Les Parures de Marianne - Eighteenth

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Les Parures de Marianne - Eighteenth
Les Parures de
Marianne
Pierre Saint-Amand
A
u commencement était Marianne. Le personnage de Marivaux inaugure la généalogie impressionnante des héroïnes du roman du
dix-huitième siècle. Manon, Suzanne Simonin sont modelées sur elle.
Elle est incontestablement la première, et Marivaux lui a préparé un
acte de naissance extraordinaire. Elle fait une entrée intempestive dans
le Monde. A-t-on raison de voir l'auteur comme un Pygmalion bienveillant? Quel est le prix & ce qu'on a pu appeler la "majorité" de
Marianne?' L'héroïne quitte en effet les souffrances de l'orpheline pour
un mariage qui l'honore. Marianne réussit à faire oublier sa naissance.
Elle impose au monde qui l'entoure la noblesse de son cœur, par l'étalage
calculé de ses vertus. Il fallait cependant, au départ, que l'auteur lui accorde tout, jusqu'au langage, cette séduction folle de la conversation.
Marianne doit naître dans un état de non-droit, d'indigence absolue pour
être, plus tard, métamorphosée en princesse, pour devenir la comtesse
qui signe ses aventures interrompues.
Le "Prix" de l'orphelinat
il y a plusieurs manières de lire l'orphelinat de Marianne. Les interprètes
du roman ont en général insisté sur l'aspect de la condition. Je crois
plus fondamentalement que cet orphelinat constitue moins Marianne dans
son origine obscure que dans sa constitution féminine elle-même. Les
éléments qui renvoient à son appartenance sociale ont des équivalents
1 Michel Dcguy, Li MochVle nuirnmoniah (Wns: Gallimard. 1986). p. 39.
EIGHTEENTH-CENTURY FICTION. Volume 4, Number 1, Onober 1991
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diégétiques sexualisables. Marianne est effectivement plongée chaque
fois dans l'obscurité de sa naissance. Cette absence, ce "défa~t"~
de
Marianne la rend inclassable dans le tableau social. C'est l'éclat de ce
manque qui fait qu'elle ne cesse de raconter sa naissance, de la donner à
entendre à tout venant. Cependant, cette répétition presque obsessionnelle
ne comble nen; elle ne fait chaque fois que creuser le tourment onginel
de l'héroïne, elle la voue au mystère. Marianne se rend elle-même compte
de son excès. Celui-ci est le revers hyperbolique du manque qui l'habite:
"Je ne sais que trop ce que je suis, je ne l'ai caché à personne, on peut
s'en informer, je l'ai dit à tous ceux que le hasard m'a fait connaître" (p.
273). L'héroïne poursuit en avouant qu'elle y a mis "toutes les misères de
sa vie" et conclut sur un ton de résignation: "Que veut-on de plus? Je ne
me suis point épargnée, j'en ai peut-être plus dit qu'il n'y en a, de peur
qu'on ne s'y trompât; il n y a peut-être personne qui eût la cmauté de me
traiter aussi mal que je l'ai fait moi-même" (p. 274). Et plus loin: "Je suis
la dernière de toutes les créatures de la terre en naissance, je ne l'ignore
pas, en voilà assez" (p. 275). Il vaut mieux dire que cette compulsion
à dire son histoire lui est imposée. Marianne est une énigme, un objet
herméneutique. Elle n'a accès au discours qu'au prix de son mystère, de
sa propre méconnaissance.
Le nom de Marianne est prononcé comme s'il n'avait aucun référent,
ou plutôt, il lui est refusé le statut de nom "propre." Son nom est
littéralement "commun"; il désigne son attribution sociale roturière. Elle
aurait pu s'appeler Marie ou Manon. L'héroïne de Prévost, quasi orpheline, n'est pas mieux nommée.) "Marianne" est une sorte de signifiant
vide, amibué à une non-personne. Le nom de Marianne signale le scandale d'une absence: 'Ti me semble avoir entendu dire qu'elle s'appelait
Marianne, ou bien qu'elle s'appelle comme on veut, car comme on ne
sait d'où elle sort, on n'est sûr de rien avec elle, à moins qu'on ne devine"
(p. 296).
