité, équité, exemplarité, économie, etc.) qui débouche sur une véritable technologie de l'autorité. 142 Après la correction, retour à la maison Un tel pragmatisme pourrait laisser croire que ce savoir-faire rigoureux va dissoudre la question de la nécessité de l'autorité. Il n'en est rien car le pessimisme reste foncier chez Bain : « // est à craindre que, jusqu'à la fin des temps, la sympathie de la multitude ne se manifeste dans les écoles contre l'autorité[...] C'est cette nécessité de se tenir toujours prêt à réprimer le désordre, tantôt dans des cas isolés, tantôt dans la masse entière, qui exige de la part du maître un air et une attitude d'autorité qui comportent un certain degré de hauteur et de réserve ; la nécessité de cette attitude est d'autant plus grande que les éléments hostiles sont plus développés. Le bon ordre d'une classe est généralement troublé par deux sortes d'élèves, ceux qui n'ont naturellement aucun goût pour ce qu'on étudie, et ceux qui sont trop en retard pour suivre la leçon. Dans toute école bien organisée, ces deux catégories seraient exclues de la classe » [1894, p. 82]. Bref, en maniant savamment toute la panoplie de la répression (émulation, éloge, blâme, humiliation, retenue, pensum), on devrait arriver à maintenir le bon ordre et l'apprentissage. Si ce n'est pas suffisant, il faudra se résoudre aux châtiments corporels. Si la rébellion continue à se manifester, le vrai remède ne peut être que le renvoi à un établissement spécialisé destiné aux « natures inférieures » (p. 85). Le souci de correction et l'échec des moyens de correction mènent tout droit à la maison... de correction. À l'image de Guillotin qui avait trouvé le moyen d'adoucir la mort qu'on inflige, Bain avait prévu une application de la pile électrique en pédagogie en substituant au fouet et à la férule une souffrance « artificielle » graduée qui agirait sur les nerfs au moyen de l'électricité. Milgram n'a finalement rien inventé ! Il est donc tout à fait frappant de constater à quel point la primauté donnée à l'autorité pour régler le vivre-ensemble à l'école s'est déclinée sur des airs justificatifs contradictoires et, cependant, réunis dans leur justification. Christianisme, socialisme, anarchisme ou pragmatisme, tous soutiennent la nécessité de l'autorité à l'école. Comment vont-ils fonder une telle nécessité ? En montrant que cette pratique est juste et indispensable pour servir les valeurs. Appuyée sur un système de référence ou un autre, l'autorité est censée se montrer le moyen privilégié de respect et d'acquisition des valeurs. Bess [1943], par exemple, réclame une discipline de l'honneur et de la loyauté, mode le plus précieux de l'apprentissage social ; à l'école aussi, le sentimentalisme familial doit laisser enfin la place à la fermeté et aux sentiments forts du scoutisme. Bien avant lui, Buisson [1887] avait posé l'autorité et l'habitude comme les pierres d'angle du monde éducatif. Éduquer, c'est faire prendre de bonnes habitudes, ce qui implique l'exercice répété, l'effort, puis l'acquisition d'une nouvelle spontanéité, l'aisance finale et la grâce d'accomplir sans peine le difficile. L'autorité du maître est là pour engager avec la première nature instinctive de l'enfant une lutte qu'elle ne s'imposerait pas d'elle-même. 143 Cependant, cette autorité ne suffit pas. Encore faut-il y joindre la liberté de l'élève, mue par l'affection pour le maître, l'amour du savoir et des mobiles pédagogiques comme l'émulation, la récompense et la punition. L'enfant qui veut l'autorité accède à la sphère de la morale et quitte celle de l'instinct. L'obéissance apparaît ainsi comme la condition « naturelle » de toutes les vertus. Issue de la nature des choses, de l'inégalité entre l'enfant et l'adulte, elle est en quelque sorte un a priori. Puisque la liberté de l'adulte réside dans l'obéissance à la raison, il convient d'asservir l'enfant à la conscience, c'est-à-dire au bien et à la raison, c'est-à-dire au vrai. Cela fera apparaître l'obéissance comme la véritable fin de l'éducation et l'autorité comme le moyen et la condition éducatifs privilégiés. Comme le dit le fameux Dictionnaire de pédagogie de Buisson [1887], l'éducation est réelle quand, dans une classe, on peut se passer de la discipline autoritaire, fondée sur la crainte, à la discipline libérale, fondée sur l'amour du maître et du savoir. Éduquer, c'est produire l'amour de l'ordre, l'amour de l'obéissance, qui se marquent si bien par l'assiduité, le calme pour venir à l'école, la propreté, l'entrée dans la classe en ordre, les mouvements généraux en silence et sans précipitation, le silence pendant les leçons... Libérez-nous de la discipline qui libère Comment s'étonner, dans ces conditions, que le libéralisme en question n'ait été que du féodalisme et du moralisme, ramenant l'éducation au dressage et à l'obéissance de l'institution ? Le soutien et la compréhension ne deviennent alors que des accessoires de la décision et de l'évaluation. Est-ce à dire que les justifications théoriques des partisans de l'autorité se contenteront d'un tel constat ? Certes non. On les voit, au contraire, s'efforcer en permanence de justifier une pédagogie « ouverte ». Mossé-Bastide [1966] nous en fournit un assez bel exemple. L'autorité du maître ne se justifie, nous dit-elle, que parce qu'elle est nécessaire pour engager l'élève dans la voie des valeurs d'humanité. Rejoignant Kant, Alain réclame à juste raison une éducation sévère, seule susceptible de libérer de cette animalité en nous qui violente notre humanité, de provoquer par l'hétéronomie le passage à l'autonomie. Analysant l'autorité, Mossé-Bastide va distinguer quatre éléments en allant du plus au moins important : la combativité de l'enseignant (savoir diriger, être inflexible, anticiper, rester distant, se mettre en valeur, réagir promptement) ; l'équilibre physique et nerveux ; la valeur professionnelle (valeur intellectuelle, savoir-faire, conscience professionnelle) ; la sociabilité (être sympathique, savoir créer une atmosphère de travail, être impartial, comprendre les élèves). Elle en concluera : « Doué d'une combativité prompte, et parfois rude, d'une perspicacité qui rend toutes ses interventions judicieuses, et d'une gaieté qui naît d'une éternelle jeunesse de cœur, tel, au terme de nos analyses, nous apparaît le maître véritable. Ajoutons qu 'il sait occuper toute sa classe par des tâches appropriées et nous aurons défini les composantes de son autorité. Quant aux vertus d'un tel maître, nous en citerons trois : c'est un éveilleur de curiosité, un modèle, et un chef» [1966, p. 163]. 144 Gageons qu'il sera surtout... un chef, s'il le peut, et que son autorité ne permettra pas d'atteindre les autres objectifs. Autrement dit, vouloir fonder le vivre-ensemble à l'école sur l'autorité enserre dans un tissu de contradictions et débouche sur une impasse pédagogique et éducative. Les chapitres précédents, chacun par son entrée spécifique, nous l'ont amplement montré. Si, cependant, nous avons repris cet examen de l'autorité dans ce chapitre consacré aux différentes pédagogies, c'est uniquement pour rappeler que de nombreux pédagogues ont tout de même essayé de fonder le vivre-ensemble à l'école sur l'autorité, au nom de multiples justifications et dans l'espoir d'instaurer ainsi une pratique juste, nécessaire et indispensable au service des valeurs. En tout état de cause, nous ne pouvons les suivre sur cette voie. Il nous faut donc accepter de nous passer de l'autorité pour explorer d'autres perspectives. Heureusement, les pédagogues ont fait preuve de beaucoup de créativité dans le domaine et les prétendants sont nombreux en la matière. La nature Chacun connaît la célèbre leçon de Rousseau en la matière : substituez la nature à l'autorité, l'ordre des choses à l'autorité du maître. Toute une tradition pédagogique va reprendre cette théorie rousseauiste, Pestalozzi, bien entendu, mais bien d'autres après lui, à tel point que Ferrière en fera la norme de l'école active [1922], La méthode est telle que l'élève doit ressentir en même temps sa dépendance et sa liberté, l'une et l'autre rapportées au monde naturel. Sentir la dépendance quand il voit la raison et la liberté personnifiées dans l'instituteur qui représente dans les objets les lois immuables de la nature auxquelles il est absolument obligé de se soumettre. Sentir la liberté quand, toute décision arbitraire ayant été bannie, il suit les seules lois de la nature, indépendamment des caprices, des préjugés et des bornes de ceux qui le dirigent. La méthode place l'enfant et le maître dans un tel rapport que l'un et l'autre se trouvent soumis aux mêmes lois de la nécessité. La discipline devient alors le produit nécessaire de l'état naturel de l'enfant, de ses besoins, de tous les rapports dans lesquels le place sa vie extérieure. La sanction naturelle des faits doit l'emporter, tout simplement. Bonheur ou malheur, joie ou peine doivent survenir comme une suite naturelle, un effet immédiat des actions. Quand les sanctions naturelles prennent le pas sur les sanctions artificielles, l'éducation prend le pas sur le dressage, la nature efface l'autorité. De la nature du contrat social Une telle conception a fait couler beaucoup d'encre et on lui a souvent reproché son caractère artificiel et limité. Qu'en est-il en effet de cette « nature naturelle » qui met en correspondance le monde et l'enfant ? D'autres vont, au 145 contraire, estimer que la nature est avant tout sociale. Selon Chanel [1975], Gramsci est de ceux-là et s'oppose à la lignée rousseauiste. Cela l'amènera à justifier le dogmatisme et la contrainte pour les enfants, qui sont, « par nature », éloignés de la liberté. L'enfant, nous dit-il du fond de sa prison, ne porte pas en lui les dispositions innées qui en feraient, par le simple jeu de la nature, un être social, à l'unisson des valeurs, des exigences, des comportements du milieu. Éduquer, ce n'est pas laisser se dérouler un simple fil préexistant. L'enfant, pour devenir un homme, être collectif, doit subir l'action du milieu social et économique, où le destin l'a placé. Pour se développer, apprendre à penser, à se maîtriser, l'enfant doit être placé sous l'action contraignante de ses aînés : la discipline, l'effort et l'autorité sont nécessaires. L'abandonner à lui-même, c'est le livrer aux forces sociales et économiques inégalitaires qui ne sont rien moins que naturelles. Quand l'enfant sera accordé aux normes, aux valeurs et aux exigences les plus hautes et les plus justes, la discipline et la liberté cesseront d'être opposées. Avant, la nature du monde risque fort de n'être qu'un moyen d'oppression. Faut-il dès lors rejeter la nature comme mode de régulation du vivreensemble ? Il se pourrait, certes, que cet accord supposé entre la nature du monde et la nature de l'enfant se heurte à l'oubli de la dimension sociale de l'éducation. Mais il ne faudrait pas, pour autant, omettre que d'autres pédagogues vont reconnaître à un tel point la nature sociale de l'enfant qu'ils vont en faire la base même de leur système éducatif. La nature sociale de l'enfant devient ainsi apte à fonder le vivre-ensemble à l'école. À condition de commencer par reconnaître que l'école « ordinaire », sur ce plan comme sur bien d'autres, ressemble à un couvent, une caserne ou une prison : elle étouffe et dévie les instincts sociaux des enfants, au lieu de les favoriser. On comprend d'une certaine manière qu'il en soit ainsi puisque ces institutions ont comme fonction de redresser la nature sociale ou ce qu'elle est devenue. En 1909 déjà et pourtant après bien d'autres, Foerster, un pédagogue allemand pacifiste qui se préoccupait beaucoup de l'éducation du caractère des enfants à l'école, insistait sur la nécessité de faire confiance à la nature sociale de l'enfant. La discipline est impuissante à éduquer l'enfant car soit elle ne traite que le symptôme (paresse, mensonge, etc.) soit elle le renforce mais, dans tous les cas, elle laisse de côté la cause des dysfonctionnements. Or, la force que l'enfant et le jeune attribuent au jugement de leurs camarades et à leur code d'honneur a précisément pour fonction de concilier en eux leur amour de l'autonomie avec les exigences de la vie en commun. Foerster est catégorique : « Ignorer ces facteurs sociaux, qui peuvent être pour l'éducateur de si forts appuis ou de si graves obstacles, c'est se condamner à n'obtenir jamais qu'une discipline extérieure incapable d'influencer le caractère » [1967, p. 60]. Notre pédagogue sèmera le défenseur des écoles-cités américaines, organisées à la manière d'un État démocratique administré et dirigé par des personnes de confiance élues par leurs pairs, le tout sous le contrôle suprême du maître. Évitant tout autant la contrainte que le laisser-aller, le fameux self146 government va ainsi apparaître comme le mode moral de gestion du vivreensemble à l'école (à condition toutefois, au moins pour Fœrster, d'être au service de la foi et non de la laïcité). Il faut faire passer aux mains des élèves une partie de la tâche, celle qui consiste à assurer l'ordre le plus élémentaire, pour que le maître se réserve le rôle d'instance suprême et de dépositaire du savoir. Une telle position est apparue en fait comme très insuffisante : pourquoi prendre en compte la nature sociale de l'enfant pour régler les problèmes de discipline et la récuser pour l'acquisition du savoir ? N'y a-t-il pas là une sérieuse contradiction ? En se fondant sur la vie sociale des enfants [1950] et en mettant en œuvre systématiquement le travail de groupes dans la classe [1945], Cousinet va unir le rapport au savoir et le rapport aux autres en éducation. Il part de la solidarité effective des enfants et il remarque que, le plus souvent, elle s'exerce de façon défensive contre le maître parce que ce dernier la refuse et la combat dans la pratique scolaire quotidienne. Le maître en arrive tout simplement à empêcher la satisfaction du besoin de vivre ensemble que manifestent les enfants. La guérilla scolaire en découle mais il ne s'agit, de la part des enfants, que de légitime défense. Voulant être tout pour chacun de ses élèves, le maître ne peut tolérer que chacun d'entre eux trouve dans la vie sociale des éléments nécessaires à son développement. Quand, au contraire, il favorise le travail de groupes, il peut constater que le groupe constitue une société véritablement démocratique dans laquelle chacun apporte sa part de collaboration, loin des phénomènes de leaders ou d'exclus. La pédagogie de l'exclusion L'école refuse donc de reconnaître la société enfantine et s'efforce de transformer ce groupe social naturel en simple collection d'individus. La société enfantine se trouve placée sous l'autorité autocratique d'un homme qui en nie l'existence ; elle ne peut plus s'exprimer que de façon hostile (délations, révoltes, haine du favoritisme). Chaque enfant va se trouver ainsi maintenu dans un état social inférieur qui générera, certes, des formes de solidarité, malheureusement proches de l'esclavage. Loin des trois piliers traditionnels de l'édifice scolaire (leçon, récitation, exercice), il faut rompre avec ce que Raillon [1990], le commentateur et l'ami de Cousinet, a appelé le système pédagogique d'enseignement et instaurer enfin dans la classe une pédagogie de l'apprentissage qui unisse rapport au savoir et rapport aux autres dans le même mouvement. Cela revient à fonder l'acquisition du savoir sur la reconnaissance et la prise en compte de la nature sociale des enfants. L'école devient le lieu privilégié de l'apprentissage social. Certains ne manqueront pas de relever une certaine naïveté dans les thèses de Cousinet. Il est bien vrai que la psychologie sociale nous a permis d'approfondir singulièrement notre connaissance du fonctionnement des groupes. D'autres iront beaucoup plus loin dans la critique de cette pédagogie. En bonne adepte de la pulsion de mort freudienne, Giust-Desprairies [1989] montre que l'Éducation nouvelle en appelle à la loi bienfaisante de la nature 147 contre les lois nuisibles du pouvoir mortifère de l'adulte. De cette manière, ils trouvent à résoudre la question des forces destructrices par un clivage et une exclusion de la