le sens de l`éducation

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le sens de l`éducation
DU MEME AUTEUR
Un avenir pour les colonies de vacances, Paris, Les Éditions ouvrières, 1977.
Ecole et vie active. Résister ou s'adapter ?, Neuchâtel et Paris, Delachaux et
Niestlé, 1987.
Le triangle pédagogique, Berne, Peter Lang, 1988.
Pratiques pédagogiques, Berne, Peter Lang, 1988.
Plaisir d'école. Decroly : une différence pédagogique (direction), Paris,
Hommes et Groupes, 1988.
Le livre des colos. Histoire et évolution des centres de vacances, Paris, La
Documentation française, 1989.
Aujourd'hui, les centres de vacances, Vigneux, Matrice, 1991.
Les valeurs à l'école. L'éducation au temps de la sécurisation, Paris, PUF,
1992.
La pédagogie : une encyclopédie pour aujourd'hui (direction), Paris, ESF, 1993.
Quinze pédagogues. Textes choisis (direction), Paris, Armand Colin, 1995.
Et pourquoi que les colos elles sont pas comme ça ? Histoires d'ailleurs et
d'Asnelles, Vigneux, Matrice, 1995.
Collection Pédagogies
Jean Houssaye
Autorité ou
éducation ?
Entre savoir et socialisation :
le sens de l'éducation
ES F
éditeur
Issy-les-Moulineaux
©1996 ESF éditeur, Paris
Division de Elsevier Business Information
2, rue Maurice Hartmann, 92133 Issy-les-Moulineaux cedex
2e édition 2001
ISBN 2 7101 15026ISSN 1158-4580
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la propriété intellectuelle.
Pédagogies
Collection dirigée par Philippe Meirieu
La collection PÉDAGOGIES propose aux enseignants, formateurs, animateurs, éducateurs et parents, des œuvres de référence associant étroitement la
réflexion théorique et le souci de l'instrumentation pratique.
Hommes et femmes de recherche et de terrain, les auteurs de ces livres
ont, en effet, la conviction que toute technique pédagogique ou didactique doit
être référée à un projet d'éducation. Pour eux, l'efficacité dans les apprentissages et l'accession aux savoirs sont profondément liées à l'ensemble de la
démarche éducative, et toute éducation passe par l'appropriation d'objets culturels
pour laquelle il convient d'inventer sans cesse de nouvelles médiations.
Les ouvrages de cette collection, outils d'intelligibilité de la « chose éducative », donnent aux acteurs de l'éducation les moyens de comprendre les
situations auxquelles ils se trouvent confrontés, et d'agir sur elles dans la claire
conscience des enjeux. Ils contribuent ainsi à introduire davantage de cohérence
dans un domaine où coexistent trop souvent la générosité dans les intentions et
l'improvisation dans les pratiques. Ils associent enfin la force de l'argumentation
et le plaisir de la lecture.
Car c'est sans doute par l'alliance, sans cesse à renouveler, de l'outil et
du sens que l'entreprise éducative devient vraiment créatrice d'humanité.
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Table des matières
Introduction.............................................................................................. 11
Définitions-soupçons.........................................................................11
L'insatisfaction de l'illusion groupale............................................... 13
Transversalité d'autorité....................................................................14
Chapitre 1 : La situation actuelle.....................................................................15
• Quels constats ?................................................................................................16
L'agonie du père Fouettard................................................................16
Ôte ton masque, principe autorité .....................................................17
La « rubrique-à-brac » des pensums................................................. 19
Donnez-nous aujourd'hui notre peine quotidienne ..........................20
Je ne t'aime pas, moi non plus ..........................................................22
Et vous, chahuts propices, suspendez votre cours............................23
• Quelles explications ?...........„.......„........„......................................................24
Les mousquetaires de la morale ........................................................25
« II en a ............................................................................26
Le cercle des dialogues disparus .......................................................28
Faut-il tolérer le laxisme d'outre-Manche ?......................................30
Vous avez dit disruptif ? ....................................................................31
Le principal d'ordre...........................................................................33
Chantons les louanges de l'enfant, il n'en sera que mieux puni......34
Les fracassements de la quotidienneté..............................................36
Le cours de la matière première........................................................37
Le retour de l'en-soi pour soi ............................................................39
Chapitre! : La longue plainte du désordre....................................................Al
• La coercition, une très vieille histoire.............................................................42
Le poids des mots, le choc des coups................................................42
Gentille, gentille, la théorie ...............................................................43
Lumières d'enfance .................................................. .........................45
Le corps de l'âne.............. „...,..,„..„...,,.,.....,..„.................,.. ..............46
• L'impossible dépassement du problème .........................................................46
Savez-vous donner des coups, à la mode, à la mode.. ......................47
Autel pédagogique : aux épousailles du ciel et de la terre ...............48
La guerre des uniformes ....................................................................50
L'ère des disciplines douces ..............................................................51
Les boulettes de la relation ................................................................52
Mais comment s'en débarrasser ? .....................................................54
Les lois du triangle sont impénétrables............. ................................55
ChapitreS : Comment s' en débarrasser ?....................,................ ..................57
• La psychologie du développement et l'autorité...... ........................................58
Au nom du père autorité............................. .................................. .....58
Durkheim, ou la pédagogie du père Fouettard .................................59
Le dialogue, architecture des temps familiaux .................................61
Pédagogie : la démocratie du développement ...................... ............62
• La psychologie sociale et l'autorité............ ................................................. ....64
La chaleur de l'abstrait ......................................................................64
L'école, foyer pour personnalités autoritaires................ ...................66
Petit traité de la peur .................................................................... 67
Les stratégies de l'influence ......................................................... 69
• La psychologie clinique et l'autorité. .................................... .........70
Le pédagogue des Danaïdes ..............................................................71
Le sourire de la clarification conceptuelle..,.....,...............................73
Saint Sébastien, patron des élèves, victime des maîtres. ................ ..75
Je m'autorise à être libre................................................ ................... .76
L'autorité, malade du développement,......,,..,.,. .............................. ..78
Chapitre 4 : Le salaire de lapeur.... ............................................. ....................&l
La pédagogie ou le refus du jeu des chaises musicales....................82
L'exercice de l'impuissance ..............................................................83
Le masque, au risque d'y laisser des plumes....................................85
Haut les cœurs......................................................................... ...........87
L'autorité : le salaire de la peur ,.„.„,.„.„„..„,,.„...„................ ...........89
L'espoir contre la peste........................... ................... ........................90
L'œuvre au noir de l'éducation......... ...................................... ...........92
La confusion des sentiments..............................................................93
Huisclos.............................................................................................95
Guerre et paix.................. .................................................... ...............96
8
ChapitreS : Comment légaliser le coup de force ? .........................................99
• Sociologie de la résistance.. ....................................................................... ....100
Je suis conforme, voilà ma gloire, mon espérance et mon soutien .....101
Un surveillant se sachant surveillé.................................................. 102
Vers une résistance générale et permanente 1................ ................. 103
La fin de la fête : apologie de la mollesse....................................... 105
Le coup de force, essence de la pédagogie. .................................... 106
• Sociologie compréhensive............................................................................. 108
La résistance, enfant illégitime de la classe............ .................... ....108
La croisade des élèves................................................................ ......110
De l'art de fumer les élèves .............................................................111
De l'autorité des bonnes à l'école ...................................................113
Sans foi ni loi ...................................................................................114
Chapitre 6 : Quelle légitimité pour la loi à l'école ?...„................................ 117
• La prééminence du rapport au savoir.........,..........................................,.......! 18
Avoir foi en la raison pour avoir raison de la foi ............................118
Sans joie nie loi.................................. ....................................... .120
La contrainte de la liberté................. ............................................... 122
Dressage noble pour une culture de la contrainte........................... 124
• La nécessité de l'élaboration du vivre-ensemble..... ..................................... 125
L'autorité de la crise........................................... .............................. 126
Persuasion : loi cherche fondement............................................. ....127
L'allergie à l'autorité................................................................. ....... 129
Socrate, cruel Socrate ...................................................................... 130
Quand les médiations entrent en travail.......................................... 131
La bénédiction d'Emile ...................................................................133
Quand on n'a que la loi à donner en partage ..................................134
Rétrospection éducative.............................................. ..................... 136
Chapitre 7 : Sur quoi fonder le vivre-ensemble à l'école ?....... ..................
Peau d'âne à l'école......................................................................... 140
•L'autorité ............................................................... .........................................140
Ce soir j'aime la discipline, Potemkine ..........................................141
Après la correction, retour à la maison ...........................................143
Libérez-nous de la discipline qui libère............ .............................. 144
•La nature............................................................ ......................................... ....145
De la nature du contrat social ..........................................................145
La pédagogie de rexclusion.......,....................................................147
•La science......................................................................... ..............................148
La mesure de l'esprit de mesure................... ................................... 149
Nous sommes des machines mesurantes ........................................ 150
La parole est à l'OSTS (organisation scientifique du travail scolaire)
............................................................................................ 152
•Le cœur.................................................................................... .......................153
Le cœur a des vertus que l'immoral ne connaît pas .......................154
Le cœur, ses vertus et ses virtuoses................................................. 156
Vif le cœur !.................................................................................... .157
• La construction commune de la loi............ ................................................... 159
1 - Les républiques scolaires .... ............................................................. .....159
La guerre par l'école aura bien lieu................................................. 159
Comment tenir boutique au jardin d'enfants .................................. 161
L'homme collectif ne punit pas, il délivre ......................................163
La main tendue de l'enfant battu....... .............................................. 164
2 - La loi et ses médiations .„..„„. ............................................................... 166
L'autodiscipline ne passera pas .......................................................166
La loi du maître-passeur ..................................................................168
Oublier le triangle.......................................... ...... ............................ 169
Le sens de l'acte du sens.................................................... ............ ..170
Conclusion... .................................................................................. ................
Lumières tamisées ...........................................................................173
L'autorité du triangle..... ................................................................... 174
Vade rétro auctoritas.................................................. ...................... 176
La socialisation à découvert ............................................................177
Instruction de l'autorité nationale.................................................... 178
Éducation ou autorité : il faut choisir.............................................. 180
Éducation = exclusion de l'autorité................................................. 181
Bibliographie.
10
Introduction
L'autorité à l'école existe-t-elle ? La question peut surprendre, dans la
mesure où on en parle constamment en termes de présence ou d'absence, certains pour en regretter le manque, d'autres pour en stigmatiser la permanence. Ne
s'agit-il alors que d'une question de bon ou de mauvais usage ? Auquel cas, le seul
examen qui vaille concerne les modalités de l'autorité. Seulement, adopter cette
perspective, c'est, en même temps, refuser de se poser une question beaucoup
plus essentielle (au sens de fondamentale) ou la croire résolue d'emblée :
celle de l'existence même de l'autorité à l'école et de sa justification. Est-il
nécessaire que l'autorité existe à l'école ? L'autorité à l'école est-elle
indispensable ?
Définitions - soupçons
II est relativement simple de résoudre de tels problèmes. II suffit de définir
les termes... sans vouloir comprendre que toute définition suppose des
options préalables aux réponses qu'elle apporte, ce qui fait que partir d'une définition (ou de définitions) s'avère à la fois rassurant, apte à apporter la certitude et
singulièrement trompeur. Prenons quelques exemples. Bertrand et Guillemet
[1989]* incluent les notions de pouvoir et d'autorité dans celle d'influence qui,
elle, évoque l'idée de changement de comportement en relation avec une certaine
cause. Cela les amène à définir l'influence comme une transaction interpersonnelle produisant des effets psychologiques ou comportementaux, le
contrôle comme une tentative d'influence couronnée de succès, le pouvoir
comme un potentiel d'influence, appuyé par des moyens d'obtenir obéissance, et
l'autorité comme le pouvoir légitime détenu par une personne en raison de son
rôle et de sa position dans la structure. Que redire à cela ? Voilà donc l'autorité
légitimée par une définition ! En dehors du fait qu'on définit l'autorité
* Les noms d'auteurs et les dates entre crochets renvoient à la bibliographie en fin d'ouvrage.
11
comme un pouvoir « légitime ». Mais d'où vient cette légitimité ? Les auteurs
vont alors définir l'autorité comme le pouvoir institutionnalisé, ce qui signifie
que l'autorité trouve sa justification dans les textes légaux qui transcrivent la
mission de l'organisation et la répartition du pouvoir entre ses membres.
La définition formelle de l'autorité fixe ainsi à l'avance les rôles, les positions
et les relations, de façon à réduire au maximum la variabilité, l'instabilité et
l'imprévisibilité des comportements humains spontanés. S'il en est ainsi, n'estelle pas nécessaire, indispensable, évidente ? Il le semble bien. Pourtant, Bertrand
et Guillemet ne sont pas dupes d'une telle option organisationnelle et
fonctionnelle puisqu'ils en arrivent à la conclusion suivante : « Enfin de
compte, l'autorité dépend essentiellement du consentement des membres organisationnels, de leur niveau d'acceptation des directives du supérieur. L'autorité
est donc limitée par leur niveau d'acceptation » [1989, p. 186]. Cela signifie que
la légitimité de l'autorité ne peut reposer a priori sur une nécessité de
l'institution et de son fonctionnement qui serait à penser en dehors d'une
démarche d'assentiment partant des personnes elles-mêmes ; plus fondamentalement se pose la question de la légitimité de l'institution et de ses modalités et,
donc, du sens que veulent bien en donner les personnes. La question de l'autorité
n'est pas close par la réalité de l'existence et de la permanence de l'institution
scolaire. Elle ne fait, au contraire, que s'ouvrir : la réalité de l'école n'inclut pas et
ne résout pas obligatoirement la question de l'autorité. C'est même le contraire.
Que nous apprend sur l'école la question de l'autorité ? Voilà une approche qui
pourrait s'avérer singulièrement pertinente et féconde.
Malheureusement, l'entrée par les définitions de l'autorité fait en sorte
qu'une telle approche ne se dévoile pas car elle tend à justifier d'emblée
l'autorité comme telle, l'école comme telle, la présence de l'autorité à l'école et
le fonctionnement de l'école sur l'autorité. On en trouve une bonne illustration
dans l'ouvrage classique que Mucchielli a consacré à l'autorité.
Reconnaissant qu'elle est avant tout un fait de relation, mais rejetant toutes
les critiques de l'autorité en arguant qu'elles ne sont que des incompréhensions ou des déviations, il la définit ainsi :
« L'autorité est une qualité de la structure du groupe, ce qui veut dire que le
fait même qu 'un groupe se structure, s'organise, se donne des buts, se met à
exister comme groupe, donne naissance à l'autorité, celle-ci étant un aspect
inévitable et normal de la structure elle-même[...] Cela veut d'abord et simplement dire que, dès que s'engage le processus de structuration spontanée
d'un groupe, apparaît une fonction collective qui est un pouvoir de régulation
et de contrôle des conduites. Au fond, l'organisation du groupe fait surgir le
groupe comme être-supérieur-à-ses-membres et impose des devons
spécifiques entre les membres » [1976, p. 23],
Ce qui signifie que l'autorité, parce qu'elle est inhérente au groupe luimême, est une nécessité tranquille. Elle appartient à l'essence du groupe et
elle en désigne tout simplement les modalités de fonctionnement. Qui voudrait encore y soupçonner un quelconque problème ?
12
L'insatisfaction de l'illusion groupale
L'autorité désignerait ainsi la centration sur le groupe et les objectifs du
groupe en tant que valeurs qui s'imposent à tous les membres avec un caractère
d'obligation, en tant que direction et loi communes. Cette réalité supérieure
serait porteuse d'autorité et rendrait légitimes les divers commandements qui
s'imposent aux personnes du groupe. Soit. Pourtant, qu'est-ce qui fonde cette «
réalité supérieure » ? Qu'est-ce qui « rend légitime » ? le fait qu'un groupe soit
un groupe ? Mais un groupe n'existe jamais pour lui-même ; il a pour le moins
une fonction. Dans ce cas, qu'est-ce qui légitime cette fonction, qu'est-ce qui fait
valeur dans un groupe ? Peut-on croire que ce soit l'autorité en tant que telle ? La
réponse serait un peu courte, si ce n'est dangereuse. D'ailleurs, dans son
approche psychologique, Mucchielli a beau s'efforcer de réduire l'autorité à
une simple fonction nécessaire du groupe, il ne peut éviter de reconnaître qu'il n'y
a d'autorité que reconnue et acceptée, puisqu'elle est souvent définie comme le
pouvoir d'obtenir sans recours à la contrainte physique un certain comportement de
la part de ceux qui lui sont soumis. Alors que le pouvoir peut être détenu sans qu'il
soit accepté par les autres, alors que la contrainte se réfère à une force physique et
non à une valeur, l'autorité, elle, nous dit-on, est une influence légitime et
reconnue dans un groupe, et la classe en est un. Elle désigne la confiance, soit
cette augmentation (augere en latin, auxein en grec) de la motivation à se
conformer à des règles, à des directives, à des commandements. Nous voici une fois
encore renvoyé au problème fondamental : qu'est-ce qui justifie la légitimité, la
reconnaissance ou la confiance qui semblent soutenir la notion même d'autorité ?
On conviendra que les lois de la dynamique d'un groupe-classe paraîtront une
réponse psychologique fonctionnelle un peu courte.
On ne peut donc compter sur les définitions de l'autorité ; considérons-les
comme des réponses et non comme des points de départ ou des préalables. La
question de l'autorité charrie avec elle bien des notions comme celles de
l'influence, du pouvoir, de la contrainte, de la violence, de la discipline.
Refusons de les distinguer et prenons plutôt tous ces aspects comme un
ensemble dont il ne convient pas de distinguer les aspects en commençant. Tous ces
éléments sont intimement liés et vécus comme un tout dans la réalité scolaire.
Une « bonne » définition de l'autorité ne résoudrait que de façon artificielle les
problèmes que pose l'autorité à l'école, tant sur le plan de son fonctionnement
que sur le plan de sa justification. Y a-t-il, en effet, des problèmes d'autorité à
l'école ? N'est-ce pas plutôt l'autorité comme telle qui fait problème à l'école ?
L'autorité est-elle indispensable à l'école ? Ne convient-il pas de penser l'autorité et
l'école sur le mode de l'exclusion ? Voilà les questions que nous nous proposons
d'aborder. Notre ambition est d'examiner la façon dont la question de l'autorité se
pose à l'école, dans le but d'approcher la nature, les modalités et le sens de l'autorité
et de l'école. Tant et si bien qu'il ne s'agit pas tant de comprendre l'autorité en tant
que telle que de saisir ce qu'elle nous permet de comprendre de l'école.
13
Transversalité d'autorité
Mais comment procéder pour une telle recherche ? Nous resterons constamment
centrés sur l'autorité à l'école en pluralisant les types d'approche. Après avoir examiné
la façon dont, aujourd'hui, l'autorité est vécue à l'école (chap. 1), nous aurons recours à
l'histoire de l'éducation (chap. 2), puis à la psychologie (chap. 3 et 4), à la
sociologie (chap. 5), à la philosophie (chap. 6) et à la pédagogie (chap. 7) pour
penser l'autorité à l'école. Dans le même temps, de façon transversale, nous
privilégierons trois axes aptes à éclairer l'essence de l'école. Le premier est directement pédagogique ; il relève de la compréhension du fonctionnement de la situation
éducative. Il s'agira, ici, de prolonger des travaux antérieurs [1988 ; 1993] autour du
triangle pédagogique. Rappelons rapidement la base de cette formalisation. On
considère que la situation pédagogique peut être décrite comme un triangle
composé de trois éléments (le savoir, le professeur et les élèves) dont deux se
constituent comme sujets, tandis que le troisième va tenir la place du mort (au sens du
bridge) ou celle du fou. Ce triangle est lui-même inscrit dans un cercle qui représente
l'institution. Toute pédagogie est l'articulation de deux sujets sur un tiers à qui l'on
attribue la place du mort. On se trouve ainsi en présence de trois processus pédagogiques fondamentaux : « enseigner », qui privilégie l'axe professeur-savoir et
donne aux élèves la place du mort ; « former », qui privilégie l'axe professeurélèves et donne au savoir la place du mort ; « apprendre », qui privilégie l'axe
élèves-savoir et donne au professeur la place du mort. Une telle représentation n'a de
sens que parce qu'elle engendre toute une dynamique de la compréhension du
fonctionnement pédagogique qu'il s'agit d'approfondir. C'est ce que nous nous efforcerons de faire tout au long de cet ouvrage, sur la base des éléments développés
longuement antérieurement.
Le second axe est lié aux fonctions de l'école. Nous le nommerons socialisation. Les définitions que nous avons relevées de l'autorité ont bel et bien posé la
question des rapports des personnes à un individu, au groupe et à l'institution.
Autrement dit, ce que met en œuvre l'autorité c'est le rapport à l'autre. Nous allons
donc considérer sa finalisation éducative comme inévitable ici, ne serait-ce que
sous la forme d'une question. C'est ce que nous nous proposons d'examiner sous le
terme de socialisation, ce qui nous permet de dépasser le débat éternel entre l'instruction et l'éducation. L'autorité à l'école se révèle ainsi un mode d'entrée particulier
et peut-être privilégié par rapport à la socialisation. Enfin, le troisième axe
transversal que nous retenons concerne le sens de l'éducation. Qu'est-ce qu'éduquer ? On conviendra que la question est vaste et prétentieuse. C'est pourquoi nous ne
l'aborderons que par le biais de l'autorité. Que nous apprend l'autorité à l'école sur le
sens de l'éducation ? Nous faisons l'hypothèse qu'il faut prendre la question de
l'autorité à l'école suffisamment au sérieux, si ce n'est pour elle-même, du
moins pour ce qu'elle permet de comprendre de la nature, de la fonction et du sens de
l'éducation. Raison de plus pour ne pas la réduire à une définition mais pour la
considérer dans toute son épaisseur et sous toutes ses dimensions. Pour autant, si la
question de l'autorité est centrale à l'école, l'autorité, elle, l'est-elle vraiment ? Estelle
indispensable ? Ne convient-il pas au contraire de s'en passer ?
14
La situation actuelle
Comment se pose aujourd'hui la question de l'autorité ? Tel sera notre
point de départ. On pourrait, certes, soutenir qu'il s'agit là bel et bien d'un point
d'arrivée - et on aurait raison. Mais, précisément, ce qui justifie cette perspective,
c'est que nous sommes porteurs d'un ensemble de conceptions, d'impressions,
d'opinions qui, même si elles sont le résultat et le dépôt d'une série
d'influences antérieures, n'en fonctionnent pas moins comme un préalable à
toute tentative de compréhension plus approfondie. Autant donc les prendre
comme telles et commencer par les mettre à plat pour mieux les référer et les
interroger.
Comment se dit actuellement la question de l'autorité ? On la sent à la
fois très présente et très diffuse. Elle est difficile à saisir parce qu'elle semble
toucher de multiples secteurs sous de multiples angles à partir de situations
contrastées, certes, mais toujours proches et émotionnelles. L'autorité touche,
elle colle à la peau des acteurs, elle relève de leur cœur et de leurs tripes, d'où la
difficulté d'en « parler », d'où la nécessité d'en « causer ». On comprendra dans
ces conditions que les paroles soient éclatées et que les causes soient multiples.
Essayons cependant de nous repérer dans ce « bruit » contemporain sur l'autorité
en distinguant précisément les paroles et les causes. Qu'en dit-on ? Quels
constats fait-on ? Ce sera notre première partie. Comment l'explique-t-on ?
Quelles explications en donne-t-on ? Ce sera notre seconde partie. Et espérons
qu'à l'issue de ce premier tour de piste il deviendra possible de mieux saisir
comment se pose aujourd'hui la question de l'autorité et qu'une première explication se donnera à voir.
15
Quels constats
Côté paroles, on peut retenir trois caractéristiques principales : une image
contrastée en premier lieu, une présence massive de l'aspect répressif en
deuxième lieu et le côté universel de sa réalité en troisième lieu. Examinons
d'abord ces contrastes qui irisent le rapport à l'autorité. Ils sont de divers types.
Certains relèvent de la permanence, rapportée à une évolution sociale globale.
Dans ce cas, pour les uns, on punit moins et, pour les autres, on ne cesse de
sévir. Pour illustrer la première tendance, penchons-nous sur le martinet, considéré
comme un instrument d'autorité. Ormezzano [in Bergeret, 1989] en souligne la
disparition saisissante au cours des dernières années : commerçants et fabricants
se plaignent en 1988 de l'agonie de l'instrument, même s'ils se consolent en
constatant que l'usage se déplace (pour les jeux érotiques et les chiens...). En
1962, au contraire, on trouvait un martinet dans au moins une famille sur trois
et il semblait réservé aux enfants : le parent utilisateur en éprouvait le besoin face à
l'enfant difficile, dans une tentative de colmatage de son impuissance rapportée à
son idéal éducatif. En 1977, une famille sur cinq possédait encore un martinet et
l'usage s'en faisait plus sélectif : c'était beaucoup plus l'objet des mères que des
pères, il atteignait principalement les fesses des garçons plutôt que celles des
filles, il avait une prédilection pour les petits enfants et il était l'apanage de
familles plus populaires que bourgeoises.
L'agonie du père Fouettard
Est-ce à dire que, pour atteindre et rechercher le bien de l'autre, on ait
aujourd'hui de plus en plus renoncé aux punitions, à l'image des martinets ?
D'autres font plus qu'en douter, insistant à l'inverse sur la permanence des
sévices. La France a beau avoir condamné depuis longtemps l'utilisation des
brimades physiques en tant que méthodes éducatives, elle a beau s'être prononcée
pour la reconnaissance et le respect d'une vie privée chez l'enfant en ratifiant la
Convention des droits de l'enfant, il n'empêche : les brimades physiques et les
violences psychologiques continuent à être perpétrées dans les institutions
s'occupant d'enfants en danger ou en situation difficile. Suite à des enquêtes
effectuées dans les années quatre-vingt dans ces institutions, Tomkiewicz et
Vivet [1991] n'hésitent pas à écrire que les scènes rapportées ressemblent à des
cauchemars : affaires personnelles fouillées régulièrement, lettres lues et censurées,
mises à l'isolement, suppressions des vêtements personnels et des jouets,
châtiments corporels et, parfois même, violences sexuelles. Les scénarios se
reproduisent à l'identique et comportent un inexorable processus de dévalorisation
et de dépersonnalisation des pensionnaires. Certes, on pourra toujours dire que
ces institutions sont « spéciales », sinon spécialisées. Mais qu'est-ce qui nous
prouve qu'elles échappent au sens commun, à la raison commune ? Ne peut-on
prétendre, à l'inverse, qu'elles sont significatives du fonctionnement
16
général et que, le martinet a beau être à l'agonie, question père Fouettard, le piédestal continue à l'emporter sur la tombe.
Contraste donc, question permanence. Mais le contraste peut aussi être de
l'ordre de la coexistence. Parler de l'autorité, c'est être amené à montrer comment
l'équilibre est difficile à trouver entre l'apprentissage et la relation. C'est ce que
souligne, par exemple, Pariât [1985] quand il analyse le dispositif des
formations pour les 16-18 ans où des formateurs, le plus souvent eux-mêmes
occasionnels et précaires, sont appelés à « rattraper » et à « qualifier » des
jeunes sans emploi et, pour beaucoup, sans diplôme :
« Un type de relation semble se dégager, il se fonde sur une attitude de fermeté, d'autorité, tout en laissant une large place à l'échange, à la discussion
; le climat doit s'établir assez rapidement pour que la communication
s'instaure. En quelque sorte, l'autorité doit s'établir et être accepté » [p. 90]
Comment, dans le même temps, se faire respecter et encourager la responsabilité et l'initiative ? Comment adopter et maintenir une attitude permissive
tout en endossant des comportements directifs pour les apprentissages scolaires ?
Les formateurs sont très souvent pris dans cette coexistence perçue comme
contradictoire. Les punitions semblent en découler, à la fois aveu d'échec et
tentative de restauration. Une telle opposition se détend quand l'élève devient aussi
un apprenti (sur un terrain de stage) car, alors, face à cette nouvelle réalité, le
formateur se donne comme fonction d'interroger les jeunes, de les « obliger » à
la réflexion, de tenir compte de la vie du groupe et des attentes. La fonction
relationnelle trouve alors son sens, sa justification, mais, quoi qu'il en soit, elle ne
supprime pas la fonction d'apprentissage ; simplement, la coexistence est mieux
acceptée. Le contraste ne disparaît pas, il devient simplement évident.
Précisément, quand la perspective de la réalité d'un apprentissage s'évanouit, c'est alors que l'autorité en tant que telle devient insupportable. Non pas
qu'elle ne soit plus possible, car certains enseignants, dans des collèges dits difficiles par exemple, ont appris à faire face à la violence des élèves entre eux, aux
problèmes de discipline, au bruit et aux bagarres. Ils tiennent... et même bon.
Mais quand la perspective même de progression et d'acquisition des élèves
s'évanouit, ils se sentent mis à nu, démunis, comme si la fonction relationnelle
ne trouvait plus à se fonder, à se justifier. Le contraste de la coexistence ne se
donne plus à voir, la tension n'est plus porteuse, l'autorité ne fait plus sens car
elle ne donne plus sens. Tout se passe donc comme si l'autorité ne pouvait pas
exister pour elle-même. Elle a toujours besoin, en quelque sorte, d'être compensée.
Nous en trouverons une preuve supplémentaire dans un dernier contraste, lié
cette fois à la résolution.
Ôte ton masque, principe autorité
Quand la question de l'autorité s'expose comme résolue, c'est parce
qu'elle s'approprie une autre capacité qu'elle-même, qu'elle se fonde et se justi17
fie sur cette autre capacité. Par exemple, Delaire [1986] dresse le portrait (souhaitable) du chef d'établissement actuel. Il ne manque pas de souligner que
celui-ci est investi de l'autorité réglementaire ; mais c'est pour ajouter aussitôt
que cette dernière se double d'une autorité reconnue, non imposée, qui tient à sa
capacité de négocier, base et justification de l'autorité fonctionnelle. La position
d'autorité ne tient pas comme telle ou, en tout cas, on ne tient pas à ce qu'elle
se pose et s'expose comme telle. Elle doit tirer sa substance de la capacité de
négocier, d'animer, de susciter et de faire aboutir les discussions et les initiatives,
de dénouer des crises, soit dans tous les cas de faire montre de l'habileté à établir
des contacts et des dialogues. S'agirait-il pour l'autorité d'avancer masquée ? On
pourrait le croire... Laissons-la pour autant l'interrogation et contentons-nous
de rappeler le premier constat de la situation actuelle : l'autorité bénéficie d'une
image contrastée, et ce sur bien des aspects.
Le second constat, encore plus frappant, quand on veut bien regarder
aujourd'hui comment on parle d'autorité, c'est la présence massive de l'aspect
répressif. D'ailleurs, selon une radiographie des enseignants du collège menée
par l'université de Montpellier [Bobasch, 1991], plus de deux enseignants sur
trois se disent autoritaires. Il est vrai que, à une plus forte majorité encore, ils se
sentent disponibles, spontanés et conciliants. Il n'empêche. En rapprochant ces
images de soi et les conduites traditionnelles ou novatrices, indulgentes ou
répressives, il apparaît que les enseignants qui ont une mauvaise image d'euxmêmes privilégient les brimades pour réguler les apprentissages scolaires.
Pratiques pédagogiques traditionnelles et attitudes disciplinaires les plus répressives
seraient liées au fait de ne pas se sentir très bien dans sa peau. Une telle relation
pourra sans doute apparaître à beaucoup comme rapide. Certes, mais cela ne
pourra suffire à écarter les interrogations.
Relatant une enquête encore récente d'un inspecteur général de la vie
scolaire (rapport Prum sur les punitions au collège), Delwasse n'hésite pas à
dénoncer les beaux jours des punitions en classe :
« Alerte. Interdites depuis la fin du XIXe siècle, les punitions seraient de
retour. En force. Bien que pour les enseignants le sujet soit tabou, ils sont de
plus en plus nombreux à avouer y recourir, notamment pour des questions
touchant au travail scolaire. À la demande des parents, affirment-ils... Le
même phénomène se retrouve dans l'enseignement élémentaire : aucun texte
national ne mentionne le problème de la discipline » [1989, p. 52].
Là encore, on peut parler de masque. En effet, de haut en bas de la hiérarchie,
l'Éducation nationale n'a qu'un refrain : les punitions, on ne connaît pas, elles
seraient en fait rarissimes ; d'ailleurs, tout le monde reconnaît qu'elles ne
résolvent aucun problème et qu'elles sont déconseillées formellement par tous
les pédagogues ! Oui, mais où le bât blesse, c'est que notre inspecteur, de son
côté, se permet de relever 43 types de punitions au collège. Les sanctions sont
ainsi présentes dans 9 règlements sur 10. On se dit que cela ne doit pas être totalement gratuit... La récidive en cas de retenue atteint 50 % ; le dépouillement de
132 carnets d'élèves de sixième révèle 214 observations aux familles. Qui plus
18
est, la sévérité semble engendrer la sévérité et sa demande : c'est dans les établissements les plus sévères que les familles se plaignent le plus du laxisme.
La « rubrique-à-brac » des pensums
Les punitions apparaissent comme un rite propre à l'école, intégré à son
fonctionnement habituel. Au bric-à-brac des pensums, on trouve un peu de tout :
recopier le cours autant de fois qu'il manque de points pour avoir 12 au
contrôle ; faire copier 5 fois le contrôle aux élèves qui n'ont pas obtenu la
moyenne ; 200 lignes à faire signer aux parents sur l'air de « Je n'oublierai plus
mon carnet » ; copier 5 fois les définitions de 10 mots pour ceux qui ont mâché
du chewing-gum en cours... Longue est la liste qui émaille la volonté de faire
réussir (si l'on veut bien supposer qu'il s'agit de cela) ! Sans oublier le fait que,
très souvent, ces punitions scolaires se redoublent de punitions familiales en cas de
défaillance (suppression de télévision, de sorties, de loisirs, d'argent de
poche, ou bien mise en quarantaine psychologique). Par conséquent, loin d'être
réservées aux indigents, les sanctions apparaissent comme le pain quotidien des
professeurs et la base même du régime scolaire dans certains cas, si l'on en croit
Rigaud :
« Répétitions, sanctions, tels sont les commandements inscrits sur les Tables de
la loi des professeurs de secrétariat. Traquer la faute devient une obsession...
Il est difficile dans un tel contexte de trouver une place pour l'initiative
individuelle, de permettre aux élèves de s'approprier leurs apprentissages.
Assez rapidement elles sont mises en position de régression totale, inhibées
par les multiples risques de sanctions qui jalonnent les heures de cours
» [1985, p. 90].
Cela signifierait-il que les manifestations de l'autorité se retournent
contre l'apprentissage ? Affaire à suivre...
Revenons plutôt pour le moment à cette présence massive de l'aspect
répressif à l'école, car on pourrait continuer à être tenté de le considérer comme
exceptionnel. Après une enquête menée auprès de 230 enseignants et 320
enfants de maternelle et de primaire, Douet [1987] confirme que, contrairement à
ce qui est préconisé par les textes officiels, les punitions sont une pratique courante,
ordinaire, à l'école. Elles mêlent le correctif (réparer, refaire) et le symbolique
(pensums et privations gradués). Autrement dit, la punition amalgame
l'apprentissage et le déplaisir, elle les coordonne. À moins que la coordination ne
débouche sur une inhibition du premier par le second. En effet, les punitions
entraînent de nombreux rituels (enregistrer, vérifier, doubler) qui finissent par «
coincer » l'enseignant lui-même et qui créent un climat relationnel contestable.
Qui plus est, les relations sadomasochistes s'en mêlent : 1 enfant sur 4
reconnaît que certains aiment se faire punir, 2 sur 3 déclarent que parfois ils
aiment bien voir punir les autres.
Ce qui peut apparaître comme curieux, c'est que les punitions soient
reconnues par la plupart des enseignants comme inefficaces (la fréquence est là
19
pour en témoigner). À croire que leur raison est d'un autre ordre. On ne peut
cependant en déduire qu'il n'y a pas de différences dans les pratiques punitives.
Pour les plus jeunes enfants, elles sont plus concrètes et immédiates ; pour les
plus âgés, plus symboliques et différées. Les enseignants de maternelles sont
nettement plus permissifs et libéraux, ceux du primaire plus répressifs et traditionnels (surtout au cours préparatoire et au cours moyen 2). Attention cependant
: s'il est bien vrai que les maîtres les plus traditionnels sont les plus exigeants et
utilisent le plus largement le système disciplinaire, les libéraux pratiquent
aussi la discipline et les punitions dans leur classe. La différence est de degré,
non de nature. Mais il y a plus : tant les enseignants que les élèves semblent
pris dans une contradiction. Les maîtres accordent bien un certain crédit aux
punitions dans la classe puisqu'ils les utilisent, mais en même temps ils se
défendent très souvent de les employer eux-mêmes ; les enfants, surtout les plus
jeunes, confondent l'intention éducative et l'acte agressif puisque, pour eux,
être puni c'est être agressé (méchant et sévère sont synonymes), mais il n'en
reste pas moins qu'ils sont presque toujours en accord avec les pratiques du
maître. Tout se passe comme si les tendances généreuses des adultes (droits,
respect, confiance) s'abîmaient en attitude réaliste (autorité et contrainte). Et
Douet de conclure : « Parents et maîtres sont les uns et les autres soumis aux
mêmes craintes : celles que l'enfant ne progresse, que son travail soit insuffisant, c'est-à-dire qu'il échoue dans un système social éminemment sélectif dont
l'école est le porte-parole » [1987, p. 208].
Donnez-nous aujourd'hui notre peine quotidienne
On pourrait aller jusqu'à dire qu'il s'agit là d'une espèce de violence
quotidienne, « ordinaire », de la réalité scolaire. Soyons conscient néanmoins
que d'autres formes de violence vont apparaître comme insupportables, « anormales ». Dans un rapport remis en 1993 au ministère de l'Éducation nationale,
Barret analyse les conduites agressives dans les lycées et les collèges. Lieux privilégiés de la sélection et de l'orientation, les collèges sont les plus touchés et,
parmi ces collèges, sans que la liaison soit systématique, les collèges des banlieues défavorisées se distinguent. Chômage, insécurité et drogue marquent les
lieux scolaires. La violence est surtout le fait de garçons adolescents, élèves de
l'établissement, mais les adultes sont loin d'être absents (ceux pour qui la violence est le mode ordinaire de résolution des conflits). En 1991-1992, on a enregistré dans l'académie de Créteil 43 vols à rencontre d'élèves, 98 à rencontre
des personnels, 231 cambriolages dans les établissements, 197 dégradations de
locaux, 17 dégradations de biens appartenant au personnel, 14 rackets à l'égard
d'élèves. Les violences sexuelles sont exceptionnelles, comme la prostitution.
Quant à la drogue, elle est absente selon les chefs d'établissement (sauf un ou
deux cas) alors que, selon les élèves, il y a toujours quelqu'un prêt à vendre ce
qu'il faut. Bien sûr, il ne s'agit là que de l'aspect reconnu, déclaré, de l'iceberg
des délits. Tout cela amène le rapporteur à souligner la nécessité de rapports
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réguliers, confiants et transparents entre l'école, la police et la justice. Preuve
qu'on reste là bel et bien dans des questions d'autorité !
C'est ici que la question de l'autorité rejoint manifestement celle de la
violence à l'école. II est devenu très difficile de tracer une ligne de partage souveraine. Comme l'a bien analysé Pain :
« La situation violente, en institution éducative, est toujours construite. Elle
s'organise, elle se trame, elle se prépare, il y a des signes, parfois des
signaux, des seuils, dans le montage des interactions et des relations »
[1992, p. 88].
On le voit bien quand, en suivant cet auteur, on essaye de discerner les
formes de violence qui gênent les élèves et les enseignants. Les enfants de primaire sont marqués dans la classe par le bruit, la bagarre, la moquerie et, surtout,
par l'agression (par ordre décroissant : voler, taper, se moquer, crier, injurier).
Paradoxalement, ce sont précisément des moyens qu'ils utilisent
couramment car ils font en quelque sorte partie intégrante d'eux-mêmes. Les
éliminer reviendrait à s'amputer, à se démunir, tellement le mécanisme d'introjection-projection est devenu fondamental. Quand, cependant, on leur permet de
satisfaire leur désir de contrôler leur violence et de la gérer, ils se lancent dans la
force aveugle d'un règlement intérieur et de punitions spectaculaires (exercices,
flagellations, fessées, dénonciation, renvoi). Autrement dit, dans un premier
temps, le contrôle de la violence ne peut passer pour eux que par un arsenal
répressif. Il leur faut du temps pour mesurer leur propre pouvoir et apprendre à
s'en servir, pour atteindre une fonction éducative au creux d'une orgie punitive
réparatrice et systématique.
De leur côté et toujours selon Pain, les enseignants distinguent beaucoup
plus de formes de violence. Elles peuvent être verbales (moqueries, insolences,
injures, menaces, chantages), physiques (morsures, coups, châtiments, brutalités,
bousculades, gifles, coups de pied, bagarres), institutionnelles (dépression, abus
de pouvoir, rigidité, zèle, emprise, manque de relations, stress, peur). Elles
peuvent prendre la forme du refus (passivité, retrait, ennui, inattention, rires,
indifférence, refus de parler), des dégradations (tags, graffitis, plantations arrachées, vélos détruits, saccages, vandalisme), des bruits (courses dans les couloirs,
bavardages, cris, chahuts), de l'agressivité (tensions, émotions, pressions,
agressions), du racket, du vol ou du viol. Bref (si l'on peut dire !), on ne peut
plus tenir la violence à l'école à quelques actes précis, définis et délimités. La
question de la violence ne trouve son sens que dans la question pédagogique et
scolaire comme telle. On peut le penser en reprenant les réflexions de Pain :
« Violences scolaires ou violences tout court ? Les violences scolaires spécifiques sont avant tout psychosociologiques et sont portées par les problèmes
de locaux, de climat professionnel, de relation "pédagogique ". Le désir,
insaisissable, y joue les Pygmalions. Peut-être qu'aujourd'hui l'épistémolo-gie
culturelle de l'acte enseigner-apprendre mute. Et qu'en particulier
l'école est autant un espace-temps de jeu, voire de jeu identitaire prolongé,
qu'un lieu pour apprendre. Et qu'apprendre, c'est désormais tout ça en
même temps » [1992, p. 150].
21
Cela revient à dire qu'à travers la question de la violence à l'école on
commence aussi à percevoir que la question de l'autorité, si elle est liée à
l'apprentissage, ne peut en aucune façon s'y réduire.
Je ne t'aime pas, moi non plus
Restons-en là de ce deuxième constat sur la situation actuelle, à savoir
cette présence et cette persistance massive de l'aspect répressif quant à l'autorité à
l'école. Ce constat s'ajoutant à un premier, l'image contrastée de cette même
autorité. Nous avions annoncé trois aspects. Quel est donc le dernier ? Ceci : la
question de l'autorité à l'école jouit d'une réalité qu'on peut dire universelle.
Universelle quant aux lieux d'abord. Ne prenons ici que deux exemples hors de
l'Hexagone. Au Japon, selon Sakaï [1992], la rupture est brutale entre la famille, où
règne le « tout est permis », et l'école qui, elle, est régie par des règles de plus
en plus strictes. Les rituels y sont, par exemple, très contraignants : longueurs
de jupe, de veste ou de chevelure calculées au millimètre près, tenue
impeccable, garde-à-vous unanime à l'entrée du maître dans la classe, nettoyage
des locaux, soumission au chef de classe, etc. Comment, dans ces conditions, se
manifeste la question de l'autorité ? Non pas par le chahut, mais plutôt par le
refus ou la révolte brutale. Le refus, c'est l'obstination, manifestations psychosomatiques à l'appui au besoin, à rester à la maison, ce qui désespère les parents et
les maîtres. La révolte brutale, c'est ce qui se nomme Yi]ine, soit la constitution de
bandes violentes qui jouent les durs, martyrisent tel autre enfant qui sert de
souffre-douleur et sera parfois acculé au suicide, et s'attaquent même physiquement aux maîtres. Il existe même des bandes de filles qui sont d'autant plus
mal ressenties qu'elles transgressent le statut traditionnel de la femme japonaise.
Venons-en maintenant à l'Angleterre. Rome [1993] rapporte une enquête
anglaise qui a le mérite d'insister sur un aspect peu envisagé, soit les mauvais
traitements entre enfants à l'école. Or, les brimades, dans lesquelles il faut inclure les ternies insultants, la mise en quarantaine, la prise d'objets personnels,
les menaces, les coups entre enfants de force inégale, ont un impact non négligeable sur la qualité de la vie scolaire. L'inquiétant, c'est que le phénomène
semble se généraliser puisque plus d'un enfant sur quatre se dit victime de brimades (un sur dix fréquemment). Celles-ci sont deux fois plus nombreuses en
primaire qu'en secondaire et chez les garçons que chez les filles. La moitié des
brimades est verbale, le quart est physique. Une minorité d'enfants (2 à 4 %) reconnaît être auteurs ; ceux-ci agissent le plus souvent seuls sur des victimes du
même âge, en récréation principalement mais aussi en classe. Les parents sont
plus souvent prévenus que les enseignants. Plus de trois élèves sur quatre souhaitent
que les victimes soient protégées, mais ils ne sont qu'un sur trois à intervenir. Il s'agit
bien là d'un problème d'autorité, même si cette facette reste le plus souvent cachée.
L'universalité des lieux permet au moins de voir que les formes de la question de
l'autorité sont multiples, liées ou non à des questions culturelles.
Repérons aussi rapidement un autre aspect de cette universalité, celui qui
est lié aux promoteurs, et redisons cette évidence : les enseignants (ou les admi22
nistrateurs) ne sont pas les seuls à soutenir l'injonction de l'autorité à l'école. Les
parents doivent y être inclus, « Faites-le travailler ! », ne cessent-ils de répéter.
Hameline a déployé le sens de cette requête, et tout d'abord ceci : « Soyez exigeant pour nos rejetons : discipline, rigueur, régularité. Chargez-vous de la mise en
œuvre de ces idéaux ascétiques qu'imposent les circonstances, et déchargez de
leur poids nos épaules trop faibles » [1986, p. 110]. Mais encore ceci : fournissezvous vraiment les moyens de cette réussite ? Que valent vos méthodes ? Que
valez-vous, vous, comme enseignant ? Êtes-vous capable de faire preuve
d'autorité ? Derrière la demande, il y a le soupçon, l'enquête, la menace larvée.
L'injonction est bivalente et les familles ne manquent pas d'entourer les protagonistes directs de la réalité scolaire de leur sollicitation à l'autorité.
Et vous, chahuts propices, suspendez votre cours
Terminons par une dernière facette de cette universalité, celle du temps
(en sachant que nous resterons dans le monde contemporain, le chapitre suivant
étant consacré à l'histoire proprement dite). La question de l'autorité n'est pas
spécifique des années quatre-vingt-dix, même si la problématique de la violence se
fait plus présente (cf. plus haut). Les années quatre-vingt ont résonné des
mêmes échos, comme en témoigne l'étude de Hamon et Rotman [1984] sur le
secondaire. Ni la distance, parce qu'elle suscite la rébellion, ni la séduction,
parce qu'elle ne prend plus, ne fonctionnent convenablement, notent-ils.
« La relation d'autorité n'a plus pour finalité la conquête ; il s'agit, prosaïquement, de maintenir l'ordre. Et il convient, ici, d'abandonner nos farces et
attrapes adolescentes ; le chahut est mort. Le chahut, c'était un carnaval
rituel qui rythmait l'année lycéenne, un défoulement épisodique qui renvoyait au refoulement régulier » [p. 114].
Que s'est-il passé ? L'hétérogénéité des classes a délité la connivence
pour laisser place à une excitation multipolaire, un désordre incontrôlé, une
effervescence anarchique, brouillonne, dénuée d'objet. La discipline, non plus,
n'est plus ce qu'elle était. La séparation entre « profs normaux » et « profs chahutés » est devenue très floue ; l'arsenal et la graduation des sanctions perdent
leurs repères fixes. Personne ne parvient plus vraiment à savoir à quel stade, à
quel nombre de décibels, à quel pourcentage d'élèves debout, à quel degré de
familiarité dans le langage, commence l'indiscipline. La majorité des professeurs, à des degrés divers, éprouvent des difficultés à « tenir leur classe ». On
trouve encore, certes, des contentieux interpersonnels entre les maîtres et les
élèves, mais ils ne sont plus majoritaires : désormais, le rejet l'emporte sur la
malveillance ; les élèves se défoulent contre une obligation, un lieu, un discours.
Encore plus au collège qu'au lycée, le conflit balaie l'enseignant, le submerge, le
dépasse, le traverse, lui qu'on identifie de plus en plus à un rouage d'un système et
de moins en moins à un être singulier. Pourtant, dans le même temps,
l'enseignant ne peut qu'avoir l'impression d'être « lâché » par ses supérieurs,
pour deux causes : la multiplicité des conflits et l'inanité des sanctions.
23
Est-ce à dire qu' avant les années quatre-vingt la question de l'autorité n'était
que marginale ? Pas du tout, même si elle apparaît plus « idéologique ». Les années
soixante-dix voient, par exemple, se créer un Comité national contre la répression
dans l'enseignement [CNRE, 1974]. Cette fois-ci, c'est l'autorité de l'administration
qui est mise en cause et rapportée à la répression sociale. L'école, nous dit-on, est
malade des blocages sociaux et la société est malade de son système d'enseignement. Les crises, les incidents, les « affaires » se multiplient et l'autorité ne sait
réagir que brutalement, par l'exclusion. Le Comité est là pour dénoncer les sanctions qui frappent classiquement certains enseignants, mais aussi pour s'élever
contre les mesures à l'égard de certains élèves (redoublement, orientation, renvoi,
refus de réintégration, exclusion). Il tente de protéger la contestation émise par une
partie de la jeunesse vis-à-vis des pouvoirs de contrainte scolaire, familiale et sociale.
On le voit, dans les années soixante-dix, c'est dans sa forme administrative et sociale
globale que l'autorité est contestée. On en trouvera un autre indice dans la
déclaration du comité de rédaction des Cahiers pédagogiques [mars 1977] :
« La répression est donc un fait latent que l'administration met en œuvre à
tous les niveaux (notation, inspections, sanctions). Cette situation est inacceptable[...]. Ceci revient à dire que, par-delà une solidarité motivée, notre
attitude devant les cas de répression s'inspirera d'une contestation permanente à l'égard d'un système autoritaire qui tente de maintenir son pouvoir
par un arbitraire sélectif et dont nous devons faire tomber le masque libéral, en
opposant la réalité des faits aux proclamations de tous ordres » [p. 1-2].
Le ministre de l'époque, Haby en l'occurrence, avait intérêt à bien se
tenir ! Est-ce à dire que la question de l'autorité ne se pose plus d'abord dans la
classe ? Pas du tout. Mais ce retour rapide sur les dernières décennies nous permet
de montrer l'universalité de la question à travers des éclairages qui, eux, se
modifient.
Restons-en là dans cette première analyse des constats de la situation
actuelle et retenons que la question de l'autorité est marquée principalement par
trois aspects : une image contrastée ; une présence massive de l'aspect répressif ;
une réalité universelle. Tant et si bien qu'on ne peut pas parler stricto sensu de
problèmes d'autorité mais qu'on doit plutôt tenir que l'autorité est un problème,
que l'autorité fait problème. Autrement dit, ce n'est pas une question de
manifestation, mais une question d'essence.
Quelles explications ?
Si ces constats s'imposent, ils ne peuvent suffire car ils appellent des raisons. Les faits sont des faits. De plus, lorsque nous faisons surgir une réalité,
c'est déjà à l'aide d'un système d'interprétation. Ce qui précède l'a d'ailleurs
24
montré amplement : constat et explication s'imbriquent l'un l'autre. Essayons
cependant de reprendre ce second niveau et de l'ordonner : Pourquoi en est-il
ainsi ? Dans la situation actuelle, quelles explications apporte-t-on aux questions
que pose l'autorité à l'école ? Elles nous semblent relever de quatre ordres que
nous allons examiner successivement : le fonctionnement pédagogique, le fonctionnement des enseignants, le fonctionnement institutionnel, l'enjeu de société.
Les mousquetaires de la morale
Côté pédagogique, on expliquera souvent la réalité de l'autorité à l'école
par le fait suivant : tout acte éducatif est conflictuel, inévitablement et nécessairement conflictuel, comme l'explique Jean François [1990]. La relation pédagogique est attente et observation, guet et affût, approches et reculs. Elle n'est pas
seulement duelle, elle se nomme aussi duel. Chacun cherche à y défendre son
territoire : pour les élèves, un minimum d'indépendance et de reconnaissance à
être un au milieu de tous ; pour l'enseignant, un minimum de reconnaissance de sa
personne derrière sa fonction et son rôle. Chacun doit donc faire reconnaître
l'intégrité de sa personnalité. Certes, la relation pédagogique n'est pas la seule
dimension de l'enseignement, mais elle en est certainement la première : instruire, éduquer, former, c'est d'abord rencontrer. N'est-ce pas ce que signerait
cette sensibilité de l'école à la question de l'autorité ?
Oui, à condition de ne pas en rester à cet aspect psychologique et
d'atteindre la zone politique. N'oublions pas, comme le rappelle Forquin [1993] en
reprenant les travaux de Vincent [1980], que l'école s'est construite en se
donnant comme tâche première la moralisation de l'enfant, ce qui facilite,
certes, le travail pédagogique sur le plan disciplinaire, mais ce qui le dépasse
tout en le fondant. La forme typiquement scolaire de socialisation est, en effet,
une institution chrétienne moderne : l'idée d'enfermer, d'encadrer, d'envelopper,
de façonner totalement l'individu par l'éducation, est une idée apparue avec le
christianisme, institution « totale » de formation et de conformation en vue du
salut. L'idée est chrétienne et la réalisation sera moderne puisque ce modèle
s'imposera eî s'y appliquera dans une perspective d'éducation universelle.
L'œuvre de Jean-Baptiste de La Salle est ici déterminante, car elle est le moule de
l'école républicaine ferryste. La composante intellectuelle et instrumentale des
apprentissages scolaires semble ordonnée et subordonnée à une perspective de
contrôle des âmes et des corps, une perspective d'édification morale. L'autorité est
l'instrument et le symbole explicites de cette moralisation première dont la plus
haute vertu se nomme soumission.
Ne s'agit-il là que d'un combat d'un autre âge ? Faut-il clamer que ce
temps est révolu ? À voir. À la suite de bien des auteurs, Forquin souligne
qu'une des fonctions essentielles de l'école réside dans l'intégration d'un curriculwn caché... de soumission. Passer par l'école, c'est être marqué durablement
dans sa personnalité, au moins par trois choses : le fait de vivre constamment en
collectivité, avec toutes les contraintes physiques et psychologiques que cela
25
implique ; le fait d'être constamment en situation d'évaluation, susceptible
d'être loué ou critiqué ; le fait d'être toujours soumis au pouvoir de l'adulte. Or,
par quoi tout cela passe-t-il, sinon par l'autorité ? Ce qui signe la primauté de ce
curriculum moral caché sur le curriculum officiel (programmes et activités délibérément organisées), c'est que, bien souvent, à l'école les qualités de soumission
et de patience sont plus recherchées et récompensées que les qualités de
curiosité et d'efficacité intellectuelle. On peut se demander, d'ailleurs, si ce n'est
pas ce que plébiscitent certains parents quand ils critiquent l'absence de discipline et la liberté excessive qui régneraient à l'école actuelle. Cette plainte n'est ni
nouvelle ni réservée à notre pays. Une étude de Weber [1976] sur les parents
brésiliens souligne la rigidité des méthodes employées par les enseignants, et en
particulier l'autorité dont ils jouissent, autorité perçue comme une condition
pour faire acquérir un certain savoir. Pour les parents, l'obéissance, la soumission
qu'entraînent de telles méthodes, sont perçues comme un élément positif, dont le
résultat est la solidité des connaissances acquises. Tout se passe comme si, sur le
plan pédagogique, autorité, soumission, moralisation et acquisition des
connaissances fonctionnaient de concert et dans le même mouvement.
« // en a »
Curieusement, dans les « endroits difficiles », comme ce LEP du bâtiment d'Argenteuil dont parle Lansade [1985] en tant que professeur de français, le
fonctionnement semble conforter ce schéma. Le mécanisme est simple : être
chef, ça se mérite ; l'épreuve de force est donc obligatoire pour faire ses
preuves. Comment cela se traduit-il ? Sitôt les fiches de renseignements remplies en début d'année, le rite commence avec un seul but : « faire craquer le
prof », remettre en cause son autorité morale, physique, intellectuelle.
« Trente élèves se lancent dans un échange aérien de craies... Trente-six
élèves, entre 1,50 et 1,80 mètre, se lèvent brusquement et se mettent à hurler...
Deux élèves se bagarrent, suivis de dix ou vingt spectateurs-managers pour
arrêter le pugilat,,. Vingt montres se mettent à sonner au milieu du cours...
Et, toujours, dix, quinze élèves éparpillés dans la classe font leurs réflexions
à haute voix et en chœur » (p. 327).
Ces heures initiatiques relèvent de l'épreuve violente, systématique et
finie. Au bout de quelques semaines, si vous êtes encore là, un certain calme
s'installe dans la classe, une reconnaissance et une confiance sont acquises, un
travail plus serein débute, même si le calme n'est jamais le silence et peut toujours
être remis en cause pour faire place à une grande violence. L'autorité du maître
est reconnue, acceptée et saluée. Une socialisation s'opère qui permet
l'acceptation d'un certain nombre de règles abstraites, l'ouverture à la discussion
sur des problèmes généraux et l'affrontement « courtois » avec d'autres.
L'épreuve de force a, cette fois, débouché sur l'acceptation de la contrainte et de la
soumission. Très souvent aussi, le prof est au tapis, plus ou moins définitivement.
26
En même temps, bien que l'acte pédagogique soit une épreuve de force
-soumission et conflit - l'évolution a été sensible au cours des dernières décennies. Prost [1992] fait justement remarquer que les problèmes de discipline,
qu'on attribue souvent à l'intrusion des enfants du peuple dans l'enseignement
secondaire, tiennent tout autant au changement des méthodes d'éducation.
Même si les collèges avaient continué à ne scolariser que les enfants de la bourgeoisie, ils connaîtraient aujourd'hui de graves problèmes, car le rapport de ces
enfants à l'autorité adulte a changé. Cela amène certains à prôner un changement de méthodes pédagogiques précisément par une pratique autre de l'autorité.
Étudiant l'opposition diffuse à l'école secondaire dans les bons lycées en
Californie, Alpert [1981] note que cette résistance se manifeste par un refus de
participation aux discussions provoquées par l'enseignant (silence, réponses
elliptiques ou inaudibles), par une contestation des choix des sujets et des critères
des devoirs d'évaluation. Cette opposition ténue, si on veut bien la rapporter à
l'explosion présentée un peu plus haut dans les lycées professionnels (LEP),
exprime le mécontentement des élèves quant à l'approche pédagogique choisie
par certains professeurs. Ces derniers valorisent les connaissances et les talents
relevant de la culture générale et du langage académique, en ignorant le langage
et la culture spécifiques des adolescents. Basée sur la délivrance de la réponse
attendue par l'enseignant, l'interaction entre les élèves et le maître
s'apparente au mode de « récitation » en trois phases : question (orientée) ;
réponse ; évaluation. Le professeur se considère ici avant tout comme chargé
d'une mission : inculquer une culture définie par un programme. Autorité de la
culture et autorité du maître ne se disjoignent pas. Dans les classes où on ne
trouvait pas ce sentiment de résistance, le professeur laissait plus de place aux
réponses spontanées, aux références aux sentiments personnels des élèves, au
langage habituel des adolescents et à l'échange,
II se pourrait donc que cette « culture » scolaire du conflit, de la soumission
et de l'épreuve de force en matière d'autorité soit de plus en plus difficile à vivre,
quelles que soient les modalités sociales et culturelles de la remise en cause.
Quoi qu'il en soit, on comprend que l'explication des problèmes d'autorité à
l'école puisse être trouvée dans la nature et l'évolution du fonctionnement
pédagogique et que, en même temps, tout changement de cet ordre se traduise
par une résurgence de la question de l'autorité à l'école. Affinons maintenant
cette première série de raisons en examinant une deuxième catégorie de facteurs : le fonctionnement des enseignants. Pour toute une série de gens, en effet, si
l'autorité fait autant problème à l'école aujourd'hui, cela tient à la manière
d'être et de faire des maîtres. Huberman [1989] a, par exemple, souligné comment la première confrontation avec les élèves est vécue douloureusement par la
majorité des jeunes enseignants, ce qui se traduit par des problèmes de discipline,
marque de la difficulté à assumer un rôle :
« La socialisation, pour le jeune maître, c'est peut-être surtout l'intériorisation des modèles
de comportement liés à un statut et à un rôle qui existent en dehors de lui, et dont les
attentes des élèves ne sont pas la moindre des composantes. Le jeune maître se perçoit
d'abord comme jeune plutôt que
27
comme maître. Il en découle nécessairement des conflits de valeurs liés à ces
rôles sociaux distincts » (p. 253).
La question de l'autorité est ici liée à l'apprentissage d'un rôle (ce que
traduisent les allusions à l'univers théâtral). En même temps, elle peut renvoyer à
des difficultés psychologiques (timidité, manque de sûreté de soi, confrontation à
un groupe), des tourments existentiels, tout comme une préparation insuffisante, un
manque d'expérience et la pression des responsables hiérarchiques. Il n'est, dès
lors, pas étonnant que le moment initial d'entrée dans le métier soit vécu par
bien des enseignants en termes de catastrophe, de panique, d'angoisse, au point de
les déprimer et de remettre en cause leur choix professionnel. Bien entendu, leur
rapport avec les élèves s'en trouve perturbé : trop de sévérité pour les uns, trop de
laxisme pour les autres, et le tout à la fois pour certains. Et toujours, la question de
l'autorité.
Le cercle des dialogues disparus
Pour beaucoup, heureusement, l'entrée dans le métier n'est pas fatale.
Est-ce à dire que la question s'évanouit comme par enchantement ? Non, parce
que, face à la demande de dialogue des lycéens en particulier, les professeurs
doivent apprendre à répondre sur le même registre, ce qui ne manque pas de
mobiliser la problématique de l'autorité. Selon Marchand [1991], les lycéens
réclament des maîtres qui leur permettent de prendre la parole, donc qui ne se
contentent pas de leur donner la parole ou de leur enseigner à n'utiliser que la
parole académiquement convenable. Dans le système scolaire français, l'autorité
des maîtres repose sur deux critères principaux, l'autorité du savoir et
l'autorité de la preuve par soi. À partir du moment où on considère que l'éducation
a aussi comme rôle de permettre de mûrir, de faire grandir les pouvoirs de vivre et
d'être heureux sur les différents plans de la personne tout au long de sa vie,
d'autres formes d'autorité doivent être considérées, fondées cette fois sur le
dialogue. S'adresser à des lycéens en crise d'adolescence et en recherche
d'identité nécessite d'autres services d'autorité que le savoir et la preuve par soi. Le
dialogue, lui aussi, s'apprend, mais cet apprentissage suppose une formation des
enseignants, de façon à ce qu'ils autorisent les jeunes à prendre leur parole, à
dialoguer, à coopérer et à s'enrichir de leurs différences. Faute de cela, les
formes d'autorité qui vont prévaloir se voudront, certes, plus sécurisantes, mais
elles ne manqueront pas d'entretenir à l'école, sans pouvoir les traiter, ce qu'on
appelle justement des problèmes d'autorité. Cela revient à dire que c'est le fonctionnement même des enseignants, dans la mesure où il met principalement en
œuvre l'autorité du savoir et de la preuve par soi, qui génère et entretient de tels
problèmes.
En même temps, les professeurs sentent bien qu'ils ne peuvent pas s'en
tenir à une telle attitude, ce qui fait qu'ils essayent de la compenser. Ils mettent
alors en place une double stratégie de distance et de proximité qui les enferme
dans un cercle infernal. Nizet et Herniaux [1984] ont particulièrement bien
28
décrit ce fonctionnement à partir d'une étude sur les maîtres du technique et du
professionnel.
« Les enseignants du technique et du professionnel mettent en œuvre deux types de
moyens ; autrement dit, ils développent deux stratégies fondamentales. Une première
manière de les distinguer est de parler, d'une part, d'une stratégie de la distance, d'autre
part, d'une stratégie de laproximité[...]. La relation distante est une relation
asymétrique[...]. À l'opposé, la relation de proximité est une relation plus égalitaire,
une relation symétrique » (p. 33-34).
Les stratégies dures privilégient les contraintes réglementaires (standardisées, par recours au règlement) et les contraintes directes et personnalisées
(surveillance, consignes et ordres, menaces, voix, etc.). Les stratégies douces se
fondent, elles, sur l'aménagement et l'utilisation appropriés de l'espace, sur les
échanges d'information, sur les efforts pour mieux se connaître et se comprendre, sur les activités parascolaires, sur une certaine proximité physique et sur
l'effort pour faire valoir la nécessité de ce qui est fait.
Tout se passe comme si l'enseignant ne pouvait pas jouer à fond de l'une
ou de l'autre stratégie. S'il emploie les stratégies dures, il continuera à ressentir
un malaise car les contraintes directes et réglementaires jouissent à l'heure
actuelle culturellement d'une faible légitimité. S'il se tourne vers les stratégies
douces, il ne pourra gommer le fait que l'institution et ses objectifs subsistent en
arrière-fond. On en a un autre exemple dans le fait que les responsables scolaires promeuvent des objectifs qui sont dans la ligne de la pédagogie moderne, ce
qui implique des moyens doux ; mais, en même temps, ils mettent en place des
moyens de contrôle de type bureaucratique, ce qui a tendance à démobiliser les
acteurs. Comment les enseignants s'en sortent-ils ? Nizet et Herniaux décrivent un
scénario en trois temps. Premier moment : l'enseignant adopte une stratégie douce,
ce qui a pour effet de laisser un certain agrément à la relation pédagogique.
Deuxième moment : les élèves ressentent un malaise provoqué par
l'ambivalence de l'enseignant qui ne contraint pas au niveau des moyens mais
qui cherche ainsi à mieux obtenir au niveau des objectifs ce que l'élève ne veut
pas lui donner. Troisième moment : pour réduire cette incertitude et ce malaise, les
élèves vont avoir des comportements négatifs qui obligent l'enseignant à
basculer dans la stratégie dure.