Mais c'est surtout dans la relation à M. de Climal que le manque de
Marianne se trouve le plus scandaleusement affiché, le plus outrageusement manipulé. La charité de M. de Climal se propose comme réparation
de l'état de Marianne. Si Marianne verse des larmes devant les actions
de Climal, c'est que son bienfaiteur fait tout pour la confronter à l'image
2 Ln Vie & Marionne (Paris:G a r n i e r - w o n , 1978). p. 164. Les renvois =nt faits dans le
texte.
3 Manon est un d&ve familier de Marie ou Marianne.Cf. Monon Lescout (Paris:Garnier, 19651,
éd. F. Deloffre et R. Picard, p. 21. n. 1.
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extrême de son manque, à la triste représentation de sa pauvreté. En ce
sens, Marianne a raison de parler de l'"appareil" de la charité, de son
"cérémonial" @. 66): il s'agit en effet de rappeler l'autre le néant d'où
il est sorti et de faire étinceler devant lui les signes de sa richesse future:
Vous le savez, Marianne: vous êtes une orpheline, et une orpheline inconnue à
tout le monde, qui ne tient à qui que ce soit sur la terre, dont qui que ce soit
ne s'inquiète et ne se soucie, ignorée pour jamais de votre famille. [...] Je suis
riche, soit dit en passant, et je puis vous être d'un grand secours. pourvu que
vous entendiez vos véritables intérêts. (p. 128)
Cependant, c'est moins la condition de Marianne et son orphelinat que
vise la charité de M. de Climal que la féminité de la jeune héroïne. Le
texte de Marivaux confond dès le départ la pauvreté de Marianne, son
dépouillement, et sa naissante féminité. Le religieux qui recommande
Marianne à Climal est le premier à la désigner comme un sex object,
destiné à l'admiration masculine: "et pour l'exciter davantage, il lui marquait mon sexe, mon âge et ma figure, et tout ce qui pouvait en arriver,
ou par ma faiblesse, ou par la conuption des autres" (p. 63). Les cadeaux
de Climal sont dans ce contexte révélateurs, et surtout leur spécificité,
les robes. Ce que M. de Climal réalise chez Marianne, c'est une sorte
d'habillage de la féminité, pour qu'elle réponde, dans son imaginaire, à
un certain idéal de la femme. Ses dons ont moins une intention charitable
que celle de réparation de ce que la femme n'a pas. Climal fétichise Marianne (gants, robes, cornette). L'habillage séducteur de Marianne consiste
à la couvrir de substituts phalliques, lui épargnant ainsi de devoir montrer son manque, sa castration originelle. Climal agit comme pour la
faire sortir de sa nudité, par marquage fétichiste (vêtements et accessoires). il l'aurait faite belle mais éternellement manquante. Marianne
ne serait plus "inexistante." La narration détaille bien cette participation de Climal: "[il] m'en prit plusieurs paires que j'essayai toutes avec
le secours qu'il me prêtait" (p. 67). Il engage Marianne dans une consommation folle d'objets superflus. C'est ainsi qu'il dirige les premières
pulsions érotiques de la jeune fille. li la promène de boutique en boutique, pour la séduire à des achats somptueux. Le résultat est une sorte
danéantissement" (p. 66) de l'héroïne, de vertige qui la dégrade.
