Les groupes confessionnels et le mouvement altermondialisation en
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Les groupes confessionnels et le mouvement altermondialisation en
Colloque "Les mobilisations altermondialistes" 3-5 décembre 2003 Emmanuelle Vignaux Chercheuse-associée au Centre d’Etudes sur l’Europe du Nord, Lille Visiting Scholar, Stanford, Etats-Unis [email protected] Les groupes confessionnels altermondialisation en Norvège et le mouvement (Travail en cours) Résumé En prenant comme point de départ deux organisations très différentes (l’une spécifiquement alter-mondialiste-Attac, l’autre confessionnelle et humanitaireChangemaker), cette étude essaie de montrer le caractère relativement institutionnalisé du mouvement altermondialiste norvégien : bonne réception par la presse, soutien des partis politiques, croissance rapide des organisations, engagement de l’Eglise d’Etat. C’est en grande partie grâce aux structures d’opportunités que cette institutionnalisation est possible, ce qui relève précisément de deux facteurs : l’existence d’une église établie, largement populaire, et fortement investie dans le mouvement, et l’engagement traditionnel du pays dans le domaine de la solidarité internationale. Abstract With two very different organizations (one is specifically alter-globalist-Attac, while the other is confessional and humanitarian-Changemaker), this analysis attempts to highlight the relatively well institutionalized character of the alter-globalist movement in Norway: good reception by the media, partisan support, rapid growth of the organizations and strong involvement of the State-Church. Hence it is to a great extent the opportunity structures that renders it possible, more precisely because of two factors: the existence of an established church highly popular and heavily devoted in the movement, the traditional involvement of the country in the international solidarity field. « Les voix de la protestation ont été entendues plus clairement et plus fortement parce qu'elles n'ont pas été recouvertes par des actions violentes. C'est peut-être le plus beau cadeau de la Norvège au dialogue mondial sur la mondialisation ». Ainsi s'exprimait l'évêque d'Oslo à l'occasion de la réunion de la Banque Mondiale dans la capitale norvégienne en juin 20021. Cet extrait illustre la présence des groupes religieux dans le mouvement altermondialisation, présence qui n'est pas isolée. On peut citer également la campagne du Jubilé 2000 pour l'annulation de la dette des pays pauvres. Ce mouvement de célébration chrétien possède des ramifications dans le monde entier. Il reçoit le soutien de l'Eglise catholique et des Eglises réformées, ce qui lui confère une forte assise institutionnelle. Le caractère transnational des mouvements religieux n'a rien de nouveau non plus. A vrai dire, les églises et mouvements confessionnels sont sans doute les formes transnationales les plus anciennes qui existent (Colonomos, 2000). La participation des groupes confessionnels au mouvement altermondialisation est fondée principalement sur la tradition missionnaire des premiers, qui contient une forte dimension humanitaire. Le lien entre la socialisation religieuse et l'engagement humanitaire est ainsi mis en valeur dans de nombreux travaux (par exemple Siméant, 1 Stålsett, 2002. 1 Colloque "Les mobilisations altermondialistes" 3-5 décembre 2003 2001). Bien sur, cet humanitaire est bien compris, car il s'accompagne de programmes de conversion religieuse. Cependant, il explique l'existence à l'heure actuelle d'un lieu de convergence des activités des mouvements confessionnels et des mouvements altermondialisation. Ce lieu est la solidarité internationale. L'espace de la solidarité permet le partage et le transfert de savoir-faire et d'expertise entre ces deux catégories d'organisations. Mais la collaboration n'est pas observable partout de la même façon. Cette greffe prend mal dans certains pays, où une longue histoire d'affrontements autour du conflit religieux pèse encore. Elle prend mieux dans d'autres pays, notamment en raison de configurations institutionnelles différentes. En Norvège par exemple, la collaboration s'établit rapidement et se nourrit de la présence légitimée de l'ordre religieux dans l'ordre social et politique depuis plusieurs siècles. Cette configuration particulière contribue à faire du mouvement altermondialisation en Norvège un mouvement relativement institutionnalisé. Plus largement, on constate que le discours du mouvement altermondialisation dans ce pays (centré autour de la solidarité internationale) ouvre de nombreuses possibilités d'alliances, à la fois politiques, avec les partis, et organisationnelles, avec de nombreuses associations. Il permet une importante contribution religieuse au mouvement altermondialisation : du point de vue des forces engagées (puissante Eglise d'Etat, à travers la voix de son chef spirituel l'évêque d'Oslo), des moyens mis en oeuvre (logistique et financiers) et des réseaux mobilisés. Les organisations confessionnelles jouent donc un rôle important dans le mouvement altermondialisation, soit qu'il existe un mouvement institutionnalisé altermondialisation au sein des grands mouvements confessionnels comme les organisations de jeunesse2 -, soit que l'on retrouve de fervents croyants au sein des organisations spécifiquement altermondialisation, telle que Attac-Norvège3. Pourquoi le mouvement altermondialisation en Norvège est-il institutionnalisé et transnational ? Son caractère transnational lui vient de ce qu'il inclus des organisations dont l'expérience et le savoir-faire sont grands et qui œuvrent sur le terrain transnational depuis longtemps. La nature même de ces organisations, religieuse, l'explique en partie. On serait ainsi en présence de réseaux sociaux favorables, d'identités collectives fortes et d'opportunités politiques importantes, autant de facteurs qui expliquent le caractère transnational du mouvement altermondialisation en Norvège4. Ces points seront tour à tour développés, après une brève présentation de deux organisations altermondialistes et des groupes confessionnels en Norvège. Le premier point permettra de souligner l'accueil relativement favorable qu'a reçu Attac dans la presse. Quelles organisations altermondialistes en Norvège ? Il existe de nombreuses organisations dont les activités et revendications peuvent être assimilées à celles du mouvement altermondialiste. Certaines seront d'ailleurs citées au cours des développements. Deux organisations sont choisies pour leurs spécificités. En premier lieu, Attac-Norvège, créée sur le modèle de l'organisation française, parce qu'elle représente un symbole très fort de ce mouvement. En second lieu, l'organisation Changemaker, branche de jeunesse de l'Eglise de Norvège, parce qu'elle va permettre d'analyser la rencontre des groupes confessionnels et du mouvement altermondialiste. L'une fut créée spécifiquement pour la cause altermondialiste, l'autre l'a rejoint plus tard. Toutes deux sont nouvelles mais bénéficient de savoir-faire (organisationnel, mobilisation Par exemple « Changemaker », qui dépend de l'Aide de l'Eglise Norvégienne, Kirkens Nødhjelp. Avec la présence de membres du clergé. 