haine et de la violence à l'extérieur de l'enfant. Ainsi, chez Cousinet, la socialisation, qui suppose une intériorisation de la loi, se fait sans conflit interne et sans blessure narcissique. Ce que d'autres donnent comme un produit de la culture - et qui donc nécessite une inculcation - est présenté comme une donnée de la nature. En plaçant ainsi la nature à l'endroit de la culture, on éliminerait le caractère séparateur du processus éducatif, on renforcerait l'illusion narcissique. En conciliant l'inconciliable, on pose l'harmonie entre l'instinct naturel et l'intérêt social, entre le désir et la loi ; on traite une fois pourtoutes de la violence sans symboliser cette dernière au sein du lien social. « À l'enfant naturellement bon de Rousseau répond l'enfant naturellement socialisé de Cousinet » [1989, p. 110]. La nature sociale de l'enfant serait telle que le maître peut se défendre d'imprégner l'élève aussi bien en ce qui concerne l'apprentissage que pour ce qui tient aux diverses formes de pouvoir. Tout se passe comme si l'ensemble des savoirs constitués était vécu par les enseignants comme un objet imaginaire et nocif qui risque de faire du mal à l'enfant et de le détruire. Il faut donc laisser les enfants seuls devant l'apprentissage, ce qui permettra aux maîtres de s'assurer de l'introjection du bon savoir par les élèves contre les destructions opérées par ce même savoir lorsqu'il est intentionnalisé par l'enseignant. Certes, une telle critique de Cousinet pourra apparaître comme sévère par bien des côtés. Là n'est pas notre problème cependant. Retenons plutôt de cette confrontation qu'il se pourrait fort bien effectivement que l'on ne peut faire l'économie d'une construction de la loi dans la classe. A ce titre, le vivre-ensemble à l'école ne peut être à proprement parler naturel. Faut-il pour autant exclure la réalité sociale de l'enfance ? Ce n'est pas certain. Cousinet, après Rousseau, a eu le mérite d'attirer l'attention sur cette dimension et sur la nécessité de la prendre en compte. D'ailleurs, même si l'on récuse cette nature naturellement sociale de l'enfance, la question du fondement du vivre-ensemble demeure. Si la régression dans la solution de l'autorité ne peut être envisagée, que nous reste-t-il ? Qu'estce qui peut, dans le champ pédagogique, fonder le vivre-ensemble ? La science Bien des pédagogues, et cela n'étonnera personne aujourd'hui, vont avoir recours à la science. Ils s'efforceront de remplacer l'autorité de la pédagogie traditionnelle par le pouvoir et le savoir de la science. Ce thème sera cependant décliné de plusieurs manières car la science présente des visages contrastés. Nous en retiendrons deux : la mesure et l'organisation scientifique du travail. Commençons par la mesure comme mode de régulation du devoir-vivre 148 ensemble à l'école. Les formes en varieront beaucoup ; nous en distinguerons deux tendances, selon l'éventail du spectre : une tendance douce et une tendance dure. Ferrière [1926] est significatif de la première. Si l'école active, précise-t-il, n'est pas une méthode pédagogique parmi d'autres mais bel et bien la méthode pédagogique, c'est parce qu'elle est fondée sur la psychologie scientifique de l'enfant. C'est une technique qui part de la détermination scientifique des types psychologiques des enfants pour établir scientifiquement les étapes que suit l'esprit de l'enfant, pour standardiser les notions à acquérir en fonction des caractéristiques et des modes de procéder de chaque type, pour créer les instruments et les classes-laboratoires adaptées et propices, et pour, enfin, fonder la sélection des capacités et l'orientation professionnelle sur une base scientifique et technique. La mesure de l'esprit de mesure Bref, la science de l'enfant dicte la pratique pédagogique. Pourtant, ne dit-on pas - et Ferrière le premier - que l'enfant est libre et que l'Ecole active ne peut être que l'école de la liberté ? Certes, mais cette liberté est précisément le fruit d'une libération que l'école a comme fonction de favoriser. Comment peut-elle le faire ? Par la mesure, soit tout autant par la nécessité de mesurer que par le souci d'agir avec mesure. Le maître se substitue à la raison et à la conscience encore impuissantes de l'enfant ; il se place au point de vue d'une raison impersonnelle et universelle ; en cas de lutte, il prend le parti du moi supérieur de l'enfant et s'en fait un allié. Est-ce à dire que l'école active n'est qu'une reproduction de l'école traditionnelle et de son discours kantien ? Pas du tout, car la science de l'enfant va en même temps intervenir pour permettre au maître déjuger ce qu'on peut attendre de tel et tel enfant, en fonction de son âge, de son caractère, de son milieu ambiant. La science vient ainsi épauler la raison en lui donnant les moyens de mesurer son action. Cela lui permettra d'agir avec mesure, c'est-à-dire de rendre l'enfant autonome : le maître retirera peu à peu son concours dans la mesure où il sent qu'il le peut en garantissant la maîtrise. Fondé sur la science, l'esprit de mesure doit libérer et autoriser l'enfant de l'école active. Nous allons retrouver cet esprit dans la pédagogie scientifique de Fabre [1958] qui, au sein du Groupe français d'Éducation nouvelle (GFEN), va s'efforcer de définir « scientifiquement » le vivre-ensemble à partir de la psychologie sociale de Wallon. Il suffira de respecter les lois du développement du jeune être humain et non de combattre sa nature : « En s'appliquant à observer ces lois et à satisfaire les besoins qui les expriment, le maître pourra s'assurer d'une manière permanente le consentement et la bonne volonté de son élève. Dans cette situation la notion de système disciplinaire prend un sens nouveau : la punition, qui implique les idées de mauvaise volonté et de faute contre un ordre prescrit, n'a plus ce sens car elle devient sans objet. L'écolier, par le fait même qu'il trouve à l'école la satisfaction de ses besoins, ne veut pas faire mal ; s'il ne réussit pas dans son activité, c'est que l'éducateur ne l'a pas placé dans les conditions voulues pour bien faire ou qu'il a surestimé ses possibilités » (p. 121). 149 Si le droit de direction appartient bien par définition à l'éducateur, ce droit est exactement mesuré par la nature de l'écolier et donc par la connaissance scientifique que le maître doit en avoir. Or, cette nature nous amène à satisfaire à l'ensemble des règles et des obligations que l'enfant reconnaît comme nécessaires et qu'il adopte pour diriger sa conduite et son travail afin d'atteindre, solidairement avec ses camarades, ses fins personnelles et les fins collectives du groupe social. L'école nouvelle scientifique, parce qu'elle mesure à sa juste mesure la nature bio-psycho-sociale de l'enfant et parce qu'elle récuse l'école nouvelle « métaphysique » d'un Ferrière (qui n'a pas été touché par la grâce de Marx), ne peut que gérer en harmonie l'individu, la classe et la société. Avec Ferrière et Fabre, même s'ils s'opposent, nous étions dans des versions douces de la mesure au nom de la science en éducation. Mais tous les pédagogues n'en sont pas restés là. Une tendance plus dure s'est aussi développée ; nous en trouverons deux exemples à des époques et dans des contextes très différents : Robin et Skinner. Le premier, qui a réussi à mener une expérience d'éducation libertaire à Cempuis avec la bénédiction des responsables républicains du temps de Jules Ferry, conçoit l'éducation comme une œuvre d'influence scientifique. Cela suppose donc que l'expérimentaliste maîtrise bien toutes les variables de son entreprise. Robin va ainsi créer un monde où il n'y a pas d'opposition entre l'intérêt de l'individu et celui de la collectivité : chacun mettra son bonheur à travailler pour le bien de tous. Son système prétend avoir pour seul fondement la justice, pour seul moyen la persuasion, pour seule sanction la prise de conscience par le fautif du sens de sa conduite (placé en isolement réflexif, l'enfant rédige son cahier de conscience). Un individu qui faute est en fait le jouet de la disproportion ou de la divergence de ses facultés. Dès lors, il est nécessaire de prévenir ce déséquilibre par l'action d'un milieu sain, ou de le guérir par l'action de forces moralisatrices supplémentaires. Rien ne devra être laissé au hasard, tant et si bien que ce matérialisme moral, qui se veut le fruit de la raison scientifique, va payer une lourde rançon à la nécessité de tout mesurer, de tout contrôler. Le désordre ne doit jamais passer inaperçu. À Cempuis, on met en fiches, on scrute, on inspecte les orphelins en permanence... quitte à déboucher sur la nécessité du contrôle .des naissances. Robin ne doute pas, il expérimente, il mesure et il conclut. La volonté de normaliser scientifiquement ne semble pas moins incurable que celle de punir. Nous sommes des machines mesurantes Précurseur de l'enseignement programmé, de l'informatique et du multimédia, Skinner, pour sa part, a revêtu de tous les avantages ses machines à enseigner : « Les caractères importants d'un tel dispositif sont les suivants : le renforcement de la réponse correcte est immédiat. La simple manipulation de l'appareil sera probablement assez renforçante pour tenir tout élève normal au travail pendant une période raisonnable, pour peu que toute trace des contrôles aversifs antérieurement en honneur ait été éliminée » [1968, p. 32-33]. 150 Les progrès récents de la science sont tels que désormais, en s'appuyant sur les seules machines, le maître pourra permettre à l'enfant d'apprendre de façon satisfaisante, réussie, individuelle, adaptée ; il pourra ainsi témoigner de sa qualité d'être humain à travers ses contacts intellectuels, culturels et affectifs. On n'apprend pas sous la menace. Non seulement les méthodes aversives peuvent être remplacées, mais elles peuvent l'être par des méthodes beaucoup plus efficaces, fruits de la mesure au gré de la science expérimentale du comportement. La programmation efficace du renforcement positif est de toute première importance dans l'enseignement. Il dissout la question de l'autorité. L'enjeu n'est-il pas de ne plus faire vivre l'école comme obligatoire, au sens où l'entend la loi ? Eliminons les conditions qui donnent naissance au comportement à bannir, construisons des programmes dans lesquels l'élève ne commette pas d'erreur, changeons les méthodes didactiques, bannissons les méthodes compétitives. Les machines à enseigner sauront mesurer le succès sans compter. La gestion du vivre-ensemble dans la classe devient relative à l'acquisition et à la manipulation d'un savoir technique, lui-même issu de la science. C'est ce que désigne ce terme de mesure dans ses différentes versions. Ou bien, comme chez Ferrière et Fabre, il consiste à prendre les mesures nécessaires à respecter la psychologie scientifique de l'enfant (dans ses différentes versions) ; ou bien, comme chez Robin et Skinner, il consiste à déployer tout un arsenal de moyens et de machines permettant de donner et de maintenir la mesure du progrès éducatif. Mais, dans tous les cas, c'est la science qui reste la référence. Ce recours à la science, nous allons maintenant le trouver dans une approche scientifique particulière, à savoir l'organisation scientifique du travail. D'une certaine manière, même si le mot n'est pas prononcé comme tel, on est ici dans l'univers du management, entendu comme science de la rationalisation de l'action. Quand le travail dans la classe est organisé rationnellement, scientifiquement, il n'y a plus lieu de se poser de problèmes d'autorité. Voilà donc la piste que des pédagogues ont tracée à leur manière, elle aussi référée principalement à la science. On pourrait, bien entendu, citer ici Montessori ou Decroly, mais nous privilégierons plutôt Dewey, ce pédagogue américain exemplaire dont l'influence a été considérable. « Dans une école bien conduite, ce sont les activités choisies et les situations agencées pour les poursuivre qui fournissent le meilleur moyen de contrôle de tel ou tel enfant, pris individuellement, et la meilleure garantie de nos jugements » [1968, p. 103]. Est-ce à dire qu'il faut retirer au maître le rôle positif et dominant qu'il assume dans la direction des activités de la communauté scolaire ? En aucune façon. Dans la mesure où l'éducation est fondée sur l'expérience et où l'expérience éducative s'avère un processus social, le maître va perdre sa fonction de « patron » ou de « dictateur » pour prendre celle de « directeur d'un groupe d'activités ». Ces activités vont s'organiser autour de projets ancrés dans les intérêts des enfants, sur la base d'échanges réciproques entre les enfants et avec le maître, puisqu'un projet grandit et prend forme grâce à un processus d'intelli151 gence socialisée. Dewey ne récuse pas l'effort et la volonté ; il entend simplement qu'ils ne s'exercent pas à vide, pour eux-mêmes, mais qu'ils soient un moyen et un prolongement des intérêts de l'enfant. Si l'intérêt est une impulsion qui fonctionne comme un moyen de réaliser un idéal par lequel le moi s'exprime, chaque enfant va vouloir agir pour se réaliser lui-même et, ainsi, faire les efforts nécessaires pour satisfaire cette nécessité de croissance. Il revient au maître de placer l'enfant dans une situation où il puisse expérimenter directement avec les autres. Il faut donc le concevoir comme un organisateur de la situation d'apprentissage. La parole est à l'OSTS (Organisation scientifique du travail scolaire) La pédagogie devient en quelque sorte une science des méthodes d'organisation du travail scolaire. On retrouvera cette tendance dans l'école nouvelle en France, chez Gloton ou Freinet par exemple. Le premier insiste sur le fait que l'obligation scolaire ne peut pas être une réponse en tant que telle : pour que l'enfant s'adapte à l'école et y soit heureux, il faut d'abord que l'école s'adapte à l'enfant, à ses besoins, à ses intérêts personnels. L'enfant intéressé s'engage et accepte les règles nécessaires. Comment se fait-il que la relation maître-élève, souhaitée par l'un et l'autre comme une relation ouverte et détendue, se révèle dans la majorité des cas comme éprouvante et conflictuelle ? Parce qu'elle reste fondée sur une relation d'autorité, obstacle radical à une véritable élaboration de la connaissance comme au progrès opératoire de l'intelligence. Dès lors, la volonté de relation ne suffit pas. Il convient de substituer à la relation d'autorité la méthode de découverte car « il n'y a qu'une méthode légitime d'apprentissage, c'est la formation de soi par l'action libre, avec les autres, par l'expérience des réalités confrontées et affrontées » [1974, p. 173]. La substitution de la méthode de la découverte, respectueuse de la science de l'enfant, permet de substituer au didactisme dogmatique et autoritaire un apprentissage des responsabilités, des pouvoirs à exercer, des influences à émettre et à recevoir. Ce recours systématique à l'organisation du travail sera encore plus net chez Freinet. On quitte, certes, le pragmatisme démocratique de Dewey pour un socialisme révolutionnaire. Il n'empêche, la tonalité sera la même : « Le souci de la discipline est en raison inverse de la perfection de l'organisation du travail, de l'intérêt dynamique et actif des élèvesf...]. La pédagogie de demain participera à la dégénérescence commune si elle s'obstine dans une tradition aujourd'hui dépassée sinon condamnée [...]