Elles s`appelaient Maria

Transcription

Elles s`appelaient Maria
Maria Garcia Maynadier
Elles s’appelaient Maria
A toute ma famille
Elles s’appelaient Maria
Josefa Fransisco
Famille des " chenu "
Manuel (le chenu) epouse
Antonio
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Manuel
Anica (fille de Bigotes)
Manolo , Victoriano, Miguel, Ana, Rocio, Maria
Famille des "Gros yeux"
Eulojio epouse Dolorés
Antonio
Maria
Antonio épouse Masimina
Félisa
Maria épouse Manuel
Rosa, Antonio, Miguel, Manolo
Piedad, Paquito
Félisa épouse Cayetano(3filles)
Mariquita Manuelito
Cayetano Eulojio
Mariquita (des gros yeux) épouse Manolo (fils de Manuel le chenu)
Marie
Anita
Jeanine
(née en France)
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Elles s’appelaient Maria
1932
Il est trois heures à Gorafe, une masse de chaleur étouffante, presque insupportable, s’abat sur le village.
Dans les ruelles de terre battue, à travers le silence écrasant, crépite le souffle brûlant
de l’été. Le village semblerait mort, dans cet anéantissement de fournaise, si une silhouette grise n’était venue se glisser dans la solitude des murs blancs. Une silhouette
jeune, robuste, agile. Elle marche d’un pas vif et décidé vers la place du village.
Maria, jeune Gorafeña de dix sept ans, se rend chez ses beaux-parents qui habitent
le barrio de la virgen. Maria ne sait pas lire et aujourd’hui encore, comme chaque
fois qu’elle reçoit du courrier, elle maudit sa stupide ignorance. Heureusement que
son beau-père sait lire, lui. La cueva de ses beaux-parents a la façade blanche. Elle
vient d’être blanchie à la chaux il y a deux mois à l’occasion de la naissance de
Mariquita, la petite fille que Maria vient de leur donner. La mère et la fille portant
le même prénom, on la rebaptisa de l’affectueux diminutif de Mariquita. Les géraniums de ce fait semblaient plus rouges, plus roses que d’habitude. Cette profusion
de couleurs, mélangée à l’odeur acide du basilic, parfume ce tendre bonheur. Mais
Maria aujourd’hui ne s’attarde guère, elle se précipite vers l’intérieur de la cueva, et
seule la fraîche pénombre qui y règne ralentit son élan.
- Mère Josefa, mère Josefa où êtes-vous ?
Sa belle-mère, qui somnolait sur son fauteuil à bascule, sursauta à l’approche de sa
bru. Mère Josefa était une femme de taille moyenne, rondelette comme la plupart des
femmes du pays. Ses habits invariablement noirs, dus aux longs deuils qu’exigent les
coutumes du village, accusaient un âge avancé. Ajoutées à cela les dures et amères
années de labeur et de misères, ses quarante huit ans en paraissaient soixante. Son
visage, qu’un trop plein de soleil avait prématurément ridé, était lourd et fripé, tel
un fruit trop mûr. Mais mère Josefa avait gardé une patience et une bonté que seuls
reflétaient ses beaux yeux gris.
- Bonjour Maria, qu’est-ce qui t’amène ?
- Manuel a écrit, j’ai reçu la lettre tout à l’heure par Pedro. Où se trouve père
Francisco ?
- Il fait la sieste, allons le réveiller.
Mère Josefa se dirigea d’un pas rapide vers la chambre où reposait son époux.
- Francisco, Francisco, réveille-toi ! Hombre. Maria vient d’arriver à l’instant avec
une lettre de Manuel.
Père Francisco se reposait tout habillé sur un lit en fer noir, seule tache d’ombre
qu’accentuait la blancheur immaculée des murs bosselés. Au-dessus du lit, un énorme crucifix veillait depuis des générations à la paix du foyer. Un gros coffre de bois
noir et une chaise de paille tressée constituaient l’unique mobilier de cette pièce.
Père Francisco tout engourdi de sommeil s’étira en grognant, essayant de compren-
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dre pourquoi sa femme le réveillait.
- Que dis-tu de Manuel ? Où est Maria ?
- Maria est dans la cuisine, elle a apporté une lettre de Manuel, viens la lire, viens,
dépêche-toi, mets tes sandales.
Francisco, maintenant bien réveillé, se chaussa rapidement et suivit sa femme dans
la cuisine.
- Ola Maria, tu es venue toute seule, tu n’as pas amené Mariquita ?
- Oh non ! Père Francisco, par cette chaleur, vous n’y pensez pas ! Ma mère est venue
la garder, d’ailleurs elle doit dormir maintenant. Tenez, voici la lettre que Manuel a
écrite.
- Ah ! Voyons un peu ce que nous raconte ce soldat, ironisa tendrement père
Francisco.
Maria tendit la lettre à son beau-père. Bien que ne sachant pas lire, elle avait déchiré
l’enveloppe, en quête peut-être d’une photo ou d’une fleur séchée que lui aurait glissées son mari. Mais l’enveloppe ne contenait qu’une longue lettre et Maria l’avait
déjà parcourue des yeux plusieurs fois, afin de mieux saisir toute la tendresse que son
époux lui transmettait. Les deux femmes se tenaient toutes droites et sévères, lorsque
père Francisco commença la lettre.