4 D'après Imig, Tarrow, 2002, ces trois facteurs doivent être réunis pour que les actions collectives soient de nature transnationale. 2 3 2 Colloque "Les mobilisations altermondialistes" 3-5 décembre 2003 d'un réseau, financier) et ont une vocation transnationale. Pour mieux connaître ces deux organisations, nous leur avons envoyé un questionnaire5. Attac-Norvège : Formellement née début juin 2001 (mais déjà présente depuis plusieurs mois), Attac revendiquait alors 3000 membres et 15 branches locales6. Sa création est comparable à ce qui a prévalu en France7 : on retrouve des acteurs issus du monde de la presse écrite plutôt intellectuelle, d'organisations non gouvernementales (humanitaires, environnementales, chrétiennes). L'initiative de la création revient ainsi à un journaliste de l'hebdomadaire culturel Morgenbladet (Erling Fossen) et de ses collègues, suivis par des personnes engagées dans diverses structures8. Les quatre principales revendications de Attac sont l'instauration de la taxe Tobin, l'annulation de la dette des pays pauvres, l'abolition des paradis fiscaux et le contrôle des fonds de pension. Attac bénéficie d'une reconnaissance qui contribue à institutionnaliser le mouvement. Le discours de l'évêque d'Oslo devant la Banque Mondiale en constitue un exemple, et les réactions dans la presse écrite l'illustrent également. Ainsi la création de l'organisation est largement couverte par tous les quotidiens, quelle que soit leur tendance. L'accueil est bon du côté du quotidien progressiste Dagbladet, qui « souhaite la bienvenue à cette entreprise »9, et qui avait suivi les étapes de la création depuis quelques mois. Le quotidien plutôt conservateur Aftenposten, met en avant les tensions entre les divers membres fondateurs à propos de l'Union Européenne (UE)10. Elle ne sont pas ignorées non plus par Dagbladet, qui les trouve déplorables : « il est tragique qu'une fraction ait décidé que Attac ne devrait pas discuter de l'UE »11. L'UE est inséparable du débat sur la mondialisation en Norvège. Nous y reviendrons12. Cette différence de réception médiatique est aussi visible dans le traitement d'une autre information, celle de l'incendie des lions du parlement. Membre fondateur, Erling Fossen quitte Attac le jour même de sa création et met le feu aux statues des lions qui trônent devant le parlement, une semaine plus tard13. Aftenposten titre « Attac contre les lions du Storting »14, tandis que Dagbladet est plus prudent : « deux personnes arrêtées pour l'incendie des lions », tout comme un autre quotidien qui indique « Attac est contre Fossen »15. Ce geste, dont la dirigeante de Attac se démarque totalement, marque l'anniversaire de l'indépendance vis-à-vis de la Suède en 1905 et est une critique de l'antinationalisme. Des détails sur la méthode se trouvent en annexe. « Stormønstering av globaliseringsmotstandene » (Un modèle important pour les opposants à la mondialisation), Dagbladet, 31-05-2001. Sauf si il en est spécifié autrement, la dénomination Attac se réfère à Attac-Norvège. 7 Ailleurs dans les pays nordiques elle existe aussi et présente des éléments similaires. En Suède, dès janvier 2001 le processus de création est lancé par la branche jeune du parti Vänster, le parti communiste. Au maximum l'organisation revendique 5000 membres. Elle a trois objectifs, l'instauration de la taxe Tobin, l'interdiction d'utiliser des fonds publics pour de la spéculation et l'annulation de la dette des pays du tiers Monde. 8 Nina Drange dirige l'organisation humanitaire Fellesrådet for Afrika, Inger Lise Husøy, alors députée travailliste, Asbjørn Wahl, membre de Aksjon for velferdstaten (fédération d'organisations sociales qui revendique 1 million de membres), Halle Jørn Hansen, secrétaire général de Norsk Folkehjelp, organisation humanitaire plutôt sociale-démocrate, Espen Ophaug, membre du bureau national des Jeunes libéraux. 9 « Attac på norsk », (Attac en norvégien), Dagbladet, 01-06-2001. 10 « Attac splittet før fødelsen » (Attac est divisé avant sa naissance »), Aftenposten, 29-05-2001. 11 « Attac på norsk », op. cit. 12 La décision de ne pas prendre de position vis-à-vis de l'UE est inscrite dans les statuts. La même décision fut prise par Attac-Suède. 13 « Fossen gikk, men Attac lever », (Fossen s'en va mais Attac vit), Dagbladet, 01-06-2001. 14 « Attac mot Stortingsløvene », Aftenposten, 07-06-2001. 15 « Attac mot Fossen », Verdens Gang, 08-06-2001. 5 6 3 Colloque "Les mobilisations altermondialistes" 3-5 décembre 2003 Les activités de protestation de Attac rencontrent souvent celles des groupes opposés à l'adhésion de la Norvège à l'UE. Que ce soit dans l'organisation commune de manifestations ou dans les positions des membres de Attac, cette opposition est très présente au sein du mouvement, même si le dirigeant se défend d'un amalgame trop rapide : « le leader d'Attac sera présent [à Copenhague] quelle que soit sa position vis-àvis de l'UE »16. N'étant pas membre de l'UE, les revendications du mouvement se portent peu vers les institutions de l'UE, mais il entend manifester une double désapprobation : vis-à-vis des orientations de la politique de l'UE, et envers la question de l'adhésion norvégienne. Les activités et les revendications de Attac sont transnationales. Elle coopère avec les organisations des autres pays scandinaves pour les sommets européens : celui de Goteborg en juin 200117, celui de Copenhague en décembre 2002. Attac a organisé le déplacement de ses membres au contre-sommet de Cancun18, et de nombreux militants se déplacent régulièrement en Europe (sommet de l'UE à Nice, du G8 à Evian, etc.). Changemaker Cette organisation est née en 1992, à l'intérieur des frontières norvégiennes, de l'initiative de l'Aide de l'Eglise Norvégienne (AEN), dont elle est la « branche jeune ». L'AEN fut créée en 1947 par un pasteur et existe aussi en Suède et au Danemark. Dès le départ, son orientation très œcuménique n'en fait pas une institution évangélique19. Changemaker possède des ramifications dans le monde entier et compte aujourd'hui 2000 membres en Norvège20. Elle est dirigée explicitement vers des actions de solidarité internationale. L'AEN reçoit une aide financière de l'agence Norvégienne pour le développement et la Coopération (NORAD) et de l'Etat21. Un des ses buts principaux est la réduction des inégalités entre le nord et le sud. Pour cette raison, de nombreuses campagnes d'action rejoignent celles menées par Attac: étiquetage clair des vêtements pour abolir l'esclavage moderne, manifestations contre la guerre en Irak, actions contre le soutien étatique aux dictatures, information pour le commerce équitable, etc. La couverture médiatique de Changemaker est moins importante que celle que reçoit Attac, pour ce qui est des quotidiens les plus lus. Ce n'est pas le cas de Vårt Land, quotidien proche du parti chrétien, qui rend compte de façon bienveillante des activités de Changemaker22. Changemaker rencontre souvent Attac lors des manifestations, sur le sol norvégien, organisées lors de sommets mondiaux. En septembre par exemple, elles se sont réunies devant le parlement, avec un syndicat d'agriculteurs, pour manifester leur désaccord vis-à-vis de l'OMC et du sommet de Cancun23. Le leadership de l'Eglise d'Etat est traditionnellement plutôt libéral. Ce sont les églises libres protestantes et les membres du mouvement laïc24 qui sont généralement « Attac og Neil til EU vil ha fred i gatene », op. cit. « Attac og Neil til EU vil ha fred i gatene » (Attac et Non à l'UE veulent la paix dans les rues), Dagbladet, 30-11-2002. 