Climal n'est pas le seul à exercer envers la jeune orpheline ces gestes
de recouvrement. Il faudrait dire qu'à un niveau plus symbolique, il
entreprend ce que Marivaux a bien avant lui mis en train. Marianne est
très tôt promise au narcissisme, fétichisée en poupée, elle est "une petite
princesse" offerte au regard admirateur de l'autre:
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On venait pour me voir de tous les cantons voisins: on voulait savoir quelle
physionomie j'avais; elle était devenue un objet de curiosité; on s'imaginait
remarquer dans mes traits quelque chose qui sentait mon aventure, on se prenait pour moi d'un goût romanesque. J'étais jolie, j'avais I'& fin; vous ne
sauriez croire combien cela me servait, combien cela rendait noble et délicat
l'attendrissement qu'on sentait pour moi. On n'aurait pas caressé une petite
princesse infortunée d'une façon plus digne; c'était presque du respect que la
compassion que j'inspirais. Les dames surtout s'intéressaient pour moi au-delà
de ce que je puis vous dire; c'btait il qui d'entre elles me ferait le présent le plus
joli, me d o ~ e r a i l'habit
t
le plus galant. (p. 53)
C'est à la parure, à cette activité rékatrice que l'héroïne, toute
jeune, se destine: "Je passe tout le temps de mon éducation dans mon basâge, pendant lequel j'ai appris à faire je ne sais combien de petites nippes
de femmes, industrie qui m'a bien servie dans la suite" (p. 54). On peut
reconnaître ici la tisseuse de Freud, celle qui recoud son manque et reconstitue son phallus absent. Marivaux, avant Freud, fait de la femme une
créature manquante, orpheline, castrée dès le moment de la naissance.
Nous verrons que tout le scénario du développement de la femme pensé
par Freud, avec les phases négatives qu'il prévoit (insatisfaction, sentiment d'infériorité, passivité sexuelle), se trouve anticipé par Mari~aux.~
Cette antériorité du schéma freudien chez Marivaux ne devrait pas surprendre. Un siècle après, le sort de la femme n'a pas beaucoup changé.
Elle paraît dans l'imaginaire de l'homme avec les mêmes déficiences.
Dans une première phase du roman, Marianne joue à la femme narcissique; elle incarne l'image qu'on a rêvée pour elle. Elle montre partout
ses atours de coquetterie. Marivaux l'expose à la représentation, au
théâtre du flirt. La scène à l'église où elle déploie toute une grammaire érotique montre jusqu'à quel point elle consent à jouer le jeu
de l'autre sexe. C'est d'abord la robe fétiche qu'elle porte, le cadeau
fait par M. de Climal. Marianne s'extériorise mais en se morcelant. En
décomposant son propre corps, elle répond ainsi au désir fétichiste des
hommes de l'assemblée. Elle se place sous la tyrannie de leur regard.
On la voit découvrir une main, un morceau de bras ou comme elle le
dit, "je les régalais d'une petite découverte sur mes charmes" (p. 90).
Elle offre en spectacle l'un des objets fétiches préférés: les cheveux (la
narratrice nous indique qu'elle se coiffait en cheveux, qu'eue avait les
4 VoV S. Freud. "La ferninitr dans Nouwlles Confhnces sur la psychamlyse W s : Gallimard.
1936). pp. 147-78; "Sur la Sexualité féminine" dans Li Vie seruelle (Paris: PUF. 1969). pp.
139-55.
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plus beaux cheveux châtain, p. 70).5 L'épisode où Marianne exhibe son
pied à Valville appartient au même registre fétichiste. Une formule du
roman résume enfin cet aspect de la féminité comme miroir du désir des
hommes: "avec une extrême envie d'être de leur goût, on a la clef de
tout ce qu'ils font pour être du nôtre" (p. 89)1
Marivaux fait de son héroïne une petite vaniteuse. Dès le moment
de la naissance déjà, il la faisait crier à tue tête; il la rendait désireuse
d'attention: Marianne crie pour être mieux vue; elle est déjà affreusement
coquette. Le début du roman l'enferme dans un certain imaginaire de la
féminité, celui de la parure. L'auteur insiste sur cet aspect de la constitution de l'héroïne. La narratrice avoue: "c'étaient de belles hardes
que j'avais essayées dans mon imagination et j'avais trouvé qu'elles
m'allaient à merveille" (p. 74). Ou ailleurs: "du côté de la vanité je
menaçais d'être furieusement femme. Un mban de bon goût, ou un habit
galant, quand j'en rencontrais, m'arrêtait tout court [...] et je ne manquais pas de m'ajuster tout cela en idée (comme je vous l'ai déjà dit de
mon habit), enfin là-dessus je faisais toujours des châteaux en Espagne"
(P. 82).