Mes chers parents, ma chère femme,
J’espère que cette lettre vous trouvera en bonne santé. Père, je vous fais savoir
que je suis Caporal. J’ai aussi passé le premier examen pour être Sergent, et j’ai
été reçu. Sur quatre-vingts j’ai été le dix- septième. Je pense que si je continuais à
étudier un peu j’y arriverais, je gagnerais certainement mieux ma vie ici qu’en arrachant de l’esparto là-bas à Gorafe. Mon capitaine m’a proposé de partir en Afrique
à Melilla, colonie du Maroc espagnol. Qu’en pensez-vous ? Embrassez fortement
Maria et ma petite fille.
Votre fils Manuel qui vous aime.
Un bref silence accueillit les derniers mots qu’envoyait Manuel. Ce fut mère Josefa
qui prit la parole la première.
- C’est loin l’Afrique ?
- Oui c’est très loin, dit pensivement père Francisco.
Seule Maria ne disait rien. Elle essayait de comprendre l’importance des mots qu’elle venait d’entendre. L’intelligence de son époux avait toujours su la flatter. Elle était
fière de son savoir. Il avait une belle écriture qu’enviaient bien souvent les riches
du village. Il savait lire, et il aimait aussi le calcul, d’ailleurs au village on venait
souvent le voir pour lui demander conseil. Mais ce qui le passionnait par-dessus
tout, c’était la géographie. Il détenait un petit livre que lui avait donné Don Santiago,
l’instituteur, et souvent le soir, lorsqu’il avait fini les travaux des champs, il appelait
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sa femme:
- Maria, viens t’asseoir près de moi sur cette pierre, viens que je te montre des choses.
Maria, que la géographie n’intéressait nullement, s’asseyait à ses côtés. Elle ne prêtait guère attention à tous ces petits points noirs qui représentaient des grandes villes,
ni à tous ces numéros qui indiquaient les hauteurs des montagnes. Elle se blottissait
contre l’épaule de son époux, et ainsi, tendrement enlacés, elle essayait de retenir le
plus longtemps possible ces merveilleux moments de bonheur. D’ailleurs il aurait pu
lui dire que la terre était plate ou carrée, elle l’aurait cru. Ainsi après la lecture de la
lettre, où il lui annonçait son intention de faire des études en épousant une carrière
militaire, une flambée d’orgueil avait fait battre son cœur. Mais très vite, l’idée du
départ et l’abandon des siens pour un de ces points noirs, montrés le soir sur des
images, l’avait saisie de panique.
Mère Josefa, qui avait respecté le silence de sa bru, lui prit doucement le bras.
- T’en fais pas ma fille, tu sais bien que Manuel a toujours eu de drôles d’idées. Il
préfère malheureusement les livres à l’esparto, mais maintenant qu’il est marié et
père de famille il comprendra très vite que les livres ne nourrissent pas un foyer.
- Oh! mais vous savez mère Josefa, qu’il travaillait durement, il faisait jusqu’à huit
arrobas d' esparto par jour. Il arrivait à battre le fils du brûlé.
- Et bien tant mieux ma fille, dit Josefa en se levant. En attendant nous allons manger un morceau de melon. Francisco en a pour un moment avant d'écrire la lettre. Tu
sais, il dit qu'il a oublié comment s'écrivent des tas de mots
Près de la cheminée traînait un gros sac de toile grise qui avait dû servir maintes
fois, à en juger par le nombre considérable de raccommodages. Josefa l’ouvrit et
prit un beau melon jaune et ovale. Elle donna à Maria une belle tranche juteuse et
parfumée.
- Tiens, ma fille, régale-toi. Francisco les a ramassés ce matin à la Vega. Tu en prendras quelques uns chez toi, pour les faire goûter à tes parents.
L’atmosphère se détendit peu à peu. Les deux femmes savouraient leur tranche de
melon tout en papotant gaiement. Leur conversation portait sur la petite Mariquita,
magnifique bébé de six mois, que Manuel n’avait pas encore eu la joie de connaître.