Les enseignants s'en sortent donc plutôt mal. Et les élèves ? Que veulent-ils
? Leurs stratégies semblent fonder sur trois aspects : la poursuite d'un
diplôme ; le rejet de la formation offerte par l'école dans la mesure où l'offre
scolaire est très éloignée de leur modèle culturel ; l'aménagement de l'expérience scolaire. Sur cette base, ils peuvent jouer de deux comportements : le
retrait et l'opposition. Le premier sera lié avant tout aux stratégies douces et le
second aux stratégies dures chez les maîtres. Cela va engendrer des contre-stratégies chez les enseignants, à leur tour douces ou dures. Celles-là cherchent à
accentuer le côté doux ; l'enseignant sera alors de plus en plus vulnérable car les
élèves vont monnayer chèrement leur participation. Celles-ci vont tenter de
réduire une opposition de dimension collective en une opposition individuelle
29
par un traitement à part des leaders, quitte à entrer dans une escalade qui
s'épuise elle-même et à déboucher sur une mort institutionnelle (renvoi de
l'élève ou maladie du professeur). Il reste qu'à l'école les élèves n'ont pas à proprement parler de stratégies autonomes, mais uniquement des stratégies dépendantes, soit positives (acceptation) soit négatives (retrait ou opposition). Le
décalage culturel permettrait donc de mieux comprendre le fonctionnement scolaire
que le recours aux personnalités des élèves (non motivés, difficiles, etc.) ou aux
influences externes (familles, médias, société).
Faut-il tolérer le laxisme d'outre-Manche ?
Il est vrai qu'on est là dans des situations de rupture culturelle entre
l'école et les élèves. Ce n'est pas toujours le cas. Quand la continuité culturelle
l'emporte, d'autres caractéristiques se font jour : implication et enthousiasme
dans le travail, perception positive des élèves et de leur milieu extérieur, mise en
œuvre d'une stratégie de la fermeté proche qui allie l'exigence et la chaleur.
Mais, même dans ce cas-là, on peut continuer à distinguer des stratégies enseignantes douces ou dures. Les premières favorisent l'apprentissage de l'autonomie,
les secondes celui de la dépendance positive à l'enseignant. Ceci étant, il ne peut
y avoir de continuité totale entre l'offre scolaire et le modèle culturel du public.
Encore faut-il que l'enseignant soit en mesure de négocier avec ses élèves une
offre dont certains éléments sont en continuité avec leur modèle culturel et qui
puissent alors servir d'incitation à ceux qui ne le sont pas. Nous voici
renvoyés une fois de plus aux capacités de dialogue, de négociation,
nécessaires, semble-t-il, au fonctionnement des enseignants, mais dont on ne
peut assurer qu'elles leur permettront d'éviter les pièges de la double stratégie de
distance et de proximité.
Faut-il dire que ces difficultés de dialogue et de communication soient
une spécialité française ? Dans une certaine mesure oui, si l'on en croit une
étude comparative entre la France et la Grande-Bretagne rapportée par Rome
[1992] :
« L'approche anglaise centrée sur l'enfant apparaît beaucoup plus favorable à
l'apprentissage actif par la découverte. La créativité de l'enfant, notamment grâce à
la composition de courts "essais" dès l'école primaire, est encouragée ; les
réponses approximatives sont acceptées, améliorées, le maître souligne les aspects
positifs de la participation. En France, le maître est plus directif, il rejette les réponses
non conformes à son attente, critique plus négativement les erreurs et l'accent est mis
sur l'analyse logique, sur la grammaire, fondement d'une rédaction plus structurée,
plus que sur l'écriture créative. Par ailleurs, la moitié des instituteurs français observés
accordent une plus grande importance à l'apprentissage par cœur — étape indispensable selon eux à la maîtrise d'un sujet - qu'à l'acquisition de concepts, de
principes, à l'inverse de la majorité des instituteurs anglais. Mais dans ces deux pays
on observe peu d'occasions de discussion ouverte » (p. 130).
30
Où l'on voit bien, une fois de plus, que la question de l'autorité dans la
classe est indissociable des méthodes d'enseignement et d'apprentissage. En
Angleterre, l'enseignement est plus individualisé, la coopération entre pairs est
encouragée ; il en résulte une apparence de désordre. En France, au contraire, la
classe est beaucoup plus silencieuse et les élèves sont exhortés à effectuer seuls
leurs exercices sur table, voire même à éviter qu'on « copie » sur eux. Une telle
différence de rigueur dans la discipline entraîne des relations entre le maître et
les élèves contrastées. Maître d'un côté, facilitateur amical de l'autre.
Motivation extrinsèque d'un côté, intrinsèque de l'autre. Ordres précis d'un
côté, demandes argumentées de l'autre. Relations de distance avec les parents et
les collègues d'un côté, relations de proximité de l'autre. Avec cependant ce
revers de la médaille : les écueils de la profession semblent plus difficilement
surmontés par les instituteurs anglais. La distance préserve et justifie la distance.
Faut-il croire qu'une telle culture de la distance est au cœur de la gestion de
la classe en France et qu'elle caractérise fortement la question de l'autorité à
l'école ? On peut se contenter ici d'en émettre l'hypothèse. Mais, ce qui est certain,
c'est qu'elle s'inscrit fortement dans la compréhension du fonctionnement des
enseignants et, par là, dans les tentatives d'explication que l'on peut donner au
problème de l'autorité. Il se peut que cela n'atteigne pas le cœur de cette problématique, mais des manifestations importantes peuvent y être référées. On
sent bien, par exemple, que la liaison entre l'autorité et l'apprentissage est très
sensible et que toute attribution des échecs du second aux déficiences du premier
provoque de la répulsion. Par exemple, Albertas [1989], analysant les
absences des élèves au lycée, relève que les professeurs réagissent aux absences et
aux excuses en refusant toute autocritique de leur attitude. Pour eux,
l'absence ne saurait, en aucun cas, provenir d'une relation psychoaffective et
pédagogique déficiente. Pourquoi ? Parce que les enseignants lient l'absentéisme et les performances scolaires. Se reconnaître cause de l'absentéisme,
c'est se reconnaître cause des mauvais résultats. Autant donc laisser cela à
l'élève et à la famille, et ne pas endosser une telle responsabilité. Or, le lien n'est pas
évident entre le nombre d'absences et la réussite scolaire (on en trouvera une
preuve dans le sentiment d'injustice que ressent l'enseignant en présence
d'élèves absents mais qui réussissent). En revanche, le lien est assez bien établi
entre les absences des élèves et la gestion de la classe par les enseignants. Dans ce
cas, il y a deux motivations à l'absence : l'anticipation et la conséquence.
L'anticipation d'une absence signe le mauvais fonctionnement de la relation
sociale dans ses dimensions éducative et pédagogique. La conséquence relève de
situations subies par l'élève et qu'il ne parvient pas à infléchir malgré
quelques tentatives.
Vous avez dit disruptif ?
Nous venons de voir que la question de l'autorité peut être rapportée au
fonctionnement même des enseignants sous différents angles, notamment à travers
les conflits de rôle, la place du dialogue, la manière de conjuguer la dis31
tance et la proximité, la culture de la gestion de la classe et de la justification des
échecs. On trouve bien ici des « explications » au problème de l'autorité. Elles
approfondissent les premières que nous avions relevées, soit celles qui étaient
liées au fonctionnement pédagogique comme tel. Mais les fonctionnements
pédagogique et des enseignants n'épuisent pas le champ de ces explications. Un
troisième domaine doit aussi être abordé, le fonctionnement institutionnel proprement dit. Commençons par rappeler, à la suite de Durning [1991], que la violence est d'abord un fait institutionnel :
« La violence est un dysfonctionnement à hauts risques d'occurrence dans tout
collectif éducatif familial ou institutionnel du fait de l'association de la cohabitation
favorisant des rapports érotisés ou érotiques, et de l'éducation-socialisation des jeunes
par les plus âgés. La violence à enfant peut alors être considérée dans une perspective
relationnelle, comme une manifestation d'hostilité, et dans une perspective éducative,
comme une pratique sanctionnante » (p. 39).
Ce n'est pas parce que les châtiments corporels sont depuis longtemps en
France interdits en institution que la violence a disparu (cf. plus haut). Après
tout, le fait que la violence légère soit utilisée par la majorité des parents français, y compris parmi les professionnels de l'éducation, est à considérer comme un
signe. À ce titre, l'école, en tant qu'institution, reste prise dans une évolution
culturelle globale contradictoire : certains pays, comme le Canada et les pays
Scandinaves, ont interdit récemment toute violence à enfant ; l'autorité parentale
tend néanmoins à se réaffirmer sur fond de dénonciation de la non-directivité ; la
violence est valorisée dans les sports, les arts et les médias. L'autorité à
l'école se nourrit de ces différents aspects.
La question de la violence à l'école est elle-même, par certains côtés, un
produit institutionnel, comme le relèvent certains auteurs dont Tattum [1982]. Si
elle est venue à la une de l'actualité à la fin des années soixante, c'est parce
qu'elle résulte de l'allongement de la scolarité dans les démocraties modernes,
entraînant une explosion de la démographie scolaire et la concentration de cette
population dans des établissements que leur gigantisme rend difficilement
gérables, induisant des rapports humains distants et impersonnels, une discipline
d'autant moins acceptée qu'elle est plus mal comprise. Ajoutons, sur le plan
qualitatif, l'arrivée d'élèves qui ont intériorisé d'autres règles de conduite que
celles valorisées par l'école, voilà qui peut encore créer une raison supplémentaire
de conflits et de malentendus. Un tel phénomène de violence et d'indiscipline à
l'école a beau ne concerner directement qu'une faible minorité d'élèves (moins de
5%), il ne doit pas être mésestimé car il suffit à paralyser l'efficacité du système
scolaire et trouve de nombreux échos chez l'ensemble. D'ailleurs, selon la
théorie de la stigmatisation reprise par Tattum, l'élève disruptif (qui éclate, qui
franchit la ligne, qui transgresse...) n'est pas avant tout un enfant invalidé par
une carence de socialisation initiale ; c'est d'abord un enfant qui réagit à une
image déqualifiante, que lui renvoie l'institution scolaire, comme étant celle
d'un mauvais sujet. D'où la nécessité de restaurer à l'école les relations humaines
et d'y pratiquer sans restriction une morale de la réciprocité.
32
Les problèmes liés à l'autorité sont donc liés au fonctionnement institutionnel de l'école. On pourrait croire cependant que leur situation reste marginale,
même si elle est sérieuse. Or, il semble, au contraire, que ces problèmes
touchent le cœur même de l'institution, si l'on en croit cette fois un sociologue
français contemporain, Ballion [1993], qui n'hésite pas à présenter le lycée
comme une cité à construire. Quel est l'enjeu, en effet, selon lui ? Ceci : pour
poursuivre sa mission, le lycée doit inventer un nouveau mode de socialisation et
offrir aux lycéens la possibilité de donner un sens à leur condition d'élèves. Ce
qui ne tient plus, c'est le lycée social des années soixante-dix, en périphérie des
villes, où il faisait plutôt bon vivre, pour les professeurs comme pour les
élèves, malgré un faible rendement scolaire. Parce qu'il éponge son environnement, ce lycée est aujourd'hui débordé. Comment les chefs d'établissement
réagissent-ils ? Reprise en main, retour des sanctions, contrôle quasi obsessionnel
des absences, rétablissement des clôtures... Les autorités cherchent à manier
habilement l'autorité et l'écoute, rappel incessant de la loi et la facilité du
contact. Cela signifie qu'aucun type d'établissement n'échappe tout à fait à la
nécessité d'une patiente reconquête de sa légitimité. Le lycée est en panne de
modèle. Le lycée est obligé de renégocier, avec ses élèves, la place qui leur est
accordée, leur rapport aux études et à la discipline, et, avec ses enseignants, le
changement progressif de leurs pratiques professionnelles. Il faut donc
apprendre à gérer la démotivation chronique des élèves, leur attitude de
consommateurs, l'absentéisme croissant de certains d'entre eux, sans parler des
difficultés des professeurs qui laissent échapper leur « ras le bol ».
Le principal d'ordre
Derouet [1988] arrive au même constat pour les collèges. Au cours des
années soixante-dix, leur principe d'ordre s'est délité. Le collège unique a mis
face à face des individus sans être parvenu à leur fournir des contraintes suffisantes pour définir leurs comportements en situation. Le flou prédomine désormais
; la situation ne peut pas se mettre en ordre, les comportements des uns vis-àvis des autres relèvent trop de l'imprévisible ; en cas de manquement, le principe
de justice, qui permet d'en évaluer la gravité et d'en prévoir le mode de
réparation, manque lui aussi trop souvent de repères fixes et stables. C'est ce qui
fait que les individus au collège, professeurs et élèves, sont plongés dans cette
angoisse très caractéristique des situations non définies (imprévisibilité des
comportements et incertitude sur les critères de jugement). C'est ce qui fait que
chaque principal, chaque chef d'établissement, est désormais en quête d'un
principe d'ordre. C'est ce qui fait que les enseignants déploient un travail forcené
pour occuper les élèves et éviter, ainsi, que l'inattendu ne surgisse.
Où trouver cet impératif de justification qui donne du sens et des repères au
travail de construction des situations ? Comment retrouver un certain sentiment
d'un ordre juste ? Derouet en esquisse un premier indice :
« Le respect des élèves, bons ou mauvais, pour les notes montre un consentement à
l'ordre industriel, plus efficace que les punitions mêmes. Il semble
33
donc que les décisions réglementaires ne fassent que suivre un mouvement
plus profond, qui introduit très fortement les exigences industrielles dans
l'univers de la gratuité culturelle. Ce mouvement qui est sensible aussi dans le
besoin que ressentent les enseignants d'une définition plus professionnelle de
leurs compétences est sans doute un des faits majeurs des cinq dernières
années » (p. 10).
On retrouve ici la distinction majeure que fait cet auteur entre les principes d'ordre civique (celui du savoir libérateur), domestique (celui de la proximité
relationnelle) et industriel (celui de la technicité et de la compétence des
méthodes). N'entrons pas dans ces analyses, mais retenons plutôt que les collèges, en tant qu'institution scolaire, sont actuellement déstabilisés, faute, d'une
part, de ne plus pouvoir se référer à un principe d'ordre commun, faute, d'autre
part, de ne pouvoir se retrouver sur un modèle unique, ce qui engendre des
situations où le relativisme mou et le repli sur soi l'emportent et laissent tout un
chacun désemparé.
Cela est d'autant plus important que, dans ces conditions floues, les
élèves, de leur côté, manquent de repères pour vivre la tension permanente et
inéluctable entre deux positions. Ils peuvent choisir l'entrée dans la situation
construite par le professeur, ce que les enseignants nomment la participation ;
par là, ils adhèrent à un principe d'ordre, ce qui revient à accepter une place
inférieure, en faisant le pari, ardu, risqué et incertain, que cela leur offrira la possibilité de grandir, par le savoir, la confiance du maître ou sa compétence. Mais ils
peuvent aussi choisir de refuser cet ordre du maître, qu'ils pourront alors
ignorer, rejeter ou combattre, quitte alors à être renvoyés à une nature informe et
chaotique, quitte à se priver de la possibilité de grandir, quitte à devoir se satisfaire
de la communauté des petits ou à se reconnaître ailleurs un principe de
grandeur. Dans cette tension entre l'adhésion et le refus se montre la question de
l'autorité. Les techniques de participation (cours dialogues, débats) mettent à nu
et avivent ce choix dramatique. L'indiscipline mouvante et insaisissable,
l'impression de harcèlement que ressentent les enseignants dans les situations de
cours, désignent cette ambivalence. Il ne faut jamais oublier, en effet, qu'une des
façons de résorber la tension est de faire avouer au maître qu'il n'est pas
vraiment grand et que l'ordre n'existe pas. Cette tentation est d'autant plus forte
que le principe d'ordre est lui-même mal assuré et polyvalent, ce qui est bien le
cas aujourd'hui.
Chantons les louanges de l'enfant, il n'en sera que mieux puni
Fonctionnement pédagogique, fonctionnement des enseignants, fonctionnement institutionnel, voilà les explications que nous avons repérées jusqu'ici au
problème de l'autorité dans la situation actuelle. Il reste à examiner un quatrième
pôle, plus englobant : ce qui relève plus spécifiquement des enjeux de société.
34
Tout d'abord ceci : l'autorité relève tout simplement des conceptions de la
vie. Schématiquement, on peut opposer les optimistes, qui mettent l'accent sur la
liberté, les ressources intérieures et la motivation pour le développement, aux
pessimistes réalistes, qui croient que l'accès au savoir et l'acceptation des règles
sociales et morales ne se font pas sans contraintes et sans sanctions.
L'affrontement entre ces deux conceptions est permanent mais leur présence
commune prend parfois des figures assez curieuses. Douet [1987] montre ainsi, à
l'issue d'enquêtes faites auprès de maîtres de l'élémentaire, que ces derniers
développent toute une série de conceptions de l'enfant modèle qui peuvent
paraître fort irréalistes. Maîtres et maîtresses attendent « naturellement » de
l'enfant discipline et soumission. Une telle discipline imposée, qui fait partie du
pouvoir indiscuté du maître, correspond au portrait d'un élève malléable, assujetti
à l'institution, sorte d'élève récepteur-exécutant contrôlé par le maître
détenteur du savoir. Seule une minorité des enseignants interrogés accepte une
remise en cause de leur pouvoir, un droit à la discussion, à l'initiative et à l'autonomie de leurs élèves. Par conséquent, pratique et théorie sont inversement proportionnelles : les défenseurs des méthodes autoritaires sont rares chez les théoriciens (combien de Freinet, Ferrière, de Peretti pour un Alain ?) ; les
réalisateurs des méthodes libérales restent rares chez les praticiens.
Paradoxalement, cela peut s'expliquer par ce modèle de référence irréaliste
et idéaliste de l'enfant, que souligne Douet :
« On attend de l'enfant un maximum, et il doit en fait à la fois posséder toutes les
qualités. Les enseignants semblent penser à un élève idéal qui cumulerait les
possibilités d'attention, de disponibilité, d'obéissance qui font référence à un
enseignement assez traditionnel où il s'agit d'écouter et de reproduire, et aussi avoir
des qualités d'autogestion, de débrouillardise, d'organisation, c'est-à-dire une
autonomie suffisante pour se passer du maître » (p. 200).
On conviendra que la perfection n'a pas de limites. Mais il paraît aussi
qu'elle n'est pas de ce monde. Précisément, elle devrait l'être chez leurs élèves
pour les enseignants. Tant et si bien que deux plans se télescopent : celui des
qualités nécessaires à l'adaptation de l'enfant à la vie en collectivité à un
moment donné et celui qui correspond au futur adulte à former d'un point de
vue idéal. L'enfant actuel et l'être achevé semblent devoir ne faire qu'un. Inutile de
dire que l'enfant réel ne s'y retrouve pas totalement ! Il déçoit son image. Pour
autant, la modifie-t-il ? Non, et c'est là qu'interviennent l'autorité et son arsenal
répressif au besoin. Les punitions sont un moyen de faire pression sur l'enfant
réel pour le rendre conforme au modèle ; il ne faut donc pas s'étonner qu'elles
soient nombreuses et fréquentes, puisqu'elles sont là pour rassurer et réaffirmer
le maître dans sa raison de l'enfant idéal et rapprocher l'élève réel de ce qu'il
devrait être et, donc, de ce qu'il est. Il faut autorité garder.
Ces conceptions de la vie et de l'enfance représentent un enjeu de société
capital et permanent. Il est cependant possible que, sur cette toile de fond, un
enjeu plus actuel se présente dans l'urgence. Pain [1992] le résume de cette
façon : violence ou pédagogie ? Il part de cette idée : l'appareil scolaire vise
35
l'assujettissement éducatif ; la relation pédagogique est une relation de force,
une relation contrainte mais justifiée, morale, sereine si elle s'articule sur le
développement individuel et collectif (tant que le fantasme personnel peut postuler des sorties sociales, des statuts, liés au bagage du diplôme signifiant et
significatif). C'est la violence de la relation, du même, qui accroche l'élève ; il
reste à l'accrocher au savoir avant qu'il ne décroche d'une relation qui est souvent
ramenée à la contention. Cela signifie que le modèle de la capture relationnelle
(capturer et captiver) est au centre de l'appareil scolaire. Certains vont casser la
dépendance, après l'avoir intégrée, ce qui leur permettra de poursuivre la quête
de connaissances ; mais beaucoup, à présent, restent hors champ, ils vivent
autre chose et autrement, laissant à nu à l'école la violence d'une relation qui ne
réussit plus à enclencher un processus pédagogique.
« II faut en fait un minimum de complicité culturelle et de travail sur soi pour
réussir une carrière, en particulier à l'école. La soumission, comme les
somatisations, fixe l'angoisse. La promotion sociale la liera. L'imagination la
métabolise. L'agression la "réalise" » (p. 76).
Les fracassements de la quotidienneté
Ce qu'on appelle violence à l'école (au sens où l'on se plaint qu'elle envahit
aujourd'hui les établissements) signe donc en fait l'échec du fonctionnement intégrateur de la violence pédagogique proprement dite. Le mécanisme d'apprentissage
ne peut fonctionner que s'il se fonde sur une possibilité mimétique, sur une voie
d'ouverture vers le désir du maître, vers cet objet désirable qu'est dans ce cas de
figure le savoir. De plus en plus, actuellement, le mécanisme se grippe car l'instance
de la requête d'imitation (imite-moi, c'est-à-dire écoute-moi et apprends) se brise
sur un message de la négation trop bien entendu, qui peut prendre au moins deux
formes : soit je ne pense pas que tu le puisses, soit ça ne servira à rien car ça ne
t'emmènera pas bien loin. Quand ce second message devient trop prégnant, la pédagogie ne peut plus contenir les manifestations de la violence. L'inscription sociale
de l'école devient immédiate, elle ne peut plus se finaliser par un en-dehors d'ellemême en termes de pourvoyeuse d'avenir, elle en est réduite à des fracasse-ments de
la quotidienneté et à la consommation exacerbée de « problèmes » d'autorité. On
comprend dans ce cas encore mieux que cette dernière soit au cœur de cet enjeu de
société, violence ou pédagogie.
On comprend dans ces conditions que la recherche de remédiations se
fasse urgente. A-t-on jamais autant formé à la gestion des conflits, par exemple ?
Certains s'en tiennent à la promotion de techniques. Ainsi Gordon qui apprend à
faire en sorte qu'il n'y ait ni gagnant ni perdant et qui décrit des étapes de la résolution de conflits en les faisant précéder de deux autres phases (l'observation et
le décodage de ce qui se passe dans la relation, l'apprentissage de la « communication claire ») [cf. Mansion, 1989]. D'autres croient plus à une rupture
qu'à un aménagement. Ainsi Defrance [1988] qui demande que l'on casse le
lien entre la loi et la violence, la loi et l'arbitraire. Commençons par considérer
que la violence est d'abord et avant tout une réponse. Quand les enfants ne sont
36
plus placés dans des situations leur permettant de découvrir que la loi est la
condition de la liberté, ils peuvent être tentés de l'assimiler au caprice adulte. Et,
dans ce cas, l'interdit se substitue à F« inter-dit », les contraintes arbitraires
gomment les nécessités de la vie collective. D'autant qu'on ne voit pas pourquoi
l'école échapperait aux effets de la déstructuration des rapports sociaux. Bien
souvent, la violence visible de la délinquance constitue une réponse à la violence invisible de conditions de vie inacceptables. Certes. Mais que peut faire
l'école ? Peut-être dépasser la problématique du savoir par la problématique du
pouvoir, en considérant qu'il ne peut y avoir appropriation active d'un savoir
que si le sujet accède ainsi à un pouvoir augmenté.
Or, l'expérience du pouvoir à l'école est celle d'un pouvoir ressenti le
plus souvent comme arbitraire ; ce n'est pas pour rien que les notations et
l'orientation cristallisent les rancœurs. L'apprentissage des fatalités de la violence et, d'abord, de la violence institutionnelle commence très tôt. D'où la
nécessité de développer les capacités de changer la loi, ce qui est autre chose
que de fermer les yeux sur les infractions, de tolérer les infractions. Il s'agit
alors de savoir comment on peut développer chez les enfants et les jeunes les
capacités à faire la loi. Cela serait-il possible ? C'est au moins ce qu'appelle
Defrance en terminant :
« La violence "visible" est donc une réponse à la violence "invisible". C'est lorsque
le sujet est soumis à un pouvoir qui s'exerce "contre" lui - soit directement, soit
indirectement - qu'il peut avoir recours aux comportements violents ou aux extraits
apathiques, à la violence dirigée contre autrui, ou retournée contre soi-même, Qu
'est-ce donc que déraciner les causes de la violence lorsque l'on a la responsabilité
d'éduquer ? C'est créer les situations qui permettent à l'éduqué de découvrir que le
pouvoir peut s'exercer "avec" et non "contre" lui... Tout le problème est donc que
l'éducateur exerce un pouvoir qui donne pouvoir.,. La question n 'est pas de savoir si
les contraintes sont nécessaires mais si elles sont justifiées. Et la loi n'est la loi que si
elle rend libre... La violence signe l'impossibilité de la rencontre » (p. 107, 108 et
110).
Où l'on voit que la question de l'autorité, à travers celle de la violence,
ouvre à un questionnement capital autour du pouvoir et de la loi. Nous n'engagerons pas ici un débat sur ce point car, pour le moment, l'essentiel n'est pas là
mais plutôt ici : plus qu'à une question de méthodes, les explications que l'on
peut donner aux difficultés actuelles sur ces problèmes renvoient à un véritable
enjeu de société, même si, comme nous venons de le percevoir, les accents sont
différents (conceptions de la vie et de l'enfance ; violence ou pédagogie ; dissociation de la loi et de l'arbitraire).
Le cours de la matière première
Rappelons notre démarche. Tentant d'examiner, à propos de l'autorité, la
situation actuelle, nous avons pu faire plusieurs constats : son image est contrastée,
l'aspect répressif y est massivement présent, sa réalité frise l'universalité.
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Cela fait que, plus que de problèmes d'autorité, on peut avancer que c'est
l'autorité elle-même qui fait problème, qui est un problème. Ces constats débouchent sur des explications relevant de quatre ordres : le fonctionnement pédagogique, le fonctionnement des enseignants, le fonctionnement institutionnel,
l'enjeu de société. En même temps qu'un état des lieux, il s'agit là d'une première explication de la question de l'autorité à l'école aujourd'hui. On conviendra
qu'elle n'est pas suffisante et qu'elle mérite maintenant d'être approfondie par
des démarches plus systématiques relevant de diverses approches. Il
n'empêche. Telle qu'elle est, cette démarche nous permet déjà de poser
quelques jalons essentiels sur les trois axes transversaux que nous voulons privilégier (le triangle pédagogique, le savoir et la socialisation, le sens de l'éducation).
En ce qui concerne le triangle pédagogique, il est clair que l'autorité se
situe sur l'axe « former », dans la mesure où elle se joue dans les rapports entre le
maître et les élèves, mais qu'en même temps son système justificatif relève du
processus « enseigner », soit du rapport maître-savoir. Parce que le maître
détient et représente le savoir, il régit les relations avec les élèves. L'autorité du
savoir donne autorité sur les élèves dans la classe. Mais il y a plus : justifiée par «
enseigner », fondée sur « former », l'autorité est finalisée par « apprendre ». En
effet, elle ne fait fonctionner la situation pédagogique de cette manière que parce
qu'elle prétend réaliser ainsi le rapport entre les élèves et le savoir.
Seulement l'autorité, articulation de la relation et de l'apprentissage, peut se
retourner aussi bien contre l'une (dans des blocages relationnels ou des perversions sadomasochistes) que contre l'autre (en utilisant l'apprentissage comme
une punition ou en faisant prendre l'apprentissage comme une contrainte et un
déplaisir). Les professeurs ont beau craindre qu'il en soit ainsi, ils ne peuvent
que s'y résigner. Ils savent inefficaces les punitions et les sanctions, mais ils ne
savent y renoncer, comme si la raison d'être de ces dernières était d'un autre
ordre, qui pourrait bien être celui-ci : apparaître comme des « réparations symboliques » d'une déficience du rapport entre les élèves et le savoir.
Il apparaît donc que, à la base de la situation pédagogique, il faille poser
une rencontre conflictuelle entre le maître et les élèves, une tension entre la rencontre et le conflit. Cet aspect est premier et signe la fonction de soumission, de
contrainte, d'enfermement sur laquelle l'école s'est construite. La question de
l'autorité marque cette « matière première » de la situation pédagogique. Cela
justifie qu'on fasse reposer le triangle sur l'axe maître-élèves, même si, formellement, tous les côtés sont équivalents et spatialement possibles. Sur cet axe,
chacun est constamment tenté de passer d'une relation de proximité (qui tend
vers la symétrie) à une relation de distance (qui pose l'asymétrie), de faire alterner
les stratégies douces et dures en classe. Chacun semble pris dans la contradiction
de devoir assumer à la fois le rôle institutionnel et le rôle de développement des
personnes. Naviguer d'une attitude à l'autre exprime et entretient un malaise
chez l'enseignant. D'autant que ces difficultés de l'axe maître-élèves ne renvoient
pas seulement à l'axe maître-savoir mais aussi à l'axe élèves-savoir. En effet,
celui-là ne peut fonctionner que s'il trouve un écho en celui-ci. La
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question posée alors est celle d'une certaine continuité culturelle entre la culture
des élèves et la culture proposée et reconnue à l'école. Si rien de ce qui «
concerne » les élèves ne rentre dans le fonctionnement scolaire, seuls restent le
retrait, l'opposition... et les problèmes d'autorité. Par conséquent, le rapport
entre le maître et les élèves dépend du rapport entre les élèves et le savoir. En ce
sens, comme nous venons de le voir, l'autorité est bel et bien une articulation des
trois axes du triangle pédagogique.
Le retour de l'en-soipour soi
Pour autant, cette articulation est susceptible de bien des figures. C'est
bien ce qui va nous permettre d'éclairer le lien entre le savoir et la socialisation,
deuxième point transversal. Très souvent, en effet, on utilise l'autorité pour justifier
le processus « enseigner » et clore toute démarche vers « former ». La possession
du savoir par l'enseignant fait alors autorité sur la situation pédagogique en tant
que telle. Il en résulte des dysfonctionnements dans la relation entre le maître et
les élèves et des appels à envisager la question de la socialisation à l'école,
lorsque la position classique d'une autorité fondue dans la coalition pro-fesseursavoir-institution ne peut plus être tenue. Alors « former » réclame sa part et sa
place. La question de la violence et l'impossibilité de la réduire à quelques
actes délictueux, quand elle ramène dans ses filets tout le problème
pédagogique et scolaire, montrent bien que le problème de l'autorité est, certes, lié
à la question de l'enseignement et de l'apprentissage, mais que, en même
temps, inéluctablement, il la déborde. Seulement, il est devenu d'autant plus difficile de socialiser qu'il n'y a pas d'accord, dans les collèges et les lycées, sur
des modèles de référence ou des principes d'ordre. Principes et buts communs
manquent, tant et si bien que la tension se fait beaucoup plus forte entre l'adhésion
et le refus au principe d'ordre que le maître propose-impose-cherche à
imposer dans la situation scolaire quotidienne. D'où ces tentations et ces tentatives
disruptives latentes ou fortes qui émaillent le « comment être ensemble » et
diluent la socialisation. Pourtant, selon certains, « grandir » c'est accepter de
passer sous la loi du principe d'ordre du maître « supérieur » et accepter de
dépasser le seul refus de cet ordre ou de le combattre. Mais comment rencontrer
et gérer cette loi... ?
C'est ici que le rapport entre le savoir et la socialisation débouche sur le
troisième point transversal, le sens de l'éducation. Cette première approche de
l'autorité dans sa version actuelle montre qu'il y a urgence à penser l'éducation,
car le système ne tient plus. Nous l'avons dit : l'autorité elle-même fait problème, non pas dans ses manifestations, mais profondément dans son essence.
L'autorité a beau être là, par exemple, pour rappeler à l'enfant réel qu'il doit se
conformer à un modèle de l'enfant idéal, à la fois obéissant et autonome, tout en
lui reprochant de déroger à cet enfant idéal, elle ne peut plus se justifier de cette
manière. Qui plus est, il apparaît qu'en fait l'autorité ne peut pas exister pour
elle-même. Elle a toujours besoin de trouver sa raison d'être dans autre chose
qu'elle-même. Ainsi, quand l'équilibre entre la fonction relationnelle et la
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fonction d'apprentissage est trop difficile à trouver, quand l'apprentissage ne
s'effectue plus, l'autorité devient alors trop brute, trop brutale et fait problème.
Autrement dit, l'autorité a beau se situer dans le rapport entre le maître et les
élèves, elle désigne en même temps toujours un au-delà de ce rapport, elle
semble avoir besoin de se justifier par autre chose qu'elle-même : jamais en soi,
toujours pour soi. Et un rêve peut-être : un en-soi pour soi.
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La longue plainte du désordre
L'actualité tue la distance. Distance critique certes, mais aussi distance
historique. Ainsi en est-il de la violence à l'école par exemple : parce qu'elle
tend à devenir le pain quotidien des médias, elle apparaît comme une réalité
immédiatement et nouvellement angoissante. Aurait-on perdu toute profondeur de
champ ? Avant de célébrer, pour le regretter, un tel phénomène, ne convient-il pas
de se donner un peu d'épaisseur historique ? L'objectif n'est pas alors de
relativiser les perceptions présentes, mais plutôt de prétendre un peu mieux les
comprendre. Non pas que l'affaire soit de l'ordre de la répétition. Le fonctionnement des mécanismes de l'autorité à l'école, voilà ce que nous cherchons à
approcher et nous faisons le pari que l'approche historique n'est pas, dans ce
cas, dénuée de sens.
Il ne s'agit pas pour nous pour autant de faire l'histoire de l'autorité à
l'école. Il s'agit plus simplement d'interroger l'autorité sous un angle historique pour en saisir les formes et le sens. L'approche sera donc délibérément
plus réflexive qu'attestative. Pour des raisons de clarté dans l'exposé et pour
privilégier la période récente qui, a priori, est plus déterminante au moins sur le
plan des références, nous distinguerons deux parties : jusqu'au xixe siècle,
d'une part, les xixe et xxe siècles, d'autre part.
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La coercition, une très vieille histoire
L'histoire de l'autorité, c'est d'abord l'histoire de la coercition. Voilà ce
qui peut étonner celui qui se penche sur la question. Banalité ? Oui, certes, mais
aussi interrogation : comment se fait-il qu'il en soit ainsi ? Ne peut-on éduquer
sans frapper ? Essayons de retracer le cours de cette complainte de la coercition.
Déjà, chez les Anciens, elle dominait les autres méthodes, si l'on en croit
Marrou [1965]. La mémoire et l'imitation sont les qualités les plus prisées chez
l'enfant ; pour les favoriser, on recourt à l'émulation mais, avant tout, aux réprimandes et aux châtiments. Tant les Grecs que les Romains, quand ils pensent à
l'école, se souviennent en premier lieu des coups. La férule n'est que l'arme
normale dont le maître appuie son autorité ; elle est le symbole de l'école, elle en
trace la vie quotidienne. Dans les cas graves, l'enseignant aura recours à un
supplice plus raffiné : le coupable sera hissé sur les épaules d'un camarade et
fustigé de main de maître !
Le poids des mots, le choc des coups
Est-ce à dire que ces comportements ne touchent pas la sensibilité des
Anciens ? Non, dans la mesure où, dès la fin du Ier siècle, les théoriciens de
l'éducation vont éprouver quelques doutes sur la légitimité et l'efficacité de ces
méthodes brutales et prôner d'autres moyens (émulation, récompenses, amour
des études). On constatera même une évolution générale dans le sens d'un
adoucissement de la discipline, d'une indulgence croissante, tant et si bien que
les moralistes austères protesteront, cette fois au nom de la vieille tradition,
contre cette « éducation amollie ». Il n'empêche. Tout cela sera affaire de
nuance, car les coups resteront la règle. Retenons cependant que, très tôt, le
débat est posé quant à la justification et aux effets de la pratique coercitive «
normale ». Faut-il même s'étonner de cette dernière ? Après tout, comme le
relève Douet [1987], dans bien des cultures, les mots eux-mêmes confondent
éduquer et punir : musâr, en hébreu, ou paideia, en grec, en sont de bons
exemples.
Il faut dire que la coercition va se trouver prise dans la coalition religionéducation. Rapidement, la punition va se transformer en faute et, donc, générer
un jugement moral qui débouche sur une culpabilité que seule l'expiation religieuse peut traiter. Sous l'influence de la religion et, en particulier, dans un
monde scolaire régi le plus souvent par des religieux, la discipline et les punitions s'allient à une conception de l'enfance en danger. L'enfant est perçu
comme un être impur, comme une âme à sauver, au besoin malgré lui, tâche qui
appartient aux adultes responsables qui l'entourent. On se trouve là en présence
d'une idée de l'enfance. Est-ce la seule et va-t-elle évoluer ? Ariès [I960] a
insisté sur le fait qu'au Moyen Âge le sentiment de l'enfance (au sens d'une
personnalité enfantine spécifique) n'existe pas : « L'idée d'autorité, ou plutôt de
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délégation d'autorité, l'idée moderne d'un code de discipline que des agents
d'autorité seraient chargés défaire respecter leur restait étrangère » (p. 271).
Pour autant, il y avait bien une éducation et des règles de vie, mais le modèle
était celui du compagnonnage et non celui de l'école. La relation féodale, souvent
violente cependant, relevait de l'autorité de parrainage des anciens sur les plus
jeunes. C'est donc à partir du xvie siècle qu'on voit émerger cet enfant impur
qu'il va falloir corriger pour assurer son salut.
Seulement, à cette première image de l'enfant va s'adjoindre tout aussitôt
une image antagoniste de l'enfant comme être innocent, candide, vulnérable,
qu'il faut donc protéger puisqu'il est en danger. Ces deux représentations
s'accordent cependant sur le fait qu'il faut enfermer l'enfant et l'isoler du
monde adulte. Malgré ce contrepoint, la discipline stricte va faire la loi : la surveillance sera constante, la délation érigée en principe de gouvernement, les
punitions corporelles étendues et permanentes. Au xvme siècle, Rousseau et
bien d'autres auront beau amener à considérer l'enfant comme une source
d'espoir, un porteur de qualités humaines à protéger et à éveiller, ils se heurteront
à la réalité de la prégnance de l'Empire et des écoles militaires napoléoniennes
chargées de former une jeunesse vigoureuse, capable de lutter avec force et
succès, requérant de fortes punitions en cas de faiblesse, de révolte ou de
méchanceté. L'école du xrxe siècle en restera marquée, même si l'attitude
scientifique nouvelle d'observation tend à se répandre. Au total, les conceptions de
l'enfance ont beau avoir évolué, elles ne semblent pas avoir beaucoup mis à mal
la réalité quotidienne scolaire de la coercition.
Gentille, gentille, la théorie
On peut avancer que, sur le plan historique aussi, la dissociation entre la
théorie et la pratique est flagrante. En effet, la théorie (mais cette fois, au sens de
procession) des pédagogues, qui ont cherché à privilégier d'autres moyens que le
fouet, est impressionnante. En reprenant Compayré [1880)], convoquons-en
quelques-uns pour nous en persuader. À croire qu'à la longue plainte des coups
émise par les enfants répond en écho la complainte des pédagogues. À l'école du
Moyen Âge, entre le XIe et le XVe siècle, c'est l'esprit monastique qui
l'emporte, ponctué par le fouet, dont on dira que la grande victoire du xV 2 siècle
sera de réduire de moitié les lanières. Pourtant, dès le xiv 6 siècle, un grand éducateur comme Gerson prônera la douceur et la bonté. Plus tard, chez les jésuites,
l'émulation sera bien une méthode pédagogique privilégiée (dans chaque classe,
joutes oratoires, combats de récitations, académies de rhétorique, compositions
mensuelles, décorations opposeront deux groupes, les Romains et les
Carthaginois). Mais la coopération des élèves au maintien de l'ordre ne se
contentera pas de donner aux meilleurs le droit de relever les absences, de relever
les devoirs ou de supprimer les punitions légères, elle ira, quand le collège n'a
pas de correcteur officiel, jusqu'à confier à certains d'entre eux le privilège de
fouetter leurs camarades.
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Les oratoriens, de leur côté, privilégieront le respect sur la crainte, la
déférence sur l'obéissance, même s'ils n'abolissent pas les châtiments corporels. Comme le dit un de leurs théoriciens, le père Lamy, « il y a plusieurs autres voies que le fouet, et pour ramener les enfants à leurs devoirs,
une caresse, une menace, l'espérance d'une récompense ou la crainte d'une
humiliation font plus d'effet que les verges » [in Compayré, t.I, 1880, p. 222]. La
douceur et la prudence sont donc plus souhaitables que la force. Les jansénistes
iront encore plus loin. Ils ont beau défendre théoriquement la perversité
originelle et irrémédiable de l'homme, ils n'en retiendront pas moins que
seules valent les attitudes de tendresse et de pitié, de vigilance, de
patience et de douceur. Parler peu, beaucoup tolérer et prier encore davantage,
voilà ce qui était recommandé. Les châtiments étaient donc pratiquement
absents, comme l'émulation dont on craignait qu'elle n'éveille l'amourpropre. Port-Royal veut retirer du monde ; d'autres, au contraire, prétendent y
préparer, tel l'abbé de Saint-Pierre (1730). Celui-ci, sur la base du principe
d'utilité, propose d'inculquer de bonne heure le sens des responsabilités sociales
en multipliant les punitions et les récompenses scolaires, images des succès
et des échecs qui dans la vie attendent la bonne ou la mauvaise conduite. Il
propose de transformer les élèves en électeurs en érigeant des jurys d'honneur
et des tribunaux dans la classe. Tous les mois, le suffrage universel désignera la
camarade la plus patiente, la plus intelligente. Certaines seront jugées par la
classe et condamnées à rester debout ou à genoux un temps plus ou moins
long. Il se peut qu'on ait encore affaire à de la coercition, mais on reconnaîtra
tout de même qu'elle est empreinte d'une certaine douceur, au regard des
pratiques d'alors.
Si l'on connaît peu cet abbé, on ne peut en dire autant de Locke [1693] :
son influence sur l'éducation a été réelle, au moins en tant que référence théorique. Il condamne l'usage du fouet, sauf dans les cas de désobéissance volontaire
; mais, quoi qu'il en soit, ce n'est jamais le maître qui exécutera la sentence : un
domestique y pourvoiera. Pour quelle raison ? Parce qu'il ne faut pas que la colère
du maître trouble l'enfant et perturbe son intelligence. Locke bannit tout autant les
récompenses sensibles que les punitions matérielles, il ne compte que sur
l'amour-propre de l'enfant à qui il faut faire aimer l'honneur et la véritable
louange. Les conseils et la discussion doivent remplacer rapidement et
progressivement le commandement, et ce dans un véritable esprit d'éducation à la
liberté qui a confiance dans la raison des enfants. Rousseau [1762] pourra
s'appuyer sur Locke de bien des manières. On connaît ses positions et sa théorie
éducative fondée successivement sur la nécessité, la recherche de l'utile et le
cœur. En bon disciple de Rousseau, Bernardin de Saint-Pierre [1784] supprimera toute sanction, c'est-à-dire les récompenses et les punitions ; il combattra
aussi l'émulation. L'auteur de Paul et Virginie a compris, plus que tous les
autres, le prix de la bonté, de la douceur et de l'amour ; il déplore que, de toutes
les espèces sensibles, l'espèce humaine soit la seule dont les petits soient élevés à
force de coups.
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Lumières d'enfance
Au même moment, Kant [1785] cultivera la raison plus que l'amour. Il
n'en reste pas moins que lui aussi s'attache à respecter la liberté de l'élève. Il se
plaint des parents qui n'ont de cesse que de vouloir briser la volonté de leur
enfant. Il n'est pas nécessaire, dit-il, de résister beaucoup aux enfants si l'on n'a
pas commencé par céder avec trop de complaisance à leurs caprices et par tout
accorder à leurs cris. Plus que Rousseau, en fait, Kant va beaucoup servir par la
suite pour définir et justifier une discipline libérale qui tend à rendre l'enfant
capable de se gouverner lui-même par sa propre raison, qui demande au maître de
n'intervenir que pour diriger une volonté mal éclairée, qui va assimiler assez
facilement ordre, raison, volonté et bien, et qui va joindre dans la justification la
maîtrise interne et la maîtrise externe. Le problème, c'est qu'une telle théorie va
venir assez facilement appuyer et conforter une pratique qui, elle, reste fondamentalement coercitive. Tant et si bien que l'école, devenue républicaine, va
rester disciplinaire, comme nous le verrons plus loin.
Le fol espoir des pédagogues du xviii6 siècle, ainsi que le souligne très
bien Grandière [1985], est de croire à une transformation rapide de la société par
une éducation renouvelée. Locke et bien d'autres en arrivent à définir l'enfant
comme une capacité vide. On est loin de la nature mauvaise, marquée par le
péché, issue de Saint Augustin. Pourtant, le résultat est à peu près le même. Le
maître devient souverain et la priorité est en fait donnée à la discipline. En effet,
étant donné leur caractère malléable, les enfants, qui ne sont pas mauvais mais
plutôt disponibles, ont une capacité toute spéciale à l'habitude. Autant donc leur en
donner des bonnes ! Autant protéger cet être passif contre tout ce qui pourrait le
déformer et le corrompre ! Il y a là du devoir éducatif... C'est ce qui amènera
certains à éloigner cet être fragile du monde, à exercer sur lui une surveillance de
tous les instants et, même, à instituer un enfermement complet. « Protéger
l'enfant, c'est d'abord lui imposer une vie bien réglée, l'habituer, au sens fort du
terme, à vivre régulièrement, à ne pas tomber dans la facilité des impulsions du
moment, à résister aux faiblesses des sens, aux passions » (p. 36).
L'enfant des Lumières a beau ne plus être ontologiquement mauvais, il
reste naturellement fragile et culturellement redressable. Les conceptions ont beau
changer, les pratiques ne se modifient guère car elles continuent à s'alimenter en
justifications dans des théories malléables. La discipline règne... et les plaintes des
régents s'élèvent une fois de plus : bas niveau des élèves, manque constant d'application, dégoût des études, absence de modestie et de docilité. Cela n'empêche
nullement les écrivains pédagogiques de prôner des relations entre le maître et les
élèves à l'image des relations entre le père et les enfants, qu'on veut empreintes
d'amitié, loin de tout châtiment corporel, de toute dureté et de toute sévérité. Le
discours n'a-t-il de sens que parce qu'il dénonce ? N'oublions pas cependant que la
réalité sociale s'introduit ici [Crubellier, 1979]. L'enfant du peuple et l'enfant
bourgeois ne sont pas élevés de la même manière. Les traités des civilités puériles et
les théories éducatives vont d'abord s'adresser au second, mais ils rejoindront peu
après le premier par le canal de l'école. La famille populaire inculque un code
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minimal de règles strictes, très souvent par les coups ; mais, pour le reste, elle
laisse l'enfant très libre. La famille bourgeoise préfère une surveillance de tous les
instants (parents, domestiques, précepteur), qui tend un réseau subtil de règles à ne
pas enfreindre, envahissantes, appliquées sans défaillance mais sans violence. Cette
intériorisation précoce de la discipline se traduit par le côté « bien élevé » que
donne le respect de la politesse et qui tendra à descendre sur l'ensemble de la
hiérarchie sociale par la scolarisation obligatoire, quitte à appuyer une telle intégration par des moyens plus vifs, visibles et douloureux.
Le corps de l'âne
Inutile de prolonger cette première approche historique. De l'Antiquité au
XVIIIe siècle, dès qu'on examine la question de l'autorité à l'école, c'est d'abord une
affaire de coercition qui prédomine. L'histoire des pratiques pédagogiques est une
histoire violente et on ne peut même pas dire que cela allait de soi. Non, puisque,
dès le départ, on trouve nombre de théoriciens pour le dénoncer et vouloir substituer,
par exemple, la douceur à la force. Les théories ont constamment lutté contre les
coups, le fouet, l'humiliation et tout le reste ; elles se sont toujours heurtées aux
pratiques dominantes et à une récupération dans les justifications. L'autorité est,
certes, liée aux conceptions de l'enfance, la discipline est, certes, affaire de choix
philosophique et culturel, de choix éducatif et de choix pédagogique. On en
arrive ainsi à se demander si la question même de l'autorité ne signe pas
l'impossibilité de tenir ensemble tous ces choix. Elle désigne à la fois la volonté
de combler le fossé entre théorie et pratique, le moyen de le faire et l'impossibilité
d'y parvenir. Décidément, l'autorité est une drôle d'histoire (sans qu'on puisse
cette fois renverser les derniers termes).
L'excellent travail de Prairat ( 1994) qui, à la suite de Foucault, analyse
l'évolution des pratiques et des techniques punitives dans les petites écoles et
collèges de France du XVIe jusqu'à la fin du XIXe siècle, en est une preuve supplémentaire et très argumentée. La punition a beau n'être qu'une violence limitée et
légitime, puisqu'on en a fixé à l'avance non seulement les règles qui commandent
son administration mais aussi les modalités qui autorisent son usage, on reste
abasourdi par la diversité et la quotidienneté de son usage. Fouet, férule,
verges, bâton, pensum, piquet, exclusion, prison..., on n'a que l'embarras du
choix malgré la codification qui s'instaure. Violence physique et/ou violence
symbolique, peu importe pourrait-on dire avec cynisme, si l'on avait perdu
toute capacité d'indignation. Prenons un exemple. Qui ne connaît le fameux
bonnet d'âne ? Encore faut-il savoir qu'il a été précédé pendant longtemps de la
place de l'âne. De quoi s'agit-il ? Du coin le plus sordide de l'école où l'on met un
petit râtelier avec du foin, un vieux morceau de bride à cheval, un vieux bonnet
avec des oreilles d'âne, une attache pour retenir, des haillons à mettre sur le dos,
une planchette de bois sur laquelle est peinte un âne. L'enfant puni devra revêtir
tous ces attributs de la honte, se tenir à cette place et subir les huées des autres
élèves encouragés par le maître.
On le voit : les formes de la punition ont été des plus diverses. Comment s'y
reconnaître ? Prairat va proposer une typologie pertinente. Il distingue la punition46
expiation où le corps est châtié (le châtiment corporel traditionnel va ainsi engendrer
toute une cartographie différenciée du corps battu), la punition-signe où le corps
est marqué (relevant de l'idée de la peine, les signes d'infamie et de médiocrité
affligent plus que la douleur), la punition-exercice où le corps est dressé (ayant 1
' âme d'un démiurge, celui qui punit veut inculquer des habitudes et forger des
habitus) et la punition-bannissement où le corps est évincé (on prive alors un corps
de son mode d'inscription existentiel dans le monde, on l'arrache au groupe qui lui
donne sens, on l'extrait d'un lieu et on le soustrait d'un groupe). Bref, la question
de l'autorité retranscrit l'évolution d'un triple rapport : le rapport au corps, le
rapport à la parole et le rapport au savoir. Corps, parole et savoir sont bel et bien trois
lieux d'investissement privilégiés du pouvoir à l'école (et ailleurs).
L'impossible dépassement du problème
Pour autant, cette prégnance de la coercition, ne peut-on s'en débarrasser ?
Historiquement parlant, les xrx6 et XXe siècles, que nous abordons maintenant, ne
tournent-ils pas délibérément le dos aux siècles précédents sur ce point ? On
aimerait le croire. En particulier, parce que la question va se pédagogiser davantage. On va donc pouvoir établir un lien plus précis entre les méthodes pédagogiques et la gestion de l'autorité dans la classe, ce qui amène à estimer qu'on
peut se saisir du problème et, par là, le traiter. Nous en trouverons un exemple
privilégié dans le célèbre épisode de la guerre des méthodes autour de 1830. De
quoi s'agit-il ? De la querelle entre les modes individuel, simultané et mutuel. À
cette époque, la plupart des instituteurs pratiquaient le premier ; ils appelaient
donc à tour de rôle chaque élève, le faisaient lire sur son livre en le prenant où il en
était, puis le renvoyaient à sa place pour faire venir un autre enfant.
« Conséquence logique, nous dit Prost [1968], la discipline était pratiquement
impossible. Elle ne pouvait que réprimer le trouble, puisqu'elle n'avait pas les moyens
de mobiliser les attentions en permanence. D'où la sévérité et l'abondance des
punitions : humiliations et pensums étaient monnaie courante. Surtout, les coups
pleuvaient et la férule, lanière de cuir plate, était l'attribut principal du maître qui ne
pouvait compter que sur la peur pour imposer un début de sagesse » (p. 115).
Savez-vous donner des coups, à la mode, à la mode
Le changement de mode pédagogique va-t-il modifier la question de l'autorité
et même faire disparaître la coercition ? Il est vrai que le mode simultané va introduire
une discipline plus humaine. Les frères congréganistes, à la suite de Jean-Baptiste
de La Salle, vont diviser les élèves en trois sections et enseigner
simultanément à tous les élèves de la même section. La gestion du groupe va donc en
être singulièrement facilitée. Seulement, l'obéissance y devient la première vertu,
car obéir en classe, c'est soumettre sa volonté et son jugement à un homme
47
qui représente Dieu. Cette vertu cardinale est confortée par les autres, la régularité, la
mortification de l'esprit, la mortification des sens, l'humilité, la modestie, la pauvreté.
Il s'agit bien de se discipliner méthodiquement. D'ailleurs, leur pédagogie aime la
lenteur, la perfection, le respect absolu des règles. Règles et attitudes de silence et de
retenue que le maître s'impose d'abord à lui-même. Ce dernier est devenu impassible
et la soumission de tous à un ordre impersonnel s'est substituée à la succession des
relations interpersonnelles du mode individuel. La distance pédagogique, que l'espace
retraduit si bien, est maintenant de règle, comme le souligne Vincent [1980]. Elle
fonde l'autorité, elle gère la discipline. Elle tient à cette posture par laquelle le maître
affiche qu'il se soumet à la loi et qu'il y soumet. Silence, modestie ; le maître se tait,
marche avec retenue, lit attentivement.
Une telle posture vaut mieux que les châtiments. Néanmoins, s'il faut
recourir à ces derniers, on le fera dans l'indifférence affective. La correction
devra être « pure et désintéressée », « paisible », « silencieuse », « respectueuse de
la part de l'écolier ». Le cérémonial se veut tout aussi « distant » : le maître
indique sur son signal qu'une faute a été commise, il désigne sans parler la sentence affichée au mur qui a été enfreinte, il fait signe au fautif de se rendre au
lieu prévu pour recevoir la correction. Tout se passe comme si l'impératif catégorique, qui rejoint ici l'ordre divin, s'abattait sur le coupable pour le régénérer.
Mais, surtout, la discipline n'est plus ici extérieure à la méthode, sorte de fonction
de police qui permet à la classe de se faire ; désormais, elle est toute la
méthode : la maîtrise est constante et chaque pratique en relève. Va-t-on retrouver
la même évolution dans le mode mutuel, troisième prétendant en matière de
modèles d'organisation de l'école ? On se souviendra que le système consistait à
réunir dans une même classe le plus souvent huit sections de quinze élèves en
fonction de leur niveau dans chaque matière. Un seul maître se trouvait donc à la
tête de plus de cent enfants (et souvent de trois cents) qu'il instruisait par
l'intermédiaire de moniteurs pris parmi les élèves les plus avancés.
Seulement, encore fallait-il pouvoir manœuvrer toute cette troupe dans le
bon ordre ! La question de la discipline devient ici encore capitale. Lelièvre
[1990] nous en livre le secret :
« Le système repose sur une codification très précise de la progression des classes et
l'utilisation des "procédés", ainsi que sur une émulation multiforme de tous les
instants. Les changements de place sont incessants : toute erreur entraîne une
rétrogradation, mais la bonne réponse donnée par un élève placé à un rang inférieur
se traduit par la progression immédiate au sein du groupe » (p. 74).
On encourage par des marques distinctives la première place, la bonne
tenue, la docilité, la sagesse, l'attention. On décourage par des marques infamantes le
bavard, le malpropre, le désobéissant, le paresseux, le joueur, le menteur, le méchant.
Les châtiments corporels sont bannis mais on punit par des procédés fort
classiques : réprimande, suppression de récréation, mise au coin la face tournée
contre le mur et mains sur la tête, reprise de billets. Ces billets d'encouragement
peuvent être échangés en fin de mois contre des crayons d'ardoise, des couteaux,
des vêtements et, même, de l'argent. Mais surtout le mérite est récompensé par
48
l'accès aux postes de moniteurs généraux (pour l'ensemble de la classe) ou particuliers
(pour chaque section) d'ordre, de lecture, d'écriture, de calcul ou de dessin, ce qui
ouvre la possibilité de participer à un jury d'enfants. En cas de faute grave, en effet,
le maître nomme quelques élèves qui vont instruire le procès et prononcer la sentence
(et ce, en présence du maître qui ne peut pas intervenir).
Autel pédagogique : aux épousailles du ciel et de la terre
Dans l'art de gouverner les enfants et, qui plus est, de les gouverner en grand
nombre, un pas a été franchi : la crainte des châtiments a laissé la place à l'habitude de
l'ordre et au sentiment de l'honneur par et dans l'émulation. L'autorité « descend »
dans la méthode, elle quitte la personne du maître comme telle et son statut d'adjuvant de
l'instruction. La discipline pénètre tous les pores de la pédagogie. Les questions de
problèmes disciplinaires semblent en quelque sorte résolues, car elles sont absorbées
par le fonctionnement même de la classe. En revanche, la question de l'autorité croît en
dignité. L'enfant doit apprendre à se gouverner. La joie qui doit se lire sur son visage - et
qui est tout le contraire de l'enfant que l'on bat -, est le signe qu'il n'est plus contraint de
l'extérieur mais qu'il pense et agit par lui-même. La discipline scolaire, mot qui
remplace l'expression maintien de l'ordre, est bonne lorsque les élèves voient dans la
règle à laquelle ils obéissent une règle générale et non la volonté personnelle du maître.
La règle doit parler toute seule en quelque sorte. Pour autant, on sait qu'historiquement
parlant le mode mutuel ne l'emportera pas. Le mode simultané des frères va modeler
l'école républicaine. Mais peu importe, en quelque sorte, dans l'affaire qui nous
concerne. En effet, la dynamique est la même : la discipline s'inscrit maintenant dans la
pédagogie comme telle, elle quitte son statut d'adjuvant ; elle se dépersonnalise et
veut se référer à une universalité de la loi dont le maître n'est que l'instrument.
Certes, tout cela ne se fait pas d'un coup, même si la guerre des méthodes nous
permet de cristalliser cette dynamique. On pourrait y retrouver les jésuites, Locke,
Kant et bien d'autres, comme nous l'avons vu. Il semble bien, cependant, que nous
sommes ici à un tournant. La question de la discipline est-elle pour autant résolue ?
La pratique et la théorie sont-elles réconciliées ?
Hélas, la terre semble une fois encore résister au ciel ! Quand, en 1883, après
les mutineries des lycées en province et à Paris (quatre-vingt-neuf exclus à Louis-leGrand), Gréard remet son rapport sur « l'esprit de discipline dans l'éducation », il ne
se fait pas trop d'illusions. Au-delà de l'instruction, il lie l'autorité et l'obéissance à
l'éducation elle-même, fonction première de l'école. Il montre, à travers des
règlements successifs, que les peines se sont adoucies et excluent désormais les peines
corporelles ; elles vont de la mauvaise note à l'exclusion en passant par les diverses
formes de privation (récréation, promenade, sortie chez les parents). Mais, comme il le
dit, la règle est et doit être intangible : « Tous les criminalistes de la pédagogie posent
en principe la nécessité d'une règle. Il n'y a pas d'éducation sans respect, pas de
respect sans autorité, pas d'autorité sans règle » (p. 19). Oui, il faut, et c'est justice,
imposer la règle. Elle ne peut naître de la seule nécessité des choses (Rousseau rêve).
C'est au maître, incarnation de la règle, d'imposer et de faire respecter la loi, pour que
l'enfant puisse passer de la discipline tenue à la discipline de sa propre raison. En
même temps qu'elle inculque aux enfants les idées d'égalité,
49
de tolérance, de loyauté, de justice, de solidarité, de respect pour la supériorité de
l'intelligence et du caractère, l'éducation publique collective leur crée, par l'habitude
de la règle, du travail, de l'effort aisément soutenu, de la vie morale puisée aux mêmes
sources, le tempérament d'esprit et de cœur qui leur permettra d'en supporter les
épreuves. Et Gréard conclut :
« L'intérêt commun, l'intérêt des enfants surtout est qu'ans 'occupe d'eux en dehors d'eux, audessus d 'eux[... ] Mais laissons la jeunesse, en attendant que son jour soit venu, dormir de
son plein sommeil, de ce fortifiant et pur sommeil que traversent seulement les rêves de
l'idéal, si nous voulons que, lorsqu 'aura sonné pour elle l'heure de l'action, elle se présente
le cœur ferme et haut » (p. 60).
Laissons la jeunesse dormir du sommeil de l'idéal ! Le problème, c'est
que cette jeunesse se révolte parfois (et Gréard devait en examiner les causes et
les remèdes). Comme si elle restait sourde à cette justification de l'éducation,
comme si, de la règle, elle ne percevait pas l'universalité pour n'en saisir que la
contention, comme si une fois de plus la théorie ne camouflait pas la pratique.
Tout se passe comme si l'autorité ne voulait pas se laisser absorber dans la
méthode pédagogique, même quand celle-ci est justifiée par la théorie du bien
éducatif et de la supériorité de la raison et de la volonté. Comme le souligne
Zeldin [1978], cette théorie a un revers de la médaille pratique redoutable : «
Pour un nombre extraordinairement important de Français, le souvenir des
jours d'école était un souvenir d'horreur et de souffrance ; pour la majorité de
ceux qui l'ont vécu, la scolarité a sans doute été une expérience désagréable » (p.
292). On aura beau dire que la théorie, quand elle parle d'effort et de
volonté, ne promet pas autre chose, la persistance de la résistance autorise à
s'interroger sur l'intégration et l'intériorisation de la loi.
La guerre des uniformes
Le système disciplinaire des lycées avait été militaire. La République le remodela sur une base plus libérale, avec toutes sortes de justifications pédagogiques et
philosophiques ; mais, dans les pratiques, il restera très autoritaire. Les châtiments
corporels sont abolis en 1769, la prison dans l'école est supprimée par
Napoléon III, mais les pions s'opposeront à tout relâchement de la discipline, par
crainte d'être soumis aux caprices des élèves comme à ceux des proviseurs.
Certains, comme Guerrand [1987], n'hésitent pas à écrire que l'internat, qui était la
règle des lycées, n'était ni plus ni moins qu'un abandon moral des enfants. Le complot
permanent des enfants contre les adultes, voilà quelle aurait été la préoccupation
constante des éducateurs du xrx6 siècle. Pourtant, on s'occupe beaucoup des élèves,
tout au moins de leur aspect extérieur ; du Consulat à 1890, les internes
changeront quatorze fois d'uniforme, soit un changement en moyenne tous les six
ans. Mais, uniforme pour uniforme, les militaires seront souvent appelés pour réduire les mutineries de ces élèves à qui on semble n'avoir laissé comme moyen
d'expression, face aux adultes, que la violence. Et ne parlons pas de cette lutte,
constante mais plus sourde, contre toute manifestation de la sexualité.
En fait, on est un peu surpris par toute cette face nocturne de l'école car elle
veut, semble-t-il, obtenir précisément l'inverse. Quelle est sa mission première, en
50
effet ? Morab'ser. Cette dernière n'a pas principalement pour but de faciliter le travail
pédagogique en assurant un maintien de l'ordre minimal dans la classe. Non, il s'agit
bien de former en profondeur la personnalité morale de l'enfant, de promouvoir et de
faciliter son développement moral. On peut aller jusqu'à considérer, à la suite de
Vincent [1980] ou de Forquin [1993], que la moralisation de l'enfant constitue
la fonction essentielle de la scolarisation. À ce titre, l'école républicaine pour tous
n'est que la suite de l'école congréganiste d'un Jean-Baptiste de La Salle ou même de
l'école monatique du Moyen Âge : tenir, enfermer, encadrer, envelopper afin de
moraliser et, en même temps, amener chaque individu à vouloir de l'intérieur cette
moralisation, à tel point que pourra être dit et reconnu moral celui qui aura pris à son
compte la force de la loi, tant et si bien qu'on ne pourra plus distinguer ce qui tient de
lui et ce qui tient pour lui. Ce qui est requis, c'est une adhésion volontaire par
l'intériorisation pédagogique de la loi.
L'ère des disciplines douces
L'école primaire du xix6 siècle dit-elle autre chose ? Van Haecht [1988]
nous en détrompe. Certes, l'héritage des Lumières semble bien présent : on y
affirme la règle et le principe d'une conduite intérieure à l'homme tout autant
que la résolution d'être autonome. Mais cela a débouché dans la pratique sur
une nouvelle modalité d'assujettissement qui réclame des enfants une adhésion et
non plus une soumission, la compréhension de la nécessité de la loi et non plus
l'obéissance aveugle à la discipline. Cette moralisation par intériorisation a dû
aussi apparaître à une partie de la bourgeoisie comme un processus supérieur de
normalisation de classes sociales qui avaient tendance à se révéler dangereuses.
La force intérieure se substitue à la coercition, mais n'est-ce pas celle-ci qui se
trouve alors intériorisée ? L'école française des années 1880, devenue
obligatoire, recherche l'adhésion volontaire. La théorie officielle découvre alors
que la liberté concédée aux écoliers est un bon moyen d'obtenir leur soumission. La discipline s'assouplit en conséquence et les méthodes qui visent la
coopération de l'enfant sont encouragées.
En même temps, ce discours plus ouvert ne fonctionne-t-il pas comme
une pure et simple rhétorique ? En dehors de quelques établissements, le plus
souvent liés à un public aisé, la pratique va-t-elle vraiment se modifier ? Le fait
que l'Éducation nouvelle se constitue à cette période et, donc, sans cesse
dénonce la pratique dominante disciplinaire et coercitive n'est-il pas déjà un
signe ? Une fois de plus, la dissociation entre la théorie et la pratique fonctionne à
l'école. Plenel [1985] le souligne : la pédagogie est ici toute de défiance et
c'est la discipline, plus que les savoirs transmis, qui en dit la vérité.