18 « På barrikadene mot verden » (Aux barricades contre le monde), Dagbladet, 14-09-2002. 19 Notons que son président actuel, Thor Bjarne Bore, fut rédacteur en chef de Vårt Land, organe de presse du parti chrétien. 20 Organisation internationale formellement depuis 2001. Branches au Soudan, Afrique du Sud, Mozambique, Swaziland, Inde, Philippines. 21 Du premier elle reçoit 180 millions de couronnes en 2003. Quant à l'aide publique, elle représente plus de 60% de son budget. 22 “Bananblad-Gud” (Le Dieu en peau de banane), Vårt Land, 06-09-2003. “Vil forandre verden” (Ils veulent chenger le monde), Vart Land, 26-07-2001. 23 “Allianse mot monsteret”, (L'alliance contre le monstre), Vårt Land, 10-09-2001. 24 Sur les distinctions, voir plus bas. 16 17 4 Colloque "Les mobilisations altermondialistes" 3-5 décembre 2003 caractérisés par leur conservatisme moral. La dirigeante actuelle de Changemaker, Tale Hungnes, est membre du parti socialiste de gauche, parti très progressiste, avec des orientations environnementale et féministe assez marquées. Elle connaît bien cependant les milieux chrétiens de l’ouest du pays qu'elle a fréquentés, mais pense que son engagement chrétien avec Changemaker est plus significatif25. Les activités des deux organisations sont tournées dans une grande mesure vers l'organisation de manifestations et de regroupements internationaux. Pour cela, elles collaborent avec d'autres organisations situées dans d'autres pays. A l'intérieur des frontières l'activité est grande, également, peut-être davantage. Il semble que leurs revendications se tournent aussi bien vers l'Etat norvégien que vers les instances internationales. Néanmoins, leur dynamisme pour tisser des liens au-delà des frontières en fait des groupes à vocation transnationale. Les mouvements confessionnels en Norvège En Norvège comme dans les autres pays nordiques (exceptée la Suède depuis 2000), l'Eglise est établie depuis l'instauration de la Réforme luthérienne par les souverains au XVIe siècle. La subordination de l'Eglise à l'Etat en matière financière, organisationnelle et même théologique26 est due à la profonde imbrication de ces deux institutions. En Norvège par exemple, cela est illustré par les conflits que soulèvent les nominations du personnel ecclésiastique. Certaines parties de l'Eglise s'opposaient, et s'opposent toujours, a la nomination de femmes ou d'homosexuel (les) aux postes d'évêques. C'est au nom du principe de non discrimination sexuelle inscrit dans le code du travail et s'appliquant également aux fonctionnaires, que l'Etat est passé outre les oppositions. Mais c'est au nom du principe de la religion établie, principe constitutionnel, que les chaînes de télévision ne peuvent diffuser de publicités durant les jours saints. Les concessions sont réciproques. Mais elles sont difficilement supportables pour une bonne partie des croyants, qui depuis longtemps se sont retranchés dans un univers particulièrement dynamique au plan religieux, l'univers des laïcs. Populaire et relativement puissant, le mouvement laïc émerge avec les réveils religieux partout en Europe du Nord. Fidèles à l'Eglise d'Etat, leurs membres n'en restent pas moins très critiques. Leurs activités ont cependant contribué au pluralisme et à la dynamique interne à l'Eglise d'Etat. Les organisations du mouvement laïc sont toujours, au sein du cadre de l'église établie, des lieux d'intense activité religieuse (missions, maisons de prières, écoles). Elles tracent le clivage religieux qui sépare les laïcs, souvent évangéliques, des membres de la « haute Eglise », composée de la hiérarchie ecclésiastique et des croyants plus libéraux27. Le terme de laïc désigne donc un fervent croyant qui se distance de l'Eglise établie par ses orientations théologiques et par ses pratiques religieuses. Le terme d'évangélique, qui lui est souvent associé, désigne un chrétien dont les orientations religieuses sont traditionnelles28. Ceux-ci sont souvent proches des églises libres, telles que l'église méthodiste ou pentecôtiste. “Banablad-Gud”, op. cit. Cela conduira à des réactions conservatrices telles que la création d'une faculté Libre de théologie à Oslo, en 1908. 27 Il faudrait aussi distinguer l'Eglise populaire, celle de l'ensemble du peuple norvégien, ouverte aussi aux sceptiques. 28 En Norvège cela s'accompagne très souvent d'une attitude tempérante envers l'alcool, d'une opposition à la légalisation de l'avortement, d'une lecture littérale de la Bible qui peut mener à une conception millénariste dans laquelle les prophéties ont une grande place, enfin à un attachement aux cultures et traditions locales (Vignaux, 2003a). 25 26 5 Colloque "Les mobilisations altermondialistes" 3-5 décembre 2003 Notons que la rupture institutionnelle doit être totale pour certains. Ces personnes, appelées non-conformistes, se retrouvent dans les églises libres ou protestantes. Enfin, ceux dont le scepticisme religieux est militant sont membres d'une organisation dont le nombre de membres en faisait jusqu'en 2002 la plus grande organisation en-dehors de l'Eglise d'Etat : Human-Etisk Forbund, « Organisation Ethique-Humaine ». Tableau 1 ici (voir annexes) Ce tableau montre que, même en considérant qu'il est plus naturel d'être incorporé dans les statistiques de l'Eglise d'Etat (cela est automatique à la naissance lorsque les deux parents en sont déjà membres. En sortir demande une procédure spéciale, néanmoins très simple), les Norvégiens demeurent attachés à leur Eglise, en vertu de son caractère national. Cela relève de quelque chose de bien différent de la croyance. On se situe ici dans la catégorie « belonging without believing » développée par Grace Davie (Davie, 2000). C'est la reconnaissance passive d'une alliance séculaire et le signe de la survivance du lien entre citoyenneté et appartenance à l'Eglise d'Etat qui expliquent cet attachement. Aussi ne devrait-on pas s'étonner de voir la résonance positive du mouvement altermondialisation lorsque l'Eglise d'Etat elle-même est considérablement engagée dans un des axes du mouvement : la solidarité internationale et l'aide au développement. On constate en effet que l'une des revendications majeures de Attac-Norvège est l'annulation de la dette des pays en voie de développement (PVD)29. L'ambivalence de la Norvège Le débat norvégien Pays à l'économie traditionnellement ouverte, la Norvège connaît le phénomène de la mondialisation depuis longtemps, au moins dans sa version économique (dépendance à l'égard de l'extérieur, importance du commerce international dans l'économie nationale et poids des importations). Si, comme les autres pays nordiques, la Norvège est