Marivaux dès lors n'arrête pas d'habiller son héroïne. 11 la conduit devant le miroir de ses illusions. Marianne y montre un certain ébranlement
jubilatoire: "je me mis donc à me coiffer et à m'habiller pour jouir de
ma parure; il me prenait des palpitations en voyant combien j'allais être
jolie: la main m'en tremblait à chaque épingle que j'aîtachais; je me
hâtais d'achever sans rien précipiter pourtant" (p. 82). Elle épingle en fait
sa servitude, son asservissement au désir des autres d'elle-même. Dans
la scène précédente, un certain débordement érotique s'ajoute à l'autoaffection narcissique: anticipation imaginaire de l'effet de la parure,
attouchements nombreux, balade érotique, presque masturbatoire de la
main, et finalement jouissance finale, mais différée avec art.
Un objet semble dans La vie de Marianne résumer la parure féminine.
Il s'agit de la cornette. Elle est à la fois le signe de la parure et de la
féminité. La cornette cache la chevelure. Marianne l'enlève dans la scène
où elle montre à M. de Climal ses cheveux en désordre. Elle serait le
5 Une note de l'édition Garnier (Paris, 1%3), préparée pu F&"c
Deloffre. mus indique que les
femmes renoncent à la penuque ven 1630 et que les fonmges (nibans et bucles de cheveux
postiches) sont à la mode (p. 36, n. 1). Sur I'idolâhie f6tichiste des cheveux. je renvoie au bman(
article d'Emily Apter, "Spliaing Hain: Frmale Frtishism and Postpmm Senoimntality in the
Fin de Siècle" dans Eroricism md rhe Body Polirie, éd. Lynn Hunt (Baltimore: Johns Hopkins
University Pnss. 1991). pp. 164-90.
6 Sur la féminité dc Marianne, voir I'article de Madeleine nienien. "La Problématique de la
ftminité dans Lo Vie de Mariom.'' Srarzford French Reviov 11 (1987). 51-51,
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signe redressé de la culture, la protection (déplacée) de la peur féminine
de se montrer (les poils pubiens). Lorsque Marianne doit rendre sa parure
à M. de Climal, c'est l'accessoire qu'elle retient par oubli. En rendant ses
vêtements, Marianne revient à sa première nudité. La perte du vêtement
apparaît comme une blessure essentielle, narcissique: "c'est dommage de
le quitter" (p. 143). "peut-être ne pleurais-je qu'à cause de mes hardes"
(P. 1 4 ) .
Dans cette première phase du roman, Marivaux place aussi Marianne
dans un espace où elle rivalise avec les autres femmes. Son narcissisme
ne sera rassuré que si elle îriomphe des autres coquettes. A l'église, le
regard de Marianne délaisse vite celui des hommes pour les femmes de
l'assistance: "A peine étais-je placée, que je fixai les yeux de tous les
hommes. Je m'emparai de toute leur attention; mais ce n'était encore
là que la moitié de mes honneurs, et les femmes me firent le reste"
(p. 89). Toute l'offre de sa parure s'adresse à ses compagnes. Si elle
voit du dépit, de la colère, et de l'envie dans le regard des coquettes,
l'analyse qu'elle en fait montre à quel point elle connaît elle-même ce
sentiment. Elle reporte sur les autres ses propres mouvements intérieurs;
elle oublie l'impulsion rivale qui déclenche au départ l'indécent spectacle
qu'elle donne à l'église. Il faut dire que ces coquettes ne renvoient à
Marianne que l'image projetée du désir des hommes ("C'étaient des
femmes extrêmement parées," p. 88, je souligne). Elles sont elles-mêmes
pure extériorité, phallicisées au possible.
Cette scène magistrale de séduction révèle la douce érotomanie de
l'héroïne, c'est-à-dire la persistance aveugle avec laquelle elle croit être
l'objet du désir de l'autre. Il suffit qu'elle soit présente en effet, pour
qu'elle occupe le lieu de l'attention; pour qu'elle devienne le centre
rêvé des regards, pour que son moi enflammé désire tous les désirs.7
Par là aussi, Marianne devient pure extériorité. La beauté que Marivaux
lui attribue dès le départ est moins un cadeau miraculeux, une épargne
à son destin malheureux, que le fantasme masculin le plus stéréotypé.
