Gênes/Marseille - Revues Plurielles

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Gênes/Marseille - Revues Plurielles
culture(s)
Dans le cadre de la manifestation Uni(di)versité (www.unidiversite.org), organisée
sous l’égide de l’Ambassade de France en Italie, a eu lieu le 5 décembre à Gênes
une rencontre bilatérale sur l’immigration à Gênes et à Marseille. Cette confrontation,
préparée par le Centre culturel français de Turin et le centre Medì de Gênes, avait
pour but de dégager les points de ressemblance et les différences entre les situations
migratoires dans les deux villes.
Regards croisés sur
l’immigration : Gênes/Marseille
accueillir no 244
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Gênes, Marseille : deux grandes villes
portuaires méditerranéennes, l’une
française, l’autre italienne, jumelées
depuis 1958 dans le cadre d’un accord
franco-italien. Villes voisines flanquées
de part et d’autre de la frontière, marquées l’une et l’autre par l’industrie et
le commerce... Villes jumelles pour
autant ? Voire, car les apparences sont,
comme toujours, trompeuses et l’exercice de comparaison pourrait bien apparaître plus difficile qu’il n’y paraît.
Comparaisons trompeuses
Les différences historiques sautent aux
yeux : les migrations à Marseille ne
peuvent être dissociées de l’histoire des
colonies puis de la décolonisation. En
Italie, en revanche, l’histoire des migrations ne connaît pas ce poids du passé
colonial. Mais regardons-y d’un peu
plus près, car les différences sont ailleurs. Comme le souligne Michel
Péraldi, directeur du centre JacquesBercque à Rabat, Marseille n’est plus
actuellement une ville d’immigration,
mais une ville de transit. De fait, si
Gênes connaît depuis ces vingt dernières années plusieurs vagues de flux
migratoires qui ont modifié la ville et
remodelé le paysage humain de façon
décisive 1, l’immigration à Marseille, au
contraire, appartient au passé, malgré le
mythe persistant de ville d’accueil.
C’est que la conjoncture marseillaise
est tout à fait différente : le marché du
travail n’y permet plus de flux d’immigration importants. Même s’il réside,
comme le souligne Sylvie Mazzella,
chercheuse à la Mmsh d’Aix-en-Provence, des phénomènes résiduels
d’immigrations qui ont un impact local,
comme dans le domaine du petit
commerce où de nouveaux arrivants stimulent la concurrence « en cassant les
prix », Marseille a cessé de procurer des
emplois. Gênes, par contre, comme
d’autres villes d’Italie, a développé un
besoin structurel de main-d’œuvre
immigrée qui, légalement ou non, fait
désormais partie du tissu économique
de la ville. En premier lieu, dans le
« secteur des 5 P », pour reprendre
l’expression de Maurizio Ambrosini,
professeur de sociologie à l’université
de Milan, à savoir les travaux « précaires, pénibles, périlleux, peu rémunérés,
pénalisés
socialement » 2 :
maçonnerie, travaux publics ou calfatage des navires. Dans ce domaine,
l’immigration récente, majoritairement
masculine (Équateur, Maghreb, Europe
de l’Est, Afrique subsaharienne), relaie
l’emploi ancien en Italie des travailleurs
du sud du pays (Siciliens, Calabrais) ;
et, en second lieu, dans le secteur de
l’assistanat familial, comme le rappelle
Andrea Torre, directeur du Centro Medì
(Centro studi medì, Migrazioni nel
mediteraneo) :
Gênes,
comme
l’ensemble de l’Italie, connaît un vieillissement important de la population
qui se traduit par le besoin spécifique
d’aides à domicile. Ainsi s’est développé le recours à la « badante », terme
intraduisible en français, qui désigne
une personne s’occupant à domicile des
personnes âgées : ce secteur, majoritairement féminin (80 % de femmes),,
majoritairement illégal, permet aux
familles de subvenir à un besoin que le
système social italien n’est pas à même
de satisfaire...