Sa dernière permission remontait à sept mois, et sa plus grande peine était de ne point
connaître son enfant. Ses lettres reflétaient un profond chagrin. Maria et Manuel formaient un couple uni. Il avait pris Maria au printemps dernier. Promis l’un à l’autre
depuis des années, il était venu la chercher un soir de douce brise, sur son âne gris. Il
l’avait amenée, selon la vieille coutume, passer leur première nuit chez un proche parent. Tante Adolfina les avait accueillis avec l’inquiétude habituelle qu’éprouvaient
ces témoins-là. Le lendemain, aux yeux du village, ils étaient mari et femme. Le
mariage devant le curé se fera plus tard, lorsqu’ils auront quelques économies. Il
fallait d’abord parer au plus pressé : creuser une cueva. Manuel prit une pelle et une
pioche, et, avec toute l’énergie de ses dix neuf ans, il s’attaqua à cette terre argileuse
propre à cette région. Il choisit, parmi tous les petits monts qui caractérisaient le vil-
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lage, un endroit bien abrité et non loin de sa belle-famille. Il creusa tout d’abord une
belle pièce rectangulaire. Au fond à gauche, il fit une grande cheminée. Tout à côté,
à droite, il ouvrit une fenêtre qui donnait sur la façade. C’est autour de cette unique
ouverture qu’on installait la cantarera et ses belles cruches. La mère de Maria leur
avait donné la classique table ronde, juponnée d’un gros drap épais, pour garder au
mieux la chaleur du brasero en hiver. Mère Josefa leur offrit une chaise à bascule. Ce
typique mobilier andalou se retrouvait dans toutes les cuevas. Au-dessus de la cantarera, Manuel creusa des étagères pour que sa femme puisse y ranger la vaisselle.
Face à la fenêtre, il creusa leur chambre, une pièce plus petite. Un rideau seulement
la séparait de la grande salle. Un mois après leur union, Maria fut grosse, et lui fut
appelé sous les drapeaux à Elche près d’Alicante. Près de trois cents kilomètres le
séparaient ainsi de sa famille. Aussi ses permissions se faisaient plutôt rares.
Francisco avait fini d’écrire la réponse à son fils. Il vint rejoindre les deux femmes,
approcha une chaise et s’y assit à califourchon. Il avait conservé la même expression
pensive et sévère que lors de la lecture de la lettre.
- Femmes, voici la réponse que j’ai faite à mon fils, Il lit à haute voix.
Cher fils,
Ici tout va bien, nous pensons toujours à toi. Tu me demandes mon avis au sujet de
ce départ pour Melilla, et bien moi, je te réponds que dès la fin de ton service militaire je veux te voir immédiatement ici auprès de ta femme et de ta fille. Je vais t’en
donner des galons, moi, et s’il faut que je selle mon âne pour venir te chercher, je le
sellerai.
Ton père Francisco qui t’aime.
Sa femme l’approuva en hochant la tête et Maria lui demanda d’ajouter qu’elle l’embrassait très fort. Maria prit le chemin du retour, après avoir remercié ses beaux-parents. Elle leur promit de leur ramener très prochainement la petite Mariquita.
Dehors il faisait toujours aussi chaud. La jeune femme serra son fichu sur sa tête,
pour éviter cette brûlante clarté qui surprenait toujours lorsqu’on sortait des cuevas.
L’air était presque irrespirable. Par moments, un souffle de vent soulevait un tourbillon de poussière. Le village semblait toujours aussi désert.
Sur le chemin qui mène à la rivière, elle reconnut le vieil Ignacio sur son âne. Il est
courbé, il regarde la terre. Son dos porte le poids du labeur. Un chapeau de paille
abrite un visage ravagé de rides, empreintes d’un soleil implacable. Une corde tressée autour de sa taille lui tient lieu de ceinture. Ses sandales de sparte sont sales et
trouées. Il a trop marché sur la poussière des chemins. Il va lentement sur sa bourrique, les yeux mi-clos.
- Ola Maria ! murmura le vieil homme.
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- Ola Ignacio !
Puis peu à peu, l’homme se perdit dans le lointain. Il disparut dans l’horizon entre la
poussière et le souffle brûlant. Maria songea à cet homme étrange qui vivait tout seul
à la sortie du village. On le rencontrait souvent à des moments inattendus et de ce
fait il était le témoin silencieux de bien des événements.
Ces réflexions amenèrent Maria près de chez elle ; elle pensait maintenant à sa mère
qui gardait son enfant. Sa mère lui demanderait sûrement des nouvelles de son époux,
et le contenu de cette lettre déclenchera certainement une grande colère chez mère
Dolores. Aussi, Maria décida de ne rien dévoiler sur le projet de Manuel. D’ailleurs
à quoi bon, puisqu’il ne partirait pas. Sa mère ne comprendrait pas les pensées de son
gendre et interpréterait les choses à sa façon, comme elle avait l’habitude de faire.
Dolorès n’était point une méchante femme, bien au contraire, elle avait le cœur sur la
main. Elle aidait de son mieux le jeune couple. Depuis le départ de son gendre, elle
avait pris sous son toit et à sa table, sa fille et son bébé. Elle était d’une singulière générosité, donnant tout ce qu’elle avait, mais en contrepartie, mère Dolorès éprouvait
le besoin de dominer. Elle n’admettait aucun partage, et depuis que la petite
Mariquita était venue au monde, elle se l’était totalement accaparée. Elle faisait des
scènes à sa fille, invoquant des tas de prétextes afin de l’obliger à laisser l’enfant
chez elle, refusant même à mère Josefa et à père Francisco le droit de voir leur petite
fille. Maria était presque obligée de la leur amener en cachette. Ses beaux-parents
étaient bons et tolérants, et souffraient en silence de cette tyrannie. Maria s’interrogeait avec une certaine appréhension : comment Manuel, qui était d’un naturel
doux et tranquille, réagirait-il, une fois de plus à cette soumission qu’imposait mère
Dolorès autour d’elle ? Son mari perdait souvent patience face à ce despotisme. Pour
des raisons inconnues, sa mère s’était toujours montrée désagréable envers Manuel,
critiquant son travail, désapprouvant ses idées. Elle lui reprochait cette façon indépendante et autonome qu’il avait adoptée depuis que sa fille et lui s’étaient unis.