« Codifiant le bien faire, édictant les gestes et attitudes autorisés, découpant le temps et les
lieux, la règle disciplinaire particularise l'école primaire. Elle en fait un univers spécifique,
profondément autre et différent, distinct de la vie sociale et domestique de ses élèves, issus du
monde ouvrier et paysan. Cette école-là ne veut voir "qu 'une tête ". Conformer, cela voudra
donc dire uniformiser » (p. 58).
51
Pour cela on recherchera l'adhésion et le consentement, plus que la
contrainte, c'est ce que dit la théorie. L'ère des disciplines douces s'énonce... et la
pratique la dénonce.
Parcourons, par exemple, pour s'en convaincre, quelques portraits de la
galerie des maîtres d'école dressée par Villin et Lesage [1987]. En 1903, un
jeune instituteur parisien ne peut se résoudre à sévir ; il se sent en porte à faux
continuel par rapport à ses collègues, au directeur (qui distribue plus que généreusement les lignes, les retenues et les taloches) et aux parents (qui ont l'habitude
de porter la main ou la ceinture sur leur progéniture). Les enfants, eux,
semblent en être indifférents. En 1910, un instituteur rural raconte le début de la
classe : la mise en rangs, la marche au pas pour rentrer dans la classe, le silence, le
contrôle des devoirs, le relevé des punitions et, enfin, le cours de morale (« un
bienfait n'est jamais perdu »). L'ordre règne, la classe peut commencer. En
1930, un jeune instituteur parisien raconte comment il est confronté aussi bien
aux frères (qui le mettent knock-ouf) qu'aux sœurs (qui cherchent à le séduire) de
ses élèves. Et on en trouverait bien d'autres de ces histoires exemplaires, dans
cette saga disciplinaire de l'école. La coercition, par contrainte ou par intériorisation, est la règle, elle fait la loi. Tout se passe comme si, sur le plan historique, on n'arrivait pas à dépasser le problème de l'autorité à l'école.
Les boulettes de la relation
La discipline est inséparable de la tradition scolaire. On ne peut s'en débarrasser. Quand on prétend l'avoir « réduite » théoriquement (dans des figures diverses, comme on l'a vu plus haut), elle resurgit pratiquement à chaque moment, à
l'image de ces boulettes de papier mâché qui ont ponctué les chahuts des xrx 6 et XXe
siècles. Et, quand tout va mal, comme pendant la Seconde guerre mondiale, c'est
encore à la restauration de la discipline de l'effort, de l'honneur et de la loyauté à
l'école qu'on fera appel pour régénérer l'enfance [Bess, 1943]. La discipline
éduque. Est-ce à dire que rien n'a changé durant tous ces siècles ? Aucunement, et
l'histoire que nous venons de parcourir le montre déjà à l'envi. Les dernières années
du XXe siècle en sont aussi un autre témoignage. Chauché [1992] le saisit par
exemple à travers les photos de classe de cohortes de lycéens. En 1950, les attitudes sont contraintes, les blouses sont strictes et fermées ; l'image d'une école faite de
sérieux, qui cultive surveillance et attention, s'impose. Ordre et discipline, voilà les
maîtres mots de la pédagogie. En 1970, les normes se desserrent insensiblement,
les postures sont moins strictes, les vêtements se diversifient sur fond d'uniforme et
de mixité. En 1980, enfin, les corps se délient, les détails deviennent dominants pour
différencier les vêtements ; l'école lieu de vie se heurte à l'école lieu de savoir.
Chacun, maître comme élève, semble y chercher sa place à soi. L'uniformité de la
règle semble donc de plus en plus se relativiser.
Sur un autre plan, puisqu'il s'agit de l'enseignement de la morale à travers
les textes ministériels officiels, Legrand [1991] insiste, lui aussi, sur l'ampleur des
changements. Dès le début du siècle et un peu plus tard (1923,1945), le nœud de la
méthode est bien la relation entre le maître et les élèves référée au souci et à
52
l'exemple de la justice. Les enfants vont être appelés à sentir et à apprécier l'équité
des actes accomplis par le maître dans le gouvernement de la classe. Le régime disciplinaire, fondé par la justice exercée par le maître, n'est rien moins que la morale
en action dans la classe. Puis les textes vont changer :
« L'accent mis sur le comportement, sur les habitudes à prendre, sur la
socialisation dans le cadre scolaire, va conduire naturellement les auteurs de 1978 à
recommander l'instauration en classe d'une véritable "vie scolaire" où le maître ne
sera plus le parangon de justice dans son gouvernement du peuple enfantin, le
despote éclairé en quelque sorte, mais où il deviendra ['"animateur", le metteur en
œuvre de structures socialisantes : coopératives scolaires, projets, travaux d'équipe,
et ce dans l'ensemble des activités scolaires » (p. 55-56).
Les élèves doivent maintenant participer à la définition des projets, à la
répartition des tâches tout autant qu'au maintien des conditions de fonctionnement. La discipline quitte le domaine strict de la justice pour aborder aussi les
conditions et les moyens de la production des savoirs. Le relationnel devient
dominant, il a relégué le prêche moralisateur, même si les instructions de
Chevènement en 1985 auront tendance à restaurer la parole morale au nom de la
dignité et de la préséance du savoir.
En fait, ce passage d'une justice personnalisée sévère à une gestion relationnelle
globale ne s'est pas fait d'un coup. N'oublions pas, d'abord, que les textes ont
l'habitude de prôner des directions que les praticiens continuent à ignorer.
Rappelons-nous, ensuite, que l'école des années trente et quarante avait beau être ce
lieu sévère dont la philosophie a été si bien ciselée par Alain, cela n'a pas empêché au
même moment des praticiens comme Freinet de faire basculer l'organisation, la
gestion et les relations dans la classe. Aujourd'hui, où en est-on sur ce plan ? Vincent
[ 1980] insiste sur le fait que les pratiques quotidiennes sont très souvent engluées dans
la confusion et la contradiction de deux systèmes dont les logiques s'excluent, à
savoir le dialogue et la punition. Il en donne quelques exemples. Très souvent, à
l'école élémentaire, les enfants sont regroupés par quatre ou six (les tables sont
face à face), ce qui rend légitime l'échange et difficile l'obtention du silence ; or, les
leçons et les interrogations restent principalement collectives et les élèves sont
réprimandés lorsqu'ils parlent, ce que la disposition induit et facilite. Les nouveaux
maîtres, de plus, parlent beaucoup, mais c'est surtout pour interroger et faire parler les
élèves, même si cela doit créer un relatif désordre. Les interrogations portent
davantage sur ce que l'élève doit trouver par lui-même que sur ce qu'il a appris. La
tension est accrue par la compétition des mains levées et la crainte d'être interrogé
par le maître. Les réponses peuvent se faire un peu au hasard, ce qui va provoquer un
blâme du maître pour ignorance ou étourderie. Pourtant, logiquement, la recherche
active par l'élève, l'expression libre devraient exclure les punitions ou les
désapprobations. Il en est de même de la présentation matérielle des cahiers : une
certaine propreté, une certaine clarté de présentation sont toujours exigées, mais
les règles rigoureuses ont disparu sans que les nouvelles soient énoncées clairement.
Devenue molle, la règle reste floue et rend anxieux. Ainsi, la lo53
gique du dialogue et la logique de la punition régissent la classe, se partagent le terrain,
mais elles prennent en étau aussi bien le maître que les élèves.
Mais comment s'en débarrasser ?
Les changements sont donc indéniables. Les sensibilités ne sont plus les
mêmes, les pratiques évoluent. Soit. Il n'en reste pas moins, comme le souligne
Prost [1968], que l'école reste une école de la défiance et de la contrainte. Depuis
l'instauration des grandes lois laïques, les textes officiels ont toujours prôné la démarche intuitive et la méthode active. Les pratiques, elles, ont toujours majoritairement affirmé autre chose, soit la démarche impositive et la méthode de la
contrainte. Écoles normales et inspection ont diffusé cette pédagogie de la défiance. La
pédagogie positiviste s'est souciée de hausser l'enfant, par une pédagogie de
l'effort dont la seule motivation est le désir de grandir, jusqu' au niveau de positivité
adulte. Tout s'est passé comme si les républicains avaient donné à l'école l'adulte
positif et non plus l'adulte croyant, ils ne lui ont pas donné l'enfant. Retenons aussi
que la pédagogie de la défiance est la plus rassurante pour les enseignants : rassurante pratiquement parce qu'il est plus facile de faire taire que de faire participer ;
rassurante théoriquement parce que l'obéissance laisse supposer l'assentiment. Les
théories sont donc quotidiennement démenties, tant par les pratiques que par les
institutions qui peuvent fort bien énoncer une chose et mettre en œuvre son
contraire. L'école a été, est et reste un lieu privilégié de coercition et son histoire
ressemble à une complainte, celle de la longue plainte de ce désordre qui s'élève
tout au long des siècles, de ce désordre qu'on n'arrive pas à réduire, de ce désordre
qui menace toujours. La question de l'autorité traverse les siècles avec l'école, elle la
structure, elle lui est consubstantielle. Les théories ont beau faire : on ne peut s'en
débarrasser. Les pratiques s'y complaisent.
Le bilan est donc simple : nous espérions que cette question de l'autorité à
l'école, dont on a vu qu'elle ne cesse de faire problème aujourd'hui (cf.
chap. 1), trouverait à s'éclaircir dans une approche historique. Or, que constate-ton ? Que le problème n'a cessé de se poser, que les pratiques ont toujours été
majoritairement coercitives (qu'elles soient rudes ou douces), que les théories les
ont principalement combattues et ont voulu réduire la question soit par des
justifications soit par des incitations opposées... et que l'autorité reste un problème. Les termes changent, la question demeure. Est-ce à dire que nous
n'avons rien appris ? Nullement. Tout d'abord, cet enseignement est capital ; il
permet, par exemple, de ne pas se focaliser sur les difficultés actuelles au nom de
ce qui voudrait se donner comme une nouveauté radicale. Il permet, ensuite, de
mieux entrer dans une compréhension des rouages de l'autorité. Il est en effet
maintenant possible de reprendre quelques éléments de ce chapitre autour des
trois dimensions que nous privilégions (le triangle pédagogique, le savoir et la
socialisation, le sens de l'éducation).
L'autorité, en tant que pratique du rapport entre le maître et les élèves (axe «
former »), a donc, historiquement parlant, toujours été fondée, semble-t-il, sur la
défiance et la coercition. Bien que les théoriciens, les pédagogues et les textes offi54
ciels aient, la plupart du temps, prôné d'autres conceptions de ce rapport, tout s'est
passé comme si le maître, tourné vers les élèves, tenait avec force la fonction d'autorité, l'absorbait, s'y identifiait ; il « est » l'autorité, il l'incarne. En même temps, la
querelle des modes nous l'a bien montré, l'autorité est aussi liée aux méthodes, soit au
choix de la détermination d'un fonctionnement particulier du triangle pédagogique.
Elle s'identifie alors au dispositif scolaire comme tel. Mais ce dispositif repose sur
l'obéissance comme vertu cardinale. L'obéissance s'incarne soit dans le maître luimême, exemple exemplaire qui se soumet lui-même à la loi et, par là, y soumet les
autres, et c'est la figure du mode simultané, soit dans ces élèves modèles que sont
les moniteurs du mode mutuel, incarnation de la réussite disciplinaire et
instruments mêmes de l'autorité. On voit ainsi l'autorité et la discipline, qui
peuvent d'abord paraître relever de la fonction de police, donc d'une fonction de
maintien externe à l'acte pédagogique, investir peu à peu le cœur de l'acte d'enseignement, soit l'articulation des trois axes du triangle. Elles ne font plus qu'un
avec l'acte pédagogique, ce qui a comme corollaire que tout problème de cet ordre
renvoie à une remise en cause globale, loin d'être périphérique, policier. Un tel
changement s'accompagne d'une dépersonnalisation de la fonction autorité, qui
passe de la personne du maître à l'universalité du respect de la règle. L'autonomie
kantienne est alors utilisée comme justification : la soumission à la contrainte va
être perçue à la fois comme le moyen et la preuve de l'accession à la liberté. L'hétéronomie de fait masque l'autonomie de droit.
Les lois du triangle sont impénétrables
N'y a-t-il pas un rêve en pédagogie, à savoir « résorber » l'autorité dans le
dispositif pédagogique, dans la méthode pédagogique ? Cela revient en quelque
sorte à refuser d'affronter comme tel le rapport entre le maître et les élèves, à diluer
dans le triangle la spécificité de l'axe maître-élèves. Auquel cas, comment s'étonner
que la discipline resurgisse sous forme de problèmes, de difficultés, de dénonciations
pratiques, de renonciations quotidiennes... qui vont obliger de nouveau le maître et
les élèves à se retrouver face à face. Est-ce le signe qu'on ne peut résoudre, c'est-à-dire,
dissoudre l'axe « former » dans « enseigner » ou « apprendre » ? C'est sur « former »
que se tient l'autorité. On a beau vouloir l'oublier et l'enfouir, il resurgit tout le temps,
il fait problème, il fait des problèmes. Cela étant, même si l'autorité se tient là, il se
peut fort bien que ce qui la tienne, elle, se situe ailleurs. La question des
justifications de l'autorité n'est pas identique à celle de son fonctionnement. Le
savoir, la personne, la méthode, le dispositif peuvent ainsi donner sens à l'autorité ;
ils ne peuvent pour autant oublier qu'ils ne la réduisent pas. Par exemple, on
peut très bien estimer que l'autorité trouve son sens par le savoir acquis ; pour
autant, croire que le savoir transmis règle la question de l'autorité, confère par le
fait même à l'élève des qualités intellectuelles et, qui plus est, des qualités morales,
risque fort de se révéler un leurre qui apparaîtra parfois cruellement dans les
difficultés de la discipline. Assimiler dans le même mouvement le savoir, la raison, le
devoir et le bien, c'est s'exposer à des déconvenues, car c'est oublier que l'axe élèvesmaître a sa spécificité et ses exigences. Le triangle fait la loi, la loi ne peut l'amputer.
55
Venons-en maintenant au rapport entre le savoir et la socialisation que la
question de la moralisation, très présente dans ce tour d'horizon historique, permet
d'éclairer. Par la moralisation, l'autorité rejoint une dimension essentielle de la socialisation, à savoir l'acculturation. Dans ce cas, l'autorité a bien comme fonction
d'acculturer, de faire accéder à un savoir (raison) et à des attitudes supérieures (volonté). La volonté bonne n'est-elle pas la preuve que l'enfant s'est identifié au savoir
bon de la raison commune ? Une telle identification du savoir et de la socialisation,
sous sa forme d'acculturation, a cependant tendance à exclure ces autres
dimensions de la socialisation que sont la personnalisation et l'individualisation.
C'est peut-être pour cette raison que cet ordre-là a tendance à se déliter, que les problèmes de discipline ne cessent de réapparaître, qu'il faut continuer à punir au nom du
savoir. Quand la socialisation est par trop absorbée dans le savoir, réduite au savoir,
l'autorité resurgit comme question pratique, le quotidien dénonce l'idéal.
Cela nous amène tout naturellement au troisième aspect, soit le sens de
l'éducation. Moraliser, instruire et éduquer, est-ce vraiment la même chose ? À certaines époques, on a cru à leur identité ou, tout au moins, à leur subsumation dans le
savoir et les conditions de son acquisition. Problèmes d'autorité, plaintes et révoltes
n'ont cessé de dénoncer dans la réalité cette assimilation. Si instruire, c'est éduquer,
raison et volonté se cultivent dans le même mouvement, et le savoir réduit
l'éducation à sa propre image. La conséquence, c'est que dans la vie de la classe la
question de l'autorité devient centrale et d'autant plus centrale que la scolarisation
trouve son sens dans la moralisation. Dans ce cas de figure, paradoxalement, c'est la
discipline qui éduque, c'est son intériorisation qui montre qu'on est instruit, édu-qué,
normalisé, socialisé. Très vite, alors, la logique de la contrainte et de la défiance
mine la logique de la relation dans la classe, d'où cette confusion dans les pratiques
et ces contradictions chez les maîtres et les élèves. Il est tout de même très curieux de
constater à quel point les conceptions de l'enfance ont beau changer, la coercition
reste dominante à l'école, à quel point les théoriciens de l'éducation ont beau s'élever
contre elle, la pratique les dément en permanence. Le divorce entre la théorie et la
pratique reste fondamental ; la situation actuelle ne déroge pas sur ce point (cf. chap.
précédent). Certes, bien des théories se rejoignent ; ainsi, que l'enfant soit considéré
comme un être de péché (à redresser) ou comme un être malléable (à former), la
discipline et l'habitude vont rester prégnantes comme forme éducative impositive
dominante. Il reste que les théories, quoique nouvelles, ne font que conforter les
pratiques séculaires et sécuritaires.
La pratique de l'autorité fait sens au quotidien, elle s'alimente certes au
sens de l'éducation mais, en même temps, sens de l'autorité et sens de l'éducation
se dissocient. Les théories éducatives ont beau combattre les pratiques coer-citives,
ces dernières parviennent souvent à les récupérer en guise de justificatif (c'est en
quelque sorte ce qui est arrivé à Locke et Kant). Quand elles n'y réussissent pas
vraiment, elles les rejettent en les stigmatisant comme utopiques (Rousseau y a
eu droit). La question de l'autorité et sa prégnance (on oserait presque dire son
éternité) désignent à la fois la volonté de faire coïncider la théorie et la
pratique, le moyen de le faire et l'impossibilité d'y parvenir. Comment
s'étonner encore que l'autorité n'ait cessé de faire problème ?
56
Comment s'en débarrasser ?
L'approche historique nous ayant permis d'établir que la question de
l'autorité n'est en aucune façon une idée neuve, il nous faut maintenant considérer
l'autorité comme un problème à part entière et nous demander pourquoi il en a
été, est (et sera ?) ainsi. De ce point de vue, l'histoire ne peut plus nous être d'un
grand secours. Qui peut nous aider à aborder la question sous cet angle ?
Plusieurs approches sont sans doute possibles. Mais il semble indéniable que
c'est la psychologie qui s'est efforcée de fournir les éléments les plus nombreux. On pourra, certes, toujours objecter que la quantité et la qualité doivent
être distinguées. La remarque est peut-être juste, il n'empêche qu'elle ne peut
être faite qu'après examen.
Privilégions donc l'approche psychologique. D'emblée, un problème se
pose : de quelle psychologie veut-on parler ? En effet, il est plus juste d'examiner
des psychologies. Autrement dit, non seulement les voix sont divergentes à
l'intérieur de chaque tendance, mais les tendances sont multiples et ne peuvent
être amalgamées au nom d'une supposée cohérence disciplinaire. Les guerres
psychologiques ne sont pas un vain mot. Prenons-en acte et distinguons, dans un
premier temps et en sachant pertinemment que cela est discutable, la psychologie
du développement, la psychologie sociale, la psychologie clinique et la
psychanalyse. Posons-leur essentiellement deux questions : pourquoi l'autorité
fait-elle problème ou problèmes à l'école ? Comment peut-on le ou les
résoudre ? Il est fort possible que chacune de ces psychologies ne réponde pas
directement à ces deux questions ou ne donne pas les mêmes réponses à l'une
ou l'autre. Cela sera déjà un signe.
57
La psychologie du développement et l'autorité
La psychologie du développement est une psychologie optimiste. La
connaissance des lois de la construction de l'enfant y est le levier de l'action
éducative. Or, si l'on veut bien prendre en compte ce savoir psychologique, on en
arrive à la conclusion suivante : du côté de l'enfant, il ne devrait pas y avoir de
problème d'autorité ; l'autorité ne fait pas problème si on comprend la psychologie de l'enfant. Pour appuyer ce dire, reprenons rapidement la trilogie
Durkheim, Piaget, Kohlberg. Pour Durkheim, la discipline est la forme proprement scolaire de la moralité. Une classe disciplinée est morale, d'une moralité
plus impersonnelle et moins affective que la famille, d'une moralité moins
sévère et abstraite que la morale civique à laquelle elle prépare néanmoins. Il
faut donc réagir contre le discrédit dans lequel est tombée la discipline, ne
serait-ce que pour soutenir la moralité publique. A ce titre, poursuit Durkheim, les
punitions scolaires ont comme fonction d'attester sans équivoque possible que,
aux yeux de l'institution, la règle est toujours la règle et qu'elle mérite le même
respect. C'est pourquoi la souffrance infligée n'est que secondaire, car elle n'est
que le corollaire de l'essentiel de la peine, à savoir la réprobation encourue et
le blâme exprimé.
Au nom du père autorité
Durkheim a beau être le père de la sociologie française, il ne s'appuie pas
moins sur une psychologie du développement de l'enfant [Filloux, 1994]. La
socialisation est ici considérée comme le processus par lequel la société impose à
l'enfant ses règles et ses normes. L'enfant doit intégrer à la structure de sa personnalité les manières de faire et de penser, les idéaux et pratiques, les
croyances et rituels, à l'occasion d'expériences éducatives, grâce à l'action et à la
médiation d'agents sociaux significatifs. Bien qu'inséparables en réalité, deux êtres
existent en l'enfant. L'analyse va ainsi distinguer l'être individuel, constitué de son
univers privé, soit ses traits de caractère ou de tempérament, son hérédité, ses
expériences et ses souvenirs propres, et l'être social, correspondant aux systèmes
d'idées, de sentiments et d'habitudes qui représentent et expriment en lui les divers
groupes auxquels il appartient et se réfère. Or, la perpétuation de la société passe
par la socialisation et l'appropriation par les individus des injonctions sociales.
La moralisation, c'est en quelque sorte l'intégration de l'être individuel à l'être
social en chaque enfant. La conscience morale est forgée par l'esprit de
discipline, l'esprit d'abnégation et l'autonomie, obtenue par l'acceptation
volontaire de la règle et la reconnaissance de son caractère rationnellement établi.
Dans cette perspective durkheimienne, il ne saurait donc y avoir d'opposition entre la liberté et l'autorité. Comme il le dit si bien, la liberté est fille de
l'autorité. Être libre, c'est être maître de soi, c'est savoir agir par raison et faire
58
son devoir. L'autorité morale fascinante et contraignante de l'adulte est la condition
même de l'attitude positive de l'enfant. Ce dernier, par confiance et obéissance,
accepte de maîtriser ses penchants et, s'identifiant aux éducateurs qui incarnent
le devoir, en vient à se donner le devoir pour maître et à faire siennes les règles
morales et sociales. On conviendra au moins qu'une telle conception ne manque
pas de grandeur, qu'elle règle la question du sens du développement de l'enfant et
qu'elle n'admet les problèmes d'autorité que comme des déficiences à
l'affirmation et à la conquête de l'autorité. Cette dernière ni ne peut ni ne doit faire
problème.
Tout en reconnaissant la grandeur de Durkheim, Piaget se fera le critique
de Durkheim dans ce domaine, contestant tout autant la psychologie du développement déployée que la méthode éducative qu'elle induit. Loin de toute
espèce de métaphysique du social et du moral, Piaget préfère observer des
enfants qui jouent aux billes ou considérer les réponses fournies à des questions
simples portant sur les faits et les méfaits de la vie quotidienne (casses, larcins,
mensonges, récompenses, etc.). Forquin [1993] résume les résultats de la
démarche piagétienne :
« C'est ainsi qu'est mise en évidence l'existence de véritables "stades" de la formation
du jugement moral, parallèlement aux stades qui caractérisent le développement des
opérations intellectuelles. Cette évolution par étapes se manifeste par exemple dans
les règles mises en œuvre au cours des jeux (passage d'un stade "égocentrique" à un
stade "coopératif, avec une codification croissante) et dans la formalisation et la
justification des règles (d'abord ignorées, puis posées comme intangibles car émanant
d'une autorité adulte extérieure, puis perçues comme construites pour les besoins du
jeu, et donc éventuellement modifiables par consensus) » (p. 81).
Ainsi l'enfant passe d'une conception objective de la culpabilité (liée à
l'ampleur des « dégâts ») à une conception subjective (où l'intention l'emporte
sur les résultats). De même, en matière de punition, la conception expiatoire (où
tous les moyens sont bons) laisse place à une conception motivée (où peine et
délit doivent avoir un rapport) et réciproque (où le coupable doit supporter les
conséquences de son acte).
Durkheim, ou la pédagogie du père Fouettard
Sur ces bases, Piaget va s'opposer radicalement à Durkheim qui fait
preuve d'une vision absolutiste de la société et qui justifie une pédagogie autoritaire, ce qui revient, tout simplement, à nier le développement de l'enfant. En
effet, ce dernier va passer peu à peu d'une morale de la contrainte, hétéronome,
aux sanctions expiatoires, au respect unilatéral, à une morale de la coopération,
autonome, aux sanctions par réciprocité, au respect mutuel. Par nature, cette
dernière est inscrite dans le développement normal de l'enfant. Encore convient-il
de ne pas l'entraver, mais tout au contraire de la faciliter, ce qui suppose qu'à
l'école on privilégie les méthodes actives et le self-government, fondés sur la
curiosité de l'enfant, sa sociabilité, son besoin d'expression, son désir de coopé59
ration. Suivre Durkheim, c'est sombrer dans une répression permanente de
l'enfant, qui ne manquera pas de rencontrer sans cesse des problèmes d'autorité,
sachant que ceux-ci ne sont que la résultante d'une pédagogie autoritaire et
d'une philosophie sociale de la défiance et de la répression. Autant donc s'éviter ce
type de problèmes et s'appuyer sur la connaissance de la psychologie de
l'enfant pour mettre en place un dispositif pédagogique qui résout les problèmes
d'autorité par le respect des dispositions en évolution des enfants. Quoi qu'il en
soit, il ne devrait donc pas non plus, selon Piaget, y avoir de problème d'autorité à
l'école ; si problèmes il y a, c'est que l'éducateur ne sait pas tenir compte du
développement des enfants par une pédagogie adéquate.
Plus tard, Kohlberg [1963] poursuivra les travaux de Piaget mais ses
conclusions seront un peu moins optimistes. Il distingue trois niveaux dans le
développement moral des enfants et des adultes. Au premier, préconventionnel par
rapport à la règle, les enfants ont une orientation obéissance/punition ; désirant
avant tout éviter la punition physique, ils développent un respect inconditionnel
du pouvoir ; tel est leur sens de la loi et de la justice. Ils ne font pas de
différence entre la légalité et la morale, se contentant d'exiger l'obéissance. Au
deuxième niveau, conventionnel, les enfants, cette fois, adoptent un point de vue de
maintien du droit, régi par le désir de voir régner la loi et l'ordre. Ils recherchent
l'approbation d'autrui par désir de conformité sociale. Règles et lois sont
destinées à guider les bons comportements et à empêcher le désordre ; cependant
elles sont davantage de l'ordre de la prescription que de l'interdiction, car elles
peuvent être modifiées et même exceptionnellement enfreintes. La plupart des
adultes et, donc, des enfants, en restent à ce deuxième niveau.
Quelques adolescents et adultes parviennent au troisième niveau, postconventionnel. Ils sont alors capables d'adopter un point de vue de législateur.
Les lois inutiles ou injustes doivent être modifiées ou enfreintes, car toute loi
doit reposer sur des considérations rationnelles ou sur leur coïncidence avec
les principes universels de la justice. Est-ce le rôle de l'éducation que de faire
parvenir à ce niveau le plus achevé ? On pourrait, dans un premier temps,
répondre négativement puisque la plupart des sujets éduqués n'y accèdent pas.
Mais on pourrait aussi s'interroger sur les raisons de cet échec. Ici, nombreux
sont ceux qui, s'appuyant sur les analyses de Kohlberg, dénoncent l'attitude
étroite de respect de la loi et de l'ordre résultant des clichés et des slogans
transmis par les adultes conventionnels du système scolaire. C'est donc
bien, une fois de plus, la conception traditionnelle de l'éducation qui est
interpellée. Aux procédés de socialisation qui privilégient l'obéissance, il
faudrait substituer une socialisation fondée sur l'apprentissage du conflit et
de la participation. On est donc renvoyé au même problème, mais dans une
perspective moins optimiste que Piaget : si l'école voulait bien respecter et
favoriser le développement de l'enfant, l'autorité ne devrait pas faire
problème puisque les personnes pourraient se poser comme législatrices (à
condition de ne pas confondre gestion des conflits et problèmes d'autorité).
Malheureusement, la collectivité scolaire continue à donner raison à
Durkheim dans la pratique quotidienne : son fonctionnement autoritaire se
60
satisfait de l'émergence de problèmes d'autorité qui ne remettent pas en
cause leur propre cause, mais qui se donnent comme des manques provisoires et
coupables.
Le dialogue, architecture des temps familiaux
II n'en reste pas moins que, si elle en reste là, l'école va se trouver de
plus en plus en porte à faux par rapport à l'évolution globale, ce qui ne manquera pas de réactiver, dans le champ scolaire, les problèmes d'autorité en question.
Malewska-Peyre et Tap [1991] soulignent ainsi, par exemple, qu'au cours du
dernier demi-siècle, on est passé d'un modèle relationnel intrafamilial autoritaire à
un modèle démocratique :
« Autrement dit, le remplacement d'un fonctionnement fondé essentiellement sur
l'autorité des parents (et d'abord du père) - autorité "tombant ", avec plus ou moins
de vigueur, sur la tête des enfants - par un fonctionnement inspiré largement des
principes de liberté et d'égalité et caractérisé par davantage de communication,
d'échange, de concertation entre parents et enfants. Cette même analyse met en
lumière un processus d'homogénéisation des pratiques relationnelles parentsadolescents, au-delà des clivages sociaux traditionnels » (p. 314).
Uniformisation des modes de vie, extension du modèle culturel de la
classe moyenne et affirmation d'une jeune génération unie sur l'essentiel et
dotée de valeurs propres, tels sont les facteurs qui ont contribué à cette similarité
des pratiques éducatives familiales. Dans les années soixante-dix, le modèle
familial libéral est en place : la communication, l'autonomie, la tolérance prennent
la préséance sur le formalisme et l'organisation rigide. Les relations ne
peuvent plus être régies par les rapports de force et les situations d'autorité.
Désormais, la clé de voûte de l'édifice familial, c'est le dialogue. Négociation,
argumentation, résolution pacifique des conflits relaient le plus souvent les sanctions. On peut, certes, assister à une nouvelle évolution dans la famille, mais on
doit estimer que tout retour éventuel de l'autorité ne pourra exclure ni l'échange ni
la confrontation d'idées. Dans ce cas, l'autorité ne revient-elle pas à s'autoriser à
entrer et faire entrer dans un dialogue d'autorité ? L'école peut-elle échapper à une
telle évolution ? Il convient pour le moins d'en douter.
Pour la psychologie du développement, à l'école, Kohlberg doit avoir raison
de Durkheim ; seules les résistances de la pratique font problème. Encore
convient-il de ne pas s'effaroucher devant les difficultés dans ce domaine car,
comme le souligne Evans [1970], pour les enfants, approuver et transgresser est «
normal ». Autrement dit, la majorité des enfants obéissent au règlement et
l'enfreignent parfois, estimant alors que la sanction est « normale » ; à l'inverse,
une minorité est en opposition permanente tandis qu'une autre minorité est incapable de toute infraction. Les petits problèmes font donc partie de la gestion «
normale » de toute classe ; au-delà, la question relève d'un dysfonctionnement du
développement de certains individus. Quoi qu'il en soit, si l'on suit la psychologie du développement, du côté de l'enfant l'autorité ne fait pas problème
61
même si elle soulève bien des problèmes qui vont être considérés, certains,
comme logiques et, d'autres, comme pathologiques. En est-il de même du côté de
l'enseignant ? Oui, toujours selon la psychologie du développement : elle doit
résoudre les problèmes éventuels d'autorité, tant et si bien qu'il ne doit pas y
avoir de problème d'autorité. Mais comment résoudre ces problèmes ? Trois
conditions sont ici requises : la connaissance, l'action et la formation.
La connaissance d'abord. Il convient en effet de repérer les différentes
pratiques éducatives. Vandenplas-Holper [1979], reprenant des travaux de
Hoffman [1970] et de Saltzstein [1967], distingue ainsi trois types, l'affirmation du
pouvoir, le retrait d'amour et l'induction. Affirmer son pouvoir, c'est recourir à
diverses formes de punitions en sévissant ou en jouant sur la peur des châtiments, plutôt que de faire confiance aux dispositions internes des enfants ou aux
explications données. Retirer l'amour c'est, devant un acte qu'on désapprouve,
utiliser les formes du chantage affectif (ignorer l'enfant, ne plus lui parler, l'isoler,
le menacer de partir, lui dire qu'on ne l'aime plus). L'induction, quant à elle,
désigne les procédés par lesquels on propose à l'enfant des explications sur les
raisons de changer de comportement. Les capacités cognitives des enfants sont
alors privilégiées sur la crainte des sanctions ; le désir de grandir de l'enfant et le
respect d'autrui peuvent être mobilisés. Autant de raisons pour privilégier cette
dernière attitude éducative. De plus, ce qui ne gâche rien, il s'avère, au regard de
plusieurs recherches, que la punition est moins efficace que les explications,
même si la combinaison de la punition et des explications est plus sûre que les
explications seules. Quoi qu'il en soit, la connaissance des pratiques éducatives
amène déjà à prendre conscience que le champ des possibles est ouvert et que la
sanction n'est pas une obligation. Seulement, quand on sait cela, on ne sait pas
pour autant comment agir dans la classe.
Pédagogie : la démocratie du développement
En effet, selon la psychologie du développement, la résolution des problèmes d'autorité requiert la mise en œuvre d'une pédagogie adéquate, qui
s'appelle l'Éducation nouvelle. Qu'est-ce qui la caractérise ? En tout premier
lieu, le refus de la pédagogie traditionnelle, précisément parce que cette dernière est
fondée sur un rapport de force. L'adulte ordonne, l'élève exécute et son activité est
sous-tendue par le devoir d'obéissance. Au nom de la société, le maître juge, punit
et récompense. Not [1987] reprend les critiques portées à cette organisation
pédagogique :
« Les sanctions ne peuvent fournir que des mobiles extérieurs au rapport
fondamental élève-connaissance. Elles sont sans lien direct avec le désir ou le besoin
de connaissance dont la satisfaction libérerait l'élève de son ignorance. C'est la
récompense (et non la connaissance) qui procure le plaisir, et c'est la punition (et non
l'ignorance) qui provoque la gêne... Les sanctions naturelles, réactions du milieu à nos
actes, sont l'instrument de la nécessité, les autres sont celui de l'autorité et, quand elles
sont exercées par l'homme sur l'homme, il ne s'agit pas de contraintes objectives,
mais d'actes inten-
62
tionnels de coercition. Il ne s'agit plus alors de motivation, mais de rapport de
force pouvant déboucher sur des situations d'antagonisme et de lutte » (p.
87-88).
On sait donc ce qu'il s'agit de fuir et pourquoi. Il reste à préciser ce qu'il
convient d'adopter. Revenons, pour ce faire, au maître de la psychologie du
développement, Piaget lui-même. Garcia [1992] a bien rappelé qu'il a considéré
que l'école traditionnelle était en fait adaptée à l'enfant dans la mesure où elle
répondait à son égocentrisme initial, soit à son respect foncier pour l'adulte,
mélange de crainte et d'affection, qui rend les consignes et les ordres des grands
obligatoires. Le problème n'est pas là, mais plutôt ici : la pédagogie traditionnelle
répond tellement bien à ce stade chez l'enfant que son dispositif l'enferme dans
cette disposition et l'empêche d'évoluer psychologiquement et moralement.
Respecter les capacités d'évolution du développement des enfants, c'est, à l'inverse,
s'appuyer sur la vie sociale des enfants eux-mêmes pour pratiquer une morale
positive fondée sur la solidarité, l'entraide et le sentiment de la justice. Les
méthodes nouvelles tendent à utiliser ces forces collectives, au lieu de les
négliger ou de les laisser se transformer en puissances hostiles. N'est-il pas de
l'essence de la démocratie de considérer la loi comme un produit de la volonté
collective et non pas comme l'émanation d'une volonté transcendante ou d'une
autorité de droit divin ? C'est donc à la pratique démocratique de la pédagogie
qu'il revient de résoudre les problèmes d'autorité. Agir selon l'Éducation nouvelle, c'est s'en donner les moyens.
Mais l'action suppose la formation, car il convient de former les maîtres en
conséquence. Gilbert [1980] en désigne les objectifs :
« Tout le problème est d'organiser le milieu pédagogique d'une manière conforme
à l'attente des élèves, étant entendu que cette condition est nécessaire mais non
suffisante. Comment se manifeste alors l'autorité d'un professeur ? Il exige
l'exactitude, l'ordre, une certaine politesse, il veille à ce que la classe, "ruche
bourdonnante " selon l'expression de Ferrière, ne devienne pas une forge ni un hall
de gare où le bruit empêche de travailler, il contrôle le travail et, tout en respectant le
rythme de chacun, sait intervenir opportunément pour éviter le relâchement. Est-ce plus
ou moins facile qu'en milieu traditionnel ? Au dire des professeurs qui ont essayé les
deux formules, c'est plus facile mais c'est surtout plus sain » (p. 105-106).
On laissera à l'auteur la responsabilité de ses appréciations. Notons plutôt
qu'il estime que ces capacités à acquérir sont liées à des facteurs de la personnalité
(s'intéresser aux autres, posséder un moi assez solide, un surmoi équilibré et une
volonté ferme) et que des tests de personnalité sont à même de les déceler chez les
candidats à la formation enseignante. Autrement dit, sur la base de certaines
dispositions, les maîtres peuvent être formés en connaissance de cause à adopter
une pédagogie adéquate qui leur permettra de résoudre et d'éviter les problèmes
d'autorité. Il apparaît bien, pour la psychologie du développement, que tant du
côté du maître que des élèves l'autorité ne doit pas faire problème et qu'à tout le
moins les problèmes éventuels d'autorité peuvent être résolus. L'optimisme est
bel et bien de rigueur.
63
La psychologie sociale et l'autorité
Sans être pessimiste, la psychologie sociale (principalement expérimentale)
est beaucoup moins lénifiante quand elle examine la question des rapports
d'autorité. Elle nous accorde au moins ceci : on peut comprendre qu'il y ait des
problèmes d'autorité et pourquoi il en est ainsi. C'est ainsi que Morrison et Mac
Intyre [1975] soulignent que si la gestion de la classe représente une partie relativement modeste de la conduite totale de l'enseignement, elle n'en demeure pas
moins la partie la plus critique. Très rapidement, les difficultés de la conduite de la
classe peuvent en arriver à prendre le pas sur toutes les autres activités fondamentales de l'enseignement, à savoir l'information, l'explication et l'interrogation. L'autorité est donc ici posée comme une question de gestion de la classe.
Mais que faut-il entendre sous ce terme ? Ce sont toutes les actions de l'enseignant et de l'école qui favorisent l'organisation des rencontres et des interactions
entre les élèves et les professeurs (niveaux, programmes, emplois du temps,
règlements). Ces actions cherchent à créer les conditions requises par le maître
pour une bonne marche de l'enseignement (ordres, recommandations) ; elles ont
pour but d'ajuster le comportement social des élèves et elles sont directement liées à
la pédagogie. Elles affirment l'autorité du maître (qui répartit les élèves en
niveaux, qui répond ou non aux questions des élèves) et elles font appel à des
principes psychologiques ou de sens commun pour trouver les moyens de
discipliner le comportement social (renforcements, châtiments). Enfin, elles
découlent de théories générales et de systèmes de valeurs adoptés par les
enseignants en ce qui concerne les relations sociales et les modes
d'acquisition des connaissances (méthodes, principes).
La chaleur de l'abstrait
L'autorité est donc cette fois perçue comme un élément d'un ensemble
complexe et particulièrement délicat. Qui plus est, elle est éclatée et pluralisée en
fonction des différentes études rapportées par nos deux auteurs. Ryans [1960] par
exemple, a mis à jour trois dimensions bipolaires qui composent de façon
variable chacun d'entre nous et qui sont source de comportements différents
entre les enseignants : le compréhensif et l'amical, opposé à l'égocentrique et au
restrictif ; l'actif et le méthodique, opposé à l'évasif, le désordonné et le
négligé ; le stimulant et l'imaginatif, opposé au morne et au routinier. Harvey
[1966], lui, a distingué dans la personnalité des maîtres la dimension abstraitconcret en fonction de leur système de croyances. Le concret, disposé à tenir des
croyances rigides et catégoriques, à mettre en avant les problèmes d'autorité sur
ceux de l'enseignement, imposera ses objectifs, précisera ses méthodes, ne tolérera
pas les déviances, rappellera souvent les règles et jouera des punitions.
L'abstrait, aux croyances plus souples et nuancées, qui préférera l'environnement à des structures complexes, développera une plus grande chaleur envers
64
les élèves, aura une meilleure perception de leurs besoins, sera plus centrée sur
l'intérêt des élèves et recherchera une plus forte participation de leur part.
Hoy [1968] a opposé deux grandes tendances dans les modes de contrôle
des élèves. Le détentionnaire privilégiera un cadre rigide et fortement surveillé,
une organisation autocratique hiérarchique rigide, une circulation de la communication et du pouvoir orientée unilatéralement de haut en bas. L'humaniste
concevra l'école comme une communauté éducative où les élèves apprennent
par le biais de l'interaction et de l'expérience coopérative ; il se fondera sur
l'autodiscipline plutôt que sur le contrôle strict du maître ; il poursuivra la mise en
place d'une atmosphère démocratique au moyen de canaux de communication à
double sens. Le problème, note cet auteur, c'est que bien des enseignants, entre la
formation initiale et leurs premières expériences, glissent de la tendance humaniste
à la tendance détentionnaire. Problèmes d'autorité ? On peut le supposer. Dans
son souci classificatoire caractéristique, la psychologie sociale va aussi essayer
de relier les typologies d'enseignants et les typologies d'élèves. Washburne et
Heil [1960] ont distingué ainsi trois catégories d'enseignants (les spontanés, les
méthodiques, les contractés) et trois catégories d'élèves (les bûcheurs, les
dociles, les opposants). Mais, surtout, pour chaque catégorie d'enseignants,
ils ont désigné les supérieurs et les inférieurs en fonction du degré de chaleur
et de compréhension manifesté envers les élèves. Or, cette dernière caractéristique
s'est avérée déterminante quant à l'efficacité des maîtres, la hiérarchie
méthodique, spontané, contracté se révélant seconde (mais non négligeable).
Quant aux élèves, les bûcheurs réussissent quel que soit l'enseignant, les dociles
progressent davantage avec les spontanés supérieurs et les opposants
s'entendent le moins mal avec les méthodiques supérieurs. Dans une autre
expérience, Madsen [1968] a comparé trois types de gestion de la conduite des
élèves : donner des règles, faire l'éloge des conduites appropriées, ignorer
délibérément les comportements inadéquats. Le premier type limite les dégâts,
mais difficilement ; le second est le plus approprié ; le troisième fait empirer la
situation. En fait, la combinaison la plus efficace joint les deux premiers,
d'autant que cela a des conséquences positives sur l'ensemble des éléments de la
classe.
Quels sont donc les résultats de toutes ces expériences et études ? Ceci,
semble-t-il. Le moral est plus élevé dans les groupes centrés sur les élèves ; un
style de gestion moins impositif favorise les attitudes constructives et favorables à
l'école ; la distribution du pouvoir dans la classe et la compréhension affective
suscitent un meilleur climat socio-affectif et, donc, une diminution des
conflits et de l'anxiété. Cela amène Morrison et Mac Intyre à conclure ainsi :
« Pour les stimuli qui jouent sur l'aversion, on ne.dispose pas de preuves, semble-til, qui démontrent qu 'ils sont plus efficaces que des renforcements positifs bien conçus
et bien appliqués. En ce qui concerne les séquelles, les preuves sont plutôt contre les
stimuli aversifs. Comme méthode de contrôle de la classe, en effet, la punition est
fatigante à maintenir. Entre certaines mains, elle va dégénérer en un festival de
menaces et contre-menaces qui va ridiculiser l'enseignant aux yeux de toute la classe
et, soit lui aliéner des
65
élèves autrement bien disposés envers lui, soit en fait encourager les enfants difficiles à
monter d'autres mises en scène pour le plus grand amusement de tous » (p. 209).
Conclusion ? Pour la psychologie sociale, certaines pratiques pédagogiques sont susceptibles de réduire les problèmes d'autorité, mais ce serait un
leurre de croire que ces derniers peuvent s'éteindre. En effet, toujours couve le
feu... La gestion de la classe est et reste une partie critique.
L'école, foyer pour personnalités autoritaires
N'oublions pas en effet que la classe est un lieu privilégié des relations
humaines, et, qui plus est, de relations d'emblée inégalitaires. À ce titre, elle peut
fort bien se faire espace d'expression, d'entretien et de création de personnalités
autoritaires. De quoi s'agit-il ? D'un mécanisme mis à jour par Adomo [1950] et
qui n'est que la résultante des processus de recherche de protection et d'identification. Le fait que le substrat familial ait été à l'origine de l'étude ne peut en
aucune façon dédouaner l'école, car les processus en question y sont éminemment présents. La personnalité autoritaire est produite par les parents qui ont
recours à l'égard de leur enfant à des formes rigides et dures de discipline, qui
font dépendre leur amour et leur approbation d'une obéissance inconditionnelle de
la part de l'enfant, qui mettent plus l'accent dans les relations familiales sur les
devoirs et les obligations que sur les échanges affectifs, qui sont excessivement
soucieux dans leurs relations interpersonnelles des distinctions de statut et qui ont
tendance à mépriser les tenants des statuts inférieurs. Soumis à une telle autorité,
l'enfant va nourrir une hostilité trop dangereuse pour l'exprimer à l'égard de
ses parents frustrateurs mais redoutés ; s'étant soumis, il acquiert également une
image de lui-même qui le fait se sentir plus dépendant de ses parents et, par là,
moins à même de les défier ou même de les mettre en question. Ce besoin chez
l'enfant de réprimer toute hostilité à l'égard des parents entraîne une identification à
l'autorité et une idéalisation de celle-ci avec, simultanément, un déplacement de
l'hostilité sur des groupes externes, généralement de statut inférieur. L'état de
crainte contribue à constituer la fermeture de l'esprit.
Souvenons-nous de ce que nous disions plus haut sur l'évolution des
familles par rapport à l'école : l'ouverture de cette dernière n'a pas suivi la première, tant et si bien que l'école apparaît souvent comme un lieu particulièrement
autoritaire. De là à soutenir que maintenant l'école est, beaucoup plus que la
famille, un lieu de constitution de personnalités autoritaires, il y a un pas
qu'on peut franchir, au moins en tant qu'hypothèse qui ne peut être rejetée a
priori. Or, qui dit personnalité autoritaire, dit à la fois cristallisation et entretien
des problèmes d'autorité. Il n'y aurait donc pas lieu de s'étonner de la prégnance de cette question à l'école. Pourtant, on peut toujours rétorquer que les
personnalités autoritaires ne sont sans doute pas le lot commun, tant chez les
enseignants que chez les élèves. Espérons-le. Il n'empêche que le rapport à
l'autorité, si l'on en croit certaines expériences, apparaît comme très curieux et
troublant. Evoquons les célèbres expériences de Milgram, analysées cette fois
66
par Leyens [1983]. Sur la simple injonction d'un expérimentateur, deux personnes sur trois ont accepté d'effectuer un comportement provoquant la mort
(ici, envoyer une très forte décharge électrique sur des personnes qui refusaient de
réussir à apprendre - en fait, le courant ne passait pas, ce que les manipulateurs
ignoraient). Quels sont les facteurs qui ont entravé les seuls rapports
d'obéissance ? Le prestige (un « savant » sera moins affecté qu'un quidam) et la
proximité de la victime (les hésitations seront d'autant plus fortes que la victime
sera vue et non seulement entendue et que le comportement sera administré
directement et non pas délégué à un autre). Bien entendu, tout cela est une
recherche de laboratoire. Elle laisse cependant fort songeur sur la capacité à
assumer un rôle d'autorité à partir du moment où l'on se sent investi et couvert
pour une tâche. L'autorité se porte d'autant mieux qu'elle se conjugue avec
l'infériorité et la dépersonnalisation. Décidément, aux yeux de la psychologie
sociale, les eaux de la personnalité sont fort troubles et l'exercice de l'autorité est
tout à fait propice à de tels bouillonnements !
Mais qu'est-ce qui fait que quelqu'un obéit et fait ainsi preuve d'autorité
dans la mission dont il se sent investi ? Tout est affaire de responsabilité, note
Leyens. Ceux qui refusent le comportement létal sont ceux qui se sentent responsables de leur acte. Les autres font porter la responsabilité soit à l'expérimentateur (« il fallait bien que je lui obéisse ! »), soit à la victime (« ses
réponses étaient tellement idiotes ! »). Qui plus est, dans ce dernier cas, les
moniteurs continuaient à croire à leur théorie implicite selon laquelle l'homme
est profondément bon et raisonnable : c'était seulement leur victime, l'« idiot »,
qui ne respectait pas leur théorie. Il s'agit alors d'autant plus de punir les contrevenants qui doivent avoir une personnalité particulière qui explique l'aberration et
qu'il faut s'empresser de redresser. Autorité, punition, bonne conscience et
défense de l'humain vont ainsi très bien ensemble. Nous avons tous des théories
implicites de la personnalité qui nous amènent, par exemple, à considérer qu'une
femme (professeur) ou une petite fille (élève) est moins cruelle qu'un homme
ou un petit garçon, et qu'elle l'est d'autant moins qu'elle est plus belle, c'est-à-dire
(en respectant notre amalgame de traits de personnalité) douce et gentille. Qu'on
le veuille ou non, le fonctionnement de l'autorité est fort affecté par de telles
croyances. Cela ne fait qu'ajouter à notre trouble : si l'on veut bien examiner la
question, loin d'être anodins ou passagers, les problèmes d'autorité sont essentiels
et permanents.
Petit traité de la peur
Dans la classe, l'autorité se donne comme affectée par la peur. Dupont
[1982] le souligne bien :
« Ainsi, rarement avouée mais toujours cruellement ressentie, la crainte du praticien
est souvent celle d'une peur ; la peur de la perte du pouvoir, associée à la difficulté de
son remplacement par des valeurs nouvelles : faire appel à la créativité de chacun,
respecter son indépendance, la recherche de son bonheur individuel, le désir
d'accomplissement personnel, ce qui
67
implique nécessairement pluralisme, personnalisation, responsabilité et participation » (p. 13).
Or, tout cela est beaucoup plus difficile à gérer dans la classe, surtout si
on ne dispose pas soi-même d'un haut degré de stabilité et de maturité émotionnelles. Si l'on compare, par exemple, les contacts d'autorité aux contacts d'intégration dans une classe entre un professeur et ses élèves, les observations faites
montrent que les contacts d'autorité sont toujours beaucoup plus élevés que les
contacts d'intégration. De plus, il apparaît nettement que les contacts qu'un professeur peut avoir avec chacun de ses élèves varient de façon très sensible (entre un
et dix sur une échelle). Le plus souvent, les élèves pour qui prédominent les
contacts d'autorité sont en même temps ceux qui ont le nombre de contacts le
plus bas avec le maître. La peur fige la distance. Il serait d'ailleurs plus exact de
parler de peurs, dans la mesure où l'enseignant refuse qu'on puisse penser de lui
qu'il a peur de l'autorité supérieure, qu'il redoute le groupe des élèves et qu'il
est incapable de dialoguer. Cela fait beaucoup de peurs à contrôler et à éloigner.
L'autorité est censée y pourvoir. On conçoit, dans ces conditions, qu'elle soit
une question importante et complexe. Ne faut-il pas « traiter » la peur ?
Néanmoins, cela est-il vraiment important ? Cela empêche-t-il les enfants
d'apprendre ? Est-ce un moindre mal à payer pour que l'essentiel puisse être
atteint ? C'est là que la psychologie sociale s'est faite cognitive et que, comme
Raven [1987] par exemple, elle souligne que la mise en œuvre du développement
cognitif requiert des capacités dont les éducateurs sont dépourvus en partie, parce
qu'ils négligent les qualités psychologiques qui leur sont liées. Gérer le
développement autonome des individus, déceler et stimuler les compétences des
élèves, leur faire confiance, cela suppose qu'on crée des environnements
développementaux caractérisés par la délégation des responsabilités et une
confiance mutuelle. Avoir recours à l'ordre, au contrôle, à l'inquisition provoque les effets inverses. La tendance à considérer la discipline et le respect
comme l'obéissance immédiate à des critères extérieurs et la crainte de l'autorité
n'instaure guère un climat propice au développement des attitudes évoquées
comme souhaitables sur le plan cognitif. Reprenant divers travaux, Monteil
[1989] insiste à son tour sur le fait que les techniques douces d'engagement rendent
plus facile, moins conflictuel, le rapport pédagogique. Là où une pédagogie de
l'injonction prescriptive installe des tensions entre les maîtres et les élèves, une
pédagogie de l'engagement, fondée sur le sentiment de liberté, concourt à les
effacer et apparaît d'une plus grande efficacité pour favoriser chez l'éduqué à la
fois l'intériorisation des normes et des valeurs de l'éducation, et l'acquisition des
savoirs.
Il convient aussi d'insister sur l'importance des premières conduites en ce
domaine ; elles facilitent beaucoup les rapports pédagogiques quand elles sont
obtenues dans un contexte de liberté, sachant que la soumission librement
consentie est un facteur puissant de modifications comportementales. En effet,
chacun est amené à « gérer » ses actes par la suite. Comment s'en sort-on ? La
théorie de la dissonance cognitive apporte quelques lumières sur certaines réac68
lions en classe, comme les demandes d'autorité ou les sentiments par rapport à la
fraude. Cette théorie constate qu'un individu, après avoir accompli un acte à ses
yeux répréhensible, aura vis-à-vis de cet acte une attitude plus indulgente
qu'auparavant. Si, en revanche, l'individu se refuse à l'accomplissement de cet
acte, sa connaissance des récompenses auxquelles il a renoncé (une meilleure
note, par exemple) entre en dissonance avec la connaissance de son comportement et génère facilement un sentiment d'injustice. Cela l'amènera à juger plus
sévèrement qu'auparavant l'action accomplie par d'autres ou tolérée par le
maître. La dissonance sera d'autant plus grande que les récompenses auxquelles il
a renoncé sont plus fortes (lors d'un contrôle, la « tolérance » est moins
grande que lors d'un simple exercice en classe). Il semble d'ailleurs que plus la
menace est faible et plus ceux qui n'accomplissent pas l'action sous la menace
vont trouver peu désirable cette action. Il serait donc possible que les menaces de
punitions légères soient plus efficaces que des punitions graves pour assurer la
formation d'un système de valeurs chez les enfants. Les menaces fortes
n'entraînent pas l'adhésion et entravent le processus d'influence. Or, ce dernier
admet trois niveaux : la complaisance (l'accord n'est qu'apparent et ne remplit
que des fonctions instrumentales d'acceptation de l'autre et de discrétion par
fusion dans l'ensemble), l'identification (ce mécanisme est fondé sur le désir de
promouvoir et de conserver des relations positives avec la source d'influence) et
l'intériorisation (la haute crédibilité de la source produit alors une modification
des croyances ou un suivisme durable, même en l'absence d'une relation directe
ou symbolique avec la source d'influence). Les menaces fortes risquent, au
mieux, d'inciter les individus à se contenter du premier niveau, à savoir la
complaisance. On pourrait estimer que la pédagogie commence, au contraire, au
second niveau, celui de l'identification.
Les stratégies de l'influence
Faire la classe, c'est donc être soi-même sous influence, mais c'est peutêtre surtout mettre les autres sous influence. Sans oublier ceci : les autres en
question, donc les élèves, s'influencent aussi fortement. L'autorité est aussi à
poser à ce niveau, même si cette variable, bien connue, est peu utilisée explicitement dans le processus éducatif, en dehors des exhortations habituelles (« Vous
devriez aider un tel », « Prends exemple sur ton camarade »). Durning et
Tremblay [1988] rapportent des expériences d'intervention de pairs comme
agents de renforcement auprès d'enfants-cibles particulièrement difficiles.
Moyennant un entraînement préalable (ignorance des conduites inappropriées
des autres, renforcement des comportements adéquats), des enfants de 5 ans se
sont avérés de bons modificateurs des conduites d'enfants de 3 ans présentant
des difficultés de relations avec autrui. Chargés de distribuer des félicitations et
des bonbons aux enfants-cibles en fonction de leurs conduites et de façon non
systématique, les enfants-intervenants ont accompli leur tâche de façon responsable et efficace. Autrement dit, les conduites de discipline scolaire d'enfants en
69
difficulté peuvent être prises comme cible d'interventions, aussi efficaces quand
elles sont gérées par les pairs que quand elles le sont par l'enseignant.
Faire la classe, c'est agir sur la conduite. Mais c'est aussi être agi par la
conduite des élèves. Ces derniers agissent leur conduite et ils ne le font pas
n'importe comment. Prenons un exemple rappelé par Dassin [1993]. Quand il «
choisit » sa place dans la classe, l'élève adopte et développe en même temps un
style et une stratégie interactionnels déjà utilisés. Certains élèves vont ainsi
expérimenter, avec l'enseignant représentant l'ordre et avec la classe représentant
la société, un certain type d'attitudes reposant sur le rejet et le paraître. Ils
apprendront un rapport ambigu avec l'autorité et un sentiment de mépris et de
rejet vis-à-vis de l'ensemble social. Dans bien des cas, la situation en fond de
classe favorisera une stratégie de la provocation (amuseur ou perturbateur), une
stratégie de l'opposition (chef de bande) ou une stratégie du retrait (marginal). Le
positionnement spatial est ainsi susceptible de déterminer l'attitude de
chaque membre du groupe mais aussi l'attente du groupe concernant cette attitude
et la réponse comportementale que chacun va donner à cette attente. La
fabrication des rôles sociaux s'articule ainsi autour de la gestion de l'autorité.
Il serait certes possible de continuer à présenter les éclairages de la psychologie sociale sur l'autorité et son fonctionnement. Mais ce n'est pas directement notre objet, même si ces apports sont tout à fait significatifs.
Contrairement à la psychologie du développement, qui a tendance à considérer
que l'autorité n'est pas un problème et que les problèmes d'autorité peuvent et
doivent être résolus, la psychologie sociale nous permet d'entrer plus spécifiquement dans les mécanismes de l'autorité et d'en souligner la complexité. Au
total, l'autorité apparaît comme tellement liée à chaque individu, comme tellement liée aux rapports entre les individus, comme tellement liée aux différences
entre les individus, qu'il n'est nullement étonnant qu'il y ait des problèmes
d'autorité. C'est l'inverse qui doit surprendre. La psychologie sociale constate
que la gestion de la classe est une partie fortement critique et elle établit qu'il
peut difficilement en être autrement. On ne peut donc pas se débarrasser de
l'autorité, on ne peut que la vivre et l'affronter à l'école. La complexité et
l'ampleur de ses mécanismes sont telles qu'on est en quelque sorte condamné à
faire avec, le moins mal possible, quand c'est possible.
La psychologie clinique et l'autorité
Comme la psychologie sociale, la psychologie clinique accorde beaucoup
d'attention et de considération à l'autorité. Elle ne considère pas que celle-ci soit un
problème à réduire. Pour elle, avant tout, les problèmes d'autorité sont un fait qu'il
convient d'abord de respecter comme tel. Roux [1990] souligne ainsi que
70
la situation des enseignants s'est fragilisée dans la mesure où ils ont perdu le
prestige d'être l'unique source du savoir tout en ayant paradoxalement vu
accroître leur rôle en matière de discipline et de maintien de l'ordre. Pourquoi ?
Parce que l'exigence de discipline se fait très forte, mais dans un climat global de
tolérance et alors que le recours à l'administration et aux instances externes ne
peut plus être effectif. Tout se passe comme si on demandait plus en accordant
moins. La relation entre l'enseignant et les enseignés est en permanence
troublée par cet élément tiers qu'est le système éducatif et ses exigences. Mettre
des notes, corriger des copies, remplir des bulletins trimestriels, ce sont des
limites à une gestion relationnelle des rapports entre le maître et les élèves.
L'institution souligne ainsi de plus en plus douloureusement les difficultés
d'enseigner et d'apprendre, sans pouvoir désormais masquer l'exigence sous
l'aide, ce qui fait que l'enseignant, lui, se retrouve exposé. Il n'est pas étonnant,
dans ces conditions, que les maîtres oscillent dans leurs attitudes, alternant lais-seraller et directivité, tolérance et raideur. En effet, quand on est à la fois lié à et
distant de l'institution, on ne sait plus très bien quelle place faire à sa subjectivité
dans la relation aux élèves. Or, on ne peut faire l'économie de cette implication de
la subjectivité.
Le pédagogue des Danaïdes
Est-ce à dire que l'acuité et la permanence des problèmes d'autorité
signent les difficultés que l'école rencontre pour faire sa place au sujet ? On
peut le penser. Pain [1992] rappelle que le désir, indice éminemment subjectif,
fut évacué avec détermination de l'appareil scolaire :
« L'appareil vise l'assujettissement éducatif, rien de moins, et c'est une
modélisation coloniale qui prend forme, à l'égal in vitro de ses manifestations
ostensibles outre-mer. La relation pédagogique qui occupe le terrain de l'école est une
relation de force, une relation contrainte mais justifiée, morale, sereine, dans le
cadre du développement occidental. Elle va donc réussir, le temps qu 'elle représente
suffisamment le type de rapport culturel que construisent les formations sociales, les
sociétés dans leur développement. Le temps qu'elle permette au fantasme de postuler
des sorties sociales, des statuts, pour le moins la reconnaissance du langage du
voyageur par un diplôme signifiant et significatif» (p. 12).
Rousseau aurait préalablement mis à jour la double contrainte de la relation
éducative : on ne peut apprendre que librement ; on n'apprend bien qu'avec un
enseignant, qui soit aussi de fait éducateur. Le précepteur imposé est la
condition sine qua non de la liberté d'apprendre. Aliénation et transfert gageront
la réussite, marqueront le choix de réussir à apprendre. Le sujet (et sa liberté)
a à peine le temps de montrer son nez à la fenêtre de l'école qu'il reste à le
conquérir, à l'attraper in situ. La violence de la relation accroche l'élève ; il reste
à l'accrocher au savoir, avant qu'il ne décroche d'une relation le plus souvent
contrainte. Malheureusement, quand le savoir n'est plus lui-même une promesse
d'inscription dans l'institution et la société, la violence de la situation
71
scolaire risque d'apparaître gratuite, générant en retour des situations délicates à
gérer au sein de la classe. L'autorité fait alors des problèmes et l'autorité devient de
plus en plus centrale dans la question scolaire. La relation exhume ses possibles,
entre l'angoisse et l'émotion. Quand l'angoisse s'installe, il faut alors soit se
soumettre, soit combattre, soit fuir vraiment, soit fuir dans l'imaginaire, soit
agresser. La fuite et le combat étant difficiles à l'école, restent des voies insécurisantes pour la relation quotidienne.
Une telle situation est difficile à vivre et à assumer, d'abord parce que la
culture classique du milieu est à l'opposé. Debarbieux [1990] rappelle que le
Code Soleil, ce grand texte de la morale laïque, installe dans l'imaginaire des
enseignants un idéal de courtoisie, de politesse, de discipline ferme et souriante,
basée sur une autorité naturelle qui tient du mythe fondateur. Ensuite, parce que, du
côté de l'adulte, la violence est perçue comme le risque de se faire prendre sa place
par un élève, de voir sa place détournée par un plus puissant qui deviendrait le
véritable détenteur du pouvoir, ce qui génère un désir de maîtrise totale de la
classe. Du côté des élèves, la violence n'est pas vécue comme le désir de remettre
en cause le pouvoir de l'adulte, mais plutôt comme la résultante d'une situation de
non-communication et de passivité à laquelle ils sont assujettis, ce qui n'empêche
nullement, au contraire, que la spirale de l'incompréhension et de l'antagonisme
ne puisse s'enclencher. On peut en avoir une illustration mineure dans le jeu
du pédagogue permissif rappelé par Longone [1990], sur les traces de l'analyse
transactionnelle. Le pédagogue se veut ouvert, permissif, sauveteur dans un
premier temps ; il se projette sur les autres. Deuxième temps, il se fait frustré,
victime, méconnu et mécontent de ces élèves « qui en profitent ». Troisième
temps, il devient répressif, persécuteur, faisant savoir son ressentiment à l'égard
de ceux qui l'ont plus particulièrement trahi. Quatrième temps, il se repent, est
confus, trouve qu'il a exagéré, a été maladroit, au besoin ridicule. Cinquième
temps, il se retrouve permissif, sauveteur, désireux de se racheter, de prendre en
charge, de s'oublier. Et le jeu recommence... Gestion des émotions et apprentissage
de la négociation devraient permettre de sortir de ce jeu des Danaïdes.
Ce dernier exemple nous a introduit à la possibilité d'une gestion douce
des conflits de la relation éducative. Il n'est pas certain que cela soit toujours
possible. Il n'empêche que la psychologie clinique, après avoir reconnu et examiné l'ampleur des problèmes d'autorité, se pose effectivement la question des
remédiations, mais les réponses apportées ne sont pas du même ordre : faut-il
réguler l'autorité ? Faut-il se débarrasser de l'autorité ? On conviendra que les
voies ne sont pas les mêmes. Commençons par examiner l'option régulation. La
notion et le mythe de l'autorité naturelle sont la première forme, classique, de
cette régulation. Analysant le rôle joué par le corps dans la classe, PujadeRenaud [1982] relève la volonté de tout enseignant de maîtriser les regards des
élèves pour arriver à soutenir son propre corps et soi-même dans cette situation
risquée d'exposition. La menace latente contenue dans les regards se comprend
dans une situation globale d'attaque et de défense, tant et si bien que la relation
pédagogique s'établit sur un rapport de force que traduit le langage courant de
72
dévoration. Maître et élèves se cherchent, dans cette ambivalence où résonnent à la
fois l'agressivité et un désir d'ordre affectif : amour et violence sont
conjoints, tant et si bien qu'on peut se demander si le rapport de force, si
l'attaque et la défense ne constituent pas des structures intrinsèques de la relation
pédagogique. L'autorité naturelle signerait d'ailleurs cette capacité « physique »
que la plupart considèrent comme innée, elle désigne la maîtrise et la dénégation
de la peur. Elle représente la conciliation de deux thèmes, le contact-proximitéfamiliarité d'une part, le contrôle-domination-pouvoir de l'autre. Faire tenir
ensemble ces deux aspects, c'est se voir investi d'une autorité naturelle que le
corps, la voix et les postures vont traduire. Mais un tel naturel est construit car
le maître y endosse un masque, emprunte une voix, compose son attitude et ses
gestes, revêt une tenue professionnelle. Il s'agit tout à la fois de se montrer et de se
protéger, d'occuper le devant de la scène tout en se maintenant prudemment
derrière son rôle. Une nouvelle fois, il est bien question de la gestion de la
subjectivité dans la relation, tant celle du maître que des élèves. La théâtralité
met en scène l'autorité en la parant au besoin de la séduction, dans un jeu où
l'autorité ne saurait être précisément naturelle en dehors d'un faire-croire qui exige
le respect du jeu. Cliniquement parlant, l'autorité naturelle est un trompe-Fœil
qui réussit à ne pas se faire voir. Elle est un mode de régulation des problèmes
d'autorité.