Elle est orpheline, manquante, mais elle a la chance d'être belle. Son
destin est de plaire, d'offrir sa seule apparence. Et même l'intelligence
que Marivaux lui accorde devient un "bijou d'une grande beauté" (p.
59); elle s'ajoute à la panoplie des ornements, à l'artifice qui constitue
l'être de Marianne, elle l'accompagne comme un viatique de coquetterie.
7 Picra Aulagnier-Spirani définit ainsi I'émtomane: "'elle est sLü'e qu'elle a l'objet qui ne manquera
jamais au regard de I'homme. ou mieux au regard du désir." Voir "Remarques sur la féminité
et ses a v a m " dans Le Désir sr lo perversion (Pans:Seuil. 1967). p. 76.
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Luce Irigaray explique admirablement cette séduction imposée comme
naturellement à la femme:
La beauté féminine serait toujours parure pour, éventuellement pour attirer
l'autre en soi. Elle n'est presque jamais manifestation de, apparsîh.e de,
phénomène qui dit i'intériorité. [...] Nous nous regardons dans le miroir pour
phire d [...] Le miroir presque toujours nous sert de moyen pour nous réduire
à une pure extériorité, [...] Le miroir signifie cette constitution d'un(e) autre
fabriqué(e) que je vais proposer comme enjeu de séduction à ma place.g
C'est cependant le même Marivaux qui, dans Le Cabinet du philosophe,
dénonce la coquetterie comme une mascarade, comme une comédie dont
la source est dans le conflit des sexes. Marivaux définit la séduction
féminine dans le sens que lui donnera plus tard Joan Riviere, comme
transformation d'une agression, et comme l'explique Jacques Lacan:
"C'est pour ce qu'elle n'est pas qu'elle [la femme] entend être désirée en
même temps qu'aimée."9 Marivaux fait parler ainsi une coquette rebelle:
Si notre coquetterie est un défaut [...] qui devons-nous en accuser que les
hommes? [...] Dans la triste privation de toute autorité où vous nous tenez,
de tout exercice qui nous occupe, de tout moyen de nous faire craindre, comme
on vous craint, n'a-t-il pas fallu qu'à force d'esprit et d'industrie, nous nous
dédommageassions des torts que nous fait votre tyrannie? [...] Notre malice
n'est que le fiuit de la dépendance où nous sommes. Notre coquetterie fait tout
notre bien. [...] Nous ne sortons du néant [...] qu'en nous faisant l'affront de substituer une industrie humiliante, et quelquefois des vices, à la place des qualités,
des vertus que nous avons, dont vous ne faites rien, et que vous tenez captives.'"
On pourrait trouver la même érotisation du vêtement dans le cas d'un
autre personnage de Marivaux, Jacob dans Le Paysan parvenu. Ce sont
cette fois les femmes qui habillent le personnage et le métamorphosent
en homme de condition, en gentilhomme galant. Marivaux nous propose
là un des rares textes de coquetterie masculine. L'attention de Jacob à
sa parure est étonnante: moments délicieux devant son miroir, surprise
jubilatoire de son effet sur ses admiratrices. Jacob ne cesse de se donner
8 L. 1"garay. Sexes et Parenris (Paris: Minuit, 1987). p. 77.
9 1.Lacan, Ec& II (Pans: Seuil, T'oints," 1971). p. 113. Cf. aussi sur la question de la mascarade,
Judiih Butler, Gender Trouble (New York: Routledge, 1990). pp. 43-57.
10 Le Cabinet du Philosophe dans J o u r n u et auvres diwrses (Pans: Garnier Frères, 1969). pp.
377-78.
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en exhibition (détails des cheveux, du teint de la peau, posture érectile).
Il est indubitablement le premier macho du roman français.
Il faut se demander si Marivaux établit le narcissisme de Jacob dans les
mêmes conditions, si la coquetterie de Jacob vaut celle de Marianne. Les
personnages souffrent-ils du même manque originel? Jacob est certainement transformé par les femmes. Elles le font sortir de son néant initial.
