(D)oser la relation : entre « bonne distance » et

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(D)oser la relation : entre « bonne distance » et
(D)oser la relation : entre
« bonne distance » et juste
présence 
Textes du congrès
Association Parole d’Enfants
A l’occasion de ce congrès, nous avons eu la
chance de bénéficier de la présence du
talentueux Pierre Kroll, qui s’est employé à
illustrer, avec pertinence et impertinence, la
plupart des conférences qui se sont tenues dans
la grande salle.
Dans les pages qui suivent vous retrouverez
toute une série de dessins qu’il a réalisés.
ASSOCIATION PAROLE D’ENFANTS
En France
57, rue d’Amsterdam | F-75008 Paris
Tél. 0800 90 18 97
Fax 00 32 4 223 15 56
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Tél. 00 32(0)4 223 10 99
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Nous le remercions encore ainsi que les
orateurs qui nous ont transmis leur texte.
Tant les textes des orateurs que les
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interdit de les utiliser sans autorisation
du ou des auteur(s).
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Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
L’équipe de Parole d’Enfants
 Page 2
Table des matières
Catherine Denis
OUVERTURE DU CONGRES ......................... 4
Jean Furtos
Oser l’engagement avec des personnes
qui ne demandent rien.......................... 9
Suzanne Robert-Ouvray
La dimension corporelle dans la relation
thérapeutique avec l’enfant
L’ajustement tonico-émotionnel au cœur
du soin psychomoteur (powerpoint) ...... 24
Michel Delage
Les émotions et l’action thérapeutique 31
Xavier Bouchereau
La bonne distance, c’est celle que le sujet
supporte ............................................. 42
Susann Wolff
Oser écouter pour doser la relation .....53
Claude Seron
A la recherche d’une juste posture à
l’égard des parents inadéquats avec leurs
enfants ............................................... 64
Samira Bourhaba et Yves Stevens
« Mauvaise nouvelle, ils sont venus… »
Freins et leviers dans l’intervention sur
mandat ................................................ 81
Christophe Panichelli
Le paradoxe utile : humour et juste
distance .............................................. 93
Marie-Rose Moro
Oser une relation transculturelle
(powerpoint) .......................................... 97
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
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Catherine DENIS - ouverture du congrès
OUVERTURE DU CONGRES
(D)oser la relation :
entre bonne distance et
juste présence
affectés par la souffrance de l’autre comme si
c’était la nôtre.
Dépourvus de l’expérience contre laquelle nos
professeurs tâchaient de nous mettre en garde,
nous avons tôt fait d’intégrer l’idée qu’il nous
fallait être avant tout « professionnels ».
Avant même la rencontre avec l’Autre, on a su
qu’il fallait garder nos distances, que l’Autre ce
n’était pas nous, même si l’Autre allait faire
toutes sortes de manœuvres pour tenter de nous
mettre dans sa poche, nous faire avaler des
couleuvres, nous phagocyter, nous manipuler.
Peut-être étais-je une étudiante de mauvaise
foi, peut-être avais-je des professeurs
maladroits, mais ce que je retiens de ma
première approche de la relation d’aide, c’est
une sorte de combat à mener contre deux
ennemis : l’ennemi intérieur qui nous appelle
à sauver le monde, et l’ennemi extérieur qui
veut nous presser comme un citron.
Directrice de Parole d’Enfants, psychologue,
intervenante familiale à Liège (Belgique)
Pourtant, la bonne distance, cela veut dire aussi
qu'il ne faut pas se tenir trop éloigné de
l'autre. On pourrait aussi parler de « bonne
proximité ». Parce que dans les métiers que
nous sommes amenés à exercer, il existe de
nombreux publics dont il n'est pas très facile de
se sentir proche, naturellement et sans effort :
La « bonne distance » … un concept lointain,
académique, qui fait autorité.