Maria servait souvent de tampon entre ces deux être si différents.
La jeune femme entra dans la cueva d’un pas souple et rapide, aspirée par la fraîcheur
de la demeure. Dans un coin sombre de la pièce, sa mère berçait sa petite fille dans
ses bras maigres et noirs. Elle lui chantait une vieille chanson douce et mélodieuse.
Le bébé était enveloppé de blanches dentelles et de langes brodés par la magie des
mains de sa grand-mère. Elle était habillée comme une petite reine. Mère Dolorès
accueillit sa fille avec une multitude de questions préméditées. Maria commenta très
sommairement la visite faite à ses beaux-parents.
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Ce matin là, Maria fut réveillée très tôt par le chant du coq. Elle se leva rapidement et enfila sa robe de cotonnade la plus usée. Elle quitta sa chambre en silence,
laissant son enfant endormi dans la tiédeur de son lit. Une rude journée l’attendait.
Elle se servit un morceau de morcilla qu’elle glissa dans un bout de pain dur. Adela,
qui devait l’accompagner à la rivière, apparut dans l’encadrement de la fenêtre à
travers les barreaux.
- Ola, Maria, es-tu prête ?
- Oui j’arrive, murmura-t-elle, la bouche encore pleine.
Adela entra avec deux énormes balluchons dans ses bras.
- Adela, Dios mío ! Tu vas laver tout ton trousseau ! S’exclama Maria. Cela fit sourire son amie. Maria saisit son balluchon qu’elle cala sur ses fortes hanches. Les deux
femmes prirent le chemin qui mène à la rivière. Une belle clarté auréolait le village.
L’aube pointait au-dessus de la montagne de Gor. La blancheur des façades était si
éclatante qu’elle semblait éclairer cette demi nuit. Les deux femmes quittèrent le village endormi pour se diriger vers la plaine d’oliviers. Elles rencontrèrent les hommes
qui allaient à l’esparto. Seuls quelques cocoricos et quelques braillements de jeunes
ânes déchiraient cette douce tranquillité. La forte chaleur de l’été avait desséché
presque toutes les sources. Seule la source au saule coulait encore.
Maria et Adela déposèrent leur paquet de linge sale et s’agenouillèrent au bord du
ruisseau. L’eau était sombre, un reste de nuit s’y reflétait encore. Elles firent rouler
jusqu’au bord de l’eau deux grosses pierres plates qui leur servaient de planche à
laver. Les deux femmes demeurèrent longtemps sans parler, obéissant au silence
de la nature. Seul l’écho accueillit le battement du linge et le clapotis de l’eau. Elles mouillaient, tapaient, tordaient leur linge avec une grande vigueur. Elles avaient
toutes deux la même corpulence, robuste et vigoureuse, aux fortes hanches et aux
seins bien pleins. Elles étaient taillées pour ces rudes travaux paysans et le travail les
rendait heureuses.
Un peu plus tard le soleil fit son apparition, l’eau devint plus claire, l’écho moins
mystérieux, et le rire des jeunes femmes résonna gaiement. L’étoffe de leur corsage
était mouillée et collait à leur peau. Quelques mèches de cheveux barraient leur visage, mais leur ardeur ne faiblissait pas. Elles avaient étalé, le long du ruisseau, le
linge lavé au fur et à mesure. Les touffes de romarin se trouvèrent coiffées de blancs
jupons, et les branches d’oliviers, drapées de langes et de gros draps. Le soleil, déjà
haut dans le ciel, envoyait ses brûlants rayons qui paralysaient toute force. Maria
commença à plier le linge séché qui exhalait le parfum des plantes aromatiques.
- J’ai demandé à Felisa de venir chercher de l’eau à la rivière. Elle ne devrait plus
tarder. Le soleil est déjà bien haut, affirma Maria.
Les deux jeunes femmes prirent leur balluchon et, à l’ombre d’un vieil olivier, lavèrent leurs pieds dans l’eau claire d’un léger remous. La douceur de l’eau fut agréable
et rafraîchit leur peau.
Felisa apparut, montée sur sa vieille bourrique, au détour d’un chemin. Afin de donner un peu plus de courage à la bête, elle lui chantait une vieille sévillane. Pajarito
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avançait péniblement. Sa longue tête suivait la cadence endiablée de la chanson. La
gamine laissait pendre sur le ventre velu de l’animal ses longues jambes noires et
maigres. Sa bouche, largement ouverte sur une rangée de dents éclatantes, laissait
échapper des sons aigrelets. Elle avait un visage menu, semblable à une souricette
des champs, entre la couleur d’une olive verte et celle d’une amande grillée à point.
