L`entretien biographique ou la production d`une
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L`entretien biographique ou la production d`une
1 COM 11, Axe 2 La production d’une histoire aveugle à l’Histoire : Les angles morts de l’entretien biographique Marie Charvet et Gilles Lazuech Université de Nantes, CENS, EA 3260 Introduction : approcher les pratiques d’argent par la méthode biographique Pour appréhender les usages sociaux de l’argent 1, il nous a semblé nécessaire d’aller au-delà des données macro-sociologiques. Nous faisons en effet l’hypothèse que les pratiques d’argent des agents sociaux peuvent évoluer, se modifier, s’infléchir en fonction d’un certain nombre d’ « événements », dont certains sont communs à une génération (comme les Trente Glorieuses), tandis que d’autres sont liés à ce que chacun est comme individu et aux situations qu’il rencontre. Pour saisir le sens que les individus donnent à leurs pratiques d’argent, la place de celui-ci dans leur quotidien, la complexité des rapports à l’argent et leur transformation au cours des itinéraires biographiques 2, nous avons réalisé quinze récits de vie, pour la plupart avec des personnes de connaissance qui acceptaient le principe et les conséquences d’un long entretien. Notre cadre méthodologique s’inspire à la fois des travaux de G. Mauger, C. F. Poliak et B. Pudal3 et des recommandations de J.-C. Passeron et J. Revel4. Chacun de nos récits constitue une histoire autonome rendant compte des relations qu’un individu déclare avoir avec l’argent. Toutefois, la révélation du singulier a pour ambition, en sociologie, de produire de la connaissance sur le monde social en général. Dans notre cas, il était intéressant de faire apparaître dans chaque histoire ce qui relève d’arrangements et d’accommodations, souvent inconscients, entre un passé social et donc une certaine socialisation à l’argent, une destinée individuelle liée à un environnement socio-économique et des rencontres plus ou moins improbables. Le travail sur ces histoires racontant l’argent, dont certaines sont marquées par le déclassement ou la promotion sociale, par la reconversion plus ou moins aboutie d’un type de capital en un autre, par les conséquences sur les destinées des transformations du tissu économique national ou local, par des « événements » particuliers (divorce, longue maladie ou chômage), a consisté à mettre en relation les dispositions des enquêtés avec leurs conditions sociales de production (les « expériences » et les « événements » vécus) et, de façon plus générale, les biographies avec leur historicité. Le principe retenu5 était de faire raconter aux enquêtés leur histoire en centrant le récit sur l’argent mais dans un souci permanent de contextualisation. Ainsi les enquêtés étaient invités à évoquer leur enfance, le 1 Groupe de recherche sur les Usages et représentations de l’argent, Marie Charvet, Gilles Lazuech, Caroline Mazaud, Frédéric Mollé, Pascale Moulévrier, Nantes, CENS-MSH. 2 Par parcours de vie ou trajectoire biographique nous entendons les divers lieux, situations, espaces sociaux qu’un même individu occupe de façon successive ou simultanément. Par conséquent toute histoire biographique mêle des « événements biographiques singuliers qui marquent les trajectoires de chacun » et des « événements historiques » qui ponctuent le devenir des structures sociales et dont les trajectoires individuelles portent la trace. G. Mauger, « La situation d’enquête », Informations sociales, n° 47, 1995. 3 G. Mauger, C. F. Poliak et B. Pudal, Histoires de lecteurs, Paris, Nathan, 1999. 4 J.-C. Passeron et J. Revel. (dir.), Penser par cas, Paris, Editions de l’EHESS, 2005. 5 D. Bertaux, L’enquête et ses méthodes. Le récit de vie, Paris, Armand Colin, 2005 et J. Peneff, La Méthode biographique, Paris, Armand Colin, 1990. 2 logement familial et son ameublement, l’école, les camarades, les premières sorties, les premières expériences d’emploi, la mise en couple, l’arrivée des enfants, la retraite, etc. Il s’agissait de faire sortir les propos sur l’argent de l’anecdote ou de la généralité. Si la démarche a permis de faire émerger les effets durables de certaines expériences, pour autant, les enquêtés ne relient pas nécessairement leurs propres expériences à ce qu’elles doivent aux situations objectives qui les ont rendues possibles. On sait par ailleurs que les agents sociaux oublient souvent l’Histoire pour ne se souvenir que de leur propre histoire. Les récits font presque toujours ressortir deux dimensions dans les relations à l’argent. La première, personnelle voire intime, touche à l’argent dont chacun dispose aux différents moments de son existence. La seconde relève de l’opinion que les enquêtés peuvent avoir de la « société argent », c’est-à-dire d’une société en partie façonnée par les rapports d’argent, opinion produite par la rencontre entre une situation familiale, sociale et professionnelle, une conception éthique et morale et un parcours biographique. Ces deux dimensions se croisent et tissent des histoires d’argent singulières que le sociologue doit rendre compréhensibles. C’est à ce stade, celui de l’analyse, que nous avons suivi J.