Le sourire de la clarification conceptuelle
Seulement, dans bien des cas, ce mode va rester incantatoire et culpabilisant
(« Je n'y arrive pas », « Je n'ai pas le don »). D'autant que la situation a changé
ces dernières années, notamment, nous venons de le voir, dans la nonidentification à et de l'institution. Duke et Jones [1984] insistent sur ce point.
Les comportements réprouvés ont évolué : l'agitation de la fin des années
soixante a laissé la place à la violence et au vandalisme du milieu des années
soixante-dix, puis à l'inefficacité et à l'apathie de la fin de ces mêmes années et,
enfin, à l'absentéisme et à l'école buissonnière des années quatre-vingt. Les difficultés économiques et les difficultés à répondre aux intérêts des élèves expliquent en partie ces changements. Bien entendu, chaque partenaire est sensible à
des perturbations privilégiées : absentéisme pour l'administration, irrespect et
chahut pour les enseignants, agressions pour les élèves. Il ne s'agit pourtant là
que d'un constat. Bien des programmes de formation et de remédiation vont
s'appuyer sur des démarches cliniques pour tenter d'enrayer la dégradation et
d'aider les acteurs éducatifs. Qu'il suffise ici de citer, pour mémoire et parmi
bien d'autres, l'analyse transactionnelle ou la méthode Gordon des enseignants
efficaces. Elles cherchent principalement à clarifier la communication entre le
professeur et les élèves, à l'instrumenter et à la contractualiser. D'autres
approches vont intégrer l'efficacité des apprentissages et le sens que l'école peut
prendre dans tel ou tel environnement social. D'autres encore se fondent sur une
pédagogie coopérative qui cherche à réduire les conflits, à développer le sens
moral et la justice, à proposer des alternatives aux comportements destructifs.
73
Bref, la régulation des problèmes d'autorité par la formation est un secteur florissant, à l'image des difficultés quotidiennes de la pratique scolaire de la gestion
de la classe.
Outre la mythification de l'autorité naturelle et les formules nombreuses de
remédiation, la psychologie clinique propose encore une troisième modalité de
régulation de l'autorité, la clarification conceptuelle. Ardoino [1976] nous invite
ainsi à distinguer la problématique du contrôle (nécessairement normatif,
hiérarchique, lié à des structures institutionnelles et à l'exercice du pouvoir) de la
problématique de l'évaluation (qui convient aux phénomènes intéressant les
personnes, leurs interactions, et qui tourne autour de la question de l'autorité, de sa
remise en cause et de son évolution). De Peretti [1976] avait déjà tenté de
mettre de l'ordre dans ces notions. Il rappelle que la discipline a comme finalité
d'ordonner dans un groupe un jeu modéré des rapports et des protections, des
influences et des contraintes. Dans cette perspective, la structure institutionnelle du
groupe a pour fonction de modérer et de stabiliser les rapports interindividuels,
de façon à économiser les efforts d'adaptation réciproque. Mais la cohérence et la
cohésion sont toujours fragiles, tant et si bien que sous l'organisation formelle
explicite peut très bien s'établir une organisation informelle, spontanée, qui ne peut
être contrariée efficacement, sauf à tomber dans le durcissement, la censure, la
bureaucratie et autres pathologies institutionnelles. Trop souvent, pouvoir et
compétence, autorité et commandement sont des conceptions confondues, comme
à dessein ; il en résulte une concentration de puissance sur une seule personne
dans un groupe.
Qu'est-ce que l'autorité sinon la fonction qui optimise l'accroissement
des diverses variables structurelles ou dynamiques selon lesquelles l'être et la
vie d'un groupe d'individus peuvent être saisis significativement et conduits ? De
Peretti le souligne fortement :
« L'autorité existe autant que sont soutenues au sein d'un groupe (dans la recherche
d'un régime de relations) la cohésion et la production, la clarté des objectifs ou
l'acceptation des moyens d'action, l'adaptation des méthodes de travail,
l'acceptation des rôles réciproques et du réseau de communications, l'opportunité
des normes et des sanctions » (p. 190).
Commander, c'est impulser les activités qui assurent la régulation de
l'autorité dans un groupe. Rien n'exige que ces activités soient le fait d'une
seule personne. Il convient donc de distinguer le pouvoir, l'autorité, la compétence et la responsabilité. Sous-entendu : si l'on avait conscience de ces différents niveaux et de leur fonctionnement, nul doute qu'on arriverait à mieux maîtriser la question de l'autorité dans la classe et à mieux gérer le groupe dans un
partage relationnel des composantes et des nécessités. La clarification conceptuelle devrait donc désamorcer les problèmes d'autorité et, par là, contribuer à
leur régulation. N'est-ce pas là une vision par trop douce, fonctionnelle, consensuelle, conviviale et empathique ?
74
Saint Sébastien, patron des élèves, victime des maîtres
Certains ne manqueront pas de l'estimer, dans les rangs mêmes des cliniciens. En effet, réguler l'autorité ne semble ni possible ni souhaitable à beaucoup : il
convient, plus fortement, de se débarrasser de l'autorité. On trouve une analyse de ce
type dans le très bel ouvrage de Canetti, Masse et puissance [1966]. Lui aussi
cherche à définir les termes comme le pouvoir, la puissance et l'ordre, mais il aboutit à
une conclusion beaucoup plus radicale. Certes, son univers de référence est
politique et social, mais le domaine éducatif peut aussi s'y référer. Suivons-le un
peu plus longuement car son éclairage psychologique ne peut laisser indifférent.
Au pouvoir, dit-il, s'associe quelque chose de proche, de présent, que la force physique traduit bien. La puissance, c'est un pouvoir qui prend son temps, qui s'amplifie,
qui dilate le temps et l'espace. Un des moyens de la puissance, c'est la question. Et la
liberté d'une personne consiste pour une bonne part à être à l'abri des questions.
C'est bien la plus forte tyrannie qui se permet la plus forte question. Sage, à
l'inverse, est la question qui met fin à l'interrogation. Qui peut se le permettre répond par des questions ; entre égaux, c'est un mode éprouvé de défense. Se taire est un
autre moyen de défense, extrême, dans lequel les avantages et les inconvénients se
tiennent en balance, car celui qui se tait donne l'impression d'être plus dangereux
qu'il ne l'est, tant et si bien que le silence obstiné peut déboucher sur la question
criminelle, la torture, chargée de prouver et de briser le silence et la personne.
Le secret est, au fond, le plus intime de la puissance ; c'est du pouvoir
condensé, hypostasié. La puissance implique une pénétration inégalement distribuée. Le souverain pénètre mais ne se laisse pas pénétrer ; c'est à lui d'être le
plus secret, sa maîtrise en dépend. Il est bien vrai qu'une bonne partie du prestige
qui s'attache aux dictatures tient à ce qu'on leur attribue la force concentrée du
secret, alors que les démocraties partagent le secret et le dissipent entre beaucoup
de gens. Mais la puissance a aussi la jouissance du jugement négatif. C'est une joie
dure et cruelle que rien n'égare. Après tout, le jugement n'est jugement que
lorsqu'il est porté avec une sorte d'assurance inquiétante. Il ignore la clémence,
comme la prudence. C'est le jugement inconditionnel et le jugement rapide qui
se peignent en plaisir sur les traits de celui qui juge. Ce plaisir vient de l'écart
auquel on procède en jugeant : l'autre est désigné dans un groupe inférieur,
l'autre nous élève en étant rabaissé. Qui plus est, il n'est pas douteux que
beaucoup d'interdits ne sont portés que pour étayer la puissance de ceux qui
peuvent en châtier et en pardonner la transgression. Grâce et condamnation sont les
figures indissociables du pouvoir. Mais ce dernier s'exerce avant tout par
l'ordre, plus ancien que le langage (puisque les chiens peuvent le comprendre !). Il
est de la nature de l'ordre de déclencher une action, de ne permettre aucune
contradiction, de ne tolérer ni discussion, ni explication, ni doute. L'action exécutée par ordre diffère de toutes les autres, en ce qu'elle est ressentie comme
quelque chose d'étranger tout en faisant croître la puissance du donneur d'ordre.
Canetti analyse ainsi l'ordre :
« Tout ordre se décompose en une impulsion et un aiguillon. L'impulsion contraint
celui qui la reçoit à l'exécuter, et ce conformément au contenu de
75
l'ordre. L'aiguillon reste au fond de celui qui exécute l'ordre. Ceux qui ont le
plus à souffrir des ordres sont les enfants. C'est miracle qu 'ils ne s'écroulent
pas sous leur poids, qu 'ils survivent au harcèlement de leurs éducateurs.
Qu 'ils les reportent tous sur leurs propres enfants, avec la même cruauté,
c'est aussi naturel que mordre et parler. Mais ce qui surprendra toujours est
l'intégralité avec laquelle se conservent les ordres datant de la prime
enfance ; ils sont là dès que la génération suivante fait avancer ses victimes.
Aucun enfant, serait-ce le plus banal, n'oublie aucun des ordres qui l'ont
malmené » (p. 324).
L'histoire de l'école ne saurait donner tort à ce jugement sans appel ; le
chapitre précédent l'a suffisamment montré. Mais notre propre histoire personnelle, marquée par des souvenirs douloureux que nous ne cessons d'évoquer
lorsqu'il s'agit de retrouver notre parcours scolaire, ne suffit-elle pas à corroborer
cette analyse ? Le pédagogue n'a-t-il d'autre choix que de décocher ses
flèches sur les élèves ? Il y a plusieurs modalités de l'ordre. Un ordre individuel
entraîne la formation d'un aiguillon, la menace qu'il comporte ne peut se dissiper
entièrement. En revanche, un ordre donné à un collectif a un caractère bien
particulier. Il vise à faire de ce grand nombre une masse et il n'éveille pas la
peur dans la mesure où il y réussit. Quand un orateur produit la masse et la
maintient en vie par un ordre supérieur, il peut ensuite lui demander ce qu'il
veut, elle est prête à le suivre. On conviendra qu'une telle solution n'est guère
plus enviable, sur le plan éducatif.
Je m'autorise à être libre
Canetti est formel :
« De quelque côté qu'on l'examine, l'ordre, sous la forme achevée et compacte qu'il a
revêtue au bout d'une longue histoire, est l'élément isolé le plus dangereux de la vie
collective des hommes. Il faut avoir le courage de s'y opposer et d'ébranler sa
domination. Il importe d'en garder libre l'essentiel de l'homme » (p. 353).
Soit, mais il n'est guère aisé de lui résister. On peut esquiver les ordres en
ne les entendant pas, en ne les exécutant pas, car l'aiguillon n'est engendré que
par l'exécution des ordres, par l'action qui résulte d'une pression étrangère. Mais
toute résistance a un coût que le pouvoir fait savoir, que l'autorité affirme, que la
puissance rappelle. Il peut aussi arriver un moment où l'on est tellement rempli
d'aiguillons qu'on n'a plus l'esprit à autre chose, qu'on ne sent plus qu'eux.
Dans ce cas, se défendre contre de nouveaux ordres est une question de vie ou de
mort ; il faudra ne pas entendre ou, si l'on entend, ne pas comprendre ou, si l'on
comprend, faire le contraire de ce qui est commandé. L'aiguillon est un intrus, il
ne s'assimile pas, il est indésirable, il est ce qu'on a commis, il a la forme exacte
de l'ordre, il est le témoin perpétuel que l'on n'a pas été soi-même, l'auteur de
tel ou tel acte. On se sent sa victime, tant et si bien qu'il est vrai que les hommes
qui ont agi par ordre se sentent parfaitement innocents. Ni coupables, ni
responsables. Victimes de l'autorité. Une éducation qui fonction76
nerait ainsi ne saurait être qu'un échec. On ne peut éduquer par les ordres, on ne
peut éduquer par l'autorité, on ne peut réguler l'autorité. Son mécanisme
même est pervers, c'est bien pourquoi il faut se débarrasser de l'autorité.
Une telle analyse peut certes apparaître radicale. Elle n'en permet pas
moins de comprendre, sous un certain angle, ce qui peut se passer et se jouer
dans la relation entre le maître et les élèves quand celle-ci est basée sur l'autorité.
Peut-on transposer directement l'univers politique à l'univers éducatif ?
Certains le pensent qui, en se référant à des options politiques, dans une optique
psychosociologique, vont prôner une pédagogie qui se doit d'exclure tout rapport
d'autorité. La fonction éducative tiendra même en cela. Cette démarche se trouve
très nettement chez Lobrot [1973], quand il examine l'autorité à l'école. Inutile
d'ajouter que, dans cette perspective, l'autorité-régulation, qui rappelle qu'on
peut assurer les fonctions de gestion du groupe en se distanciant des phénomènes
de pouvoir, va apparaître comme un artifice supplémentaire. On ne peut
composer avec l'autorité, il reste à s'en dessaisir. Si l'autorité nous affecte tant,
c'est qu'elle relève de ces mêmes affects. Ceux qui la détiennent ressentent des
sentiments ambigus de honte et de fierté, qui les incitent à la fois à montrer et à
cacher ; ceux qui la subissent nourrissent tout autant la soumission que la haine,
car ils aiment ce qu'ils détestent, ils se sentent protégés par ce qui les écrase.
Alors que faire ? Choisir l'autonomie contre l'autorité, se libérer du poids et
du handicap de l'autorité.
Lobrot prônera ici la pédagogie non directive, dont il décrit ainsi les
conséquences :
« Les individus qui sont amenés à vivre une expérience dans ce contexte
pédagogique : 1) peuvent agir d'une manière nouvelle qui ne leur est pas permise
normalement dans un contexte autoritaire ; 2) peuvent contester cette autorité qui
s'abolit elle-même et aller ainsi jusqu'au bout d'une révolte qui n 'est qu
'esquissée dans la vie ordinaire ; 3) peuvent mieux se situer par rapport aux autorités
existantes dans la vie sociale, qui sont généralement survalorisées et mystifiées. Du fait
de cette activité de nature expé-rientielle, ils sont conduits à remanier le monde de leurs
fantasmes concernant l'autorité et conjointement à se construire de nouveaux fantasmes
et de nouvelles pulsions » (p. IX).
Qu'on se le dise ! On peut apprendre à vivre libre, autonome, c'est-à-dire
hors autorité. Mais comment cela est-il possible ? Comment peut-on s'autoriser
ainsi à être libre ? Cela tient à la nature de l'autorité. L'autorité est, dans son
essence, psychologique ; c'est une réaction et une attitude humaines face à
autrui et à la nature. Certes, elle est aussi structurale et institutionnelle mais ce
n'est pas parce que des désirs aliénés donnent naissance à des ensembles qui
ressemblent à des machines et à des appareils qu'ils cessent pour autant d'être
des désirs pleinement humains. Il faut donc toujours retrouver cette racine psychologique et agir sur elle.
77
L'autorité, malade du développement
À l'origine de l'autorité, on trouve une carence dans le développement de la personnalité.
La personnalité autoritaire est dominée par l'angoisse qui résulte d'un manque de confiance
systématique envers les individus. Ceux-ci, parce qu'ils sont dangereux, faibles, incertains,
devront être contraints. L'autorité résulte d'une conception purement défensive des rapports
humains. À l'école, on ne se contente pas de rechercher les effets pratiques des interdits et des
obligations, mais on poursuit en même temps les effets psychologiques, soit des refus et des
craintes qui empêchent les expériences positives. C'est parce que l'on considère dangereux
pour l'individu l'accès aux formes supérieures libidinales, hédoniques, créatives, mais
incontrôlables des instincts et des pulsions, qu'on interdit et contraint, au nom de l'éducation.
L'essentiel du phénomène autoritaire, c'est donc la négation du désir et son déplacement
soit sur des conséquences malheureuses d'actes que l'on réprouve, soit sur des conséquences heureuses d'actes que l'on impose. La contrainte désigne le manque de coïncidence
entre l'acte et le désir. Un acte accompli et voulu sans être désiré est un acte contraignant.
L'autorité est l'antithèse du désir ; la liberté est l'absence de contrainte et l'affirmation du
désir. L'homme est en mal continuel de libération ; l'éducation, parce qu'elle privilégie
l'autorité, a plutôt tendance à le contrarier, car l'homme a peur de l'homme.
On pourra certes estimer qu'une telle position est radicale et, par là
même, simpliste. Suffit-il de magnifier le désir et la liberté pour récuser et supprimer l'autorité ? Une telle rhétorique n'est-elle pas avant tout incantatoire ?
Sur quelles bases peut-on alors concevoir la régulation des relations entre les
personnes ? Cela ressort-il d'une simple naturalité optimiste ? Bref, les questions posées restent nombreuses. Les critiques n'ont d'ailleurs pas manqué de
s'abattre sur ce jusqu'au-boutisme. N'en retenons qu'une seule. Gillet [1987]
dénonce les assimilations entre la non-directivité, la suppression de l'autorité et
l'autogestion politique. Les termes, chez Lobrot, sont équivalents et le but premier
de l'école devient de détruire le rapport d'aliénation, le rapport autoritaire, à fin de
changer la société en partant de sa base. Autrement dit, de la description de la
société idéale, on passe à la prescription de ce qu'il faut faire pour la réaliser.
L'éducation s'assortit à la politique et, ici, à la révolution, qui entend détruire le
rapport d'autorité. Le projet politique et social précède le projet éducatif ;
l'autogestion sociale précède l'autogestion pédagogique, même si cette dernière
reste première au niveau des moyens à prendre. La non-directivité, assimilée à
l'autogestion, fournit une caution scientifique psychologique et un moyen
d'action pédagogique au discours révolutionnaire.
Certes, les critiques de la critique de Lobrot peuvent être nombreuses et
pertinentes. Mais elles ne peuvent enlever ceci, dont témoignent les discours
radicaux que nous venons de présenter : l'autorité fait tellement problème que
pour certains la seule solution est de s'en débarrasser. On ne pourrait donc pas
l'aménager, traiter avec elle, la réguler ; la seule solution est de la combattre, de la
réduire à néant. On ne compose pas avec un tel ennemi. L'autorité, mal radi78
cal ? On pourrait le croire, si l'on suivait certains auteurs. La psychologie clinique, qui commence par reconnaître la réalité, l'ampleur et l'intensité des problèmes d'autorité, se divise fortement lorsqu'il s'agit de définir l'attitude à
adopter face à eux. Les uns vont prendre une voie prudente et chercher à les
réguler. Mais alors, on se demande toujours si l'atténuation et les efforts de gestion
ne fonctionnent pas comme des tranquillisants. En effet, on sait bien que
l'autorité naturelle n'en est pas une. En effet, on sait bien que les programmes de
remédiation ont leurs limites. En effet, on sait bien que la clarification
conceptuelle n'évite pas toutes les fièvres dans l'action. Les autres vont prendre
une voie extrême et considérer que le traitement doit être absolu, chirurgical,
ablatif. Mais alors, on se demande si le remède ne va pas être pire que le mal, si
l'on va pouvoir continuer à vivre amputé. En effet, se débarrasser de l'autorité,
c'est renverser tout un fonctionnement social et se retrouver sans sécurité, mais
toujours à devoir vivre avec les autres. Car se débarrasser de l'autorité, c'est
renverser le fonctionnement pédagogique et se retrouver démuni pour sauter
dans l'inconnu, sans repères pour éduquer. Auquel cas, angoisses, peurs,
craintes risquent de nous assaillir, tant et si bien qu'on se demande ce que l'on a
gagné, même sur le plan psychologique. N'a-t-on pas échangé les angoisses et
les problèmes ? S'agit-il bien d'une délivrance et d'une liberté ? S'agit-il bien
encore de la liberté d'autrui ?
79
Le salaire de la peur
II n'est pas étonnant, à première vue, que la psychanalyse aborde l'autorité
sous le même angle que la psychologie clinique. N'en est-elle pas, après tout,
une composante ? Est-ce à dire, pour autant, qu'elle n'apporte rien de spécifique ?
Nous ferons l'hypothèse inverse, ne serait-ce que pour prendre en compte les
très nombreuses contributions qui s'y réfèrent dans le domaine qui nous occupe,
À l'image de la psychologie clinique et de la psychologie sociale, la psychanalyse
va commencer par établir que, pour ce qui est de l'autorité à l'école, c'est un
fait que ça se passe mal Elle explique d'ailleurs très souvent qu'on comprend
bien pourquoi il en est ainsi. Elle le fait depuis longtemps, si l'on se réfère, par
exemple, aux travaux d'Hermann [1934] sur les racines inconscientes de la
désobéissance. En effet, obéir est difficile. Les conflits qui structurent certaines
parties de notre être déclenchent des réactions de résistance. La méthode
psychanalytique permet d'affaiblir ces résistances, non pas en faisant appel à la
volonté, ni en amenant l'autre à faire plaisir, mais en repérant dans le passé les
situations où de tels comportements avaient de bonnes raisons de se développer.
Patience et compréhension sont donc les armes psychanalytiques contre la
désobéissance. Elles rencontrent inéluctablement les trois moyens classiques
d'obtenir l'obéissance, soit ceux qui s'appuient sur l'instinct de domination, ceux
qui se rattachent au désir d'être aimé et ceux qui relèvent des arguments de
raison. Tant et si bien que derrière la désobéissance peut très bien se cacher une
obéissance au désir inconscient de celui qui commande. De même que derrière
l'obéissance exagérée, se cache une soumission problématique. La
désobéissance est en quelque sorte une tentative de se guérir soi* même.
L'âme se débat dans un conflit ; elle veut obéir mais n'y parvient pas,
81
parce que des forces opposées s'affrontent en elle, des forces encore plus puissantes que celles du rapport de domination. Les pulsions qui se sont emparées de
l'âme exigent une satisfaction immédiate. Comment parvenir à retrouver et à
dénouer les fils et les liens de ce conflit interne au sujet, sinon par la compréhension psychanalytique et la patience pédagogique ? Ce sera le rôle de l'éducateur
formé, qui ne devra donc pas s'étonner de la présence et de la persistance des
résistances des élèves.
La pédagogie ou le refus du jeu des chaises musicales
Un tel éducateur, que les pédagogues touchés par la théorie freudienne
ont longtemps appelé de leurs vœux, pourra-t-il « résoudre » les problèmes
d'autorité à l'école ? Rien n'est moins sûr, si l'on en croit des travaux plus
récents. En effet, la tâche est énorme, la question étant tellement profondément
liée à la structure de tout un chacun. Blanchard-Laville [1990] montre tout particulièrement, à partir de séances d'analyse de pratiques avec des enseignants,
combien l'espace du dialogue entre le professeur et les élèves est encombré de
projections. C'est ce qui fait qu'une question toute simple d'un élève va être
perçue, dans un certain contexte, comme une provocation ; elle vient toucher au
vif une problématique brûlante chez un enseignant, déclenchant une réaction
dont la violence contraste avec la banalité de l'intervention de l'élève. La même
chose ne manque pas de se produire chez les élèves, cette fois l'« agression »
venant du professeur. Bref, les « problèmes » sont complexes, fréquents et difficilement maîtrisables, même si le travail psychanalytique permet de les approcher,
de les comprendre et de les problématiser.
On trouvera une preuve supplémentaire de cette quotidienneté des soubresauts de l'autorité dans les phénomènes répétitifs du chouchou. Jubin [1991] a
analysé comment le chouchou, qui souligne la force de la relation affective dans
la classe, fait émerger le sentiment d'injustice aussi bien pour l'élève non élu que
pour le maître et même, parfois, l'élève choisi. Les autres, les ordinaires, ne vont
pas manquer de reprocher à l'enseignant la défaillance d'une capacité
symbolique très profonde ; ils dénoncent une faille, un manquement à une règle
primordiale dans la classe : l'organisation juste des échanges et de la reconnaissance. Logiquement, les élèves se défendent. Mais ils ne sont pas les seuls : le
maître lui aussi se défend. Il sait l'injustice qu'il y a à éprouver des préférences, il
en ressent une forte culpabilité, il est amené à ne pas montrer ses penchants, il est
alors obligé de calculer ce qui d'ordinaire va de soi (sa bonne distance aux
élèves et à ses sentiments). Conflit donc. Conflit entre le devoir professionnel et le
désir plus sourd que traduit une attirance envers un élève, d'autant que ce
maître séducteur est d'abord un maître séduit, pris dans un sentiment qui risque de
bloquer la machine pour la majorité des élèves. Comment continuer à être un pôle
identificatoire pour eux ? Comment tenir son rôle d'enseignant s'il ne peut plus
détourner vers la connaissance l'élan de tel élève pour lui ? Comment gérer cette
angoisse de la rencontre de l'interdit qui ne manque pas de s'accompagner du
désir de la transgression ? Comment se plier à l'interdit de l'inceste, qui per82
met de ne pas abolir les interdits structurants et de s'écarter d'une relation affective
qui se replierait sur elle-même ? Comment encore prétendre amener tel autre
et tous les autres au savoir et à la socialisation ? Comment éviter de laisser prendre
son contre-transfert dans les rets du transfert, a priori si nécessaire ?
Pour Jubin, par rapport au contrat qui crée la situation éducative, une
transgression est déjà réalisée quand l'enseignant sent une attitude anormale,
plus intense qu'à l'accoutumée, dépassant le traditionnel amour des enfants.
« L'identification fait grandir à condition d'en sortir, d'en changer. Tant que la place du
chouchou reste vide, l'élève peut penser être le préféré. Cette place vide permet le
jeu affectif. Si elle est occupée, tout se fige. La glaciation affective amène
l'engourdissement intellectuel. La solution n'est pas à rechercher dans une neutralité
affective qui ne serait en premier lieu qu 'une neutralisation des affects. Maintenir une
place vide est donc une exigence. Le chouchou accapare ce qui ne lui revient pas.
Ce n 'est pas un partage égalitaire que recherche l'élève, mais une reconnaissance. Le
maître de tout le monde glissera vers l'indifférenciation, le maître de chacun
reconnaîtra les individus » (p. 119).
On voit tout de suite la difficulté de la tâche enseignante : porter l'amour à
tous, porter l'amour à chacun, ne pas s'emporter vers quelqu'un. Exercice
d'autant plus difficile que les projections de chacun aiment à se laisser porter,
tant consciemment qu'inconsciemment. Le phénomène du chouchou est donc à
comprendre comme une exacerbation et une transgression de la relation éducative. Mais il n'est pas le seul. Il a son verso, qui se nomme l'élève « tête à
claques », comme l'avait souligné le même auteur [1988].
L'exercice de l'impuissance
Encore convient-il de distinguer dans cette nouvelle catégorie trois
espèces différentes. Prenons d'abord l'élève « tête à claques » perturbateur, celui
qui a le don d'entraver systématiquement par son comportement le bon déroulement du travail tel que l'enseignant le veut. Celui-ci se trouve déstabilisé car
remis en cause dans sa place de pouvoir ; tant et si bien qu'il est obligé de réactualiser ce rapport de force qu'il a cherché à masquer le plus possible sous une
autorité dite naturelle. Avec cet élève, la guerre est déclarée et l'issue peut en
être incertaine car le spectre de la classe incontrôlable rode toujours, bien des
élèves pouvant s'enrôler dans l'armée du nombre. Considérons maintenant
l'élève « tête à claques » hors du jeu affectif. Lui, cette fois, refuse de répondre à
l'attente d'ordre affectif que déploie l'enseignant dans la classe et qui se transcrit
dans ce qu'on nomme l'atmosphère. La relation personnelle qui permettait de
sentir (et tenir) l'élève ne s'établit plus. La cohésion, qui supposait l'affection
portée par tous à la personne du maître et l'identification à ce leader désigné par
l'institution, est alors dénoncée par un véritable refus de la complicité, de la
fraternité. Mais il est encore une troisième catégorie d'élève « tête à
claques », celui qui est physiquement gênant. En effet, le corps de l'élève qui
subit la violence peut aussi être le prétexte du rejet de l'enseignant (l'élève est
83
alors dit « mou », fuyant, sans ressort, insaisissable, etc.). Là encore, le désir de
mettre la relation affective privilégiée au service de la transmission pédagogique se
trouve atteint, empêché. On peut aussi faire l'hypothèse que le désir caché de
relations affectives fortes, désir qui vient répondre à quelque demande plus
archaïque chez l'enseignant, se trouve alors entravé et peut provoquer cette
réaction de rejet à partir d'une attitude physique. L'insupportable se donne à
voir et à vivre : quelle image renvoie-t-il au maître, quelle image inacceptable
d'elle-même met-elle en œuvre ?
L'élève « tête à claques » est donc d'abord une agression. Mais il est
aussi vécu sur le mode de l'impuissance : impuissance à sortir de la situation,
impuissance à trouver une attitude efficace. Les sanctions habituelles sont
reconnues sans effet. Alors que faire ? La punition perd son sens ordinaire, elle ne
fait pas peur, elle n'a plus d'influence sur les comportements. II ne reste plus
qu'à... punir :
« La punition version tête à claques, sans aller jusqu'à la satisfaction d'un plaisir
d'ordre sadique, peut être une revanche de l'enseignant, une façon pour lui d'avoir
momentanément le dernier mot, même s'il en admet l'inefficacité [...] L'élève tête à
claques provoque des réactions de violence physique chez l'enseignant, avant
même que celui-ci ait employé d'autres moyens de pression pour essayer défaire
évoluer la situation » [Jubin, 1988, p. 63].
Dans ce cas, l'utilisation de la force marque en fait la ruine de l'autorité
et, donc, la faiblesse de l'adulte. La situation devient surtout intenable quand la
tête à claques se conjugue avec le leader des élèves, le meneur, le chef de bande. En
règle générale, ce dernier est perçu comme potentiellement dangereux par le
maître, mais il ne remettra pas en cause l'enseignant. En effet, il y a un véritable
partage des territoires et des horaires : les cours pour l'un et la cour pour l'autre.
Quand le meneur est stigmatisé comme tête à claques, la répartition « normale » est
enfreinte et le maître va se trouver constamment remis en cause dans sa
fonction de gardien symbolique de la loi qui fonde l'existence même des
échanges. Si l'élève attaque cette fonction symbolique, c'est la classe elle-même
qui risque de ne plus exister. Dans ce cas, autant l'enseignant a l'impression
qu'il ne trouve pas la clé des élèves, autant les élèves et principalement l'élève «
tête à claques » semblent savoir ouvrir les portes de l'exaspération, sinon de la
persécution. Impuissant devant l'élève, l'enseignant en vient à tenir un discours de
type paranoïaque.
Bref, cet exercice de l'impuissance dévoile le fonctionnement de l'autorité
empêchée. Dans la classe, ça se passe mal, certes, mais on a au moins la
satisfaction de comprendre pourquoi il en est ainsi. Il reste qu'être « tête à
claques » prend beaucoup de temps et d'énergie, empêche de travailler à l'école.
On prend des risques et on est amené à en faire de plus en plus pour faire peur,
alerter, rappeler qu'on est là. Rapidement, les verrous peuvent sauter, les punitions pleuvoir. Chacun des protagonistes est enfermé dans l'escalade symétrique de
la violence. D'autant que la violence, même si elle est condamnée et de
moins en moins tolérée, est aussi très souvent excusée au nom du fameux :
84
« Moi aussi, j'ai été tabassé et je n'en suis pas mort ! » La majorité des enfants ne subissent-ils
pas une violence ordinaire et ne sont-ils pas prêts à la faire subir ? La psychanalyse va
certes dénoncer un tel fonctionnement mais, avant tout, elle se pose en principe de
compréhension des dysfonctionnements. La question de l'autorité n'échappe pas à ce
paradigme. Si l'autorité fait problème, c'est à la fois un fait et normal : la psychanalyse
dévoile les racines inconscientes de la désobéissance, décrit le foisonnement des projections
qui encombrent l'espace du dialogue, dissèque les phénomènes d'exacerbation, de transgression, de refus et d'impuissance dans la relation pédagogique ordinaire. L'autorité ne
peut que faire problème et problèmes. Certes, mais cela reviendrait-il à dire que l'on doit
s'en tenir au constat, qu'on ne peut rien faire de plus ? En aucune façon. L'approche
analytique va aussi proposer des moyens de sortir des seules difficultés, elle va donc se
transformer en instance de gestion de la question de l'autorité. Que nous propose-t-elle ?
Trois voies en fait : le masque, l'amour et le refus. Convenons d'emblée que ces chemins ne
sont ni parallèles ni compatibles et que les propositions seront souvent de l'ordre du
dévoilement tout autant que de l'ordre de l'action à envisager.
Le masque, au risque d'y laisser des plumes
La relation pédagogique est un masque. Tel est le sens de l'analyse du
contrat pédagogique, selon Filloux [1974]. Pour elle, la pédagogie est un art,
l'art d'opérer « un déplacement du rapport à la loi dans le champ pédagogique
(ce par quoi il parvient à masquer aux yeux de l'autre comme à ses propres
yeux que le savoir fait force de loi), au profit de ce que l'on nomme une autorité
personnelle » (p. 110). À partir de la clôture du savoir institué, l'enseignant va
rechercher dans une dialectique de l'ouverture une alliance enseignant-enseigne,
soit la possibilité d'un échange qu'il va constituer en relation contractuelle dont il
se voudra le garant dans l'exercice de cette autorité personnelle. L'enseignant pose
ainsi un contrat à durée limitée, par consentement mutuel, sur la base d'une règle
du jeu à soumission libre, mais sans tricherie. Il fonde une société en classe
où il est le représentant « naturel » de la loi, sans que cela se sente, par un don
total de lui-même. Comme il se sacrifie à cette communauté qu'est la classe, il
est évident pour lui que l'élève doit se soumettre et celui qui ne le fait pas
transgresse les règles de ce contrat. Mais ce dernier n'est qu'un artifice : il est
chargé de masquer la violence de la domination aux yeux de l'élève, qui ne
renverra en miroir à l'enseignant qu'une image purifiée de lui-même, affranchie de
tout désir de domination.
Poser ce contrat comme masque, c'est entendre que tout le monde vive «
libéré » dans la classe. L'élève est libre, parce qu'il n'a pas l'impression d'être
livré au désir propre de l'enseignant ; l'enseignant sera plus libre, car le contrat le
garantit contre la violence de son propre désir ; l'institution se dit libératrice, car
elle s'articule sur le savoir et sa loi. Le contrat pédagogique vise à désincar-ner la
structure de pouvoir inscrite dans la situation éducative au profit d'une autorité
personnelle, naturelle, qui ne désigne en fait que la capacité à cacher, à
85
masquer le rapport hiérarchique. Le père bienveillant et nourricier réussit alors à
reléguer le père castrateur et dominateur. Le mythe de l'autorité naturelle est là
comme un leurre, pour instituer un consentement au pouvoir absolu du maître
sur ses élèves. Mais un tel leurre semble bel et bien se donner comme nécessaire
tant comme réalisation que comme aspiration, au moins dans un premier temps. La
preuve ? Quand il est dévoilé, refusé, le risque de violence n'est jamais très loin.
L'adulte passe à l'acte punitif et l'enfant provoque par son comportement l'acte
punitif lorsque l'expression d'un conflit n'est plus négociable dans une
mentalisation, dans une communication mentale ou verbale, de façon assez efficiente. La punition est alors le moyen de tenter de restaurer narcissiquement
l'artifice du contrat ; ce sont les plumes qu'il convient de laisser pour que le
masque opère. « La crédulité provoquée par l'amour est une source importante,
sinon la source originelle de l'autorité », avait déjà dit Freud [1905, p. 35].
L'élève qui refuse de se soumettre est un élève qui récuse ce don (de lui-même et
du savoir, de lui-même au nom du savoir) que l'enseignant entend faire, c'est un
élève qui fait jaillir à nu le mécanisme de domination au cœur de la relation
pédagogique. Un tel élève mérite bien d'être puni ! Après tout, l'ange n'est-il
pas exterminateur ?
Il ne convient donc pas de faire tomber les masques, mais, tout au
contraire, de les entretenir. Or, certaines forces sont une aide précieuse dans
cette lutte. Mosconi [1989] a montré, par exemple, que la mixité fonctionne sur
cette base. Elle permet aux enseignants de vivre un mode relationnel d'où
s'effacent la contrainte et la séparation. Elle contribue à atténuer, voire à faire
disparaître, chez les élèves, les comportements que les enseignants jugent négatifs
et qui seraient dus à leur sexe. Dans une classe mixte, ce n'est pas seulement
l'agressivité entre les élèves qui diminue, c'est aussi l'agressivité envers le
maître. La présence des filles dans la classe, en même temps qu'elle réprime les
comportements agressifs des garçons, opère une sorte de renversement du rapport
de force en faveur de l'enseignant et le rétablit dans ce pouvoir statutaire que les
garçons tendaient à contester.
« En somme, la mixité fonctionne comme une espèce de délégation de la contrainte
à un des groupes de sexe de façon à ce qu'il exerce l'autorité sur l'autre à la place de
l'enseignant. Ainsi l'enseignant peut-il rétablir l'illusion d'une relation
pédagogique harmonieuse, dépourvue de toute contrainte » (p. 61).
Plus conformes aux normes scolaires, plus silencieuses et immobiles,
mais aussi plus matures, les filles donnent plus de satisfaction aux enseignants
par leur dépendance, alors que les garçons ont tendance à se signaler par des
manifestations de contre-dépendance.
Il ne faut pas croire, d'ailleurs, que ce fonctionnement soit soutenu seulement par les maîtres hommes ; les maîtres femmes sont ainsi toutes prêtes à
accepter l'idée reçue selon laquelle l'autorité « naturelle » n'est pas harmonieusement répartie entre les sexes. Dans l'hypothèse analytique, cette autorité renvoie
aux effets de séduction par le phallus. Les attributs, comme la voix et la
86
taille, dont les femmes se disent dépourvues, sont des substituts du phallus. Il
reste aux femmes enseignantes soit à s'identifier au sexe masculin, soit à user
d'une arme spécifique, la séduction manipulatrice. Faut-il en conclure que ce
monde scolaire d'exhibition phallique, de parade où il s'agit de conquérir et de
garder la puissance, de ne pas perdre la face, où le désir d'amour des élèves
n'est reconnu que dans la mesure où il peut être manipulé pour devenir le point
d'ancrage de la maîtrise pédagogique, un tel univers n'est-il pas un monde fantasmé comme viril ? On dirait bien en tout cas que dans ce monde toutes les
projections et les identifications imaginaires s'adressent à des images masculines. Les femmes se feraient ainsi complices des hommes dans ce déni de leur
féminité. Menacés de castration, hommes et femmes enseignants cherchent dans la
relation pédagogique la preuve de leur puissance. Mais les femmes sont sommées
de le faire sur le mode viril ; elles ne peuvent que masquer leur féminité, opérant
ainsi un redoublement du jeu de masques. Le contrat pédagogique reste mais,
psychanalytiquement parlant, il ne suppose pas le même mécanisme de
reconnaissance pour les hommes ou pour les femmes.
Haut les cœurs
Le masque, voilà donc le premier mode de traitement des difficultés de
l'autorité à l'école que nous décrit la psychanalyse. Haut les masques, nous dit-elle
en quelque sorte. Certains vont peut-être estimer que ce mode n'est guère
satisfaisant dans la mesure où il entérine une situation qui est et reste problématique
sous bien des aspects. En effet, après tout, le masque n'est jamais à l'abri d'un
dévoilement, sous quelque forme que ce soit et, dans ce cas, l'autorité ne pourra
plus être vécue comme l'avenir d'une illusion. La psychanalyse n'en restera pas là ;
elle explorera aussi une autre voie de sortie, qu'elle voudra beaucoup plus
positive et volontariste, à savoir l'amour. La psychanalyse va ainsi prôner une
pédagogie de l'amour. La punition est en fait un choc en retour sur celui qui
punit. Là où il y a punition, c'est qu'il y a eu un affrontement des volontés,
une lutte pour le pouvoir et non plus seulement une prise en considération de
l'enfant ; il est devenu essentiel pour celui qui punit que l'enfant se soumette.
Chiland [1989] affirme ainsi que punir, c'est être convaincu que l'enfant est
mauvais, qu'il est un opposant, un dissident et qu'il doit payer pour ses fautes.
Son crime fondamental est de ne pas être docile, comme un jouet entre les
mains des adultes qui prétendent l'éduquer. Son crime est de ne pas réparer ses
éducateurs de leurs propres souffrances d'enfance (si ceux qui nous ont éduqué
nous avaient donné tout ce que nous te donnons, nul doute que nous aurions pu
faire tout ce que nous n'avons pu faire et que tu refuses de faire maintenant).
Sachant que l'exercice abusif du pouvoir et que la haine conduisent à coup sûr à
la haine et à la destructivité, que faut-il donc faire pour édu-quer ? Aimer et se
maîtriser soi-même en tant qu'adulte, plutôt que de vouloir maîtriser l'enfant.
Affirmer sans cesse Eros contre Thanatos [Freud, 1929] dans cette lutte fragile,
remise sans cesse en question, qui est celle de tout être humain et qui l'est
doublement quand il veut éduquer. Privilégier Eros, tenir la
87
cause des enfants, comme l'a dit Dolto [1985], c'est se fonder en éducation sur la
liberté, la parole et l'amour.
Il y a donc bel et bien un véritable discours de l'amour en psychanalyse de
l'éducation. Moll [1989] en a retracé les origines dans la pédagogie psychanalytique. Déjà Foerster [1907] réclamait une pédagogie de la confiance fondée
sur l'authenticité de la relation éducative et le respect de la personne de l'enfant.
Mais c'est à Adler [1908] que revient le mérite d'avoir montré que l'amour
constitue le « levier de l'éducation ». Encore convient-il d'analyser cet amour et
ne pas s'étonner, par exemple, que même dans une atmosphère de confiance et
d'aimable bienveillance le transfert n'est jamais univoque et présente toujours des
motions hostiles à côté de motions tendres. Garder son autorité suppose qu'on
commence par satisfaire à la première exigence pédagogique qu'est l'amour.
Les premiers psychanalystes vont mettre en évidence cette certitude retrouvée :
on ne peut éduquer l'enfant qu'en l'aimant. Ils vont s'efforcer d'étudier les
modalités, les effets des excès et des insuffisances de l'amour en éducation. Ils ne
vont pas manquer de rencontrer la question des punitions et des sanctions. Ils
s'accorderont à démystifier les punitions qui ne visent, selon eux, qu'à satisfaire
les pulsions et les désirs inconscients des adultes et à intimider ceux qui en sont
l'objet. Mais ils ne vont pas se contenter de dénoncer et faire comprendre. Un
certain nombre d'entre eux vont témoigner d'expériences éducatives vécues dans
un climat de confiance et d'authenticité, témoignant de la possibilité d'une
éducation qui ne recourt pas à la punition.
L'amour en question est un amour exigeant qui fonde une pédagogie qui se
veut différente. Il s'agit, certes, de se garder de certaines fautes, de faire
preuve d'intelligence du psychisme de l'autre, d'amener les enfants à une prise de
conscience de leurs sentiments, mais ces premiers éducateurs psychanalystes ne
sont pas pour autant aveugles :
« S'ils invoquent souvent l'amour comme le facteur éducatif le plus important, ils
s'ingénient à montrer combien cette sollicitude essentielle procède d'une visée qui
exige que l'enfant apprenne à supporter l'attente de la satisfaction et à renoncer à
d'autres[...] L'éducation fondée sur l'amour, qui permet d'accepter les frustrations
qu'imposé une éducation à la réalité, s'emploie à infléchir les pulsions ~ et non
à les réprimer - et à déplacer leurs buts : en cela, elle fait oeuvre de culture » [Moll,
1989, p. 168].
L'éducation aura atteint son but quand la conscience de la valeur personnelle aura été élaborée et quand le désir de satisfaction du moi se sera soumis
aux exigences de la réalité et de la vie sociale. Elle passe par le confrontation,
mais dans un climat d'amour et de confiance. L'amour prend possession de
l'autorité et il est là pour permettre qu'une collaboration s'introduise entre le
moi-ego et le moi-social, soutenue par deux forces plus complémentaires
qu'antagonistes, la tendance égotiste et la tendance solidariste. Cet amour-autorité
passe par l'identification. Le détenteur du pouvoir, vécu comme le porteur de la
loi et comme l'idéal du moi, sert d'ancrage au processus d'identification propre à
la façon d'être vers laquelle tend chaque individu. L'autorité légitime devient à la
fois acte d'amour et acte de raison, elle a pour effet de rassurer,
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c'est-à-dire de réduire les tensions et les angoisses sans les supprimer, d'inciter au
dépassement de soi en commençant par répondre aux besoins de sécurité et
d'affection. L'amour libère, il autorise.
L'autorité : le salaire de la peur
La psychanalyse opère donc une sorte de réduction de l'autorité à
l'amour. En chassant l'autoritaire, elle identifie l'amour et l'autorité, elle réduit la
seconde au premier, elle montre que la résolution des problèmes de la
seconde se fait dans la pratique du premier. Néanmoins, certains auteurs, qui se
réfèrent cependant à la démarche et à la lecture psychanalytiques, récusent cette
assimilation et établissent au contraire que la relation d'autorité ne peut être
qu'un refus d'une relation d'amour authentique. Pages [1970] va ainsi dissocier en
permanence l'amour et l'autorité. Il part de l'analyse de la relation privilégiée
qui, pour chacun d'entre nous, commence par s'établir avec nos parents. Cette
relation place une personne, une divinité, une collectivité au-dessus et à part de
tous les hommes ; elle en fait l'objet d'élection de sentiments positifs et négatifs.
C'est elle ensuite que nous allons retrouver dans tous les rapports avec les figures
d'autorité. Dire, comme Freud, que ce mécanisme relève du seul transfert va
sembler très insuffisant à Pages :
« C'est le refus de l'amour authentique, de l'angoisse de séparation, qui est à l'origine
de la relation privilégiéef...] Enfuyant l'angoisse de séparation, l'homme établit une
relation close, et du même coup se ferme la possibilité d'une relation universelle[...].
Il forme avec l'objet de ses affections une unité parfaite, une fausse unité
d'opposition ou d'accord qui l'isole du reste du monde » (p. 388).
La figure privilégiée, objet d'autorité, est donc le masque de notre
angoisse refusée. Sous l'image consciente que nous nous faisons d'elle (détestable
ou admirable), se profilent l'image inconsciente d'un démon destructeur ou
possessif, et plus profondément encore, celle d'un Autrui auquel nous
sommes reliés et dont nous sommes pourtant séparés.
La figure privilégiée symbolise notre relation avec tous les hommes tout en
nous protégeant contre eux. Ce n'est pas une personne concrète, mais plutôt notre
propre angoisse que nous projetons sur elle, en la déformant pour la rendre moins
redoutable. C'est un rapport d'aliénation que nous entretenons avec la personne
privilégiée, fondé sur un refus de nous-même et une projection sur l'autre du
sentiment constitutif de notre individualité. Mais c'est aussi un rapport
d'identification, au sens d'une confusion, d'une indistinction entre l'autre et soi,
ce qui entraîne, d'une part, l'impossibilité de développer une individualité
personnelle et, d'autre part, soit une tendance à l'imitation de la figure privilégiée,
soit une tendance à l'opposition systématique. On pourra donc aller jusqu'à
dire que la relation privilégiée apparaît comme une relation vide, qui n'a pas de
réalité propre, puiqu'elle ne relie pas deux êtres humains concrets. C'est l'écran
que nous interposons entre nous-même et les autres hommes : la peur de la
relation, voilà son contenu vrai. Dans ces conditions, on comprend que l'atti89
tude envers l'objet privilégié ne peut être qu'ambivalente. En tant que moyen de
défense, elle est aussi l'instrument d'une répression. Le lien que tout individu a
avec la figure d'autorité n'est autre que le lien qu'il a avec tout homme. Ce lien ne
le garantit absolument pas contre la solitude et, cependant, il ne peut être nié.
L'autorité renvoie au fait que chacun doit accepter à la fois de vivre seul et avec les
autres ; elle cherche à masquer cela.
La structure d'autorité dans une classe se présente donc comme un
moyen de défense contre le problème crucial auquel sont confrontés les
membres du groupe : la possibilité de former une communauté en dépit de leur
dispersion et de leur séparation. La création de figures privilégiées, l'aliénation et
l'identification (avec les mécanismes d'idéalisation et d'agression) protègent
contre ce conflit plus profond et plus grave. De cette façon, la responsabilité
pour chacun de prendre en main la collectivité est remplacée par l'attente d'un
secours ou par la possibilité d'infliger un blâme. La structure d'autorité défend
chacun contre une telle angoisse. Le maître dans la classe est le fruit d'une solidarité défensive qui permet à la fois d'unir par la communication des angoisses et
d'essayer de se prémunir contre elles. La relation d'autorité est au centre de ce
système de défense collectif inconscient. Elle se présente comme un système
cohérent de rôles sociaux et de sentiments fondés sur l'aliénation et l'identification.
Ces rôles sociaux sont hiérarchisés, mais cette hiérarchie n'est liée en fait ni aux
exigences de la tâche ni aux caractéristiques particulières de ceux qui
l'accomplissent. C'est uniquement en tant que maître que le maître est supérieur
aux élèves. Dire que cela tient à sa personnalité, son statut d'adulte ou à son
savoir n'est qu'un alibi destiné à recouvrir, en partie, la structure d'autorité sousjacente.
L'espoir contre la peste
Toute organisation repose ainsi sur une croyance, consciente ou inconsciente, en la supériorité intrinsèque des chefs, l'infériorité intrinsèque des subordonnés. La structure d'autorité a donc comme fonction de proposer aux
membres de l'organisation des figures en lesquelles elles puissent s'aliéner, auxquelles elles puissent s'identifier, qui puissent servir d'objet commun pour des
sentiments d'amour ou d'hostilité éprouvés collectivement. En tant que défense
collective, elle signe dans le même mouvement une solidarité sous-jacente et un
refus manifeste de la solidarité. N'oublions pas non plus qu'à la structure
d'autorité est attachée la structure du pouvoir. Ce dernier est défini comme le
droit à la violence, comme le droit dans certaines circonstances d'imposer sa
volonté sans recourir au dialogue en cas d'opposition. Pouvoir et autorité ne
peuvent être dissociés ; ils désignent fondamentalement la même réalité. Le
pouvoir est un attribut du maître, éminemment ambigu puisque la violence doit
être exercée dans l'intérêt de tous. Le chef n'est-il pas en même temps le
suprême recours et la puissance destructrice ? Quoi qu'il en soit, la structure du
pouvoir est l'aveu angoissé que fait le groupe de sa crainte de ne pouvoir ins90
taurer le dialogue, dans son attente magique d'un salut extérieur ou dans sa résignation à la violence. Elle signe son renoncement à exister.
S'agit-il pour autant d'une fatalité, d'une nécessité ? Aucunement, c'est
un choix pour Pages [1979]. Autrement dit, le dévoilement débouche sur
l'angoisse, le masque peut tomber : le social peut être changé, la pédagogie
demeure un choix. En mobilisant les sentiments enfouis dans les mécanismes
institutionnels, on peut redonner vie aux institutions (ce qui nécessite qu'on les
dissolve en partie) et faciliter l'évolution d'une solidarité inconsciente et grégaire
vers une coopération vraie. La structure d'autorité est, certes, une réponse au
conflit entre le désir individuel et la société. Elle assure indéniablement une
satisfaction partielle des désirs de l'individu et, en même temps, sa conformité au
pouvoir social, dont elle relaie et prolonge l'action de l'intérieur. Mais on peut
lui opposer la structure de l'amour, dont la structure d'autorité est d'ailleurs
dérivée par le refoulement du sentiment de perte et l'angoisse de mort.
Constituant un autre type de réponse au conflit entre le désir et la réalité sociale, le
désir inconscient et l'initiative qui l'exprime sont les moteurs du changement,
perpétuellement à l'œuvre dans une situation donnée. Certes, ce désir de changement va se heurter constamment non seulement aux fantasmes de destruction,
aux craintes inconscientes de vengeance de l'autorité, mais, à travers eux, à
l'amour lui-même, au désir de renouer les liens rompus avec l'autorité, de restaurer une situation primitive d'échange avec elle et de satisfaction partielle.
« Le désir est divisé dès l'origine, tourné vers l'aval et l'amont, transversal et vertical,
ouvert et privilégié ; dès le début il est en partie canalisé, domestiqué, il prend la forme
de l'amour des figures privilégiées. Aussi la trans-versalité du désir se heurte-t-elle
sans cesse à la structure verticale de l'amour, le mouvement vers l'aval à un retour
vers l'amont, le désir de changement à un désir de permanence et de continuité » (p.
111).
On ne saurait mieux dire que la perte de la relation d'autorité est à la fois
inscrite en chacun de nous et nécessite un combat permanent. La relation
d'amour est toujours plus fragile et incertaine. La libération, si elle délivre, ne
rassure pas. Comment encore s'étonner, dans ces conditions, que la structure
scolaire soit si difficile à modifier ? L'autorité n'est-elle pas beaucoup plus rassurante, même si elle est mortifère ? Mais surtout, comment s'étonner que
l'autorité fasse problème, que l'autorité ne cesse de faire des problèmes à
l'école ? Son essence et sa structure l'exigent. En effet, si elle désigne bien la
question centrale du comment vivre ensemble, au-delà du rapport au savoir, elle ne
fait que masquer la possibilité de réponse ou fournir une réponse illusoire. Cette
fois, la psychanalyse va plus loin : elle montre l'inanité du masque, elle dénonce
l'illusion intenable du contrat pédagogique tel que nous l'avons rencontré plus
haut. Le but est désormais clair mais par définition incertain : faire accéder à une
structure d'amour en refusant la structure d'autorité. En fin de compte,
l'autorité n'est rien que la peur de vivre ensemble. Le refus de l'autorité, voilà ce
qui va véritablement permettre de sortir du problème de l'autorité. Il nous reste à
étayer cette position.
91
L'œuvre au noir de l'éducation
L'ambivalence du châtiment éducatif a souvent servi d'interrogation de
l'autorité. Meng [1968], par exemple, relevait que le modèle de ce châtiment
éducatif a été tiré de la vengeance, des représailles, des rites sacramentels, de
l'hostilité et de la colère. II a son origine, non dans la raison, mais dans l'affectivité,
dans le courroux sacré, dans le mysterium tremendum. Il est la preuve qu'on
n'a pas su conjuguer la satisfaction relative des instincts à la sublimation qui
permet de diriger les pulsions libidinales vers un but social reconnu. Il est la
preuve qu'on ne veut pas laisser se manifester l'opposition et l'agressivité, dont
on ne peut pourtant faire l'économie. Certes, on pourra toujours répondre que
les châtiments ont considérablement diminué et qu'ils sont appelés à disparaître.
Espérons-le, mais n'oublions pas qu'ils ont laissé place à d'autres formes de
contrainte que Miller [1985] a dénoncé sous le terme de pédagogie noire. Son
analyse est radicale puisqu'elle débouche sur la condamnation de l'éducation en
tant que telle, car elle sert la plupart du temps à empêcher que ne s'éveille à la
vie chez les enfants ce qu'on a jadis tué en soi-même. Quels sont les moyens
d'un tel meurtre ? Des principes de ce type : les adultes sont les maîtres des
enfants encore dépendants ; ils tranchent du bien et du mal ; le sentiment du
devoir engendre l'amour ; l'obéissance rend fort ; il ne faut pas céder aux
besoins de l'enfant ; etc.
Bien entendu, les moyens d'une telle éducation ont aujourd'hui changé.
L'obéissance, la contrainte, la dureté et l'insensibilité ne passent plus pour des
valeurs absolues. Mais la réalisation de nouveaux idéaux est entravée par la
nécessité de maintenir refoulée la souffrance de sa propre enfance, ce qui
conduit à un manque d'empathie, soit à privilégier l'autorité sur l'amour.
L'ordre hiérarchique et le pouvoir vont en dernier ressort déterminer si une
action est bonne ou mauvaise. À ce titre, Miller condamne toute pédagogie et
toute éducation :
« Ma conviction de la nocivité de l'éducation repose sur les constatations suivantes :
tous les conseils pour l'éducation des enfants trahissent plus ou moins nettement des
besoins de l'adulte, nombreux et divers, dont la satisfaction n'est pas nécessaire au
développement de l'enfant et de ce qu'il y a de vivant en lui, et par surcroît l'entrave.
Cela vaut même pour les cas où l'adulte est sincèrement persuadé d'agir dans
l'intérêt de l'enfant » [1985, p. 118].
L'éducation est ainsi le moyen que l'adulte trouve pour satisfaire ses
propres besoins (de reporter sur un autre les humiliations de son enfance, de
trouver un exutoire aux affects refoulés, de préserver l'idéalisation de sa propre
enfance, de...). Or, l'enfant, lui, a besoin de respect de la part de sa personne de
référence, de tolérance pour ses sentiments, de sensibilité à ses besoins et à ses
susceptibilités, du caractère authentique de la personnalité de ses éducateurs. En
rapport à cela, l'éducation n'est qu'une défense des adultes, qu'une manipulation
pour échapper à leur propre insécurité et à leur propre absence de liberté.
92
C'est parce qu'elle identifie la pédagogie et l'éducation à l'autorité que
Miller les récuse totalement. Il n'empêche qu'elle ne le fait que pour prôner un
accompagnement des enfants fondé sur l'amour, le respect de ses droits et la
tolérance de ses sentiments. Certains, dans le champ analytique lui-même, ne
manqueront pas de considérer qu'il s'agit là d'une... pédagogie ! Au lieu de
condamner toute pédagogie, ils vont s'efforcer de refuser de fonder l'éducation
sur l'autorité pour s'acheminer sur d'autres voies. Mais cela passe par une
conscience très forte des impasses de l'autorité en éducation. Impasses vécues au
quotidien par les enseignants dans la classe, comme le souligne Ranjard
[1972]. Comment éviter, par exemple, le retour de la force ou le recours à la
régression ? En effet, dès que la soumission n'est plus automatique, l'autorité est
démasquée et laisse apparaître la force, donc le rapport de force, donc le
conflit ouvert et risqué, que l'on peut être tenté de régler par un surcroît de force
qu'on cherchera en soi ou dans l'institution. À moins qu'on ne préfère le
recours à la non-directivité, que la sociopsychanalyse va analyser comme un
désinvestissement du père et de la rationalité au profit d'une régression vers la
mère censée réocculter les conflits que le déconditionnement à l'autorité a rendus
manifestes. Faire faire par force ou faire faire par ruse, cela revient à récuser le
conflit par culpabilité, à fuir l'égalité par peur.
La confusion des sentiments
Tout cela nous ramène à ce que Mendel a analysé sous le nom de phénomène-autorité [1973]. Ce dernier est indissociable de la croyance en une transcendance d'où découle sa légitimité et qui engendre un halo de mystère,
d'ombres, d'éloignements. Il fonctionne nécessairement comme un masque
mystifiant de la violence, permettant d'obtenir par d'autres procédés que la
force une attitude de soumission. L'autorité recouvre ainsi deux types de phénomènes : d'une part, le droit de commander, le pouvoir d'imposer l'obéissance
sans contrainte ; d'autre part, la supériorité de mérite ou de séduction, qui
impose l'obéissance sans contrainte, le respect et la confiance. Or, ces deux
séries de significations sont à l'origine du flou qui entoure les discussions et les
pratiques sur les questions d'autorité. On se trouve en présence d'une conflictualité incontournable entre l'exigence d'accompagnement et l'exigence d'autonomie, entre contraindre et laisser-faire, entre l'interdit et le permis, entre le
commandement et l'ascendant. L'autorité se noue dans la confusion des sentiments entre l'imposition et la protection. Ce n'est pas accidentel mais essentiel,
car la racine du phénomène-autorité y réside.
Rejoignant Pages (cf. plus haut), Mendel décrit la structure psychosociale de
l'autorité, permettant d'intégrer, en la dépassant, la perspective freudienne
tournée vers la seule structure psychique individuelle. Notre vécu archaïque est
constitué du sentiment que le fantasme agressif peut avoir été destructeur, de la
peur de l'abandon, de la culpabilité engendrée par cette peur d'être abandonné
par l'objet attaqué. L'idéologie autoritaire est nourrie par la majoration, l'exploitation et la pérennisation de ces affects, d'abord par les éducateurs à l'égard des
93
enfants, ensuite par les possesseurs du pouvoir social vis-à-vis de la majorité des
adultes. Doit-on se satisfaire d'un tel fonctionnement ? Nullement. Mendel
prône très fortement une voie pédagogique autre :
« Car le fait que la mise en forme du phénomène autorité s'opère très tôt et soit
inévitable ne signifie nullement qu 'il doive nécessairement perdurer : une éducation
non autoritaire, anti-autoritaire de l'enfant, dans une relation précisément de pouvoir
collectif partagé avec l'adulte, permet, pensons-nous, un désinvestissement presque
complet du schème autoritaire. La persistance d'une idéologie autoritaire est, pour
nous, toujours d'ordre régressif, pathologique. L'autorité appartient au domaine
de la pathologie sociale » [1973, p. 66-67].
Contrairement à Miller qui condamnait toute pédagogie au nom de
l'autorité, Mendel désigne une voie éducative pour refuser l'autorité. Nous
aurons l'occasion de la rencontrer peu après. Qu'il nous suffise de le souligner
pour le moment.
Dans la même perspective, Ranjard [1984] énonce qu'il n'y a pas de
bonne ou de mauvaise autorité, car on ne peut pas disjoindre ainsi force, pouvoir
et autorité. Certes, la différence est grande entre ces deux manières de diriger : la
première met en avant l'amour et le besoin d'amour ; la seconde le retrait
d'amour et la crainte de ce retrait. La fin de l'autorité ne peut être obtenue que
quand chacun dispose totalement de son esprit critique et quand les décisions
sont prises par consensus. Or, autant les jeunes ont tendance de plus en plus à
se déconditionner de l'autorité et à refuser la soumission-réflexe aux « grands
», autant les enseignants sont le groupe social le plus imperméable à ce
mécanisme pour leur part. Les défenses contre l'angoisse spécifique du
métier d'enseignant tendent à se révéler de moins en moins efficaces. Cette
angoisse est psychologique (quand elle est physique, elle se transforme en
peur) ; elle est suscitée par le fait d'être le seul adulte face à un groupe de
jeunes, égaux entre eux et dont on ne fait pas partie. Le risque de ne pas réussir à
s'imposer devient de plus en plus psychologiquement prégnant. À quoi cela
tient-il ? Au fait que les enfants d'aujourd'hui répondent de moins en moins à
l'enfant qu'il a été, lui enseignant. Il ne s'y reconnaît plus et s'épuise à ne pouvoir
les y retrouver. Fonctionnaire, sans chef qui lui dicte son travail, mais aussi libéral,
sans concurrents ni clients, le maître n'a jamais à vivre un rapport d'égal à égal.
Cette exclusion du rapport d'égalité est structurelle de la situation pédagogique ; elle empêche de concevoir la négociation, d'autant plus que l'intolérance à l'insécurité est accentuée par la perte des repères. Étrange situation, qui
allie un pouvoir absolu sur le cours et les élèves (il peut faire ce qu'il veut en
classe) à un non-pouvoir absolu sur l'enseignement et l'apprentissage (faire bien ou
mal son métier n'a pas réellement de conséquences personnelles ou institutionnelles). Il n'est donc pas étonnant que l'enseignant se replie sur sa classe
mais, surtout, qu'il vive on ne peut plus mal la remise en cause de sa puissance
sur la classe et le groupe. C'est comme si l'on touchait à son bien le plus précieux, c'est comme si on ne cessait de le persécuter, c'est comme si son exis94
tence même était menacée. Dans ces conditions, la question de l'autorité ne peut
être que le problème majeur des enseignants aujourd'hui. Elle signe la douleur
d'être maître. Le masque, l'amour et le refus n'en sont que l'expression.
**
*
Pourquoi, plus que des problèmes, l'autorité fait-elle problème ? Voilà ce
que nous essayons de comprendre, après une analyse contemporaine (chap. 1)
puis historique (chap. 2) de l'autorité à l'école. Nous venons, dans ce chapitre et
dans le chapitre précédent, d'interroger les différentes approches psychologiques
sur la question. Que nous apprennent-elles au bout du compte ? Que nous
apprennent-elles au regard des trois entrées que nous privilégions, le triangle
pédagogique, la socialisation et le sens de l'éducation ? Et, tout d'abord, le
fonctionnement de la situation pédagogique s'éclaire-t-il sensiblement ?
Huis clos
La pédagogie s'est révélée comme la construction du dialogue, du rapport
à l'autre. A ce titre, la décentration du rapport entre le professeur et le savoir
(processus « enseigner ») est apparue nécessaire, ne serait-ce que pour faire
fonctionner les deux autres axes du triangle. L'axe professeur-élèves (processus «
former ») est le lieu de la violence, de la confrontation des relations. C'est
pourquoi le mythe de l'autorité naturelle est là pour distancier et sublimer en
introduisant la distance. On ne peut faire l'économie de la gestion de cet axe.
Comment y parvenir ? En privilégiant la relation ou le contrôle ? La première va
se donner comme plus souhaitable, mais elle se heurte à la peur, aux pratiques
et aux structures des personnalités. Pourtant, les axes sont liés car la
socialisation et le rapport au savoir se développent de pair. C'est bien ce que ne
permet pas l'autorité contrôle : elle dissocie et refoule la socialisation dans la
seule gestion de la classe (en tant que maintien des conditions de transmission du
savoir), de telle sorte que le rapport au savoir ne passe plus par « former » mais
reste l'apanage des autres axes et, principalement, du processus « enseigner ».
L'art pédagogique devient alors le masque et le déplacement du rapport à la loi et
de la violence. La condensation savoir-autorité personnelle débouche sur la
proposition, qui se donne comme une évidence et une nécessité, de l'artifice d'un
contrat pédagogique. L'autorité n'est plus que le refus de considérer et de
respecter la relation entre le maître et les élèves, son mode de résolution figé.