ouverte, elle a été beaucoup plus protectionniste à l'intérieur de ses frontières, limitant strictement les investissements étrangers et interdisant parfois l'accession à la propriété des étrangers (Ingebritsen, 1998). La Norvège a adopté pour la gestion de ses réserves pétrolifères une position similaire à celle que le parlement norvégien avait adoptée au début du siècle pour l'hydro-électricité : un système nationalisé. Cette ambivalence est aussi soulignée par Østerud, qui décrit l'attitude norvégienne entre internationalisme et affirmation nationale (Østerud, 2003). Ainsi, la participation de la Norvège dans des instances supranationales impliquant des transferts de souveraineté ont constitué des enjeux très conflictuels. Face à l'UE, la une population est majoritairement opposée à l'adhésion, qu'elle a rejetée par référendum, en 1972 et en 1994. Une ligne de division partage les dirigeants des partis de la base de ceux-ci et le centre de la périphérie (Valen, 1995). En même temps, le pays adhère à l'Espace Economique Européen depuis 1992, traité à travers lequel de nombreuses décisions prises par l'UE s'imposent à la Norvège (les domaines de la pêche et de l'agriculture, ceux du pétrole et du gaz en sont néanmoins exclus). Cette situation a fait dire à certains observateurs qu'elle est, finalement, un « non-membre intégré » (Østerud, 2003). La campagne pour l'annulation de la dette des pays pauvres est centrale pour le mouvement altermondialisation en général. Voir par exemple l'engagement de Susan Georges, viceprésidente d'Attac-France et auteure d'ouvrages sur la question. 29 6 Colloque "Les mobilisations altermondialistes" 3-5 décembre 2003 De même face à l'OTAN, les réticences sont fortes. Membre depuis 1949, sa participation n'en n'a pas moins soulevé de nombreuses réticences. La question de l'installation d'armes nucléaires sur le territoire a finalement poussé un groupe de personnes à quitter le parti social-démocrate pour former le parti socialiste du peuple en 1961, ancêtre du parti socialiste de gauche (SV), formé en 1975. Pourtant la Norvège n'est pas un pays replié sur lui-même. Avec les autres pays nordiques, elle a essayé de construire des ponts entre les deux mondes pendant la guerre froide et a entretenu une tradition de très forte coopération avec les autres pays nordiques. Doit également être soulignée une longue tradition d'intervention dans le tiers monde et de rôle dans le maintien de la paix (prix Nobel de la paix, contribution a un effort de résolution des conflits au Moyen-Orient, au Sri Lanka, en Colombie). Il y a donc deux attitudes, et elles se retrouvent au niveau iondividuel (par exemple ce membre fondateur qui réagit contre l'antinationalisme mais souhaite intervenir à une échelle mondiale). Le terme de mondialisation (« globalisering ») arrive en Norvège en 1997-1998 et est d'abord utilisé par une élite intellectuelle (Østerud, 2003). A cette époque, comment est perçue la mondialisation en Norvège ? D'après un sondage MMI réalisé en mars 2001, 35% des Norvégiens pensent que la mondialisation est plutôt positive pour eux, face à 10% qui pensent le contraire, et 37% dont l'opinion est neutre. Ces résultats montrent que le débat n'est pas posé en termes très clairs à l'époque et que le terme de mondialisation ne recouvre pas des réalités bien concrètes pour les Norvégiens. Que représente-t-elle pour les Norvégiens ? Des éléments de réponse peuvent être fournis par les personnes qui ont répondu au questionnaire30. Bien entendu, ces éléments sont biaisés car ils sont l'expression d'individus opposés aux formes actuelles de la mondialisation : « sa forme néo-libérale »31. Lorsqu'elle est associée au néo-libéralisme et aux compagnies multinationales, elle draine une image très négative : celle de l'impérialisme, de l'oligarchie financière (« le pouvoir des multinationales remplace celui des démocraties »), celle de l'injustice mondiale, du non-respect de l'environnement. Les effets négatifs sur les pays du Tiers-Monde reviennent comme un leitmotiv. Sauf peut-être cette dernière caractéristique, la signification de la mondialisation pour ces militants (de Attac comme de Changemaker) est similaire à ce que l'on observe en France. L'engagement des groupes confessionnels se manifeste par une attitude d'ouverture au monde, spirituelle et matérielle. Justifiée par des impératifs chrétiens de solidarité, de justice et de charité, cette position est défendue par les plus hautes instances de l'Eglise d'Etat norvégienne, à travers par exemple l'évêque d'Oslo, théologien réputé progressiste32. Dans cette perspective, la mondialisation qui se manifeste par un multiculturalisme croissant et par des échanges humains, qui sont sources de richesses, est aussi une des sources de la pauvreté mondiale. Famines et maladies endémiques dans les pays du Tiers Monde nécessitent l'intervention de la communauté internationale qui se fait ici par le biais des organisations missionnaires et du réseau chrétien mis en place depuis longtemps par les Norvégiens. C'est pourquoi l'évêque d'Oslo appelle à une mobilisation et à un changement qui doivent être dirigés « par en bas » ainsi que la nécessité de « relier la mondialisation et l'éthique »33. Clivages partisans et altermondialisation, partis et mouvements Le débat sur la mondialisation et l'altermondialisation suit de près le clivage proUE/anti-UE en Norvège, et, dans une certaine mesure, les clivages partisans. Ainsi, on Voir en annexe. Réponse au questionnaire.Certains ont tenu à préciser que leur engagement ne signifiait pas opposition à la mondialisation, mais opposition à la mondialisation néo-libérale. 32 Egalement membre du parti du centre. 33 26-06-2002, Conférence ABCDE de la Banque Mondiale, Oslo. 30 31 7 Colloque "Les mobilisations altermondialistes" 3-5 décembre 2003 peut affirmer grosso modo que le parti conservateur est favorable à la mondialisation, tandis que le parti socialiste de gauche s'y oppose. Pour les conservateurs, Attac est une « menace pour les avantages universels d'un marché libéralisé » (Østerud, 2003). L'organisation de jeunesse du parti conservateur a créé et animé un site motattac.com (contreattac.com), explicitement dirigé contre les activités d'Attac-Norvège, et qui a le soutien du parti mère34. Du côté social-démocrate, l'ancien Premier Ministre Thorbjørn Jagland indique qu'il soutient Attac au moment de sa création35. Le parti socialdémocrate était au pouvoir au moment où Attac fut créé, mais pour une courte période, de mars 2000 à octobre 2001. C'est une coalition formée des partis centristes qui le précédait, et une coalition formée du parti conservateur, du parti chrétien et du parti libéral, qui lui succède. Graphique 1 ici (voir annexes) Sur la dimension économique de l'axe gauche-droite, on peut, sans trop se tromper, placer les partis de la façon suivante : p. communiste, alliance électorale rouge, p. vert, p. socialiste de gauche, p. social-démocrate, p. chrétien, p. libéral, p. du centre, p. conservateur, p. du progrès36. Mais leur placement diffère sur une dimension moraleéthique, avec à une extrémité le parti chrétien, défenseur