-C. Passeron et J. Revel : nous avons en effet considéré que ces histoires racontant des rapports singuliers à l’argent, c’est-à-dire des expériences uniques, pouvaient constituer des types idéaux à partir desquels le monde social devenait intelligible. Notre ambition n’est donc pas de nous arrêter sur des cas singuliers mais d’en extraire des conclusions de portée plus générale qui, articulées à d’autres cas et à notre matériau quantitatif, permettent de dire quelque chose sur les usages sociaux de l’argent. Nous verrons ainsi comment l’histoire singulière de Pierre Péket autorise certaines généralisations pour peu que l’on accepte de désingulariser les singularités constitutives de toute expérience humaine. Mais la désingularisation n’est pas toujours aisée, même si cette compétence semble constitutive du métier de chercheur. Pour faire d’un récit de vie un type idéal au sens de J.-C. Passeron et J. Revel, il ne suffit pas de présenter une histoire « hors du commun ». Il faut la (re)travailler, au-delà de la mémoire de l’enquêté, ce qui suppose a minima une posture de distanciation vis-à-vis du récit recueilli, condition qui ne va pas toujours de soi. Le récit de Pierre Péket est intéressant à un triple titre. Tout d’abord, par ses particularités, il constitue un matériau intéressant pour une approche biographique des usages de l’argent. Ensuite, il rappelle la nécessité d’une certaine vigilance méthodologique dans la mise en œuvre de la méthode biographique, en particulier parce que celui qui parle produit un récit qui minore voire oublie certains éléments, le contexte économique et familial ici. Enfin, il met en évidence l’intérêt d’une analyse croisée des entretiens par des chercheurs inégalement proches de l’enquêté. Rendre compte de des pratiques d’argent singulières par une histoire exceptionnelle ? Pierre Péket est né en 1960 à Verviers en Belgique, dans une famille bourgeoise. Au moment de l’entretien, il est marié depuis 25 ans à Laure, de nationalité française, conseillère clientèle dans une banque mutualiste. Ils ont trois enfants, de 20, 17 et 15 ans. Pierre est depuis une dizaine d’années le directeur administratif et financier d’une grosse PME spécialisée dans la petite métallurgie marine, basée dans une grande ville de l’ouest de la France. Le couple déclare un peu plus de 66 000 € de revenus annuels. La trajectoire de Pierre semble marquée par la singularité. A 16 ans, il se déscolarise puis quitte le foyer parental pour une communauté dont le chef finit par se transformer en tyran. Il s’en enfuit à l’âge de 25 ans et connaît une période d’errance, marquée par la peur de représailles. Il finit par regagner la Belgique, grâce à ses parents qui lui trouvent un emploi d’ouvrier, et reprend des études en cours du soir, avec le projet de devenir médecin pour s’investir dans l’action humanitaire. C’est au cours de vacances en France qu’il rencontre 3 Laure. Le couple vit pendant un an en Belgique, avant que Laure ne reparte pour la région nantaise, d’où elle est originaire. Pierre vient l’y retrouver, ayant entre temps abandonné son projet d’études médicales. Après des études au CNAM, il est pendant un temps été employé dans la même banque que sa femme, puis rejoint son poste actuel. Pierre et Laure se sont engagés dans une entreprise d’accumulation d’un patrimoine immobilier. Ils possèdent ainsi aujourd’hui six maisons ou appartements. Cette stratégie est soutenue chez Pierre par un rejet très cohérent de la consommation au profit de l’investissement. Il témoigne ainsi d’une répugnance quasi-physique pour les dépenses de consommation. Les seules dépenses auxquelles il consent volontiers sont celles à même d’augmenter ou de préserver un capital, quelle qu’en soit la nature. Capital scolaire de ses enfants, avec les séjours linguistiques, capital de santé, avec les chaussures de jogging, les aliments bio ou