la tour montparnasse 1973-2013

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la tour montparnasse 1973-2013
Coordination éditoriale Editorial coordination
Laure Lamendin
Iconographie Iconography
Sandrine Vincent
Conception graphique et mise en page Graphic design and layout
Annalisa Pagetti, Aplusdesign Paris
Lecture-correction Proofreading-correction
Philippe Rollet
Traduction en anglais English translation
John Crisp pour [for] mot.tiff inside, Paris
© 2013, Éditions de La Martinière,
une marque de La Martinière Groupe, Paris.
ISBN : 978-2-7324-5896-0
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Tous droits de traduction, d’adaptation ou de reproduction
sous quelque forme que ce soit, réservés pour tous pays.
L A TOUR MONTPARNASSE
1973 -2013
SYLVIE ANDREU & MICHÈLE LELOUP
SOMMAIRE
CONTENTS
•
6
Introduction
Je t’aime… moi non plus
I love you… me either
15
CHAPITRE 1
CHAPTER I
1840-1959
Une gare peut en cacher une autre…
One station may be followed by another…
57
— Verbatims —
Michel Holley
Jean-Marc Blanchecotte
Jean Digne
Philippe Meyer
Gérard Fromanger
Régine Robin
François Loyer
Virginie Picon-Lefebvre
Michel Lussault
73
CHAPITRE 2
CHAPTER II
1959-1973
Des hauts et des bas : le chantier de la tour
Highs and lows: building the tower
115
— Verbatims —
Claude Parent
Michel Carmona
Alexandre Labasse
Gérard Monnier
Richard Scoffier
Paul Muchir
Stéphane Couturier
Pascal Cherki
Philippe Trétiack
Jean-Marie Duthilleul
Dominique Perrault
133
CHAPITRE 3
CHAPTER III
1973-2013
Du Montparnasse new-look aux années lumière
New-look Montparnasse in its heyday
163
— Verbatims —
Paul Chemetov
Thierry van de Wyngaert
Noé Duchaufour-Lawrance
Lionel Carli
Fathie Daoud-Almodwar
Philippe Goujon
Jean-Philippe Adam
Jacques Hornez
Michel et Christine Péna
Régis Clouzet
Pierre-Marie Tricaud
180
FOCUS
Analyse programmatique de l’opération
Maine-Montparnasse depuis sa conception,
d’après la thèse architecturale et urbaine
de Mathieu Mercuriali
Programmatic analysis of the Maine-Montparnasse
project from its design phase,
based on the architectural and urban thesis
by Mathieu Mercuriali
186
Fiche signalétique de la tour
Les architectes de la tour
Fact sheet of the tower
The architects of the tower
189
Bibliographie
Bibliography
191
Remerciements et crédits photographiques
Thanks and photo credits
INTRODUCTION
Peu de gens s’en souviennent, mais le 18 juin 1973 la capitale prenait de la
hauteur. À 210 mètres du sol, le Tout-Paris politique et du monde des affaires se
congratulait, tutoyant les rafales de vent et faisant mine de maîtriser son vertige pour
célébrer l’achèvement de la tour Montparnasse, la plus haute d’Europe à l’époque
(elle devait le rester une vingtaine d’années). Après quatre ans de travaux – et quinze
de polémiques –, ce mastodonte était livré avec douze mois de retard mais rien ne
pouvait gâcher la fête, pas même le premier choc pétrolier qui annonçait pourtant des
lendemains difficiles. Ce même printemps, la Palme d’or du festival de Cannes revenait
à l’Américain Jerry Schatzberg pour son film L’Épouvantail, un thème de circonstance
puisque c’est ainsi que l’on baptisait cette masse de 120 000 tonnes, symbole du
modernisme urbain qui avait, déjà, fait couler beaucoup d’encre et pas la meilleure.
Mais l’événement fit la une des journaux et RTL en profita pour lancer son édition de
midi en direct des nuages. C’était il y a quarante ans.