Accroché au savoir, à son savoir, enfermé dans le refus de « former », le
professeur pense résoudre la question du rapport à l'autre par son seul rapport au
savoir et l'entraînement à instruire qu'il induit. Or, il se donne au contraire
comme principe capital qu'éduquer c'est admettre de croire qu'on peut accepter la
question du comment être ensemble, c'est refuser de croire que cette question est
résolue par le seul rapport au savoir, tant dans « enseigner » que dans «
apprendre ». La question de l'autorité n'est autre que la nécessité de la prise
95
en compte du processus « former ». Les problèmes d'autorité ne font que souligner
les tentatives et l'impossibilité de son étouffement. Certes, l'autorité est toujours
problématique et difficile à gérer. Le maître doit y déterminer la place à faire à sa
subjectivité dans la relation aux élèves. Le savoir mis à distance à la place du
mort, l'enseignant ne le garde pas moins en tant que référence obligée et d'autant
plus obligée qu'en lui s'inscrit le regard de l'institution. L'école est l'imposition
d'une relation contrainte au nom de sa justification externe (le savoir, le
diplôme, l'insertion sociale, etc.). Quand, pour une raison ou une autre, la
justification s'estompe, c'est le rapport au savoir qui devient problématique, c'est
son évidence qui s'évanouit, c'est le rapport entre le maître et les élèves qui
s'expose comme tel et devient incandescent, lieu de problèmes, enjeu de
subjectivités qui ne savent plus comment gérer leurs rapports obligés.
Cette approche par le triangle pédagogique nous a fait immanquablement
rencontrer l'approche par la socialisation. Reprenons maintenant cette dernière de
façon plus systématique. Les théories de la dissonance cognitive et de l'argumentation montrent bien que le savoir et la socialisation sont liés ; développement
cognitif, autonomie, confiance, rapport à autrui vont de pair. Autant une autorité
conçue comme le passage de l'obéissance au dialogue, comme
l'apprentissage de la démocratie favorise l'émergence de la socialisation, autant
l'autorité-contrôle bloque une telle croissance. De son côté, la violence constitue
une rupture, un manque de la socialisation, tout en en représentant une certaine
forme désespérée. L'attitude autoritaire va alors apparaître comme générée par la
peur de l'enseignant de perdre sa place en tant que détenteur du savoir
reconnu et institué. Dans ce cas, l'autorité n'est plus qu'une socialisation bloquée
tant dans le fonctionnement quotidien que dans l'ordre de l'inconscient.
Guerre et paix
Cela ne signifie nullement que les différents psychologues sont en accord
sur les conceptions des rapports entre la socialisation et l'autorité. Pour
Durkheim, par exemple, l'autorité est le mode et la fin de la socialisation ; les
problèmes d'autorité ne sont que des manques à l'intégration, à la reconnaissance et à l'intériorisation de la loi sociale collective. Pour Piaget et Kohlberg, si on
met en place une pédagogie fondée sur la socialisation par la liberté, il ne doit
plus y avoir ni problème d'autorité, ni problèmes d'autorité ; ces derniers signent
l'écart à une pédagogie « adaptée » au développement de l'enfant. Le
développement « normal » suppose donc, non pas l'accomplissement de l'autorité
comme chez Durkheim, mais l'extinction du problème d'autorité, le maître étant
parvenu à respecter et à prendre en compte la genèse de l'enfant dans son
accomplissement social. La psychologie sociale est beaucoup moins optimiste sur
ce point. Pour elle, la relation entre le maître et les élèves constitue la partie
critique de la gestion de la classe : les questions de personnalités s'y expriment et
on ne peut éviter cet investissement des protagonistes et l'émergence de leurs
différences. Certes, la chaleur et la compréhension manifestées aux élèves sont
des moyens de régulation plus efficaces (tant pour le climat que pour les appren96
tissages), mais cela n'empêche nullement les enseignants de choisir plus facilement une attitude détentionnaire et même de donner libre cours à leur personnalité autoritaire. Une telle autorité autoritaire va se porter d'autant mieux chez le
maître qu'elle se conjugue avec l'infériorité et la dépersonnalisation, ce qui fait
preuve de difficultés réelles à vivre l'égalité et la proximité, et, donc, à
prendre en compte la socialisation dans la classe.
Tout se passe comme si, chez l'enseignant, l'autorité était le prix à payer
pour mettre à distance ses peurs par rapport aux autres (élèves, parents, collègues, supérieurs). Or, l'enjeu des relations entre le maître et les élèves est capital
car c'est là que les jeunes apprennent à se fabriquer et à investir des rôles
sociaux. La psychanalyse ajoutera que socialiser un enfant suppose l'amour en
tant que levier de l'éducation. Seule une éducation fondée sur l'amour permet
d'accepter les frustrations inévitables qu'imposé une éducation à la réalité et à la
vie sociale. Il s'agit donc d'infléchir les pulsions et de déplacer les buts, et non
pas de réprimer. Poser le problème de l'autorité, c'est poser la question de la
socialisation au quotidien à l'école, c'est ne plus prétendre pouvoir échapper à la
question, c'est démasquer l'« oubli » de la question. Ce que nous apprend
l'autorité, ce n'est pas seulement que le processus « former » est incontournable,
c'est, dans le même mouvement, que la socialisation l'est tout autant.
Venons-en, pour terminer, au sens de l'éducation, qui constitue notre troisième approche. À première vue, éduquer c'est entrer dans un rapport de force.
Habités par la peur d'être détrônés par les élèves, les professeurs déploient leur
désir de maîtrise face au refus, chez les élèves, des situations de non-communication, de non-dialogue ou de passivité. Le jeu des regards et des corps introduit la
relation éducative comme un rapport de force, d'attaque-défense, sur fond
d'exposition. L'autorité « naturelle » signe la conciliation du contact et du
contrôle en tant que régulation en trompe-l'œil des problèmes d'autorité. Juger,
ordonner, voilà les instruments du pouvoir et de la puissance ; ils marquent ceux
qui les subissent, tels des aiguillons qui restent plantés. Cela revient à dire qu'on ne
peut aménager l'autorité, il faut s'en débarrasser car elle n'est qu'un mécanisme
de dépossession de soi. L'autorité est un reflux du désir ; opposée à la liberté,
elle est le fruit de l'angoisse.
Éduquer, c'est aimer et partager l'amour. Le chouchou en est par exemple une
preuve a contrario. On y voit la transgression et l'exacerbation de la relation entre le maître et
les élèves, la rupture et l'impossibilité du contrat identificatoire qui doit amener le maître à
tourner tous les élèves vers le savoir et la socialisation, qui oblige tout maître à porter
l'amour à tous, à porter l'amour à chacun et à ne s'emporter de façon particulière ni vers
quelqu'un ni contre quelqu'un. L'autorité, quand elle semble fonctionner à la satisfaction de
tous, est là pour masquer la violence de la situation pédagogique : l'illusion du contrat
pédagogique désigne cet artifice d'échange entre savoir et don de soi. Mais, quand le masque
tombe, quand les problèmes surgissent, le roi se montre nu et il doit tenter de sévir. L'autorité
nous est donc apparue comme le salaire de la peur, le prix payé par chacun dans la situation
éducative pour refuser de se
97
trouver seul et avec les autres à devoir prendre en main ses actes, la liberté et la
responsabilité. L'autorité protège chacun contre soi et contre tous ; c'est une
projection sur l'autre du sentiment constitutif de notre personnalité. C'est un
système de défense collectif, un masque commun. Son organisation repose sur la
croyance en la supériorité du maître et en l'infériorité des élèves ; les justificatifs
(plus savant, plus adulte) ne sont que des alibis : le rapport au savoir sert de
refuge aux élèves et aux professeurs ; c'est un masque pratique pour l'exercice du
pouvoir.
L'autorité est une forme aliénée de la socialisation qui exclut la relation
véritable d'amour en tant que mode non défensif du rapport à l'autre. Elle est
liée à une question primordiale : comment vivre ensemble entre hommes ? Au
nom de quoi fait-on ce que l'on fait ? D'une certaine manière, dans> cette perspective, sens de l'éducation, sens de l'autorité et sens de la socialisation ne font
qu'un. L'autorité se découvre fondée sur la peur de soi, sur la peur de l'autre,
sur la peur de ne pas parvenir à se donner la loi ensemble, à maintenir la loi
ensemble. L'autorité n'est rien d'autre que la peur de vivre ensemble, que le
refus d'éduquer, de son enjeu et de ses risques. Peur de l'autre, fausse résolution
du rapport à l'autre, renonciation de la construction du rapport à l'autre... L'éducation, elle, est la prise en compte de la nécessité de la socialisation ; elle
désigne cette nécessité de la prise en compte et de la construction du rapport à
l'autre et à la loi ; elle est émergence des désirs, de ses difficultés, de ses incertitudes.
98
Comment légaliser le coup de force ?
L'approche psychologique s'est finalement révélée radicale dans la compréhension des mécanismes et de la nature de l'autorité. Peur, masque, illusion... et
solution du rapport à l'autre. Une telle altérité nous amène ainsi à considérer que
la dimension sociologique est aussi fondamentale et qu'on ne peut espérer
comprendre l'autorité à l'école sans envisager de façon approfondie cette
dimension collective et sociale. Comment la sociologie traite-t-elle l'autorité à
l'école ? En considérant d'abord, à la suite de Crozier et Friedberg par exemple
[1977], que l'école est une organisation et qu'à ce titre certaines règles peuvent en
être déduites. Celle-ci entre autres : la structure formelle d'une organisation ne
peut jamais rejoindre et réduire sa structure informelle. Autrement dit, dans la
classe, bien des phénomènes ne peuvent qu'« échapper » à la loi du maître et
vouloir ramener la question de la conduite des élèves face au maître au sein de la
classe à un modèle simple d'obéissance et de conformisme, même tempéré par
de la résistance passive, c'est éluder le problème. En effet, cette conduite est
toujours une négociation, soit à la fois le résultat et l'acte de négociation. Pour
autant, le champ de cette négociation n'est pas ouvert à l'infini mais déterminé
par la situation. Il n'empêche. Les possibilités qui s'offrent à chaque élève de se
coaliser avec les autres et de mobiliser ainsi leur solidarité restent réelles. Un
enfant est déjà capable de construire ses rapports avec autrui, de communiquer, de
nouer et de renverser des alliances, de supporter les tensions psychologiques
qu'entraîné nécessairement tout risque de conflit.
On reconnaîtra ici la sociologie de l'acteur qui amène à considérer que,
même dans les situations de contrainte et de dépendance, les élèves ne vont pas
99
se contenter de s'adapter passivement aux circonstances ; ils restent capables de
jouer sur elles et de les utiliser. Royaume des relations de dépendance, de pouvoir, d'influence, de marchandage et de calcul, une classe ne sera donc jamais
transparente, de même qu'elle ne sera jamais non plus uniquement un lieu
d'oppression, car les relations conflictuelles constituent le moyen pour bien des
élèves de se manifester et de peser sur le système, de façon fort inégale bien
entendu. Lieu trouble par excellence, la classe aime la pénombre. Professeurs et
élèves ont le plus souvent des projets multiples, ambigus, contradictoires.
Pourtant, leurs comportements sont actifs ; toujours contraints et limités, ils ne
sont jamais uniquement déterminés. Même si les objectifs ne sont pas clairs, ces
comportements ont un sens, ne serait-ce que par rapport à des opportunités et
aux conduites des autres acteurs. Chacun va chercher à la fois à améliorer sa
situation et à élargir sa marge de liberté, soit sa capacité à agir. Il faut donc comprendre le pouvoir comme une relation d'échange où les termes de l'échange
sont plus favorables à l'une des parties en présence, en principe le maître. C'est un
rapport de force dont le maître retire davantage que les élèves mais où ces
derniers ne sont jamais totalement démunis. Ainsi le pouvoir dans la classe
désigne-t-il la marge de liberté dont disposent les professeurs et les élèves engagés
dans la relation (de pouvoir) éducative, c'est-à-dire dans la possibilité plus ou
moins grande de refuser ce que l'autre demande ou tente d'imposer. Pouvoir,
organisation et négociation y sont indissociablement liés. Comment permettent-ils
de comprendre ce qui se passe à l'école en matière d'autorité ? Une telle
vision, somme toute « sage », de l'autorité à l'école est-elle suffisante ?
Commençons par noter qu'en tout premier lieu la sociologie va décrire la classe
comme le monde de la surveillance et de la résistance.
Sociologie de la résistance
On pourrait bien entendu croire que la surveillance est celle que les
maîtres exercent sur les élèves. Mais ce serait oublier que la surveillance ne
manque pas de s'exercer d'abord sur les maîtres eux-mêmes. Après tout, au
début du siècle et jusqu'en 1945, l'appartenance à un syndicat et, bien entendu, la
participation à des grèves étaient considérées par l'administration comme
incompatibles avec le respect de la hiérarchie. Comme le montre Chapoulie
[1987], déplacements, mises en congé, révocations seront nombreux, quel que
soit le régime politique en place ; la méfiance diffuse du personnel politique
incitera à une surveillance du corps enseignant d'autant plus forte que ce dernier
comprendra en permanence des éléments minoritaires aux idées plus «
avancées ». Bien des comportements, aujourd'hui considérés comme relevant de la
vie privée, seront ainsi imposés aux enseignants, qu'il s'agisse de l'attitude à l'égard
de la religion ou de la vie familiale.
100
Je suis conforme, voilà ma gloire, mon espérance et mon soutien
Est-ce à dire que, avec le temps, cette surveillance s'est dissipée ? En
aucune façon. Les chefs d'établissement restent là et ils attendent des enseignants qu'ils adoptent des comportements formellement réglementaires et
conformes aux usages établis. Quels sont-ils ? Évoquons la présence régulière et
ponctuelle, le maintien d'une discipline « normale » en classe (absence de bruit
et d'agitation, respect du matériel et des locaux), un mode de relation avec les
élèves conforme avec un ensemble de normes morales établies (neutralité, refus
d'une trop grande familiarité), l'application de normes réglementaires en usage
(programmes, modes de notation, périodicité des devoirs), l'obtention de résultats
scolaires « normaux » (examens, orientations). Pour obtenir une telle conduite et
imposer leurs normes, les chefs d'établissement disposent, certes, de moyens
formels (la note administrative et, exceptionnel, le recours devant les instances
disciplinaires), mais leurs véritables moyens sont beaucoup plus informels et
quotidiens : emplois du temps, attribution des classes, heures supplémentaires,
formation, sorties, etc.
Il nous faut donc commencer par percevoir les enseignants comme des
surveillés permanents. Mais on ne peut en rester à une telle vision. Les enseignants sont aussi - et peut-être davantage - des surveillants permanents.
Comme tels, ils cherchent à s'adapter à la situation, la vivant souvent difficilement. L'institution viendra d'ailleurs à leur secours, à la fin du XIXe et au début du
xxe siècle, en assimilant l'arriération et l'indiscipline. Gateaux-Mennecier
[1990] rappelle ainsi les positions des enseignants de cette époque : souci
majeur portant sur la discipline, absence de préoccupations visibles concernant les
enfants arriérés, désintérêt pour l'enfance anormale. Les maîtres se plaignent des «
rebelles » dans les classes ; les spécialistes répondront « arriération » ; les
autorités scolaires et politiques vont suivre les spécialistes et soulager les
maîtres « ordinaires » en créant, par exemple, les classes de perfectionnement
(1909). L'indiscipline, grosse de péril social, va couler, par euphémisation, dans la
catégorie de la déficience mentale. Les maîtres « normaux » des classes «
normales » vont pouvoir mieux surveiller les enfants « normaux » à partir du
moment où seront rassemblés dans des classes à part les enfants dits indisciplinés
(de milieux populaires), les enfants gravement handicapés (issus en majorité des
couches moyennes) et les arriérés profonds (qu'on trouvait jusqu'alors à l'asile).
Perfectionner ces enfants, ce sera à la fois défendre l'ordre scolaire et social et
relever moralement des enfants corrompus par leur milieu social.
L'institution est donc là pour aider les maîtres dans leur tâche de surveillance, ne serait-ce qu'en délimitant des zones spéciales qui vont relever d'un
autre fonctionnement. Mais elle va aussi soutenir les enseignants en entérinant
des comportements différenciés selon le type de classes. Binsse et Hédoux
[1990] ont ainsi établi, en analysant les carnets de correspondance de classes de 5e
de « bonnes » sections et de sections « difficiles », que les enseignants se différenciaient eux aussi fortement dans leurs comportements en fonction de ces
hiérarchies scolaires et sociales. Dans les carnets des classes privilégiées,
101
l'information est correcte, explicitée, la vigilance professorale est marquée, les
incitations à l'effort soutenu sont fréquentes, le contrôle des résultats est strict, la
connivence avec les familles est régulière. Dans les carnets des classes défavorisées, l'information est incomplète et approximative, les messages individualisés
sont l'expression de menaces, les sanctions directes ne sont pas explicitées et
concernent davantage les comportements en classe que le travail scolaire. Bref, le
rôle de surveillance des enseignants semble ici fonction du type d'élèves et de
classes.
Un surveillant se sachant surveillé
Mais elle dépend aussi du type de pédagogie mis en œuvre par chaque
maître dans la classe. Reprenant Bernstein, Forquin [1990] oppose ainsi le code
sériel (rigide, traduisant la pédagogie traditionnelle) et le code intégré (ouvert,
proche de l'Éducation nouvelle). En ce qui concerne la relation entre le maître et les
élèves, une pratique rigide va favoriser un exercice autoritaire du pouvoir de
l'enseignant, alors que la pratique intégrée va laisser plus d'autonomie aux
élèves. En termes de rapport au savoir, la différence est aussi sensible : le code
intégré laisse beaucoup plus d'initiative et d'autonomie au maître et, donc, aux
élèves. L'opposition peut se définir sans ambiguïté dans ses conséquences :
« Ainsi la démocratie paraît s'opposer à l'autoritarisme, la flexibilité à la rigidité, la
participation sociale à la segmentation bureaucratique, les valeurs modernes
d'ouverture et de convivialité aux habitudes anciennes d'enclavement et de maintien des
distances » (p. 100).
On conviendra que la pratique de la surveillance peut alors tout à fait se
modifier pour les enseignants. Pourtant, la question ne peut pas se trancher aussi
aisément, car l'enseignant sériel souffre, certes, du manque de transparence de la
vie de l'établissement ; mais, dans le même temps, il en bénéficie : une fois
enfermé dans sa classe avec ses élèves, il peut faire à peu près ce qu'il veut.
L'enseignant intégré, lui, doit se confronter aux autres et à une direction commune ; il se met donc en quelque sorte sous surveillance.
On peut aller jusqu'à distinguer des profils pédagogiques assez tranchés
qui nous permettent de comprendre qu'il y a une logique du rapport au savoir et du
rapport aux élèves. Analysant les pratiques pédagogiques de maîtres du cours
préparatoire à l'école, Duru-Bellat et Leroy-Audoin [1990] distinguent les «
experts » des « animateurs ». Les premiers valorisent l'orthographe et le calcul,
les seconds l'expression et les capacités de raisonnement. Les experts privilégient
les apprentissages de base (lire et compter), utilisent des supports pédagogiques
plutôt classiques (manuels) et se montrent directifs au cours de l'activité (en
démontrant ou en imposant un rythme soutenu), privilégient les aspects formels
dans l'évaluation (exactitude, rapidité, précision, aisance). Les animateurs, eux,
privilégient des apprentissages plus généraux de climat et de style de vie (travail
de groupe, esprit de recherche, capacités de raisonnement et d'expression),
proposent et amènent les enfants à travailler en groupe, partent des apports des
élèves, s'appuient sur l'expression orale ainsi que sur la com102
préhension et la justesse du raisonnement, encouragent fortement les interactions entre les élèves et croient au pouvoir éducatif des activités à caractère
ludique. Il va sans dire que la surveillance sera plus stricte chez les premiers que
chez les seconds. Mais, surtout, on voit bien qu'il y a un lien étroit entre le rapport
au savoir et le rapport aux élèves dans la classe. Ce qui change, c'est la façon
d'articuler l'un et l'autre dans la situation pédagogique. Surveiller le savoir,
surveiller par le savoir, surveiller les élèves, cela tient ensemble mais,
heureusement, les liens peuvent être fort différents. Cela n'empêche nullement
qu'on peut tout aussi bien obtenir un écrasement du rapport au savoir par une
inflation du relationnel qu'un écrasement du rapport entre le maître et les élèves
par une inflation du rapport entre le professeur et le savoir. Le mode de surveillance s'en ressentira inévitablement.
Les professeurs, surveillés, se présentent donc avant tout comme des surveillants : du savoir comme des élèves. Seulement, les élèves résistent, tout
autant au savoir qu'aux enseignants. Tant et si bien que la sociologie de l'autorité
à l'école se présente avant tout comme une sociologie de la résistance. Voici plus de
dix ans, dans son rapport officiel sur les lycées, Prost [1983] avait tenu à souligner
les incidences des évolutions sociologiques sur la vie de la classe. Or, que
constate-t-il ? Que la démocratisation, réelle bien qu'inégale, a accru la distance
culturelle entre les professeurs et les élèves. Ou encore que, pour les parents
et les élèves, les études ne constituent plus un bien ou une fin en soi mais un
moyen dont on escompte un rendement. Mais aussi ceci : les jeunes ne se
définissent plus par rapport à un modèle adulte ; le groupe d'âge se ferme sur luimême et génère un modèle autonome, publicité aidant. Voici donc que le lycée,
de plus en plus, donne un statut social à une classe d'âge. Or, dans le même
temps, les familles accordent à ces adolescents de plus en plus de liberté. Cela ne
peut manquer de faire juger infantilisantes certaines pratiques scolaires et
d'amener les élèves à les subir par force, sans adhésion véritable, en contradiction
avec les sentiments de responsabilité et d'autonomie qu'ils revendiquent.
Vers une résistance générale et permanente ?
Prost ira même plus loin :
« // y a davantage : à l'enseignement, ils opposent souvent une résistance profonde,
comme si leur identité était menacée. Les convaincre est alors impossible... Même si
les lycéens savent bien que cette attitude défensive est stérile, même si, à d'autres
moments, ils cherchent à s'intégrer au monde des adultes, ce refus, renforcé par la
solidarité du groupe des copains, est fondamental. Par-delà les modalités de
fonctionnement des lycées, il vise leur objectif même et leur souci de transmettre aux
générations qui montent les valeurs de notre civilisation. Au vrai, c 'est le refus de
la socialisation » [1983, p. 33-34].
Cela revient à dire que, aujourd'hui, ce sont les lycées qui socialisent les
jeunes, mais qu'ils doivent le faire sur fond de résistance permanente qui peut
aller de l'apathie à l'hostilité. Voici certes plus de vingt ans qu'on s'intéresse
103
plus particulièrement aux réactions scolaires des enfants des milieux pauvres.
Van Haecht [1990] rappelle par exemple l'étude anglaise de Willis [1977] qui
demeure toujours d'actualité. Ce dernier n'hésitait pas déjà à parler de résistance
contre-culturelle dans l'école et hors de l'école. Les contradictions entre les
valeurs scolaires, d'une part, le vécu familial connu par les élèves et le vécu professionnel rapporté par les parents, d'autre part, débouchent sur de nombreux
refus d'obtempérer : refus de reconnaître la prééminence des tâches intellectuelles sur les manuelles, rejet de l'idéologie scolaire et des attitudes qu'elle
requiert (conformisme, émulation, etc.), élaboration de véritables stratégies
d'opposition, de résistance et de retrait. On verra alors le groupe informel des
élèves utiliser l'espace qu'il a su gagner aux dépens de l'école et de ses règles
pour façonner des habiletés culturelles particulières, dont l'objectif premier est de
« se marrer ». Créer des incidents pour amuser, s'amuser, subvertir et inciter, c'est
contester activement l'école sans vraiment relever de l'insubordination directe.
C'est faire preuve d'une excellente connaissance du fonctionnement scolaire.
C'est dénier aux professeurs les prérogatives de l'autorité morale sur laquelle ils
s'appuient. C'est contester l'existence d'un consensus moral qui ne peut, de fait,
être appris par la force aux élèves. On est certes là très éloigné des stratégies de
conformité et de « surscolarisation » qui sont mises en œuvre par les classes
moyennes et favorisées. On n'en est pas moins dans une attitude par rapport à
l'école et à la société.
Est-ce à dire que la résistance à l'école n'est que le fait de certains
groupes sociaux ? Non, même si les formes en sont plus accentuées dans certains
lieux. De façon générale, l'intérêt des élèves est plus difficile à susciter et à
entretenir, le silence est plus difficile à obtenir, les classes éclatent en sousgroupes qui s'ignorent ou s'affrontent et prennent comme une agression des
remarques que les professeurs estiment justifiées. Bref, le consensus indispensable au travail scolaire est devenu précaire. Il n'empêche. La résistance n'est
pas identique. Après avoir observé des classes de 6 e et 5e de plusieurs collèges,
Felouzis [1993] montre ainsi que le sexe des élèves est une variable tout à fait
pertinente. Majoritairement, les filles de milieu cadre ont une maîtrise parfaite du
métier d'élève (pas de chahut, compétition) ; les filles de milieu ouvrier
s'efforcent de déjouer les écueils de la pédagogie invisible (coopération,
concentration) ; les garçons de milieu cadre apprécient de façon juste les normes et
leurs limites (chahut, compétition) ; les garçons de milieu ouvrier déploient un
refus généralisé (chahut, apathie).
Il convient d'ajouter que le sexe des professeurs est tout aussi pertinent.
Les hommes génèrent des comportements de concentration en classe (regarder le
tableau, écouter et prendre des notes), et ce autant chez les filles que chez les
garçons. La présence d'une femme tend à susciter des comportements plus facilement chahuteurs, même chez les élèves filles ; le déplacement illicite en cours
n'intervient que chez des garçons avec une enseignante. Dans le même temps, les
femmes tendent à favoriser la participation en classe, l'expression orale des
élèves entre eux et avec le maître. On retrouve ici ce que nous avions déjà
signalé au chapitre précédent : l'autorité « naturelle » est détenue par les
104
hommes ! Les filles sont tout aussi sensibles à l'autorité masculine que les garçons, mais cet effet prend des formes différentes selon les sexes. Les hommes
favorisent chez les filles des comportements de concentration, alors que les garçons
y ajoutent de l'apathie. Les filles bavardent moins et sont moins apathiques avec
un homme, alors que les garçons sont moins participatifs et plus respectueux des
nonnes comportementales. Au total, un professeur homme semble pousser les
filles vers plus de conformité scolaire, sans pour autant amoindrir leur
investissement dans la compétition. Les garçons, eux, restent sur leur réserve
; la résistance sera beaucoup plus visible.
La fin de la fête : apologie de la mollesse
Constatons donc que la sociologie de la résistance ne se contente pas de la
montrer permanente et générale, elle sait aussi la différencier tant selon les
classes sociales que selon les sexes des élèves et des maîtres. Mais ce n'est pas
tout. Elle analyse tout autant les formes et les évolutions de cette résistance, plus
particulièrement à travers le chahut. Dans un article resté célèbre, Testanière
[1967] a distingué le chahut traditionnel et le chahut anomique. Le premier
relève du désordre ; il ne remet pas en cause le savoir et la compétence pédagogique du professeur (idéalement sévère et juste). Le bon élève, lui, doit être bon
camarade ; certains vont y ajouter une facette bon chahuteur. Dans ce cas,
l'adhésion à l'ordre pédagogique n'exclut pas les plaisirs que procure le chahut,
temps fort de la vie collective, intégrateur du groupe scolaire à qui il donne
conscience de son unité. Le chahut traditionnel substitue, pendant un moment, la
joie de la fête à l'anxiété de la vie scolaire ; « il est à la fois recréation et
récréation du groupe pédagogique » (p. 23). Le chahut anomique, lui, relève de la
désintégration. Les sanctions, plutôt plus nombreuses dans ce cas, touchent tout
autant la conduite que le travail. Pas de plan prémédité, pas de meneurs, mais
des sous-groupes souvent antagonistes, des élèves régulièrement punis pour
leur mauvaise conduite comme pour leur relâchement scolaire. Ce désordre
généralisé et vécu comme inévitable est attribué à un affaissement de la discipline
générale ; il ne semble pas lié aux types d'autorité des établissements.
Autant le chahut traditionnel n'est qu'une anomalie normale du système
pédagogique (il permet à ceux qui sont soumis à l'ordre scolaire d'en intérioriser
les valeurs et il assure le fonctionnement harmonieux du système en en
réduisant les tensions), autant le chahut anomique se présente comme une anomalie anormale (dans la mesure où les sanctions et les punitions ne parviennent
plus à réduire cette résistance permanente, générale, « molle » pour tout dire). En
sociologue, Testanière explique cette substitution du premier par le second :
l'évolution de la société fait désormais accéder au second degré des enfants de
groupes sociaux poussés par le désir de mobilité sociale, sans qu'ils aient reçu de
leur milieu familial une culture et des valeurs qui les prédisposent à une
bonne intégration au système pédagogique traditionnel. C'est ici qu'on retrouve le
thème de la résistance socioculturelle de certains jeunes par rapport à l'école
105
(cf. plus haut). Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que les jeunes enseignants vivent un véritable « choc culturel » quand ils commencent à enseigner et
à s'efforcer d'entrer dans leur rôle. Les anciens vont d'ailleurs exercer sur eux une
énorme influence pour qu'ils se conforment au point de vue collectif. Entre une
vision de l'élève comme incarnation de l'anti-autorité et celle de l'élève
comme fondamentalement bon, le jeune maître va devoir intégrer la norme collective commune à l'établissement où il se trouve.
En tout état de cause, tout enseignant a désormais les plus grandes
chances de se trouver face à des résistants permanents, plus ou moins actifs. Un
sociologue anglais, Heargreaves [1967] a depuis longtemps distingué quatre
catégories d'élèves : ceux qui sont en faveur de la scolarité, ceux qui sont opposés
aux agressions physiques mais qui tolèrent d'autres formes d'opposition, ceux
qui ont une attitude d'abandon des valeurs scolaires et ceux qui sont des antiscolaires actifs (leur taux d'absentéisme est alors particulièrement élevé). Mais il
n'attribuait pas aux seules réalités sociales et culturelles ces différences. Il
affirmait encore que ces points de vue divers étaient aussi un produit de
l'école elle-même, qui induit finalement deux sous-cultures chez les élèves :
l'une proscolaire, l'autre anti-scolaire. On donne les bons maîtres aux premiers par
exemple ; on prive les seconds d'un statut scolaire. Il se pourrait donc que la
culture anti-scolaire soit le résultat de l'échec de l'école elle-même. Auquel cas, la
résistance n'est pas vraiment première, elle est le produit du fonctionnement
scolaire lui-même. Cette fois, le chahut ne peut plus être interprété comme un
signe d'intégration, mais comme le signe de l'abus de l'école elle-même vis-à-vis
des élèves. La résistance devient alors en quelque sorte normale, inéluctable.
Le coup de force, essence de la pédagogie
Paradoxalement, cette sociologie de la résistance a peut-être actuellement
trouvé son langage, comme le souligne Lapassade :
« Le langage de la "guerre ", utilisé comme une métaphore, revient assez
fréquemment, aujourd'hui, dans les travaux ethnographiques d'orientation
interactionniste consacrés à décrire la vie des classes. Les enseignants, par exemple, y
sont présentés comme les "soldats" d'une "armée d'occupation professorale" ; il
leur faut faire face à une "guérilla" scolaire menée par "l'armée de l'ombre des
durs". Pour présenter ces formes plus récentes de déviance dans les classes, on a donc
utilisé des métaphores empruntées à la polémologie. On a décrit la scène scolaire
comme un front où, à tout moment, la bataille peut commencer, mettant en œuvre,
de part et d'autre, des stratégies de harcèlement, de déstabilisation chez les élèves, de
défense ou de survie chez les maîtres » [1993, p. 6].
C'est bien parce que les situations scolaires sont construites en une interaction permanente des acteurs qu'elles recèlent toujours, en creux, la possibilité
d'une déconstruction. Là s'introduit l'idée d'une « guerre » toujours présente, au
moins implicitement, dans la relation pédagogique, associée à une « paix »
106
traditionnellement imposée par le maître mais néanmoins toujours précaire et
menacée.
Un tel langage a-t-il cependant du sens ? Oui, dans la mesure où le fondement de l'acte pédagogique tient dans la règle suivante : l'obligation, pour le
maître, d'imposer, autant que faire se peut, la définition magistrale de la situation
prédéfinie par l'institution scolaire qu'il représente (« Vous êtes ici pour
apprendre et je suis là pour enseigner »). Qu'on se le dise : cette imposition est
en réalité un coup de force. Si l'ordre imposé par le maître au départ semble
indiscutable, c'est parce qu'il intervient dans un rapport de force. Mais, en tant
que rapport, il sera aussi nécessairement négocié, que cette négociation reste
tacite ou qu'elle soit verbalisée. La logique devient implacable : la résistance est
liée indissociablement au coup de force. Comment pourrait-il même en être
autrement ? Comment l'autorité à l'école peut-elle être autre que problématique
? Comment pourrait-on éviter les problèmes d'autorité dans la classe ?
À ce titre, le chahut n'est ni anormal ni à part ; il n'est que la partie immergée
de l'iceberg-autorité. Il est donc à proprement parler irréductible, consubstantiel à l'acte
pédagogique, toujours potentiellement présent. On ne saurait s'en passer. La sociologie n'a
plus qu'à en étudier les formes. Lapassade, de son côté, en distingue trois types : ludique,
polémique et endémique. Le premier, nommé traditionnel chez Testanière, prend pour cible, de
préférence, des membres de l'institution pédagogique fragilisés. Le deuxième, rencontré sous le
ternie d'anomique, est produit postérieurement par une scission interne au groupe
scolaire, sous l'effet de l'arrivée en force d'élèves qui n'y avaient pas accès jusque-là. Ces
chahuteurs polémiques croyaient cependant à des possibilités d'insertion sociale ; ils ne
rejetaient pas totalement l'institution, même s'ils la contestaient ainsi. Le troisième, en
revanche, fait son apparition dans une société où l'école, pour certains, semble ne
déboucher sur rien en termes d'accès social. Ce chahut endémique est une forme de désordre
dont la caractéristique principale est d'empêcher, de manière quasi permanente, la communication dans la classe.
Ce mal chronique et relativement indifférencié ronge en permanence les
dispositifs institutionnels ainsi que les capacités de résistance et de travail des
enseignants. Il n'y a pas là d'agressivité proprement dite envers le professeur ; il
s'agit plutôt d'un défoulement contre une obligation, contre un lieu, contre un
discours. La tension monte mais ne parvient pas, habituellement, à une situation
explosive. En revanche, si, pour une raison ou une autre, un processus passionnel
s'enclenche entre un maître et des élèves, il ira facilement jusqu'au
paroxysme, dans l'attirance comme dans la répulsion. Qu'est-ce qui peut provoquer
de telles crises ? La punition automatique de certains comportements (parler avec
son voisin, mâcher du chewing-gum, etc.), en premier lieu ; les remarques
relatives à la personnalité des élèves (race, vêtements, coupe de cheveux, capacités
intellectuelles), en deuxième lieu ; l'exercice tranchant et sans nuances de
l'autorité, en troisième lieu ; l'attribution non équitable des notes, en dernier lieu.
Se sentir agressé sur l'un ou l'autre de ces points provoque des
107
explosions, au-delà du désordre quotidien et intégré. Quel que soit le type de
chahut, il nous faut donc considérer celui-ci comme un moyen de manier le
coup de force, de s'y inscrire et d'y réagir. Il n'en est, après tout, qu'une forme
d'appropriation. Il n'est pas étonnant, dans ces conditions, que la sociologie de
l'autorité à l'école soit avant tout une sociologie de la résistance qui nous
montre les surveillants surveillés confrontés à cette résistance toujours possible
des élèves, qui nous permet de saisir l'évolution de ces formes de résistance. En
effet, la résistance s'inscrit dans l'essence même de l'acte pédagogique, soit
dans ce coup de force initial du maître sur les élèves en institution scolaire.
Sociologie compréhensive .
La sociologie ne va pas se contenter de mettre à jour les phénomènes que
nous venons de présenter, elle va aussi s'efforcer de les comprendre, de les
interpréter, de les juger. Ce coup de force renvoie à la notion de pouvoir, ce qui
fait que la question de l'autorité à l'école peut maintenant être interrogée de la
façon suivante : le pouvoir du maître et la résistance des élèves sont-ils légitimes ou
illégitimes ? On se doute bien que les sociologues ne répondent pas de la
même manière à une telle question, mais ils ont tendance à le faire en asymétrie,
comme si la légitimité ne pouvait se situer que d'un seul côté.
La résistance, enfant illégitime de la classe
Examinons d'abord le couple pouvoir légitime du maître-résistance illégitime des élèves. Il est tout à fait significatif des origines de la sociologie, ce
qui est tout de même une indication de la fonction sociale initiale de cette
science humaine. On se souvient que Weber [1947] avait distingué, dans les
bases de légitimité que se donnait le pouvoir, des sources rationnelles et des
sources irrationnelles. Les premières relèvent de la compétence ou de la juridiction
; elles sont définies par des normes établies et limitées. Les secondes relèvent du
charisme ou de la tradition ; elles sont beaucoup plus diffuses et générales. Il est
vrai que, dans la classe, le maître peut très bien légitimer son autorité tant du côté
de la relation maître-savoir (compétence rationnelle ou tradition irrationnelle)
que du côté de la relation maître-élèves (juridiction rationnelle ou charisme
irrationnel). Le plus souvent, les aspects sont mêlés et chaque protagoniste peut
jouer sur l'un ou l'autre, et le contester ou se le voir contester. Mais il y a plus. En
effet, l'archétype même de cette position pouvoir légitime-résistance illégitime se
nomme Durkheim, fondateur essentiel de la sociologie. Or, que fait Durkheim
quand il cherche à fonder l'autorité du maître en classe ? Il amalgame de façon
indissoluble les aspects rationnels et irrationnels. Approfondissons un peu
cette position.
108
Ecoutons-le d'abord [1902] :
« Le respect de la règle est tout autre chose que la crainte des punitions et le désir de
les éviter : c'est le sentiment qu'il y a dans les préceptes de la conduite scolaire
quelque chose qui les rend intangibles, un ascendant qui fait que la volonté n'ose pas
les violer. Cette autorité, c'est du maître qu'ils la reçoivent ; c 'est lui qui la leur
communique, et il la leur communique parce qu'il la sent, c'est-à-dire parce qu'il se
rend compte de l'importance de sa tâche, parce qu'il voit, dans ces règles multiples de
la discipline scolaire, les moyens nécessaires pour atteindre l'idéal élevé qu'il
poursuit. Ce sentiment qu 'il éprouve, il le suggère aux élèves par la parole, par le
geste, par l'exemple » [1963, p. 146].
Autrement dit, le sentiment, irrationnel, qu'éprouvé le maître pour la loi, il
doit le transmettre par charisme aux élèves au service du respect de la loi, de la
force de sa juridiction, en raison de la supériorité, rationnelle, de la compétence
et de la tradition. C'est bien parce que le pouvoir, lui, est absolument légitime que
la résistance, elle, aux yeux de Durkheim, est tout aussi absolument illégitime.
Seules les punitions sont légitimes, car, si elles ne font pas l'autorité de la règle,
elles empêchent la règle de perdre son autorité, elles restaurent l'inviolabilité
de la règle. La règle étant sacrée, on ne peut pactiser avec la transgression. Le
maître doit en faire foi.
Est-ce à dire que l'enfant ne fasse pas de résistance ? Au contraire,
comme enfant, dira Durkheim, il est irrégulier, insatiable, immodéré. Raison de
plus pour lui opposer la légitimité du pouvoir du maître. Le coup de force est
dans la loi, il est le fruit de la reconnaissance de la légitimité et de la supériorité de
la loi et du pouvoir. L'enfant est un candidat permanent à l'immoralité par son
incapacité à sentir ses limites. La discipline, issue de l'école du devoir, force
extérieure de nature morale, viendra forger le caractère. La nature de l'enfant y
consent en fait, car elle offre des prises naturelles à l'action éducative. Tout
d'abord, l'enfant est routinier, ce qui amène à substituer l'habitude à la fugacité.
Ensuite, l'enfant est fortement réceptif à la suggestion, ce qui permet de lui donner
ce sentiment de la limite. L'autorité du maître peut ainsi s'exercer, sans
recourir à la violence. Peu à peu, l'élève va acquérir cette force morale qui
engendre un acquiescement intime, fait s'évanouir toute velléité de résistance. Le
sujet a alors le sentiment qu'il obéit à une force capable de s'imposer par ellemême, à laquelle il défère d'ailleurs avec une satisfaction secrète et qui lui permet
d'éprouver la jouissance de la vraie liberté. N'oublions pas en effet que, si le devoir
commande, le bien attire. Comme le souligne Lechevalier, « dans la pédagogie
durkheimienne, on tue peut-être l'enfance, mais on ne bat plus les enfants
» [1983, p. 554]. Les coups donnés à l'enfant et la résistance manifestée par
l'enfant sont donc tout aussi illégitimes ; seuls le pouvoir sur l'enfant et
l'obéissance de l'enfant sont légitimes. Faute de quoi, l'enfant ne trouve pas de
frein à ses désirs, ni en lui-même ni hors de lui-même. Il sombre alors dans le
chahut anomique ou endémique. Le maître est là pour s'imposer, imposer la loi et
imposer le savoir ; il est là pour instruire et socialiser dans le même mouvement.
Dès lors, le coup de force est justifié. Les interactions sociales dans la
109
classe sont essentiellement asymétriques. Le pouvoir du maître est quasi monarchique et sa tendance au despotisme se justifie par les dangers réels et constants
d'une métamorphose de la classe d'une organisation qu'elle doit être à une foule
qu'elle peut devenir sous l'action collective des élèves. La résistance des élèves à
l'école est certes normale, mais elle n'en est pas moins illégitime car le pouvoir
du maître, seul, est légitime.
La croisade des élèves
À partir du moment où on se met à considérer que les relations entre le maître et les élèves
peuvent être plus symétriques, l'antinomie bascule : le pouvoir du maître devient illégitime et la
résistance des élèves se trouve légitimée. On en a un exemple probant dans les travaux de Perrenoud
sur les stratégies des élèves dans la classe. Il s'insurge :
« Beaucoup d'adultes dénient aux élèves le droit de mener des stratégies, de défendre
leur point de vue, de maintenir une façade, de dissimuler leurs "coulisses", de tenir
un double discours, de tricher et de mentir pour protéger leurs intérêts ou par
solidarité. Pendant longtemps, on a refusé avec horreur l'idée que les enfants
puissent avoir une sexualité. Aujourd'hui on refuse encore de les considérer comme
des acteurs sociaux à part entière, dont les intérêts réels pourraient, sur certains
terrains, s'opposer à ceux de leurs parents ou de leurs maîtres. Les adultes se
plaisent à croire qu 'ils savent ce qui est bon pour les enfants. Toute opposition leur
paraît donc perverse [...] Il n'en va pas autrement pour le travail scolaire. Censé
garantir leur réussite, donc leur avenir, il ne souffre aux yeux des adultes aucune
contestation légitime » [1988, p. 179].
Il est bien vrai que, à l'école obligatoire, le lot de la majorité des élèves
est de n'avoir que peu de prise sur le système tant individuellement que collectivement. Tout est fait pour cela : la dépendance aux adultes est affirmée en permanence ; les groupes d'élèves sont constamment défaits et refaits ; la maîtrise de
la vie des organisations et des formes de l'action collective n'est pas favorisée ;
l'ambiance de compétition permanente empêche le développement de la
solidarité. Comment s'en sortir ? Comment résister ? Les élèves sont pratiquement condamnés à des stratégies défensives qui consistent à jouer avec les
règles, à les contourner, à y échapper ou à en négocier l'application au cas par
cas. Qui plus est, ces stratégies doivent rester clandestines, car une organisation ne
reconnaît pas volontiers à ses membres le droit de biaiser ou de résister ainsi. En
conséquence, la marge de manœuvre des élèves est limitée, notamment face aux
tâches scolaires traditionnelles. Certes, ceux qui aiment ce genre de tâches n'ont
pas besoin de déployer des stratégies pour s'en protéger. Mais les autres ? Ceux
que le travail scolaire n'intéresse pas ou qu'il met en échec, comment fontils ? Perrenoud distingue cinq stratégies de résistance : la soumission sans
investissement, la vitesse maximale pour se débarrasser, la saveur de la lenteur,
l'incompétence affichée et la contestation ouverte. Quand, au contraire, on a
affaire à une pédagogie nouvelle, les stratégies de résistance ne peuvent plus
être les mêmes et l'on verra certains élèves accaparer les tâches d'exécution, ou
110
organiser le travail des autres, ou tenter de disparaître dans le groupe, ou s'activer
de façon désordonnée pour faire illusion, ou faire cavalier seul pour avoir la paix.
Tout se passe comme si la volonté et la revendication de mise en dépendance initiale des enfants généraient de tels comportements chez les élèves et de
telles justifications chez les adultes. Attention cependant. Si aucune société ne
laisse l'instruction des enfants à leur libre arbitre, cela ne signifie nullement que
l'école soit la source première de la contrainte exercée sur eux, même si elle
demeure le lieu privilégié de ce coup de force. La forme scolaire comme telle ne
dépossède pas les enfants de leur éventuelle liberté d'apprendre. À l'origine, est
posée la « dépendance » des enfants et des adolescents à l'égard des adultes en
matière de formation. Certes, il est loin d'être neutre que la forme prégnante soit
devenue historiquement la scolarisation ; il n'empêche que l'école n'a sur les
jeunes qu'une autorité déléguée par la famille, l'Etat ou l'Église. L'intérêt des
adultes, voilà ce qui fait tenir l'école et ce qui nourrit l'autorité à l'école.
Perrenoud renchérit même :
« Ce qui intéresse les adultes, c'est que les enfants ou les adolescents aient envie
d'apprendre : 1) ce que l'école veut enseigner ; 2) à l'âge et pendant la période où
cet apprentissage est jugé nécessaire ; 3) au prix du travail scolaire censé garantir
un certain niveau d'excellence ; 4) selon des modalités dictées par les moyens
d'enseignement, les méthodologies, l'effectif des classes et les règles de l'organisation
scolaire » [1984, p. 206].
Mais ce n'est pas tout, car les adultes - parents et maîtres - vont être
comblés quand les enfants et les adolescents vont s'approprier le projet conçu à
leur intention au point de croire qu'ils l'ont librement choisi. Dans ce cas, non
seulement le coup de force est accepté et légitimé mais, en plus, il est en
quelque sorte nié. Le magicien n'a même plus besoin de se montrer comme tel :
son produit donne l'illusion de se suffire à lui-même. Il n'est plus voulu, il veut. Il
n'est plus forcé, il s'efforce.
De l'an de fumer les élèves
Ce n'est pas seulement le « bien de l'enfant » qui est appelé à la rescousse, c'est tout le discours sur l'apprentissage et ses théories qui amène à
déployer des trésors de séduction, de motivation, de persuasion et qui sert de
fumée au coup de force. Or, bien souvent, on n'a même pas à chercher aussi
loin et aussi beau : l'envie d'éviter le pire suffit à expliquer qu'un enfant aille à
peu près régulièrement à l'école, qu'il se plie en surface à la discipline, qu'il
fournisse un effort dans le travail et qu'il accepte d'être évalué. Mais, bien
entendu, un tel constat ne suffit pas aux adultes et ils préfèrent de beaucoup se
simplifier la vie en prêtant à l'enfant dit normal et raisonnable l'envie
d'apprendre. L'honneur est sauf et la honte est cachée. Malheureusement, la
question de l'autorité surgit rapidement, preuve que la fumée n'a pas aboli le
coup de force et, pour instruire une partie des élèves, le maître doit prendre les
moyens, c'est-à-dire forcer leur activité, leur imposer un travail, sans pouvoir se
111
contenter à tout instant de leur éventuelle bonne volonté. Dans la classe, l'enseignant va constamment tenter d'obtenir des élèves un engagement actif dans leur
tâche, face à des activités qui sont loin d'être toujours agréables et attractives. Il est
donc condamné à exercer sans discontinuer une pression plus ou moins forte sur les
élèves, pour les pousser à s'engager et les dissuader de diverger. De ce fait, la
contrainte est toujours présente, même quand personne n'oblige à entrer dans des
stratégies de tension nuisibles au processus d'acquisition proprement dit.
Ne nous leurrons pas ! L'enfance a beau être le plus bel âge de la vie, le
métier d'élève, lui, n'est pas vraiment drôle. Perrenoud ne le cache vraiment pas :
« Si le métier d'élève est un drôle de métier, ce n'est pas d'abord parce qu'il n'est pas
rétribué. C'est parce qu'il n'est pas librement choisi, (qu'il) dépend fortement d'un
tiers, (qu'il) s'exerce en permanence sous le regard et le contrôle de tiers, (qu'il) se
trouve constamment au principe d'une évaluation. Certains métiers d'adultes sont
aussi contraignants (travaux forcés, prostitution) que le métier d'élève. D'autres sont
aussi dépendants (les travaux les moins qualifiés). Certains sont étroitement contrôlés
par autrui ou du moins exposés au regard. D'autres jugent la personne. Mais on
trouve rarement toutes ces caractéristiques conjuguées » [1994, p. 14].
Toutes les « bonnes raisons » sont là pour le justifier : statut de l'enfance,
scolarisation imposée par la loi, impératifs d'une éducation de masse, finalités de
socialisation et de curriculum implicite, contrainte de la transposition didactique...
Bref, tout le monde a intérêt à ce qu'il en soit ainsi.
Mais alors, comment encore s'étonner que l'autorité soit un problème
constant à l'école ? Comment s'étonner qu'un tel métier ne puisse donner au
plus grand nombre un sentiment de maîtrise, l'impression de faire des choses
intéressantes, qui aient un sens et une utilité ? Comment oser encore se demander
gravement pourquoi certains élèves n'aiment pas l'école et n'y réussissent pas,
en refusant de voir que les conditions d'exercice du métier d'élève ne peuvent que
dissuader une bonne partie des enfants d'apprendre et poussent bien d'autres à
se satisfaire de tirer leur épingle du jeu ? Faut-il vraiment insister ?
« Les élèves partagent - avec les prisonniers, les militaires, certains individus internés
et les travailleurs les plus démunis - la condition de ceux qui n'ont, pour se défendre
contre le pouvoir de l'institution et de leurs chefs directs, guère d'autres moyens
que la ruse, le repli sur soi, le faux-semblant » [1994, p. 15].
Et on pourrait ajouter : ne travailler que pour la note, construire un rapport utilitariste au savoir, au travail, à l'autre. Tricher, bachoter, faire semblant
d'écouter ou manifester franchement sa réprobation... La résistance prend de
multiples visages. Mais, cette fois, elle est analysée comme tout à fait légitime.
Réponse à un pouvoir et produit d'un pouvoir qui, lui, est illégitime. L'est-il par
nature ou par ses formes ? Peu importe, d'une certaine manière, pour le sociologue qui constate et fait comprendre qu'en tout état de cause, il l'est. Durkheim
112
et la bonne conscience des acteurs de l'institution sont désormais bien loin. Le
roi est nu. Le coup de force éclate au quotidien de l'école.
De l'autorité des bonnes à l'école
Exercer le métier d'élève, c'est donc apprendre à survivre à l'école. Pour ce
faire, comme dans toutes les institutions totales, il faut devenir dissident ou
dissimulateur, sauvegarder le plus souvent les apparences pour avoir la paix. En
effet, au détriment de Snyders [1986] dans sa quête et sa revendication de la joie à
l'école, les élèves savent que la vraie vie est ailleurs, dans les interstices, les
intercours, les interruptions, les interactions et les... interdictions ! A l'école
s'exerce la double vie de l'élève : si on accepte de paraître au moins acceptable, les
adultes devraient être rassurés et permettre de dégager des marges. D'autant que la
vie scolaire, lieu permanent s'il en est pour les jeunes, recèle une vie relationnelle
très riche et très diversifiée entre élèves et avec les adultes. La gamme des
sentiments peut s'y jouer à l'envi, même si cette vie intense est pour une grande
part complètement étrangère à la logique de l'apprentissage et de l'enseignement.
Ne faut-il pas survivre dans une organisation scolaire qui ne fait guère de place aux
échanges interpersonnels, à une vie collective relationnelle intense, aux débats et
aux activités libres ? Faire du bon travail à l'école, n'est-ce pas «faire un
travail non rétribué, largement imposé, fragmenté, répétitif et ennuyeux »
[1994, p. 61] ? Est-ce à dire que l'essentiel est refoulé à l'école ou n'existe que
clandestinement ?
Le problème, c'est que les activités susceptibles d'engendrer des apprentissages exigent un travail, des efforts, un intérêt, une implication personnelle
des élèves et non un simple conformisme de surface. Les élèves peuvent donc,
dans ce cadre, non seulement s'arranger pour qu'on leur laisse des espaces
propres, mais aussi marchander, négocier leur bonne volonté. Qui plus est, plus la
pédagogie est ouverte, plus le champ de la négociation avec les élèves est
important et... soumis à la « bonne volonté » des acteurs. Plus largement encore,
l'école socialise, qu'elle le veuille ou non, explicitement : on y apprend ainsi à
être des acteurs et des membres à part entière de la société globale et des principaux
systèmes qui la composent. Idéalement aidant, on ne dira jamais vraiment qu'il
s'agit d'adapter les individus à la société, mais plutôt qu'on veut favoriser
l'épanouissement personnel, l'identité, l'autonomie, la créativité, le goût et la
capacité de coopérer et de communiquer. Seulement, quand l'on met ces bonnes
intentions en rapport avec la réalité, les contraintes et le quotidien du métier
d'élève, on se demande quel type de socialisation est réellement acquis à
l'école. Profil bas, dissimulation, acceptation résignée des contraintes : est-ce
cela qui se transmet à l'école ? Est-ce ce type de socialisation qu'engendré le
coup de force à l'école ?
Tout se passe comme si, à l'école, comme dans l'armée, à l'église ou
dans les tribunaux, l'enseignant avait seul la parole légitime. Le pouvoir de dire et
de faire taire est considérablement asymétrique. Certes, les phénomènes de
113
communication subsistent, mais il n'y a pas lieu de s'étonner qu'ils se situent
souvent dans le registre de la contestation, du refus d'un pouvoir et de règles du jeu
peu gratifiantes. Résistance légitime, sinon légitimée, face à un monde de règles
instituées, peu négociables, déjà là, fondées sur un pouvoir illégitime de ce fait
mais qu'on ne peut réellement remettre en cause. C'est ici que le monde de
Durkheim a basculé car nos sociétés ne cessent d'investir dans l'éducation mais,
effet pervers, grâce à l'élévation du niveau général d'instruction, la foi en la
mission de l'école s'est effritée et le métier d'enseignant n'est plus aussi respecté.
Chevallard [1985] l'a dit crûment : l'enseignement s'apparente aux tâches de la
bonne. Bien des gens estiment, en effet, qu'ils seraient tout aussi qualifiés que les
maîtres de leurs enfants pour les apprentissages requis à l'école. Seulement,
si de plus en plus tout le monde peut les accomplir, la plupart estiment qu'ils ont
mieux à faire dans la vie. Mais alors, quelle peut bien être l'autorité des
bonnes ? Certainement pas celle des maîtres, surtout quand le pouvoir s'avère de
plus en plus difficile à exercer et sa légitimité de moins en moins fondée à
s'imposer.
Sans foi ni loi
Concluons. La sociologie de l'éducation s'avère être en tout premier lieu
une sociologie de la résistance en matière d'autorité à l'école. S'il en est ainsi,
c'est parce que toutes ces formes de résistance sont une réaction et une réponse à
un coup de force initial qui instaure le pouvoir du maître sur les élèves à
l'école. On a beau essayer de cacher, de légaliser, de justifier ce coup de force,
son arbitraire ne cesse de ressortir et de se manifester. S'il en est ainsi, qu'est-ce
que cela permet de comprendre quant aux trois entrées que nous avons privilégiées, à savoir le triangle pédagogique, la socialisation et le sens de l'éducation ? Côté triangle tout d'abord, on voit bien que la tentative de légitimation du
coup de force va s'appuyer sur le rapport entre le maître et le savoir (axe «
enseigner ») confondu avec l'institution. De cette osmose découle la nécessité de la
résistance. Le professeur aura beau essayer de masquer l'illégitimité du coup de
force par une compensation du côté de l'axe maître-élèves (« former »), le plus
souvent il n'opérera pas le mouvement de bascule qui l'amènerait à poser
comme fondatrice de la situation pédagogique une conception plus symétrique de
la relation éducative (par peur de ne plus pouvoir bénéficier de l'autorité que
donne, en fait et, semble-t-il, en droit, le coup de force).
Devant l'insécurité que représente une telle option, bien des professeurs
préfèrent privilégier la rigidité des contenus, ce qui va les amener à valoriser la
rigidité des comportements et à durcir le rapport entre le maître et les élèves. Or, ce
dernier est toujours un objet et un lieu de négociation : on a beau faire, on ne peut
pas faire comme si tout était joué d'avance, même si on a intérêt à laisser le plus
possible dans la pénombre une telle fragilité si l'on craint d'être déstabilisé.
L'organisation de la classe, en tant qu'élaboration de rapports humains, n'est
jamais totalement déjà là ou définitivement jouée. Certes, l'institution est là
pour « veiller au grain » ; elle surveille et norme les maîtres, elle leur fournit des
114
moyens pour exercer l'autorité dans la classe, elle contrôle les différentes pratiques et les différents styles pédagogiques. Au total, le lien reste particulièrement étroit entre le rapport maître-élèves et le rapport maître-savoir ; à
l'extrême, l'un peut toujours écraser l'autre mais la situation pédagogique ne
peut alors que devenir folle et ingérable. La question ne peut manquer de se
poser à chacun dans la classe : comment faire tenir ensemble ces deux rapports ? En effet, dans la pratique quotidienne, il faut bien trouver une accommodation.
Prenons maintenant l'aspect socialisation. Il est apparu qu'aujourd'hui les
écoles sont le lieu privilégié de socialisation des jeunes qui y développent un
modèle propre, mais tout cela ne se fait que sur un fond de résistance, ne serait-ce
qu'en raison de la distance culturelle qu'on peut constater dans bien des cas. La
question de la socialisation à l'école dépasse le seul problème du rapport au
savoir et de ses conditions de possibilité ; elle touche plus profondément la
question du sens du vivre ensemble, du sens et de la possibilité de la construction
sociale. À l'école, loin d'être abstraits, les rapports des élèves à l'autorité sont
h'es à des facteurs sociaux ou de sexe. Mais là n'est pas l'enjeu essentiel qui
réside dans la reconnaissance ou non de la légitimité de cette autorité incarnée,
légitimité dévoilée et dénoncée par ceux qui ne sont là que « pour se marrer » ou
par ceux qui jouent par trop de l'absentéisme. Le chahut actuel est un autre
symptôme de cette fragilité de la légitimité : il ne signifie plus la fête du groupe,
il ne marque plus l'intégration scolaire, il est devenu permanent, général,
anomique, endémique, véritable marque de cette culture anti-scolaire que
produit l'école elle-même. Tout se passe comme si la socialisation ne dépendait
plus que de l'inhérence imposée-acceptée de la loi, ou de son refus (par les
groupes de pairs opposants ou par un bruissement anomique), faute toujours de
pouvoir s'opérer par la construction et l'appropriation de cette loi à l'école. Tout se
passe comme si le coup de force retenait la socialisation à l'école, car on ne peut
manquer de se demander quelle socialisation est effective à l'école, quand on
prend conscience que ce coup de force favorise l'adoption d'un profil bas, la
dissimulation, l'acceptation résignée des contraintes.
Terminons, enfin, par le sens de l'éducation. La « guerre », toujours possible dans la classe, menace la « paix » imposée par le maître. C'est le fruit de
cette imposition-coup de force de la situation pédagogique. La résistance des
élèves est indissociablement liée à cela et elle en décline les formes. Pour justifier
son pouvoir, son coup de force, le maître oscille sans cesse entre l'autorité de la
compétence ou l'autorité de la tradition (axe maître-savoir en osmose avec
l'institution) et l'autorité charismatique (axe maître-élèves). Mais, en même
temps, le maître sait tout autant que cette légalisation est et reste sujette à caution. Comment obtenir cette caution ? Elle est plus facile à obtenir quand on a
posé qu'elle l'est définitivement et par essence. On va alors, par exemple, poser la
résistance comme illégitime au nom d'une conception de l'enfance « à redresser »
et de la nécessité de l'intégration du respect de la loi. Il est alors plus facile (et plus
moral) de contraindre la pratique à s'aligner sur les principes. On en arrivera
facilement ainsi à refuser aux élèves d'être des acteurs sociaux à part
115
entière. L'école cherche davantage à les désorganiser qu'à leur permettre de
s'organiser.
Comment être élève dans ces conditions ? Les enfants et les adolescents en
sont réduits à des stratégies défensives et clandestines qui résultent du coup de
force. Celui-ci va d'ailleurs d'autant plus s'énoncer que les relations entre le
maître et les élèves vont tendre à devenir symétriques. Voilà bien une raison
supplémentaire pour ne pas changer de méthode pédagogique dans la classe.
Masquée ou non, la contrainte est toujours présente dans la classe, même si l'on
préfère croire à l'envie d'apprendre de l'enfant pour « expliquer » les comportements scolaires. On peut alors rêver que l'axe élèves-savoir est tellement fort
qu'il va résoudre les difficultés des deux autres et, en particulier, les incertitudes du
rapport entre le maître et les élèves. Malheureusement, l'envie d'apprendre des
élèves a plus que des faiblesses ; en revanche, l'envie d'éviter les ennuis suffit
la plupart du temps comme système de compréhension. Les conditions
d'exercice du métier d'élève sont telles que ceux-ci adoptent logiquement des
stratégies défensives d'évitement ou de révolte.
C'est bien parce que le pouvoir du maître est illégitime, dans ses formes
sûrement, dans sa nature peut-être, que la résistance à l'école est légitime. Le
concept d'autorité vise à légaliser un coup de force ; les résistances dévoilent un tel
coup de force. Dans la classe, à l'école, la lutte est épuisante. L'autorité est bel et
bien un problème, et un problème sans fin. Cela est d'autant plus vrai et aigu que
l'on est passé d'une conception pouvoir légitime du maître-résistance illégitime
des élèves à une conception pouvoir illégitime du maître-résistance légitime des
élèves (sur ce point, Perrenoud a détrôné Durkheim). Le rapport d'autorité (cf.
chapitre précédent) se nourrit de cette gestion impossible et permanente du coup
de force. Finalement, la sociologie de l'éducation le montre trop bien, l'autorité à
l'école ne peut que faire problème au-delà des problèmes quotidiens de
résistance.
116
Quelle légitimité pour la loi à l'école ?
Quand, aujourd'hui, on aborde la question de l'autorité sous l'angle philosophique, on est immédiatement confronté aux analyses de Foucault sur la
question. Surveiller et punir [1975] montre en effet à l'envi qu'à l'école la loi
est première. Cette loi, c'est celle du « dressement », de l'assujettissement, de la
normalisation. Dès la naissance de l'école moderne, au xviii* siècle, il s'agit, par
le biais de l'apprentissage du savoir et par celui de la constitution d'une science
pédagogique, d'opérer un bon dressement du sujet scolarisé par la maîtrise de
quatre paramètres, l'espace (la place, le rang), le temps (l'emploi du temps,
l'horlogerie disciplinaire), la ritualisation (la sanction, l'examen) et le regard (le
jeu du regard, la surveillance hiérarchique). À l'origine de notre école
traditionnelle, tout écart à la règle (inattention, désobéissance, gestes incorrects,
indécence) est puni car le châtiment doit être correctif dans le processus de dressage.
Cet art de punir ne vise ni l'expiation, ni même la répression, mais la normalisation. Ainsi la justice scolaire donne à voir une nouvelle loi de la société
moderne, à savoir le pouvoir de la norme. Celle-ci est renforcée et signifiée par
l'examen, mécanisme qui lie à une certaine forme d'exercice du pouvoir un certain
type de formation du savoir. C'est à cette école de l'examen que l'on doit aussi
les débuts d'une pédagogie qui va fonctionner comme une science.
Si la loi est première à l'école, on le doit bel et bien à l'acte constitutif de
l'institution scolaire. Reste la question essentielle : qu'est-ce qui fonde et justifie
cette primauté de la loi à l'école ? Sur quoi repose la légitimité de la loi à
l'école ? L'analyse et la dénonciation ne peuvent plus suffire ici. Il nous faut
trouver une justification de cette prégnance constitutive de la loi à l'école et une
117
justification qui ne soit pas un alibi ou un masque. Ramenée à l'autorité, la
question de la légitimité de la loi se heurte d'emblée à son apparence kaléidoscopique. Porte [1988], par exemple, distingue trois formes d'autorité : celle de
l'hôte, en ce que l'enseignant, parce qu'il reçoit les élèves dans sa classe, est
responsable de la bonne tenue de la réception ; celle, épistémique, du savoir, en ce
que le maître est supposé en savoir plus sur l'objet de l'échange et en ce qu'il est
obligé de reconnaître cette dissymétrie et son caractère local ; celle, déon-tique,
de l'institution que l'enseignant doit reconnaître et dont il doit aussi se
distinguer. Accepter ces types d'autorité, c'est une fois de plus faire un constat ; ce
n'est pas répondre à la question du fondement et de la légitimité, ne serait-ce que
parce qu'on est en droit de se demander quelle forme est susceptible de fonder les
autres. L'enjeu est maintenant clair : puisque loi à l'école il y a, où trouve-telle sa légitimité ? Il nous semble que les démarches philosophiques en éducation
donnent deux réponses antinomiques que nous allons examiner successivement :
la prééminence du rapport au savoir, d'une part, la nécessité de l'élaboration du
vivre-ensemble, d'autre part.
La prééminence du rapport au savoir
Très souvent, on va fonder, justifier, légitimer l'autorité par le savoir.
Cette fois encore, les formes de ce processus peuvent changer. Pour plus de
clarté, nous distinguerons, dans ce rapport au savoir, deux aspects : les contenus
culturels et la loi morale. Certes, l'un et l'autre ont à voir ensemble et tel et tel
auteur ne manquera pas de les lier, comme nous le verrons. Cela étant, on se
trouve peut-être en présence de deux traditions philosophiques différentes qui
peuvent se rejoindre mais qu'on ne peut assimiler aussi facilement.