. Je crois avoir montré la seule voie possible : celle de l'exaltation du travail comme raison, but et technique de toute l'activité humaine » [1967, p. 267], L'organisation du travail, voilà le secret de la pédagogie. Quand l'ordre est assuré par la diversité des tâches, l'école remplit son rôle formatif dans l'équilibre et la joie. Freinet va ainsi opposer l'ordre silencieux, identique et mimétique de l'église à l'ordre dynamique, diversifié et complémentaire de l'usine. L'organisation du travail, sans l'asservir cependant à une chaîne mécanique, résout les problèmes majeurs de l'ordre et de la discipline : 152 « L'ordre chez nous restera ; mais la discipline disparaîtra, remplacée qu'elle sera par l'organisation de la vie et du travail en commun, par cette communion manuelle, physique autant que spirituelle d'êtres qui se livrent à un travail-jeu exaltant » [ibid, p. 270]. Si un problème d'autorité semble surgir, c'est qu'il y a eu erreur ou insuffisance dans l'organisation. Cette dernière sera donc à améliorer, c'est sur elle qu'il faudra intervenir. Le règne souverain et harmonieux du travail et de son organisation est la clef de la réussite scolaire. L'univers de la rationalisation de l'action doit présider l'acte éducatif. L'école nouvelle (ou moderne) va donc s'efforcer de renverser l'autoritarisme du maître que met en place la pédagogie traditionnelle. Cette dernière, parce qu'elle s'appuie de façon trop exclusive sur la supériorité naturelle et sur la supériorité intellectuelle de l'adulte, génère un enseignement dogmatique et la passivité de l'élève ; elle entraîne par conséquent le manque d'esprit critique et le manque de formation sociale. Le verbalisme pédagogique y prévaut, ponctué par l'obsession des questions d'autorité. Est-ce à dire que, pour autant, l'école nouvelle résout toutes les questions pédagogiques ? Certains n'en sont pas convaincus et l'accuseront de remplacer l'autoritarisme par le formalisme [Kessler, 1964]. Au discours de la parole se serait substitué un discours de la méthode tout aussi pernicieux. Au nom du développement du savoir scientifique, du respect de la psychologie scientifique de l'enfant et de l'organisation, on déboucherait dans la pratique de la classe à une systématisation de méthodes (projet, contrat, découverte, plan de travail, etc.) et de techniques (moyens d'observation, machines, référentiels, taxonomies, etc.) qui enferment les enfants et les adultes dans un dispositif méthodique dont la systématisation signe l'échec et les limites. Auquel cas, il n'est pas du tout certain que les problèmes d'autorité ne reparaissent pas ou ne soient pas résolus de façon artificielle et, tout compte fait, contraignante. Nous ne trancherons pas dans un tel débat mais nous allons nous efforcer de le dépasser en relevant que le vivre-ensemble à l'école peut très bien être fondé sur autre chose que sur la science. Même si la nature ne nous satisfait pas, même si la science nous laisse perplexe, nous gardons la possibilité de nous tourner cette fois vers le cœur, ses vertus et ses virtuoses. Le cœur Que demandent les élèves aux enseignants ? D'être savants certes, mais surtout de faire preuve de qualités de cœur : qu'ils soient justes, qu'ils soient compréhensifs, qu'ils soient capables de jeter le masque, ne serait-ce que de temps en temps. Toute une tradition pédagogique s'inscrit dans cette exigence qui va articuler de façon symbiotique le cœur du maître et la liberté de l'enfant. 153 L'aspiration à la liberté, la revendication de l'absolue liberté de l'élève supposent le refus véhément de l'exercice de tout comportement d'autorité. Comme le souligne Avanzini [1975], au nom du principe éducatif de non-intervention, l'adulte va s'efforcer d'éliminer toute volonté coercitive. Il croit que le libre développement de l'enfant le conduira à la liberté et à l'épanouissement. Il croit que le rôle de l'enseignant, parce qu'il a du cœur, se réduit à écarter ces néfastes influences susceptibles d'entraver cette heureuse maturation. Qu'on songe ici à l'expérience libertaire de Tolstoï en Russie vers 1860 ou à celle des pédagogues de Hambourg entre les deux guerres : quand le maître tente de se mettre au niveau des élèves, c'est tout le système autoritaire qui s'effondre. Que reste-t-il alors du maître ? Sa personnalité non contraignante, soit ses qualités de cœur. Il n'est besoin de rien d'autre puisque la liberté s'identifie à l'épanouissement. La pédagogie se résout dans des attitudes qui résument la relation entre le maître et les élèves. A l'autorité se substituent des vertus : l'amour pour les uns, la confiance et la tendresse pour les autres (sans qu'il soit nécessaire d'opposer ces uns et ces autres, puisque, en fait, il ne s'agit là que de nuances complémentaires). Le cœur a des vertus que l'immoral ne connaît pas Insistons tout d'abord sur l'amour. Déjà, en 1632, dans La grande didactique, Coménius, figure tutélaire de la pédagogie, met au centre de son système ce qu'il appelle l'affection : « La discipline forme le caractère à tendre vers ce qui paraît souhaitable : aimer et vénérer les maîtres, se laisser conduire volontiers, désirer vraiment y être conduit. Le rôle du bon exemple est d'abord essentiel. On obtiendra l'autorité par de douces paroles, dictées par l'affection sincère et évidente ; parfois, mais exceptionnellement, par le tonnerre et la foudre des éclats de voix. Quant aux châtiments sévères, ils doivent, autant que possible, aboutir à dévoiler des marques d'affection » [1992, p. 240]. Certes, Coménius ne renonce pas à l'autorité et à ses moyens mais il voudrait que ces actes répressifs soient constamment porteurs de marques d'affection. L'affection que le maître éprouve pour l'élève est la condition, le moyen et le but de l'acte éducatif ; l'autorité n'est là que pour la garantir et la restaurer. Si le maître fait acte d'affection, il ne devrait pas avoir à faire acte d'autorité. Encore faut-il que chacun fasse son devoir : l'élève son devoir de moralité, le maître son devoir de pédagogue. En effet, on ne doit pas transiger avec l'immoralité ; la discipline doit, en revanche, être sévère pour les élèves qui se rendent coupables dans ce domaine, les impies qui transgressent la loi divine, les désobéissants qui récidivent en connaissance de cause ou les orgueilleux et les méprisants qui refusent d'aider autrui. À l'inverse, pour ce qui est du rapport au savoir lui-même, l'autorité n'a pas lieu d'être ; la pédagogie fait ici la loi : les études bien dirigées sont en elles-mêmes séduisantes, c'est leur douceur qui attire tout le monde. Si tel n'est pas le cas, le pédagogue ne peut s'en prendre qu'à lui-même et il n'a aucune raison, sinon d'avouer son incompétence, de 154 recourir à la force. Affection du maître, amour harmonieux des études, méthodes pédagogiques attrayantes, répression sévère en matière d'immoralité, tel serait le secret de l'action éducative selon Coménius. Questions morales mises à part, on constate donc que l'amour y règle l'existence scolaire. Quelques siècles plus tard, une autre figure tutélaire de la pédagogie, plus frondeuse celle-là, mettra aussi l'amour au cœur de son expérience. Héros de Summerhill, Neill montrera comment on peut aimer les enfants. « Le cœur, pas la tête », tel sera son mot d'ordre à partir de 1945, si l'on en croit son analyste reconnu [Saffange, 1985, p. 117]. En éducation comme dans l'existence, l'affectif est plus important que le conscient et c'est donc à la vie intérieure qu'il faut s'adresser. L'enseignant est là pour que s'éduque l'affectivité non éduquée ou plutôt, puisqu'on ne peut éduquer ce qui est inconscient, pour que puisse s'exprimer l'affectivité non exprimée. Encore faut-il croire de façon absolue à la liberté laissée à l'enfant accompagnée en permanence par une attitude de proximité et de compréhension : l'essentiel dans une école, souligne Neill, c'est l'amour, c'est-à-dire l'acceptation de l'enfant. On ne se sent accepté que si on se sent aimé ; on ne se sent aimé que si est abolie toute preuve d'autorité. Le message a au moins le mérite de la clarté. Est-ce à dire que l'adulte renonce à tous ses droits ? Non, il s'engage seulement à ne pas faire pression au moyen de son état d'adulte, c'est-à-dire en usant d'autorité ou de moralisation. Les enseignants redeviendront humains précisément le jour où ils renonceront à toute prétention à être supérieurs. Le lien reste affectif, ce qui n'empêche pas l'enfant de se dégager des captations imaginaires que l'adulte tisse autour de lui, de découvrir et d'éprouver les différentes nécessités dans lesquelles se structure toute vie humaine. Neill ne méprise ni la culture ni la morale. Simplement, il veut que les enfants acquièrent les seuls savoirs et les seules attitudes auxquels ils aspirent dans ce climat de liberté et d'amour. Selon Saffange cependant, Neill n'atteindra pas ses buts sur le plan intellectuel : « // n'a fait que reprendre les méthodes traditionnelles qu'il abhorrait et qui étaient à l'opposé de ce qu'il souhaitait. Les méthodes, on l'a vu, sont traditionnelles et vieillottes, les cours ne suivent les intérêts que quelquefois ; les élèves en dernière année "bachotent" comme dans n'importe quelle école. Le choix individuel promis à l'enfant ne devient plus qu 'un choix entre accepter et refuser ce que propose la classe ou le professeur » (p. 178). Dans son projet sur l'homme, Summerhill privilégie la liberté intérieure, qui est bonheur, amour, indépendance et force morale, ce qui suppose que l'acte éducatif soit débarrassé de toute autorité et de toute inculcation. Ni la docilité, ni la soumission ne peuvent former les citoyens libres que requiert une nation moderne. Mais, dans le même temps, au-delà de ce projet global, Neill n'a sans doute pas trouvé les instruments pédagogiques qui permettraient aux élèves d'éprouver au quotidien cette affection à l'égard du savoir que Coménius avait, lui, partagée entre la nature de l'élève et la responsabilité de moyens du maître. En tant qu'attitude fondamentale du rapport entre le maître et l'élève, l'amour 155 ne suffit pas s'il ne rejoint pas l'amour du savoir. Snitzer, un émule de Neill qui a mené une expérience semblable à Lewis-Wadhams (États-Unis), résume bien la question en soulignant qu'en fait les professeurs se trouvent soumis à des exigences contradictoires, puisqu'ils ne doivent jamais retenir leur auditoire mais qu'en même temps il leur faut réussir à lui faire apprendre quelque chose. Il ajoute que l'important, c'est qu'enseignants et élèves se rencontrent sur un plan d'égalité fondamentale, de dignité de personnes : « Ce qui compte, c'est de s'aimer et d'aimer la vie. Le culte de la vie et la certitude de connaître des joies et des émerveillements parce qu 'on est un être humain, crée un lien entre enfant et adulte, entre adulte et enfant, et ce lien est le fondement même de l'acquisition des connaissances » [1973, p. 77]. Le lien d'amour est donc là pour récuser et éliminer le coup de force que désigne tout rapport d'autorité. Il ne peut donc pas y avoir de conciliation entre l'amour et l'autorité, entre la liberté et l'esclavage. Le cœur, ses vertus et ses virtuoses On trouve donc, chez les pédagogues, des inconditionnels du cœur ; ils en chantent les vertus, ils s'en font les virtuoses. Nous venons d'en voir quelques exemples du côté de l'amour. Cette attitude fondamentale, d'autres vont la décliner à travers certaines nuances de l'affectivité, qu'ils nommeront le plus souvent confiance et tendresse. On ne s'étonnera pas de les trouver au tournant du siècle chez Kergomard, la grande initiatrice des écoles maternelles qui prétend fonder toute une institution sur l'amour des enfants. On la voit plaider pour la libre activité qui se discipline d'elle-même et pour l'occupation attrayante qui se fait travail. Elle n'ira pas jusqu'à rejeter toute notion d'autorité mais elle s'efforcera de prôner en permanence ce qu'elle nomme une autorité douce contre la méthode commune de la discipline mécanique. Si l'enfant peut faire le mal, encore convient-il plus qu'il puisse faire le bien. Or cela dépend de la confiance et non de la crainte qui, loin d'être le début de la sagesse, n'est que l'ennemi du développement de l'individualité. Ce qui est à tisser, ce n'est pas un réseau d'interdits, mais un réseau de tendresse et de fraternité. Quand, un peu plus tard, un enseignant suisse, Roorda, lance son en: « Le pédagogue n 'aime pas les enfants » [1918], que dénonce-t-il avant tout ? La même chose en fait. On ne bâtit pas une pédagogie sur l'autorité et la docilité mais sur la bienveillance et la confiance. Quelle preuve pouvons-nous trouver de ce refus des enfants par les maîtres ? Simplement celle-ci, poursuit Roorda : combien sont-ils à protester vraiment contre le régime scolaire auquel sont soumis les élèves ? « // existe beaucoup d'école où les jeunes gens peuvent se spécialiser. Mais nous n'avons pas encore celle où l'enfant pourra s'épanouir » (p. 26). Enfermés, assis, inoccupés, les écoliers sont des prévenus et le maître passe son temps à déployer des pratiques de méfiance. Comme le maître adopte d'emblée le ton et les procédés d'un juge, l'écolier prend naturellement l'attitude d'un prévenu, et d'un prévenu 156 qui à chaque instant peut être pris en flagrant délit d'inattention, d'ignorance ou d'insoumission. Or, le premier devoir du maître c'est la bienveillance et la confiance. Sans inquiétude au sujet des fautes inévitables que ses élèves feront pour commencer, l'enseignant s'appliquera beaucoup plus à accroître leurs connaissances qu'à leur faire constater leur ignorance. Il faut donc que le pédagogue apprenne à s'abstenir, à se taire ; il n'aidera les élèves que lorsqu'ils le lui demanderont ; il s'ingéniera de toutes les manières à entretenir leur persévérance et leur confiance. Confiance, tendresse, abob'tion de l'autorité, ce sont bien les maîtres mots de la tradition éducative libertaire. Après Bakounine, Guillaume et bien d'autres, Grave parlera, par exemple, de l'attrait du savoir et du plaisir d'apprendre, Ferrer, de respect mutuel et de cordialité, Faure, de climat de confiance et d'amitié. Ce dernier, dans son expérience de La Ruche (1904 à 1917), construira une école de la liberté et voudra en faire dès le lendemain l'école pour tous. Il n'hésitera pas à détourner L'Internationale pour chanter L'Internationale des enfants aux paroles expressives : « Debout ! les enfants de tout âge, De tout sexe et de tout pays, Debout ! En un libre langage, Proclamons le "Droit des petits", On nous parle d'obéissance, Aux devoirs, aux respects, aux lois, Qui courbent sous le joug l'enfance ; Eh bien ! Que fait-on de nos droits ? (premier couplet). Nous voulons manger, boire, Chanter, rire, danser. Nous ne voulons plus croire, Mais savoir et penser (refrain). L'école est une geôle, On n 'y parle que de punir ; Captifs, les petits n 'ont qu'un rôle : Écouter, se taire, obéir. Au diable toute pénitence ! Le travail fait joyeusement Deviendrait une récompense, L'étude un divertissement » (quatrième couplet) [repris dans Lewin, 1989, p. 115]. Vif le cœur ! Le cœur seul conduit au savoir, la vertu mène à la raison. N'est-ce pas le même message que lance et expérimente Rogers ? Quand il parle d'empathie, de considération délibérément positive, d'acceptation inconditionnelle des élèves, de nécessité de voir sous l'indiscipline un besoin très vif de reconnaissance, de retournement de toute imposition sur l'autre en pouvoir affectif contre soi, que fait-il sinon rappeler que certaines attitudes affectives se présentent comme de réels moyens d'accès au savoir alors que d'autres débouchent inéluctablement sur l'enfermement et l'affrontement ? La confiance instruit et éduque, l'autorité rend ignorant et serf. Les qualités réelles de la personnalité ne sont rien moins que déterminantes. L'authenticité est requise. Il ne s'agit ni de donner le change ni de manipuler, mais bel et bien de reconnaître l'indépendance de l'autre dans la présence à l'autre. Le maître doit pouvoir se montrer impliqué, à l'écoute et en dialogue. Les virtuoses du cœur n'ont ainsi de cesse de montrer ce que nécessite une telle mise en acte d'attitudes pédagogiques, qu'ils les nomment amour, confiance ou tendresse. En fait, on est là en face d'une 157 véritable quête du bonheur, tout en considérant que c'est la contrainte qui rend les enfants explosifs ou séditieux. On se doute bien cependant qu'une telle conception sera loin d'être acceptée par tout le monde. Les critiques ont été nombreuses mais les plus fortes sont venues d'une certaine orthodoxie psychanalytique en éducation qui a dénoncé les limites, les dangers et les illusions d'une telle opération à cœur ouvert. Baïetto [1982] va ainsi scruter le désir d'enseigner de ces pédagogues. Elle avance qu'ils essayent de séparer l'autorité, qui est globale et ne se partage pas, du pouvoir qui peut se diviser et se répartir. Refusant l'autorité, le maître va alors s'engager dans une triple lutte : contre