Catherine DENIS
La « bonne distance », comme on dirait « la
bonne mère » … tout le monde dit que cela
n’existe pas, mais quand même, tout le monde
veut en être …
Je me souviens, probablement à tort et sans
nuance, d’un concept enseigné sur les bancs de
l’université, et destiné à nous mettre en garde,
nous, les futurs psychologues, contre une
maladie non encore déclarée dont nous aurions
été tous porteurs, une maladie grave,
chronique, récidivante, voire contagieuse, qui
aurait consisté à être trop proche de nos futurs
patients - nous n’en avions pas encore vu
un seul - , trop impliqués émotionnellement,
surinvestis, noyés, bouffés, englués, ne sachant
plus faire la différence entre eux et nous,




Les personnes agressives ou violentes qui
nous effraient ;
les abuseurs d'enfants, les conjoints
violents, les parents maltraitants dont les
actes nous horrifient ;
les migrants qui ne parlent pas bien notre
langue et dont nous ne comprenons pas la
culture ;
les SDF qui nous repoussent en cumulant
puanteur, maladie mentale et alcool ;
et aussi les mères qui abandonnent leurs
enfants tout en les accusant d’en être
responsables, celles qui ne croient pas leur
fille abusée, les adolescents fermés comme
des huîtres, les enfants qui présentent une
déficience intellectuelle, etc. etc.
La difficulté que nous pouvons rencontrer dans
ces situations, c'est de devoir se lancer dans une
aventure parfois peu tentante, qui s'apparente
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plutôt à un plongeon dans un bain glacé ou
dans un volcan bouillonnant de lave !
Heureusement, l’inconscience, la curiosité,
l'altruisme, le goût du défi, la formation
continue, l'expérience des aînés, etc. vont aider
le jeune diplômé à "oser" la relation et à
dépasser des obstacles bien réels.
De la même manière, la première fois que j’ai
entendu parler d’empathie, c’était pour dire
qu’elle manquait à certains patients :
délinquants,
pédophiles,
psychopathes.
Beaucoup moins pour dire que nous, futurs
professionnels, allions devoir développer,
éduquer, soigner cette faculté de se mettre à la
place de l’autre.
Lorsque les personnes ne donnent pas accès à
leur monde intérieur, parce qu’elles ne le
peuvent pas, parce qu’elles ne le veulent pas,
parce qu’elles n’ont pas appris, parce qu’on les
en a toujours empêchées, il n’est pas
naturellement évident d’éprouver de l’empathie
à leur égard, de les comprendre plutôt que de
les juger, de s’expliquer par quoi elles sont
passées. C’est tout un apprentissage d’avoir une
idée de ce que vivent et ont vécu ces personnes
qui masquent ou dénient leur souffrance, et qui
ne reconnaissent pas celle de leurs proches.
Les éléments diagnostiques, quant à eux,
sont rarement le sésame qui va nous ouvrir la
porte du cœur de nos patients et nous permettre
de tisser avec eux une relation de confiance.
Je suis convaincue que ces difficultés, pourtant
bien réelles, à aller vers l’autre, ont trop souvent
été sous-estimées, tandis que de nombreux
soignants et aidants ont, comme moi, été
formatés par l’angoisse d’être trop proches de
leurs patients et de perdre leur recul critique, et
avec
celui-ci,
leurs
compétences
professionnelles, leur santé et même leur âme !
Pour l’éducateur ou le thérapeute en formation,
le travail sur soi comporte une forte insistance
sur cet axe : travailler sur nos démons
intérieurs, sur les mauvaises raisons de
soigner, d’aider, d’accompagner. Je souscris
bien sûr à cette nécessité. Il me paraît essentiel
que chacun d’entre nous ait des réponses ou des
fragments de réponse sur les racines de son
choix professionnel. Ne restons pas dans la
naïveté qui voudrait que l’altruisme soit notre
unique moteur. Sans quoi notre travail
deviendrait une « manière subtile d’exploiter
les patients pour des satisfactions personnelles
et
pathologiques »
(je
cite
Geneviève
Jurgensen)

Pouvoir accepter que notre engagement
professionnel renferme des parts d’ombre,
des ressorts inavouables, des failles aussi ;