Avoir foi en la raison pour avoir raison de la foi
Commençons donc par définir le savoir par les contenus culturels et
voyons comment un tel savoir sert à justifier l'autorité à l'école. Cela va de soi
que parler de contenus scolaires, de culture, c'est actuellement se référer à la raison.
Or, c'est oublier qu'il y a encore peu la question était loin d'être tranchée, dans la
mesure où le débat entre la raison et la foi, dans l'école et à propos de l'école,
était loin d'être éteint. Au nom de l'autorité de la foi, beaucoup ont condamné
la prétention de la raison et de la conscience individuelle à l'autonomie absolue
dans le domaine. Seule la foi, pensaient-ils, peut sauver la raison et permettre à
tous d'accéder au savoir par l'intermédiaire de la médiation de l'autorité
religieuse. Au début du siècle, un pédagogue catholique allemand aussi
ouvert que Foerster développe la thèse, fort classique, que pour faire régner
la raison dans sa vie il faut accepter la révélation des saints et des sages
118
«
qui sont parvenus à la liberté morale, autant par la grâce supérieure que par
l'exercice de leur volonté. Sans la foi, la raison est emportée par l'aveugle
tyrannie des instincts et des excitations subjectives.
« Notre temps, poursuit-il, a plus que tout autre besoin d'une pédagogie de l'autorité,
qui sache s'abaisser jusqu'aux plus intimes résistances de l'âme individuelle, et
traduire l'obéissance dans la langue de la liberté et de la vie personnelle[...] L'humble
soumission à une sagesse éprouvée ne rend pas aveugle mais clairvoyant, elle
n'étouffe pas la personnalité mais l'élargit et l'approfondit » [1920, p. 56].
Le savoir du Christ est seul éducateur ; c'est pourquoi l'autorité de la foi
doit nous rendre la pleine possession de notre vrai moi et justifie une école chrétienne comme seule école vraie et légitime.
N'oublions donc pas qu'il y a peu de temps encore, les termes du débat
sur l'autorité étaient déterminés par cette question de l'autorité de la foi. Il
n'empêche. Actuellement, une telle perspective est loin d'être dominante. C'est la
raison et la culture qui lui est attachée qui sont désignées comme fondement de
l'autorité à l'école. C'est désormais à ces contenus culturels que nous nous
référerons, même si la problématique de la délivrance et du refus de l'abandon
reste fondamentalement la même. Si le maître, en position de domination asymétrique, doit s'imposer, c'est parce qu'en éducation il y a à imposer... des
contenus culturels. Hadji développe très clairement cet aspect. L'enfant a besoin
d'une double rencontre, avec la loi et avec les contenus culturels. La tâche de
l'éducateur est d'organiser cette rencontre qui l'amène à imposer de respecter les
lois et de s'affronter à des contenus culturels. Mais c'est le bien que représentent
ces derniers qui justifie le passage par les premières, qu'on adopte des méthodes
douces ou fortes. Le savoir légitime la nécessité de la contrainte exercée. En même
temps, le savoir est et reste premier. Le maître n'est qu'auxiliaire du
développement d'autrui car la force de progression appartient à l'élève ; il lui
appartient donc d'imposer les situations d'apprentissage adéquates, car son bon
droit tient au sentiment qu'il construit, qu'il a mis en place la situation susceptible
d'être la plus instructive pour ce quiyest du rapport entre les élèves et les
contenus. « Telle est sa tâche. C'est ici que se manifeste le plus légitimement sa
plus légitime autorité, qui n'a de raison d'être que parce qu 'elle peut contribuer à
rendre l'autre davantage "auteur" de sa propre existence » [1991, p. 16].
L'autorité du maître n'est donc qu'une autorité par délégation justifiée
par la seule autorité des contenus aptes à éduquer les élèves. La contrainte se
mue en délivrance, accomplissement et réalisation. Que faire alors de ce que
Bourdieu définit comme une violence symbolique dans sa célèbre phrase : «
Toute action pédagogique est objectivement une violence symbolique en tant
qu'imposition, par un pouvoir arbitraire, d'un arbitraire culturel » [1970, p.
19] ? Montrer, selon Hadji, que, loin d'être arbitraires, le maître et la culture sont
libérateurs. Les biologistes du cerveau n'ont-ils pas montré que le progrès de
chacun et de tous réside dans la moindre perte des potentialités offertes par le
programme génétique ? La tâche de l'école est donc d'offrir les stimulations
119
éducatives qui vont permettre à chaque enfant de ne pas gaspiller « son » intelligence.
Autrement dit, à condition de faire preuve de méthode dans l'acte d'apprendre, l'école
peut être libératrice, quel que soit par ailleurs l'environnement sociopolitique. Lieu obligé
d'accès à la culture, l'école est libératrice parce que la culture authentique est libération. Le
modelage culturel n'est pas contestable en soi si, au-delà du simple conditionnement, il rend
possible à chaque individu l'accès aux outils nécessaires pour progresser dans la connaissance
et dans l'action (compréhension de soi, connaissance de son milieu, maîtrise de ses actions).
L'école est là pour favoriser le passage, décrit par Piaget, du sujet égo-centrique au sujet
épistémique, sujet devenu capable de dépasser la particularité de son point de vue. À l'école,
champ de réalisation culturelle, chacun forge ses propres outils à l'aide des outils communs
(mots, structures linguistiques, modèles de comportement). Comment encore, dans ces
conditions, définir la contrainte scolaire comme une violence arbitraire ? Il y a certes contrainte,
mais c'est celle de l'exercice qui suppose que le maître n'ait pas peur d'imposer les règles du
jeu qui, seules, procurent la liberté d'invention à celui qui les maîtrise.
Sans joie nie loi
Nous sommes là dans la tradition philosophique rationaliste classique
qu'Alain a très bien représentée. Plus récemment, elle a été plus particulièrement illustrée par Snyders dans sa quête quasiment désespérée d'un accord
entre la culture, l'école et la joie. La joie, marque de la libération que la culture
donne à chacun à l'école ; la joie, manque hélas trop manifeste dans le quotidien
de l'école. Snyders [1991] s'efforce de défendre les joies de l'obligation et il nous
en décrit les multiples aspects : le plaisir de la crainte et de la peur ; la joie de se
sentir protégé par les règles communes ; la joie de se trouver dans un monde plus
ferme, plus structuré que la vie quotidienne ; la joie de se trouver protégé de
l'arbitraire des autres et de son propre arbitraire ; la joie qui résulte de
l'obligation qui est faite d'aller vers ce qui n'attirait pas encore, là où on ne
réussissait pas encore ; la joie de progresser à travers les tentatives exigées et les
erreurs rectifiées ; la joie de transcender son niveau habituel et de dépasser sa
tendance au laisser-aller. Joies multiples qui prouvent que l'autonomie d'une
activité ne suffit pas à en assurer sa valeur. Faut-il pour autant condamner
l'autonomie à l'école ? Non, mais plutôula redéfinir autour de deux aspects :
l'élève doit reprendre, de façon personnelle et volontaire, le trajet que le maître
(ou le livre) vient de tracer devant lui, ou même en partie avec lui ; l'école est le
lieu où les élèves sont confrontés aux chefs-d'œuvre de la culture. De cette
confrontation aux réussites humaines exemplaires naît la joie scolaire essentielle. Alors l'obligation délivre, alors l'obligation cultive l'indépendance, alors
l'obligation rend dérisoire l'illusion de la liberté immédiate.
Dans cette perspective, les modèles sont inéluctables. Le choix n'est donc
pas entre exercer ou non une influence, mais entre les moyens d'exercer une
influence libératrice. Tout enseignant doit assumer un drame, celui d'accepter de
faire pression sur l'enseigné, de faire preuve d'autorité sur le formé : la
120
sienne et celle de sa discipline. Il y a modelage parce qu'il y a modèles, même si
chacun sait qu'entre la pression et l'oppression il y a une distance que nous craignons de franchir. L'école se doit d'exercer un guidage qui contribue à donner
essor à la liberté de pensée et d'action, en présence du fondamental. La justification
de l'autorité à l'école devient dès lors très claire : la relation d'autorité est fondée
par la valeur de la chose enseignée. Forquin résume très bien cette position :
« On peut considérer cette expérience de la valeur interne de la chose enseignée comme
constitutive du désir propre de l'enseignant, et comme fondatrice de son identité
professionnelle en tant qu'identité morale. Elle est aussi ce qui fonde et ce qui règle la
relation d'autorité pédagogique. II n'y a pas en effet d'enseignement, pas d'autorité
pédagogique possibles sans une reconnaissance de la part des apprenants d'une
légitimité, d'une validité ou valeur propre de la chose enseignée. Mais il faut bien sûr, il
faut d'abord que ce sentiment soit éprouvé par l'enseignant lui-même » [1991, p. 15].
Or, une telle théorie de la valeur inhérente à la chose enseignée se heurte
au moins à deux objections : le relativisme culturel et l'argument anti-autoritaire. Quel est en effet le statut de ces modèles sinon d'apparaître comme des
absolus qui ne se posent comme tels que pour échapper à tout arbitraire
culturel ? Mais d'où tiennent-ils une telle autorité et qu'est-ce qui peut la fonder ? La pluralité ne cesse de miner ce statut de l'unique. Qu'est-ce qui nous
prouve, ensuite, que vouloir enseigner des choses valables en passant par la
contrainte pédagogique ou l'artifice ne risque pas d'aller à rencontre de la finalité
même qui est poursuivie ? Les moyens utilisés ne sont-ils pas incompatibles avec
le respect inconditionnel que l'on doit à tout apprenant en tant que personne ?
La volonté affichée de libération risque fort de sombrer dans le quotidien de la
manipulation et de l'aliénation. La joie ne semble guère faire partie du pain
quotidien de l'école. La loi nie la joie.
Dépassant ce débat entre la liberté et l'autorité, aussi abstraites l'une que
l'autre, Reboul [1989] insiste sur le fait que les divergences portent sur les
figures de l'autorité. Elles se différencient par leur légitimité, soit (en allant du
plus au moins rationnel) : le consentement pour le contrat, la compétence pour
l'expert, la décision pour l'arbitre, le prestige pour le modèle ou pour le leader, le
charisme pour le roi-père. Quelle forme d'autorité est la plus apte à former la
liberté ? La pédagogie classique, qui lejette l'autorité du roi-père parce qu'elle
récuse le libre jugement, insiste sur celle de l'expert et de l'arbitre, mais surtout
sur celle du modèle. Le maître - et c'est en cela qu'il se distingue du leader -est
le représentant des modèles ; c'est d'eux qu'il tient son autorité : autorité
d'expert, puisqu'il a compétence pour les enseigner ; autorité d'arbitre, puisqu'il lui
faut bien exercer la discipline, évaluer et redresser. De son côté, l'Éducation
nouvelle récuse l'autorité du modèle. Mais elle accepte celle de l'expert,
puisque le maître est souvent défini comme la personne-ressource qui vient en
aide aux élèves et leur fournit des explications et des moyens, et celle de
l'arbitre, à travers différentes procédures de résolution des conflits. L'autorité du
modèle est alors remplacée par l'autorité du contrat dans une perspective fonc121
tionnelle qui ne se légitime que par le besoin qu'on en a, qu'on reconnaît et
qu'on établit ensemble. Le modèle ne serait donc pas indispensable pour fonder
l'autorité à l'école.
La contrainte de la liberté
En quête de la légitimité de l'autorité à l'école, nous avons cru la trouver
dans la prééminence du rapport au savoir qui structurerait et justifierait l'expérience scolaire quotidienne. Ce rapport au savoir s'est d'abord décliné sous la
forme des contenus culturels. Nous venons de voir que sa pertinence n'est pas
absolue et que la tradition philosophique rationaliste trouve ici de nombreuses
limites. Faut-il, pour autant, renoncer à fonder l'autorité sur le rapport au
savoir ? Nullement, car, au-delà des contenus culturels et souvent liée à eux, une
autre forme de légitimité de l'autorité se donne à penser : l'impératif de la loi
morale. Kant a fort bien posé le problème : « On doit prouver à l'enfant qu'on
exerce sur lui une contrainte qui le conduit à l'usage de sa propre liberté. » II
s'agit bien de prouver, c'est-à-dire d'éviter la force ou la ruse. La loi morale
l'exige, tant sur la forme que sur le fond. Est-ce à dire que Kant « oublie » les
contenus ? En aucune façon puisque, chez lui, la culture comprend la discipline et
l'instruction. La discipline peut être considérée comme le volet de l'éducation
négative ; elle permet de transformer l'animalité en humanité en procédant par la
contrainte, en soumettant l'enfant à l'obéissance, en l'obligeant à faire ce qui lui
est prescrit pour que se développe en lui la dimension proprement humaine, qui est
celle de la raison et de ses lois. Le rôle de l'école devient alors de réduire ce qui en
l'homme s'oppose à la réalisation de la culture. La loi à l'école trouve son sens
dans la loi de l'humain en l'homme, c'est-à-dire dans le respect et
l'accomplissement de la loi morale.
Chez Kant, la primauté de la loi morale transforme la contrainte en
liberté. Certes, former une personnalité, faire acquérir une responsabilité, cela
comporte l'obligation d'accorder à l'élève, progressivement mais nécessairement, une liberté de réflexion et d'action. L'apprentissage de la liberté implique
déjà la liberté du sujet. Mais cela ne suffit pas. Encore faut-il que cette liberté
qui s'exerce puisse se concilier avec l'impératif de la loi morale. Or cette dernière, à l'école, consiste dans l'institution d'un ordre pour que se déroulent les
activités de relation à la culture. Dans4a tradition philosophique kantienne,
liberté du sujet et impératif de la loi ne s'excluent pas mais désignent la même
direction. L'autorité du maître ne peut que rejoindre l'éducation de la volonté de
l'élève dans la formation de l'individu. Tout processus éducatif doit être rapporté à sa réalisation finale, qui est la réalisation d'une humanité accomplie et
libre. Il nous faut donc examiner la fonction et le statut de toute autorité par rapport
à un idéal et non seulement par rapport à un fait. L'autorité doit être référée à ce qui
la fonde en droit et le couple autorité-obéissance à la fin visé.
L'épanouissement de l'homme libre correspond à l'émergence en lui de
trois types de sujet : le sujet rationnel, maître de son jugement, capable de pen122
ser par lui-même ; le sujet politique, capable d'exercer la responsabilité qui est la
sienne au sein d'une logique de la réciprocité ; le sujet moral, capable de se
donner à lui-même sa propre loi et de se conduire par devoir. Quant à la liberté,
elle se présente à la fois comme un idéal d'accomplissement et comme un processus de libération. Sur le plan moral, qu'il s'agit ici de privilégier, le sujet
rationnel devient pleinement libre dès lors qu'il accède à l'autonomie, c'est-àdire à la faculté de se donner à soi-même sa propre loi, au lieu de la recevoir de
l'extérieur (comme dans une logique de commandement). Mais l'obéissance à la
loi morale ne fait pas sortir le sujet moral de lui-même et ne requiert aucune
autorité extérieure. L'autorité de la loi est conférée par l'acte libre ; l'obéissance à
la loi qu'on s'est prescrite est liberté. Comme le souligne Pena-Ruiz :
« Sujet rationnel, moral et politique, l'homme libre et pleinement accompli peut donc
vivre dans la société des hommes sans avoir à renoncer à sa liberté. Pour lui,
obéir ne signifie rien d'autre qu'actualiser l'autodétermination ou si l'on veut
l'autonomie, telle qu'elle se définit à partir de l'idéal de liberté vers lequel il tend. Ce
paradigme, à défaut d'être complètement réalisé (puisque le processus existentiel est
plutôt libération que liberté totalement accomplie), peut jouer un rôle régulateur non
négligeable pour la pratique quotidienne » [1987, p. 11].
Si le processus éducatif a pour but de former l'homme libre, l'autorité ne
doit y jouer qu'un rôle transitoire mais nécessaire, en accord avec la fin visée.
Précisément, l'école est là pour cela et elle manquerait donc à sa fin si elle ne
faisait pas preuve de mise en œuvre de l'autorité.
Analysant les théories éducatives de Kant et Fichte, Vincenti [1992]
insiste sur un aspect qui ne peut manquer d'apparaître comme singulièrement
paradoxal à ce moment de notre parcours. Il montre que, chez eux, c'est la relation
d'amitié et nullement la relation d'autorité qui est à la base de l'éducation. En
effet, si l'instruction acquise est le moyen de la libération, la relation éducative
devient également un moyen de cette libération puisqu'elle porte l'acte
d'instruction. Cela suppose que la pédagogie soit elle-même, immédiatement,
dans sa forme, libératrice. On ne peut inculquer des connaissances, car ce serait
aller à rencontre de l'indépendance de la pensée (on retrouve bien là l'héritage
insurpassable des Lumières). Le professeur doit donc se faire l'ami de ses élèves
car, si l'on prend conseil d'un ami, on n'en prend pas moins soi-même sa décision.
Conçu comme une relation d'amitié et non d'autorité, l'acte d'instruire peut être
en lui-même libérateur. Il ne s'agit donc pas, ni pour l'élève de recevoir la
connaissance, ni pour l'enseignant de la transmettre, mais bel et bien d'en
favoriser l'acquisition et l'appropriation par l'élève. Sur cette base, Kant [1776]
perçoit très fortement l'antinomie à laquelle il est confronté :
« Un des plus grands problèmes de l'éducation est le suivant : comment unir la
soumission sous une contrainte légale avec la faculté de se servir de sa liberté ? Car
la contrainte est nécessaire ! Mais comment puis-je cultiver la liberté sous la
contrainte ? » [1980, p. 87].
123
Dressage noble pour une culture de la contrainte
La relation d'amitié prend de curieuses formes dans les propositions de
Kant et Fichte. À suivre ce qui vient d'être avancé, il ne devrait pas être question
d'employer le dressage comme moyen pour des fins éducatives ; la crainte des
punitions et l'espoir des récompenses devraient être radicalement bannis. Or il n'en
est rien. Kant parle bien d'une forme de dressage et d'une obéissance aveugle de
l'enfant. Fichte dresse toute une législation pénale sévère et rigoureuse ; il va
même jusqu'à dire qu'il faut anéantir la volonté de l'élève. Comment est-il
donc possible de concilier ainsi contrainte et liberté ? Tout simplement en
admettant que la contrainte ne porte pas immédiatement sur la liberté mais sur
une liberté illusoire qui fait obstacle au développement d'une véritable liberté.
Tout acte qui se dit libre ne l'est pas obligatoirement. Quand je choisis de ne pas
respecter la loi morale, mon acte émane bien d'un arbitre, c'est-à-dire d'un
pouvoir de choix, mais cet arbitre n'est pas vraiment libre car la liberté
authentique ne consiste qu'à bien agir en observant la loi morale. Quand la loi
morale parle, l'impératif est catégorique et il n'y a plus objectivement de libre
choix sur ce qu'il y a à faire.
Ainsi, la contrainte devient juste. La liberté de l'élève, qui consisterait à le
laisser impuissant et indécis dans l'exercice de son libre arbitre, doit être
anéantie. Cette liberté illusoire doit être élevée, dépassée, afin que l'éducation
conduise l'élève vers l'action morale effectivement libre. L'homme est libre ;
raison de plus pour le discipliner au plus tôt et polir sa rudesse. La discipline
n'est pas annexe en éducation mais essentielle ; elle ne nie pas l'éducation mais, en
tant qu'éducation négative, elle rend possible l'éducation ultérieure en réduisant les
influences néfastes d'un libre arbitre laissé à lui-même. On peut donc parler
ajuste titre, dans la tradition philosophique kantienne, de dressage noble qui, au
lieu d'abaisser, redresse. À l'école, il y a bien une culture de la contrainte ;
pourtant, cette contrainte ne s'exerce pas sur ce qu'il s'agit d'élever mais sur le
mauvais usage du libre arbitre qui empêche cette élévation vers la liberté morale.
Le dressage, comme la discipline, n'est qu'une partie négative mais nécessaire de
l'éducation. Vouloir s'en passer, c'est refuser l'accès de la loi morale à l'élève.
Une véritable graduation des formes d'autorité est ainsi définie et justifiée.
Au départ, la contrainte physique doit suppléer au manque de réflexion des enfants.
Elle doit laisser place au fur et à mesure à la punition morale, qui cherche à
provoquer chez l'enfant un sentiment de honte, afin d'éveiller chez ce dernier, avec
le remords, la conscience de sa dignité. Cette obéissance aveugle doit, à son tour,
être remplacée par l'obéissance volontaire de l'adolescent, qui reconnaît la volonté
du maître comme raisonnable et bonne. Ne nous leurrons pas cependant. Cela ne
signifie en aucune façon que l'enfant soit seulement le jouet de tendances
égoïstes. Il faut au contraire postuler, pour que l'éducation soit possible, l'existence
d'une véritable pulsion morale chez tout élève. Chaque humain a la possibilité de
combattre en lui le mal, de dominer ses penchants naturels et de dominer la
liberté de son arbitre en observant la loi morale. C'est
124
bien parce qu'on croit à l'éducation que la contrainte s'impose, ne serait-ce que
pour dégager la conscience de l'impératif moral. Pour autant, à terme, la
contrainte ne peut jamais suffire et elle devient même nuisible puisqu'il ne
s'agit pas que l'élève fasse le bien, mais qu'il fasse le bien parce que c'est le
bien. L'éducateur ne peut alors que s'en remettre, avec confiance, au postulat de la
raison éducative. Si le but final de l'homme est la loi morale, la morale est
première dans l'homme et la culture lui est subordonnée.
On voit donc Kant poser la moralité comme un postulat, principe et fin de
l'éducation. La contrainte lui est liée indissociablement et elle ne semble pas
vraiment trouver de limites puisqu'elle se justifie par l'acquisition de la liberté
morale. Ne risque-t-elle pas dès lors de s'accroître indéfiniment ? Ne tombe-telle
pas dans la bonne conscience d'une pratique éducative du dressage, sous
couvert d'imposer une moralité ? Le principe d'amitié n'est-il pas rapidement
étouffé par le principe et la nécessité de l'autorité ? Certes, la nature humaine est
la fin de l'éducation et non son principe. Par conséquent, la contrainte ne doit
être que passagère et posée comme le moyen de la liberté à venir, non déjà là, non
déjà faite. Mais l'obsession de la discipline, en tant que preuve de la
conformité à la loi morale, ne se retourne-t-elle pas contre la prise de conscience de
la loi morale elle-même ? À force de poser la liberté et la moralité comme à venir,
ne sacrifie-t-on pas l'expérience présente, ne justifie-t-on pas une éducation au
quotidien marquée essentiellement par la discipline et la contrainte ? Quand, au
nom de la loi morale, l'autorité régit en permanence le prosaïque de l'acte
éducatif, l'impératif de la loi morale risque fort d'adhérer à des pratiquas
répressives et de continuer à s'y réduire dans la conscience des enfants et des
adultes. Nous ne pensons donc pas qu'on puisse légitimer la loi à l'école par
l'impératif de la loi morale car cela revient à dissocier la pratique et la fin, le
quotidien et le but, et à associer pour le présent et l'avenir, par l'école et dans
l'école, la contrainte et la liberté. Dans l'autorité, l'absolu s'abîme en rejet.
La nécessité de l'élaboration du vivre-ensemble
Nous cherchons donc à justifier, sous un angle philosophique, la loi à
l'école. Nous venons d'examiner la figure suivante : l'autorité à l'école se fonde et
se légitime par la prééminence du rapport au savoir. Ce dernier peut, en fait,
recouvrir deux choses : la culture et la loi morale. À ce titre, ce qui justifie alors
l'autorité à l'école, c'est la position particulière du maître (possession, proximité,
responsabilité) par rapport à ce savoir à faire acquérir ou à favoriser, qu'il s'agisse
des contenus culturels ou de l'impératif de la loi morale. Or, il faut bien le
reconnaître, ce à quoi nous aboutissons à l'issue de ce parcours, c'est en fait à une
impasse. On ne peut plus fonder l'éducation sur un absolu des contenus ou de la
loi morale. Le rapport au savoir ne peut plus être considéré comme de
125
l'ordre de l'absolu. L'autorité à l'école ne peut s'enraciner sur la prééminence du
rapport au savoir. Nous avons essayé de le faire apparaître tant à propos des
contenus culturels que de l'impératif de la loi morale. Une ultime raison peut
être avancée, que nous nous contentons d'évoquer car nous l'avons longuement
présentée dans une réflexion sur les valeurs à l'école [Houssaye, 1992] : le pluralisme et la sécularisation sont notre nouveau paradigme. L'autorité doit aussi
être pensée dans ce contexte nouveau et capital. Mais alors, dans un tel contexte,
comment peut-on espérer fonder la nécessité de la loi à l'école ? Notre réponse
sera la suivante : précisément sur la nécessité de l'élaboration du vivreensemble. Essayons d'étayer une telle position. Nous le ferons à travers trois
points : la reconnaissance de la crise des fondements de l'autorité ; l'affirmation
de la primauté de la relation ; la recherche de l'élaboration commune de médiations.
L'autorité de la crise
Commençons par établir la crise des fondements de l'autorité, preuve que
l'absolu tant des contenus que de l'impératif de la loi morale ne peut plus être
étayé, preuve que l'autorité à l'école n'arrive plus à s'ancrer sur un tel absolu.
Voilà plus de vingt ans que de Rosnay a montré que la critique de l'autorité est
liée à celle de la légitimité du pouvoir. Les piliers institutionnels (État, Église,
école, justice, armée, etc.), qui maintenaient depuis des siècles les sociétés
humaines dans la loi, l'ordre social et moral, sont actuellement discutés : on
n'accepte plus leurs impératifs, on ne s'en remet plus à leur autorité, on les discute.
On assiste ainsi à une volonté et à des tentatives de renversement des pouvoirs et de
l'autorité traditionnelle.
« Ce renversement est préfiguré par la prolifération de mots précédés de "auto " ou
de "co " dont le pouvoir d'attraction traduit la force d'évocation : autodétermination,
autogestion, autodiscipline ; ou copropriété, coresponsa-bilité, codépendance, et
codécision » [1975, p. 281].
Tout se passe comme si l'autorité n'avait plus de légitimité.
Que s'est-il donc passé ? Arendt [1954] a proposé des analyses plutôt
radicales sur ce point que nous allons suivre mais qui nous amènent en quelque
sorte à cette affirmation : c'est parce que l'autorité est contraire à la démocratie
qu'elle ne peut fonder le vivre-ensemble d'aujourd'hui. En effet, c'est bien dans la
sphère politique qu'il faut reconnaître avant tout et comprendre cette crise de
l'autorité de plus en plus manifeste. L'autorité s'oppose à la force : quand celle-ci
doit être utilisée, l'autorité proprement dite a échoué. L'autorité s'oppose aussi
à la persuasion, car cette dernière suppose l'égalité et opère par un processus
d'argumentation. Face à l'ordre égalitaire de la persuasion se tient l'ordre
hiérarchique de l'autorité. La relation autoritaire ne repose donc ni sur une raison
commune ni sur le pouvoir de celui qui commande, mais sur la hiérarchie, dont
chacun reconnaît la justesse et la légitimité. D'où l'autorité tire-t-elle cette
conscience de sa justesse et de sa légitimité ? De la conjonction séculaire de la
tradition, de la religion et de l'autorité. La disparition de l'autorité ne serait ainsi
126
que la phase finale de la décomposition qui, pendant des siècles, a touché cette
sainte alliance.
Comment en est-on venu là ? La démocratie grecque n'était pas de cet
ordre. Pourtant Platon, en posant le caractère absolu de la raison et des idées,
Aristote, en instituant au nom de la nature la différence entre les jeunes à commander et les vieux qui commandent, Rome, qui tient à la conviction du caractère
sacré de la fondation de la cité (savoir = autorité = sacré), et l'Église catholique, qui
va reprendre dans son contexte la trinité de la religion, de l'autorité et de la
tradition, vont établir au cœur de notre histoire cette problématique de
l'autorité. Or, la séparation de l'Église et de l'État va signifier la fin d'une telle
articulation. Ce n'est pas seulement la sécularisation de la politique qui devient
alors inéluctable, c'est aussi la notion d'autorité, en tant que fondée sur un commencement, un acte de fondation dans le passé, et sur des mesures et des règles
transcendantes. L'autorité n'a plus de père, l'autorité n'émarge plus du côté de
l'absolu. Comme le dit joliment Arendt, la peur de l'enfer est éliminée de la vie
publique ; et cette perte est définitive. Elle ajoute :
« Car vivre dans le domaine politique sans l'autorité ni le savoir concomitant que la
source de l'autorité transcende le pouvoir et ceux qui sont au pouvoir, veut dire se
trouver à nouveau confronté, sans la confiance religieuse en un début sacré ni la
protection de normes de conduite traditionnelles et par conséquent évidentes, aux
problèmes élémentaires du vivre-ensemble des hommes » [1972, p. 185].
Demeurent donc des hommes face à leur liberté, soit de leur pouvoir
d'introduire à partir de l'acte présent un infime déplacement, qui a pour effet
d'articuler, d'organiser les dimensions du passé et du futur liées à l'action.
Demeurent donc des hommes face à la négation et au recul de la liberté, soit à
l'interrogation et à la pratique de leur violence.
Persuasion : loi cherche fondement
À la suite d'Arendt, retenons donc que, en raison de la déliaison de l'autorité avec la
religion et la tradition, on ne peut plus fonder l'autorité à l'école sur un absolu, contenusmodèles ou impératif de la loi morale. Kant et Alain sont demeurés les fils d'une société sacrale ;
ils continuent à s'inscrire dans ce schéma et à vouloir le restaurer au nom de la raison et de son
autorité. Or, nous relevons désormais d'une société où la loi doit affronter le pluralisme et le relatif.
Surgit donc la question du comment vivre ensemble et de son fondement, du « bricolage »
nécessaire pour en trouver les moyens, moyens dont on sait qu'en droit ils ne peuvent relever que
de la seule persuasion et de la reconnaissance de l'égalité essentielle des positions respectives. On ne
peut plus faire comme s'il était évident que... Nous sommes condamnés, au quotidien, à en trouver
le sens et les moyens. L'autorité n'est plus un problème ni une évidence, elle devient tout
simplement une impossibilité ! On ne peut plus fonder l'acte éducatif sur elle. La loi à l'école doit se
trouver un autre fondement. Vivre ensemble est à construire et passe d'un statut d'à priori à un
espoir et une
127
recherche d'à posteriori. Éduquer est posé fondamentalement comme une aventure
du quotidien et non comme une nécessité régressive.
Loin d'être anecdotique ou temporaire, la crise des fondements de l'autorité
est capitale : elle signe une véritable mutation. Les manifestations en sont
multiples. Nous en retiendrons quatre. Atlan désigne fort bien la première :
« Or voilà que plus l'éducation réussit dans sa fonction formatrice des individus, plus
l'exercice de son autorité apparaît arbitraire, criticable et critiqué par cet individu
devenu adulte, capable de jugements contradictoires sur le bien et le mal qu'on lui a
enseignés » [1991, p. 188].
Le vrai n'est plus provisoirement pluriel, il l'est définitivement. Le prix à
payer est d'accepter le fait que l'éthique, le droit et la politique ne sont pas de
l'ordre des connaissances objectives. Il en résulte que l'éducation ne peut plus
reposer seulement sur la recherche de la vérité telle que les sciences - et l'usage de
la raison prenant les sciences comme modèle unique - nous y ont habitués.
L'école se doit de prendre en compte l'arbitraire et la pluralité, elle est mise en
demeure de tisser des liens nouveaux entre la recherche de la vérité et celle de la
sagesse. La seconde manifestation se traduit dans ce sentiment de plus en plus
fort que l'inégalité de fait entre les maîtres et les élèves ne peut plus être transformée en inégalité de droit. C'est ce qui fait que les « explications classiques » de
l'autorité tiennent de moins en moins : on ne se satisfait plus d'une vision
historique ou géographique d'un ordre des choses, ou d'une approche naturaliste
ou typologique d'une propriété donnée à certains, ou d'une conception
anthropologique ou culturaliste des mœurs et des dominantes culturelles.
La troisième manifestation de cette mutation peut être perçue dans l'allergie
de plus en plus forte à la violence dans le champ éducatif. La violence est vécue
comme une remise en cause du métier d'éducateur, d'autant que cette violence
n'est jamais seulement celle des autres, c'est aussi la nôtre, potentielle et réelle,
dont on ne sait alors quoi faire. Faut-il réprimer au nom des valeurs supérieures
que j'enseigne ? Mais quelles sont ces valeurs et jusqu'où puis-je aller pour
elles ? La violence est une crise de sens, elle rend incompréhensible le monde et
ma place. La question posée est d'abord celle-ci : pourquoi faire, laisser faire ou
ne pas laisser faire et pourquoi ne pas faire ? Ces analyses, Debarbieux les
poursuit ainsi : v
« Ce qui est à penser, ce n'est pas le déjà-là d'un sens préétabli par l'histoire, la
nature humaine ou le dieu, mais la fragmentation du corps social dans la pluralité
des modèles. Ce qui est à penser est la multiplicité créatrice des normes, c'est-à-dire le
passage à la condition post-moderne[...J. L'école est moderne, les élèves sont postmodernes. Le grand récit de libération par l'école est obsolète car nous sommes passés
d'un modèle vertical de société à un modèle horizontal. Il ne s'agit plus "d'élever"
l'esprit des masses pour assurer leur "émancipation", il ne s'agit plus d'être up ou
down mais in ou out. Et l'école, enseignants comme enseignés, doute parfois de pouvoir
assurer cette intégration » [1993, p. 6].
Pourtant les enfants se socialisent même sans les grands récits.
128
L'allergie à l'autorité
Ce qui est en jeu, c'est que nous ne supportons plus la violence car nous ne
lui reconnaissons plus ni sens, ni même de valeur socialisante. La violence
renvoie au défi fondamental des démocraties, à savoir l'affrontement avec
l'infondé quotidien, l'invention renouvelée du lien social. Elle désigne à la fois
l'échec, la précarité et la nécessité du vivre-ensemble. Ce n'est sans doute pas
pour rien que la société postmoderne, a-mythique dans ses principes, engendre
ses propres mythes dans son imaginaire et que ce mythe est celui d'un modèle de
communication parfaite. Nous en ferons la quatrième manifestation de la
mutation que nous nous efforçons de mettre à jour. Boudon [1986] interprète
ainsi le succès d'Habermas. On sait que ce dernier avance que le degré de légitimité
d'une société se mesure à la distance par rapport au modèle d'une société de
communication pure et parfaite. Certes, cette dernière représente un modèle idéal
qui ne saurait jamais vraiment être atteint. Il reste qu'il permet de mieux
percevoir la direction et le sens du changement social, ici et maintenant. Or, que
suppose-t-il ? Que soient exclus par définition et par principe les phénomènes
d'autorité. On peut, certes, discuter cette interprétation que fait Boudon de la
théorie d'Habermas. Ce n'est pas notre propos. Ce qui nous intéresse, c'est de
relever cette « allergie » à l'autorité que l'on trouve dans le modèle social postmoderne proposé (qu'il s'agisse ou non d'un mythe).
Arrêtons-la cette description de la perception de la crise des fondements de
l'autorité à travers ses diverses manifestations. La mutation est essentielle :
l'autorité ne peut plus fonder le vouloir-vivre ensemble des hommes. L'école ne
peut échapper à la nécessité de l'élaboration du vivre-ensemble. Cela étant, nous ne
savons toujours pas sur quoi fonder une telle élaboration. C'est ici qu'une
direction s'impose : affirmons que cette élaboration passe par la reconnaissance de
la primauté de la relation en éducation. Voilà ce qu'il nous faut maintenant
établir. Une telle reconnaissance se décline sous diverses formes, mais souvent
par l'intermédiaire d'éloges. Certains vont ainsi faire l'éloge de la bonté.
Joannes [1990], par exemple, affirme que la relation éducative se ferme sur ellemême quand elle glisse de l'être à l'avoir, à la causalité, au pouvoir, à la propriété. A l'inverse, elle s'ouvre dans le mouvement qui va de la justice à la
bonté. Nous retrouvons là la distinction bergsonnienne entre l'impersonnel clos et
le personnel ouvert. La bonté apparaît alors comme la vertu éducative
majeure, si elle est le nom de la relation la plus féconde qui donne à l'autre
accès aux possibilités qu'il tient, de droit, de son être, par une filiation en liberté.
D'autres vont préférer faire l'éloge de la tendresse. Meirieu est de ceux-là.
On sait qu'il tient qu'éduquer suppose qu'on tente de lier deux principes
apparemment contradictoires, le principe d'éducabilité, qui veut qu'on attende
toujours que l'autre réussisse et qu'on fasse tout pour cela, et le principe de nonréciprocité, qui veut que l'on n'ait rien à exiger de l'autre, ni sa reconnaissance, ni
sa soumission, ni sa réussite. Éduquer, c'est donc tout à la fois vouloir exercer du
pouvoir sur l'autre et donner à l'autre les moyens de s'en dégager.
Retomberait-on alors dans les contradictions kantiennes (ce qui ne serait pas
129
étonnant puisque le principe d'éducabilité est typique du xvuf siècle, comme on a déjà pu le
percevoir dans le postulat de moralité kantien) ? Ne justifie-t-on pas le dressage au nom de la
liberté, quitte à continuer à affirmer que la relation d'amitié surpasse la relation d'autorité ?
Meirieu répond ainsi :
« Or je tiens aujourd'hui, grâce à la lecture des œuvres de Lévinas et de
Jankélévitch, la tendresse devant le signe de la liberté de l'Autre comme la vertu
éducative par excellencef,..] Non pas une tendresse niaise mais une tendresse
joyeuse, rayonnante, émerveillée et contagieuse, créatrice d'Humanité » [1992,
p. 29].
La tendresse serait donc le remède contre la violence, la suffisance, la
culpabilité ou la résignation qui menacent en permanence la relation pédagogique. Éloge de la bonté, éloge de la tendresse. Qu'est-ce à dire, sinon l'éloge de
la proximité relationnelle ? Il y a longtemps qu'Hameline [1982] a montré que
le bricolage pédagogique n'avait de sens que fondé sur la pratique de la vertu.
Éloge de la vertu, donc. Vertu de la relation, par conséquent. Et l'on voit bien que,
pour justifier la relation, on a quitté les eaux du savoir pour recouvrer celles de
l'éthique, lieu du rapport entre le maître et les élèves.
Sacrale, cruel Socrate
En oublie-t-on pour autant le savoir ? Non, la relation se donne simplement
comme la condition de l'accès au savoir. Autrement dit, pour apprendre, il faut
d'abord que soit fondé le vivre-ensemble à l'école. La relation affective est un
préalable à la construction du savoir véritable. Selon Daignault [1985], Socrate
avait déjà perçu et posé cela. Il voit bien, dans la séduction exercée par les
sophistes, une sorte d'aliénation de l'intelligence, un obstacle à la connaissance
que l'individu peut avoir de lui-même, une barrière à la démarche nécessairement
autonome de la pensée. Pourtant, pour accoucher la vérité de l'autre, il séduit à son
tour et dans un climat dç grande confiance qui conduit apparemment à une égalité
constante du maître et du disciple. Une relation affective constitue la condition
préalable à toute construction du savoir véritable. Cette relation résulte bel et bien
d'une médiation de pertinence et vise à faire accepter que le dialogue s'instaure et
prenne sens. La relation exclut l'autorité dans le rapport humain pour mieux faire
reconnaître l'autorité de la vérité. Nous retrouvons alors le schéma classique que
nous avons présenté et refusé dans la première partie. Restons donc en deçà et
constatons que, rapportée au savoir, l'autorité va se donner comme une forme
supérieure d'affection. Mais - et c'est ce qui nous intéresse ici -, on voit bien que
l'affection fonde la relation (et non pas l'autorité). À n'importe quel prix ? Non,
au prix de son renoncement en quelque sorte. En refusant les avances d'Alcibiade,
Socrate - qui les avait pourtant cherchées - sublime ainsi son désir pédérastique
dans la transmission du savoir, de sorte que la relation affective nécessite
l'enjeu du savoir. Abus de pouvoir et refus de savoir se renvoient alors l'un
l'autre.
130
Au commencement est donc la relation. Elle dit qu'il faut élaborer le
vivre-ensemble à l'école, elle dit que l'autorité ne peut servir à masquer ce fait, elle
dit que l'autorité ne peut servir à combler ce fait. Elle dit même plus : elle dit que
dans la relation l'autorité désigne l'exacerbation du désir du maître et, donc, sa
pathologie. En ce sens, l'autorité est le pendant du désir érotique. Socrate
renonce au désir érotique dans la relation, il renonce à posséder l'enfant, il choisit le
logos contre le désir. Mais si ce renoncement se mue en autorité, alors le maître
renonce à la relation. Il la récuse en hypostasiant une supériorité (du savoir, des
modèles, de la loi morale ou d'autre chose). Que ce soit dans le désir érotique ou
dans l'autorité, l'adulte se cherche dans l'enfant, le réduit à lui, « cannibalise » la
relation et détruit la distance qu'elle suppose. En s'identifiant au savoir ou au désir,
il abolit la possibilité d'établir des médiations dans la relation. Et il s'exclut de la
démocratie, faute de vouloir fonder la classe sur la précarité de la persuasion.
En effet, l'école n'est pas seulement objet de la politique, elle est surtout
expérience et élaboration du politique. Si l'on en croit Baechler [1994], non seulement la condition de l'homme est d'abord politique, mais la nature du politique
est de caractère démocratique. Être social, l'homme ne peut échapper à la
contrainte imparable des conflits. Il est alors soumis à l'obligation vitale de ne pas
laisser ceux-ci se transformer en lutte mortelle et se doit d'établir une paix par la
justice. C'est ici qu'il rencontre le pouvoir et ses trois formes : la puissance, qui
implique le recours à la menace et la capacité de se tourner vers la violence ;
l'autorité, qui repose sur un charisme, une supériorité reçue d'un principe
transcendant ; la direction, qui met en œuvre la compétence servant l'intérêt de
ceux qui obéissent. À ces trois formes correspondent trois systèmes politiques :
l'autocratie pour la puissance ; l'hiérocratie pour l'autorité ; la démocratie
pour la direction. Cause ultime de la modernité, la démocratie est le régime le plus
approprié aux fins du politique... et de l'école. Elle exige qu'entre l'autorité et le désir
on fonde l'élaboration du vivre-ensemble sur*la primauté de la relation et qu'on
veuille bien considérer que ce qui doit conduire les relations relève de ces vertus
démocratiques que sont la concorde, la tolérance, le compromis et la justice.
Quand les médiations entrent en travail
La question de la légitimité de la loi à l'école devient maintenant beaucoup plus claire. Nous avons vu qu'elle ne peut se fonder sur la prééminence du
rapport au savoir, que ce dernier désigne les contenus culturels modèles ou
l'impératif de la loi morale. Seule la nécessité de l'élaboration du vivreensemble est susceptible de servir de base. D'autant que la crise des fondements de
l'autorité rend encore plus urgente la question de la légitimité. Finalement, c'est
l'affirmation de la primauté de la relation qui s'est donnée comme voie d'accès
à une telle élaboration, à condition d'éviter vertueusement aussi bien l'autorité
que le désir. La construction du rapport entre le maître et les élèves s'avère
ainsi légitimer et fonder la loi à l'école. Mais comment une telle
131
construction peut-elle s'opérer ? Il nous reste à poser que le surgissement du
vivre-ensemble passe par la recherche de l'élaboration commune de médiations.
Nous allons, pour ce faire, reprendre les travaux déterminants d'Imbert dans ce
domaine. Faire la classe, nous dit-il, c'est faire un travail nécessaire pour unir le
pouvoir du maître et le pouvoir de l'élève par la mise en œuvre de médiations.
Pourquoi parler ici de travail ? Parce qu'il va falloir transformer, afin de
les articuler, des éléments et des positions contradictoires, au-delà d'une juxtaposition ou d'une conjonction. Refusant tant la répression que le laxisme, l'éducation opère selon un travail de négation qu'on peut décrire ainsi :
« Le travail de médiation engage une effective "patience" et une effective
"souffrance" : l'enfant s'y voit privé de sa position de Narcisse et de la
jouissance mortifère qui s'y noue et conduit à ek-sister hors des captations
imaginaires ; l'éducateur s'y voit, à son tour, privé de son autorité magistrale et
convié à faire le deuil de sa Figure du Moi-Maître » [1992, p. 50].
Sans ce passage, qui est renoncement au désir immédiat chez l'enfant et à
l'autorité première chez l'adulte, l'éducation ne peut se faire ; elle ne peut
constituer la scène d'une union d'un pouvoir de l'éducateur (pouvoir qui ne peut
plus se penser en termes de discipline) et de la liberté de l'élève (liberté qui ne
peut plus se penser en termes de satisfaction immédiate et universelle). Il ne faut
donc pas trop s'attendre à de l'harmonie en éducation mais plutôt à des contradictions et à des conflits qu'il va falloir affronter et dépasser dans la classe. Sauf à
vouloir maîtriser toute évolution, c'est-à-dire à se l'interdire, en confondant les
règles et la loi. C'est bien ce que tente d'opérer Durkheim ; c'est bien ce que
Rousseau avait déjà refusé.
Durkheim chosifie la morale dans des règles et dans leur respect.
Rapidement, l'enjeu devient celui d'un affrontement avec ces règles, chacun
étant pris dans des captations imaginaires et des enfermements institutionnels qui
l'aliènent. Si l'institution est comprise comme un ensemble de règles instituées, ce
qui se développe c'est une visée de conformisation, de mise en ordre. Face aux
révoltes ou aux faiblesses, il va falloir restaurer l'autorité de la règle en recourant
au maître et à sa figure, en faisant de la règle un attribut du maître. Tout tiers est
alors exclu entre la règle et l'élève, entre le maître et l'élève. Seuls restent la honte,
le blâme, la sanction répressive, chargés de réparer la règle, d'y faire adhérer et, en
fait, d'entretenir la révolte. Durkheim fonde la relation à la règle sur une
confrontation, un face-à-face où l'un des deux, le délinquant ou la règle, doit
sortir perdant. Pour autant, l'éducateur est bien quelqu'un qui a affaire avec
les règles, qui ne peut les effacer magiquement, qui va apparaître comme le
représentant de la loi sociale. Mais il n'est pas le gardien des codes et des règles de
la société. Il est le garant d'une autre loi, celle qui permet à un sujet de se
constituer. Sa visée n'est pas de conformité ou de régularisation, elle n'est pas
non plus d'abolir la loi, elle est plutôt de mettre en pratique la loi. Qu'est-ce à
dire ? Ni refléter le discours et les pratiques des règles instituées, ni refléter les
images fascinantes d'un hors-la-loi, mais garantir ouvert l'espace de l'émergence
d'un sujet, de la loi comme champ d'engagement et de réciprocité.
132
La bénédiction d'Emile
On s'en doute, ce n'est pas dans Durkheim mais dans Rousseau
qu'Imbert va alors trouver la figure de l'éducateur. Rousseau pose en effet,
comme thèse fondatrice du champ éducatif et du champ politique, qu'adultes et
enfants ont en commun les conditions du bonheur humain, à savoir l'usage de
leur liberté. Sur la scène du politique comme sur celle de l'éducatif, la légitimité de
la loi n'est plus donnée, héritée, mais véritablement à instituer. Le rôle du
maître est de mettre en place un cadre suffisamment consistant pour que
l'enfant, avec les autres, puisse y expérimenter, sans se trouver l'objet d'aucun
arbitraire ni d'aucune domination, les différentes figures de la loi : loi de la
nécessité physique, loi de l'obligation à l'échange et, plus tard, étayée sur les
deux précédentes, loi d'une société légitime. Dans la classe, il s'agit donc de
faire en sorte que les relations dominantes soient celles que l'enfant entretient
avec le monde et avec les autres enfants à travers les médiations de travail et de
relation. La place du maître est celle de garant, de tiers qui autorise et protège.
Faute de quoi, chacun, maître comme élève, est pris dans un jeu duel de capta-tion
et d'opposition dont il ne peut se défaire. L'enfant se trouve alors confronté
directement à une image du maître identifié au savoir ou au pouvoir du maître. Il
s'épuise dans les jeux de la soumission et de la révolte ; sa place de sujet n'est pas
reconnue ; la mise en œuvre de sa liberté n'est pas assurée.
Être en classe, c'est donc élaborer ensemble les médiations nécessaires à la constitution
et à la légitimation du vivre-ensemble. Imbert a souvent fait de Rousseau le précurseur en la
matière mais bien des auteurs contemporains vont regrendre cette perspective, sans
invoquer nécessairement la bénédiction d'Emile. Citons-en rapidement quelques-uns.
Cherchant à définir les traits dis-tinctifs de l'autonomie à l'école, Hoffmans-Gosset [1987]
les décline de la façon suivante : la présence d'autrui, la présence de la loi et la conscience
de soi. Autrement dit un sujet, en relation avec d'autres, référés à la loi. L'autonomie exige la
loi. C'est un axe affectif et relationnel qui conduit à l'interdépendance et à la socialisation. Mais
une telle loi est à construire ensemble car c'est elle qui fonde le vivre-ensemble, dans la
complicité de la cohérence (les nécessités naturelles) et de l'acquiescement (la nécessité sociale).
La loi est nécessaire mais elle est détruite en cas d'obligation sans participation du sujet à son
élaboration. C'est dire que la loi n'est pas immuable. Au groupe de la faire évoluer pour
rendre compte avec plus de pertinence de sa vitalité et de son évolution sociale. À l'individu
de la transgresser parfois pour se construire, se confronter, éprouver d'autres interdits et se
structurer culturellement. Il reconnaît ainsi la nécessité de la loi, il reconnaît la nécessité de
la faire ensemble, il la met à l'épreuve du réel, il la fait au besoin évoluer, il s'attelle à la tâche
plus intérieure de la reconstruction et de la réappropriation. La liberté s'éprouve dans et par la
loi.
Defrance [1993] ne dira pas autre chose. J'obéis à la loi parce que
j'apprends à en devenir un de ses auteurs, de la même manière que j'obéis à la
vérité parce que j'apprends à en devenir un de ses constructeurs. Les règles ne
133
sont que des outils, ceux de notre liberté. Il est urgent que l'école commence à
permettre le maniement de tels outils. L'apprentissage de la citoyenneté exige
son exercice réel, la séparation des différents pouvoirs dans la classe elle-même et
dans l'établissement, la distinction entre la force et le droit. Le champ de la
liberté à l'école s'augmente sans cesse par la maîtrise progressive et toujours
inachevée de l'expression de soi, de la compréhension du réel et de la communication avec les autres. Meirieu et Develay iront, eux aussi, dans le même
sens : l'éducation n'est pas l'imposition de la loi mais l'institution de la loi, à
condition de ne pas confondre loi et règles arbitraires imposées, loi et tradition qui
se pérennise à l'abri de tout questionnement, loi et règles de bonne conduite d'un
milieu social ou intellectuel donné. Il faut donc concevoir la loi comme
l'instance structurante de la personnalité.
« Conçue ainsi, la loi, par définition, ne peut être imposée : on peut imposer des règles,
imposer leur application par la sévérité des sanctions encourues, imposer le silence et
même, parfois, la mort, mais on ne peut imposer la loi. La loi, on ne peut que la
construire, péniblement, en assumant tous les renoncements narcissiques qu'elle
impose, dans un travail d'interaction régulée avec le groupe auquel on appartient
en fonction des objectifs que l'on se donne » [1992, p. 107].
Ce qui signifie aussi que l'enfant a, certes, des devoirs mais qu'en tout
état de cause il est le seul à pouvoir légiférer sur ses devoirs et le seul à pouvoir
décider de s'y soumettre.
Quand on n 'a que la loi à donner en partage
Cette loi à construire va maintenant apparaître comme la source et le
moyen de légitimer le vivre-ensemble à l'école. Elle désigne la médiation indispensable entre le maître et l'élève, elle en est le mode d'élaboration. Elle est ce
qui explicite les sujets dans leur histoire et dans celle de leur rencontre. On aura
compris que, loin de constituer un effacement des personnes derrière une fonction
ou un statut, elle les érige en sujets autonomes, reliés mais non captifs. Fourez
[1990] insiste plus particulièrement sur cet aspect : les éducateurs doivent
assumer leurs responsabilités en se posant comme la source de leurs
normes et en nommant les sources des autres normes. D'une certaine manière, la
relation éducative, fondatrice du vivre-ensemble à l'école, est conflictuelle. Pour
autant, la légitimité des normes dont chacun est porteur ne peut être renvoyée à
une instance externe mais à un « je » initiateur. L'éthique liée au modèle conflictuel
tend à rendre aussi explicite que possible la source des normes et refuse de les
prétendre absolues. L'enfant à l'école doit pouvoir rencontrer des personnes et
non des absolus abstraits. C'est à ce prix qu'on peut construire ensemble la loi.
L'éducation ne peut faire l'économie des valeurs. Tout comme la loi, celles-ci sont
à construire [Houssaye, 1992].
Voilà ce que nous apprend la philosophie de l'éducation. Il est temps de
conclure selon notre démarche habituelle, c'est-à-dire au regard de nos trois
directions privilégiées, le triangle pédagogique, la socialisation et le sens de
134
l'éducation. Côté triangle, il est évident que la thèse éducative classique fonde la
situation pédagogique sur le rapport entre le professeur et le savoir en hypostasiant la culture et la raison. Sur cette base, le rapport entre le professeur et les
élèves est alors appréhendé essentiellement en termes de règles qui se disent au
service du rapport entre les élèves et le savoir, l'apprentissage restant quoi qu'il en
soit la fin du processus éducatif. La philosophie traditionnelle de l'éducation est
ainsi amenée à tenir tout un discours très élaboré, comme nous l'avons vu, sur la
nécessité de l'imposition (processus « former ») au nom de l'autonomie à obtenir
(processus « apprendre ») par l'intermédiaire des modèles culturels (processus «
enseigner »). Comment alors s'étonner que ce qui est vécu au quotidien, tant par
les maîtres que les élèves, ce soient les aléas de l'imposition ? Qui plus est, quand
la justification tombe (l'absolu des contenus ou de la loi morale), quand ce monde
traditionnel s'effondre, l'axe professeur-savoir expose sa redoutable fragilité.
Il n'est plus en mesure de servir d'absolu fondateur, il se pluralise, se relativise,
tant et si bien que la question fondamentale peut enfin apparaître : comment faire
ensemble, comment vivre ensemble dans la classe et à l'école ? L'axe professeurélèves se pose ainsi comme essentiel ; l'axe professeur-savoir se donne comme un
moyen et l'axe élèves-savoir comme la fin. Le vivre-ensemble affirme la
primauté de la relation et de sa gestion. En même temps, cette relation reste à
construire, elle n'est jamais donnée. Il y a lieu de briser le face-à-face entre le
professeur et les élèves pour éviter le chaos de l'affrontement ou la captation du
désir. Le tiers est à constituer mais il ne peut se résumer au savoir comme tel mais
aux dispositifs médiateurs nécessaires pour gérer en même temps les rapports
au savoir, au maître et aux autres. La construction de tous ces rapports se
fonde sur l'axe professeur-élèves.
Voyons maintenant ce qu'il en est de la socialisation. La philosophie a
tendance à considérer l'école comme un mode d'assujettissement, comme un
processus de normalisation. Pour l'approche classique, la contrainte conduit
néanmoins à la liberté à travers plusieurs étapes (contrainte physique, contrainte
morale, liberté vraie). L'obéissance est d'abord la voie de l'autonomie, de la
liberté et de la moralité ; puis elle devient le signe de cette acquisition « voulue
». Dans ce cas, la socialisation et ses modalités sont « claires » et « simples
» : il ne devrait pas y avoir de problème d'autorité, mais tout au plus quelques
problèmes temporaires et accidentels d'autorité. Pourtant, quand ce monde
classique s'effondre, ce qui surgit, ce n'est pas seulement de plus en plus de
problèmes d'autorité mais encore l'autorité elle-même qui fait problème dans la
mesure où il s'agit de fonder et de gérer le vivre-ensemble sur des bases à
créer, sans disposer de repères absolus. Il devient alors nécessaire d'apprendre à
vivre ensemble dans un monde sécularisé où l'éducation apparaît arbitraire. Les
formes de socialisation ne sont plus préalables à l'éducation et la socialisation
devient l'entrée privilégiée, ce qui est typique d'une société post-moderne
pluraliste. Désormais, socialiser c'est arriver à créer et à soutenir des moyens de
vivre ensemble à l'école, ces moyens n'étant plus définis et finalisés par l'axe
professeur-savoir mais par les deux autres, comme nous venons de le voir.
135
Rétrospection éducative
Enfin, pour ce qui est du sens de l'éducation, il est certain que, dans la
théorie classique, la finalité de l'éducation est bien l'autonomie des sujets. Mais
cette autonomie est en fait projetée parce qu'obtenue à l'école par une contrainte
directrice (même si elle est posée comme provisoire). L'impératif de la loi
morale et la liberté du sujet sont identifiés. Certes, la moralité est vécue comme
un postulat : chacun - et donc chaque élève - a les ressources pour être moral ;
encore faut-il bien « contrôler » et « éduquer » le libre arbitre pour pouvoir
atteindre la vraie liberté. Seulement, ce bel édifice s'est effondré car l'autoritéhiérarchie-imposition a perdu ses sources absolues. Le concept d'autorité luimême doit être repensé. Dans un tel contexte, les vertus éducatives elles-mêmes
changent : le « dur mais juste » se révèle inopérant et laisse la place au « bon et
proche ». L'éloge de la vertu demeure mais son contenu et ses modalités se
révèlent très différents, sinon même opposés. Éduquer, c'est ainsi apprendre à
construire la loi ensemble, à se donner des devoirs ensemble, à se contraindre
ensemble, sans que ces contraintes puissent être considérées comme préalables ni
externes. Un tel apprentissage ne peut se fonder que sur la conciliation, l'égalité et
la démocratie ; il récuse l'autorité, la hiérarchie et l'autocratie. Il y a donc bien
identité du pédagogique et du politique.
Arrêtons-la cette analyse de l'autorité à l'école sous le regard de la philosophie de l'éducation. La question posée était la suivante : s'il apparaît bien
qu'à l'école la loi est première, sur quoi peut-on fonder cette loi ? Qu'est-ce qui la
justifie ? Qu'est-ce qui la légitime ? Deux options se sont présentées à nous,
ancrées toutes les deux dans des traditions philosophiques différentes. La première légitime la loi à l'école par la prééminence du rapport au savoir ; elle
fonde l'autorité sur la primauté des contenus culturels ou sur l'impératif de la
loi morale. La seconde justifie la loi à l'école par la nécessité de l'élaboration
du vivre-ensemble ; elle récuse l'autorité au nom de la primauté de la relation en
éducation et construit l'acte éducatif autour de la recherche de l'élaboration
commune de médiations. Il nous est apparu que non seulement la première
option n'était plus tenable aujourd'hui mais qu'en plus elle générait les problèmes d'autorité à l'école. La « bonne conscience éducative » que donne la
première option nourrit tous ces refus et ces décalages qui vont émerger dans la
réalité quotidienne, justifie des processus de destruction et de crispation, et
bloque l'acceptation d'une démarche éducative qui se référerait à la seconde
option.
Or, si nous avons pu présenter les différentes manifestations d'une véritable
crise des fondements de l'autorité, c'est bien le signe de l'effondrement de la
prééminence du rapport au savoir et de ses justifications. À ce titre, la nécessité de
l'élaboration du vivre-ensemble se fait encore plus urgente, en raison des impasses
que continue à susciter la première option. L'exacerbation des problèmes
d'autorité à l'école en est un signe supplémentaire. Qui plus est, si l'on rencontre
des problèmes dans l'établissement du vivre-ensemble à l'école, il est vain de
penser que le recours ou le retour à l'autorité pourrait en être la solu136
tion ; ce n'en est que la négation. Quand la psychologie (chap. 3 et 4) découvre
que le rapport d'autorité exclut le rapport à l'autre et fuit la question du vivreensemble, on peut le comprendre maintenant à l'issue de ce parcours philosophique : la prééminence du rapport au savoir, loin de fonder le vivre-ensemble,
l'exclut. Quand la sociologie (chap. 5) dévoile le coup de force du rapport entre le
maître et les élèves à l'origine du problème et des problèmes d'autorité, on peut
le saisir maintenant car ce coup de force tend à nier, dans son fonctionnement
mais aussi dans sa nature, dans son essence, l'élaboration du vivre-ensemble,
en tentant de se justifier par la prééminence du rapport au savoir. Quand
l'histoire (chap. 2) déploie la longue plainte scolaire et la permanence des
problèmes d'autorité, elle montre que l'école s'est toujours efforcée de se
légitimer par la prééminence du rapport au savoir et qu' elle n' arrive pas à
accepter de fonctionner sur la construction du vivre-ensemble. Quand la situation
actuelle (chap. 1) est ressentie comme de plus en plus problématique, c'est que la
fondation de l'école sur la prééminence du rapport au savoir devient de plus en
plus inaccessible, tout en étant de plus en plus désespérément souhaitée ; c'est que
la nécessité de l'élaboration du vivre-ensemble ne parvient toujours pas à
s'imposer, continue à faire peur, comme si elle manquait de moyens...
pédagogiques ! Est-ce bien le cas ? Manquons-nous à ce point de pratiques
réfléchies qui nous permettent de mettre en œuvre cette élaboration ? La question
passe désormais dans les mains des pédagogues. L'espoir est-il permis ?
137
Sur quoi fonder le vivre-ensemble
à l'école ?
Qu'on le veuille ou non, à l'école il faut bien vivre ensemble ; l'école est
aussi faite pour apprendre le vivre-ensemble. On aura beau faire, on ne peut
échapper à cette nécessité. Certes, on peut toujours se dire qu'une telle réalité n'a pas
à être prise en compte, mais ce serait peine perdue car la question de l'autorité ne
manquera pas de se poser en tant que telle, ne serait-ce que sous la forme minimale
suivante : l'autorité affirmée est telle que le vivre-ensemble est apparemment résolu,
géré (et non pas évacué). Inutile pour autant de penser que l'école n'a que cette
fonction éducative. Il est tout aussi évident que l'acquisition et la maîtrise des
savoirs sont et restent une mission essentielle de l'institution scolaire. Il n'y a pas,
d'un côté, la relation et, de l'autre, le savoir ; la pédagogie est confrontée dans le
même temps à ces aspects de la situation éducative : le triangle pédagogique le
montre suffisamment. Autrement dit, quand on analyse les modalités du vivreensemble à l'école, on définit dans le même mouvement les modalités
d'acquisition de l'apprentissage des savoirs. La question permanente de l'autorité
signe cette articulation inéluctable. Certains vont d'ailleurs tenter, dans une
approche prescriptive différenciée, de saisir les modalités des rapports entre les
attitudes relationnelles et les types de savoir. On verra ainsi Bressoux [1990]
analyser l'impact des relations verbales en cours préparatoire sur les acquisitions des
élèves. Qu'en conclut-il ? Qu'en français, il vaut mieux adopter un discours non
directif et accorder beaucoup de temps de parole aux élèves ; que dans les
activités d'éveil, c'est l'inverse : un style directif et un faible temps de parole
reconnu aux élèves se révèlent favoriser les acquisitions.
139
Peau d'âne à l'école
La plupart du temps cependant, les pédagogues auront une approche plus
globale de la liaison relation-savoir et c'est bien elle que nous allons privilégier.
Souvenons-nous encore de ceci : pendant très longtemps une telle liaison a surtout
été « frappante ». Les coups tenaient lieu de lien. Ne passons pas trop facilement
sous silence ce que dénonçait déjà en 1806 Jean Paul, un pédagogue allemand,
à propos d'un certain Johann Jakob Hauberle :
« Qui peut se vanter parmi nous d'avoir comme Hauberle pu donner en cinquante et une
années et sept mois de carrière pédagogique 911 527 coups de bâton, et 124 000 coups
de férule - avec en supplément non seulement 22 989 coups de règle sur les petites
mains - 10 235 calottes, mais aussi 7 905 claques - et rien que sur la tête exercé
1115 800 savons. Qui a donné 22 763 punitions tantôt dans la Bible, tantôt dans le
catéchisme, tantôt dans le livre de chants, tantôt dans la grammaire, avec les quatre
autres figures du syllogisme ou sonate à quatre mains, si ce n'est Jakob Hauberle ? Et
n'a-t-il pas menacé 1 707 enfants de la verge (qu 'ils ne reçurent pas), fait agenouiller
707 sur des pois ronds, 631 sur de durs prismes de bois - auxquels il faut ajouter un
régiment entier de porteur de bonnets d'âne » [1983, p. 240].
Une telle comptabilité macabre serait de nature à nous faire désespérer des
pédagogues mais, après tout, pourquoi faudrait-il réserver le bonnet d'âne aux
élèves ? D'ailleurs, comme le souligne Meng [1968], l'utilisation des coups euxmêmes a toujours été discutée. Si les Chinois, les Égyptiens, les Juifs, les Grecs,
les Romains, les hommes du Moyen Âge et de la Réforme les ont prônés, les
Indiens et les Perses les ont condamnés. Toute une tradition éducative s'est progressivement élevée contre eux (Socrate, Platon, les jésuites, Locke, Montaigne,
Rousseau, Pestalozzi...). Il n'est donc pas certain que nous soyons réduits à
résoudre la question du lien relation-apprentissage par les coups ! Il est, en
revanche, certain que la question du vivre-ensemble doit être résolue au quotidien
à l'école. Sur quoi peut-on alors fonder ce vivre-ensemble à l'école ? Telle sera
notre question pédagogique essentielle. Mais, alors que tous les pédagogues sont
confrontés à ce problème, on se doute bien que tous ne vont pas y répondre de la
même façon. Nous allons donc devoir examiner les différentes voies qu'ils ont
explorées, expérimentées et défendues. Certes, il serait intéressant de mener sur ce
point une étude exhaustive (si tant est qu'elle soit possible). N'est-il pas plus
pertinent de dessiner les choix différents que les uns et les autres ont faits, quitte à
illustrer chacun plus particulièrement par certains auteurs ?