L’occasion de saluer cet anniversaire le 18 juin 2013 a ceci de particulier qu’il
coïncide avec le débat (sans fin) sur la présence des tours dans Paris, débat d’autant
plus musclé qu’il renvoie éternellement à ce bâtiment phare qui, soit dit en passant, n’a
pas pris une ride. Ou presque. Quarante ans : le bel âge, dit-on, propice à la maturité,
celui où il convient de s’affirmer et de s’assumer. Dont acte. Depuis un an, se drapant
dès la nuit tombée dans un tempo lumineux qui révèle sa longue silhouette, la tour
Montparnasse se prépare crânement à tourner une page de son histoire mouvementée
pour mieux en écrire une autre.
6
INTRODUCTION
[ I love you… me either ]
Not many people remember, but on 18 June 1973 the French capital gained height.
At 210 metres above ground, everyone who was anyone in Parisian political and
business circles was patting themselves on the back, braving the gusts of wind and
feigning a head for heights to celebrate the completion of Tour Montparnasse, the
highest building in Europe at the time (and for the next twenty years or so). After
four years in the making – and fifteen arguably – the colossus was delivered twelve
months late. Nothing, though, was going to spoil the party, not even the uncertain
future presaged by the first oil crisis. That same spring, the Palme d’or at the Cannes
festival went to the US director Jerry Schatzberg for his film Scarecrow, something
of a coincidence as that was the nickname given to this 120,000 ton megalith, a
symbol of urban modernism that had already drawn a lot of comment, much of it far
from positive. However, the event made all the headlines and the radio channel RTL
took the opportunity to launch its midday edition live from the clouds. That was forty
years ago.
What is particular about the upcoming fortieth anniversary on 18 June 2013 is
that it coincides with the (endless) debate on the presence of tower blocks in Paris,
constantly fuelled by the presence of this landmark building which, by the way, shows
no signs of wrinkles. Or almost none. Forty years: the age of maturity, so they say,
when we know and accept who we are. Duly noted. In the last year, apparelled at
nightfall in a gown of light that divulges its tall silhouette, has been gaily preparing
to turn over a new and brighter page in its eventful history.
7
INTRODUCTION
Débarrassée, au tournant des années 2000, des parois d’amiante qui polluaient
sa carapace, cadeau empoisonné des Trente Glorieuses, elle s’offre maintenant une
renaissance visuelle pour prendre – enfin – sa place dans le paysage nocturne parisien. Certes, Hong Kong, Shanghai ou Dubaï sont indétrônables en matière de féerie
flamboyante et pas question de les imiter ni même de concurrencer la dame de fer qui
scintille sur les bords de Seine, mais cette place-là, tout en retenue, est désormais la
sienne. Repérable grâce à une scénographie activée par un millier de LEDs dernière
génération, sa présence signale un Montparnasse en quête d’identité, aujourd’hui pressé, semble-t-il, d’entrer en majesté dans le Grand Paris du XXIe siècle. Reste qu’en dépit
de sa modeste taille, comparée à celle de ses rivales du monde entier, elle ne craint
pas de se hausser du col, fière de ses nouveaux attributs. Jugez plutôt : une terrasse
rénovée prise d’assaut par les visiteurs – 1 150 000 en 2012 –, touristes chinois en
tête pour qui cette escale au 59e étage, atteint en trente-huit secondes, est désormais
incontournable, et, au 56e étage, une brasserie de luxe, Le Ciel de Paris, restaurée
façon vintage, où un mobilier design tout en rondeurs accompagne un bar à champagne haut perché. Envoyez les bulles !
Les hasards du calendrier sont cependant taquins : la commémoration du 18 juin
2013 intervient ainsi trois mois après le 400e anniversaire de la naissance d’André
Le Nôtre, le grand paysagiste de Vaux-le-Vicomte et de Versailles, auteur du fameux
tracé historique dessiné depuis le palais du Louvre, seigneur de « la » perspective si
durablement inscrite dans l’ADN de l’urbanisme parisien. Pour un peu, cette célébration
croisée d’une horizontale sacrée et d’une verticale maudite remettrait sur le devant de
la scène un fichu angle droit qui bouleversa la percée haussmannienne de la rue de
Rennes et le panorama de l’esplanade des Invalides. Bref, la partition urbaine de Paris
tout entière, et pas qu’un peu !