des valeurs morales traditionnelles, tandis qu'à l'autre on situe le parti socialiste de gauche et le parti communiste, très libéraux sur les questions éthiques. Entre les deux, un continuum d'attitudes qui placent le parti libéral avec le parti du centre, tous deux plus proches du pôle « morale », et le parti social-démocrate avec le parti conservateur. Sur cette dimension il faut ajouter un petit parti, seulement présent aux consultations locales : Le parti de l'union chrétienne, dont l'existence récente se nourrit en partie de la présence au pouvoir du parti chrétien du peuple : de nombreux fidèles de ce dernier ont mal vécu les concessions faites aux partis de la coalition et ont rejoint ce parti, moralement très conservateur37. Vis-à-vis de l'aide au développement, on trouve encore d'autres tendances, à la fois au niveau des sympathisants et des organisations partisanes : en 2001, les électeurs du parti chrétien et du parti socialiste de gauche sont les plus fervents défenseurs de l'aide au développement, à l'opposé du parti du progrès (BSS). Ceci n'est cependant pas incohérent dans la mesure où ces deux partis sont fortement engagés dans la promotion de la justice humaine, avec des moyens différents. Malgré ces distinctions partisanes, la politique du pays en matière d'aide au développement subit peu de fluctuations. Elle s'apparente de ce point de vue davantage à une politique étrangère qu'à une politique économique. Commencée en 1952 (à l'époque il s'agit du subventionnement d'un projet piscicole en Inde) l'aide directe se poursuit sous l'ère Gerardhsen dans les années 1960 avec la création d'une agence ministérielle pour le développement. Le gouvernement conservateur Willoch continue cette orientation en faisant du pays le plus généreux du monde occidental, (l'aide en volume dépasse 1% du PIB). L'accent est mis sur les projets bilatéraux, censés plus efficaces. Enfin, l'agence des années 1960 est devenue un ministère sous la pression du parti chrétien. Vis-à-vis des deux organisations, Attac et Changemaker, les partis contribuent à légitimer leurs activités car celles-ci sont considérées avec sérieux. Le gouvernement social-démocrate de Jens Stoltenberg a ainsi fait savoir, en 2001, qu'il allait proposer une taxe sur les transactions financières, après que le parti socialiste de gauche ait introduit au parlement une proposition en ce sens. Avant même que Attac-Norvège soit « Attac i vinden » (Attac est sur le gril), Dagbladet, 31-05-2001. « Jagland støtter Attac », Morgenbladet, 23-02-2001. 36 Ce dernier est créé dans les années 1970 et se développe sur une critique de l'état-providence. Il appartient à la catégorie des partis populistes. 37 On peut se référer à Vignaux, 2003a. Site du parti : http://www.kirken.com/ks.htm 34 35 8 Colloque "Les mobilisations altermondialistes" 3-5 décembre 2003 formellement créée, une des revendications majeures de l'organisation rencontre l'approbation du gouvernement. Cependant, le parti conservateur y est opposé. Il fait savoir qu'une telle décision est irréaliste car difficile à mettre en place au niveau international38. La présence au gouvernement du Parti chrétien du peuple au moment où le mouvement altermondialisation prenait son essor n'est sans doute pas étranger à la nature des relations entre les autorités publiques/ l'Etat d'un côté, et les chrétiens évangéliques de l'autre. Une structure d'opportunité politique aurait contribué à façonner les contours du mouvement altermondialisation (Kitschelt, 1986). Les militants Selon la thèse d'Inglehart (1997), les individus privilégieraient de plus en plus des modes d'engagement et d'intervention politiques alternatifs plutôt que traditionnels (partis, syndicats, églises). L'engagement serait donc alternatif et les nouvelles formes de mobilisation attireraient ceux qui ont délaissé ou ceux qui ne sont pas attirés par les formes traditionnelles. Implicitement, cela signifie que l'augmentation de la mobilisation dans les « mouvements sociaux » serait le signe du déclin des partis par exemple. Ces mouvements (dont le mouvement altermondialiste) apparaissent plus aptes à combler les attentes de ces individus, caractérisés par un haut niveau d'éducation et l'attachement à des valeurs culturelles nouvelles, dites « post-matérialistes ». Les militants norvégiens confirment-ils ces tendances ? Deux hypothèses découlent de la thèse de Inglehart : (1) les militants seraient moins membres d'un parti politique que la moyenne de la population. (2) ils seraient plus éduqués que la moyenne de la population. Le tableau ci-dessous indique quelques caractéristiques des personnes ayant répondu. Tableau 2 ici (voir annexes) Nous avons envoyé un questionnaire aux deux organisations étudiées ici (voir annexe). Notre échantillon est faible, non représentatif. On peut cependant l'utiliser et émettre quelques remarques. Parmi les personnes ayant répondu, sept sont membres d'un parti politique. Ici les partis privilégiés sont : parti chrétien, verts, parti du centre. Ce sont donc principalement des partis situés sur la gauche sur l'axe économique-social. Tous votent. Les partis choisis sont en majorité le parti socialiste de gauche, l'alliance électorale rouge, plus les partis précédemment cités. Plus rares, mais cités, sont le parti conservateur et le parti travailliste. Le parti du Progrès n'est jamais cité. Comme on pouvait s'y attendre, les militants altermondialisation qui choisissent Changemaker sont davantage intégrés au point de vue religieux que les autres. Une gradation dans cette intégration religieuse doit être effectuée. Certaines personnes sont davantage intégrées que d'autres, mais on retrouve des traits caractéristiques de la religion évangélique en Norvège. Ainsi cette personne qui, à la question « avez-vous participé à d'autres formes d'événements altermondialistes ? » précise : « J'ai voté non à l'élection de 1994, à propos de l'adhésion norvégienne à l'UE. Je l'ai fêté (dans les rues d'Oslo), sans alcool ». “Regjeringen vil utrede valutaskatt” (Le gouvernement veut présenter une taxe sur les transactoins financières), Aftenposten, 01-03-2001. 