Une énorme tignasse brune, ramassée par une corde, rivalisait avec la queue de l’âne.
Les grands yeux verts de Felisa n’engendraient pas la mélancolie. La gamine était
pleine de malice.
- Alors les deux hirondelles, avez-vous fini votre linge ? Lança-t-elle avec son
aplomb habituel.
- Cela fait déjà un bon bout de temps. Nous t’attendions impatiemment, répliqua
Maria.
- Et bien me voilà ! Dit-elle, le sourire aux lèvres. J’ai été plus haut à la source
prendre une charge d’eau, c’est ce qui m’a retardée. Donnez-moi vos balluchons les
filles, nous allons les caler entre les cruches. Je les maintiendrai avec mes jambes.
- Comment ! S’exclama sa sœur. Veux-tu descendre de l’âne. Pajarito a déjà supporté le poids de ton sac d'os. Pauvre animal ! Tu iras à pied, comme nous.
Felisa descendit à contre cœur et aida à charger l’âne. Le chemin du retour avait
perdu sa fraîcheur et sa quiétude matinale. Le soleil avait atteint son stade de haute
virulence. Il rougissait les visages, étouffait l’air. Les femmes avançaient péniblement. L’âne trébuchait sur les cailloux qui jalonnaient le chemin.
- Felisa, as-tu été à l’école ce matin ? Interrogea sa sœur. Don Santiago se plaint de
tes absences fréquentes. Tu sais à peine lire et tu ne connais rien à ton catéchisme.
- Don Santiago est un vieux radoteur, s’écria la gamine. Et puis j’y vais assez, à
l’école. Et le catéchisme, en plus, c’est d’une tristesse ! Et ce pauvre Jésus qu’on a
crucifié… C’est qu’il nous fait pleurer pour de bon, ce vieux !
- Je veux que tu apprennes à lire, Felisa. Regarde, moi je suis une grande nigaude
qui doit courir chercher de l’aide à la moindre paperasse. N’importe qui peut me
ruser. Dorénavant, je veillerai à ce que tu t’y rendes plus souvent, même si cela doit
t’arracher quelques larmes pour ce pauvre Jésus. Et arrête de traiter Don Santiago de
radoteur, tu files du mauvais coton, Felisa !
La gamine s’immobilisa au milieu du chemin, les deux mains sur ses hanches sans
graisse, les lèvres pincées d’une indignation amusante.
- Et qui surveillera Mariquita lorsque tu t’absenteras ? Qui ira chercher de l’eau ? Qui
portera le repas au père là-haut au llano ? Par exemple, ce matin, maman est partie et
c’est moi qui me suis occupée de tout.
- Et où est allée maman ?
Felisa prit un air important et mystérieux de jeune fille vierge.
- Pedro de la Conchita est venu la chercher. Sa femme avait de grosses douleurs, son
petit veut sortir. Les deux femmes se regardèrent et éclatèrent de rire.
- Que sais-tu de ces choses-là, sale gamine ? La Conchita aura un peu trop mangé de
gachas hier soir et sa digestion s’est mal faite, voilà le motif de ses douleurs.
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Felisa supportait mal les moqueries de ces deux grandes sottes. Elle avait deviné
depuis longtemps que les énormes ventres cachaient des bébés et non des gachas
mal digérées. Lorsque la mère de la Rufa avait eu le petit José, elle s’était cachée
avec son amie dans l’étable et elles avaient tout entendu. Même que la Rufa pleurait
à chaudes larmes d’entendre ainsi sa mère crier. Cependant un grand mystère demeurait pour la gamine. Comment diable le petit José avait-il atterri dans l’énorme ventre
rond de sa mère ? Felisa avait bien interrogé discrètement quelques camarades plus
âgées qu’elle, mais celles-ci n’en savaient rien, ou alors elles émettaient des hypothèses d’une absurdité délirante. Mais elle serait patiente et elle finirait bien par le
savoir. Les grandes personnes chuchotent souvent entre elles de ces choses là.
Les trois jeunes filles arrivèrent aux portes du village, qui, laissé calme et serein à
l’aube, était maintenant tout remuant. Les bourriques encombraient les ruelles avec
leur chargement lourd et varié. Les gamins tournaient par-ci par-là, déjà tout sales et
troués. Les femmes aux habits sombres et aux ventres proéminents, de grossesse ou
de vieillesse, formaient de petits groupes où elles commentaient les dernières nouvelles. Les plus riches passaient, éventail en pleine action, accompagnées de leurs
jeunes servantes aux longues tresses brunes et à la jambe maigre.
Maria et Felisa aidèrent Adéla à décharger ses balluchons devant sa porte.
- Viens me voir cet après-midi, demanda Adéla à son amie, j’ai des draps à broder et
je voudrais que tu m’aides pour le motif du dessin.
- Entendu, je ferai un saut. A tout à l’heure !
- A tout à l’heure, Maria !
Mère Dolorès était devant sa porte. Elle balayait le seuil, préalablement aspergé
d’eau pour éviter la poussière. Cela sentait bon la terre mouillée et le basilic.