En effet, depuis quatre décennies, la géométrie contrariée de ces deux lignes de
force ne cesse d’opposer modernists et anciens, au motif que cette Babel ruina à jamais
l’ordonnancement classique de « la plus belle ville du monde » ou, plus exactement, son
axe vénérable alignant, excusez du peu, le Trocadéro, la tour Eiffel, le Champ-de-Mars
et l’École militaire. Garde à vous ! Droite dans ses fondations, la tour Montparnasse
l’est assurément, moins sur ordre que sur l’habile recommandation d’André Malraux, son
instigateur, adressée à ses amis politiques : « Messieurs, leur dit-il, la tour Montparnasse
incarnera un beffroi contemporain, je vous le demande au nom de la France ! » Le
même Malraux qui, défenseur de la modernité en toute chose et ministre de la Culture
du général de Gaulle, préserva des pioches le quartier du Marais et autorisa les bulldozers à raser le vaste périmètre de Maine-Montparnasse, certes gangrené d’îlots
insalubres, mais témoin de l’avant-garde artistique de l’entre-deux-guerres. Un berceau
spirituel où se croisaient Modigliani, Foujita, Soutine, André Breton, Picasso, Hemingway
et autres titans de la plume et du pinceau, fantômes à jamais célèbres qui ne hantent
plus le quartier depuis belle lurette.
8
INTRODUCTION
After early century work to remove the asbestos contaminating its core, a poisoned gift of France’s post-war boom, it is now enjoying a visual renaissance and
– at last – taking its place in the Paris nightscape. Of course, the urban spectacle
of Hong Kong, Shanghai or Dubai remains unmatched, nor is there any question of
simulating or even competing with the iron lady sparkling on the banks of the Seine,
but – with due restraint – the Tower has now staked out its own place. Identifiable
by a light show generated by a thousand new generation LEDs, its presence signals
a Montparnasse in search of an identity, ready it would seem to become a majestic
part of 21st-century Grand Paris. Despite its modest size relative to its rivals around
the world, it is too proud of its new attributes to hide its light under a bushel. Judge
for yourselves: a renovated terrace overrun by visitors – 1,150,000 in 2012 – headed
by Chinese tourists for whom the 38-second ride to the 59th floor is now a must, and,
on the 56th floor, a luxury old-style brasserie, Le Ciel de Paris, a designer setting for
the high stools around the champagne bar. Bubbles away!
However, timing can be tricky: the 18 June 2013 comes three months after the
400th anniversary of the birth of the great André Le Nôtre, designer of Vaux-le-Vicomte and Versailles, author of the famous historic route that runs from the Louvre Palace, master of “the” lines of perspective so deeply embedded in the DNA of Parisian
urban design. This combination of sacred horizontality and profane verticality could
well put the spotlight back on the cursed perpendicular which disrupted the clean
Haussmannian lines of rue de Rennes and the views of the Invalides esplanade. In
other words, a more than trivial split in the heart of Paris!
Indeed, for four decades, the rival geometry of these two lines of force has
continued to oppose moderns and traditionalists, the latter claiming that this Babel
permanently wrecked the classical order of “the world’s most beautiful city” or, more
precisely, the venerable axis running in a more or less straight line through Trocadéro,
the Eiffel Tower, Champ-de-Mars and the Military School. Take care! Tour Montparnasse undoubtedly stands high on its foundations, ordered – or rather cleverly recommended – by its instigator, André Malraux, in his address to his political friends:
“Gentlemen,” he told them, “Tour Montparnasse will be the embodiment of a contemporary landmark, I ask for it in the name of France!” The same Malraux who, as an
advocate of modernity in all things and Minister of Culture under General de Gaulle,
saved the Marais district from the bulldozers but let them loose on the immense space
of Maine-Montparnasse, a place undoubtedly riddled with slum blocks, but home to
the artistic avant-garde of the inter-war years. The spiritual cradle of Modigliani, Foujita, Soutine, André Breton, Picasso, Hemingway and other titans of pen and brush,
ghosts of eternal fame whose shades had long since ceased to haunt the district.