D'où la passivité caractéristique du narcissisme de Jacob ("il ne fallait que des yeux pour me trouver aimable")." On pourrait dire qu'il est
féminisé comme objet du désir des femmes. Mais dans le cas de Jacob,
Marivaux interrompt cette phase de séduction féminine du personnage;
il la rend incomplète. Jacob doit être plact sous la protection masculine; il doit être réintégré au cercle des hommes. C'est, à la fin, le comte
d'Onan qui séduit Jacob. Ce sont les habits de son nouveau protecteur
et des nobles qu'il envie qui resplendissent devant ses yeux étonnés ("je
voyais tant d'habits magnifiques autour de moi," p. 240).
Promesse de la mère
Revenons ?
Marianne.
i
L'héroïne de Marivaux passe par une seconde
étape de sa vie. En rompant sa relation avec Climal, elle abandonne
un certain type de séduction; elle quitte son emprisonnement imaginaire; elle s'avance vers un nouveau type d'individuation. Marivaux fait
merveilleusement la transition, grâce à la robe de M. de Climal. C'est
la "mauvaise" parure, le don castrateur qui ouvre cette seconde phase.
Elle est réutilisée, réappropriée, et en quelque sorte replacée dans une
tout autre économie du récit: pour séduire celle qui deviendra la mère
adoptive, Mme de Miran. C'est désormais à la réparation de sa condition que Marianne va se consacrer. Au monde qui exige d'elle la noble
preuve du sang, elle finit par imposer son propre critère hiérarchique:
I'âme. C'est à partir de ce nouvel étalon qu'on va désormais appréhender
son être. C'est le spectacle vertueux de Marianne comme signe absolu
de la personne qui finit par mesurer ceux qui sont confrontés à elle.
C'est désormais I'âme qui va établir les différences. Marianne l'invente
comme une véritable construction symbolique. Dans La Vie de Marianne, l'âme opère comme principe de non-différence; elle est asexuée,
hors d'atteinte par la loi du père. Marianne dit de Mme Dorsin, celle qui
dans le roman insiste toujours à déhiémhiser, que son "esprit n'avait
11 Le Pqsm parvenu (Pais: Gamier-Flammarion. 1%5), p. 157
LES P A R U R E S D E M A R I A N N E 23
point de sexe" (p. 207). Marianne présente l'âme comme une manifestation naturelle, mais, quand on y regarde de plus près, elle apparaft plutôt
comme une représentation calculée, artificieuse de la personne.
Mme Riccoboni, dans la suite qu'elle donne au roman de Marivaux, met bien en évidence cette disposition particulière, cette posture
séductrice de l'âme. Il ne s'agit plus en effet de cette intériorité rare
de la personne, mais d'extériorité (auto)affective: "la langueur touche,
pénètre, intéresse, attache: elle avertit qu'on a une âme, et une âme
capable de s'émouvoir, de s'affecter; c'est quelque chose de montrer une
âme" (p. 521). Tous les moments d'une prétendue intériorité de Marianne
(les larmes, les poses d'absorbement, de méditation) donnent en spectacle
son âme. Ces états narcissiques ont en même temps une teneur maternelle. Les larmes surtout, ces sécrétions vertueuses auxquelles Marianne
a souvent recours, sont une sorte de prélangage, montrent une régression
affective infantile où s'exprime le besoin de la mère. On comprend que
ce soit le langage que Marianne utilise toujours devant Mme de Miran.
L'ultime prouesse de Marianne, c'est en effet de se trouver une mère.
Si elle a perdu sa mère biologique, elle fait tout pour la remplacer. Elle
en choisira une selon son cœur. Vœu qu'exauce Mme de Miran: "songe
que tu es pour jamais ma fille, et que je te porte dans mon cœur" (p.