38 9 Colloque "Les mobilisations altermondialistes" 3-5 décembre 2003 On retrouve l'attitude euro sceptique et tempérante, caractéristique des milieux évangéliques norvégiens, proches du parti chrétien39. Plus de la moitié est aussi membre d'une autre organisation, et un tiers environ peuvent être définis comme des membres actifs. La nature des organisations illustre les nombreux ponts qui existent entre les organisations religieuses et les non-religieuses. Par exemple plusieurs personnes indiquent être membre de « Futur entre nos mains », une organisation à tendance environnementale très présente dans le mouvement altermondialiste. Ces personnes sont donc caractérisées par une relativement forte politisation (discours politique, adhésion à des partis et à des organisations, vote), un degré d'activité assez important. La dynamique ne semble donc pas être un jeu à somme nulle, et les mouvements altermondialisation sont plutôt des compléments à une activité partisane menée en parallèle. Les informations dont nous disposons quant à ces deux organisations montrent qu'elles sont reliées aux partis politiques par de nombreux aspects. On peut ajouter que l'agenda des organisations altermondialistes et celui des partis présente des similitudes dans la limite des clivages partisans. Cela suggère aussi que les mouvements sociaux n'ont pas forcément supplanté les partis. La forte composante anti-européenne du discours altermondialiste en Norvège provient de deux facteurs : le premier se rapproche de phénomènes observables ailleurs en Europe ou l'Europe institutionnelle est considérée comme favorisant la mise en place de politique ultra-libérales (idée à très présente lors de la contestation du sommet de Nice en décembre 2000). Le second relève plus spécifiquement du contexte norvégien, auquel nous avons déjà fait allusion. Les observateurs avaient prédit l'échec de AttacNorvège précisément à cause des tensions sur l'UE40. Tous les répondants, à une seule exception, se disent défavorables à l'adhésion norvégienne. La plupart des personnes sont engagées dans le mouvement altermondialiste car elles sont persuadées qu'il est possible de changer le cours des processus de la mondialisation. Cet optimisme profond est fondé sur des réalisations et des succès du mouvement, qui ont montré que « c'était possible ». Comme pour Attac France, le slogan de Attac-Norvège est « un autre monde est possible ». En témoigne ce récit d'un membre de Changemaker : « Je les ai connus en lisant leur journal lorsque je faisais ma confirmation et que je collectais de l'argent à travers l'église pour un projet de l'AEN. J'ai alors reçu un journal de Changemaker et j'ai lu qu'ils étaient jeunes et essayaient de changer le monde, et je me suis dit que c'était exactement ce que je voulais faire, et je les ai rejoins pour être quelqu'un qui voulait que les choses changent ». Appartiennent-ils à un « réseau transnational de militants » ? (Keck, Sikkink, 1998). Ce concept contient les mouvements sociaux et les organisations internationales non gouvernementales. Il désigne « des acteurs travaillant sur une question à l'échelle internationale, liés par des valeurs partagées, un discours commun et des échanges denses d'informations et de services ». Il permet d'aller au-delà des catégorisations effectuées sur la base du type d'action, plus institutionnalisé dans le cas des OING que des mouvements sociaux (Tarrow, 2001), ou sur la base du caractère direct ou indirect de l'action visant à influencer la décision (Goul Andersen, Hoff, 2001). Le discours solidaire, traditionnel dans les milieux confessionnels, est également celui des membres Voir Vignaux, 2003c. Cette personne vote d'ailleurs pour le KrF aux élections nationales et pour le parti de l’Union chrétienne aux élections locales. 40 “Fossen gikk, men Attac lever”, op. cit. 39 10 Colloque "Les mobilisations altermondialistes" 3-5 décembre 2003 non religieux du mouvement altermondialiste. Ce terrain d'entente facilite la mise en place d'actions communes et l'utilisation de structures existantes. Les répertoires d'action Comme cela a été souligné, les répertoires d'action - moyens utilisés par un groupe pour faire valoir ses revendications - sont fortement influencés par les processus culturels et historiques (Balme, Chabanet, Wright, 2002). Tilly a montré la différence dans les répertoires d'action en Europe à des époques successives (Tilly, 1975). Traditionnellement, la manifestation est par exemple un moyen peu répandu en Scandinavie où il y a en fait peu de formes d'action directe, peut-être à cause de la prégnance des habitudes néocorporatistes. Tableau 3 ici (voir annexes) Le mode d'expression privilégié est longtemps la pétition : en 1947 contre le projet de donner des contraceptifs aux militaires norvégiens en poste en Allemagne, en 1951 contre le projet de rapprocher les deux formes officielles de langue norvégienne, en 1965 contre le projet de réduire le nombre d'heures du cours de religion dispensées à l'école primaire (plus grande pétition). D'autres formes sont apparues, toujours en relation avec la politique intérieure, comme cette manifestation massive à Alta en 1979-80 pour protester contre la construction d'un barrage sur les terres où vivaient la population samie (Vignaux, 2002). Elle fut suivie de grèves de la faim devant le parlement norvégien et de sit-in devant le bureau du Premier ministre41. La politique extérieure a été à l'origine d'une seconde vague de protestation, avec les manifestations lors de la campagne pour le referendum d'adhésion à l'UE en 1972, puis à nouveau en 1994. La création de nombreuses organisations et d'une association les chapeautant (Nei til Eu pour les opposants, Ja til Eu pour les autres) contribua à légitimer ce nouveau mode d'expression politique. Ainsi, les répertoires évoluent, les militants adoptent des formes déjà expérimentées et comme le montrent deux sociologues scandinaves, « la protestation devient de plus en plus une forme conventionnelle de participation et une partie du répertoire normal du comportement politique en Scandinavie » (Goul Andersen, Hoff, 2001, p. 179). Cependant, une perspective restrictive de la notion de répertoires de l'action collective peut occulter des différences importantes à l'intérieur même d'un pays, entre diverses organisations par exemple. C'est le cas entre Attac et Changemaker. De façon générale, et d'après les événements qui ont eu lieu sur le sol norvégien, le type d'activités du mouvement altermondialisation ne se situe pas sur le registre de la confrontation. • Attac Les personnes qui ont répondu au questionnaire se sont peu déplacées à l'étranger : seules trois se sont rendues aux sommets européens dans des villes étrangères. La plupart des autres ont participé aux manifestations à Oslo, contre la Banque Mondiale, contre la guerre en Irak. La fréquence de participation à des manifestations est importante, plusieurs fois par an pour la grande majorité. Une personne cite l'exemple de cette manifestation « spontanée », où les participants portaient des vêtements blancs, des pancartes blanches et vides de slogans. A l'inverse, après avoir subi les effets négatifs Cette nouvelle forme était importée des Etats-Unis ou elle avait été utilisée massivement au début de la décennie 1970. De nouvelles formes sont apparues lors des manifestations contre la guerre en Irak durant l'année 2003. De par leur caractère novateur, mais aussi à cause de leur violence, elles furent très critiquées. Il s'agit d'un vomit-in (hôtel de ville de San Francisco, mars 2003), et du blocage des moyens de communications de représentants nationaux (ligne téléphonique, site Internet). 