9
INTRODUCTION
Reste que le contexte est parfois plus fort que le concept, et de ce point de vue
la tour Montparnasse est bien l’expression d’une architecture inspirée par la charte
d’Athènes (1933) et le pouvoir fort d’une Ve République gaulliste pleine d’un enthousiasme démesuré. Un élan que le président Georges Pompidou, par la suite, ne freina
pas davantage. Trop tard… Paris allait bientôt hériter de barres et de radiales autoroutières. Certes, c’était hier, au siècle dernier, mais les archives compulsées avec régal
pour l’écriture de cet ouvrage à quatre mains témoignent de ce chahut urbain des
années 1970 et d’une détestation pour ce sémaphore parnassien qui n’a d’égale que
celle qui fut nourrie, en son temps, pour la tour Eiffel. Demoiselles de fer et de béton,
même combat !
Paris n’aime pas les tours, sauf à bonne distance et en bouquet, comme à la Défense,
mais à l’intérieur du périph’, jamais ! « Il y a un avant et un après tour Montparnasse.
[…], dès 1977 le POS de la Ville de Paris a interdit toute construction au-delà de
37 mètres », se félicite Jean-Marc Blanchecotte, architecte des Bâtiments de France,
bienveillant directeur du service territorial de l’Architecture et du Patrimoine de Paris.
En effet, indigné de voir se profiler les tours de la Défense derrière l’Arc de Triomphe,
Giscard d’Estaing sonna le coup d’arrêt des hauteurs : 32 mètres, pas un de plus ! La
directive fut respectée à la lettre jusqu’à ce que le maire de Paris, Bertrand Delanoë,
trente ans plus tard, ose une percée du sacro-saint plafond haussmannien autorisant
une timide montée à 50 mètres, mais de manière ponctuelle seulement. Excepté pour
le futur Tribunal de grande instance, dessiné par l’architecte italien Renzo Piano et prévu
aux Batignolles, en 2017, qui devra rogner sa jauge pour ne pas dépasser 160 mètres
au risque de foudroyer l’inégalable cône de visibilité situé entre le pont Alexandre III et
l’Élysée. La perspective parisienne a la vie dure !
« J’ai vu New York, New York USA, j’ai jamais rien vu d’haut, j’ai jamais rien
vu d’aussi haut, Oh, c’est haut ! » Quand, en 1964, Serge Gainsbourg fredonne ce
refrain, la tour Montparnasse est encore dans les cartons, mais la reconstruction de la
gare, flanquée de ses barres perpendiculaires et monumentales, prend forme. La rupture d’échelle est fracassante et porte en elle un redoutable message : Montparnasse
existe encore, mais son monde n’est plus.
Quel regard porter aujourd’hui sur ce qui fut dénoncé comme une hérésie urbaine ?
Les observateurs que nous avons interrogés, ayant vécu ou subi cette métamorphose,
apportent dans cet ouvrage des témoignages de qualité, enragés ou partisans, parfois drôles, mais surtout avisés. Un homme clef et haute figure politique, Edgar Pisani,
ministre de l’Équipement sous de Gaulle, aurait pu nous renseigner. Sans lui, l’opération
de Maine-Montparnasse n’aurait pas existé, mais la réponse à notre mail de l’ex-ministre,
aujourd’hui nonagénaire, fut sans appel : « Partant pour de longs mois très loin de la
France, je serai injoignable. » À bon entendeur !
10
INTRODUCTION
But context is sometimes more powerful than concept, and from this perspective
Tour Montparnasse is a clear expression of an architecture inspired by the Athens
Charter (1933) and the force of the Gaullist Fifth Republic’s overweening enthusiasm.
A current that Georges Pompidou subsequently did nothing to dam. Paris would
soon be a city of tower blocks and orbital motorways. True, this was then, in the last
century, but the archives we studiously studied in writing this joint tome bear witness
to the turmoil in 1970s urban design circles and to a loathing for this mountainous
semaphore equalled only by that levelled, in its time, at the Eiffel Tower. Ladies of
steel and concrete, same struggle!