l'institution et ce qu'elle impose, contre les élèves et leurs habitudes, contre lui-même et ses pratiques. En s'efforçant de diminuer ses interventions et en acceptant que les élèves puissent ne pas travailler, il cherche à réduire la distance posée par l'institution avec ceux qu' il veut maintenant considérer comme des partenaires aptes à prendre et à gérer le pouvoir tout en maîtrisant le savoir. Or, ce désir de partager le pouvoir n'est en fait qu'une manifestation du désir de dominer, même si c'est par une voie différente de celui qui fait preuve et montre d'autorité. En effet, il stipule chez l'élève une demande, celle de sa part de pouvoir, et un besoin, celui de la prendre. Il va donc s'efforcer de combler ce manque et d'assouvir le désir de l'autre, ce qui n'est après tout qu'un moyen d'avoir prise sur lui. Autrement dit, même ce pédagogue qui a du cœur ne parvient pas à rendre vraiment inopérant ce désir de dominer qui habite, justifie et fait fonctionner l'autorité. Extirper ce besoin très caché de pouvoir, ce besoin de maîtriser l'autre de la relation spéculaire reste un idéal inaccessible que les vertus du cœur n'arrivent ni à cacher ni à satisfaire. Les attitudes affectives ont beau être là pour l'empêcher de dominer, elles se retournent en moyens de prise sur l'autre. La castration imaginaire n'est qu'un appel à la toute-puissance. Refuser l'autorité revient à y croire tout en la maintenant inaccessible, ce qui débouche sur une conscience aimante certes, mais toujours insatisfaite et malheureuse. Le pédagogue du cœur ne serait-il qu'un flagellant ? Le verdict psychanalytique porté sur notre pédagogue est donc sans appel : « Son désir reste celui d'avoir prise sur l'autre pour enfin de compte se faire reconnaître par lui ; c 'est le désir que l'autre désire le sujet pour que ce dernier se sente exister, c'est la poursuite de l'autre spéculaire. Telle est la loi qui fonde le désir impossible à satisfaire. La castration est castration symbolique, impliquant de renoncera l'adéquation du désir et de son objet, adéquation impossible du fait du langage » [1982, p.34]. Faut-il pour autant condamner nos pédagogues du cœur ? Ce n'est pas certain. En effet, après tout, ils ont au moins l'immense avantage de mettre à nu ce désir de dominer et d'essayer de le gérer autrement que par une acceptation pure et simple du coup de force qui fonde l'autorité. S'agit-il, chez eux, d'une négation du désir de dominer ou d'une tentative de maîtrise de ce même désir ? Même si l'adéquation du désir et de son objet est impossible, les modalités de gestion de ce qui va se donner à la fois comme une tentative et un renoncement sont loin d'être neutres et indifférentes sur le plan éducatif. Ce n'est pas parce 158 que la tentative des pédagogues du cœur ne peut qu'échouer sur le plan ultime du symbolique qu'elle est fausse ou injuste. Dénoncer ou reconnaître le caractère extrême de cette pédagogie ne résout nullement la question pédagogique qui nous occupe. Certes, on ne peut exclure la loi, mais précisément toutes ces pédagogies tracent des voies pour la construire et la maîtriser. Alors que le recours à l'autorité nous est apparu, lui, comme une véritable exclusion des modalités du rapport à la loi au nom de la reconnaissance de son caractère ultime, puisqu'il ne permet pas de construire véritablement le comment vivre ensemble à l'école. Il se contente de le nier et de l'écraser. On ne peut se contenter d'adorer la loi. Reste donc à examiner, du côté des pédagogues, la question centrale suivante : comment peut-on construire ensemble la loi ? La construction commune de la loi On ne cesse aujourd'hui de parler de nécessaire éducation à la citoyenneté à l'école, pour désigner une éducation civique qui va se présenter comme une éducation à la société, dans l'école elle-même. Reconnaissons que, si l'intention est louable, les réalisations restent souvent circonstanciées et discrètes. Or voilà bien longtemps que les pédagogues ont pris en compte de façon radicale une telle dimension éducative, jusqu'à en faire le centre de leur pédagogie. Les républiques scolaires en sont la manifestation la plus forte et la plus tangible. 1. Les républiques scolaires Pour répondre à leur désir de construire avec les enfants et les jeunes une société exemplaire, bien des pédagogues ont élaboré un fonctionnement qu'ils ont référé à la république. Il ne s'agissait pas seulement de recréer un monde approprié à l'éducation de la jeunesse, il s'agissait aussi de faire advenir une autre société, plus conforme à leur conception de la société. Mais, précisément, cette conception de la société ne sera pas uniforme, tant et si bien que l'on va trouver différentes tendances dans les républiques d'enfants. Certains feront le choix de la société libérale, d'autres de la société libertaire et d'autres encore de la société communiste. Voyons quelques-unes de ces réalisations en respectant ces différentes catégories. La guerre par l'école aura bien lieu Côté libéral, on connaît l'ouvrage magistral de Dewey, Démocratie et éducation [1916] qui va servir à mettre au centre du débat de société le rôle édu159 catif de l'école. Quelle société « fabrique-t-on » quotidiennement à l'école, sinon une société opposée à la démocratie ? La dénonciation de ce rôle antidémocratique de l'école va se retrouver chez la plupart des pédagogues de l'Éducation nouvelle. Ferrière ne sera évidemment pas le dernier à déplorer la fonction anti-sociale de l'école traditionnelle : « Parmi les causes profondes de la guerre et du marasme actuel, il en est une dont on ne s'est peut-être pas avisé jusqu'ici, mais qui me paraît être parmi les plus importantes. Dans tous les pays d'Europe, l'école s'est efforcée de dresser l'enfant à l'obéissance passive. Elle n'a rien fait pour développer l'esprit critique. Elle n'a jamais cherché à favoriser l'entraide. Il est facile de voir où ce dressage patient et continu devait conduire les peuples » [1921, p. 5]. On a donc appris la guerre aux enfants des écoles, faute d'avoir développé une culture et une société scolaires de l'initiative collective, de l'esprit critique et de la solidarité effective. Inutile pour autant de prendre Ferrière pour un dangereux révolutionnaire. Il est on ne peut plus prudent dans son approche de la république scolaire : celle-ci est le meilleur moyen pour faire estimer le travail et le travailleur, pour faire reconnaître et apprécier la compétence, pour choisir comme chef le plus capable, pour mettre naturellement thé right man in thé right place. Il ne cesse de donner des conseils d'élaboration de toute république d'enfants : procéder par étapes ; proposer et non imposer ; ne pas aller trop loin ; permettre les tâtonnements ; n'accorder l'autonomie qu'aux enfants qui ont montré qu'ils savaient obéir. Bref, la république scolaire sera fort sage. Au tournant du siècle déjà, Demolins avait attribué la supériorité des Anglo-Saxons à leur éducation libérale, beaucoup plus démocratique, même si elle est fondée sur l'esprit de lutte, l'autonomie et la marche en avant. Responsabilité partagée, vie en groupe avec des adultes soucieux de partager leurs travaux, leurs joies, leur vie quotidienne, ce sont là des moyens éducatifs conformes à une pratique de l'internat scolaire. En effet, ces républiques d'enfants seront pour la plupart et pour les plus abouties des internats à la campagne. Certaines, comme l'École des Roches de Demolins et les premières écoles anglaises, rassembleront des enfants favorisés. Mais elles ne sont pas les seules. Beaucoup vont s'occuper d'enfants orphelins et elles iront très loin dans leur mise en place pédagogique. Prenons comme exemple la colonie que Pougatcheff, un éducateur russe, va créer en 1926 en Palestine pour plus de cent orphelins juifs réchappes des massacres d'Ukraine en 1919-1920. Selon Kessel, sa prétention est simple et radicale : faire vivre les enfants entre eux uniquement, selon des règles élaborées par eux-mêmes. Il y parviendra après avoir établi une relation de confiance. Il refuse de recevoir les plaintes, il refuse de punir ; il n'accepte que de conseiller. Que va-t-il advenir ? Une Constitution, élaborée par tous après de longs entretiens, fondée sur la base de la responsabilité de chacun, appliquée par un comité de sept membres élus aux charges précises (ordre, hygiène, présence à l'école, etc.). Un tribunal, seul organe de sanctions, présidé par Pougatcheff mais à la charge de trois élèves élus, qui a su faire preuve de clémence et qui n'a eu à juger que quatorze violations à la règle en 160 dix-neuf mois (la privation temporaire des droits civiques étant la sanction la plus courante). Constitution. Tribunal. Voilà qui évoque une autre république d'enfants, celle que Korczak, médecin juif polonais, a menée avec des orphelins de Varsovie avant d'être exterminé avec eux dans un camp de concentration. Là encore, le point de départ est très clair : c'est la volonté de supprimer les coercitions, c'est la promesse de ne pas recourir aux méthodes de contrainte habituelles dans les internats, c'est la promesse d'abolir la relation d'autorité. Cela n'empêchera pas Korczak d'échouer dans quelques circonstances : il se résoudra à donner la fessée au moins deux fois et il devra se séparer de quelques enfants aux comportements trop destructeurs. Il tenait avant tout à un organe essentiel, le tribunal d'enfants dont il avait commencé à rédiger les lois pendant qu'il était à la guerre. Dans une société qui veut vivre démocratiquement, la justice ne peut qu'être rendue démocratiquement. L'esprit du code rejoignait tout à fait les principes éducatifs de Korczak : la compréhension et le pardon. La lettre, elle, était beaucoup plus impressionnante puisqu'elle comportait mille articles que cinq juges-enfants devaient faire appliquer chaque semaine. Pourquoi autant d'articles ? Pour reculer au maximum les verdicts les plus négatifs, ceux qui prenaient acte du manque d'espoir envers tel ou tel enfant. Après un début difficile, qui se heurta au manque d'enthousiasme des enfants, le tribunal fut accepté et permit une réelle régulation de la vie en commun. Mais c'est bien parce qu'il remplissait son rôle qu'il fut victime d'une subversion de la part de certains enfants qu'il dérangeait puisqu'il les remettait en cause. Ceux-ci eurent alors l'idée de faire campagne pour que les prévenus coupables soient pendus sur-le-champ... Et ils réussirent si bien à empêcher le cours normal du fonctionnement que Korczak dut se résoudre à suspendre le tribunal, puisqu'il occasionnait plus de désordre qu'il ne générait d'ordre. Un mois plus tard, il fut rétabli, une fois satisfaites certaines revendications des enfants (dont celle de pouvoir traduire en justice le personnel adulte). Autrement dit, la démocratie ne s'impose pas, elle s'éprouve à travers ses organes propres. La pédagogie en témoigne. Vouloir une société libérale dans une république scolaire n'est pas toujours de tout repos. Comment tenir boutique au jardin d'enfants Quand le projet de société est beaucoup plus radical, on peut parier que l'expérience ne sera pas non plus lénifiante. Les républiques libertaires d'enfants sont là pour nous le rappeler. On en trouve une bonne illustration dans les « boutiques d'enfants » (ou kinderlaeden) de Berlin dont a parlé Sadoun : « Le but est défaire de l'enfant un membre utile et apte à l'existence de la société en question[. „] C 'est ce processus que l'on nomme socialisation ; au cours de la phase primaire de socialisation qui, chez nous, se termine à 6 ans environ, sont mis en place les fondements des possibilités d'évolution future de l'individu. Les formes de socialisation sont très différentes selon les systèmes sociaux » [1972, p. 7]. 161 L'enjeu éducatif individuel et social de la petite enfance est donc primordial. Dans l'éducation courante bourgeoise, les moyens de socialisation sont l'angoisse, la punition et le modèle incritiquable des parents. L'éducation dans la famille monogamique produit avant tout une structure caractérielle autoritaire qui porte la responsabilité du type prédominant de ce caractère de sujet soumis, profondément hostile à la démocratie et à son fonctionnement responsable. Pour changer l'éducation, il faut bien entendu aussi combattre les fondements socioéconomiques du système social qui l'a développée pour assurer son maintien. L'éducation ne peut être que politique et les forces politiques en place ne vont pas manquer de combattre les formes éducatives anti-autoritaires mais elles devront bientôt les tolérer si la résistance est suffisamment forte du côté alternatif. C'est ainsi qu'à Berlin, en 1968, d'anciennes boutiques vont accueillir des jardins d'enfants qui se veulent l'instrument et l'émanation d'une Commune, au croisement de l'anarchisme, du marxisme et de la psychanalyse. Supprimer l'oppression individuelle par une nouvelle forme de vie collective, voilà le programme et la promesse de cette république d'enfants et d'adultes. Plus question de séparer l'activité politique et la vie privée, le lieu de travail et le lieu d'habitation, l'éducation et la vie en commun. Ces groupes politiques radicaux ne veulent plus seulement annoncer un nouveau monde, ils veulent le réaliser, en particulier par l'éducation des enfants (en reprenant les expériences du jardin d'enfants expérimental de Véra Schmidt à Moscou en 1924 et en allant au-delà d'un Neill jugé trop bourgeois). Liberté ? Oui, mais non une liberté chaotique, plutôt une liberté de confrontation, qui accepte les conflits et les agressions, qui permet aux enfants de prendre une part aussi active que possible à l'établissement et à la réalisation du fonctionnement commun. Pour éviter le refoulement, qui fait en sorte que chacun retourne contre lui-même les conflits ressentis, il est nécessaire de maintenir aussi bas que possible l'angoisse de socialisation. Par quels moyens ? En laissant aux enfants la possibilité de vivre pleinement leurs conflits et leurs agressions ; en leur permettant de développer jusqu'au bout leur action ludique ; en approuvant sans malentendu la sexualité enfantine ; en permettant à l'enfant de maintenir conscient le côté négatif de l'ambivalence à l'égard des parents, au lieu de le refouler. Telles sont les règles de la construction de la république d'enfants. Il ne s'agira donc pas d'éduquer à l'ordre, à l'obéissance et à la propreté, instruments privilégiés de l'ordre social capitaliste. L'objectif n'est pas de créer un environnement différent pour produire des enfants différents, libres et anti-autoritaires. Il est de permettre à ces enfants de transformer le monde environnant, de se préparer à la lutte des classes, d'affronter les élèves éduqués autoritairement et les professeurs répressifs. La république du jardin d'enfants n'a de sens que dans l'avènement de la Commune et du grand soir. L'éducation est là pour transformer l'ordre établi. Elle est révolutionnaire. Son instrument n'est autre que la construction commune de la vie, avant l'école, pendant l'école et après l'école. Les républiques d'enfants sont donc fonction du type de société souhaité et promu. Nous avons rencontré les républiques libérales, nous venons de présenter une république libertaire fortement marquée de marxisme. Il serait pour 162 autant faux de croire que ce dernier n'a donné que cette forme de société. Le communisme a été assez grand pour accueillir bien d'autres réalités éducatives, Nous en trouverons une forme privilégiée dans les républiques scolaires communistes « orthodoxes » de Makarenko, l'emblème de l'éducation soviétique triomphante. Pourtant, beaucoup vont considérer que les communes créées dans ce cadre, même si elles se nomment républiques, fonctionnent à l'autorité. Autrement dit, ce qui régit la vie commune, c'est bel et bien l'autorité et non la liberté ou... la république. De telles communes doivent donc être regardées comme autoritaires. L'autorité structure la démocratie plus que la démocratie n'irrigue l'autorité. Au fond, la tradition éducative est alors respectée ; seule change la justification d'un tel comportement éducatif. Sous couvert de république, sous couvert de construction commune de la loi, l'autorité continue à