41 11 Colloque "Les mobilisations altermondialistes" 3-5 décembre 2003 d'un contre-sommet violent, les organisations réagissent fortement et font preuve d'un volontarisme controversé. Le contre-sommet européen organisé à Göteborg en juin 2001 avait été marqué par des actes de violence qui furent très critiquées par la presse norvégienne. Les mêmes actions avaient été relevées un an auparavant lors des manifestations contre la Banque Mondiale à Prague. Aussi, lorsque la Banque Mondiale se réunit à Oslo en 2002, et que des manifestations sont prévues par une organisation dont le mode d'action privilégié est la présence dans la rue sans autorisation (il s'agit de Reclain the streets) Attac affirme publiquement son opposition à ce type d'action (elle a formellement adopté le principe de non-violence dans ses statuts42). Ceux qui sont derrière « ouvrent la porte à des confrontations inutiles car ils n'ont pas demandé d'autorisation préalable »43. Cette décision est critiquée par la presse de gauche, qui pense que pour conserver son nom propre, elle contribue à infléchir la liberté de parole en Norvège. • Changemaker Aucune des personnes ne s'est déplacée à l'étranger. Toutes disent participer au moins une fois par an à des manifestations (la fréquence est plus faible que pour les précédents). Certains ajoutent la signature de pétition sur Internet. L'organisation de débats, comme pour Attac, est une forme souvent mentionnée. Depuis quelques années le type d'action de Changemaker change. Plutôt dirigée auparavant vers l'organisation de voyages dans les pays pauvres, elle se tourne maintenant vers des actions plus spécifiques, et le mode relève de la pétition ou de la manifestation. Les « anciennes » activités n'ont pas disparu, mais elles sont supplantées par de nouvelles actions. Quels sont les effets du travail commun ? L'origine hétérogène des organisations impose un mode d'action relativement conventionnel car nécessairement consensuel, qui exclue les manifestations violentes et impose également qu'une autocensure et un filtrage ait lieu. Il s'agit de ne pas délégitimer le mouvement en l'affaiblissant avec des événements comme ceux qui ont eu lieu par exemple à Gênes et qui ont aussi été largement instrumentalisés par certains groupes et sur-publicisés par les medias. La proximité de l'organisation Changemaker avec l'Etat et la politique publique contribue à ce que les modes d'action soient très institutionnalisés. La solidarité internationale, le point de convergence Entre le mouvement altermondialisation et les mouvements confessionnels (Eglise d'Etat, missions, organisations proches de l'Eglise) il y a des zones communes. Ce sont celles de ce que l'on peut appeler la solidarité internationale : aide au développement, subventionnement des organisations non gouvernementales et autres associations à vocation humanitaire, annulation de la dette des pays pauvres, promotion des droits de l'homme. C'est à cause de l'importance accordée traditionnellement en Norvège à la solidarité internationale que le mouvement altermondialisaiton est ce qu'il est : institutionnalisé, populaire, rencontrant un soutien important de la part des medias et de la classe politique. C'est donc une histoire, une tradition. Celle-ci n'est pas consensuelle pour autant. Styremøtet du 16-06-2002. Klassekampen, 20-06-2002. Reclaim the streets se définit comme une "désorganisation participative", http://www.reclaimthestreets.net. 42 43 12 Colloque "Les mobilisations altermondialistes" 3-5 décembre 2003 Le discours altermondialiste : un discours familier L'Etat norvégien est fortement engage en faveur de l'aide publique au développement (APD), un des plus élevé parmi les pays riches. Alors qu'elle a baissé, en moyenne, d'un tiers, entre 1992 et 2000 (Toussaint, Zacharie, 2002), l'APD augmente en Norvège44. Un exemple du passage d'une revendication chrétienne dans le discours altermondialiste via la présence des croyants dans le mouvement et mise en œuvre par la suite grâce aux relais partisans, est l'annulation de la dette de la Tanzanie en 2002. Cette mesure, fortement défendue par la Ministre du Développement (membre du parti chrétien), fait écho aux liens privilégiés entretenus entre les deux pays à travers la présence missionnaire norvégienne45. Le leadership de l'Eglise, par le biais de son dirigeant l'évêque d'Oslo, est très engagé dans la promotion de la justice au plan mondial et depuis quelque temps prend aussi des positions très claires face à la « mondialisation libérale ». Il se fonde pour cela sur la tradition judéo-chrétienne et l'attitude du Christ envers les pauvres (Stålsett, 2002). On retrouve là les termes d'une collaboration et d'une implication très forte de l'Eglise. Le Forum Social Norvégien qui a lieu tous les ans à Oslo depuis trois ans est une bonne illustration de ce propos : On y trouve Attac, Changemaker, ainsi que de nombreuses autres organisations à tendance environnementales (Fremtiden i våre hender), confessionnelles (AEN), syndicales (des agriculteurs) ou humanitaire (SLUGJubilé 2000 pour l'annulation de la dette). On notera que l'organisation parapluie Nei til Eu est aussi présente, tandis que son équivalent pour l'adhésion est absent. Cela reflète la position de la majorité des sympathisants du mouvement altermondialisiton en Norvège : une attitude plutôt négative envers l'adhésion du pays à l'UE. On doit aussi souligner la forte présence des organisations confessionnelles, tant en nombre qu'en dynamisme. Une table ronde organisée par trois associations religieuses (AEN, Changemaker et le Conseil des Relations Oecuméniques et Internationales) dont l'intitulé « Le projet de Dieu contre le projet néo-libéral », en dit long sur la façon dont est perçue la mondialisation dans certains cercles chrétiens : une déviation par rapport à l'enseignement du christianisme. La table ronde sur l'annulation de la dette est organisée par Changemaker, SLUG et AEN. AEN et Changemaker sont largement présents lors de cette conférence. Son caractère institutionnel et formel est renforcé par la présence de l'évêque d'Oslo et de dirigeants de partis politiques lors d'une table ronde spécifique. Il s'agit de la dirigeante du parti socialiste de gauche, de l'ancien ministre chrétien des affaires ecclésiastiques Jon Lilletun, du dirigeant de l'alliance électorale rouge, du leader du parti libéral et d'un député social-démocrate. De plus, la conférence est co-sponsorisée par le Ministère des Affaires Etrangères. Sans doute le fait que le parti chrétien soit au pouvoir explique ce soutien. Cette hypothèse devrait être vérifiée lorsque le parti quittera le pouvoir. Car le MAE a également suscité de vives réactions de la part d'Attac lorsqu'il a inclus cette dernière dans la liste (récemment publiée) des organisations qui « présentent un danger pour la sécurité du royaume46 ». La justification ici est l'utilisation de la violence. Attac se défend en affirmant que sa dernière action, lors du sommet de la Banque Mondiale à Oslo, n'avait été émaillée d'aucune violence. De plus, Attac vient de critiquer le projet du gouvernement sur l'introduction d'un débat parlementaire sur « un monde de possibilités ». Pourquoi et comment cohabitent ces différentes relations, de rejet et de soutien, de critiques et d'attirance ? C'est sans doute dans la nature hybride du Dans la proposition de budget 2004, elle passe de 0,93% a 0,94% du RNB, ce qui représente 15 milliards de couronnes norvégiennes, soit plus de 1,8 milliards d'euros. 45Ainsi des membres de l'appareil du parti chrétien ont effectué une partie de leur carrière professionnelle en Tanzanie, dans le cadre des activités de la Mission Intérieure Luthérienne Norvégienne. 