Paris doesn’t like towers, except clustered in the distance, like la Défense, but
inside the Périphérique, never! “There was a before Tour Montparnasse and there
was an after. From 1977, the revised land-use plan put a sharp stop to new high-rise
buildings”, applauds Jean-Marc Blanchecotte, chief Government architect and urban
planner, benevolent director of Paris’s Regional Architecture and Heritage Department. Indeed, indignant at seeing the towers of la Défense visible behind the Arc
de Triomphe, Giscard d’Estaing set a new altitude limit: 32 metres, and not a metre
more! The directive was followed to the letter until, 30 years later, Mayor of Paris
Bertrand Delanoë risked breaking through the sacrosanct Haussmannian ceiling by
authorising a timid increase to 50 metres, but only on a case-by-case basis. Except
for the future High Court, designed by the Italian architect Renzo Piano and due to
grace the Batignolles skyline in 2017, which will have to pare down every inch to
keep below 160 metres and avoid shattering the matchless line of sight between
Alexandre III Bridge and the Élysée Palace. There’s a price to pay for Parisian views!
“I’ve seen New York, New York USA, I’ve never seen anything so high, I’ve
never seen anything so high, Wow, it’s high!” When Serge Gainsbourg hummed this
refrain in 1964, Tour Montparnasse was still on the drawing board, but the future
new station, flanked by its monumental perpendicular blocks, was taking shape. The
change in scale was explosive, and sent a powerful message: Montparnasse is still
there, but its world has passed.
What is the verdict today on what was once denounced as urban sacrilege? In
writing this book, we spoke to people who lived through or experienced this metamorphosis. Their accounts, always of quality, are outraged or supportive, sometimes
funny, but above all informed. One key player and senior political figure, Edgar
Pisani, Minister of Infrastructure under de Gaulle, could have told us much. Without
him, the Maine-Montparnasse project would not have happened, but the ex-minister,
now in his 90s, was not forthcoming: “I will be a long way from France for the next
few months, and out of contact.” Enough said!
11
INTRODUCTION
Notre propos n’étant pas de faire une somme scientifique sur le sujet, il nous paraissait,
cependant, indispensable de collecter les éléments essentiels à la compréhension de
cette saga. Les archives nous y ont aidées, celles des plus grands quotidiens, par centaines, celles sonores de France Culture, et notamment l’excellente émission La Fabrique
de l’Histoire, coproduite par Emmanuel Laurentin et Perrine Kervran, et enfin les livres
d’historiens, les seuls qui vaillent pour recomposer le puzzle. À commencer par celui de
Virginie Picon-Lefebvre, Paris ville moderne*, thèse érudite et documentée qui a guidé
nos pas, la rencontre avec cette architecte, docteur en histoire de l’art, prolongeant
le plaisir de comprendre les dessous de cet aménagement, hors normes et marqué,
comme elle l’écrit, « par les divergences de l’État, la Ville de Paris, la SNCF, les architectes, les promoteurs et par la convergence de programmes contradictoires ». Pour
autant, l’auteure l’affirme sans détours, « la tour reste un des éléments essentiels du
paysage parisien. »
De là à parler d’une réhabilitation de ce monument de l’architecture moderniste…
Pas si vite ! Des projets de restauration de l’édifice et de son socle sont à l’étude,
supervisés par les trois cents copropriétaires de l’Ensemble immobilier tour Maine-Montparnasse et la gare elle-même pourrait bien rajeunir… À notre grande surprise, la jeune
garde architecturale commence même à s’intéresser de près au cas de Maine-Montparnasse, à l’instar de Mathieu Mercuriali, architecte et doctorant à la prestigieuse
École polytechnique de Lausanne, dont les propos donnent à réfléchir : « J’ai décidé de
faire ma thèse sur cet aménagement en plein centre-ville car il figure, bien avant l’heure,
un exemple de densité et de mobilité où cohabitent des bureaux, des logements, des
commerces et des transports, TGV, bus, métro, à la portée de tous. » Son argumentaire,
développé dans cet ouvrage – qu’il en soit remercié –, a de quoi surprendre mais il
éclaire d’un jour nouveau cette opération qui, contre toute attente, coïncide avec les
partis pris actuellement mis en œuvre au nom de la ville durable. Il n’empêche. Hier on
rasait gratis et au tractopelle !