367). Si elle était manquante dans le symbolique, comme nous l'avons
vu (son nom n'évoquait que la vacuité de sa personne, son néant), elle
finit par réparer cette situation. La longue quête de la mère passe par
plusieurs étapes-mais l'ultime est la symbiose de la fille dans le Nomde-la-Mère. Miran et Marianne résonnent ensemble: le nom de la mère
contient anagrammatiquement celui de la fille. C'est dans le nom de la
mère que le nom de Marianne trouve enfin sa légitimité. Il ne désigne
plus l'absence de l'origine; il n'est plus insignifiant.
Le roman accentue par une série de métaphores le désir de symbiose de
la fille et de la mère. Ainsi l'angoisse de Marianne devant l'éventualité de
la perte de Mme & Miran: "Ah! Seigneur, n'être point sa fille, ne point
occuper cet appartement qu'elle m'avait montré chez elle! [...] De cet
appartement j'aurais passé dans le sien" (p. 344).'2 Au bout du compte,
le fils biologique de Mme de Miran, Valville, est chassé au profit de
Marianne. Du cercle intime de la mère et de la fille, il est exclu par
manque d'âme, par défaut de cœur.
12 Sur la relation symbiotique entre mén et fille. je renvoie au livre de Nancy Chodomw. The
Reprodution of Mofhering (Berkeley: Univenity of California Press, 1978). Voir aussi dans
le cas de Marianne. l'article de Bhtnee Didier. "Lieux et espace dans Lo Vie de Moriome."
Sfnnford French Review 1 1 (1987). 33-50.
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L'inachèvement du roman n'est pas dû à ce qu'on a vu comme un essoufflement romanesque de Marivaux. Il faudrait même admettre que le
mman est bel et bien terminé. Marianne n'a-t-elle pas obtenu ce qu'elle
cherchait le plus? On la sait dégoûtée de l'infidélité de Valville. Mais
elle semble garder à distance d'elle-même toutes les figures masculines.
Même l'officier qui lui demande sa main à la fin du mman et qui vient
pour reconnaître une fois encore les vertus de son âme ("les âmes ontelle des parents?" lui demandera-t-il, p. 375) est refusé. C'est pourtant,
en cette flatteuse occasion, la seule assurance maternelle que désire Marianne, inébranlable: "Je suis sa fille, et même encore plus que sa fille;
car c'est à son bon cœur à qui j'ai l'obligation de l'avoir pour mère, et
non pas à la nature" (pp. 375-76).
Il faudrait revenir sur l'élimination progressive des figures masculines
dans le récit. Climal est le père séducteur; Valville perd sa place de fils
légitime auprès de Mme de Miran; l'officier de la fin, le Comte de SaintAgne (c'est ainsi qu'il est nommé dans la suite de Mme Riccoboni) a
tout pour séduire Marjanne, mais sa passion désexualisée de père et de
mari ne comble pas l'ancienne orpheline. Le roman se referme sur un
univers féminin que structure le désir trouvé de la mère (dans le dernier
chapitre écrit par Marivaux, Marianne veut partager la même tranquillité
affective de la mère).
L'espace de rivalité avec les femmes, imposé au début par le dispositif
de la coquetterie et que domine l'envie de la féminité, a cédé la place
à l'entente féminine. On poumit avancer que c'est à un (Edipe parîiculier qu'est conduite Marianne. La réalisation féminine ne passe plus par
l'abandon de la mère (ou même la haine de la mère) pour la fixation
amoureuse envers le père et, vers son rempla~antfutur, le mari (selon le
modèle patriarcal). C'est au contraire grâce à la mère seule que se réalise
l'individuation de Marianne. ii y a plutôt dans le roman de Marivaux affirmation de l'image maternelle. La mère n'est plus le modèle obstacle et
rival de la théorie freudienne. En fait, s'il faut voir l'épisode de Climal
comme le moment de la confrontation œdipienne du récit (séduction castratrice du père), il faut bien admettre que c'est ce qui précipite Marianne
dans les bras de Mme de Miran. De même, c'est par l'intermédiaire de
Valville (de celui qui aurait été, dans la théorie freudienne, le choix
d'objet ultime, mettant fin à l'(Edipe de la fille par substitution à la figure paternelle), c'est par sa médiation, que Marianne scelle l'adoption de
Mme de Miran.