Savoir que certaines problématiques,
certains modes de relation, certains échecs,
sont susceptibles de nous mettre dans le
rouge, de nous faire perdre les pédales ;

Savoir que dans l’adversité, nous sommes
capables de perdre la « bonne distance », de
devenir trop proche, de nous accrocher, de
nous acharner ;

Ou, au contraire, de nous mettre en retrait,
de dénoncer, d’abandonner, de rejeter.
Dans le service où je travaille, nous recevons
des familles qui sont envoyées en consultation,
si pas sous contrainte, au moins sous mandat
d’une autorité. Une part non négligeable de
celles-ci n’a jamais pensé consulter, et est même
plutôt opposée à la mesure d’accompagnement
qui pèse sur elle.
Chaque année, plusieurs stagiaires prennent
part à nos activités. Il arrive souvent qu’en
début de stage, ils soient perdus : les gens n’ont
pas de demande, il n’y a donc rien à faire !
J’adore répondre à leurs interpellations. « Pas
de demande, c’est fréquent ». Cela concerne
bien sûr tous ceux qui travaillent avec des
publics réputés difficiles, délinquants, SDF,
toxicos, etc. mais aussi beaucoup de thérapeutes
de couple, où il y en a souvent un (autant dire
une) qui est plus demandeur que l’autre, ainsi
que de nombreuses situations où les personnes
adoptent une attitude de plainte sans que l’on
puisse voir un véritable désir de changement.
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Pour autant, ces patients sans demande,
ou sous contrainte, nous amènent à
reconsidérer notre histoire de « la bonne
distance ».
Car c’est sur cette question de la distance qu’ils
nous attendent, eux. Eux, les autres, les exclus,
les dénoncés, les condamnés, les parents
maltraitants, les toxicomanes manipulateurs,
les hommes violents, les femmes victimes, etc.
Si nous avons appris à nous tenir « à
bonne distance » d’eux, eux ils ont
besoin, au contraire, d’une rencontre. Et
pour qu’il y ait rencontre, il faut qu’il y ait des
différences, mais aussi du semblable. Il faut que
quelle que soit la position respective de chacun
(thérapeute,
médecin,
éducateur,
accompagnant, bénévole, écoutant, / patient,
bénéficiaire, usager, client, sujet, …), un lien se
construise sur quelque chose de semblablement
humain que nous partageons.
Paul Fustier, a écrit un livre très inspirant à ce
sujet : « Le lien d’accompagnement, entre
don et contrat salarial. » Il y explique
comment il faut prendre en considération un
paradoxe, insoluble, selon lequel le lien
d’accompagnement est une chose hybride.

Avec d’un côté : des actes, des tâches, des
prescriptions régies par le contrat de travail
du professionnel. Pour cela les choses sont
assez claires, le professionnel est payé pour
faire ce qu’il fait, et cela n’appelle aucune
forme de retour de la part du bénéficiaire.