Et les architectes ? On y vient. La postérité en retient quatre, des maîtres d’œuvre
proches du pouvoir : Eugène Beaudouin (Prix de Rome), Urbain Cassan, Louis de
Hoÿm de Marien (Prix de Rome) et Jean Saubot, hommes de l’équerre aujourd’hui
disparus. Qui a tenu le crayon ? Là, c’est plus compliqué… Architecte de l’oblique,
sommité s’il en est et vaillant nonagénaire, Claude Parent pencherait plutôt pour Jean
Saubot dont il reconnaîtrait la patte. En réalité, cet aspect-là, comme l’histoire de la
tour Montparnasse elle-même, reste compliqué, et c’est pourquoi nous allons tenter de
vous la raconter.
* Paris ville moderne, Maine-Montparnasse et la Défense 1950-1975, Éditions Norma, 2012.
12
INTRODUCTION
Though our purpose was not a scientific study of the subject, we felt it essential
to collect all the information needed to understand the saga. The archives were
useful, back numbers of the mainstream press in their hundreds, the sound archives of
France Culture, in particular the excellent programme La Fabrique de l’Histoire, jointly
produced by Emmanuel Laurentin and Perrine Kervran, and finally historical works,
the only reliable source of an explanation to the puzzle. Starting with Virginie PiconLefebvre ’s book, Paris ville moderne*, a learned and well-documented thesis which
we found an invaluable guide. We had the good fortune and pleasure of meeting
this architect and doctor in art artistry, who taught us about the background to this
unorthodox project, marked as she writes, “by divergences between the government,
the City of Paris, the SNCF, the architects, the developers and by the convergence
of incompatible programmes”. Nonetheless, the author states uncompromisingly, “the
Tour remains one of the essential components of the Paris landscape”.
So this monument to modernist architecture has become respectable… Not so
fast! Plans to restore the building and its base are being drawn up, supervised by
the three hundred co-owners of the Tour Maine-Montparnasse real estate complex,
and the station itself could well get a facelift… To our great surprise, though, even
the architectural new guard is beginning to look closely at Maine-Montparnasse, for
example Mathieu Mercuriali, an architect preparing a doctorate at the prestigious
École polytechnique de Lausanne, whose views come as a surprise: “I decided to do
my thesis on this city centre project because it is ahead of its time as an example of
density and mobility, a concentration of offices, housing, shops and transport, highspeed train, bus, underground, accessible to all.” His argument, developed in this
book – for which we are grateful – is unexpected, casting a different light on the project with his suggestion that it coincides with modern ideas about the building of the
sustainable city. Be that as it may. Back then, they were very free with the bulldozers!
What about the architects? We’re coming to them. History recalls four, all close
to the government: Eugène Beaudouin (Prix de Rome), Urbain Cassan, Louis de Hoÿm
de Marien (Prix de Rome) and Jean Saubot, all now dead. Who held the pencil?
That’s not so easy… The architect of the oblique, leading light and evergreen nonagenarian Claude Parent believes he recognises the hand of Jean Saubot. In reality,
this aspect, like the story of Tour Montparnasse itself, remains complicated, which is
why we are going to try to unravel it for you.
* Paris ville moderne, Maine-Montparnasse et la Défense 1950-1975, Éditions Norma, 2012.
13
CHAPITRE 1
UNE GARE
PEUT EN
CACHER
UNE
AUTRE…
En 1840, le mot
gare est encore
étranger au
vocabulaire urbain.