L'autorité
II n'est pas étonnant que nous retrouvions l'autorité dans la liste des
moyens mis en œuvre par des pédagogues pour fonder le vivre-ensemble à
l'école puisque nous avons précédemment souvent vu qu'elle apparaissait
140
comme normale et habituelle. L'autorité s'est déclinée sur tous les tons mais ses
justifications ont souvent varié. Donnons-en un petit aperçu en passant du christianisme au pragmatisme par le socialisme et î'anarchisme. Dans la tradition
chrétienne des xvme et xixe siècles, l'autorité est le principe de référence et fait
percevoir la liberté comme dangereuse. Face à la Providence, la liberté risque de
n'apparaître que pour le mal ou pour le rien, puisqu'elle n'a d'autre choix que
d'adhérer au Bien. L'enfant est voué à la seule vertu cardinale de l'obéissance et
l'autorité de l'adulte n'est que la bonne conscience de qui sait ce qui est bon
pour lui. De même que Dieu est la providence des pauvres, l'autorité de l'adulte
responsable est pensée comme protectrice de la faiblesse de l'enfant. Elle
rejoint dans ce dernier une disposition interne à vouloir le bien qui doit être
protégée et encouragée. Par intériorisation progressive, l'enfant rejoint son
milieu naturel, à savoir l'état adulte chrétien et libre. Qu'il s'agisse de Pauline
Guizot, d'Adrienne Necker de Saussure ou de Mgr Dupanloup, les éducateurs
chrétiens vont réclamer de l'adulte qu'il assume en acte la nécessaire autorité
car l'enfance n'est rien d'autre qu'un objet d'éducation finalisé et justifié par
Dieu. Pour autant, le grand talent pédagogique n'est pas de contraindre, c'est de
faire en sorte que l'enfant veuille lui-même la loi qu'on lui donne. Cela est normal
puisque cette loi est bonne et qu'il le sait : le respect pour celui qui la donne le lui
dit ; l'obéissance à la loi qu'on vous a donnée est liberté. Il ne suffit pas qu'on
obéisse, il faut encore aimer obéir.
Ce soir j'aime la discipline, Potemkine
Une telle structure de pensée est-elle spécifique des catholiques de cette
époque ? Nullement puisqu'on la retrouve chez les socialistes. Proudhon en est un
bon exemple. Il a beau être un adversaire résolu de la théorie de la peine en
matière de Code pénal, il soutient fermement que l'enfant est punissable car il
tient de l'animal. Le châtiment est d'autant plus utile que la raison est obscure. Le
peuple a donc bien raison de corriger les enfants. Ceux-ci sont légitimement
soumis à l'autorité : ils sont faibles et inexpérimentés ; ils sont sous la responsabilité du père et de ses représentants ; ils sont soudés par la loi de la nature aux
générations supérieures ; ils sont conformes à l'esprit humain qui commence
toujours par croire sur parole ce que la raison affirmera ultérieurement. Bref,
même si la source divine s'évanouit, l'autorité sur les enfants reste. Proudhon et
Mgr Dupanloup se rejoignent ici singulièrement. Pour autant, Proudhon à lui
seul n'est pas le socialisme. C'est certain. Mais il est tout de même troublant de
constater que, après bien des recherches et des ambitions de faire du neuf,
l'école communiste soviétique en est revenue en 1943, sous l'action entre autres de
quelqu'un comme Potemkine (un responsable moscovite de l'éducation), à la
forme d'autorité la plus traditionnelle : le maître doit expliquer et commander,
l'élève doit écouter et obéir. Cette fois, c'est la collectivité qui l'exige, en
conformité avec les buts de l'éducation communiste.
Faut-il alors se vouer aux anarchistes pour échapper à l'autorité en pédagogie ? Nous verrons plus loin avec Robin que rien n'est moins sûr. Mais déjà,
141
Albert Thierry, professeur en proie aux enfants, raconte de façon poignante sa
descente aux enfers, la dilution de son idéal anarchiste dans la réalité éducative de
l'autorité (1909). Il n'y croit pas, il n'en veut pas, il s'y refuse :
« Supposé qu 'il soit plus nécessaire à ces enfants de glisser leur esprit
embryonnaire dans un maillot de formules que d'expérimenter leur corps de 12 ans par
les rues et les champs ; — supposé que les programmes primaires supérieurs
satisfassent exactement à cette nécessité ; - supposé que moi-même enfin, qui ai
mission de les appliquer, je sache intéresser, j'aie une voie éveillée et éveillante, je
ne repousse pas par une abstraite monotonie toute sympathie ; — alors mon autorité
sera légitime ; et je manierai sans remords ma férule » [1986, p. 58].
Mais il aura beau faire, il succombera :
« Venu pour éveiller la personnalité, je dois combattre les enfants indiscipli-nés[...].
Car, si je ne les subjugue pas, l'Autorité me le rappellerait, ma classe ne serait
pas une classef...]. Automatiquement, à chaque parole, chaque fois que
j'accomplis mon "devoir d'éducateur", je "décaractérise" mes victimes. On m'a
confié de jeunes champs que je dois sarcler, pousses comme ronces ; et j'obéis » [ibid,
p. 69-70].
Il ne reste plus à l'anarchiste Thierry qu'à passer aux aveux : « J'essaie
de diminuer mon absolutisme ; mais je n'arrive qu'à l'instituer plus clair »
[ibid, p. 121]. L'autorité, elle, règne.
Tout au moins, peut-on ajouter, la mauvaise conscience habite un tel
pédagogue. Ce ne sera pas le cas de beaucoup d'éducateurs. Le pragmatisme, de
son côté, l'écartera au nom de l'utilitarisme et de la science. Dans son
ouvrage fondateur, La science de l'éducation [1894], Bain va montrer très longuement comment on peut améliorer pragmatiquement les moyens de l'autorité
puisque, nous dit-il, on a pris conscience que les méthodes disciplinaires du
passé étaient beaucoup trop fondées sur la crainte de punitions brutales, douloureuses ou dégradantes. Il va donc s'efforcer de définir toute une théorie de
l'exercice de l'autorité en définissant toute une panoplie de règles de base (ne
pas multiplier les défenses ; bien définir les devoirs et les fautes ; classer les
fautes selon leur degré de gravité ; etc.). En fait, il s'appuie essentiellement sur le
code pénal de Bentham, maître de l'utilitarisme et de l'arithmétique morale
[1830], qui lui-même s'est appuyé sur toute une tradition éducative du calcul
des peines [cf. Prairat, 1994] : la punition n'a pas lieu d'être quand elle n'est pas
motivée (pas de dommage réel), quand elle est sans action (le coupable ignore la
loi), quand elle est sans bénéfice réel (les conséquences de la punition sont déjà
très fortes) et quand elle n'est pas nécessaire (l'instruction et la persuasion suffisent)
; quant à la mesure de la punition, elle doit faire davantage que contrebalancer le
bénéfice de la faute et elle doit être proportionnelle au dommage. Le choix des
peines doit, lui aussi, faire l'objet d'un ensemble de conditions (variabilité, équité,
exemplarité, économie, etc.) qui débouche sur une véritable technologie de
l'autorité.
142
Après la correction, retour à la maison
Un tel pragmatisme pourrait laisser croire que ce savoir-faire rigoureux
va dissoudre la question de la nécessité de l'autorité. Il n'en est rien car le pessimisme reste foncier chez Bain :
« // est à craindre que, jusqu'à la fin des temps, la sympathie de la multitude ne se
manifeste dans les écoles contre l'autorité[...] C'est cette nécessité de se tenir toujours
prêt à réprimer le désordre, tantôt dans des cas isolés, tantôt dans la masse entière, qui
exige de la part du maître un air et une attitude d'autorité qui comportent un certain
degré de hauteur et de réserve ; la nécessité de cette attitude est d'autant plus grande
que les éléments hostiles sont plus développés. Le bon ordre d'une classe est
généralement troublé par deux sortes d'élèves, ceux qui n'ont naturellement aucun
goût pour ce qu'on étudie, et ceux qui sont trop en retard pour suivre la leçon. Dans
toute école bien organisée, ces deux catégories seraient exclues de la classe »
[1894, p. 82].
Bref, en maniant savamment toute la panoplie de la répression (émulation, éloge, blâme, humiliation, retenue, pensum), on devrait arriver à maintenir le
bon ordre et l'apprentissage. Si ce n'est pas suffisant, il faudra se résoudre aux
châtiments corporels. Si la rébellion continue à se manifester, le vrai remède ne
peut être que le renvoi à un établissement spécialisé destiné aux « natures
inférieures » (p. 85). Le souci de correction et l'échec des moyens de correction
mènent tout droit à la maison... de correction. À l'image de Guillotin qui avait
trouvé le moyen d'adoucir la mort qu'on inflige, Bain avait prévu une application
de la pile électrique en pédagogie en substituant au fouet et à la férule une
souffrance « artificielle » graduée qui agirait sur les nerfs au moyen de l'électricité.
Milgram n'a finalement rien inventé !
Il est donc tout à fait frappant de constater à quel point la primauté donnée
à l'autorité pour régler le vivre-ensemble à l'école s'est déclinée sur des airs
justificatifs contradictoires et, cependant, réunis dans leur justification.
Christianisme, socialisme, anarchisme ou pragmatisme, tous soutiennent la
nécessité de l'autorité à l'école. Comment vont-ils fonder une telle nécessité ?
En montrant que cette pratique est juste et indispensable pour servir les valeurs.
Appuyée sur un système de référence ou un autre, l'autorité est censée se montrer
le moyen privilégié de respect et d'acquisition des valeurs. Bess [1943], par
exemple, réclame une discipline de l'honneur et de la loyauté, mode le plus précieux de l'apprentissage social ; à l'école aussi, le sentimentalisme familial doit
laisser enfin la place à la fermeté et aux sentiments forts du scoutisme. Bien
avant lui, Buisson [1887] avait posé l'autorité et l'habitude comme les pierres
d'angle du monde éducatif. Éduquer, c'est faire prendre de bonnes habitudes, ce
qui implique l'exercice répété, l'effort, puis l'acquisition d'une nouvelle spontanéité, l'aisance finale et la grâce d'accomplir sans peine le difficile. L'autorité du
maître est là pour engager avec la première nature instinctive de l'enfant une lutte
qu'elle ne s'imposerait pas d'elle-même.
143
Cependant, cette autorité ne suffit pas. Encore faut-il y joindre la liberté
de l'élève, mue par l'affection pour le maître, l'amour du savoir et des mobiles
pédagogiques comme l'émulation, la récompense et la punition. L'enfant qui
veut l'autorité accède à la sphère de la morale et quitte celle de l'instinct.
L'obéissance apparaît ainsi comme la condition « naturelle » de toutes les vertus.
Issue de la nature des choses, de l'inégalité entre l'enfant et l'adulte, elle est en
quelque sorte un a priori. Puisque la liberté de l'adulte réside dans l'obéissance à
la raison, il convient d'asservir l'enfant à la conscience, c'est-à-dire au bien et à
la raison, c'est-à-dire au vrai. Cela fera apparaître l'obéissance comme la véritable
fin de l'éducation et l'autorité comme le moyen et la condition éducatifs
privilégiés. Comme le dit le fameux Dictionnaire de pédagogie de Buisson
[1887], l'éducation est réelle quand, dans une classe, on peut se passer de la
discipline autoritaire, fondée sur la crainte, à la discipline libérale, fondée sur
l'amour du maître et du savoir. Éduquer, c'est produire l'amour de l'ordre,
l'amour de l'obéissance, qui se marquent si bien par l'assiduité, le calme pour
venir à l'école, la propreté, l'entrée dans la classe en ordre, les mouvements
généraux en silence et sans précipitation, le silence pendant les leçons...
Libérez-nous de la discipline qui libère
Comment s'étonner, dans ces conditions, que le libéralisme en question
n'ait été que du féodalisme et du moralisme, ramenant l'éducation au dressage et
à l'obéissance de l'institution ? Le soutien et la compréhension ne deviennent alors
que des accessoires de la décision et de l'évaluation. Est-ce à dire que les
justifications théoriques des partisans de l'autorité se contenteront d'un tel
constat ? Certes non. On les voit, au contraire, s'efforcer en permanence de justifier
une pédagogie « ouverte ». Mossé-Bastide [1966] nous en fournit un assez bel
exemple. L'autorité du maître ne se justifie, nous dit-elle, que parce qu'elle est
nécessaire pour engager l'élève dans la voie des valeurs d'humanité.
Rejoignant Kant, Alain réclame à juste raison une éducation sévère, seule susceptible de libérer de cette animalité en nous qui violente notre humanité, de
provoquer par l'hétéronomie le passage à l'autonomie. Analysant l'autorité,
Mossé-Bastide va distinguer quatre éléments en allant du plus au moins important :
la combativité de l'enseignant (savoir diriger, être inflexible, anticiper, rester
distant, se mettre en valeur, réagir promptement) ; l'équilibre physique et
nerveux ; la valeur professionnelle (valeur intellectuelle, savoir-faire, conscience
professionnelle) ; la sociabilité (être sympathique, savoir créer une atmosphère de
travail, être impartial, comprendre les élèves).
Elle en concluera :
« Doué d'une combativité prompte, et parfois rude, d'une perspicacité qui rend
toutes ses interventions judicieuses, et d'une gaieté qui naît d'une éternelle jeunesse de
cœur, tel, au terme de nos analyses, nous apparaît le maître véritable. Ajoutons qu 'il sait
occuper toute sa classe par des tâches appropriées et nous aurons défini les
composantes de son autorité. Quant aux vertus d'un tel maître, nous en citerons trois :
c'est un éveilleur de curiosité, un modèle, et un chef» [1966, p. 163].
144
Gageons qu'il sera surtout... un chef, s'il le peut, et que son autorité ne
permettra pas d'atteindre les autres objectifs. Autrement dit, vouloir fonder le
vivre-ensemble à l'école sur l'autorité enserre dans un tissu de contradictions et
débouche sur une impasse pédagogique et éducative. Les chapitres précédents,
chacun par son entrée spécifique, nous l'ont amplement montré. Si, cependant,
nous avons repris cet examen de l'autorité dans ce chapitre consacré aux différentes pédagogies, c'est uniquement pour rappeler que de nombreux pédagogues ont tout de même essayé de fonder le vivre-ensemble à l'école sur
l'autorité, au nom de multiples justifications et dans l'espoir d'instaurer ainsi
une pratique juste, nécessaire et indispensable au service des valeurs. En tout
état de cause, nous ne pouvons les suivre sur cette voie. Il nous faut donc accepter
de nous passer de l'autorité pour explorer d'autres perspectives.
Heureusement, les pédagogues ont fait preuve de beaucoup de créativité dans le
domaine et les prétendants sont nombreux en la matière.
La nature
Chacun connaît la célèbre leçon de Rousseau en la matière : substituez la
nature à l'autorité, l'ordre des choses à l'autorité du maître. Toute une tradition pédagogique va reprendre cette théorie rousseauiste, Pestalozzi, bien entendu, mais
bien d'autres après lui, à tel point que Ferrière en fera la norme de l'école active
[1922], La méthode est telle que l'élève doit ressentir en même temps sa dépendance et sa liberté, l'une et l'autre rapportées au monde naturel. Sentir la dépendance quand il voit la raison et la liberté personnifiées dans l'instituteur qui représente dans les objets les lois immuables de la nature auxquelles il est absolument
obligé de se soumettre. Sentir la liberté quand, toute décision arbitraire ayant été
bannie, il suit les seules lois de la nature, indépendamment des caprices, des préjugés
et des bornes de ceux qui le dirigent. La méthode place l'enfant et le maître dans
un tel rapport que l'un et l'autre se trouvent soumis aux mêmes lois de la nécessité.
La discipline devient alors le produit nécessaire de l'état naturel de l'enfant, de ses
besoins, de tous les rapports dans lesquels le place sa vie extérieure. La sanction
naturelle des faits doit l'emporter, tout simplement. Bonheur ou malheur, joie ou
peine doivent survenir comme une suite naturelle, un effet immédiat des actions.
Quand les sanctions naturelles prennent le pas sur les sanctions artificielles,
l'éducation prend le pas sur le dressage, la nature efface l'autorité.
De la nature du contrat social
Une telle conception a fait couler beaucoup d'encre et on lui a souvent
reproché son caractère artificiel et limité. Qu'en est-il en effet de cette « nature
naturelle » qui met en correspondance le monde et l'enfant ? D'autres vont, au
145
contraire, estimer que la nature est avant tout sociale. Selon Chanel [1975],
Gramsci est de ceux-là et s'oppose à la lignée rousseauiste. Cela l'amènera à
justifier le dogmatisme et la contrainte pour les enfants, qui sont, « par nature »,
éloignés de la liberté. L'enfant, nous dit-il du fond de sa prison, ne porte pas en lui
les dispositions innées qui en feraient, par le simple jeu de la nature, un être
social, à l'unisson des valeurs, des exigences, des comportements du milieu.
Éduquer, ce n'est pas laisser se dérouler un simple fil préexistant. L'enfant, pour
devenir un homme, être collectif, doit subir l'action du milieu social et économique, où le destin l'a placé. Pour se développer, apprendre à penser, à se maîtriser, l'enfant doit être placé sous l'action contraignante de ses aînés : la discipline, l'effort et l'autorité sont nécessaires. L'abandonner à lui-même, c'est le
livrer aux forces sociales et économiques inégalitaires qui ne sont rien moins
que naturelles. Quand l'enfant sera accordé aux normes, aux valeurs et aux exigences les plus hautes et les plus justes, la discipline et la liberté cesseront d'être
opposées. Avant, la nature du monde risque fort de n'être qu'un moyen
d'oppression.
Faut-il dès lors rejeter la nature comme mode de régulation du vivreensemble ? Il se pourrait, certes, que cet accord supposé entre la nature du
monde et la nature de l'enfant se heurte à l'oubli de la dimension sociale de
l'éducation. Mais il ne faudrait pas, pour autant, omettre que d'autres pédagogues vont reconnaître à un tel point la nature sociale de l'enfant qu'ils vont en
faire la base même de leur système éducatif. La nature sociale de l'enfant
devient ainsi apte à fonder le vivre-ensemble à l'école. À condition de commencer
par reconnaître que l'école « ordinaire », sur ce plan comme sur bien
d'autres, ressemble à un couvent, une caserne ou une prison : elle étouffe et
dévie les instincts sociaux des enfants, au lieu de les favoriser. On comprend
d'une certaine manière qu'il en soit ainsi puisque ces institutions ont comme
fonction de redresser la nature sociale ou ce qu'elle est devenue. En 1909 déjà et
pourtant après bien d'autres, Foerster, un pédagogue allemand pacifiste qui se
préoccupait beaucoup de l'éducation du caractère des enfants à l'école, insistait sur
la nécessité de faire confiance à la nature sociale de l'enfant. La discipline est
impuissante à éduquer l'enfant car soit elle ne traite que le symptôme
(paresse, mensonge, etc.) soit elle le renforce mais, dans tous les cas, elle laisse de
côté la cause des dysfonctionnements. Or, la force que l'enfant et le jeune
attribuent au jugement de leurs camarades et à leur code d'honneur a précisément
pour fonction de concilier en eux leur amour de l'autonomie avec les exigences de
la vie en commun. Foerster est catégorique :
« Ignorer ces facteurs sociaux, qui peuvent être pour l'éducateur de si forts appuis ou
de si graves obstacles, c'est se condamner à n'obtenir jamais qu'une discipline
extérieure incapable d'influencer le caractère » [1967, p. 60].
Notre pédagogue sèmera le défenseur des écoles-cités américaines, organisées à la manière d'un État démocratique administré et dirigé par des personnes de confiance élues par leurs pairs, le tout sous le contrôle suprême du
maître. Évitant tout autant la contrainte que le laisser-aller, le fameux self146
government va ainsi apparaître comme le mode moral de gestion du vivreensemble à l'école (à condition toutefois, au moins pour Fœrster, d'être au service
de la foi et non de la laïcité). Il faut faire passer aux mains des élèves une partie
de la tâche, celle qui consiste à assurer l'ordre le plus élémentaire, pour que le
maître se réserve le rôle d'instance suprême et de dépositaire du savoir. Une telle
position est apparue en fait comme très insuffisante : pourquoi prendre en compte
la nature sociale de l'enfant pour régler les problèmes de discipline et la récuser
pour l'acquisition du savoir ? N'y a-t-il pas là une sérieuse contradiction ? En se
fondant sur la vie sociale des enfants [1950] et en mettant en œuvre
systématiquement le travail de groupes dans la classe [1945], Cousinet va unir le
rapport au savoir et le rapport aux autres en éducation. Il part de la solidarité
effective des enfants et il remarque que, le plus souvent, elle s'exerce de façon
défensive contre le maître parce que ce dernier la refuse et la combat dans la
pratique scolaire quotidienne. Le maître en arrive tout simplement à empêcher la
satisfaction du besoin de vivre ensemble que manifestent les enfants. La guérilla
scolaire en découle mais il ne s'agit, de la part des enfants, que de légitime
défense. Voulant être tout pour chacun de ses élèves, le maître ne peut tolérer
que chacun d'entre eux trouve dans la vie sociale des éléments nécessaires à son
développement. Quand, au contraire, il favorise le travail de groupes, il peut
constater que le groupe constitue une société véritablement démocratique dans
laquelle chacun apporte sa part de collaboration, loin des phénomènes de leaders
ou d'exclus.
La pédagogie de l'exclusion
L'école refuse donc de reconnaître la société enfantine et s'efforce de
transformer ce groupe social naturel en simple collection d'individus. La société
enfantine se trouve placée sous l'autorité autocratique d'un homme qui en nie
l'existence ; elle ne peut plus s'exprimer que de façon hostile (délations,
révoltes, haine du favoritisme). Chaque enfant va se trouver ainsi maintenu dans un
état social inférieur qui générera, certes, des formes de solidarité, malheureusement
proches de l'esclavage. Loin des trois piliers traditionnels de l'édifice scolaire
(leçon, récitation, exercice), il faut rompre avec ce que Raillon [1990], le
commentateur et l'ami de Cousinet, a appelé le système pédagogique d'enseignement et instaurer enfin dans la classe une pédagogie de l'apprentissage qui
unisse rapport au savoir et rapport aux autres dans le même mouvement. Cela
revient à fonder l'acquisition du savoir sur la reconnaissance et la prise en
compte de la nature sociale des enfants. L'école devient le lieu privilégié de
l'apprentissage social.
Certains ne manqueront pas de relever une certaine naïveté dans les
thèses de Cousinet. Il est bien vrai que la psychologie sociale nous a permis
d'approfondir singulièrement notre connaissance du fonctionnement des
groupes. D'autres iront beaucoup plus loin dans la critique de cette pédagogie.
En bonne adepte de la pulsion de mort freudienne, Giust-Desprairies [1989]
montre que l'Éducation nouvelle en appelle à la loi bienfaisante de la nature
147
contre les lois nuisibles du pouvoir mortifère de l'adulte. De cette manière, ils
trouvent à résoudre la question des forces destructrices par un clivage et une
exclusion de la haine et de la violence à l'extérieur de l'enfant. Ainsi, chez
Cousinet, la socialisation, qui suppose une intériorisation de la loi, se fait sans
conflit interne et sans blessure narcissique. Ce que d'autres donnent comme un
produit de la culture - et qui donc nécessite une inculcation - est présenté
comme une donnée de la nature. En plaçant ainsi la nature à l'endroit de la culture,
on éliminerait le caractère séparateur du processus éducatif, on renforcerait
l'illusion narcissique. En conciliant l'inconciliable, on pose l'harmonie entre
l'instinct naturel et l'intérêt social, entre le désir et la loi ; on traite une fois pourtoutes de la violence sans symboliser cette dernière au sein du lien social. « À
l'enfant naturellement bon de Rousseau répond l'enfant naturellement socialisé de
Cousinet » [1989, p. 110].
La nature sociale de l'enfant serait telle que le maître peut se défendre
d'imprégner l'élève aussi bien en ce qui concerne l'apprentissage que pour ce
qui tient aux diverses formes de pouvoir. Tout se passe comme si l'ensemble des
savoirs constitués était vécu par les enseignants comme un objet imaginaire et
nocif qui risque de faire du mal à l'enfant et de le détruire. Il faut donc laisser les
enfants seuls devant l'apprentissage, ce qui permettra aux maîtres de s'assurer de
l'introjection du bon savoir par les élèves contre les destructions opérées par ce
même savoir lorsqu'il est intentionnalisé par l'enseignant. Certes, une telle
critique de Cousinet pourra apparaître comme sévère par bien des côtés. Là n'est
pas notre problème cependant. Retenons plutôt de cette confrontation qu'il se
pourrait fort bien effectivement que l'on ne peut faire l'économie d'une
construction de la loi dans la classe. A ce titre, le vivre-ensemble à l'école ne
peut être à proprement parler naturel. Faut-il pour autant exclure la réalité
sociale de l'enfance ? Ce n'est pas certain. Cousinet, après Rousseau, a eu le
mérite d'attirer l'attention sur cette dimension et sur la nécessité de la prendre en
compte. D'ailleurs, même si l'on récuse cette nature naturellement sociale de
l'enfance, la question du fondement du vivre-ensemble demeure. Si la régression
dans la solution de l'autorité ne peut être envisagée, que nous reste-t-il ? Qu'estce qui peut, dans le champ pédagogique, fonder le vivre-ensemble ?
La science
Bien des pédagogues, et cela n'étonnera personne aujourd'hui, vont avoir
recours à la science. Ils s'efforceront de remplacer l'autorité de la pédagogie traditionnelle par le pouvoir et le savoir de la science. Ce thème sera cependant
décliné de plusieurs manières car la science présente des visages contrastés. Nous en
retiendrons deux : la mesure et l'organisation scientifique du travail.
Commençons par la mesure comme mode de régulation du devoir-vivre
148
ensemble à l'école. Les formes en varieront beaucoup ; nous en distinguerons
deux tendances, selon l'éventail du spectre : une tendance douce et une tendance
dure. Ferrière [1926] est significatif de la première. Si l'école active, précise-t-il,
n'est pas une méthode pédagogique parmi d'autres mais bel et bien la méthode
pédagogique, c'est parce qu'elle est fondée sur la psychologie scientifique de
l'enfant. C'est une technique qui part de la détermination scientifique des types
psychologiques des enfants pour établir scientifiquement les étapes que suit
l'esprit de l'enfant, pour standardiser les notions à acquérir en fonction des caractéristiques et des modes de procéder de chaque type, pour créer les instruments et les
classes-laboratoires adaptées et propices, et pour, enfin, fonder la sélection des
capacités et l'orientation professionnelle sur une base scientifique et technique.
La mesure de l'esprit de mesure
Bref, la science de l'enfant dicte la pratique pédagogique. Pourtant, ne dit-on
pas - et Ferrière le premier - que l'enfant est libre et que l'Ecole active ne peut être
que l'école de la liberté ? Certes, mais cette liberté est précisément le fruit d'une
libération que l'école a comme fonction de favoriser. Comment peut-elle le faire ?
Par la mesure, soit tout autant par la nécessité de mesurer que par le souci d'agir
avec mesure. Le maître se substitue à la raison et à la conscience encore
impuissantes de l'enfant ; il se place au point de vue d'une raison impersonnelle et
universelle ; en cas de lutte, il prend le parti du moi supérieur de l'enfant et s'en
fait un allié. Est-ce à dire que l'école active n'est qu'une reproduction de l'école
traditionnelle et de son discours kantien ? Pas du tout, car la science de l'enfant va en
même temps intervenir pour permettre au maître déjuger ce qu'on peut
attendre de tel et tel enfant, en fonction de son âge, de son caractère, de son milieu
ambiant. La science vient ainsi épauler la raison en lui donnant les moyens de
mesurer son action. Cela lui permettra d'agir avec mesure, c'est-à-dire de rendre
l'enfant autonome : le maître retirera peu à peu son concours dans la mesure où il
sent qu'il le peut en garantissant la maîtrise. Fondé sur la science, l'esprit de
mesure doit libérer et autoriser l'enfant de l'école active.
Nous allons retrouver cet esprit dans la pédagogie scientifique de Fabre
[1958] qui, au sein du Groupe français d'Éducation nouvelle (GFEN), va
s'efforcer de définir « scientifiquement » le vivre-ensemble à partir de la psychologie sociale de Wallon. Il suffira de respecter les lois du développement du
jeune être humain et non de combattre sa nature :
« En s'appliquant à observer ces lois et à satisfaire les besoins qui les expriment, le
maître pourra s'assurer d'une manière permanente le consentement et la bonne volonté
de son élève. Dans cette situation la notion de système disciplinaire prend un sens
nouveau : la punition, qui implique les idées de mauvaise volonté et de faute contre
un ordre prescrit, n'a plus ce sens car elle devient sans objet. L'écolier, par le fait
même qu'il trouve à l'école la satisfaction de ses besoins, ne veut pas faire mal ; s'il
ne réussit pas dans son activité, c'est que l'éducateur ne l'a pas placé dans les
conditions voulues pour bien faire ou qu'il a surestimé ses possibilités » (p. 121).
149
Si le droit de direction appartient bien par définition à l'éducateur, ce
droit est exactement mesuré par la nature de l'écolier et donc par la connaissance scientifique que le maître doit en avoir. Or, cette nature nous amène à
satisfaire à l'ensemble des règles et des obligations que l'enfant reconnaît
comme nécessaires et qu'il adopte pour diriger sa conduite et son travail afin
d'atteindre, solidairement avec ses camarades, ses fins personnelles et les fins
collectives du groupe social. L'école nouvelle scientifique, parce qu'elle mesure à
sa juste mesure la nature bio-psycho-sociale de l'enfant et parce qu'elle récuse
l'école nouvelle « métaphysique » d'un Ferrière (qui n'a pas été touché par la
grâce de Marx), ne peut que gérer en harmonie l'individu, la classe et la société.
Avec Ferrière et Fabre, même s'ils s'opposent, nous étions dans des versions douces de la mesure au nom de la science en éducation. Mais tous les
pédagogues n'en sont pas restés là. Une tendance plus dure s'est aussi développée ;
nous en trouverons deux exemples à des époques et dans des contextes très
différents : Robin et Skinner. Le premier, qui a réussi à mener une expérience
d'éducation libertaire à Cempuis avec la bénédiction des responsables républicains du temps de Jules Ferry, conçoit l'éducation comme une œuvre
d'influence scientifique. Cela suppose donc que l'expérimentaliste maîtrise bien
toutes les variables de son entreprise. Robin va ainsi créer un monde où il n'y a
pas d'opposition entre l'intérêt de l'individu et celui de la collectivité : chacun
mettra son bonheur à travailler pour le bien de tous. Son système prétend avoir
pour seul fondement la justice, pour seul moyen la persuasion, pour seule sanction
la prise de conscience par le fautif du sens de sa conduite (placé en isolement
réflexif, l'enfant rédige son cahier de conscience). Un individu qui faute est en
fait le jouet de la disproportion ou de la divergence de ses facultés. Dès lors, il
est nécessaire de prévenir ce déséquilibre par l'action d'un milieu sain, ou de le
guérir par l'action de forces moralisatrices supplémentaires. Rien ne devra être
laissé au hasard, tant et si bien que ce matérialisme moral, qui se veut le fruit de la
raison scientifique, va payer une lourde rançon à la nécessité de tout mesurer,
de tout contrôler. Le désordre ne doit jamais passer inaperçu. À Cempuis, on met
en fiches, on scrute, on inspecte les orphelins en permanence... quitte à déboucher
sur la nécessité du contrôle .des naissances. Robin ne doute pas, il expérimente, il
mesure et il conclut. La volonté de normaliser scientifiquement ne semble pas
moins incurable que celle de punir.
Nous sommes des machines mesurantes
Précurseur de l'enseignement programmé, de l'informatique et du multimédia, Skinner, pour sa part, a revêtu de tous les avantages ses machines à
enseigner :
« Les caractères importants d'un tel dispositif sont les suivants : le renforcement de la réponse
correcte est immédiat. La simple manipulation de l'appareil sera probablement assez
renforçante pour tenir tout élève normal au travail pendant une période raisonnable, pour peu
que toute trace des contrôles aversifs antérieurement en honneur ait été éliminée » [1968, p.
32-33].
150
Les progrès récents de la science sont tels que désormais, en s'appuyant
sur les seules machines, le maître pourra permettre à l'enfant d'apprendre de
façon satisfaisante, réussie, individuelle, adaptée ; il pourra ainsi témoigner de sa
qualité d'être humain à travers ses contacts intellectuels, culturels et affectifs. On
n'apprend pas sous la menace. Non seulement les méthodes aversives peuvent être
remplacées, mais elles peuvent l'être par des méthodes beaucoup plus efficaces,
fruits de la mesure au gré de la science expérimentale du comportement. La
programmation efficace du renforcement positif est de toute première importance
dans l'enseignement. Il dissout la question de l'autorité. L'enjeu n'est-il pas de
ne plus faire vivre l'école comme obligatoire, au sens où l'entend la loi ?
Eliminons les conditions qui donnent naissance au comportement à bannir,
construisons des programmes dans lesquels l'élève ne commette pas
d'erreur, changeons les méthodes didactiques, bannissons les méthodes compétitives. Les machines à enseigner sauront mesurer le succès sans compter.
La gestion du vivre-ensemble dans la classe devient relative à l'acquisition
et à la manipulation d'un savoir technique, lui-même issu de la science. C'est ce
que désigne ce terme de mesure dans ses différentes versions. Ou bien, comme
chez Ferrière et Fabre, il consiste à prendre les mesures nécessaires à respecter la
psychologie scientifique de l'enfant (dans ses différentes versions) ; ou bien,
comme chez Robin et Skinner, il consiste à déployer tout un arsenal de moyens
et de machines permettant de donner et de maintenir la mesure du progrès
éducatif. Mais, dans tous les cas, c'est la science qui reste la référence. Ce recours
à la science, nous allons maintenant le trouver dans une approche scientifique
particulière, à savoir l'organisation scientifique du travail. D'une certaine
manière, même si le mot n'est pas prononcé comme tel, on est ici dans l'univers du
management, entendu comme science de la rationalisation de l'action. Quand le
travail dans la classe est organisé rationnellement, scientifiquement, il n'y a plus
lieu de se poser de problèmes d'autorité. Voilà donc la piste que des pédagogues
ont tracée à leur manière, elle aussi référée principalement à la science.
On pourrait, bien entendu, citer ici Montessori ou Decroly, mais nous privilégierons plutôt Dewey, ce pédagogue américain exemplaire dont l'influence a
été considérable.
« Dans une école bien conduite, ce sont les activités choisies et les situations agencées
pour les poursuivre qui fournissent le meilleur moyen de contrôle de tel ou tel enfant,
pris individuellement, et la meilleure garantie de nos jugements » [1968, p. 103].
Est-ce à dire qu'il faut retirer au maître le rôle positif et dominant qu'il
assume dans la direction des activités de la communauté scolaire ? En aucune
façon. Dans la mesure où l'éducation est fondée sur l'expérience et où l'expérience éducative s'avère un processus social, le maître va perdre sa fonction de «
patron » ou de « dictateur » pour prendre celle de « directeur d'un groupe
d'activités ». Ces activités vont s'organiser autour de projets ancrés dans les
intérêts des enfants, sur la base d'échanges réciproques entre les enfants et avec le
maître, puisqu'un projet grandit et prend forme grâce à un processus d'intelli151
gence socialisée. Dewey ne récuse pas l'effort et la volonté ; il entend simplement qu'ils ne s'exercent pas à vide, pour eux-mêmes, mais qu'ils soient un
moyen et un prolongement des intérêts de l'enfant. Si l'intérêt est une impulsion
qui fonctionne comme un moyen de réaliser un idéal par lequel le moi
s'exprime, chaque enfant va vouloir agir pour se réaliser lui-même et, ainsi,
faire les efforts nécessaires pour satisfaire cette nécessité de croissance. Il
revient au maître de placer l'enfant dans une situation où il puisse expérimenter
directement avec les autres. Il faut donc le concevoir comme un organisateur de la
situation d'apprentissage.
La parole est à l'OSTS (Organisation scientifique du travail scolaire)
La pédagogie devient en quelque sorte une science des méthodes d'organisation du travail scolaire. On retrouvera cette tendance dans l'école nouvelle en
France, chez Gloton ou Freinet par exemple. Le premier insiste sur le fait que
l'obligation scolaire ne peut pas être une réponse en tant que telle : pour que
l'enfant s'adapte à l'école et y soit heureux, il faut d'abord que l'école s'adapte à
l'enfant, à ses besoins, à ses intérêts personnels. L'enfant intéressé s'engage et
accepte les règles nécessaires. Comment se fait-il que la relation maître-élève,
souhaitée par l'un et l'autre comme une relation ouverte et détendue, se révèle
dans la majorité des cas comme éprouvante et conflictuelle ? Parce qu'elle reste
fondée sur une relation d'autorité, obstacle radical à une véritable élaboration de la
connaissance comme au progrès opératoire de l'intelligence. Dès lors, la
volonté de relation ne suffit pas. Il convient de substituer à la relation d'autorité la
méthode de découverte car « il n'y a qu'une méthode légitime d'apprentissage,
c'est la formation de soi par l'action libre, avec les autres, par l'expérience des
réalités confrontées et affrontées » [1974, p. 173]. La substitution de la méthode
de la découverte, respectueuse de la science de l'enfant, permet de substituer au
didactisme dogmatique et autoritaire un apprentissage des responsabilités, des
pouvoirs à exercer, des influences à émettre et à recevoir.
Ce recours systématique à l'organisation du travail sera encore plus net
chez Freinet. On quitte, certes, le pragmatisme démocratique de Dewey pour un
socialisme révolutionnaire. Il n'empêche, la tonalité sera la même :
« Le souci de la discipline est en raison inverse de la perfection de l'organisation du
travail, de l'intérêt dynamique et actif des élèvesf...]. La pédagogie de demain
participera à la dégénérescence commune si elle s'obstine dans une tradition
aujourd'hui dépassée sinon condamnée [...]. Je crois avoir montré la seule voie
possible : celle de l'exaltation du travail comme raison, but et technique de toute
l'activité humaine » [1967, p. 267],
L'organisation du travail, voilà le secret de la pédagogie. Quand l'ordre est
assuré par la diversité des tâches, l'école remplit son rôle formatif dans
l'équilibre et la joie. Freinet va ainsi opposer l'ordre silencieux, identique et
mimétique de l'église à l'ordre dynamique, diversifié et complémentaire de
l'usine. L'organisation du travail, sans l'asservir cependant à une chaîne mécanique, résout les problèmes majeurs de l'ordre et de la discipline :
152
« L'ordre chez nous restera ; mais la discipline disparaîtra, remplacée qu'elle
sera par l'organisation de la vie et du travail en commun, par cette communion
manuelle, physique autant que spirituelle d'êtres qui se livrent à un travail-jeu exaltant »
[ibid, p. 270].
Si un problème d'autorité semble surgir, c'est qu'il y a eu erreur ou insuffisance dans l'organisation. Cette dernière sera donc à améliorer, c'est sur elle
qu'il faudra intervenir. Le règne souverain et harmonieux du travail et de son
organisation est la clef de la réussite scolaire. L'univers de la rationalisation de
l'action doit présider l'acte éducatif.
L'école nouvelle (ou moderne) va donc s'efforcer de renverser l'autoritarisme du maître que met en place la pédagogie traditionnelle. Cette dernière,
parce qu'elle s'appuie de façon trop exclusive sur la supériorité naturelle et sur la
supériorité intellectuelle de l'adulte, génère un enseignement dogmatique et la
passivité de l'élève ; elle entraîne par conséquent le manque d'esprit critique et le
manque de formation sociale. Le verbalisme pédagogique y prévaut, ponctué par
l'obsession des questions d'autorité. Est-ce à dire que, pour autant, l'école
nouvelle résout toutes les questions pédagogiques ? Certains n'en sont pas
convaincus et l'accuseront de remplacer l'autoritarisme par le formalisme
[Kessler, 1964]. Au discours de la parole se serait substitué un discours de la
méthode tout aussi pernicieux. Au nom du développement du savoir scientifique, du respect de la psychologie scientifique de l'enfant et de l'organisation, on
déboucherait dans la pratique de la classe à une systématisation de méthodes
(projet, contrat, découverte, plan de travail, etc.) et de techniques (moyens d'observation, machines, référentiels, taxonomies, etc.) qui enferment les enfants et les
adultes dans un dispositif méthodique dont la systématisation signe l'échec et les
limites. Auquel cas, il n'est pas du tout certain que les problèmes d'autorité ne
reparaissent pas ou ne soient pas résolus de façon artificielle et, tout compte
fait, contraignante. Nous ne trancherons pas dans un tel débat mais nous allons
nous efforcer de le dépasser en relevant que le vivre-ensemble à l'école peut très
bien être fondé sur autre chose que sur la science. Même si la nature ne nous
satisfait pas, même si la science nous laisse perplexe, nous gardons la possibilité de
nous tourner cette fois vers le cœur, ses vertus et ses virtuoses.
Le cœur
Que demandent les élèves aux enseignants ? D'être savants certes, mais
surtout de faire preuve de qualités de cœur : qu'ils soient justes, qu'ils soient
compréhensifs, qu'ils soient capables de jeter le masque, ne serait-ce que de
temps en temps. Toute une tradition pédagogique s'inscrit dans cette exigence
qui va articuler de façon symbiotique le cœur du maître et la liberté de l'enfant.
153
L'aspiration à la liberté, la revendication de l'absolue liberté de l'élève supposent
le refus véhément de l'exercice de tout comportement d'autorité. Comme le
souligne Avanzini [1975], au nom du principe éducatif de non-intervention,
l'adulte va s'efforcer d'éliminer toute volonté coercitive. Il croit que le libre
développement de l'enfant le conduira à la liberté et à l'épanouissement. Il croit
que le rôle de l'enseignant, parce qu'il a du cœur, se réduit à écarter ces néfastes
influences susceptibles d'entraver cette heureuse maturation. Qu'on songe ici à
l'expérience libertaire de Tolstoï en Russie vers 1860 ou à celle des pédagogues de
Hambourg entre les deux guerres : quand le maître tente de se mettre au
niveau des élèves, c'est tout le système autoritaire qui s'effondre. Que reste-t-il
alors du maître ? Sa personnalité non contraignante, soit ses qualités de cœur. Il
n'est besoin de rien d'autre puisque la liberté s'identifie à l'épanouissement. La
pédagogie se résout dans des attitudes qui résument la relation entre le maître et
les élèves. A l'autorité se substituent des vertus : l'amour pour les uns, la
confiance et la tendresse pour les autres (sans qu'il soit nécessaire d'opposer ces
uns et ces autres, puisque, en fait, il ne s'agit là que de nuances complémentaires).
Le cœur a des vertus que l'immoral ne connaît pas
Insistons tout d'abord sur l'amour. Déjà, en 1632, dans La grande didactique, Coménius, figure tutélaire de la pédagogie, met au centre de son système ce
qu'il appelle l'affection :
« La discipline forme le caractère à tendre vers ce qui paraît souhaitable : aimer et
vénérer les maîtres, se laisser conduire volontiers, désirer vraiment y être conduit. Le
rôle du bon exemple est d'abord essentiel. On obtiendra l'autorité par de douces
paroles, dictées par l'affection sincère et évidente ; parfois, mais exceptionnellement,
par le tonnerre et la foudre des éclats de voix. Quant aux châtiments sévères, ils
doivent, autant que possible, aboutir à dévoiler des marques d'affection » [1992, p. 240].
Certes, Coménius ne renonce pas à l'autorité et à ses moyens mais il voudrait
que ces actes répressifs soient constamment porteurs de marques d'affection.
L'affection que le maître éprouve pour l'élève est la condition, le moyen et le but
de l'acte éducatif ; l'autorité n'est là que pour la garantir et la restaurer. Si le
maître fait acte d'affection, il ne devrait pas avoir à faire acte d'autorité. Encore
faut-il que chacun fasse son devoir : l'élève son devoir de moralité, le maître son
devoir de pédagogue. En effet, on ne doit pas transiger avec l'immoralité ; la
discipline doit, en revanche, être sévère pour les élèves qui se rendent coupables
dans ce domaine, les impies qui transgressent la loi divine, les désobéissants qui
récidivent en connaissance de cause ou les orgueilleux et les méprisants qui
refusent d'aider autrui. À l'inverse, pour ce qui est du rapport au savoir lui-même,
l'autorité n'a pas lieu d'être ; la pédagogie fait ici la loi : les études bien dirigées
sont en elles-mêmes séduisantes, c'est leur douceur qui attire tout le monde. Si
tel n'est pas le cas, le pédagogue ne peut s'en prendre qu'à lui-même et il n'a
aucune raison, sinon d'avouer son incompétence, de
154
recourir à la force. Affection du maître, amour harmonieux des études,
méthodes pédagogiques attrayantes, répression sévère en matière d'immoralité, tel
serait le secret de l'action éducative selon Coménius. Questions morales mises
à part, on constate donc que l'amour y règle l'existence scolaire.
Quelques siècles plus tard, une autre figure tutélaire de la pédagogie, plus
frondeuse celle-là, mettra aussi l'amour au cœur de son expérience. Héros de
Summerhill, Neill montrera comment on peut aimer les enfants. « Le cœur,
pas la tête », tel sera son mot d'ordre à partir de 1945, si l'on en croit son analyste
reconnu [Saffange, 1985, p. 117]. En éducation comme dans l'existence, l'affectif
est plus important que le conscient et c'est donc à la vie intérieure qu'il faut
s'adresser. L'enseignant est là pour que s'éduque l'affectivité non éduquée ou
plutôt, puisqu'on ne peut éduquer ce qui est inconscient, pour que puisse
s'exprimer l'affectivité non exprimée. Encore faut-il croire de façon absolue à la
liberté laissée à l'enfant accompagnée en permanence par une attitude de
proximité et de compréhension : l'essentiel dans une école, souligne Neill, c'est
l'amour, c'est-à-dire l'acceptation de l'enfant. On ne se sent accepté que si on se
sent aimé ; on ne se sent aimé que si est abolie toute preuve d'autorité. Le
message a au moins le mérite de la clarté. Est-ce à dire que l'adulte renonce à
tous ses droits ? Non, il s'engage seulement à ne pas faire pression au moyen de
son état d'adulte, c'est-à-dire en usant d'autorité ou de moralisation. Les enseignants redeviendront humains précisément le jour où ils renonceront à toute prétention à être supérieurs. Le lien reste affectif, ce qui n'empêche pas l'enfant de se
dégager des captations imaginaires que l'adulte tisse autour de lui, de découvrir et
d'éprouver les différentes nécessités dans lesquelles se structure toute vie humaine.
Neill ne méprise ni la culture ni la morale. Simplement, il veut que les
enfants acquièrent les seuls savoirs et les seules attitudes auxquels ils aspirent
dans ce climat de liberté et d'amour. Selon Saffange cependant, Neill n'atteindra
pas ses buts sur le plan intellectuel :
« // n'a fait que reprendre les méthodes traditionnelles qu'il abhorrait et qui étaient à
l'opposé de ce qu'il souhaitait. Les méthodes, on l'a vu, sont traditionnelles et vieillottes,
les cours ne suivent les intérêts que quelquefois ; les élèves en dernière année
"bachotent" comme dans n'importe quelle école. Le choix individuel promis à
l'enfant ne devient plus qu 'un choix entre accepter et refuser ce que propose la
classe ou le professeur » (p. 178).
Dans son projet sur l'homme, Summerhill privilégie la liberté intérieure, qui
est bonheur, amour, indépendance et force morale, ce qui suppose que l'acte
éducatif soit débarrassé de toute autorité et de toute inculcation. Ni la docilité, ni la
soumission ne peuvent former les citoyens libres que requiert une nation
moderne. Mais, dans le même temps, au-delà de ce projet global, Neill n'a sans
doute pas trouvé les instruments pédagogiques qui permettraient aux élèves
d'éprouver au quotidien cette affection à l'égard du savoir que Coménius avait, lui,
partagée entre la nature de l'élève et la responsabilité de moyens du maître. En tant
qu'attitude fondamentale du rapport entre le maître et l'élève, l'amour
155
ne suffit pas s'il ne rejoint pas l'amour du savoir. Snitzer, un émule de Neill qui a
mené une expérience semblable à Lewis-Wadhams (États-Unis), résume bien la
question en soulignant qu'en fait les professeurs se trouvent soumis à des exigences
contradictoires, puisqu'ils ne doivent jamais retenir leur auditoire mais qu'en
même temps il leur faut réussir à lui faire apprendre quelque chose. Il ajoute
que l'important, c'est qu'enseignants et élèves se rencontrent sur un plan d'égalité
fondamentale, de dignité de personnes :
« Ce qui compte, c'est de s'aimer et d'aimer la vie. Le culte de la vie et la certitude
de connaître des joies et des émerveillements parce qu 'on est un être humain, crée
un lien entre enfant et adulte, entre adulte et enfant, et ce lien est le fondement même
de l'acquisition des connaissances » [1973, p. 77].
Le lien d'amour est donc là pour récuser et éliminer le coup de force que
désigne tout rapport d'autorité. Il ne peut donc pas y avoir de conciliation entre
l'amour et l'autorité, entre la liberté et l'esclavage.
Le cœur, ses vertus et ses virtuoses
On trouve donc, chez les pédagogues, des inconditionnels du cœur ; ils en
chantent les vertus, ils s'en font les virtuoses. Nous venons d'en voir
quelques exemples du côté de l'amour. Cette attitude fondamentale, d'autres
vont la décliner à travers certaines nuances de l'affectivité, qu'ils nommeront le
plus souvent confiance et tendresse. On ne s'étonnera pas de les trouver au tournant
du siècle chez Kergomard, la grande initiatrice des écoles maternelles qui prétend
fonder toute une institution sur l'amour des enfants. On la voit plaider pour la
libre activité qui se discipline d'elle-même et pour l'occupation attrayante
qui se fait travail. Elle n'ira pas jusqu'à rejeter toute notion d'autorité mais elle
s'efforcera de prôner en permanence ce qu'elle nomme une autorité douce contre
la méthode commune de la discipline mécanique. Si l'enfant peut faire le mal,
encore convient-il plus qu'il puisse faire le bien. Or cela dépend de la confiance et
non de la crainte qui, loin d'être le début de la sagesse, n'est que l'ennemi du
développement de l'individualité. Ce qui est à tisser, ce n'est pas un réseau
d'interdits, mais un réseau de tendresse et de fraternité. Quand, un peu plus tard, un
enseignant suisse, Roorda, lance son en: « Le pédagogue n 'aime pas les enfants
» [1918], que dénonce-t-il avant tout ? La même chose en fait. On ne bâtit pas
une pédagogie sur l'autorité et la docilité mais sur la bienveillance et la
confiance.
Quelle preuve pouvons-nous trouver de ce refus des enfants par les
maîtres ? Simplement celle-ci, poursuit Roorda : combien sont-ils à protester
vraiment contre le régime scolaire auquel sont soumis les élèves ? « // existe
beaucoup d'école où les jeunes gens peuvent se spécialiser. Mais nous n'avons
pas encore celle où l'enfant pourra s'épanouir » (p. 26). Enfermés, assis, inoccupés, les écoliers sont des prévenus et le maître passe son temps à déployer des
pratiques de méfiance. Comme le maître adopte d'emblée le ton et les procédés
d'un juge, l'écolier prend naturellement l'attitude d'un prévenu, et d'un prévenu
156
qui à chaque instant peut être pris en flagrant délit d'inattention, d'ignorance ou
d'insoumission. Or, le premier devoir du maître c'est la bienveillance et la
confiance. Sans inquiétude au sujet des fautes inévitables que ses élèves feront
pour commencer, l'enseignant s'appliquera beaucoup plus à accroître leurs
connaissances qu'à leur faire constater leur ignorance. Il faut donc que le pédagogue
apprenne à s'abstenir, à se taire ; il n'aidera les élèves que lorsqu'ils le lui
demanderont ; il s'ingéniera de toutes les manières à entretenir leur persévérance
et leur confiance.
Confiance, tendresse, abob'tion de l'autorité, ce sont bien les maîtres mots de
la tradition éducative libertaire. Après Bakounine, Guillaume et bien
d'autres, Grave parlera, par exemple, de l'attrait du savoir et du plaisir
d'apprendre, Ferrer, de respect mutuel et de cordialité, Faure, de climat de
confiance et d'amitié. Ce dernier, dans son expérience de La Ruche (1904 à
1917), construira une école de la liberté et voudra en faire dès le lendemain
l'école pour tous. Il n'hésitera pas à détourner L'Internationale pour chanter
L'Internationale des enfants aux paroles expressives :
« Debout ! les enfants de tout âge, De tout sexe et de tout pays, Debout ! En un libre
langage, Proclamons le "Droit des petits", On nous parle d'obéissance, Aux devoirs,
aux respects, aux lois, Qui courbent sous le joug l'enfance ; Eh bien ! Que fait-on
de nos droits ? (premier couplet).
Nous voulons manger, boire, Chanter, rire, danser. Nous ne voulons plus
croire, Mais savoir et penser (refrain).
L'école est une geôle, On n 'y parle que de punir ; Captifs, les petits n 'ont
qu'un rôle : Écouter, se taire, obéir. Au diable toute pénitence ! Le travail
fait joyeusement Deviendrait une récompense, L'étude un divertissement »
(quatrième couplet) [repris dans Lewin, 1989, p. 115].
Vif le cœur !
Le cœur seul conduit au savoir, la vertu mène à la raison. N'est-ce pas le
même message que lance et expérimente Rogers ? Quand il parle d'empathie, de
considération délibérément positive, d'acceptation inconditionnelle des
élèves, de nécessité de voir sous l'indiscipline un besoin très vif de reconnaissance, de retournement de toute imposition sur l'autre en pouvoir affectif contre
soi, que fait-il sinon rappeler que certaines attitudes affectives se présentent
comme de réels moyens d'accès au savoir alors que d'autres débouchent inéluctablement sur l'enfermement et l'affrontement ? La confiance instruit et éduque,
l'autorité rend ignorant et serf. Les qualités réelles de la personnalité ne sont
rien moins que déterminantes. L'authenticité est requise. Il ne s'agit ni de donner
le change ni de manipuler, mais bel et bien de reconnaître l'indépendance de
l'autre dans la présence à l'autre. Le maître doit pouvoir se montrer impliqué, à
l'écoute et en dialogue. Les virtuoses du cœur n'ont ainsi de cesse de montrer
ce que nécessite une telle mise en acte d'attitudes pédagogiques, qu'ils les
nomment amour, confiance ou tendresse. En fait, on est là en face d'une
157
véritable quête du bonheur, tout en considérant que c'est la contrainte qui rend
les enfants explosifs ou séditieux.
On se doute bien cependant qu'une telle conception sera loin d'être acceptée
par tout le monde. Les critiques ont été nombreuses mais les plus fortes sont
venues d'une certaine orthodoxie psychanalytique en éducation qui a dénoncé les
limites, les dangers et les illusions d'une telle opération à cœur ouvert. Baïetto
[1982] va ainsi scruter le désir d'enseigner de ces pédagogues. Elle avance qu'ils
essayent de séparer l'autorité, qui est globale et ne se partage pas, du pouvoir qui
peut se diviser et se répartir. Refusant l'autorité, le maître va alors s'engager dans
une triple lutte : contre l'institution et ce qu'elle impose, contre les élèves et leurs
habitudes, contre lui-même et ses pratiques. En s'efforçant de diminuer ses interventions et en acceptant que les élèves puissent ne pas travailler, il cherche à réduire
la distance posée par l'institution avec ceux qu' il veut maintenant considérer comme
des partenaires aptes à prendre et à gérer le pouvoir tout en maîtrisant le savoir. Or,
ce désir de partager le pouvoir n'est en fait qu'une manifestation du désir de
dominer, même si c'est par une voie différente de celui qui fait preuve et montre
d'autorité. En effet, il stipule chez l'élève une demande, celle de sa part de pouvoir,
et un besoin, celui de la prendre. Il va donc s'efforcer de combler ce manque et
d'assouvir le désir de l'autre, ce qui n'est après tout qu'un moyen d'avoir prise
sur lui. Autrement dit, même ce pédagogue qui a du cœur ne parvient pas à rendre
vraiment inopérant ce désir de dominer qui habite, justifie et fait fonctionner
l'autorité. Extirper ce besoin très caché de pouvoir, ce besoin de maîtriser l'autre de
la relation spéculaire reste un idéal inaccessible que les vertus du cœur n'arrivent ni
à cacher ni à satisfaire. Les attitudes affectives ont beau être là pour l'empêcher de
dominer, elles se retournent en moyens de prise sur l'autre. La castration imaginaire
n'est qu'un appel à la toute-puissance. Refuser l'autorité revient à y croire tout en
la maintenant inaccessible, ce qui débouche sur une conscience aimante certes,
mais toujours insatisfaite et malheureuse.
Le pédagogue du cœur ne serait-il qu'un flagellant ? Le verdict psychanalytique porté sur notre pédagogue est donc sans appel :
« Son désir reste celui d'avoir prise sur l'autre pour enfin de compte se faire
reconnaître par lui ; c 'est le désir que l'autre désire le sujet pour que ce dernier se sente
exister, c'est la poursuite de l'autre spéculaire. Telle est la loi qui fonde le désir
impossible à satisfaire. La castration est castration symbolique, impliquant de
renoncera l'adéquation du désir et de son objet, adéquation impossible du fait du
langage » [1982, p.34].
Faut-il pour autant condamner nos pédagogues du cœur ? Ce n'est pas
certain. En effet, après tout, ils ont au moins l'immense avantage de mettre à nu ce
désir de dominer et d'essayer de le gérer autrement que par une acceptation pure
et simple du coup de force qui fonde l'autorité. S'agit-il, chez eux, d'une négation
du désir de dominer ou d'une tentative de maîtrise de ce même désir ? Même si
l'adéquation du désir et de son objet est impossible, les modalités de gestion de ce
qui va se donner à la fois comme une tentative et un renoncement sont loin d'être
neutres et indifférentes sur le plan éducatif. Ce n'est pas parce
158
que la tentative des pédagogues du cœur ne peut qu'échouer sur le plan ultime
du symbolique qu'elle est fausse ou injuste. Dénoncer ou reconnaître le caractère
extrême de cette pédagogie ne résout nullement la question pédagogique qui
nous occupe. Certes, on ne peut exclure la loi, mais précisément toutes ces
pédagogies tracent des voies pour la construire et la maîtriser. Alors que le
recours à l'autorité nous est apparu, lui, comme une véritable exclusion des
modalités du rapport à la loi au nom de la reconnaissance de son caractère
ultime, puisqu'il ne permet pas de construire véritablement le comment vivre
ensemble à l'école. Il se contente de le nier et de l'écraser. On ne peut se contenter
d'adorer la loi. Reste donc à examiner, du côté des pédagogues, la question
centrale suivante : comment peut-on construire ensemble la loi ?
La construction commune de la loi
On ne cesse aujourd'hui de parler de nécessaire éducation à la citoyenneté à
l'école, pour désigner une éducation civique qui va se présenter comme une
éducation à la société, dans l'école elle-même. Reconnaissons que, si l'intention est
louable, les réalisations restent souvent circonstanciées et discrètes. Or voilà bien
longtemps que les pédagogues ont pris en compte de façon radicale une telle
dimension éducative, jusqu'à en faire le centre de leur pédagogie. Les républiques scolaires en sont la manifestation la plus forte et la plus tangible.
1. Les républiques scolaires
Pour répondre à leur désir de construire avec les enfants et les jeunes une
société exemplaire, bien des pédagogues ont élaboré un fonctionnement qu'ils
ont référé à la république. Il ne s'agissait pas seulement de recréer un monde
approprié à l'éducation de la jeunesse, il s'agissait aussi de faire advenir une
autre société, plus conforme à leur conception de la société. Mais, précisément,
cette conception de la société ne sera pas uniforme, tant et si bien que l'on va
trouver différentes tendances dans les républiques d'enfants. Certains feront le
choix de la société libérale, d'autres de la société libertaire et d'autres encore de la
société communiste. Voyons quelques-unes de ces réalisations en respectant ces
différentes catégories.
La guerre par l'école aura bien lieu
Côté libéral, on connaît l'ouvrage magistral de Dewey, Démocratie et
éducation [1916] qui va servir à mettre au centre du débat de société le rôle édu159
catif de l'école. Quelle société « fabrique-t-on » quotidiennement à l'école,
sinon une société opposée à la démocratie ? La dénonciation de ce rôle antidémocratique de l'école va se retrouver chez la plupart des pédagogues de
l'Éducation nouvelle. Ferrière ne sera évidemment pas le dernier à déplorer la
fonction anti-sociale de l'école traditionnelle :
« Parmi les causes profondes de la guerre et du marasme actuel, il en est une dont
on ne s'est peut-être pas avisé jusqu'ici, mais qui me paraît être parmi les plus
importantes. Dans tous les pays d'Europe, l'école s'est efforcée de dresser l'enfant à
l'obéissance passive. Elle n'a rien fait pour développer l'esprit critique. Elle n'a jamais
cherché à favoriser l'entraide. Il est facile de voir où ce dressage patient et continu
devait conduire les peuples » [1921, p. 5].
On a donc appris la guerre aux enfants des écoles, faute d'avoir développé une culture et une société scolaires de l'initiative collective, de l'esprit critique et de la solidarité effective. Inutile pour autant de prendre Ferrière pour un
dangereux révolutionnaire. Il est on ne peut plus prudent dans son approche de la
république scolaire : celle-ci est le meilleur moyen pour faire estimer le travail et
le travailleur, pour faire reconnaître et apprécier la compétence, pour choisir
comme chef le plus capable, pour mettre naturellement thé right man in thé right
place. Il ne cesse de donner des conseils d'élaboration de toute république
d'enfants : procéder par étapes ; proposer et non imposer ; ne pas aller trop loin ;
permettre les tâtonnements ; n'accorder l'autonomie qu'aux enfants qui ont
montré qu'ils savaient obéir. Bref, la république scolaire sera fort sage.
Au tournant du siècle déjà, Demolins avait attribué la supériorité des
Anglo-Saxons à leur éducation libérale, beaucoup plus démocratique, même si
elle est fondée sur l'esprit de lutte, l'autonomie et la marche en avant.
Responsabilité partagée, vie en groupe avec des adultes soucieux de partager
leurs travaux, leurs joies, leur vie quotidienne, ce sont là des moyens éducatifs
conformes à une pratique de l'internat scolaire. En effet, ces républiques
d'enfants seront pour la plupart et pour les plus abouties des internats à la campagne. Certaines, comme l'École des Roches de Demolins et les premières
écoles anglaises, rassembleront des enfants favorisés. Mais elles ne sont pas les
seules. Beaucoup vont s'occuper d'enfants orphelins et elles iront très loin dans
leur mise en place pédagogique. Prenons comme exemple la colonie que
Pougatcheff, un éducateur russe, va créer en 1926 en Palestine pour plus de cent
orphelins juifs réchappes des massacres d'Ukraine en 1919-1920. Selon Kessel, sa
prétention est simple et radicale : faire vivre les enfants entre eux uniquement,
selon des règles élaborées par eux-mêmes. Il y parviendra après avoir établi une
relation de confiance. Il refuse de recevoir les plaintes, il refuse de punir ; il
n'accepte que de conseiller. Que va-t-il advenir ? Une Constitution, élaborée
par tous après de longs entretiens, fondée sur la base de la responsabilité de
chacun, appliquée par un comité de sept membres élus aux charges précises
(ordre, hygiène, présence à l'école, etc.). Un tribunal, seul organe de sanctions,
présidé par Pougatcheff mais à la charge de trois élèves élus, qui a su faire preuve
de clémence et qui n'a eu à juger que quatorze violations à la règle en
160
dix-neuf mois (la privation temporaire des droits civiques étant la sanction la
plus courante).
Constitution. Tribunal. Voilà qui évoque une autre république d'enfants,
celle que Korczak, médecin juif polonais, a menée avec des orphelins de
Varsovie avant d'être exterminé avec eux dans un camp de concentration. Là
encore, le point de départ est très clair : c'est la volonté de supprimer les coercitions, c'est la promesse de ne pas recourir aux méthodes de contrainte habituelles dans les internats, c'est la promesse d'abolir la relation d'autorité. Cela
n'empêchera pas Korczak d'échouer dans quelques circonstances : il se résoudra à
donner la fessée au moins deux fois et il devra se séparer de quelques enfants
aux comportements trop destructeurs. Il tenait avant tout à un organe essentiel,
le tribunal d'enfants dont il avait commencé à rédiger les lois pendant qu'il était à
la guerre. Dans une société qui veut vivre démocratiquement, la justice ne peut
qu'être rendue démocratiquement. L'esprit du code rejoignait tout à fait les
principes éducatifs de Korczak : la compréhension et le pardon. La lettre, elle, était
beaucoup plus impressionnante puisqu'elle comportait mille articles que cinq
juges-enfants devaient faire appliquer chaque semaine. Pourquoi autant d'articles ?
Pour reculer au maximum les verdicts les plus négatifs, ceux qui prenaient acte
du manque d'espoir envers tel ou tel enfant. Après un début difficile, qui se heurta
au manque d'enthousiasme des enfants, le tribunal fut accepté et permit une réelle
régulation de la vie en commun. Mais c'est bien parce qu'il remplissait son rôle
qu'il fut victime d'une subversion de la part de certains enfants qu'il dérangeait
puisqu'il les remettait en cause. Ceux-ci eurent alors l'idée de faire campagne
pour que les prévenus coupables soient pendus sur-le-champ... Et ils réussirent si
bien à empêcher le cours normal du fonctionnement que Korczak dut se résoudre à
suspendre le tribunal, puisqu'il occasionnait plus de désordre qu'il ne générait
d'ordre. Un mois plus tard, il fut rétabli, une fois satisfaites certaines
revendications des enfants (dont celle de pouvoir traduire en justice le personnel
adulte). Autrement dit, la démocratie ne s'impose pas, elle s'éprouve à travers ses
organes propres. La pédagogie en témoigne. Vouloir une société libérale dans une
république scolaire n'est pas toujours de tout repos.
Comment tenir boutique au jardin d'enfants
Quand le projet de société est beaucoup plus radical, on peut parier que
l'expérience ne sera pas non plus lénifiante. Les républiques libertaires
d'enfants sont là pour nous le rappeler. On en trouve une bonne illustration dans
les « boutiques d'enfants » (ou kinderlaeden) de Berlin dont a parlé Sadoun :
« Le but est défaire de l'enfant un membre utile et apte à l'existence de la société en
question[. „] C 'est ce processus que l'on nomme socialisation ; au cours de la phase
primaire de socialisation qui, chez nous, se termine à 6 ans environ, sont mis en
place les fondements des possibilités d'évolution future de l'individu. Les formes de
socialisation sont très différentes selon les systèmes sociaux » [1972, p. 7].
161
L'enjeu éducatif individuel et social de la petite enfance est donc primordial.