La bifurcation hétérosexuelle vers un objet d'amour autre que la mère
n'a donc jamais lieu. Le texte n'a pas pour rien rassemblé tous ces personnages dans un espace dont le moins qu'on puisse dire est qu'il est quasi
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incestueux. Valville prend auprès de Marianne la place de son oncle.
Plus tard, Mme de Miran prendra celle du fils, effaçant définitivement
l'épisode de son frère, Climal. Marianne, grâce à sa nouvelle mère, peut
refuser la loi sociale, patriarcale. C'est Mme de Miran qui lui offre, par
sa reconnaissance, une certaine garantie de condition.
L'enlèvement de Marianne illustre le mieux cet aspect du roman.
Il permet de donner à Marianne, dans tout son éclat symbolique, la
naissance qu'elle exige: Marianne est rendue au Monde, mais cette foisci, elle est reconnue. C'est sa seconde naissance, la vraie. On pourrait
même dire, qu'en la personne du Ministre, Marianne s'octroie un père
adoptif. Le Ministre est le premier à remarquer l'âme de Marianne.
Réciproquement, dans le portrait que la narratrice fait du Ministre, c'est
tout de suite l'âme qui fait saillie (p. 287). Marianne est plus tard rendue
à Mme de Miran comme à sa mère. L'adoption, cette fois, est officielle,
elle trouve l'approbation du Public (p. 303).
On peut comprendre maintenant la densité signifiante de la scène qui
ouvrait le roman: carrosse, laquais, voleurs, confusion, assassinat: on doit
y reconnaîîre une figuration étonnante de 1'Wipe. Je serais tenté de dire
que ce que Marivaux met en place est un type de complexe d'aEdipe
"négatif." En effet, le moment pré-œdipien ne conviendrait pas vraiment
au roman, puisque la séduction et le lien à la mère sont postérieurs
à la phase virile. L'investissement affectif et érotique envers la mère,
chez Marianne, vient après sa confrontation au langage et à l'appareil
symbolique. J'adopterais, dans le cas de cette analyse, le point de vue de
Kaja Silveman qui réhabilite le complexe d'(Edipe négatif, comme une
identification active à la mère, comme désir de possession de la mère
et d'exclusion catégorique du père. Le complexe d'(Edipe négatif établit
entre mère et fille un rapport de séduction mobile, où il y a réversibilité
infinie des positions. II exclut l'influence de la castration qui déclenche
au contraire la version positive de 1'(Edipe.I3
Marivaux accorde à son héroïne un Bildung complexe, schizoïde: la
première partie du roman, écrite sous le régime castrateur, est comgée par
la seconde, écrite plutôt sous le régime de la continuité avec la mère. Ce
repentir féministe parvient-il à faire oublier la violente sexualisation par
laquelle débute le roman? Mais, au-delà de l'ambivalence du roman, de
sa double postulation, l'auteur, il faut le dire, se réserve en fin de compte
la jouissance de la création. Le bain de sang dans lequel il fait apparaître
13 K. S i l v e m . The Acousric Mirror (Indianapolis: Indiana University Pnss. 1988). pp. 12CGA
et 152-53.
26 EIGHTEENTH-CENTURY FICTION
pour la première fois l'héroïne éclate dans le livre comme une sorte
d'orgasme de l'enfantement. Pygmalion vavesti en accoucheuse, Marivaux pense nous faire oublier ainsi l'effémination factice de son écriture.
Mais surtout, le roman débute sur un acte de propriété, de capture. Le
manuscrit qui va devenir La Vie de Marianne est bien la possession
miraculeuse de Marivaux (il le trouve dans une maison de campagne
récemment achetée). La scène qui le découvre est comme un accouchement. Le livre apparaît "dans une armoire pratiquée dans l'enfoncement
d'un mur" (p. 49). Marivaux reconnaît tout de suite "une écriture de
femme." Cela lui saute aux yeux. Existerait4 une graphie spécifique
à la femme, une gyn&ographie? Le roman s'ouvre sur cette première
naturalisation. cette essentialisation du sexe.
Université Brown