fonctionner, n'ayant trouvé qu'une nouvelle et « bonne raison » de légitimer le coup de force qui régit le rapport entre les adultes éducateurs et les enfants à éduquer. L'homme collectif ne punit pas, il délivre Analysant les différentes figures de la pédagogie socialiste, Dietrich [1973] sera ainsi particulièrement critique à l'égard de Makarenko. Rappelons que la commune est composée de sections et qu'à la tête de chaque section (sept à quinze enfants d'âge hétérogène) il y a un chef ou commandant qui, bien que responsable, n'a pas de privilèges. Ces commandants seront d'abord nommés par Makarenko puis par le conseil des commandants, véritable instance de décisions de la colonie. L'important, c'est d'exercer les vertus sociales et cela se fait avant tout par la participation au travail productif qui seul, contrairement à l'activité scolaire purement intellectuelle, exige un projet commun, la solidarité dans le processus de travail, le sens des responsabilités et de la discipline. Cette dernière est le résultat de l'éducation. L'ensemble du processus éducatif réalisé dans le collectif doit renforcer et déterminer la conscience, de telle sorte qu'en découle une discipline consciente. L'organisation collective a donc comme fonction de faire prendre conscience de sa propre nécessité et de sa propre justesse de façon à ce que chacun en arrive à prendre conscience de la nécessité et de la justesse de l'ordre nouveau collectif. L'autorité n'est donc pas un principe ; c'est l'organisation du collectif qui doit suffire à faire fonctionner la république des enfants. Le collectif intériorise et fait consentir. Pour Makarenko, il n'est pas autoritaire et il n'a pas à l'être parce qu'il est juste. Le problème, c'est que fondu dans le principe de la justesse de la cause, le fonctionnement du collectif a fait plus que l'éloge de l'autorité. Au nom du collectif et parce que seul celui-ci est juste, l'individu doit renoncer à ses intérêts personnels, se discipliner lui-même. C'est à lui de se faire autorité mais, s'il n'y parvient pas, le collectif doit lui venir en aide par des punitions individuelles, adaptées à l'infraction et délivrées au nom des organes d'auto-administration. La liste est assez variée : discussion en tête-à-tête (alors qu'il refuse toute forme individuelle dans la réalité scolaire ou éducative), 163 blâme, tâche supplémentaire, etc. Mais, dans tous les cas, il faudra continuer à tenir tout un chacun dans la plus haute considération, ce qui est le moyen de lui montrer que, quand il sera devenu un homme nouveau, il n'aura plus besoin des punitions. Mystique du travail, mystique du collectif, mystique du renoncement, mystique de la réalisation... On retrouve là les lignes de force de la pensée marxiste-léniniste en éducation. L'éducation prise comme un tout est réalisée par le travail collectif et dans le travail collectif. Le collectif est ainsi l'entité primitive. Il fait autorité et il fait l'autorité. Isolée, individuelle, la personne ne peut accéder au bonheur. Seule l'autorité du collectif permet à chacun et à tous de se réaliser. Une telle autorité est conçue avant tout comme descendante, elle fonctionne sur les ordres donnés et reçus par chacun au nom de tous. L'obéissance est civique, elle est la marque de l'emprise du collectif et de la réalisation de la société nouvelle. C'est bien parce que la société est nouvelle que l'obéissance est juste, normale et que l'autorité ne peut être discutée. Ailleurs, elle n'est que le chemin de l'exploitation et de l'aliénation. Dans les colonies de Makarenko, la justesse de la loi commune préexiste au collectif et à sa construction, tant et si bien que l'autorité se retrouve au centre du système, cette fois encore pour tenir et justifier la cause préalable. La loi n'est pas vraiment construite en commun, elle est donnée comme préalable et inaliénable. Sa justesse la rend d'autorité et la fait autoritaire et on aura beau déclarer juste le coup de force, il restera force. Cependant, d'autres analystes de Makarenko se sont efforcés de montrer que son influence éducative ne tenait pas vraiment à ce dispositif collectif autoritaire. C'est le cas de Marc : « "Croire" en l'individu, et toujours exiger de lui parce qu'on le sait capable de tout apprentissage, c'est là le pilier de la certitude pédagogique de Makarenko » [1984, p. 157]. Autrement dit, l'attitude fondamentale d'acceptation prime sur l'organisation des structures et des activités de la communauté. On n'aurait vu que le côté militarisation de l'éducateur soviétique, alors que sa réussite tient d'abord au pari positif initial, donc à ses attentes d'éducateur. Sans elle, il n'aurait obtenu qu'un dressage et qu'un conditionnement, ce qui ne semble pas être la caractéristique des colons de Makarenko, preuve que c'est autre chose qui joue, à savoir l'espoir, l'intérêt, le respect, l'attente d'une personne à l'égard d'une autre personne, et non un collectif ou une cause commune. Faut-il croire que la réussite éducative de Makarenko rejoint celle d'un Rogers ou d'un Neill ? Que les qualités de cœur transcendent tout le dispositif éducatif et « effacent » l'autorité du collectif ? Cela ne manquerait pas de piquant. La main tendue de l'enfant battu II semble bien effectivement que, malgré la discipline, malgré l'autorité, Makarenko ait réussi à faire passer le caractère profondément humain de sa colonie. L'attitude transcende le dispositif, ce qui signifie que la construction commune de la loi ne doit pas uniquement être considérée dans la structure mise 164 en place, mais dans la disposition qui prévaut. Or, Makarenko semble être parvenu à éclairer le collectif par la confiance envers les enfants : « // use jusqu'à la témérité, à leur égard, de la confiance, une confiance qui les surprend eux-mêmes, les émeut, leur donne le désir d'en être dignes [...] S'il faut une discipline, ce doit être une discipline consentie » [Chanel, 1975, p. 131-132]. L'éducateur s'imposait certes aux colons, mais c'est leur estime et leur affection qu'il cherchait, au nom de la haute ambition qu'il avait d'eux. Quitte à s'emporter parfois dans des colères épiques contre le désordre, la négligence ou l'imperfection, colères qui provoquaient un regain de vénération et d'amour, et non une bouffée de haine ou de rancune. Les enfants y voyaient la preuve de son courage, de son intérêt, de sa passion, de sa confiance ; ils en arrivaient même dans certains cas à consoler Makarenko de ce désespoir qui l'avait saisi, à lui renvoyer cette confiance qu'ils avaient perçue en lui. On peut effectivement croire que, pour que l'enfant battu tende la main à l'éducateur qui le frappe (expérience que Makarenko a vécue et qui l'a beaucoup marqué), cela suppose que l'enfant transforme la faiblesse de l'acte de l'éducateur en affirmation de la force de la confiance par-delà la douleur du désespoir affiché. Cette humanité qui régissait la colonie se marquait aussi par le fait que, dans un dispositif éducatif très stable, l'éducateur n'hésitait pas, en matière de punitions, à sanctionner différemment pour les mêmes fautes, l'essentiel n'étant pas de punir mais de prévenir. Il restait souple, attentif à l'humanité de chacun, sans recettes stéréotypées, conjuguant droit au bonheur et devoir de responsabilité. L'obéissance est une voie, non un but, ce qu'elle devient quand l'exigence se fait mécanique. Obéir pour obéir consacre, certes, la tranquillité des responsables mais risque fort de s'effondrer plus rapidement que prévu. Makarenko n'hésite pas à condamner bien des formes d'autorité erronée : l'autorité oppressive (la terreur), l'autorité distante (lointaine et absolue), l'autorité m'as-tu-vu (qui se vante en permanence), l'autorité pédantesque (où la parole est sacrée), l'autorité raisonneuse (qui fait des sermons), l'autorité affectueuse (qui déploie le chantage), l'autorité débonnaire (qui cède à tout), l'autorité amicale (qui joue de l'égalité), l'autorité corruptrice (qui achète)... [in Medynski, s.d.]. Reste-t-il encore une bonne forme d'autorité ? On a en fait l'impression que, pour notre éducateur soviétique, l'autorité est passagère, transitoire. Il a l'espoir que dans un bon régime, c'est-à-dire dans un collectif qui serait parvenu à une organisation totalement satisfaisante, à force de patience, on devrait parvenir à se passer de punitions. La république scolaire devrait pouvoir épanouir et satisfaire les colons-citoyens à tel point que l'autorité serait absorbée dans le fonctionnement du collectif et que les marques rectifïcatrices de cette autorité n'auraient plus à se manifester. En attendant, la république est en marche, camarades, et il s'agit d'y parvenir, ce qui suppose qu'on se donne les moyens de rappeler le chemin et le but, mais toujours sur un fond de valeurs humaines relationnelles. Tant que l'individu n'est pas serti dans le dispositif collectif et épanoui en lui, le cœur doit compenser la rigueur. Telle est la loi passagère de la construction commune de la loi. 165 2. La loi et ses médiations Même grandioses, les républiques scolaires ne sont plus. Tout au moins leur grande période est passée. Elles ne peuvent plus servir de référence immédiate à la réalité scolaire quotidienne d'aujourd'hui. Il ne s'agit pas d'abord de leurs divergences très fortes, que nous avons pu présenter et référer aux sociétés qu'elles visaient à réaliser. Il s'agit plutôt des conditions de fonctionnement des écoles actuelles. Faut-il pour autant les exclure et ne plus les considérer ? En aucune façon, car la direction qu'elles montrent et l'esprit qui les a animées restent justes. Les moyens, eux, diffèrent. En effet, ces réalisations, dont certaines furent pour le moins grandioses et que l'école de la République a eu bien du mal à intégrer, ont montré que pour fonder le vivre-ensemble à l'école il était nécessaire de s'engager sur la voie de la construction commune de la loi. Faut-il y renoncer dans l'école « ordinaire » ? Faut-il se contenter de régler la question par l'affirmation de l'autorité ? Nous avons vu que la plupart des pédagogues ne pouvaient s'y résoudre. Tant et si bien que certains en arrivent maintenant à poser directement la question de la loi et de l'élaboration de ses médiations. Qu'estce qui les incite à le faire ? Quels moyens déploient-ils pour y parvenir ? Voilà les deux questions qui nous restent à traiter. L'autodiscipline ne passera pas Pourquoi se lancer dans une telle opération ? Par refus d'un constat en premier lieu : à l'école, institution bureaucratique, les élèves en arrivent à avoir peur du changement, à croire aux fatalités de tous ordres, à prendre l'habitude de ne pas espérer à d'autres possibles. L'enfant demeure prisonnier de la violence de l'institution ; il paraît condamné à ne pouvoir imaginer une nouvelle distribution du pouvoir. L'école n'apprend pas dans les faits la démocratie, elle fait faire l'expérience que le pouvoir est toujours violent et elle engendre certes des révoltes, mais des révoltes qui ne sont le plus souvent que des révoltes d'esclaves. À l'autorité qui sévit en maître, au coup de force qui fait la loi, il est donc plus qu'urgent de substituer, d'autoriser le plein usage de la parole. Plein usage et non pas usage réservé, usage de réserve, car la tentation est grande de ne donner aux élèves qu'une toute petite part de construction et de gestion de la loi. L'exemple le plus probant en ce sens se nomme autodiscipline. Comme nous l'avons expérimenté et exprimé antérieurement, il s'agit de dénoncer son faux-semblant : « [Elle] ne vise en quelque sorte qu'à contrebalancer et effacer quelques conséquences négatives du processus "enseigner", à savoir la dépendance, l'irresponsabilité et l'individualisme. Loin de contrecarrer ce processus, elle en apparaît comme le née plus ultra puisqu'elle veut assurer le fonctionnement harmonieux du couple privilégié professeur-savoir ; les élèves rendent alors hommage à cette liaison première en se contraignant eux-mêmes, en assumant pleinement la place du mort. L'autodiscipline n 'est en quelque sorte qu'une sur-acceptation du processus "enseigner". Elle semble favori- 166 ser chez les élèves une attitude commune et une responsabilisation ; en fait, elle les exclut de la gestion du savoir, elle n'est qu'une sacralisation de la pédagogie traditionnelle » [Houssaye, 1988, p. 76]. La démocratie dans la classe ne peut pas être parcellaire, elle doit concerner l'ensemble du processus éducatif. Les médiations mises en œuvre pour construire la loi doivent appréhender l'ensemble des facteurs de la situation pédagogique. C'est bien ce que les républiques scolaires tentaient de mettre en place, c'est ce que le self-government de l'Education nouvelle n'a pas toujours su réussir. Si libération de la parole il y a, elle ne peut se faire dans une zone réservée. Toute éducation est d'abord, en tant que processus, auto-éducation, mais, en tant qu'elle passe par des moyens, elle est tout autant interéducation. Seulement, le plus souvent, il y a un blocage car la relation d'autorité retient les médiations en concentrant tous les rôles sur la fonction émettrice, ce qui génère une concentration des pouvoirs et une subordination de tous à une fonction tenue par une personne [Juffé, 1968]. Ne convient-il pas de passer d'une relation d'autorité, qui fonde des relations de dépendance, à une relation d'éducation, qui privilégie les relations d'interdépendance ? La loi devient le fruit des médiations... et des conflits. Chaque membre du groupe en présence n'a-t-il pas ses propres orientations ? Ne s'agit-il pas de les harmoniser, de les dépasser, de définir une action à mener qui puisse être assumée par tous les participants dans la mise en perspective des projets d'accomplissement personnels ? La relation d'autorité se présente le plus souvent comme la prérogative de celui qui se substitue aux membres du groupe pour penser, comprendre, décider à la place des autres. Elle absorbe et régit les différentes médiations. Elle devient source, moyen et but de la loi dans la classe. Même si elle vise la libération des ressources individuelles et du groupe, même si elle prétend élucider et permettre l'acceptation par les individus de leurs capacités et de leurs limites, elle bloque la réalisation de son intention, tout en prétendant se justifier par elle. Le maître réunit en lui-même le pouvoir et l'autorité. Seulement, lorsque le pouvoir a absorbé la fonction que l'autorité tente de remplir (ouvrir les médiations), il se manifeste par des intermédiaires hiérarchiques et non plus médiateurs. La relation éducative est alors pénétrée de violence ; le pouvoir de décider engendre le refus d'exécuter [Dardelin, 1968], II y a longtemps que la pédagogie institutionnelle a dénoncé cette absorption des médiations dans la relation d'autorité et qu'elle cherche à articuler la loi dans la classe sur la mise en place de ces mêmes médiations, à rebours du fonctionnement par l'autorité. Sont alors dénoncés la pédagogie traditionnelle et son imaginaire, dans ses centrations sur le maître, le programme, les examens, la concurrence et l'absence de transversa-lité [Imbert, 1973]. Faire de la discipline ne peut qu'être perçu et vécu que comme une attribution centrale (quoique regrettable) du maître, faute de situations suffisamment porteuses de la nécessité de l'échange et de son contrôle. C'est la mise en place de situations pédagogiques et d'institutions porteuses en ellesmêmes de l'obligation à l'échange, à la parole qui évite le recours à l'autorité, pour conduire à une pratique effective de ce qui se nommait alors l'autogestion. Aujourd'hui, la référence plus proprement politique à l'autogestion 167 s'est singulièrement estompée. Reste, plus modeste, la gestion quotidienne de la loi dans la classe et, donc, les médiations en tant que moyen de gérer autrement les échanges dans la situation éducative, en excluant l'autorité, au nom d'une gestion « saine » des relations. La loi du maître-passeur La loi est un principe. Elle pose en principe que l'élaboration et la gestion de la situation éducative ne peut se faire par le relation d'autorité. La loi n'est pas d'abord un ensemble de règles, elle est un processus de production, un processus de