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MARQUES
10 | EUROPA STAR PREMIÈRE
Neutralité bon chic bon genre
façon plus libre que jamais. En conséquence, les modèles de consommation ne sont plus définis par des
critères démographiques «traditionnels» comme l’âge, le sexe, la région,
le revenu, le statut familial ou autre»,
décrypte le site Trendwatching.
Nomos
Rationalisme
esthétique et
minimalisme
Il ne saurait être ici question de diplomatie mais
de genres, avec la montée en puissance de montres
dites mixtes ou neutres. Si l’expression froisse nos
oreilles, force est de constater que l’horlogerie
«non différenciée» séduit. Et plus si affinités.
PAR
LAURENCE JANIN, FONDATRICE DU
BLOG LAUR’LOGE, WWW.LAURLOGE.COM
Entre sexe et genre, rappelons que le
premier relève du biologique, le second du culturel et de la construction sociale. Simple… si l’on omet
certains garde-temps testostéronés à
la virilité exacerbée! De tous temps,
l’horlogerie a pris plaisir à brouiller
les pistes. Historiquement, le premier clivage qu’opère la montre de
poche est social. Longtemps réservée à une élite (hommes et femmes
confondus), il faut attendre la fin
du 19ème siècle pour que son usage
se généralise. Associé à des métiers
d’homme, qu’il s’agisse de la montre
de guerre des soldats de 1870 ou du
chronographe médical, l’objet revêt
alors une connotation masculine.
Mais bientôt la montre bracelet, initialement conçue pour les femmes,
se révèle si fonctionnelle qu’elle emporte le consensus et avec lui la
question du genre. Classique et de
petite taille, la plupart des marques
partageant le même vivier de fournisseurs de boîtiers, elle s’adapte indifféremment à tous les poignets.
Distinction
marketing
«La distinction entre montres
hommes et femmes est réellement
apparue avec l’avènement du marketing», explique Marco Borraccino,
responsable de la chaire en design horloger de la HEAD-Genève
(Haute Ecole d’art et de design). Une
notion récente donc, qui a ouvert la
voie à des stéréotypes dans les deux
registres. Si l’on a pu frôler la caricature au cours des deux décennies
passées, le curseur est aujourd’hui
revenu à un juste milieu. Et même
parfois à une forme d’entre-deux.
Imaginée entre la Californie et la
côte basque, March LA.B se positionne clairement comme une
marque horlogère pour hommes
d’inspiration vintage. Pourtant, ses
co-fondateurs réalisent bien vite
que l’un des modèles phare, l’AM
59, est acheté à 50% par les femmes.
Surpris et ravi de cette clientèle
non escomptée, Alain Marhic ne
prend pas de gants à l’heure d’analyser ce phénomène: «L’offre féminine est souvent a igeante, avec
des montres maquillées comme des
voitures volées. En matière de création, soyons décomplexés mais aussi
ancrés dans la réalité. De l’élégance
avant tout.» Cette fameuse élégance,
entre épure du design et justesse
des proportions, qui fait que tant de
femmes empruntent (ou s’offrent) la
montre de leur conjoint.
«Dégenrement»
en cours
Pour Nicolas Boutherin, co-fondateur de Klokers, la question du genre
n’a jamais fait partie de la grille de
lecture de la marque. «Nos montres
sont inspirées par des objets du quotidien, telle la règle à calcul, comme
ils pourraient l’être d’un poudrier
ou d’un flacon de parfum. Si distinguo de genre il y a, les autres le font
pour nous. Nous, nous ne raisonnons pas ainsi.» Avec sa tête qui se
clipse, se déclipse et se partage volontiers, la montre Klokers invente
une gestuelle entre rituel du briquet
Zippo et mythologie d’une Reverso.
March LA.B se
positionne clairement
comme une marque
horlogère pour hommes
d’inspiration vintage.
Pourtant, ses cofondateurs réalisent bien
vite que l’un des modèles
phare, l’AM 59, est acheté
à 50% par les femmes.
Polysensorielle, transgénérationnelle, elle s’inscrit dans une brand
culture globale, toujours plus «dégenrée».
Ainsi, vingt ans après le lancement
du premier parfum mixte CK One,
Calvin Klein vient de renchérir avec
CK2, arguant du fait que le XXIème
siècle est celui du partage, dans un
monde ultra connecté qui gomme
les différences. Chez Gucci, les silhouettes androgynes du défilé automne-hiver 2016/17 ont foulé aux
pieds la mode hyper sexuée des prédécesseurs d’Alessandro Michele,
qui prépare déjà sa première collection mixte pour 2017. «Les gens
de tous âges et de toutes origines se
construisent une identité propre de
Avec une croissance de 30% en 2015,
un chiffre d’affaire et un nombre de
collaborateurs ayant doublé ces trois
dernières années, la marque allemande Nomos se défend de surfer
sur la (juteuse) tendance. Depuis sa
fondation en 1990, explique-elle, la
création s’appuie sur un postulat de
design fort et de mécanique irréprochable. Ce rationalisme esthétique
s’inspire de différents courants allemands, le Deutscher Werkbund,
l’Ecole d’Ulm, voire un soupçon
de Bauhaus. La «touche berlinoise»
qui se manifeste entre autres par
des partis pris de couleurs (vert
ou bleu décapants, un champagne
en écho à la célébration du lancement du nouveau calibre maison),
contrecarre la rigidité du propos.
Surprise sur le site de la marque:
les douze familles de modèles sont
proposées sous les rubriques génériques de «montres» et «collections», sans aucune autre distinction. Interrogée, Nomos répond:
«Nos clients n’ont pas besoin d’être
guidés pour faire leur sélection».
Autre succès considérable, celui de
la marque Daniel Wellington du
Suédois Filip Tysander qui mix(t)e
style scandinave minimaliste et
influence preppy. Fonctionnalités
de la montre réduites à la portion
congrue et bracelet NATO aux couleurs primaires sont plébiscités par
une génération ni triste, ni gaie, que
l’on pourrait décrire comme «affectivement neutre» pour reprendre
l’expression du philosophe Maurice
Merleau-Ponty. Est-ce à dire que les
montres (sciemment ou non) dégenrées ont un bel avenir commercial devant elles?
Un leurre
commercial?
Et si le débat n’était pas là: la question
ne serait-elle au final qu’un «voile de
fumée», pour reprendre les mots
d’Elizabeth Fischer, responsable de
la filière mode et accessoires à la
HEAD-Genève? Car selon elle, l’esthétique de ces montres «no gender»
répond aux archétypes masculins.
L’androgynie renvoie au corps idéal,
celui du héros, et non de l’héroïne,
qui allie grâce et force dans un parfait équilibre. «L’homogénéisation
de la mode s’effectue sur une base
masculine, estime encore Elizabeth
Fischer. La tendance unisexe actuelle est un leurre du point de
vue sociétal et ne répond qu’à la
loi du marché.» Pour autant, la vision binaire homme-femme évolue.
Les lignes sont en train de bouger.
Demain est un autre genre.

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