- Ha ! Vous voilà vous deux ! Felisa ma fille, dépêche toi d’aller porter le manger à
ton père là-haut sur le llano et attache bien l’âne dans le corral, ordonna-t-elle, j’ai
encore sur le cœur le gros géranium blanc qu’il m’a dévoré l’autre jour.
Maria sourit. Les bêtises de sa sœur étaient innombrables.
- Quelle chaleur, Dios mío, soupira Maria en déchargeant le linge. Felisa m’a dit que
vous étiez chez la Conchita ce matin ?
- Oui, c’est vrai, ses douleurs ont déjà commencé. Pedro est allé chercher la commère Clara qui était aux champs. Ah, elle en aura mis au monde, des petits gorafeños,
celle-là ! D’ailleurs puisque tu es là, je vais faire un saut pour voir où en sont les
choses.
Dolorès posa là son balai et prit le sentier qui grimpait au-dessus de sa cueva, puis
elle disparut derrière les gros cactus.
Maria entra dans la cueva. La fraîcheur de la demeure fut un grand soulagement
pour sa peau brûlante. Elle dénoua son fichu et but avidement un gobelet d’eau fraîche. La petite Mariquita reposait sur la chaise à bascule. Elle était étendue sur un
énorme oreiller aux fines broderies. Elle gazouillait, tel un oisillon dans son nid.
Maria se laissa tomber sur une chaise basse et prit sa fillette dans ses bras. Deux gros
yeux noisette brillaient dans son visage déjà brun. La petite bouche rose cherchait
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à téter. Elle avait faim. Maria se pencha et déposa un baiser sur son front. Elle était
belle sa fille ; et son père qui ne la connaissait pas ! Très souvent cette réflexion venait chagriner la jeune mère. Maria dégrafa lentement son corsage et découvrit un
gros sein laiteux qui fit frémir de plaisir la bouche gourmande de Mariquita. L’enfant
se jeta sur ce téton brun et l’aspira goulûment. Sa menotte griffait cette chair tiède et
ferme. Maria se laissa aller à un instant de douce évasion. Les moments de la tétée
lui procuraient un plaisir intense. Son homme lui manquait terriblement, mais dans
un mois, il sera là, près d’elle.
Felisa arriva au llano tout essoufflée. Elle avait marché très vite sur ce sentier
caillouteux. En chemin, elle avait rencontré la Rufa, et toutes deux avaient longuement bavardé. Maintenant, elle était en retard, et si elle ne voulait pas se faire disputer par son père, elle devait rattraper le temps perdu. D’ailleurs elle l’aperçut, là-bas,
qui nettoyait le champ avec son vieux cheval. Pauvre petit père, pensa la gamine, il
doit avoir chaud et faim. Felisa ralentit son pas, elle savait que son père ne la gronderait pas. Eulogio n’élevait jamais la voix. Il était toujours d’un naturel doux et calme.
Felisa se cacha derrière un gros amandier. Elle aimait regarder ainsi son père.
Père Eulogio épongea son front ruisselant de sueur avec un vieux mouchoir qui
protégeait son cou, ce cou et ce visage bruns, sillonnés de rides comme les labours
d’automne, creusés et travaillés par le temps. C’est au fond de ce visage que l’on
apercevait de petits yeux bleus et vifs. Ils n’avaient pas eu le temps de s’ouvrir, les
rayons brûlants du soleil les en avaient empêchés. Le vieux frotta ses yeux rougis.
Il faisait une chaleur incendiaire, irrespirable. Le souffle du vent chargé de la poussière du blé qui s’échappait de la fourche était une vraie saleté qui pénétrait par tous
les pores. Eulogio prit sa gourde et, lentement la souleva au dessus de sa bouche
desséchée. Un filet d’eau claire désaltéra sa gorge brûlante. Il a les gestes souples et
lents, à peine alourdis par le travail du passé. Il boit lentement, dégustant pleinement
ces petits plaisirs naturels qui lui sont quotidiens. On imagine et on sent à travers
lui toute une vie de paysan. Une vie faite de peines, de travail, de fêtes, de prières,
d’espérance, de naissances, d’unions et d’enterrements au soleil. L’homme était beau
comme un vieil olivier.
- Hue ! Le vieux cheval reprit lentement sa besogne. Eulogio voulait finir cette rude
tâche aujourd’hui. Depuis une semaine il trimait comme une bête, harassé par le
travail, courbé par la fatigue. Il tenait à laisser son champ propre et net. Son gendre
allait revenir. Dans quelques jours il sera là.
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Elles s’appelaient Maria
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Les premières lueurs du jour colorées de rose jouaient avec quelques nuages
capricieux. L’aurore semblait ce matin là, être une bergère conduisant son troupeau
au pâturage. Manuel se leva sans faire de bruit. Il voulait être le premier à tenir l’aube
dans ses bras. Ce nouveau jour aurait le parfum d’une nuit d’amour. Cette lumière
retrouvée était comme un symbole d’espoir. Il croyait que son destin changerait, il
le désirait. Le coq chanta au loin. C’est alors qu’il sentit qu’il était vivant. L’éveil du
jour préparait l’épanouissement de sa force.