ONE STATION
MAY BE
FOLLOWED
BY ANOTHER…
Les voyageurs parisiens parlent
d’embarcadère, à l’image de celui de l’Ouest,
édifice de facture classique situé sur la place
de Rennes, qui se distingue par son portique
en arcade et ses deux nefs vitrées. Très vite
sous-dimensionné, le bâtiment s’agrandit huit
ans plus tard sous la conduite de l’architecte
Victor Lenoir et de l’ingénieur Eugène Flachet,
en vue de l’ouverture de la ligne Paris-Chartres.
Sous les applaudissements de la foule, la gare
Montparnasse est inaugurée en 1852, prête à
développer ses lignes vers des horizons « plus
lointains », tout d’abord Rennes, raccordée en
1857, puis Brest en 1865, enfin Bordeaux en
1886 ; le littoral atlantique est au bout des quais !
In 1840, the word gare (station) was
not yet part of France’s urban vocabulary. Paris travellers used the word
embarcadère (embarkation point) to
refer, for example, to the Western, a
classical edifice located on place de
Rennes and distinguished by its arcaded
portico and two glass naves. Its capacity quickly exceeded, it was enlarged
eight years later to accommodate the
new Paris-Chartres line, under the direction of architect Victor Lenoir and engineer Eugène Flachet. To the applause
of the crowd, Gare Montparnasse was
inaugurated in 1852, ready to extend
its lines to “more distant” horizons, first
Rennes, connected in 1857, then Brest
in 1865, and finally Bordeaux in 1886.
The Atlantic coast at the end of the
platform!
Bretons et Bretonnes débarquent à
Montparnasse, fief des crêperies et des bars
à cidre, ultimes relais du « pays » pour ceux
et celles qui sont venus tenter leur chance
à la capitale, notamment les domestiques
et les nourrices. Mais ils ne sont pas les seuls.
D’entreprenants gaillards « montent » à Paris,
tel un jeune ingénieur des Ponts et Chaussées,
Fulgence Bienvenüe, natif d’Uzel, dans les Côtesdu-Nord, personnage d’importance auquel Paris
doit la construction de son métro, mode de
transport qui révolutionne la circulation piétonne
au seuil du XXe siècle déjà marqué par la mobilité.
Bretons would alight in Montparnasse,
a stronghold of crêperies and cider
bars, the last outcrops of “home” for
the men and women coming to try their
luck in the capital, in particular maids
and nurses. But they were not alone.
Enterprising lads would “go up” to Paris,
amongst them a young Ponts et Chaussées engineer, Fulgence Bienvenüe, a
native of Uzel and an important figure
whom Paris can thank for its underground system, a mode of transport that
revolutionised pedestrian traffic at the
turn of the 20th century, a time of fastgrowing mobility.
16
LA GARE MONTPARNASSE, place de Rennes.
INTÉRIEUR DE LA GARE MONTPARNASSE, salle des
Vers 1905.
bagages. Carte postale, vers 1908.
GARE MONTPARNASSE, PLACE DE RENNES.
CIRCA 1905.
INTERIOR OF GARE MONTPARNASSE, BAGGAGE
HALL. POSTCARD, CIRCA 1908.
CHAPITRE 1 • 18 4 0 -195 9
UNE GARE PEUT EN CACHER UNE AUTRE…
17
La conquête de
l’Ouest est en marche
et les rotations
ferroviaires s’intensifient,
parfois même
dangereusement,
The conquest of the West was underway and rail traffic intensified, sometimes dangerously, as evidenced by a
dramatic accident, fortunately the only
occurrence of so spectacular a kind in
Paris: on 22 October 1895, the Granville train, running late, failed to slow in
time and its locomotive crashed through
the station wall and onto the concourse.
The travellers were unharmed, the driver
too, but Marie-Augustine, a newspaper
vendor who was replacing her sick
husband that day, was killed by falling
masonry. She left behind a grieving
husband and two orphans.
comme en témoigne un dramatique accident,
heureusement le seul survenu à Paris dans un
genre aussi spectaculaire : le 22 octobre 1895,
le train de Granville, qui avait pris du retard, peine
à ralentir à son arrivée en gare et sa locomotive
traverse la façade avant de s’écraser sur le parvis.