Et de l’autre côté, quelque chose d’un autre
ordre, un cycle sans fin basé sur un
mouvement en trois temps : donner,
accepter, rendre.
Un lien d’accompagnement qui serait basé
uniquement sur le contrat salarial, peut mener à
une forme d’assistanat, une position passive où
le bénéficiaire n’est guère qu’un objet.
En revanche, différentes personnes, dont les
personnes carencées, vont être particulièrement
sensibles aux actes qu’elles vont interpréter
comme un don de la part du professionnel,
c’est-à-dire quelque chose qu’il va faire
« spontanément » et PAS parce que son
travail l’y oblige. Ces marques de don font
exister la personne au-delà de son statut de
bénéficiaire. Comme cette adolescente placée
dans un foyer qui se souviendra toujours de la
soirée de Noël passée dans la famille de son
éducateur. Ou encore cette mère qui rencontre
par hasard, en ville, un intervenant qui se
promène avec ses enfants, et qui les lui
présente, tout naturellement.
La personne sera particulièrement sensible au
fait que le professionnel n’a pas fait cela parce
qu’il était payé pour le faire, le lien
professionnel devenant un instant un lien de
socialité primaire, où chacun existe sans
uniforme, sans étiquette, où une forme de
distance hiérarchique est abolie.
L’écrivain et psychanalyste Irvin Yalom écrit
dans un superbe livre, l’Art de la Thérapie,
son testament professionnel. Arrivé à l’heure de
sa vie où il n’a plus rien à prouver, il lui tient à
cœur de transmettre, aux jeunes thérapeutes, ce
que ses patients lui ont appris pendant sa
longue carrière.
Pour lui, le processus de guérison passe par
l’instauration d’une relation authentique avec le
patient, qu’il veut à l’opposé des modes de
guérison traditionnels basés sur un trio qu’il
nomme magie-mystère-autorité. Ainsi, au
contraire de la figure du thérapeute chamane
(pratiquant magie-mystère-autorité), il plaide
pour la relation la plus transparente possible
avec les patients. A ceux qui refusent de
regarder derrière la façade du thérapeute, à
ceux qui s’accrochent à l’idée qu’il existe un
personnage sage et omniscient qui pourra
toujours les aider, il propose d’abréger au
maximum cette période de flirt pour se tourner
vers une relation thérapeutique plus naturelle.
En effet, de nombreux patients commencent la
thérapie avec l’impression d’être les seuls à se
sentir si malheureux, et à avoir de tels
problèmes. La thérapie leur permettra de
prendre conscience de l’universalité de leur
maux, et le thérapeute n’hésitera pas à partager
certains de ses propres vécus passés ou présents
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lorsqu’ils sont proches de celui de son patient. Il
acceptera aussi de répondre à des questions sur
sa vie privée et ce n’est qu’après y avoir répondu
aussi ouvertement que possible qu’il explorera
avec son patient les raisons de ces questions
personnelles.

Ce qui vaut pour les riches patients californiens
de ce célèbre psychanalyste vaut aussi pour nos
publics si précarisés soient-ils.

Jean-Paul Mugnier, le premier, nous a fait
comprendre combien les victimes d’abus
sexuels se vivaient comme déportées hors du
champ de l’humanité, en raison de ce
qu’elles avaient vécu. C’est à nous qu’il
appartient de jeter un pont pour leur permettre
de retrouver le sentiment de faire partie du
même monde que nous. S’il n’appartient pas à
nous seuls de tailler toute la route, il en va de
notre responsabilité d’y faire les premiers pas et
de démontrer que nous sommes capables de
penser l’impensable et de dire l’indicible.
Dans ce sens, il nous a plu de transformer cette
idée de « bonne distance » en « juste
présence », ce qui tombe car le mot « juste »
est polysémique.




Quand on fait les questions et les réponses
(comme moi ce matin)
Quand on prend les choses en main à la
place des personnes concernées, les privant
de faire par eux-mêmes
Quand on travaille tellement bien que les
gens en deviennent incompétents
Quand on fait de leurs problèmes nos
combats
Quand on fait de leur demande notre projet
Quand c’est nous qui parlons et eux qui
écoutent
Alors là, peut-être cela veut dire que nous avons
perdu cette sacro-sainte bonne distance dont les
premières victimes seront non pas nous, mais
eux.
D’ailleurs, il me vient l’idée que, dans ces
moments-là, en même temps que nous perdons
la distance avec eux, nous ne sommes plus
vraiment présents à nous-mêmes, comme
si nous avions pris place à bord d’un bolide sur
le mode « pilote automatique », n’ayant plus
accès ni à la direction, ni aux freins, …. sans
même nous en rendre compte.

Juste, comme « justice » : face à des
personnes fracassées par l’existence, ce
n’est que « leur faire justice » que de les
accompagner.