Manuel était arrivé tard dans la nuit. Ses parents réveillés en plein sommeil furent
les premiers à être embrassés. Il trouva sa mère un peu plus voûtée, son père un peu
plus ridé. Il avait ensuite rejoint Maria dans sa couche chaude. Leur corps trop attendus depuis longtemps, s’étaient ouverts, blessés, déchirés. Des choses jamais osées
s’étaient faites. Des mots jamais prononcés s’étaient dits. Toute la nuit il avait aimé
Maria, l’avait respirée, l’avait rêvée. Manuel avait laissé un corps de jeune fille, il
retrouvait un corps de femme. Son ventre rond avait porté son enfant. Sa petite fille
dormait profondément lorsque Manuel était arrivé. Il n’avait pas osé la réveiller,
mais ses yeux l’avaient contemplée de longs instants comme on savoure une œuvre
achevée.
Le village se réveillait. Maria sortit éblouissante de cette lumière opaque. Elle avait
revêtu une robe claire et épinglé ses beaux cheveux. Dans ses yeux bleus brillait
encore la flamme de la nuit. Manuel la regarda et pensa que son épouse ressemblait
à l’aurore. Chaque matin elle serait là. Elle recommençait le monde, elle lui offrait
tout.
- Viens manger un morceau , hombre ! Allons, ne rêvasse plus.
Ils goûtèrent au jambon que Maria avait gardé bien enveloppé dans un linge blanc,
et qui attendait le retour de Manuel. Le copieux petit déjeuner fut arrosé d’un vin
rouge, âpre et épais.
- Je vais faire un petit tour au llano, Maria. J’ai besoin de respirer la nature.
Il laissa sa femme toute rêveuse, et s’en fut vers la porte. D’un cœur joyeux, Manuel
se dirigea vers le corral. Il avait hâte de retrouver son vieil ami. Il ouvrit le lourd
battant de bois, Pajarito était là. Le vieil âne avait senti son maître. Ses gros yeux
noirs brillaient plus que d’habitude. De grandes caresses s’abattirent sur sa douce
tête. L’homme et l’animal se laissèrent aller sans pudeur à leur mutuelle affection.
Ils se prodiguèrent mille douceurs dans ce corral, à l’abri de tous. L’amitié qui unissait ces deux êtres passait pour faiblesse. Au pays, un homme se doit d’être dur, aux
yeux bien secs. Manuel sella sa bourrique avec douceur et tous les deux reprirent
les chemins escarpés qui mènent au llano. Les montagnes pelées qui encadraient
le village étalaient leurs ombres longues et brunes sur la vega. Ils rencontrèrent de
nombreux esparteros qu’ils saluèrent longuement. Ils avaient tellement de choses à
se raconter… Mais ce soir, à la veillée chez Antonio, on se parlera davantage, on se
dira beaucoup plus de choses, on échangera nos impressions, on boira et on jouera
de la guitare autour d’une cruche de vin.
- A ce soir Manuel !
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Elles s’appelaient Maria
- A ce soir hombre !
Manuel continua sa route solitaire. Il voulait être seul avec la nature, il voulait découvrir de nouvelles impressions, tant de sentiments nouveaux gonflaient sa poitrine… Manuel avait fait suivre dans sa musette son cahier et son vieux crayon. Il
avait développé sa légendaire habitude de prendre des notes, et ce matin, des idées,
des émotions nouvelles embrouillaient sa tête. Il fallait qu’il les calque sur du papier.
A l’armée, il avait noirci des pages et des pages d’écriture. Une idée nouvelle, un fait
intéressant, une description savante, Manuel les relevait sur son cahier. Il aimait à se
relire et à se corriger.
Au pied d’un gros figuier, l’homme se laissa tomber. Il aiguisa son crayon et jeta sur
la feuille grise les mots qui l’assaillaient. L’homme est là, pensif, il écrit :
Au commencement de ce jour je regarde mon village avec des yeux nouveaux, comme si c’était la première fois.
Il est là, blotti au creux des collines rondes et arides, où seul le duvet de l’esparto met
une touche verte sur cet horizon brun. Quelques cortijos solitaires ont poussé par-ci,
par-là, à l’ombre d’oliviers sauvages. Au-dessus des collines se trouve el llano, grand
plateau brûlant où des amandiers tortueux noircissent au soleil. C’est là que paissent
des troupeaux de maigres moutons. C’est le domaine aussi des lézards, on les voit
griller au soleil sur quelques pierres plates. Les grillons, eux, s’abritent à l’ombre des
touffes de thym maigres et poussiéreuses. D’ailleurs ici, durant le long été, tout est
recouvert de poussière. Tout est confondu dans une masse couleur de terre. Les blés
du llano ne sont pas d’un beau jaune d’or, ils sont couleur paille sèche. Poussière !
Tout ce qui pousse ici a perdu son vert lumineux et est devenu gris vert. Poussière !