construction en commun. À l'inverse d'un règlement, dans la pédagogie institutionnelle, la loi de la classe est créée par le collectif, dans le cadre du conseil. Elle se traduit par l'énoncé des droits et des obligations qui s'imposent à chacun. La loi est avant tout l'institution des institutions. La loi dans la classe médiatise les relations entre le maître et les élèves mais aussi les relations des élèves entre eux : la loi constitue cette médiation qui me permettra d'entrer en relation avec le groupe, de m'allier à autrui, mais aussi de me délier de son emprise. Tout en garantissant la sécurité physique et psychologique des sujets, elle favorise les interactions dans la classe. Longtemps les pédagogies nouvelles et institutionnelles ont dénoncé l'école caserne. Si cette tendance demeure aujourd'hui, elle est de plus en plus accompagnée par une autre dénonciation, celle de l'école sans loi. Imbert est souvent revenu sur ce thème, soulignant qu'il devient de plus en plus difficile à l'école de dire le nom du père sans qu'on en soit réduit à des images de père castrateur ou de père défaillant. Pourtant, le contexte actuel rend indispensable d'articuler l'émergence du désir à la création d'un acte, et ce avec d'autres, avec le maître. Le modèle des relations dans la classe ne peut être ni la jungle ni la caserne, mais le chantier où chacun assume sa tâche dans la nécessité des rapports au monde et aux choses. Imbert parle à ce propos de véritable « choix éthique » : « Soit camper armés de pied en cap de la force des règles et de leurs enjeux imaginaires, soit se laisser transporter, déporter, hors de son camp et se risquer à tenir la place de passeur. Par passeur, entendons ici celui qui capte l'émergence d'une parole, d'un désir et, plus encore, fait le pari de l'émergence possible de cette parole et de ce désir, quelle que soit l'épaisseur des sables dans lesquels ils paraissent s'être évanouis ; celui, enfin, qui témoigne qu'il y a bien eu parole et qu'il en a reçu le message» [1994, p. 130]. Faire la classe revient à ouvrir un réseau hors du face-à-face duel entre les élèves et un maître avant tout soucieux d'être le représentant de l'autorité et de retenir, d'épingler les signes avant-coureurs de la délinquance. C'est donc faire le travail de médiation par l'intermédiaire de la mise en pratique de la loi de l'échange. C'est structurer les choses de sorte que des lieux, des « faire différents » puissent s'articuler entre eux, aptes à soutenir des transferts, à faire passer le désir. La loi se construit, elle se détruit quand elle devient la loi du plus fort ou celle de l'adulte. Aller à l'école reviendrait-il à éprouver que les adultes ne sont pas opposés aux enfants ? La loi se doit, certes, d'être impersonnelle 168 mais avant tout elle doit être perçue comme nécessaire et maîtrisable. C'est bien ce qui fait qu'elle ne peut être régie par une relation d'autorité mais par une relation de reconnaissance et d'amour. Faire l'école, c'est faire en sorte que se génère la loi commune et que s'élaborent les médiations qui structurent l'échange et construisent l'apprentissage. Il est plus que temps de suspendre ce parcours au sein des pédagogies. Rappelons quel était notre problème initial : sur quoi peut-on fonder le vivreensemble à l'école ? Nous avons vu que la plupart des pédagogues ont récusé l'autorité et qu'ils ont voulu explorer et conjuguer, précisément pour la fuir, bien des voies : la nature, pour certains ; la science, pour d'autres ; le cœur, pour beaucoup ; la construction commune de la loi, pour un grand nombre. Il ne serait pas faux d'avancer que, pour les pédagogues, l'échec de l'école est inscrit dans le recours à l'autorité et que le recours à l'autorité entretient l'impossibilité éducative. Faire l'école consiste à se débarrasser de l'autorité. L'autorité ou la vie, il faut choisir. Les pédagogues se sont prononcés depuis longtemps. L'école, elle, n'en finit pas de se nier, faute de vouloir assumer véritablement le vivreensemble et ses modalités. Oublier le triangle Cette incursion au sein des pédagogies nous permet-elle d'éclairer de façon significative nos trois entrées privilégiées, à savoir le triangle pédagogique, la socialisation et le sens de l'éducation ? Côté triangle, il apparaît que le rapport entre le maître et les élèves, qu'il soit de défiance ou de confiance, est premier pour « établir » l'acte éducatif. « Former » est donc initial. Les moyens sont toujours seconds et ils ont tendance à se justifier, soit par « enseigner », soit par « apprendre », sauf quand une pédagogie reconnaît comme première la nature sociale de l'enfant (au risque de refuser le savoir en raison de la nature même de la socialisation). Cependant, même s'ils reconnaissent que l'autorité pose nécessairement la question du rapport entre le maître et les élèves, tous les pédagogues ne s'en tiennent pas à une telle articulation. Peu nombreux, mais réels, sont ceux qui cherchent à ancrer « former » dans « enseigner » au nom de la primauté du savoir du maître. D'autres vont se tourner vers « apprendre » en s'efforçant de mesurer l'apprentissage (Skinner) ou d'organiser le travail (Dewey, Freinet, Gloton). Mais beaucoup en restent à « former », qu'ils mesurent la relation (Robin) ou qu'ils la structurent par différents moyens. Il pourra s'agir de l'amour (Neill), de la confiance ou de la tendresse (les libertaires, Rogers), de l'instauration de républiques (Desmolins, Korczak, Makarenko), de la quête de médiations porteuses de la loi (Oury, Imbert). Le pédagogue du cœur est ici très significatif. Parce qu'il renonce à l'autorité, au coup de force du rapport entre le maître et les élèves, à la justifica169 tion du rapport privilégié entre le maître et le savoir, ce pédagogue pose comme première l'attitude positive du rapport entre le maître et les élèves ; il remplace la force, la méfiance et la peur par l'amour ; il fait de cette position le moyen pour que l'élève accède au savoir, pour qu'il apprenne en éprouvant sa propre liberté. Avec les républiques scolaires, par ailleurs, on perçoit que toute l'éducation « tient » sur la base qu'est le processus « former », que la construction de l'individu et de la société (réels et idéaux) repose sur la capacité à construire en commun la loi, en fonction d'un modèle. N'oublions pas en effet que le triangle pédagogique est toujours inscrit dans un cercle, à savoir l'institution. « Former », dans son indécision initiale (en tant qu'il se distancie du savoir), entraîne la mise en place et en œuvre des médiations à construire. Parce qu'il pose le face-à-face entre le maître et les élèves et qu'il le dévoile dans toute situation éducative, un tel processus amène à faire émerger des réseaux de médiations, à questionner et à gérer la loi dans les lois. En même temps, vouloir résoudre la question de la discipline uniquement sur « former », comme le tentent l'autodiscipline ou le self-government, c'est bel et bien se leurrer car, même si la question de l'autorité se pose dans le rapport entre le maître et les élèves, c'est l'ensemble du processus éducatif qui est en jeu. On ne peut oublier le triangle. On ne peut traiter « former » à part : les médiations qui permettent de construire la loi commune ne peuvent que concerner tous les éléments du triangle. C'est précisément ce que l'approche de la socialisation par les pédagogues va aussi établir. La plupart des pédagogues s'accordent à penser que prétendre bâtir la socialisation sur l'imposition et la contrainte dans le rapport entre le maître et les élèves, c'est détruire la possibilité de construire tant le rapport entre le maître et les élèves que le rapport entre les élèves et le savoir (puisque seul le maître garantit le savoir et est garanti de savoir). On peut ainsi en quelque sorte affirmer qu'à l'école socialiser consiste à unir par l'acte pédagogique le rapport au savoir et le rapport aux autres. Le rôle du pédagogue est d'articuler ces deux aspects. On verra ainsi Cousinet poser que la socialisation des enfants entre eux est « naturelle » et qu'il s'agit donc de fonder sur elle le rapport au savoir. Pour d'autres, la socialisation est une œuvre de personnalisation ; elle passe par le cœur, le dialogue, la confiance, la liberté, l'amour ou l'organisation du travail. Puisqu'on dispose du savoir sur la socialisation et qu'on peut la construire (par des attitudes, des règles, des lois), il devient possible dans le même mouvement de faire accéder les élèves au savoir. Apprendre et se socialiser ne font qu'un. Le sens de l'acte du sens Rencontrer la réalité du pouvoir, de la gestion de la maîtrise de l'autre est inévitable. Les républiques scolaires se présentent ainsi comme des tentatives de construction et de gestion de la socialisation opposées à la régulation par l'ordre, quitte même, pour les libertaires, à se proposer de maintenir très bas l'angoisse de socialisation. C'est la construction commune qui éduque, en fonction d'un 170 type d'homme et d'un type de société. La socialisation se présente à la fois comme une nécessité, un but et un moyen. Pour la plupart des pédagogues, elle n'est ni déjà faite ni posée comme un but externe ; elle est à faire au quotidien des médiations. Le maître l'initie, l'autorise ; il disjoint le pouvoir de l'autorité ; il choisit les médiations contre la hiérarchie ; il se tourne vers la loi qui se construit en récusant la loi du plus fort, celle de l'adulte ; il accepte de se dessaisir du rapport d'autorité pour permettre à tous de saisir ensemble la loi commune du vivre-ensemble à l'école. Nous l'avons vu, faire l'école c'est faire en sorte que se génèrent les médiations communes, que se construise dans le même mouvement le rapport au savoir, au maître et aux autres, dans une socialisation reconnue et assumée. Cette dernière ne peut s'en tenir au seul rapport entre le maître et les élèves, elle concerne et recouvre l'ensemble des éléments de la situation pédagogique. Voyons, enfin, la question du sens de l'éducation. Il est frappant de constater comment différents systèmes de référence (le christianisme, le socialisme, le libéralisme pragmatique) peuvent en arriver à justifier les mêmes pratiques autoritaires. La « défense » des valeurs a souvent servi à imposer l'autorité, à justifier le coup de force, à faire obtenir l'obéissance, la soumission en tant que conditions de liberté. L'autorité s'est donnée comme l'action de l'autre sur soi pour que le « mauvais » soi, le « faux » soi trouve ou retrouve sa nature originelle ou conquise d'homme de raison, d'autonomie, de responsabilité, de liberté. Du côté des pédagogues, à l'inverse, au moins pour la majorité d'entre eux, l'autorité est posée comme anti-éducative et le sens de l'éducation revient précisément à lui tourner le dos. Le sens s'allie résolument à la liberté mais cette dernière peut se décliner au moins de deux façons : ou bien elle se trouve dans la science et la raison, ou bien elle passe par l'amour, la confiance et la tendresse. Le sens de l'école serait alors dans la conjugaison et la déclinaison du vivre-ensemble, de l'agir ensemble, du vouloir ensemble, et ce dans la confrontation au savoir. En sachant que le savoir, à lui seul, même et surtout si le maître s'en réclame, ne résout et ne dissout pas le vivre-ensemble. En même temps, les républiques scolaires ont montré que les fins éducatives donnaient sens à l'école. Ces fins sont en quelque sorte « déposées » dans le type d'homme et de société cherché et à réaliser. Maison d'école, maison d'éducation, maison de société. La polis est le sens, ce sens commun que les acteurs de l'éducation se donnent en construisant leur république scolaire. Même si, parfois, à force de rappeler le sens et la direction, des « accidents » d'autorité surviennent, compensés par les qualités de cœur des éducateurs (cf. Makarenko). République scolaire ou pas, l'éducation surgit comme un processus global qui concerne unanimement la socialisation et le rapport au savoir : on ne peut éduquer en traitant chaque aspect séparément. Cela étant, le sens de l'éducation réside de plus en plus dans l'acte même de construction du vivreensemble à l'école. Contrairement au temps de l'autorité, contrairement au temps des républiques scolaires, une disjonction se fait de plus en plus forte entre l'acte et la fin. La même fin peut servir à justifier des actes pédagogiques fort différents. Le même acte peut être lu comme favorisant des buts éducatifs 171 fort différents. Cela fait que le sens de l'éducation se tourne de plus en plus sur l'acte lui-même, sur le faire en tant que tel, tant et si bien qu'il ne serait pas absurde de dire que le fondement du vivre-ensemble à l'école réside dans la construction même de ce vivre-ensemble. Loin d'être nié, le sens est rapatrié dans l'acte lui-même. L'acte du sens trouve le sens dans l'acte. Le sens de l'acte n'a de sens que dans l'acte, ce qui n'exclut pas un au-delà du sens mais ce qui, en tout état de cause, ne l'inclut pas comme une nécessité immédiate. 172 Conclusion L'autorité à l'école existe-t-elle ? Telle était notre (curieuse) question initiale. Refusant de nous enfermer d'emblée dans des définitions, nous nous sommes posé les questions suivantes : est-il nécessaire que l'autorité existe à l'école ? L'autorité à l'école est-elle indispensable ? En quoi la question de l'autorité nous permet-elle de comprendre la nature, les modalités et le sens de l'école ? Lumières tamisées Ayant maintenant passé cette question de l'autorité au tamis des différentes approches (historique, psychologique, sociologique, philosophique et pédagogique), nous pouvons appréhender de façon plus approfondie les rapports entre l'autorité et l'école. L'analyse de la situation actuelle a fait nettement ressortir que l'image de l'autorité est contrastée, que l'aspect répressif y est massivement présent et que sa réalité est quasiment universelle. En fait, au-delà des problèmes d'autorité qu'on constate et qu'on cherche à expliquer de différentes façons, c'est l'autorité elle-même qui fait problème à l'école aujourd'hui. L'autorité est un problème. Qui plus est, l'analyse historique permet de constater que ce n'est nullement nouveau. Le problème n'a cessé de se poser ; les pratiques ont toujours été majoritairement coercitives ; les théories éducatives ont eu beau les combattre soit par des justifications soit par des prescriptions opposées, l'autorité est restée un problème permanent à l'école. En matière d'autorité à l'école, nihil novi sub sole, Mais pourquoi en est-il ainsi ? Tout simplement parce que le rapport d'autorité exclut le rapport à l'autre et fuit la question du vivre-ensemble ; tout simplement parce que l'autorité est et n'est qu'un coup de force initial qui instaure le pouvoir du maître sur les élèves à l'école. On a beau essayer de cacher, de légaliser, de légitimer ce coup de force, son arbitraire ne cesse de ressortir et de se manifester. Les problèmes d'autorité, à la fois permanents et inavouables, ne peuvent se comprendre que comme une résistance, une réponse et une réac173 don à ce coup de force initial. Au fond, ce qui se pose à travers le problème de l'autorité, c'est la question de la construction et de la légitimation de la loi à l'école, de cette loi qui permet de se confronter au vivre-ensemble. En ce sens, l'autorité est un véritable refus d'affronter ce vivre-ensemble en substituant l'imposition à la construction. Or, s'il apparaît bien qu'à l'école la loi est première, qu'est-ce qui peut la fonder ? La prééminence du rapport au savoir, qu'elle s'appuie sur la primauté des contenus culturels ou sur l'impératif de la loi morale, se révèle être une impasse. Qui plus est, elle génère même les problèmes d'autorité au quotidien : refus et décalages en découlent, processus de destruction et de crispation ne cessent alors d'émerger. Sachant que la prééminence du rapport au savoir et de ses justifications tend à s'effondrer de plus en plus, la nécessité de l'élaboration du vivre-ensemble à l'école se fait encore plus urgente. Ici, l'autorité est non seulement inutile mais elle est plus profondément nuisible. Ce n'est tout de même pas pour rien que la plupart des pédagogues ont récusé l'autorité et