Les voyageurs sont indemnes, le conducteur
aussi, mais une marchande de journaux,
Marie-Augustine, qui remplaçait ce jour-là
son mari souffrant, est tuée par le décrochage
d’une maçonnerie. Elle laisse un veuf grippé et
deux orphelins.
This was only the start of the saga of
Gare Montparnasse and its multiple
refurbishments. After the First World
War, rail traffic became so intense that
there were plans, from 1929, to build
a forward Maine-Arrivée station, located on Place du Maine, at the corner
of Boulevard Vaugirard. Subsequently,
with the march of progress, the State
began to electrify its network and the
line between Clamart and Versailles
grew from two to four tracks. It was
clear that another station was needed
but, balking at the costs, the State chose
to build another extension, MaineDépart forward station. The purpose of
these satellites was to channel passengers travelling on the “fast” trains of the
time, whereas the old Gare Montparnasse retained suburban traffic and took
the opportunity to open a few shops on
its terraces, along with a cinema and
bathhouses, public conveniences highly
prized by working people in those days.
18
ACCIDENT À LA GARE MONTPARNASSE,
22 octobre 1895.
ACCIDENT AT GARE MONTPARNASSE,
OCTOBER 22, 1895.
CHAPITRE 1 • 18 4 0 -195 9
UNE GARE PEUT EN CACHER UNE AUTRE…
19
20
OUVRIERS TRAVAILLANT dans les caténaires
LA GARE MONTPARNASSE avenue du Maine.
sur la ligne Paris-Le Mans en cours
d’électrifi cation. 1937.
Carte postale, vers 1930.
LE CINÉMA CINÉAC, situé dans l’ancienne gare
Montparnasse. 1938.
GARE MONTPARNASSE AVENUE DU MAINE.
POSTCARD, CIRCA 1930.
THE CINÉAC CINEMA, LOCATED IN THE FORMER GARE
MONTPARNASSE. 1938.
WORKING ON THE OVERHEAD LINES ON THE PARISLE MANS LINE DURING ELECTRIFICATION. 1937.
La saga de la gare Montparnasse et de ses
multiples réaménagements ne fait que commencer.
Après la Première Guerre mondiale, le trafic est
tel que l’on envisage,
dès 1929, la construction
d’une avant-gare
Maine-Arrivée, située
sur la place du Maine,
à l’angle du boulevard
Vaugirard.
Par la suite, le progrès aidant, l’État procède
à l’électrification de son réseau et la ligne entre
Clamart et Versailles passe de deux à quatre
voies. Force est de constater qu’une autre
gare est nécessaire mais, reculant devant les
investissements, l’État y renonce au profit d’une
autre extension, l’avant-gare Maine-Départ. Ces
satellites sont destinés à canaliser les voyageurs
des trains « rapides » de l’époque, tandis que
l’ancienne gare Montparnasse conserve le trafic
de banlieue et en profite pour ouvrir quelques
boutiques sous ses terrasses, ainsi qu’un cinéma
et des bains-douches, sanitaires publics très
prisés des couches populaires en ce temps-là.
CHAPITRE 1 • 18 4 0 -195 9
UNE GARE PEUT EN CACHER UNE AUTRE…
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LA GARE MONTPARNASSE, place de Rennes. 1938.
GARE MONTPARNASSE, PLACE DE RENNES. 1938.
LOCOMOTIVE en contre-jour prise depuis le
« POUR VOTRE DÉPART » : publicité pour la gare
pont des Cinq Martyrs du Lycée Buffon.
Photographie de Marcel Bovis, 1933.
Montparnasse, vers 1930. Photographie
de E. Allard.
BACKLIT LOCOMOTIVE SHOT FROM PONT DES CINQ
MARTYRS DU LYCÉE BUFFON. PHOTOGRAPH BY MARCEL
BOVIS, 1933.
“FOR YOUR DEPARTURE”: ADVERTISEMENT FOR GARE
MONTPARNASSE, CIRCA 1930. PHOTOGRAPH BY
E. ALLARD.
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