les dépenses de soins. Ce qui frappe chez Pierre, c’est qu’il raconte son histoire sans prendre à aucun moment la mesure de ce qu’elle doit à son environnement social, familial et historique. Son départ pour une communauté est ainsi vécu sur le mode du choix alors qu’il peut aussi traduire les effets d’un milieu familial certes aimant mais aux valeurs et au mode de vie très rigides. De même, il attribue son amour de l’épargne et son aversion pour la consommation à des expériences individuelles : être sans un sou à Paris à 25 ans, travailler dans une entreprise qui connaît des difficultés de trésorerie et ne pas pouvoir en payer les créanciers, l’attribution de son rapport à l’argent aux singularités de sa bibliographie n’exclut d’ailleurs pas la distance critique. L’envie de raconter son histoire, le plus sincèrement possible, à un interlocuteur qu’il connaît bien, et le fait d’être fier de son parcours, expliquent que Pierre n’aie pas cherché ailleurs qu’en lui-même le sens qu’il pouvait donner à son histoire. Ce biais est d’ailleurs fréquent dans l’entretien biographique qui incite l’enquêté à parler de lui comme d’un sujet autonome, acteur de sa propre vie, voire à faire de sa vie une épopée. Réinscrire le récit dans l’Histoire On peut cependant, par une double réinscription de cette histoire singulière, dégager d’autres principes de compréhension des pratiques d’argent de Pierre Péket, et passer ainsi du cas singulier à un « idéal type ». Ce qui semble à Pierre naturel ou intimement attaché à sa personne (l’aversion à la dépense) peut en effet aussi être lu comme l’effet de deux histoires se situant à deux niveaux différents, qui ont constitué des occasions favorables pour que ces dispositions vis-à-vis de l’argent puissent non seulement se construire mais également s’exprimer. Une histoire de couple tout d’abord. Le couple formé par Pierre et Laure s’est en partie fondé sur une stratégie d’accumulation du capital, envisagé par l’un comme une assurance pour l’existence et pour l’autre comme la revanche sur l’exclusion de la succession paternelle. Laure est en effet la fille illégitime d’un gros négociant breton, née d’une mère un temps secrétaire de direction dans l’entreprise de ce dernier. Pour Pierre, la rencontre avec Laure a fonctionné comme un catalyseur qui a permis d’engager cette stratégie. Laure s’est d’autant plus volontiers prise au jeu de l’accumulation et a d’autant plus facilement accepté les sacrifices qu’elle implique que la présence d’enfants lui donne un sens. Pierre et Laure nourrissent en effet de hautes ambitions scolaires pour ses enfants, au service desquelles ils entendent mettre les revenus de leur patrimoine. La situation de Laure a d’ailleurs changé récemment, puisque son père, devenu veuf, s’est remarié avec sa mère et l’a reconnue. Rétablie dans ses droits d’héritière, Laure tend à relâcher cette tension investisseuse et ses nouvelles dépenses de consommation sont sources de dissensions dans le couple. 4 L’histoire de Pierre est aussi enchâssée dans une histoire sociale, celle du déclin de la bourgeoisie industrielle wallonne. Le grand-père paternel de Pierre était un négociant lainier, qui, quand l’industrie wallonne entre en crise à la fin des années 1960 6, diversifie son activité dans la blanchisserie industrielle et le papier. Le père de Pierre n’a pas fait d’études, travaillant avec son père dans le négoce lainier dès 14 ans. Son père le place ensuite à la tête de la blanchisserie familiale, dont il est évincé quelques années plus tard. Il ouvre alors un bureau de tabac, entreprise se soldant aussi par un échec que Pierre attribue une mauvaise gestion. Ces trajectoires descendantes sont ne sont pas exceptionnelles dans les années 1970 chez les fils d’une bourgeoisie en déclin n’ayant pas opéré une reconversion du capital économique en capital scolaire. Cette reconversion sera bien plus fréquente dans la génération née dans l’après-guerre, ce qui incite à resituer l’entreprise de rattrapage scolaire de Pierre dans le destin d’une génération. De même, son aversion pour la dépense, sa frénésie d’investissements immobiliers et sa recherche des placements financiers les plus rentables font au moins autant écho à un destin familial marqué par le déclassement social qu’à son expérience du dénuement dans la communauté. Conclusion : du récit biographique à la production d’un cas sociologique L’acceptation par Pierre Péket d’un entretien biographique, sa durée (7 heures fractionnées sur 4 jours) et sa teneur (il évoque des