Surprises des diasporas :
la « badante » équatorienne
Gênes vivrait-elle donc en retard le phénomène d’immigration française ? On
s’attendrait à une immigration massivement méditerranéenne et africaine et,
actualité oblige, à une immigration
d’Europe de l’Est, et on n’aurait pas
complètement tort... à cette nuance près
que l’immigration la plus importante
dans la ville ces dernières années est...
équatorienne. Certes, des raisons historiques existent : des Italiens ont
immigré au XXe siècle en Amérique du
Sud... Mais pourquoi spécifiquement
l’Équateur ? Il faut ici évoquer la crise
économique qui frappe le pays depuis
la dollarisation du pays en l’an 2000.
Mais pourquoi Gênes, alors ? On aura
beau invoquer Christophe Colomb, qui,
Gênois d’origine, a donné son nom à
l’aéroport de la ville, le mythe sud-américain de Gênes ne saurait sérieusement
expliquer le phénomène. En réalité, il
faut ici évoquer la constitution atypique
d’une « niche migratoire » : la concurrence fortuite d’une demande et d’une
offre de travail dans le domaine de
l’aide à domicile a développé un « filon
migratoire » qui, par le biais des solidarités « diasporiques », s’est traduit
par une migration importante. Ajoutons
des facteurs favorables qui ont favorisé
la migration : la proximité de la langue
espagnole et italienne, la même culture
catholique. Ainsi la « badante » équatorienne est-elle devenue en quelques
années une des figures migratoires
familières à Gênes. Mais, au bout du
compte, le déclencheur reste conjoncturel. Sur ce même modèle fait de
hasard historique et d’opportunité économique, on trouve la plus grande
communauté sikh d’Italie à Reggio
Emilia dans les fabriques de parmesan,
une immigration macédonienne à
Cunéo, bolivienne à Bergame... C’est
que l’Italie, comme le rappelle Maurizio Ambrosini, est un pays polycentrique, contrairement à la France. Là où
la France connaît une immigration axée
dans ses grandes villes – Paris et Lyon,
en première ligne –, la structure politique plus régionalisée de l’Italie favorise ces immigrations « diasporiques »,
ces micro-histoires locales.
processus de construction de soi extrêmement instable fait de marques
d’identités toujours renégociées en
fonction des circonstances. Les systèmes de lecture rigides que l’on impose
au comportement des jeunes relèvent
d’un imaginaire simplificateur qui fige
une relation d’exclusion entre un
« nous » et son « autre ».
Le « bandit » et la « badante »
Du « bandit » aux « banlieues »
Luca Queirolo Palmas, sociologue des
migrations à Gênes, attire notre attention sur la perception des jeunes d’origine immigrée, emblématique des préjugés communs : ainsi, à Gênes, le
mythe des « bandes de jeunes immigrés » s’est-il cristallisé en quelques
années de façon inquiétante. La concurrence de préjugés anciens et d’une
xénophobie récente a ainsi produit la
figure imaginaire du jeune violent, le
« bandit ». Les « jeunes bandits » sont,
si l’on veut, l’image inversée de la
« badante », dont – ironie du sort – ils
sont souvent les enfants : l’image du
« bandit » dans la rue contrebalance
celle familière de la « badante » dans
les maisons. Car il s’agit bien d’un système d’images dont Luca Queirolo
Palmas, dans plusieurs ouvrages 3,
démonte les mécanismes : le danger
n’est pas, selon le sociologue, celui
d’une petite délinquance mais l’installation d’un système de lecture implacable qui condamne d’avance les jeunes
d’origine étrangère. Il est ainsi à
craindre qu’un préjugé conjoncturel ne
devienne une marque indélébile. Or, les
identités des jeunes, comme le rappelle
M. Palmas, sont fluides et irréductibles
à quelque schéma que ce soit : ces
jeunes souvent d’origine sud-américaine sont eux-mêmes engagés dans un
Gênes rencontre ici Marseille, car ce
schéma de réification est précisément
celui qui est à l’œuvre en France depuis
plus de vingt ans : Sylvie Mazzella
montre ainsi que la notion à l’origine
sociologique de « jeunes de la seconde
génération » s’est figée, en France,
depuis les années 80, avec tout le poids
de stigmatisation et de rejet que l’on
sait. Or, ces dits « jeunes de la seconde
génération » ont maintenant quarante
ans ! D’aucuns, il est vrai, ne reculeront
pas devant l’expression « immigrés de
la troisième génération », montrant
inconsciemment l’absurdité d’un système de pensée décidé à créer une altérité fondamentale... jusqu’à quelle génération ? Car le pêché originel réside
précisément dans la volonté de faire rentrer dans des catégories figées les identités transitoires : dans les années 80
naissent les catégories de « beurs », de
« seconde génération », de « jeunes des
banlieues », auxquelles on associe régulièrement les mêmes défauts que les
jeunes Latinos à Gênes (délinquants,
paresseux, violents, voleurs...).