Les amandiers, les oliviers, les chênes sont habillés de poussière ! Les hommes que
l’on y rencontre portent des habits faits de cordes, de trous, et de poussière ! Leur vie
même retournera enveloppée d’un simple linceul à la poussière !
Le vent balaye le llano, soulevant la terre des chemins et recouvrant tout ce qui
pousse, tout ce qui vit. Seul le ciel est bleu. Mais pour le voir il faut lever la tête, et
les paysans de mon village ont tous la tête baissée, se recueillant en une éternelle
prière, ramassant l’esparto du matin au soir, leur tête abritée par de grands chapeaux
de paille. Le feu du soleil pèse sur leurs nuques brunes, sur leurs bras maigres et
noueux, sur leurs dos ronds. Ils n’ont presque pas d’ombre.
Mais de leurs gorges sèches s’échappent des airs gais et joyeux. Des chants venus
d’un cœur tendre et généreux.
Les ânes aussi ressemblent à leurs maîtres, aux mêmes habits, tous recouverts de
poussière. Les animaux et les hommes ont ici la même nonchalance, la même douceur et cette noblesse de l’âme que l’on y rencontre si l’on se donne la peine d’enlever cette poussière !
On descend du llano, cet enfer de chaleur, par des chemins tortueux et abrupts. L’ombre de quelques chênes sert d’étape aux hommes assoiffés. Ils dénouent le mouchoir qui entoure leur cou, épongeant la sueur de leurs rides, et boivent l’eau de leur
gourde qu’ils lèvent très haut dans le ciel. Les hommes de mon village regardent le
Elles s’appelaient Maria
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ciel lorsqu’ils boivent.
Dans les cortijos rencontrés on prend et on donne des nouvelles autour d’une gorgée
de vin ou de quelques figues séchées. A l’entrée du village ils croisent des femmes
et des enfants venus chercher de l’eau à la source « au saule », la seule que l’été ne
tarit point. Un gros saule pleureur, le seul de la région, y trempe ses longs rameaux
décharnés. Les oliviers argentés et quelques gros figuiers forment à cet endroit- là
l’écrin le plus ombragé des environs. C’est de là que vit le village, l’eau constituant
l’élément vital pour les hommes et pour les animaux. Un mince filet d’eau claire
s’échappe de la source et vient serpenter en s’étirant doucement jusqu’à la dernière
goutte dans la grande plaine qui s’étend devant le village, la vega.
Cette plaine fertile est divisée en plusieurs morceaux de terre comme le llano. De
grands et d’énormes morceaux pour les riches, et de petits carrés de terre pour les
pauvres, des lopins si petits qu’ils y reconnaissent même leurs lézards. Mais la terre,
qu’elle soit au llano ou à la vega, est travaillée par les mains des pauvres. Ce sont eux
qui la retournent, qui la labourent. Leur sueur l’arrose, leurs peines et leurs prières
la fertilisent.
A l’extrémité de cette plaine et au flanc des collines est creusé mon village. Il a été
jeté là, grossissant au fil des générations. Toutes les cuevas se ressemblent ou presque : blanche façade percée d’une seule fenêtre à barreaux et une grande porte de
bois. De grandes cheminées se dressent au-dessus, laissant échapper de leurs gorges
profondes une épaisse fumée à l’heure du souper. Les géraniums aux couleurs vives
et le jasmin odorant mettent une note de gaieté et de bonheur profond dans ce monde
paysan. Un monde que purifient les nuits claires et étoilées, où les yeux des hommes
de mon village scrutent le ciel sans peur de les brûler au soleil…
Manuel acheva là sa page, heureux d’avoir su placer ses impressions, ses sentiments.
Il rangea son cahier et son crayon dans sa vieille musette et reprit sa route. Là s’arrêtait la rêverie; sa femme, sa fillette et ses amis l’attendaient. Ils lui avaient tellement
manqué ! Manuel redescendit vers le village.
Chemin faisant, il contemplait son Gorafe. Le village épouse amoureusement le
pied de la montagne. Toutes ces petites grottes blanches, percées les unes au-dessus
des autres ont troué cette pente raide. Gorafe est divisé par deux collines qui divisent
le village en trois barrios. Le barrio du milieu est le noyau, le cœur de Gorafe. Là se
trouve la place du village, avec ses grands peupliers, seul coin d’ombre où coule la
acequia, qui serpente jusqu’à la vega. Il y a aussi la mairie, l’école et quelques ruelles poussiéreuses et sans herbe qui mènent inexorablement de l’église au cimetière.
Les plus riches ont aussi bâti les seules maisons du village, isolées par de grands
portails de fer forgé fermés à clef pour se protéger de la misère.
Sur la colline de gauche, le chemin appelé la rambla zujas grimpe jusqu’à la era de
San Marco. Derrière c’est le barrio de zujas. Sur l’autre colline, celle où se couche
le soleil, l’église jette un regard sur le village. En face, sur un mamelon pointu, se
dresse une grande vierge. La barrio de la cañailla se cache derrière cette collinette.
Les plus pauvres l’habitent. Ils tournent le dos à l’église et aux riches. C’est dans ce