qu'ils ont voulu explorer et conjuguer, précisément pour la fuir, bien des voies (la nature, la science, le cœur ou la construction commune de la loi). Nous l'avons dit, faire l'école consiste à se débarrasser de l'autorité. Penser l'autorité à l'école peut, en quelque sorte, se résumer ainsi : entre l'école et l'autorité, il faut choisir... L'autorité du triangle Mais, précisément, parce qu'elle est un refus de l'école, l'autorité permet de la penser. Nous avons privilégié trois entrées pour effectuer cette approche, celle du triangle pédagogique, celle de la socialisation et celle du sens de l'éducation. Reprenons-les maintenant une à une, dans cet ordre. Fondée sur « former », puisqu'elle se joue dans les rapports entre le maître et les élèves, justifiée par « enseigner », puisque le maître prétend régir les relations avec les élèves au nom du savoir qu'il détient et représente, l'autorité est finalisée par « apprendre », puisque la situation pédagogique trouve son sens dans la relation entre les élèves et le savoir. Le problème est que l'autorité, articulation de la relation et de l'apprentissage, peut se retourner aussi bien contre l'une que contre l'autre, se fracturant dans une litanie de punitions et de sanctions qui apparaissent comme des réparations symboliques de la déficience du rapport entre les élèves et le savoir. On peut donc poser que, à la base de la situation pédagogique, se trouve une rencontre conflictuelle entre le maître et les élèves, soit une tension entre la rencontre et le conflit. La question de l'autorité marque cette matière première de la situation pédagogique et renvoie à cette fonction de soumission, de contrainte et d'enfermement sur laquelle l'école s'est construite. Soucieux de gérer au mieux cet axe maître-élèves qu'il sait d'autant plus essentiel que l'axe élèvessavoir ne peut fonctionner que s'il y rencontre un écho, l'enseignant oscille entre une relation de proximité qui tend vers la symétrie et une relation de distance qui pose l'asymétrie. Bref, loin de le mettre à l'aise, l'autorité le met à mal. 174 Il semble bien qu'historiquement parlant, il en ait toujours été ainsi. La pratique du rapport entre le maître et les élèves a été fondée sur la défiance et la coercition. Tout s'est passé comme si le maître, tourné vers les élèves, tenait avec une telle force la fonction d'autorité qu'il s'y est absorbé et identifié : l'autorité, c'est lui ; il l'incarne. Par l'intermédiaire des méthodes pédagogiques, l'autorité va peu à peu s'identifier à l'ensemble du dispositif scolaire. L'obéissance va faire la loi à l'école. Autorité et discipline quittent leur seule fonction de maintien externe à l'acte pédagogique et investissent peu à peu le cœur du triangle. Sous couvert d'autonomie kantienne, l'autorité passe de la personne du maître à l'universalité du respect de la règle : la soumission à la contrainte est alors perçue à la fois comme le moyen et la preuve de l'accession à la liberté. Le résultat est qu'on prétend alors résorber l'autorité dans le dispositif pédagogique, dans la méthode pédagogique. Cela revient à refuser d'affronter le rapport entre le maître et les élèves en tant que tel, à diluer dans le triangle la spécificité de l'axe maître-élèves. La discipline ne peut alors que resurgir sous forme de problèmes qui vont obliger de nouveau le maître et les élèves à se retrouver face à face. On ne peut dissoudre « former » dans « enseigner » ou dans « apprendre ». C'est sur « former » que se tient l'autorité, même si ce qui la tient, elle, se situe ailleurs. Savoir, raison, devoir et bien ne sont pas équivalents en pédagogie. L'axe maître-élèves a ses exigences et sa spécificité. D'une certaine manière, la pédagogie se révèle être la construction du dialogue, du rapport à l'autre. À ce titre, la décentration du rapport entre le maître et le savoir (processus « enseigner ») apparaît comme nécessaire, ne serait-ce que pour faire fonctionner les deux autres axes du triangle. L'axe maître-élèves (processus « former ») est le lieu de la violence, de la confrontation des relations. Le mythe de l'autorité naturelle est là pour distancier et sublimer en introduisant une distance que l'on veut radicale et définitive. Mais ce n'est qu'un mythe ; on ne peut faire l'économie de la gestion de cet axe. Il reste qu'on peut chercher à y parvenir au moins de deux manières. Privilégier le contrôle, c'est tenter de dissocier et de refouler la socialisation dans la seule gestion de la classe, de telle sorte que le rapport au savoir ne passe plus par « former » mais reste l'apanage des autres axes et, principalement, d'« enseigner ». La condensation savoir-autorité personnelle débouche sur la proposition de l'artifice du contrat pédagogique. Accroché à son savoir, le professeur pense résoudre la question du rapport à l'autre par son seul rapport au savoir et par l'entraînement à instruire qu'il induit. C'est ici que le contrôle échoue et s'abîme en problèmes continuellement renouvelés. Privilégier la relation, c'est, à l'inverse, considérer comme essentiel qu'éduquer suppose que ne peut être éludée la question du comment être ensemble. L'autorité, toujours problématique et difficile à gérer, n'est autre que la prise en compte du processus « former ». Le savoir a beau s'y trouver mis à distance à la place du mort, le maître ne le garde pas moins en référence obligée et porteuse de l'institution. L'école est imposition d'une relation contrainte au nom de sa justification externe (savoir, diplôme, insertion sociale, etc.). Seulement, quand pour une raison ou une autre le rapport au savoir devient problématique, le rapport entre le maître et 175 les élèves se dévoile comme tel et devient incandescent, réduit à des subjectivités qui ne savent plus comment gérer leurs rapports obligés. Vade rétro auctoritas Mis à nu, parlé et agi en termes d'autorité, le rapport entre le maître et les élèves apparaît alors pour ce qu'il est : un coup de force illégitime. Certes, on peut toujours tenter de justifier ce coup de force en s'appuyant sur le rapport entre le maître et le savoir, confondu de plus avec l'institution. L'illégitimité resurgira toujours. Devant l'insécurité que représente une conception plus symétrique de la relation pédagogique, le maître, les yeux fixés sur l'institution, est tenté de privilégier la rigidité des contenus, de valoriser la rigidité des comportements, de durcir le rapport entre le maître et les élèves afin d'éviter toute négociation. L'autorité cherche à figer le rapport maître-élèves dans la dépendance du rapport maître-savoir, en hypostasiant la culture et la raison, par l'intermédiaire de règles qui se disent au service du rapport élèves-savoir. C'est toute la philosophie traditionnelle de l'éducation qui est ainsi amenée à tenir un discours très élaboré sur la nécessité de l'imposition (processus « former ») au nom de l'autonomie à obtenir (processus « apprendre ») par l'intermédiaire des modèles culturels (processus « enseigner »). Seulement, quand l'axe maîtreélèves expose sa redoutable fragilité, quand il n'est plus en mesure de servir d'absolu fondateur (pour ce qui est des contenus ou de la loi morale), la question fondamentale peut alors apparaître : comment faire ensemble, comment vivre ensemble dans la classe et à l'école ? L'axe maître-élèves se pose enfin comme essentiel ; l'axe maître-savoir se donne comme un moyen et l'axe élèvessavoir comme la fin. Le vivre-ensemble affirme la primauté de la relation et de sa gestion. Quoi qu'il en soit, cette relation reste à construire par-delà le face-à-face entre le maître et les élèves. En place du mort, le tiers est à constituer mais il ne peut se réduire au savoir comme tel : il nécessite des dispositifs médiateurs pour gérer en même temps les rapports au savoir, au maître et aux autres à partir de l'axe « former ». Des réseaux de médiations peuvent alors émerger et il devient possible et urgent de gérer la loi dans les lois. Sans oublier que ces médiations qui permettent de construire la loi commune ne peuvent que concerner tous les éléments du triangle. Rapportée au triangle pédagogique, il faut prendre l'autorité pour ce qu'elle est : une folie. Laissons-la le triangle pédagogique et abordons maintenant la deuxième entrée transversale que nous avons privilégiée : la socialisation. Celle-ci se fait particulièrement problématique quand la position classique d'une autorité fondue dans la coalition maître-savoir-institution ne peut plus être tenue. Si le problème de l'autorité est, bien entendu, lié à la question de l'enseignement et de l'apprentissage, il la déborde en même temps inéluctablement. Seulement, il est devenu d'autant plus difficile de socialiser qu'il n'y a plus d'accord sur des modèles de référence et des principes d'ordre. La socialisation semble alors se diluer et le « comment être ensemble » est constamment zébré de tentations et de tentatives disruptives. Pendant très longtemps, on a réduit l'autorité à la 176 moralisation en matière de socialisation. Certes, l'autorité avait bien comme fonction d'acculturer, de faire accéder à un savoir (raison) et à des attitudes supérieures (volonté). La volonté bonne était la preuve que l'enfant s'était identifié au savoir bon de la raison commune. Mais, en identifiant ainsi le savoir et la socialisation sous sa forme d'acculturation, les autres dimensions de la socialisation, soit la personnalisation et l'individualisation, se trouvaient par trop exclues. Tant et si bien que l'ordre se délitait, que les problèmes de discipline ne cessaient de réapparaître et qu'il fallait continuer à punir au nom du savoir. Quand le savoir absorbe la socialisation, l'autorité resurgit comme question pratique ; le quotidien dénonce l'idéal. Certes, savoir et socialisation sont liés ; développement cognitif, autonomie, confiance, rapport à autrui vont bel et bien de pair. Mais on ne peut pour autant développer la socialisation par le seul savoir. Il est nécessaire de prendre les moyens de la faire émerger. L'autorité conçue comme un contrôle en est incapable car elle ne respecte ni le passage de l'obéissance au dialogue ni l'apprentissage de la démocratie. De son côté, la violence a beau se présenter comme une forme désespérée de socialisation, elle en est avant tout un manque. L'autorité n'est qu'une socialisation bloquée tant dans le fonctionnement quotidien que dans l'ordre de l'inconscient. Tout se passe en fait comme si, chez l'enseignant, l'autorité était le prix à payer pour mettre à distance ses peurs par rapport aux autres (élèves, parents, collègues, supérieurs). Or, l'enjeu des relations entre le maître et les élèves est capital car c'est là que les jeunes apprennent à se fabriquer et à investir des rôles sociaux. D'un certain point de vue, seule une éducation fondée sur l'amour permet d'accepter les frustrations inévitables qu'imposé une éducation à la réalité et à la vie sociale. Il est donc nécessaire d'infléchir les pulsions et de déplacer les buts, et non pas de réprimer. En posant le problème de l'autorité, c'est celui de la socialisation au quotidien à l'école que l'on met au premier plan. Une telle « affaire » ne peut être oubliée. L'autorité nous apprend ainsi non seulement que le processus « former » est incontournable, mais encore que la socialisation l'est tout autant. La socialisation à découvert Le problème est que cette socialisation se fait très mal, bien que les écoles soient aujourd'hui le lieu privilégié des enfants et des jeunes. Ce qu'on y constate avant tout, c'est un fond de résistance, ne serait-ce qu'en raison de la distance culturelle très fréquente entre la culture scolaire et la culture de bien des élèves. Il ne s'agit pas seulement là du rapport au savoir mais, plus profondément, du sens du vivre ensemble, du sens et de la possibilité de la construction sociale. L'enjeu essentiel réside dans la reconnaissance ou non de la légitimité de cette autorité incarnée, légitimité dévoilée et dénoncée par ceux qui ne sont plus là que « pour se marrer » ou par ceux qui jouent par trop de l'absentéisme ou par ceux qui témoignent de ce chahut permanent, général, endémique, anomique. L'école produit une culture anti-scolaire. Faute de pouvoir s'opérer par la construction et l'appropriation de la loi à l'école, la socialisation ne dépend plus que de l'inhérence 177 imposée-acceptée de cette loi ou de son refus (par les groupes de pairs opposants ou par un bruissement anomique). Le coup de force qui marque l'autorité retient ainsi la socialisation à l'école et la jette dans des conduites restrictives (adoption d'un profil bas, dissimulation, acceptation résignée des contraintes). Longtemps on a considéré l'école comme un mode d'assujettissement, comme un processus de normalisation. La contrainte était censée conduire néanmoins à la liberté à travers plusieurs étapes (contrainte physique, contrainte morale, vraie liberté). L'obéissance se donnait comme la voie de l'autonomie, de la liberté et de la moralité. La socialisation et ses modalités semblaient simples : les accidents d'autorité ne pouvaient contrecarrer l'exercice de l'appropriation de l'autorité. Quand ce monde scolaire classique, apparemment rassurant mais le plus souvent répressif, s'est effondré, est apparu dans l'urgence la nécessité de fonder et de gérer le vivre-ensemble sur des bases à créer, sans disposer de repères absolus. Il est devenu nécessaire d'apprendre à vivre ensemble dans un monde sécularisé où l'éducation apparaît en quelque sorte comme arbitraire. Les formes de socialisation ne sont plus préalables à l'éducation et la socialisation devient l'entrée privilégiée d'une éducation dans une société pluraliste sécularisée. Désormais, socialiser c'est arriver à créer et à soutenir des moyens de vivre ensemble à l'école, qui ne soient plus définis et finalisés par l'axe maître-savoir mais par les deux autres. La plupart des pédagogues se sont ainsi accordés à penser que prétendre bâtir la socialisation sur l'imposition et la contrainte dans le rapport maître-élèves, cela revenait à détruire la possibilité de construire tant le rapport maître-élèves que le rapport entre les élèves et le savoir (puisque seul le maître garantissait le savoir et était garanti de savoir). Nous l'avons déjà vu, socialiser à l'école consiste à unir par l'acte pédagogique le rapport au savoir et le rapport aux autres. Les pédagogies vont diverger dans les moyens de réaliser un tel rapport mais elles tiendront que la construction commune éduque. La socialisation se présente à la fois comme une nécessité, un but et un moyen. Elle est à faire au quotidien des médiations. Le maître l'initie et l'autorise ; il disjoint le pouvoir de l'autorité ; il choisit les médiations contre la hiérarchie ; il se tourne vers la loi qui se construit en récusant la loi du plus fort, celle de l'adulte ; il accepte de se dessaisir du rapport d'autorité pour permettre à tous de saisir ensemble la loi commune du vivre-ensemble à l'école. Faire l'école, c'est faire en sorte que se génèrent les médiations communes, que se construise dans le même mouvement le rapport au savoir, au maître et aux autres, dans une socialisation reconnue et assumée. Socialiser, c'est édu-quer. Voilà ce que l'autorité nous apprend, voilà ce qu'elle interdit. Instruction de l'autorité nationale Pour autant, l'autorité n'a pas fini de nous instruire. Que nous révèle-t-elle en effet du sens de l'éducation ? En premier lieu, qu'il y a urgence à penser l'éducation car le système ne tient plus dans la mesure où ce ne sont plus les manifestations de l'autorité qui font problème mais l'autorité elle-même dans 178 son essence. Elle ne peut pas exister pour elle-même ; elle a toujours besoin de trouver sa raison d'être dans autre chose qu'elle-même. Ainsi, quand l'équilibre entre la fonction relationnelle et la fonction d'apprentissage devient trop difficile à trouver, quand l'apprentissage ne s'effectue plus, l'autorité se montre trop brute, trop brutale ; elle fait problème. Cela signifie que l'autorité a beau se situer dans le rapport entre le maître et les élèves, elle désigne en même temps toujours un au-delà de ce rapport. Pendant très longtemps, on a cru que moraliser, instruire et