46 “Sier ikke unnskyld til Attac” (Il ne s'excuse pas auprès d'Attac), Dagsavisen, 16-10-2003. 44 13 Colloque "Les mobilisations altermondialistes" 3-5 décembre 2003 gouvernement actuel qu'il faut trouver des éléments de réponse. Formé de partis dont les orientations en matière de développement, de morale et dans une certaine mesure, de politique sociale sont assez distinctes, ce gouvernement est finalement partagé entre deux attitudes vis-à-vis du mouvement altermondialisation. Le parti chrétien lui est plutôt favorable, tandis que le parti conservateur lui est traditionnellement et globalement hostile. Comme l'affirme cette personne, membre du groupe Attac le plus septentrional au monde, le mouvement altermondialisation « comprend une dimension religieuse dans la mesure où nous croyons en un monde meilleur et le fait que l'homme ne se réduit pas à un simple moyen de faire du profit ». Remarques conclusives Aux franges du mouvement altermondialisation on trouve une attitude de repli synonyme de méfiance, de peur, et de comportements politiques plutôt orientés vers les partis anti-UE. Cette attitude est finalement assez traditionnelle car observable depuis plusieurs décennies en Norvège dans les milieux chrétiens laïcs qui nourrissent pour l'ouverture de leur pays une méfiance profonde. Celle-ci se nourrit à la fois d'une interprétation particulière de la Bible, d'un patriotisme accentué, pour ne pas dire nationalisme, et d'une vision passéiste, conservatrice, du lien national. La mondialisation est considérée ici, de même que l'adhésion de la Norvège à l'UE, comme une menace pour les intérêts norvégiens : facteurs de sécularisation, ils peuvent contribuer à déstabiliser un ordre social dans lequel la religion luthérienne occupe une place légitime grâce à l'établissement de l'Église et, dans sa version morale, un ordre prôné et encouragé par les mouvements les plus fondamentalistes, aussi appelés évangéliques. Pourtant cette attitude n’est pas celle qui prévaut au sein du mouvement altermondialiste, où des symboles plus rassembleurs existent, capables d’unifier le mouvement à des occasions importantes. L'activation de certains réseaux a contribué à une installation très rapide sur le territoire de la branche norvégienne de Attac, qui à son tour, a façonné le discours sur la solidarité internationale. Finalement, des organisations qui lui préexistaient, telle Changemaker ont adopté une grande partie de sa rhétorique. L'utilisation de ce discours qui fait écho à une tradition de présence norvégienne au plan international, en particulier d'intervention en faveur de la paix, de l'égalité, de la justice sociale, a favorisé l’établissement de références communes et permis la construction d’un discours mobilisateur. Le mouvement s’appuie alors sur la structure de l’Eglise d’Etat, ancienne et puissante, qui lui confère une grande légitimité et contribue à son institutionnalisation : le mouvement alter-mondialiste dans ce pays est « pris au sérieux ». 14 Colloque "Les mobilisations altermondialistes" 3-5 décembre 2003 Références Balme Richard, Chabannet Didier, Wright, Vincent, "Action collective et gouvernance de l'Union Europeenne", in Balme R., Chabannet D., Wright V. (eds.), L'action collective en Europe, Paris, Presses de sciences-po, 2002, pp. 21- 120. Colonomos Ariel, Eglises en réseaux : trajectoires politiques entre Europe et Amérique, Paris, Presses de Sciences Po, 2000. Davie Grace, Religion in modern Europe : a memory mutates, Oxford, Oxford University Press, 2000. Favre Pierre, Fillieule Olivier, "La manifestation comme indicateur de l'engagement politique", dans Perrineau Pascal, L'engagement politique, déclin ou mutation?, Paris, Presses de la FNSP, 1994, pp. 115-139. 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Pour chaque organisation, nous disposions d'environ 25 adresses électroniques correspondant aux branches locales. L'aspect religieux étant important pour cette recherche, il fallait mesurer l'intégration religieuse des répondants. C'est pourquoi un certain nombre de questions visaient à placer les répondants sur une « échelle d'intégration religieuse », qui va de l'athée à l'évangélique traditionnel (que l'on peut aussi décrire par fondamentaliste, avec beaucoup de précautions, Vignaux, 2003c). Les questions sont relatives à : la conception théologique (ce que représente la Bible), la fréquentation des offices, la fréquence de la prière, l'appartenance à une organisation religieuse, l'abonnement à un magasine religieux. Le taux de réponse est difficile à connaître car l'envoi fut effectué auprès des leaders des groupes locaux, pas auprès de tous les membres. Apres des relances, un nombre assez faible de réponse fut obtenu (16 pour le moment). Les questionnaires comprennent 41 questions pour Attac et 39 pour Changemaker. La langue utilisée est l'anglais, les Norvégiens la maîtrisent généralement très bien. De plus, les sites Internet des deux organisations ont été régulièrement visités et largement explorés. Ce mode de communication se justifie à double titre : les membres des organisations antimondialistes sont réputés plutôt jeunes et un de leur mode d'action privilégié (recrutement, discussion, communication des décisions etc) repose très largement sur Internet. De plus, la Norvège fait partie des pays où le nombre de personnes possédant un ordinateur connecté à Internet est des plus élevé au monde (en 2001, 75% de la pop norvégienne de 9 à 79 ans a un ordinateur a domicile, et 60% de la pop est reliée a Internet -SSB, 2001).Enfin, ces raisons sont finalement les bienvenues dans le cadre d'une recherche dont les moyens financiers sont très limités et pour laquelle une étude sur le terrain est impossible. 47 17 Colloque "Les mobilisations altermondialistes" 3-5 décembre 2003 Documents du texte Tableau 1. Pluralisme religieux en Norvège, % de la population totale* Organisation 2002 Eglise d'Etat Eglises libres dont protestants Ethique-Humaine 85,7 6,0 2,4 1,5 * La population de la Norvège s'élève fin 2002 à 4 552 200 personnes. Source : Bureau central de statistiques. 200 1 199 3 ées Ann 198 1 197 7 0 4 8 12 16 20 % 24 28 All SocProgLib Ce ComChrCo S-D 32 36 40 44 Graphique 1. Résultats des élections parlementaires, % des suffrages exprimés S-D: p. social-démocrate . Co : p. conservateur. Chr : p. chrétien. Com : p. communiste. Ce : p. du centre. Prog : p. du progrès. Lib : p. libéral. Soc: p. socialiste de gauche. All: Alliance électorale rouge. 18 Colloque "Les mobilisations altermondialistes" 3-5 décembre 2003 Tableau 2. Caractéristiques des répondants Total répondants dont femmes Membres de l'Eglise d'Etat Membres d'une église libre Membre d'une autre confession Membre d'une mission Evangéliques Membres d'un parti politique Leader local Opposition à l'adhésion à l'UE Attac Changemaker 11 5 3 1 5 2 0 0 0 0 0 2 1 3 5 2 6 2 11 4 Tableau 3. Modes de participation en Scandinavie, % de ceux qui Signent une pétition Manifestent Font grève 1987-90 31 19 8 Sources : Goul Andersen, Hoff, 2001. 19 Total 16 4 7 0 0 2 4 7 8 15