Dans l'éducation courante bourgeoise, les moyens de socialisation sont
l'angoisse, la punition et le modèle incritiquable des parents. L'éducation dans la
famille monogamique produit avant tout une structure caractérielle autoritaire qui
porte la responsabilité du type prédominant de ce caractère de sujet soumis, profondément hostile à la démocratie et à son fonctionnement responsable. Pour
changer l'éducation, il faut bien entendu aussi combattre les fondements socioéconomiques du système social qui l'a développée pour assurer son maintien.
L'éducation ne peut être que politique et les forces politiques en place ne vont pas
manquer de combattre les formes éducatives anti-autoritaires mais elles devront
bientôt les tolérer si la résistance est suffisamment forte du côté alternatif.
C'est ainsi qu'à Berlin, en 1968, d'anciennes boutiques vont accueillir des
jardins d'enfants qui se veulent l'instrument et l'émanation d'une Commune,
au croisement de l'anarchisme, du marxisme et de la psychanalyse. Supprimer
l'oppression individuelle par une nouvelle forme de vie collective, voilà le
programme et la promesse de cette république d'enfants et d'adultes. Plus
question de séparer l'activité politique et la vie privée, le lieu de travail et le lieu
d'habitation, l'éducation et la vie en commun. Ces groupes politiques radicaux
ne veulent plus seulement annoncer un nouveau monde, ils veulent le réaliser, en
particulier par l'éducation des enfants (en reprenant les expériences du jardin
d'enfants expérimental de Véra Schmidt à Moscou en 1924 et en allant au-delà
d'un Neill jugé trop bourgeois). Liberté ? Oui, mais non une liberté chaotique,
plutôt une liberté de confrontation, qui accepte les conflits et les agressions, qui
permet aux enfants de prendre une part aussi active que possible à l'établissement et
à la réalisation du fonctionnement commun. Pour éviter le refoulement, qui fait en
sorte que chacun retourne contre lui-même les conflits ressentis, il est nécessaire
de maintenir aussi bas que possible l'angoisse de socialisation. Par quels moyens ?
En laissant aux enfants la possibilité de vivre pleinement leurs conflits et leurs
agressions ; en leur permettant de développer jusqu'au bout leur action ludique ;
en approuvant sans malentendu la sexualité enfantine ; en permettant à l'enfant
de maintenir conscient le côté négatif de l'ambivalence à l'égard des parents, au
lieu de le refouler. Telles sont les règles de la construction de la république
d'enfants. Il ne s'agira donc pas d'éduquer à l'ordre, à l'obéissance et à la
propreté, instruments privilégiés de l'ordre social capitaliste. L'objectif n'est pas
de créer un environnement différent pour produire des enfants différents, libres et
anti-autoritaires. Il est de permettre à ces enfants de transformer le monde
environnant, de se préparer à la lutte des classes, d'affronter les élèves éduqués
autoritairement et les professeurs répressifs. La république du jardin d'enfants n'a
de sens que dans l'avènement de la Commune et du grand soir. L'éducation est là
pour transformer l'ordre établi. Elle est révolutionnaire. Son instrument n'est autre
que la construction commune de la vie, avant l'école, pendant l'école et après
l'école.
Les républiques d'enfants sont donc fonction du type de société souhaité et
promu. Nous avons rencontré les républiques libérales, nous venons de présenter
une république libertaire fortement marquée de marxisme. Il serait pour
162
autant faux de croire que ce dernier n'a donné que cette forme de société. Le
communisme a été assez grand pour accueillir bien d'autres réalités éducatives,
Nous en trouverons une forme privilégiée dans les républiques scolaires communistes « orthodoxes » de Makarenko, l'emblème de l'éducation soviétique
triomphante. Pourtant, beaucoup vont considérer que les communes créées dans ce
cadre, même si elles se nomment républiques, fonctionnent à l'autorité.
Autrement dit, ce qui régit la vie commune, c'est bel et bien l'autorité et non la
liberté ou... la république. De telles communes doivent donc être regardées
comme autoritaires. L'autorité structure la démocratie plus que la démocratie
n'irrigue l'autorité. Au fond, la tradition éducative est alors respectée ; seule
change la justification d'un tel comportement éducatif. Sous couvert de république, sous couvert de construction commune de la loi, l'autorité continue à
fonctionner, n'ayant trouvé qu'une nouvelle et « bonne raison » de légitimer le
coup de force qui régit le rapport entre les adultes éducateurs et les enfants à
éduquer.
L'homme collectif ne punit pas, il délivre
Analysant les différentes figures de la pédagogie socialiste, Dietrich
[1973] sera ainsi particulièrement critique à l'égard de Makarenko. Rappelons
que la commune est composée de sections et qu'à la tête de chaque section (sept à
quinze enfants d'âge hétérogène) il y a un chef ou commandant qui, bien que
responsable, n'a pas de privilèges. Ces commandants seront d'abord nommés
par Makarenko puis par le conseil des commandants, véritable instance de décisions de la colonie. L'important, c'est d'exercer les vertus sociales et cela se fait
avant tout par la participation au travail productif qui seul, contrairement à
l'activité scolaire purement intellectuelle, exige un projet commun, la solidarité
dans le processus de travail, le sens des responsabilités et de la discipline. Cette
dernière est le résultat de l'éducation. L'ensemble du processus éducatif réalisé
dans le collectif doit renforcer et déterminer la conscience, de telle sorte qu'en
découle une discipline consciente. L'organisation collective a donc comme
fonction de faire prendre conscience de sa propre nécessité et de sa propre justesse de façon à ce que chacun en arrive à prendre conscience de la nécessité et de
la justesse de l'ordre nouveau collectif. L'autorité n'est donc pas un principe ; c'est
l'organisation du collectif qui doit suffire à faire fonctionner la république des
enfants. Le collectif intériorise et fait consentir. Pour Makarenko, il n'est pas
autoritaire et il n'a pas à l'être parce qu'il est juste. Le problème, c'est que
fondu dans le principe de la justesse de la cause, le fonctionnement du collectif a
fait plus que l'éloge de l'autorité.
Au nom du collectif et parce que seul celui-ci est juste, l'individu doit
renoncer à ses intérêts personnels, se discipliner lui-même. C'est à lui de se faire
autorité mais, s'il n'y parvient pas, le collectif doit lui venir en aide par des
punitions individuelles, adaptées à l'infraction et délivrées au nom des organes
d'auto-administration. La liste est assez variée : discussion en tête-à-tête (alors
qu'il refuse toute forme individuelle dans la réalité scolaire ou éducative),
163
blâme, tâche supplémentaire, etc. Mais, dans tous les cas, il faudra continuer à
tenir tout un chacun dans la plus haute considération, ce qui est le moyen de lui
montrer que, quand il sera devenu un homme nouveau, il n'aura plus besoin des
punitions. Mystique du travail, mystique du collectif, mystique du renoncement,
mystique de la réalisation... On retrouve là les lignes de force de la pensée
marxiste-léniniste en éducation. L'éducation prise comme un tout est réalisée
par le travail collectif et dans le travail collectif. Le collectif est ainsi l'entité primitive. Il fait autorité et il fait l'autorité. Isolée, individuelle, la personne ne peut
accéder au bonheur. Seule l'autorité du collectif permet à chacun et à tous de se
réaliser. Une telle autorité est conçue avant tout comme descendante, elle fonctionne sur les ordres donnés et reçus par chacun au nom de tous. L'obéissance est
civique, elle est la marque de l'emprise du collectif et de la réalisation de la
société nouvelle. C'est bien parce que la société est nouvelle que l'obéissance est
juste, normale et que l'autorité ne peut être discutée. Ailleurs, elle n'est que le
chemin de l'exploitation et de l'aliénation. Dans les colonies de Makarenko, la
justesse de la loi commune préexiste au collectif et à sa construction, tant et si bien
que l'autorité se retrouve au centre du système, cette fois encore pour tenir et
justifier la cause préalable. La loi n'est pas vraiment construite en commun, elle
est donnée comme préalable et inaliénable. Sa justesse la rend d'autorité et la fait
autoritaire et on aura beau déclarer juste le coup de force, il restera force.
Cependant, d'autres analystes de Makarenko se sont efforcés de montrer
que son influence éducative ne tenait pas vraiment à ce dispositif collectif autoritaire. C'est le cas de Marc :
« "Croire" en l'individu, et toujours exiger de lui parce qu'on le sait capable de
tout apprentissage, c'est là le pilier de la certitude pédagogique de Makarenko » [1984,
p. 157].
Autrement dit, l'attitude fondamentale d'acceptation prime sur l'organisation des structures et des activités de la communauté. On n'aurait vu que le
côté militarisation de l'éducateur soviétique, alors que sa réussite tient d'abord au
pari positif initial, donc à ses attentes d'éducateur. Sans elle, il n'aurait
obtenu qu'un dressage et qu'un conditionnement, ce qui ne semble pas être la
caractéristique des colons de Makarenko, preuve que c'est autre chose qui joue, à
savoir l'espoir, l'intérêt, le respect, l'attente d'une personne à l'égard d'une
autre personne, et non un collectif ou une cause commune. Faut-il croire que la
réussite éducative de Makarenko rejoint celle d'un Rogers ou d'un Neill ? Que
les qualités de cœur transcendent tout le dispositif éducatif et « effacent » l'autorité
du collectif ? Cela ne manquerait pas de piquant.
La main tendue de l'enfant battu
II semble bien effectivement que, malgré la discipline, malgré l'autorité,
Makarenko ait réussi à faire passer le caractère profondément humain de sa
colonie. L'attitude transcende le dispositif, ce qui signifie que la construction
commune de la loi ne doit pas uniquement être considérée dans la structure mise
164
en place, mais dans la disposition qui prévaut. Or, Makarenko semble être parvenu
à éclairer le collectif par la confiance envers les enfants :
« // use jusqu'à la témérité, à leur égard, de la confiance, une confiance qui les
surprend eux-mêmes, les émeut, leur donne le désir d'en être dignes [...] S'il faut une
discipline, ce doit être une discipline consentie » [Chanel, 1975, p. 131-132].
L'éducateur s'imposait certes aux colons, mais c'est leur estime et leur
affection qu'il cherchait, au nom de la haute ambition qu'il avait d'eux. Quitte à
s'emporter parfois dans des colères épiques contre le désordre, la négligence ou
l'imperfection, colères qui provoquaient un regain de vénération et d'amour, et
non une bouffée de haine ou de rancune. Les enfants y voyaient la preuve de
son courage, de son intérêt, de sa passion, de sa confiance ; ils en arrivaient
même dans certains cas à consoler Makarenko de ce désespoir qui l'avait saisi, à lui
renvoyer cette confiance qu'ils avaient perçue en lui. On peut effectivement croire
que, pour que l'enfant battu tende la main à l'éducateur qui le frappe (expérience
que Makarenko a vécue et qui l'a beaucoup marqué), cela suppose que l'enfant
transforme la faiblesse de l'acte de l'éducateur en affirmation de la force de la
confiance par-delà la douleur du désespoir affiché.
Cette humanité qui régissait la colonie se marquait aussi par le fait que,
dans un dispositif éducatif très stable, l'éducateur n'hésitait pas, en matière de
punitions, à sanctionner différemment pour les mêmes fautes, l'essentiel n'étant pas
de punir mais de prévenir. Il restait souple, attentif à l'humanité de chacun, sans
recettes stéréotypées, conjuguant droit au bonheur et devoir de responsabilité.
L'obéissance est une voie, non un but, ce qu'elle devient quand l'exigence se fait
mécanique. Obéir pour obéir consacre, certes, la tranquillité des responsables mais
risque fort de s'effondrer plus rapidement que prévu. Makarenko n'hésite pas à
condamner bien des formes d'autorité erronée : l'autorité oppressive (la terreur),
l'autorité distante (lointaine et absolue), l'autorité m'as-tu-vu (qui se vante en
permanence), l'autorité pédantesque (où la parole est sacrée), l'autorité
raisonneuse (qui fait des sermons), l'autorité affectueuse (qui déploie le chantage),
l'autorité débonnaire (qui cède à tout), l'autorité amicale (qui joue de l'égalité),
l'autorité corruptrice (qui achète)... [in Medynski, s.d.]. Reste-t-il encore une
bonne forme d'autorité ? On a en fait l'impression que, pour notre éducateur
soviétique, l'autorité est passagère, transitoire. Il a l'espoir que dans un bon
régime, c'est-à-dire dans un collectif qui serait parvenu à une organisation
totalement satisfaisante, à force de patience, on devrait parvenir à se passer de
punitions. La république scolaire devrait pouvoir épanouir et satisfaire les
colons-citoyens à tel point que l'autorité serait absorbée dans le fonctionnement du
collectif et que les marques rectifïcatrices de cette autorité n'auraient plus à se
manifester. En attendant, la république est en marche, camarades, et il s'agit d'y
parvenir, ce qui suppose qu'on se donne les moyens de rappeler le chemin et le
but, mais toujours sur un fond de valeurs humaines relationnelles. Tant que
l'individu n'est pas serti dans le dispositif collectif et épanoui en lui, le cœur doit
compenser la rigueur. Telle est la loi passagère de la construction commune de la
loi.
165
2. La loi et ses médiations
Même grandioses, les républiques scolaires ne sont plus. Tout au moins
leur grande période est passée. Elles ne peuvent plus servir de référence immédiate à la réalité scolaire quotidienne d'aujourd'hui. Il ne s'agit pas d'abord de
leurs divergences très fortes, que nous avons pu présenter et référer aux sociétés
qu'elles visaient à réaliser. Il s'agit plutôt des conditions de fonctionnement des
écoles actuelles. Faut-il pour autant les exclure et ne plus les considérer ? En
aucune façon, car la direction qu'elles montrent et l'esprit qui les a animées restent
justes. Les moyens, eux, diffèrent. En effet, ces réalisations, dont certaines furent
pour le moins grandioses et que l'école de la République a eu bien du mal à
intégrer, ont montré que pour fonder le vivre-ensemble à l'école il était nécessaire
de s'engager sur la voie de la construction commune de la loi. Faut-il y
renoncer dans l'école « ordinaire » ? Faut-il se contenter de régler la question
par l'affirmation de l'autorité ? Nous avons vu que la plupart des pédagogues ne
pouvaient s'y résoudre. Tant et si bien que certains en arrivent maintenant à poser
directement la question de la loi et de l'élaboration de ses médiations. Qu'estce qui les incite à le faire ? Quels moyens déploient-ils pour y parvenir ? Voilà les
deux questions qui nous restent à traiter.
L'autodiscipline ne passera pas
Pourquoi se lancer dans une telle opération ? Par refus d'un constat en
premier lieu : à l'école, institution bureaucratique, les élèves en arrivent à avoir
peur du changement, à croire aux fatalités de tous ordres, à prendre l'habitude de
ne pas espérer à d'autres possibles. L'enfant demeure prisonnier de la violence
de l'institution ; il paraît condamné à ne pouvoir imaginer une nouvelle
distribution du pouvoir. L'école n'apprend pas dans les faits la démocratie, elle
fait faire l'expérience que le pouvoir est toujours violent et elle engendre certes
des révoltes, mais des révoltes qui ne sont le plus souvent que des révoltes
d'esclaves. À l'autorité qui sévit en maître, au coup de force qui fait la loi, il est
donc plus qu'urgent de substituer, d'autoriser le plein usage de la parole. Plein
usage et non pas usage réservé, usage de réserve, car la tentation est grande de
ne donner aux élèves qu'une toute petite part de construction et de gestion de la
loi. L'exemple le plus probant en ce sens se nomme autodiscipline. Comme
nous l'avons expérimenté et exprimé antérieurement, il s'agit de dénoncer son
faux-semblant :
« [Elle] ne vise en quelque sorte qu'à contrebalancer et effacer quelques
conséquences négatives du processus "enseigner", à savoir la dépendance,
l'irresponsabilité et l'individualisme. Loin de contrecarrer ce processus, elle en
apparaît comme le née plus ultra puisqu'elle veut assurer le fonctionnement
harmonieux du couple privilégié professeur-savoir ; les élèves rendent alors hommage
à cette liaison première en se contraignant eux-mêmes, en assumant pleinement la
place du mort. L'autodiscipline n 'est en quelque sorte qu'une sur-acceptation du
processus "enseigner". Elle semble favori-
166
ser chez les élèves une attitude commune et une responsabilisation ; en fait,
elle les exclut de la gestion du savoir, elle n'est qu'une sacralisation de la
pédagogie traditionnelle » [Houssaye, 1988, p. 76].
La démocratie dans la classe ne peut pas être parcellaire, elle doit concerner
l'ensemble du processus éducatif. Les médiations mises en œuvre pour
construire la loi doivent appréhender l'ensemble des facteurs de la situation
pédagogique. C'est bien ce que les républiques scolaires tentaient de mettre en
place, c'est ce que le self-government de l'Education nouvelle n'a pas toujours su
réussir. Si libération de la parole il y a, elle ne peut se faire dans une zone
réservée. Toute éducation est d'abord, en tant que processus, auto-éducation,
mais, en tant qu'elle passe par des moyens, elle est tout autant interéducation.
Seulement, le plus souvent, il y a un blocage car la relation d'autorité retient les
médiations en concentrant tous les rôles sur la fonction émettrice, ce qui génère
une concentration des pouvoirs et une subordination de tous à une fonction
tenue par une personne [Juffé, 1968]. Ne convient-il pas de passer d'une relation
d'autorité, qui fonde des relations de dépendance, à une relation d'éducation, qui
privilégie les relations d'interdépendance ? La loi devient le fruit des
médiations... et des conflits. Chaque membre du groupe en présence n'a-t-il pas
ses propres orientations ? Ne s'agit-il pas de les harmoniser, de les dépasser, de
définir une action à mener qui puisse être assumée par tous les participants dans la
mise en perspective des projets d'accomplissement personnels ?
La relation d'autorité se présente le plus souvent comme la prérogative de
celui qui se substitue aux membres du groupe pour penser, comprendre, décider à la
place des autres. Elle absorbe et régit les différentes médiations. Elle devient
source, moyen et but de la loi dans la classe. Même si elle vise la libération des
ressources individuelles et du groupe, même si elle prétend élucider et permettre
l'acceptation par les individus de leurs capacités et de leurs limites, elle bloque la
réalisation de son intention, tout en prétendant se justifier par elle. Le maître réunit
en lui-même le pouvoir et l'autorité. Seulement, lorsque le pouvoir a absorbé la
fonction que l'autorité tente de remplir (ouvrir les médiations), il se manifeste par
des intermédiaires hiérarchiques et non plus médiateurs. La relation éducative
est alors pénétrée de violence ; le pouvoir de décider engendre le refus
d'exécuter [Dardelin, 1968], II y a longtemps que la pédagogie institutionnelle a
dénoncé cette absorption des médiations dans la relation d'autorité et qu'elle
cherche à articuler la loi dans la classe sur la mise en place de ces mêmes
médiations, à rebours du fonctionnement par l'autorité. Sont alors dénoncés la
pédagogie traditionnelle et son imaginaire, dans ses centrations sur le maître, le
programme, les examens, la concurrence et l'absence de transversa-lité [Imbert,
1973]. Faire de la discipline ne peut qu'être perçu et vécu que comme une
attribution centrale (quoique regrettable) du maître, faute de situations
suffisamment porteuses de la nécessité de l'échange et de son contrôle. C'est la
mise en place de situations pédagogiques et d'institutions porteuses en ellesmêmes de l'obligation à l'échange, à la parole qui évite le recours à l'autorité, pour
conduire à une pratique effective de ce qui se nommait alors l'autogestion.
Aujourd'hui, la référence plus proprement politique à l'autogestion
167
s'est singulièrement estompée. Reste, plus modeste, la gestion quotidienne de la loi
dans la classe et, donc, les médiations en tant que moyen de gérer autrement les
échanges dans la situation éducative, en excluant l'autorité, au nom d'une
gestion « saine » des relations.
La loi du maître-passeur
La loi est un principe. Elle pose en principe que l'élaboration et la gestion
de la situation éducative ne peut se faire par le relation d'autorité. La loi n'est
pas d'abord un ensemble de règles, elle est un processus de production, un
processus de construction en commun. À l'inverse d'un règlement, dans la
pédagogie institutionnelle, la loi de la classe est créée par le collectif, dans le
cadre du conseil. Elle se traduit par l'énoncé des droits et des obligations qui
s'imposent à chacun. La loi est avant tout l'institution des institutions. La loi
dans la classe médiatise les relations entre le maître et les élèves mais aussi les
relations des élèves entre eux : la loi constitue cette médiation qui me permettra
d'entrer en relation avec le groupe, de m'allier à autrui, mais aussi de me délier
de son emprise. Tout en garantissant la sécurité physique et psychologique des
sujets, elle favorise les interactions dans la classe. Longtemps les pédagogies
nouvelles et institutionnelles ont dénoncé l'école caserne. Si cette tendance
demeure aujourd'hui, elle est de plus en plus accompagnée par une autre dénonciation, celle de l'école sans loi. Imbert est souvent revenu sur ce thème, soulignant qu'il devient de plus en plus difficile à l'école de dire le nom du père sans
qu'on en soit réduit à des images de père castrateur ou de père défaillant.
Pourtant, le contexte actuel rend indispensable d'articuler l'émergence du
désir à la création d'un acte, et ce avec d'autres, avec le maître. Le modèle des
relations dans la classe ne peut être ni la jungle ni la caserne, mais le chantier où
chacun assume sa tâche dans la nécessité des rapports au monde et aux
choses. Imbert parle à ce propos de véritable « choix éthique » :
« Soit camper armés de pied en cap de la force des règles et de leurs enjeux
imaginaires, soit se laisser transporter, déporter, hors de son camp et se risquer à tenir
la place de passeur. Par passeur, entendons ici celui qui capte l'émergence d'une
parole, d'un désir et, plus encore, fait le pari de l'émergence possible de cette parole
et de ce désir, quelle que soit l'épaisseur des sables dans lesquels ils paraissent s'être
évanouis ; celui, enfin, qui témoigne qu'il y a bien eu parole et qu'il en a reçu le
message» [1994, p. 130].
Faire la classe revient à ouvrir un réseau hors du face-à-face duel entre les
élèves et un maître avant tout soucieux d'être le représentant de l'autorité et de
retenir, d'épingler les signes avant-coureurs de la délinquance. C'est donc faire le
travail de médiation par l'intermédiaire de la mise en pratique de la loi de
l'échange. C'est structurer les choses de sorte que des lieux, des « faire différents »
puissent s'articuler entre eux, aptes à soutenir des transferts, à faire passer le désir.
La loi se construit, elle se détruit quand elle devient la loi du plus fort ou celle de
l'adulte. Aller à l'école reviendrait-il à éprouver que les adultes ne sont pas
opposés aux enfants ? La loi se doit, certes, d'être impersonnelle
168
mais avant tout elle doit être perçue comme nécessaire et maîtrisable. C'est bien ce
qui fait qu'elle ne peut être régie par une relation d'autorité mais par une relation
de reconnaissance et d'amour. Faire l'école, c'est faire en sorte que se génère
la loi commune et que s'élaborent les médiations qui structurent l'échange
et construisent l'apprentissage.
Il est plus que temps de suspendre ce parcours au sein des pédagogies.
Rappelons quel était notre problème initial : sur quoi peut-on fonder le vivreensemble à l'école ? Nous avons vu que la plupart des pédagogues ont récusé
l'autorité et qu'ils ont voulu explorer et conjuguer, précisément pour la fuir, bien
des voies : la nature, pour certains ; la science, pour d'autres ; le cœur, pour
beaucoup ; la construction commune de la loi, pour un grand nombre. Il ne
serait pas faux d'avancer que, pour les pédagogues, l'échec de l'école est inscrit
dans le recours à l'autorité et que le recours à l'autorité entretient l'impossibilité
éducative. Faire l'école consiste à se débarrasser de l'autorité. L'autorité ou la vie,
il faut choisir. Les pédagogues se sont prononcés depuis longtemps. L'école,
elle, n'en finit pas de se nier, faute de vouloir assumer véritablement le vivreensemble et ses modalités.
Oublier le triangle
Cette incursion au sein des pédagogies nous permet-elle d'éclairer de
façon significative nos trois entrées privilégiées, à savoir le triangle pédagogique, la socialisation et le sens de l'éducation ? Côté triangle, il apparaît que le
rapport entre le maître et les élèves, qu'il soit de défiance ou de confiance, est
premier pour « établir » l'acte éducatif. « Former » est donc initial. Les moyens
sont toujours seconds et ils ont tendance à se justifier, soit par « enseigner », soit
par « apprendre », sauf quand une pédagogie reconnaît comme première la
nature sociale de l'enfant (au risque de refuser le savoir en raison de la nature
même de la socialisation). Cependant, même s'ils reconnaissent que l'autorité
pose nécessairement la question du rapport entre le maître et les élèves, tous les
pédagogues ne s'en tiennent pas à une telle articulation. Peu nombreux, mais
réels, sont ceux qui cherchent à ancrer « former » dans « enseigner » au nom de la
primauté du savoir du maître. D'autres vont se tourner vers « apprendre » en
s'efforçant de mesurer l'apprentissage (Skinner) ou d'organiser le travail
(Dewey, Freinet, Gloton). Mais beaucoup en restent à « former », qu'ils mesurent
la relation (Robin) ou qu'ils la structurent par différents moyens. Il pourra s'agir
de l'amour (Neill), de la confiance ou de la tendresse (les libertaires, Rogers),
de l'instauration de républiques (Desmolins, Korczak, Makarenko), de la quête de
médiations porteuses de la loi (Oury, Imbert).
Le pédagogue du cœur est ici très significatif. Parce qu'il renonce à
l'autorité, au coup de force du rapport entre le maître et les élèves, à la justifica169
tion du rapport privilégié entre le maître et le savoir, ce pédagogue pose comme
première l'attitude positive du rapport entre le maître et les élèves ; il remplace la
force, la méfiance et la peur par l'amour ; il fait de cette position le moyen pour
que l'élève accède au savoir, pour qu'il apprenne en éprouvant sa propre liberté.
Avec les républiques scolaires, par ailleurs, on perçoit que toute l'éducation « tient
» sur la base qu'est le processus « former », que la construction de l'individu et de
la société (réels et idéaux) repose sur la capacité à construire en commun la loi, en
fonction d'un modèle. N'oublions pas en effet que le triangle pédagogique est
toujours inscrit dans un cercle, à savoir l'institution. « Former », dans son
indécision initiale (en tant qu'il se distancie du savoir), entraîne la mise en
place et en œuvre des médiations à construire. Parce qu'il pose le face-à-face
entre le maître et les élèves et qu'il le dévoile dans toute situation éducative,
un tel processus amène à faire émerger des réseaux de médiations, à
questionner et à gérer la loi dans les lois. En même temps, vouloir résoudre la
question de la discipline uniquement sur « former », comme le tentent
l'autodiscipline ou le self-government, c'est bel et bien se leurrer car, même si la
question de l'autorité se pose dans le rapport entre le maître et les élèves, c'est
l'ensemble du processus éducatif qui est en jeu. On ne peut oublier le triangle.
On ne peut traiter « former » à part : les médiations qui permettent de
construire la loi commune ne peuvent que concerner tous les éléments du triangle.
C'est précisément ce que l'approche de la socialisation par les pédagogues va aussi établir. La plupart des pédagogues s'accordent à penser que prétendre bâtir la socialisation sur l'imposition et la contrainte dans le rapport entre le
maître et les élèves, c'est détruire la possibilité de construire tant le rapport entre
le maître et les élèves que le rapport entre les élèves et le savoir (puisque seul le
maître garantit le savoir et est garanti de savoir). On peut ainsi en quelque
sorte affirmer qu'à l'école socialiser consiste à unir par l'acte pédagogique le
rapport au savoir et le rapport aux autres. Le rôle du pédagogue est d'articuler
ces deux aspects. On verra ainsi Cousinet poser que la socialisation des enfants
entre eux est « naturelle » et qu'il s'agit donc de fonder sur elle le rapport au
savoir. Pour d'autres, la socialisation est une œuvre de personnalisation ; elle
passe par le cœur, le dialogue, la confiance, la liberté, l'amour ou
l'organisation du travail. Puisqu'on dispose du savoir sur la socialisation et
qu'on peut la construire (par des attitudes, des règles, des lois), il devient possible
dans le même mouvement de faire accéder les élèves au savoir. Apprendre et se
socialiser ne font qu'un.
Le sens de l'acte du sens
Rencontrer la réalité du pouvoir, de la gestion de la maîtrise de l'autre est
inévitable. Les républiques scolaires se présentent ainsi comme des tentatives de
construction et de gestion de la socialisation opposées à la régulation par l'ordre,
quitte même, pour les libertaires, à se proposer de maintenir très bas l'angoisse de
socialisation. C'est la construction commune qui éduque, en fonction d'un
170
type d'homme et d'un type de société. La socialisation se présente à la fois
comme une nécessité, un but et un moyen. Pour la plupart des pédagogues, elle
n'est ni déjà faite ni posée comme un but externe ; elle est à faire au quotidien
des médiations. Le maître l'initie, l'autorise ; il disjoint le pouvoir de l'autorité ; il
choisit les médiations contre la hiérarchie ; il se tourne vers la loi qui se
construit en récusant la loi du plus fort, celle de l'adulte ; il accepte de se dessaisir
du rapport d'autorité pour permettre à tous de saisir ensemble la loi commune
du vivre-ensemble à l'école. Nous l'avons vu, faire l'école c'est faire en sorte que
se génèrent les médiations communes, que se construise dans le même
mouvement le rapport au savoir, au maître et aux autres, dans une socialisation
reconnue et assumée. Cette dernière ne peut s'en tenir au seul rapport entre le
maître et les élèves, elle concerne et recouvre l'ensemble des éléments de la
situation pédagogique.
Voyons, enfin, la question du sens de l'éducation. Il est frappant de
constater comment différents systèmes de référence (le christianisme, le socialisme, le libéralisme pragmatique) peuvent en arriver à justifier les mêmes pratiques autoritaires. La « défense » des valeurs a souvent servi à imposer l'autorité,
à justifier le coup de force, à faire obtenir l'obéissance, la soumission en tant
que conditions de liberté. L'autorité s'est donnée comme l'action de l'autre sur soi
pour que le « mauvais » soi, le « faux » soi trouve ou retrouve sa nature originelle
ou conquise d'homme de raison, d'autonomie, de responsabilité, de liberté. Du
côté des pédagogues, à l'inverse, au moins pour la majorité d'entre eux, l'autorité
est posée comme anti-éducative et le sens de l'éducation revient précisément à lui
tourner le dos. Le sens s'allie résolument à la liberté mais cette dernière peut se
décliner au moins de deux façons : ou bien elle se trouve dans la science et la
raison, ou bien elle passe par l'amour, la confiance et la tendresse. Le sens de
l'école serait alors dans la conjugaison et la déclinaison du vivre-ensemble, de
l'agir ensemble, du vouloir ensemble, et ce dans la confrontation au savoir. En
sachant que le savoir, à lui seul, même et surtout si le maître s'en réclame, ne résout
et ne dissout pas le vivre-ensemble.
En même temps, les républiques scolaires ont montré que les fins éducatives
donnaient sens à l'école. Ces fins sont en quelque sorte « déposées » dans le type
d'homme et de société cherché et à réaliser. Maison d'école, maison
d'éducation, maison de société. La polis est le sens, ce sens commun que les
acteurs de l'éducation se donnent en construisant leur république scolaire.
Même si, parfois, à force de rappeler le sens et la direction, des « accidents »
d'autorité surviennent, compensés par les qualités de cœur des éducateurs (cf.
Makarenko). République scolaire ou pas, l'éducation surgit comme un processus
global qui concerne unanimement la socialisation et le rapport au savoir : on ne
peut éduquer en traitant chaque aspect séparément. Cela étant, le sens de
l'éducation réside de plus en plus dans l'acte même de construction du vivreensemble à l'école. Contrairement au temps de l'autorité, contrairement au
temps des républiques scolaires, une disjonction se fait de plus en plus forte
entre l'acte et la fin. La même fin peut servir à justifier des actes pédagogiques
fort différents. Le même acte peut être lu comme favorisant des buts éducatifs
171
fort différents. Cela fait que le sens de l'éducation se tourne de plus en plus sur
l'acte lui-même, sur le faire en tant que tel, tant et si bien qu'il ne serait pas
absurde de dire que le fondement du vivre-ensemble à l'école réside dans la
construction même de ce vivre-ensemble. Loin d'être nié, le sens est rapatrié
dans l'acte lui-même. L'acte du sens trouve le sens dans l'acte. Le sens de l'acte n'a
de sens que dans l'acte, ce qui n'exclut pas un au-delà du sens mais ce qui, en
tout état de cause, ne l'inclut pas comme une nécessité immédiate.
172
Conclusion
L'autorité à l'école existe-t-elle ? Telle était notre (curieuse) question initiale. Refusant de nous enfermer d'emblée dans des définitions, nous nous
sommes posé les questions suivantes : est-il nécessaire que l'autorité existe à
l'école ? L'autorité à l'école est-elle indispensable ? En quoi la question de
l'autorité nous permet-elle de comprendre la nature, les modalités et le sens de
l'école ?
Lumières tamisées
Ayant maintenant passé cette question de l'autorité au tamis des différentes approches (historique, psychologique, sociologique, philosophique et
pédagogique), nous pouvons appréhender de façon plus approfondie les rapports
entre l'autorité et l'école. L'analyse de la situation actuelle a fait nettement
ressortir que l'image de l'autorité est contrastée, que l'aspect répressif y est
massivement présent et que sa réalité est quasiment universelle. En fait, au-delà
des problèmes d'autorité qu'on constate et qu'on cherche à expliquer de différentes façons, c'est l'autorité elle-même qui fait problème à l'école aujourd'hui.
L'autorité est un problème. Qui plus est, l'analyse historique permet de constater
que ce n'est nullement nouveau. Le problème n'a cessé de se poser ; les pratiques ont toujours été majoritairement coercitives ; les théories éducatives ont
eu beau les combattre soit par des justifications soit par des prescriptions opposées, l'autorité est restée un problème permanent à l'école. En matière d'autorité à
l'école, nihil novi sub sole,
Mais pourquoi en est-il ainsi ? Tout simplement parce que le rapport
d'autorité exclut le rapport à l'autre et fuit la question du vivre-ensemble ; tout
simplement parce que l'autorité est et n'est qu'un coup de force initial qui instaure
le pouvoir du maître sur les élèves à l'école. On a beau essayer de cacher, de
légaliser, de légitimer ce coup de force, son arbitraire ne cesse de ressortir et de se
manifester. Les problèmes d'autorité, à la fois permanents et inavouables, ne
peuvent se comprendre que comme une résistance, une réponse et une réac173
don à ce coup de force initial. Au fond, ce qui se pose à travers le problème de
l'autorité, c'est la question de la construction et de la légitimation de la loi à
l'école, de cette loi qui permet de se confronter au vivre-ensemble. En ce sens,
l'autorité est un véritable refus d'affronter ce vivre-ensemble en substituant
l'imposition à la construction.
Or, s'il apparaît bien qu'à l'école la loi est première, qu'est-ce qui peut la
fonder ? La prééminence du rapport au savoir, qu'elle s'appuie sur la primauté
des contenus culturels ou sur l'impératif de la loi morale, se révèle être une
impasse. Qui plus est, elle génère même les problèmes d'autorité au quotidien :
refus et décalages en découlent, processus de destruction et de crispation ne cessent
alors d'émerger. Sachant que la prééminence du rapport au savoir et de ses
justifications tend à s'effondrer de plus en plus, la nécessité de l'élaboration du
vivre-ensemble à l'école se fait encore plus urgente. Ici, l'autorité est non seulement inutile mais elle est plus profondément nuisible. Ce n'est tout de même
pas pour rien que la plupart des pédagogues ont récusé l'autorité et qu'ils ont
voulu explorer et conjuguer, précisément pour la fuir, bien des voies (la nature, la
science, le cœur ou la construction commune de la loi). Nous l'avons dit, faire
l'école consiste à se débarrasser de l'autorité. Penser l'autorité à l'école peut, en
quelque sorte, se résumer ainsi : entre l'école et l'autorité, il faut choisir...
L'autorité du triangle
Mais, précisément, parce qu'elle est un refus de l'école, l'autorité permet
de la penser. Nous avons privilégié trois entrées pour effectuer cette approche,
celle du triangle pédagogique, celle de la socialisation et celle du sens de l'éducation. Reprenons-les maintenant une à une, dans cet ordre. Fondée sur « former
», puisqu'elle se joue dans les rapports entre le maître et les élèves, justifiée par
« enseigner », puisque le maître prétend régir les relations avec les élèves au
nom du savoir qu'il détient et représente, l'autorité est finalisée par « apprendre
», puisque la situation pédagogique trouve son sens dans la relation entre les
élèves et le savoir. Le problème est que l'autorité, articulation de la relation et
de l'apprentissage, peut se retourner aussi bien contre l'une que contre l'autre,
se fracturant dans une litanie de punitions et de sanctions qui apparaissent
comme des réparations symboliques de la déficience du rapport entre les élèves
et le savoir. On peut donc poser que, à la base de la situation pédagogique, se
trouve une rencontre conflictuelle entre le maître et les élèves, soit une tension
entre la rencontre et le conflit. La question de l'autorité marque cette matière
première de la situation pédagogique et renvoie à cette fonction de soumission, de
contrainte et d'enfermement sur laquelle l'école s'est construite. Soucieux de gérer
au mieux cet axe maître-élèves qu'il sait d'autant plus essentiel que l'axe élèvessavoir ne peut fonctionner que s'il y rencontre un écho, l'enseignant oscille
entre une relation de proximité qui tend vers la symétrie et une relation de
distance qui pose l'asymétrie. Bref, loin de le mettre à l'aise, l'autorité le met à
mal.
174
Il semble bien qu'historiquement parlant, il en ait toujours été ainsi. La
pratique du rapport entre le maître et les élèves a été fondée sur la défiance et la
coercition. Tout s'est passé comme si le maître, tourné vers les élèves, tenait
avec une telle force la fonction d'autorité qu'il s'y est absorbé et identifié :
l'autorité, c'est lui ; il l'incarne. Par l'intermédiaire des méthodes pédagogiques,
l'autorité va peu à peu s'identifier à l'ensemble du dispositif scolaire. L'obéissance va faire la loi à l'école. Autorité et discipline quittent leur seule fonction de
maintien externe à l'acte pédagogique et investissent peu à peu le cœur du
triangle. Sous couvert d'autonomie kantienne, l'autorité passe de la personne du
maître à l'universalité du respect de la règle : la soumission à la contrainte est
alors perçue à la fois comme le moyen et la preuve de l'accession à la liberté. Le
résultat est qu'on prétend alors résorber l'autorité dans le dispositif pédagogique,
dans la méthode pédagogique. Cela revient à refuser d'affronter le rapport entre
le maître et les élèves en tant que tel, à diluer dans le triangle la spécificité de l'axe
maître-élèves. La discipline ne peut alors que resurgir sous forme de problèmes
qui vont obliger de nouveau le maître et les élèves à se retrouver face à face. On
ne peut dissoudre « former » dans « enseigner » ou dans « apprendre ».
C'est sur « former » que se tient l'autorité, même si ce qui la tient, elle, se situe
ailleurs. Savoir, raison, devoir et bien ne sont pas équivalents en pédagogie. L'axe
maître-élèves a ses exigences et sa spécificité.
D'une certaine manière, la pédagogie se révèle être la construction du
dialogue, du rapport à l'autre. À ce titre, la décentration du rapport entre le
maître et le savoir (processus « enseigner ») apparaît comme nécessaire, ne
serait-ce que pour faire fonctionner les deux autres axes du triangle. L'axe
maître-élèves (processus « former ») est le lieu de la violence, de la confrontation
des relations. Le mythe de l'autorité naturelle est là pour distancier et sublimer en
introduisant une distance que l'on veut radicale et définitive. Mais ce n'est
qu'un mythe ; on ne peut faire l'économie de la gestion de cet axe. Il reste qu'on
peut chercher à y parvenir au moins de deux manières. Privilégier le contrôle,
c'est tenter de dissocier et de refouler la socialisation dans la seule gestion de la
classe, de telle sorte que le rapport au savoir ne passe plus par « former » mais
reste l'apanage des autres axes et, principalement, d'« enseigner ». La
condensation savoir-autorité personnelle débouche sur la proposition de
l'artifice du contrat pédagogique. Accroché à son savoir, le professeur pense
résoudre la question du rapport à l'autre par son seul rapport au savoir et par
l'entraînement à instruire qu'il induit. C'est ici que le contrôle échoue et
s'abîme en problèmes continuellement renouvelés. Privilégier la relation, c'est, à
l'inverse, considérer comme essentiel qu'éduquer suppose que ne peut être
éludée la question du comment être ensemble. L'autorité, toujours problématique et difficile à gérer, n'est autre que la prise en compte du processus « former
». Le savoir a beau s'y trouver mis à distance à la place du mort, le maître ne le
garde pas moins en référence obligée et porteuse de l'institution. L'école est
imposition d'une relation contrainte au nom de sa justification externe
(savoir, diplôme, insertion sociale, etc.). Seulement, quand pour une raison ou
une autre le rapport au savoir devient problématique, le rapport entre le maître et
175
les élèves se dévoile comme tel et devient incandescent, réduit à des subjectivités
qui ne savent plus comment gérer leurs rapports obligés.
Vade rétro auctoritas
Mis à nu, parlé et agi en termes d'autorité, le rapport entre le maître et les
élèves apparaît alors pour ce qu'il est : un coup de force illégitime. Certes, on
peut toujours tenter de justifier ce coup de force en s'appuyant sur le rapport
entre le maître et le savoir, confondu de plus avec l'institution. L'illégitimité
resurgira toujours. Devant l'insécurité que représente une conception plus symétrique de la relation pédagogique, le maître, les yeux fixés sur l'institution, est
tenté de privilégier la rigidité des contenus, de valoriser la rigidité des comportements, de durcir le rapport entre le maître et les élèves afin d'éviter toute
négociation. L'autorité cherche à figer le rapport maître-élèves dans la dépendance du rapport maître-savoir, en hypostasiant la culture et la raison, par
l'intermédiaire de règles qui se disent au service du rapport élèves-savoir. C'est
toute la philosophie traditionnelle de l'éducation qui est ainsi amenée à tenir un
discours très élaboré sur la nécessité de l'imposition (processus « former ») au
nom de l'autonomie à obtenir (processus « apprendre ») par l'intermédiaire des
modèles culturels (processus « enseigner »). Seulement, quand l'axe maîtreélèves expose sa redoutable fragilité, quand il n'est plus en mesure de servir
d'absolu fondateur (pour ce qui est des contenus ou de la loi morale), la question
fondamentale peut alors apparaître : comment faire ensemble, comment vivre
ensemble dans la classe et à l'école ? L'axe maître-élèves se pose enfin comme
essentiel ; l'axe maître-savoir se donne comme un moyen et l'axe élèvessavoir comme la fin. Le vivre-ensemble affirme la primauté de la relation et de sa
gestion. Quoi qu'il en soit, cette relation reste à construire par-delà le face-à-face
entre le maître et les élèves. En place du mort, le tiers est à constituer mais il ne
peut se réduire au savoir comme tel : il nécessite des dispositifs médiateurs pour
gérer en même temps les rapports au savoir, au maître et aux autres à partir de
l'axe « former ». Des réseaux de médiations peuvent alors émerger et il devient
possible et urgent de gérer la loi dans les lois. Sans oublier que ces médiations qui
permettent de construire la loi commune ne peuvent que concerner tous les
éléments du triangle. Rapportée au triangle pédagogique, il faut prendre l'autorité
pour ce qu'elle est : une folie.
Laissons-la le triangle pédagogique et abordons maintenant la deuxième
entrée transversale que nous avons privilégiée : la socialisation. Celle-ci se fait
particulièrement problématique quand la position classique d'une autorité fondue
dans la coalition maître-savoir-institution ne peut plus être tenue. Si le problème
de l'autorité est, bien entendu, lié à la question de l'enseignement et de
l'apprentissage, il la déborde en même temps inéluctablement. Seulement, il est
devenu d'autant plus difficile de socialiser qu'il n'y a plus d'accord sur des
modèles de référence et des principes d'ordre. La socialisation semble alors se
diluer et le « comment être ensemble » est constamment zébré de tentations et de
tentatives disruptives. Pendant très longtemps, on a réduit l'autorité à la
176
moralisation en matière de socialisation. Certes, l'autorité avait bien comme
fonction d'acculturer, de faire accéder à un savoir (raison) et à des attitudes
supérieures (volonté). La volonté bonne était la preuve que l'enfant s'était identifié
au savoir bon de la raison commune. Mais, en identifiant ainsi le savoir et la
socialisation sous sa forme d'acculturation, les autres dimensions de la socialisation, soit la personnalisation et l'individualisation, se trouvaient par trop
exclues. Tant et si bien que l'ordre se délitait, que les problèmes de discipline ne
cessaient de réapparaître et qu'il fallait continuer à punir au nom du savoir.
Quand le savoir absorbe la socialisation, l'autorité resurgit comme question pratique ; le quotidien dénonce l'idéal.
Certes, savoir et socialisation sont liés ; développement cognitif, autonomie,
confiance, rapport à autrui vont bel et bien de pair. Mais on ne peut pour autant
développer la socialisation par le seul savoir. Il est nécessaire de prendre les
moyens de la faire émerger. L'autorité conçue comme un contrôle en est
incapable car elle ne respecte ni le passage de l'obéissance au dialogue ni
l'apprentissage de la démocratie. De son côté, la violence a beau se présenter
comme une forme désespérée de socialisation, elle en est avant tout un manque.
L'autorité n'est qu'une socialisation bloquée tant dans le fonctionnement quotidien
que dans l'ordre de l'inconscient. Tout se passe en fait comme si, chez
l'enseignant, l'autorité était le prix à payer pour mettre à distance ses peurs par
rapport aux autres (élèves, parents, collègues, supérieurs). Or, l'enjeu des relations
entre le maître et les élèves est capital car c'est là que les jeunes apprennent à se
fabriquer et à investir des rôles sociaux. D'un certain point de vue, seule une
éducation fondée sur l'amour permet d'accepter les frustrations inévitables
qu'imposé une éducation à la réalité et à la vie sociale. Il est donc nécessaire
d'infléchir les pulsions et de déplacer les buts, et non pas de réprimer. En posant
le problème de l'autorité, c'est celui de la socialisation au quotidien à l'école
que l'on met au premier plan. Une telle « affaire » ne peut être oubliée. L'autorité
nous apprend ainsi non seulement que le processus « former » est
incontournable, mais encore que la socialisation l'est tout autant.
La socialisation à découvert
Le problème est que cette socialisation se fait très mal, bien que les écoles
soient aujourd'hui le lieu privilégié des enfants et des jeunes. Ce qu'on y constate
avant tout, c'est un fond de résistance, ne serait-ce qu'en raison de la distance
culturelle très fréquente entre la culture scolaire et la culture de bien des élèves. Il ne
s'agit pas seulement là du rapport au savoir mais, plus profondément, du sens du
vivre ensemble, du sens et de la possibilité de la construction sociale. L'enjeu
essentiel réside dans la reconnaissance ou non de la légitimité de cette autorité incarnée, légitimité dévoilée et dénoncée par ceux qui ne sont plus là que « pour se
marrer » ou par ceux qui jouent par trop de l'absentéisme ou par ceux qui témoignent de ce chahut permanent, général, endémique, anomique. L'école produit
une culture anti-scolaire. Faute de pouvoir s'opérer par la construction et l'appropriation de la loi à l'école, la socialisation ne dépend plus que de l'inhérence
177
imposée-acceptée de cette loi ou de son refus (par les groupes de pairs opposants
ou par un bruissement anomique). Le coup de force qui marque l'autorité retient
ainsi la socialisation à l'école et la jette dans des conduites restrictives (adoption
d'un profil bas, dissimulation, acceptation résignée des contraintes).
Longtemps on a considéré l'école comme un mode d'assujettissement,
comme un processus de normalisation. La contrainte était censée conduire néanmoins à la liberté à travers plusieurs étapes (contrainte physique, contrainte
morale, vraie liberté). L'obéissance se donnait comme la voie de l'autonomie, de
la liberté et de la moralité. La socialisation et ses modalités semblaient
simples : les accidents d'autorité ne pouvaient contrecarrer l'exercice de
l'appropriation de l'autorité. Quand ce monde scolaire classique, apparemment
rassurant mais le plus souvent répressif, s'est effondré, est apparu dans
l'urgence la nécessité de fonder et de gérer le vivre-ensemble sur des bases à
créer, sans disposer de repères absolus. Il est devenu nécessaire d'apprendre à
vivre ensemble dans un monde sécularisé où l'éducation apparaît en quelque
sorte comme arbitraire. Les formes de socialisation ne sont plus préalables à
l'éducation et la socialisation devient l'entrée privilégiée d'une éducation dans
une société pluraliste sécularisée. Désormais, socialiser c'est arriver à créer et à
soutenir des moyens de vivre ensemble à l'école, qui ne soient plus définis et
finalisés par l'axe maître-savoir mais par les deux autres.
La plupart des pédagogues se sont ainsi accordés à penser que prétendre
bâtir la socialisation sur l'imposition et la contrainte dans le rapport maître-élèves,
cela revenait à détruire la possibilité de construire tant le rapport maître-élèves
que le rapport entre les élèves et le savoir (puisque seul le maître garantissait le savoir
et était garanti de savoir). Nous l'avons déjà vu, socialiser à l'école consiste à unir
par l'acte pédagogique le rapport au savoir et le rapport aux autres. Les pédagogies
vont diverger dans les moyens de réaliser un tel rapport mais elles tiendront que la
construction commune éduque. La socialisation se présente à la fois comme une
nécessité, un but et un moyen. Elle est à faire au quotidien des médiations. Le maître
l'initie et l'autorise ; il disjoint le pouvoir de l'autorité ; il choisit les médiations
contre la hiérarchie ; il se tourne vers la loi qui se construit en récusant la loi du plus
fort, celle de l'adulte ; il accepte de se dessaisir du rapport d'autorité pour permettre à
tous de saisir ensemble la loi commune du vivre-ensemble à l'école. Faire l'école,
c'est faire en sorte que se génèrent les médiations communes, que se construise
dans le même mouvement le rapport au savoir, au maître et aux autres, dans une
socialisation reconnue et assumée. Socialiser, c'est édu-quer. Voilà ce que
l'autorité nous apprend, voilà ce qu'elle interdit.
Instruction de l'autorité nationale
Pour autant, l'autorité n'a pas fini de nous instruire. Que nous révèle-t-elle
en effet du sens de l'éducation ? En premier lieu, qu'il y a urgence à penser
l'éducation car le système ne tient plus dans la mesure où ce ne sont plus les
manifestations de l'autorité qui font problème mais l'autorité elle-même dans
178
son essence. Elle ne peut pas exister pour elle-même ; elle a toujours besoin de
trouver sa raison d'être dans autre chose qu'elle-même. Ainsi, quand l'équilibre
entre la fonction relationnelle et la fonction d'apprentissage devient trop difficile à
trouver, quand l'apprentissage ne s'effectue plus, l'autorité se montre trop brute,
trop brutale ; elle fait problème. Cela signifie que l'autorité a beau se situer
dans le rapport entre le maître et les élèves, elle désigne en même temps toujours
un au-delà de ce rapport. Pendant très longtemps, on a cru que moraliser, instruire
et éduquer étaient une seule et même chose ou que, en tout cas, il était possible de
les subsumer dans le savoir et les conditions de son acquisition. Une telle
assimilation a constamment été dénoncée dans la réalité éducative par tous ces
problèmes, ces plaintes et ces révoltes qui ont fait le pain quotidien de l'école. Si
instruire c'est éduquer, raison et volonté se cultivent dans le même mouvement ;
le savoir réduit l'éducation à sa propre image. Mais alors, dans la vie de la classe,
la question de l'autorité devient centrale, d'autant que la scolarisation trouve son
sens dans la moralisation. La discipline est censée éduquer ; son intériorisation
montre qu'on est instruit, éduqué, moralisé, socialisé. La logique de la
contrainte et de la défiance ne peut que miner la logique de la relation, engendrant
la confusion dans les pratiques et la contradiction chez les élèves et les maîtres.
Le divorce entre la théorie et la pratique se révèle total.
Les théories éducatives ont eu beau faire, la discipline et l'habitude sont
restées prégnantes comme forme éducative impositive dominante. La pratique de
l'autorité fait sens au quotidien, tout en se dissociant sous bien des aspects du
sens de l'éducation. Les théories éducatives ont beau continuer à combattre les
pratiques coercitives, ces dernières parviennent souvent à les récupérer en guise
de justificatif ou à les rejeter en les stigmatisant comme utopiques. La question
de l'autorité et son éternité désignent à la fois la volonté de faire coïncider la théorie
et la pratique, le moyen de le faire et l'impossibilité d'y parvenir. Tant et si bien qu'à
première vue, éduquer c'est entrer dans un rapport de force. Habités par la peur
d'être détrônés par les élèves, les professeurs déploient leur désir de maîtrise face
au refus, chez les élèves, des situations de non-communication, de non-dialogue et
de passivité. Le jeu des regards et des corps introduit la relation éducative comme
un rapport de force, d'attaque-défense, sur fond d'exposition. L'autorité «
naturelle » signe la conciliation du contact et du contrôle en tant que régulation
en trompe-l'œil des problèmes d'autorité. Juger, ordonner, tels sont les instruments
du pouvoir et de la puissance ; mais ils marquent ceux qui les subissent de façon
indéfectible.
Il n'est donc pas possible d'aménager l'autorité. Il faut s'en débarrasser car
elle n'est qu'un mécanisme de dépossession de soi. L'autorité est un reflux du
désir ; oppjosée à la liberté, elle est le fruit de l'angoisse. Eduquer ou punir, il faut
choisir. Éduquer, c'est aimer et partager l'amour. Quand elle semble fonctionner à
la satisfaction de tous, l'autorité est là pour masquer la violence de la situation
pédagogique : l'illusion du contrat pédagogique désigne cet artifice d'échange
entre le savoir et le don de soi. Mais, quand le masque tombe, dès que les
problèmes surgissent, le maître se montre tel qu'il est : il sévit. L'autorité n'est rien
d'autre que le salaire de la peur, le prix payé par chacun dans la situa179
tion éducative pour refuser de se trouver seul et avec les autres à devoir prendre en
main ses actes, la liberté et la responsabilité d'éduquer. L'autorité protège
chacun contre soi et les autres ; c'est une projection sur l'autre du sentiment
constitutif de notre personnalité ; c'est un système de défense collectif, un
masque commun. Son organisation repose sur la croyance en la supériorité du
maître et en l'infériorité des élèves. Le rapport au savoir sert de refuge aux
élèves et aux professeurs, alibi de l'exercice du pouvoir.
Éducation ou autorité : il faut choisir
On doit donc considérer l'autorité comme une forme aliénée de la socialisation qui exclut la relation véritable d'amour en tant que mode non défensif du
rapport à l'autre. Elle manifeste la question primordiale : comment vivre ensemble entre hommes ? Au nom de quoi fait-on ce que l'on fait ? L'autorité se découvre fondée sur la peur de soi, sur la peur de l'autre, sur la peur de ne pas parvenir
à se donner et à maintenir la loi ensemble. Elle n'est rien d'autre que la peur de vivre
ensemble, que le refus d'éduquer, de son enjeu et de ses risques. L'éducation est la
prise en compte de la nécessité de la socialisation ; elle désigne cette nécessité de la
prise en compte et de la construction du rapport à l'autre et à la loi ; elle est
émergence des désirs, de ses difficultés, de ses incertitudes. L'autorité est une
œuvre de « déséducation ». Le coup de force imposé alors par le maître ne peut
que générer la résistance des élèves. Le maître a beau osciller entre l'autorité de la
compétence, l'autorité de la tradition ou l'autorité charismatique, il sait que cette
légalisation est et reste sujette à caution. Pour obtenir cette dernière, il tente de la
poser comme une essence et décrète par le fait même toute résistance comme
illégitime, au nom d'un statut de l'enfance et de la nécessité de l'intégration du
respect de la loi. Guerre sera faite aux élèves pour que la paix règne en classe. On
ne s'étonnera donc pas de la prévalence et de la permanence des stratégies
défensives et clandestines des élèves à l'école. Or, c'est bien parce que le pouvoir
du maître est illégitime que la résistance à l'école est légitime. Le concept
d'autorité vise à légaliser un coup de force que les résistances ne cessent de
dévoiler. L'autorité est bel et bien un problème et un problème sans fin.
Certes, traditionnellement, la finalité de l'éducation n'est autre que
l'autonomie des sujets. Mais celle-ci est en fait projetée parce qu'obtenue à
l'école par une contrainte directrice, bien que provisoire. L'impératif de la loi
morale et la liberté du sujet sont alors identifiés. La moralité a beau être vécue
comme un postulat, chacun a beau se voir reconnaître les ressources pour être
moral, encore convient-il de « contrôler » et d'« éduquer » le libre arbitre pour
pouvoir atteindre la vraie liberté. Un tel édifice justificatif n'a pourtant pas manqué
de s'effondrer car l'autorité-hiérarchie-imposition a perdu ses sources absolues. Le
concept d'autorité doit alors être repensé. Eduquer suppose désormais qu'on
apprenne à construire la loi, à se donner des devoirs ensemble, à se
contraindre ensemble, sans pour autant que ces contraintes puissent être considérées comme préalables et externes. Cet apprentissage ne peut se fonder que
sur la conciliation, l'égalité et la démocratie ; il récuse l'autorité, la hiérarchie et
180
l'autocratie. Il convient une fois de plus de souligner l'identité du pédagogique et
du politique.
Cette identité doit pourtant être interrogée. Nous avons été en effet frappés
de constater comment des systèmes de référence aussi différents que le
christianisme, le socialisme ou le libéralisme en sont venus à justifier les mêmes
pratiques autoritaires. La « défense » des valeurs a souvent servi à imposer
l'autorité, à justifier le coup de force, à faire obtenir obéissance, soumission, le
tout en tant que conditions de liberté. L'autorité s'est donnée comme l'action de
l'autre sur soi pour que le « mauvais » soi, le « faux » soi trouve ou retrouve sa
nature originelle ou conquise d'homme de raison, d'autonomie, de responsabilité,
de liberté. À l'inverse, la plupart des pédagogues ont posé l'autorité comme antiéducative. Certes, les voies qu'ils tracent divergent mais elles montrent avant
tout que le sens de l'éducation s'allie à la liberté. Pour eux, le sens de l'école
réside dans la conjugaison et la déclinaison du vivre-ensemble, de l'agir ensemble,
du vouloir ensemble, et ce dans la confrontation au savoir. En sachant que le
savoir, à lui seul, même et surtout si le maître s'en réclame, ne résout et ne
dissout pas le vivre-ensemble.
Éducation = exclusion de l'autorité
Les fins éducatives, « déposées » en quelque sorte dans le type d'homme et
de société cherché et à réaliser, donnent sens à l'école. Lapolis est le sens, ce sens
commun que les acteurs de l'éducation se donnent en construisant leur vivre-ensemble au quotidien de l'école. L'éducation surgit comme un processus global qui
concerne unanimement la socialisation et le rapport au savoir. Cela étant, il reste
que, de plus en plus, le sens de l'éducation réside dans l'acte même de construction
du vivre-ensemble à l'école. Nous l'avons dit, une disjonction se fait de plus en
plus forte entre l'acte et la fin. La même fin peut servir à justifier des actes pédagogiques fort différents. Le même acte peut être lu comme favorisant des buts
éducatifs fort différents. Par conséquent, le sens de l'éducation se tourne de plus en
plus sur l'acte lui-même, sur le faire en tant que tel. Tant et si bien qu'il n'est plus
absurde de dire que le fondement du vivre-ensemble à l'école réside dans la
construction même de ce vivre-ensemble. Loin d'être nié, le sens est rapatrié dans
l'acte lui-même. L'acte du sens trouve le sens dans l'acte. Le sens de l'acte n'a de
sens que dans l'acte, ce qui n'exclut pas un au-delà du sens, mais ce qui, en tout
état de cause, ne l'inclut pas comme une nécessité immédiate.
Entre l'éducation et l'autorité, nous avons choisi. La pédagogie peut
même être lue comme cette immense tentative constamment renouvelée de
résoudre et d'exclure la question de l'autorité dans l'acte éducatif. Loin d'être
indispensable à la réalité scolaire, l'autorité signe l'échec de l'éducation à
l'école. Il convient de construire l'école en dehors d'elle. Il n'y a pas de problèmes d'autorité à l'école. C'est l'autorité en tant que telle qui fait problème.
L'autorité ne peut être une solution. L'autorité n'existe pas.
181
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Dans la collection Pédagogies
ADMINISTRER, GÉRER, ÉVALUER LES SYSTÈMES
ÉDUCATIFS
Une encyclopédie pour aujourd 'hui Sous
la direction de Jean-Jacques Paul
À L'ÉCOLE DE
L'INTELLIGENCE
Comprendre pour
apprendre Jean-Yves
Fournier
À L'ÉCOLE DES BANLIEUES
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APPRENDREZ URE EN MATERNELLE
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Classes maternelles et primaires avec la Maison des
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APPRENDRE ET ÊTRE
Langage, littérature et expérience de formation
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L'APPRENTI-CITOYEN
Une Éducation civique et mt/rale pour notre temps
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A UTOR1TÉ ET DISCIPLINE À L'ÉCOLE
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Entre savoir et socialisation : le sens de l'éducation
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BANLIEUES : LES DÉFIS D'UN COLLÈGE CITOYEN
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LeGoff
LE CHOIX D'ÉDUQUER
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CONSTRUIRE LA FORMATION
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DES ENFANTS ET DES HOMMES
Littérature et pédagogie 1 : la promesse de grandir
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DIDACTIQUE DU FRANÇAIS
De la planification à ses organisateurs cognitifs
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DIX NOUVELLES COMPÉTENCES POUR ENSEIGNER
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pratique de médiation Patrick Bouveau, Olivier
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L'ÉCOLE HORS L'ÉCOLE
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L'ÉCOLE, MODE D'EMPLOI
Des « met/iodes actives » à la pédagogie différenciée
Philippe Meirieu
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ÉDUCATION ET
PHILOSOPHIE Approches
contemporaines Sous la
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L'ÉDUCATION FACE À LA. VIOLENCE Vers
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L'ÉDUCATION, SES IMAGES ET SON PROPOS
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ÉLÈVES À PROBLÈMES, ÉCOLES À
SOLUTIONS ? Cécile Delannoy
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Philippe Meirieu, Michel Develay
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Boniface, Jean-André Legrand
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ENSEIGNANT ET COMÉDIEN, UNMÊMEMÉTIER ?
Edmée Runtz-Christan
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DANS L'INCERTITUDE Philippe Perrenoud
ENSEIGNER ET APPRENDRE À ÉCRIRE
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ENSEIGNER, SCÉNARIO POUR UN MÉTIER
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L'ENTRETIEN D'EXPUCITATION
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L'ÉTABLISSEMENT SCOLAIRE, AUTONOMIE
LOCALE ET SERVICE PUBLIC Jean-Louis
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L'EVALUATION, REGIES DU JEU Des
intentions aux outils Charles Hadji
L'IMPOSSIBLE MÉTIER DE PÉDAGOGUE
Praxis ou poièsis. Ethique ou morale Francis
Imbert
L'INCONSCIENT DANS LA CLASSE Transferts et
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Recherche en Pédagogie Institutionnelle
INNOVER AU CŒUR DE L'ÉTABLISSEMENT
SCOLAIRE Monica Gather Thurler
INNOVER POUR RÉUSSIR
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LES MATHÉMATIQUES AU LYCÉE Clés
pour une réussite Sylviane Gasquet
MÉDIATIONS, INSTITUTIONS ET LOI DANS LA
CLASSE
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Pédagogie Institutionnelle LA MÉTACOGNITION,
UNE AIDE AU TRAVAIL DES
ÉLÈVES
Coordonné par Michel Grangeat, sous la direction de
Philippe Meirieu MÉTIER D'ÉLÈVE ET SENS DU
TRAVAIL SCOLAIRE
Philippe Perrenoud
MÉTIER IMPOSSIBLE
La situation morale des enseignants
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1914-1998, LE TRAVAIL DE MÉMOIRE
Dossier pédagogique sous la direction du Parc de la
Villette
Jean-François Forges
MOTIVATION, PROJET PERSONNEL, APPRENTISSAGES Monique Croizier
LES OBJECTIFS PÉDAGOGIQUES
En formation initiale et en formation continua
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LA PÉDAGOGIE A L'ÉCOLE DES DIFFÉRENCES
Fragments d'une sociologie de l'échec
Philippe Perrenoud PÉDAGOGIE : DICTIONNAIRE
DES CONCEPTS
CLÉS
Apprentissage, formation et psychologie cognitive,
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PÉDAGOGIE DIFFÉRENCIÉE : DES INTENTIONS À
L'ACTION Philippe Perrenoud
LA PÉDAGOGIE ENTRE LE DIRE ET LE FAIRE
Le courage des commencements Philippe Meirieu
LA PÉDAGOGIE: UNE ENCYCLOPÉDIE POUR
AUJOURD'HUI Sous la direction de Jean Houssaye
PENSER ET AGIR L'EDUCATION
De l'intelligence du développement au développement
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PEUT-ON FORMER LES ENSEIGNANTS ?
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PRATIQUES DE L'ENTRETIEND'EXPUCITATION
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LES POLITIQUES ET L'ÉCOLE
Entre le mensonge et l'ignorance
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MIEUX APPRENDRE
Conseils et exercices pour élèves de lycées, étudiants,
adultes
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POUR UNE DÉONTOLOGIE DE L'ENSEIGNEMENT
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POUR UNE ÉTHIQUE DE L'INSPECTION
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De la culture à l'éthique
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PRÉPARER UN COURS
Tome I : Applications pratiques
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Gabrielle Di Lorenzo SAVOIRS SCOLAIRES ET
DIDACTIQUES DES
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Une encyclopédie pour aujourd'hui
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SE CONSTRUIRE DANS LE SAVOIR À
l'école, en formation d'adulte Odette
Bassis
LES SCIENCES DE L'ÉDUCATION, UN ENJEU, UN
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de J. Gautherin, J. Hédoux et A. Tuijnman
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Une nouvelle voie pour l'Éducation
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VIOLENCES ENTRE ÉLÈVES, HARCÈLEMENTS ET
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Les faits, les solutions
Dan Olweus VIVRE ENSEMBLE, UN ENJEU
POUR L'ÉCOLE
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Y A-T-IL UNE VIE APRÈS L'ÉCOLE ?
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