éduquer étaient une seule et même chose ou que, en tout cas, il était possible de les subsumer dans le savoir et les conditions de son acquisition. Une telle assimilation a constamment été dénoncée dans la réalité éducative par tous ces problèmes, ces plaintes et ces révoltes qui ont fait le pain quotidien de l'école. Si instruire c'est éduquer, raison et volonté se cultivent dans le même mouvement ; le savoir réduit l'éducation à sa propre image. Mais alors, dans la vie de la classe, la question de l'autorité devient centrale, d'autant que la scolarisation trouve son sens dans la moralisation. La discipline est censée éduquer ; son intériorisation montre qu'on est instruit, éduqué, moralisé, socialisé. La logique de la contrainte et de la défiance ne peut que miner la logique de la relation, engendrant la confusion dans les pratiques et la contradiction chez les élèves et les maîtres. Le divorce entre la théorie et la pratique se révèle total. Les théories éducatives ont eu beau faire, la discipline et l'habitude sont restées prégnantes comme forme éducative impositive dominante. La pratique de l'autorité fait sens au quotidien, tout en se dissociant sous bien des aspects du sens de l'éducation. Les théories éducatives ont beau continuer à combattre les pratiques coercitives, ces dernières parviennent souvent à les récupérer en guise de justificatif ou à les rejeter en les stigmatisant comme utopiques. La question de l'autorité et son éternité désignent à la fois la volonté de faire coïncider la théorie et la pratique, le moyen de le faire et l'impossibilité d'y parvenir. Tant et si bien qu'à première vue, éduquer c'est entrer dans un rapport de force. Habités par la peur d'être détrônés par les élèves, les professeurs déploient leur désir de maîtrise face au refus, chez les élèves, des situations de non-communication, de non-dialogue et de passivité. Le jeu des regards et des corps introduit la relation éducative comme un rapport de force, d'attaque-défense, sur fond d'exposition. L'autorité « naturelle » signe la conciliation du contact et du contrôle en tant que régulation en trompe-l'œil des problèmes d'autorité. Juger, ordonner, tels sont les instruments du pouvoir et de la puissance ; mais ils marquent ceux qui les subissent de façon indéfectible. Il n'est donc pas possible d'aménager l'autorité. Il faut s'en débarrasser car elle n'est qu'un mécanisme de dépossession de soi. L'autorité est un reflux du désir ; oppjosée à la liberté, elle est le fruit de l'angoisse. Eduquer ou punir, il faut choisir. Éduquer, c'est aimer et partager l'amour. Quand elle semble fonctionner à la satisfaction de tous, l'autorité est là pour masquer la violence de la situation pédagogique : l'illusion du contrat pédagogique désigne cet artifice d'échange entre le savoir et le don de soi. Mais, quand le masque tombe, dès que les problèmes surgissent, le maître se montre tel qu'il est : il sévit. L'autorité n'est rien d'autre que le salaire de la peur, le prix payé par chacun dans la situa179 tion éducative pour refuser de se trouver seul et avec les autres à devoir prendre en main ses actes, la liberté et la responsabilité d'éduquer. L'autorité protège chacun contre soi et les autres ; c'est une projection sur l'autre du sentiment constitutif de notre personnalité ; c'est un système de défense collectif, un masque commun. Son organisation repose sur la croyance en la supériorité du maître et en l'infériorité des élèves. Le rapport au savoir sert de refuge aux élèves et aux professeurs, alibi de l'exercice du pouvoir. Éducation ou autorité : il faut choisir On doit donc considérer l'autorité comme une forme aliénée de la socialisation qui exclut la relation véritable d'amour en tant que mode non défensif du rapport à l'autre. Elle manifeste la question primordiale : comment vivre ensemble entre hommes ? Au nom de quoi fait-on ce que l'on fait ? L'autorité se découvre fondée sur la peur de soi, sur la peur de l'autre, sur la peur de ne pas parvenir à se donner et à maintenir la loi ensemble. Elle n'est rien d'autre que la peur de vivre ensemble, que le refus d'éduquer, de son enjeu et de ses risques. L'éducation est la prise en compte de la nécessité de la socialisation ; elle désigne cette nécessité de la prise en compte et de la construction du rapport à l'autre et à la loi ; elle est émergence des désirs, de ses difficultés, de ses incertitudes. L'autorité est une œuvre de « déséducation ». Le coup de force imposé alors par le maître ne peut que générer la résistance des élèves. Le maître a beau osciller entre l'autorité de la compétence, l'autorité de la tradition ou l'autorité charismatique, il sait que cette légalisation est et reste sujette à caution. Pour obtenir cette dernière, il tente de la poser comme une essence et décrète par le fait même toute résistance comme illégitime, au nom d'un statut de l'enfance et de la nécessité de l'intégration du respect de la loi. Guerre sera faite aux élèves pour que la paix règne en classe. On ne s'étonnera donc pas de la prévalence et de la permanence des stratégies défensives et clandestines des élèves à l'école. Or, c'est bien parce que le pouvoir du maître est illégitime que la résistance à l'école est légitime. Le concept d'autorité vise à légaliser un coup de force que les résistances ne cessent de dévoiler. L'autorité est bel et bien un problème et un problème sans fin. Certes, traditionnellement, la finalité de l'éducation n'est autre que l'autonomie des sujets. Mais celle-ci est en fait projetée parce qu'obtenue à l'école par une contrainte directrice, bien que provisoire. L'impératif de la loi morale et la liberté du sujet sont alors identifiés. La moralité a beau être vécue comme un postulat, chacun a beau se voir reconnaître les ressources pour être moral, encore convient-il de « contrôler » et d'« éduquer » le libre arbitre pour pouvoir atteindre la vraie liberté. Un tel édifice justificatif n'a pourtant pas manqué de s'effondrer car l'autorité-hiérarchie-imposition a perdu ses sources absolues. Le concept d'autorité doit alors être repensé. Eduquer suppose désormais qu'on apprenne à construire la loi, à se donner des devoirs ensemble, à se contraindre ensemble, sans pour autant que ces contraintes puissent être considérées comme préalables et externes. Cet apprentissage ne peut se fonder que sur la conciliation, l'égalité et la démocratie ; il récuse l'autorité, la hiérarchie et 180 l'autocratie. Il convient une fois de plus de souligner l'identité du pédagogique et du politique. Cette identité doit pourtant être interrogée. Nous avons été en effet frappés de constater comment des systèmes de référence aussi différents que le christianisme, le socialisme ou le libéralisme en sont venus à justifier les mêmes pratiques autoritaires. La « défense » des valeurs a souvent servi à imposer l'autorité, à justifier le coup de force, à faire obtenir obéissance, soumission, le tout en tant que conditions de liberté. L'autorité s'est donnée comme l'action de l'autre sur soi pour que le « mauvais » soi, le « faux » soi trouve ou retrouve sa nature originelle ou conquise d'homme de raison, d'autonomie, de responsabilité, de liberté. À l'inverse, la plupart des pédagogues ont posé l'autorité comme antiéducative. Certes, les voies qu'ils tracent divergent mais elles montrent avant tout que le sens de l'éducation s'allie à la liberté. Pour eux, le sens de l'école réside dans la conjugaison et la déclinaison du vivre-ensemble, de l'agir ensemble, du vouloir ensemble, et ce dans la confrontation au savoir. En sachant que le savoir, à lui seul, même et surtout si le maître s'en réclame, ne résout et ne dissout pas le vivre-ensemble. Éducation = exclusion de l'autorité Les fins éducatives, « déposées » en quelque sorte dans le type d'homme et de société cherché et à réaliser, donnent sens à l'école. Lapolis est le sens, ce sens commun que les acteurs de l'éducation se donnent en construisant leur vivre-ensemble au quotidien de l'école. L'éducation surgit comme un processus global qui concerne unanimement la socialisation et le rapport au savoir. Cela étant, il reste que, de plus en plus, le sens de l'éducation réside dans l'acte même de construction du vivre-ensemble à l'école. Nous l'avons dit, une disjonction se fait de plus en plus forte entre l'acte et la fin. La même fin peut servir à justifier des actes pédagogiques fort différents. Le même acte peut être lu comme favorisant des buts éducatifs fort différents. Par conséquent, le sens de l'éducation se tourne de plus en plus sur l'acte lui-même, sur le faire en tant que tel. Tant et si bien qu'il n'est plus absurde de dire que le fondement du vivre-ensemble à l'école réside dans la construction même de ce vivre-ensemble. Loin d'être nié, le sens est rapatrié dans l'acte lui-même. L'acte du sens trouve le sens dans l'acte. Le sens de l'acte n'a de sens que dans l'acte, ce qui n'exclut pas un au-delà du sens, mais ce qui, en tout état de cause, ne l'inclut pas comme une nécessité immédiate. Entre l'éducation et l'autorité, nous avons choisi. La pédagogie peut même être lue comme cette immense tentative constamment renouvelée de résoudre et d'exclure la question de l'autorité dans l'acte éducatif. Loin d'être indispensable à la réalité scolaire, l'autorité signe l'échec de l'éducation à l'école. Il convient de construire l'école en dehors d'elle. Il n'y a pas de problèmes d'autorité à l'école. C'est l'autorité en tant que telle qui fait problème. L'autorité ne peut être une solution. L'autorité n'existe pas. 181 Bibliographie T. W. et al. [1950], The Authoritarian Personality, New York, Harper and Brothers. AGOSTINI P. et al. [1986], Vitruve-blouse, Paris, Syros. ALBERTAS J.-P. [1989], De la surveillance à l'éducation, thèse d'État, Université Lyon H. ARDOINO J. [1976], Préface à L'imaginaire dans l'éducation permanente, de Morin M., Paris, Gauthier-Villars. ARDOINO J. [1980], Éducation et relations, Paris, Gauthier-Villars. ARENDT A. [1972], La crise de la culture, Paris, Gallimard, coll. « Idées ». ARIES P. [1960], L'enfant et la vie familiale sous l'Ancien Régime, Paris, Pion. ATLAN H. [1991], Tout, non, peut-être, Paris, Le Seuil. AVANZINI G. [1975], La pédagogie au xx*'siècle, Toulouse, Privât. BAECHLER J. [1994], Précis de la démocratie, Paris, Calmann-Lévy, UNESCO. BAIETTO M.-C. [1982], Le désir d'enseigner, Paris, ESF. BAIN A. 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Entre savoir et socialisation : le sens de l'éducation Jean Houssaye BANLIEUES : LES DÉFIS D'UN COLLÈGE CITOYEN Jacques Pain, Marie-Pierre Grandin-Degois, Claude LeGoff LE CHOIX D'ÉDUQUER Éthique et pédagogie Philippe Meirieu LES COMPÉTENCES TRANSVERSALES EN QUESTION Bernard Rey CONSTRUIRE LA FORMATION CEPEC, sous la direction de Pierre Gillet COURANTS ET CONTRE-COURANTS DANS LA PÉDAGOGIE CONTEMPORAINE Daniel Hameline DE L'APPRENTISSAGE À L'ENSEIGNEMENT Pour une épistémologie scolaire Michel Develay DE L'ÉDUCATION TECHNOLOGIQUE À LA CULTURE TECHNIQUE Yves Deforge DE LA FORMATION AU MÉTIER Savoir transférer ses connaissances dans l'action Louis Toupin LA DÉMOCRATIE AU LYCÉE Robert Ballion LA DÉMOCRA TISATION DE L'ENSEIGNEMENT AUJOURD'HUI Gabriel Langouët DES ENFANTS ET DES HOMMES Littérature et pédagogie 1 : la promesse de grandir Philippe Meirieu DÉVELOPPER LA CAPACITÉ D'APPRENDRE Jean Berbaum DIDACTIQUE DU FRANÇAIS De la planification à ses organisateurs cognitifs François Victor Tochon DIX NOUVELLES COMPÉTENCES POUR ENSEIGNER Philippe Perrenoud L'ÉCOLE FACE AUX PARENTS Analyse d'une pratique de médiation Patrick Bouveau, Olivier Cousin, Joëlle Favre-Perroton L'ÉCOLE HORS L'ÉCOLE Soutien scolaire et quartiers Sous la direction de Dominique Glasman L'ÉCOLE, MODE D'EMPLOI Des « met/iodes actives » à la pédagogie différenciée Philippe Meirieu L'ÉCOLE POUR APPRENDRE Jean-Pierre Astolfi ÉDUCATION ET PHILOSOPHIE Approches contemporaines Sous la direction de Jean Houssaye L'ÉDUCATION FACE À LA. VIOLENCE Vers une éthique de la gestion de la classe Yannick Joyeux L'ÉDUCATION, SES IMAGES ET SON PROPOS Daniel Hameline ÉDUQUER CONTREAUSCHWITZ Histoire et mémoire JeanFrançois Forges ÉLÈVES À PROBLÈMES, ÉCOLES À SOLUTIONS ? Cécile Delannoy EMILE, REVIENS VITE... ILS SONT DEVENUS FOUS Philippe Meirieu, Michel Develay ENCYCLOPÉDIE DE L'ÉVALUA TION EN FORMATION ET EN ÉDUCATION André de Peretti, Jean Boniface, Jean-André Legrand ENFANTS PERDUS, ENFANTS EXCLUS Andréa Canevaro ENSEIGNANT ET COMÉDIEN, UNMÊMEMÉTIER ? Edmée Runtz-Christan ENSEIGNER : AGIR DANS L'URGENCE, DÉCIDER DANS L'INCERTITUDE Philippe Perrenoud ENSEIGNER ET APPRENDRE À ÉCRIRE Yves Reuter ENSEIGNER, SCÉNARIO POUR UN MÉTIER NOUVEAU Philippe Meirieu L'ENTRETIEN D'EXPUCITATION en formation initiale et en formation continue Pierre Vermersch L'ENVERS DU TABLEAU Quelle pédagogie pour quelle école ? Philippe Meirieu L'ÉTABLISSEMENT SCOLAIRE, AUTONOMIE LOCALE ET SERVICE PUBLIC Jean-Louis Derouet, Yves Dutercq L'ÉVALUA TION EN QUESTIONS Charles Delorme et le CEPEC L'EVALUATION, REGIES DU JEU Des intentions aux outils Charles Hadji L'IMPOSSIBLE MÉTIER DE PÉDAGOGUE Praxis ou poièsis. Ethique ou morale Francis Imbert L'INCONSCIENT DANS LA CLASSE Transferts et contre-transferts Francis Imbert et le Groupe de Recherche en Pédagogie Institutionnelle INNOVER AU CŒUR DE L'ÉTABLISSEMENT SCOLAIRE Monica Gather Thurler INNOVER POUR RÉUSSIR Sous la direction de Charles Hadji LES MATHÉMATIQUES AU LYCÉE Clés pour une réussite Sylviane Gasquet MÉDIATIONS, INSTITUTIONS ET LOI DANS LA CLASSE Francis Imbert et le Groupe de Recherche en Pédagogie Institutionnelle LA MÉTACOGNITION, UNE AIDE AU TRAVAIL DES ÉLÈVES Coordonné par Michel Grangeat, sous la direction de Philippe Meirieu MÉTIER D'ÉLÈVE ET SENS DU TRAVAIL SCOLAIRE Philippe Perrenoud MÉTIER IMPOSSIBLE La situation morale des enseignants Pascal Bouchard 1914-1998, LE TRAVAIL DE MÉMOIRE Dossier pédagogique sous la direction du Parc de la Villette Jean-François Forges MOTIVATION, PROJET PERSONNEL, APPRENTISSAGES Monique Croizier LES OBJECTIFS PÉDAGOGIQUES En formation initiale et en formation continua Daniel Hameline LA PÉDAGOGIE A L'ÉCOLE DES DIFFÉRENCES Fragments d'une sociologie de l'échec Philippe Perrenoud PÉDAGOGIE : DICTIONNAIRE DES CONCEPTS CLÉS Apprentissage, formation et psychologie cognitive, Françoise Raynal, Alain Rieunier PÉDAGOGIE DIFFÉRENCIÉE : DES INTENTIONS À L'ACTION Philippe Perrenoud LA PÉDAGOGIE ENTRE LE DIRE ET LE FAIRE Le courage des commencements Philippe Meirieu LA PÉDAGOGIE: UNE ENCYCLOPÉDIE POUR AUJOURD'HUI Sous la direction de Jean Houssaye PENSER ET AGIR L'EDUCATION De l'intelligence du développement au développement des intelligences Charles Hadji PEUT-ON FORMER LES ENSEIGNANTS ? Michel Develay PRATIQUES DE L'ENTRETIEND'EXPUCITATION Sous la direction de Pierre Vermersch et Maryse Maurel LES POLITIQUES ET L'ÉCOLE Entre le mensonge et l'ignorance Maurice Niveau POUR MIEUX APPRENDRE Conseils et exercices pour élèves de lycées, étudiants, adultes Jean Berbaum POUR UNE DÉONTOLOGIE DE L'ENSEIGNEMENT Gilbert Longhi POUR UNE ÉTHIQUE DE L'INSPECTION Dominique Sénore POUR UNE PÉDAGOGIE DE IA PAROLE De la culture à l'éthique Claude Lagarde avec Annie Laporte, Joël Molinario, Christian Picard PRÉPARER UN COURS Tome I : Applications pratiques Alain Rieunier QUESTIONS DE SA VOIR Gabrielle Di Lorenzo SAVOIRS SCOLAIRES ET DIDACTIQUES DES DISCIPLINES Une encyclopédie pour aujourd'hui sous la direction de Michel Develay SE CONSTRUIRE DANS LE SAVOIR À l'école, en formation d'adulte Odette Bassis LES SCIENCES DE L'ÉDUCATION, UN ENJEU, UN DÉFI Bernard Chariot avec la collaboration de la CORESE de J. Gautherin, J. Hédoux et A. Tuijnman SYSTÈME, PERSONNE ET PÉDAGOGIE Une nouvelle voie pour l'Éducation Georges Lerbet VIOLENCES ENTRE ÉLÈVES, HARCÈLEMENTS ET BRUTALITÉS Les faits, les solutions Dan Olweus VIVRE ENSEMBLE, UN ENJEU POUR L'ÉCOLE Francis Imbert et le Groupe de Recherche en Pédagogie Institutionnelle Y A-T-IL UNE VIE APRÈS L'ÉCOLE ? Georges Snyders Catalogue complet sur demande CET OUVRAGE A ÉTÉ ACHEVÉ D'IMPRIMER EN FÉVRIER 2001 SUR LES PRESSES DE L'IMPRIMERIE DE L'INDÉPENDANT - 53200 CHATEAUÛONTIER - FRANCE N° D'IMPRIMEUR : 010134 DÉPÔT LÉGAL : 1" TRIMESTRE 2001 N° D'ÉDITION : 2769 ED 2569