La réalité est tout autre, et plus
complexe, car le devenir des jeunes est
toujours renégocié en fonction du lieu
d’accueil et d’origine. Être enfants
d’immigrés ne produit d’identité ni
Quelles leçons tirer de ces réflexions ?
Au-delà de l’exercice de comparaison
forcément partiel, nous relèverons
l’importance des réalités locales spécifiques, qu’elles soient sociales, économiques et humaines. Mais, surtout, à
l’heure de l’Euroméditerranée, nous
retiendrons de ces rencontres l’urgence
de nouveaux outils conceptuels pour
construire le futur des migrations :
Michel Péraldi propose de raisonner
non plus en terme d’« immigration »
mais de « transnationalisme », tandis
que Luca Palmas substitue aux « identités figées » la notion d’« identité
fluide ». Deux propositions qui, assurément, permettent de sortir du
prêt-à-penser.
Maxime Pierre
Attaché de coopération linguistique
et universitaire
université de Gênes
----1
Nous renvoyons aux trois synthèses réalisées par
le Centro Medi (éd) : Primo / Secondo / Terzo rapporto sull’immigrazione a Genova, Fratelli Frilli editori, 2004/2005/2006.
2
Nous rendons ici l’italien « Precari, Pesanti, Pericolosi, Poco remunerati, Penalizzati socialmente ».
3
Cannarelle M., Lagomarsino F., Queirolo Palmas
L. (éd.), Hermanitos, Vita e poiltica della strada tra
i Giovani latinos in Italia, ombre Corte, Verona,
2007 et Queirolo Palmas L., Prove di seconde
generazioni. Giovani di origine immigrata fra
scuole e spazi urbani, Franco Angeli, Milano, 2007.
4
Notarangelo Cristina, Tra il Marocco e Genova,
Ecig, Genova, 2005.
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accueillir no 244
© Antonia Achache/Collectif Les yeux dans le monde
Gênes et Marseille, villes incomparables ? Si les phénomènes migratoires
varient, les préjugés qui y sont associés
sont cependant bien ressemblants. Les
« jeunes », catégorie de la population
soumise à des grilles de lectures toutes
prêtes, sont particulièrement visés surtout lorsqu’on leur associe le discours
préétabli de la « délinquance juvénile »
prévisible ni définitive et le rapport
intergénérationnel, s’il a son importance, se manifeste de façon très
variable. C’est ainsi que des situations
en apparence semblables produisent des
effets opposés : prenons l’exemple des
jeunes d’origine marocaine à Gênes et
à Marseille. Tandis que Sylvie Mazzella
constate que les enfants de parents
marocains ont souvent repris les habitudes commerciales de leurs parents à
Marseille et associent le monde ouvrier
à la crise industrielle des années 70,
Cristina Notarangelo, auteur d’une
thèse sur le sujet 4, montre que les
jeunes Marocains à Gênes issus de
zones rurales rejettent au contraire les
activités commerciales de leurs parents
pour se tourner paradoxalement vers les
métiers plus durs, vécus comme plus
rentables et plus valorisants.

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