détails très personnels), sont à mettre au crédit de son amitié ancienne avec l’enquêteur. La familiarité peut parfois être un atout dans la relation d’enquête, lorsqu’elle permet d’établir une relation empathique qui libère l’enquêté de la crainte d’être jugé7. Mais elle peut aussi fonctionner comme un piège lors de l’interprétation de l’entretien, en redoublant les risques d’illusion biographique inhérents au récit de vie. Si l’enquêté, encouragé par l’écoute bienveillante de l’enquêteur, peut être pris par sa propre histoire, l’enquêteur peut, à son tour, être pris dans le récit de l’enquêté. Après tout, la méthode de l’entretien repose sur le postulat selon lequel les individus sont à même, non seulement de raconter leur vie, mais aussi de lui donner un sens. Le chercheur n’aurait plus qu’à mettre en forme le matériau recueilli sans nécessairement procéder à un travail d’objectivation et de distanciation qui, d’une certaine façon, aurait déjà été effectué par l’enquêté. Or le passage du récit brut au cas sociologique suppose certaines opérations, comme rapporter les événements biographiques aux événements historiques, et la réinterrogation de certains événements personnels à la lumière de théories de l’action comme celle de l’habitus. Dans le cas de Pierre Péket, l’enquêteur fut au départ pris dans le récit de son ami au point de le considérer comme allant de soi, sans mesurer ce que cette histoire devait à son contexte.. Cette illusion biographique « au second degré » n’est pas sans intérêt méthodologique. Elle rappelle que la compréhension empathique n’est jamais suffisante et qu’un récit de vie est un matériau à retravailler et non une donnée et moins comme une preuve. Pour sortir de l’anecdote, il manquait au chercheur la mise en relation entre événements biographiques et événements historiques. C’est l’échange entre chercheurs qui a fait apparaître ce que l’histoire de Pierre devait à son origine sociale et à sa génération, et donc ce qu’elle avait de typique, au-delà de sa singularité. Ces discussions ne visaient pas tant à désingulariser les récits qu’à les insérer plus fermement dans ce qu’ils avaient de social, pour passer des récits biographiques aux cas sociologiques. Or ce passage suppose d’écarter certaines particularités individuelles pour faire ressortir ce qui sociologiquement donne sens au récit. C’est au chercheur de sélectionner des éléments de généralisation susceptibles d’être transposables (ou opposables) à d’autres cas, comme l’écrivent J.-C. Passeron et J. Revel : 6 7 S. Jaumai, Industrialisation et sociétés (1830-1970). La Belgique, Paris, Ellipse, 1998, p. 84. P. Bourdieu, « Comprendre », La misère du monde, Paris, Le Seuil, 1993. 5 « La pensée par cas fait ressortir une propriété commune à toute connaissance scientifique en laissant voir immédiatement l’implication réciproque entre l’articulation d’une théorie et le déroulement d’une enquête […]. Lorsque les concepts descriptifs d’une grille d’observation produisent des connaissances, c’est qu’ils ont permis d’observer des phénomènes qui n’étaient pas observables avant qu’une configuration théorique des concepts qui les rendent descriptibles ne les ait rendus concevables8. » Bibliographie Artières Philippe et Kalifa Dominique, « Histoires et archives de soi », n° 13, Sociétés et représentations, 2002. Brun Patrick, « Le récit de vie dans les sciences sociales » dossier n° 188, L’écriture de vie, novembre 2003. De Certeau Michel, L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, 1990. Bourdieu Pierre, « L’illusion biographique », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 62-63, juin 1996. Bertaux Daniel, Les récits de vie, perspective ethnosociologique, Paris, Nathan, 1997. Bourdieu Pierre, La misère du monde, Paris, Seuil, 1993. Demazière Didier et Claude Dubar, Analyser les entretiens biographiques, l’exemple des récits d’entretien, Paris, Nathan, 1997. Jaumai Serge, Industrialisation et sociétés (1830-1970). La Belgique, Paris, Ellipse, 1998. Passeron Jean-Claude et Revel Jacques (dir.), Penser par cas, Paris, Editions de l’EHESS, 2005. Penisson Pierre, « Fils de pasteur », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n° 62-63, juin 1996. Van Woerkens Martine, « Raconter sa vie, raconter des histoires », L’Homme, n° 195-196, 2010. Heinich Nathalie, « Pour ne finir avec l’illusion biographique », L’Homme, n° 195-196, 2010. Zelizer Viviana, La signification sociale de l’argent, Paris, Seuil, 2005 8 J.-C. Passeron et J. Revel (dir.), op. cit., p.44.