Mais aussi« juste présents » au sens de just
en anglais. Pour tous ceux qui ont connu le
rejet, l’abandon, l’instrumentalisation, la
trahison, une présence authentique, endeçà des paroles et des actes, peut déjà faire
une différence et constituer une expérience
inédite et correctrice.
En juin dernier, nous avons consacré deux
journées de colloque à Liège à l’épuisement
professionnel du soignant, en tentant de voir
comment rester présent à soi-même et aux
autres pour pouvoir faire notre métier, et le
faire longtemps, avec plaisir, bref … comment
accompagner sans s’épuiser. A cette
occasion, nous avons réalisé un film en partant
à la rencontre de professionnels « ordinaires »
qui ont mis en place différentes démarches,
individuelles et d’équipe, pour continuer à
trouver dans leur travail valorisation et plaisir,
se ressourcer, prendre soin d’eux-mêmes, se
soutenir mutuellement.
Après ce long plaidoyer pour une modération
de la distance, l’honnêteté m’oblige
cependant à apporter quelques nuances à
ma réflexion.
Après avoir réalisé ce film, il nous est apparu
que ce congrès sur la recherche de la bonne
distance se trouvait dans la continuité de cette
question d’« accompagner sans s’épuiser ».

Mais aujourd’hui et demain nous allons
écouter des professionnels qui "osent" la
relation, des jeteurs de ponts, des opiniâtres,
des entêtés, des tenaces. Ceux qui travaillent

Quand, en étant présent, on devient
étouffant
Quand notre implication nous conduit à
outrepasser nos missions, notre rôle, …
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Catherine DENIS - ouverture du congrès
avec des adolescents à la dérive, des familles
incestueuses, des parents maltraitants, des
enfants migrants, des personnes marginalisées,
des patients souffrant de troubles de
l’attachement.
Nous verrons comment entrer en relation avec
tout notre être, y compris notre corps.
Comment utiliser nos émotions plutôt que de
chercher à les contrôler.
Comment recourir à l’humour pour réguler la
distance.
On nous rappellera aussi pourquoi l’empathie,
et pourquoi l’écoute.
Bon congrès !
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 Jean FURTOS : oser l’engagement avec des personnes qui ne demandent rien
Oser l’engagement avec
des personnes qui ne
demandent rien
Jean FURTOS
Depuis ses débuts comme psychiatre des
hôpitaux, Jean FURTOS étudie les nouvelles
causes de dysfonctionnements mentaux de ses
patients, en partant du principe qu'ils sont
souvent d'origine sociale. C'est dans cette
perspective
qu'il
fonde,
en
1996,
l'Observatoire régional Rhône-Alpes sur la
souffrance psychique en rapport avec
l'exclusion, dénommé depuis 2002, au regard
de ses activités nationales, l'Observatoire
national des pratiques en santé mentale et
précarité. A travers cette institution, il
entend mettre sur pied de nouvelles
structures pour accueillir et suivre les
patients, et faire travailler conjointement non
seulement des psychiatres, mais aussi des
médecins libéraux, des travailleurs sociaux,
des psychologues, etc. Il développe par
ailleurs ses théories au fil de nombreux
articles
publiés
dans
les
magazines
« Rhizome » et « Soins Psychiatrie », ainsi que
d'ouvrages détaillés sur la question, comme
« Les Cliniques de la précarité : Contexte
social, psychopathologie et dispositifs »
(2008).
Je vais amener une contribution à ce thème
général magnifique que Parole d’Enfants a osé :
oser la relation, doser la relation ; il est en effet
capital de tenir à la fois le fait d’oser
l’engagement, ce qui n’est pas une sinécure, et
de le doser entre bonne distance et juste
présence. J’ai proposé, pour ouvrir les travaux
de cette journée, l’approche d’oser l’engagement
avec des personnes qui ne demandent rien.
La nécessité de l’engagement
Qu’est-ce exactement que s’engager dans la
relation d’aide ? Paul Fustier a écrit des choses
dans ce sens1: s’engager, ce n’est pas être un
mercenaire payé pour son travail, c’est quelque
chose en plus qu’il appelle le don (de soimême). Comment penser l’accompagnement
avec des personnes, pas avec des individus, qui
ne demandent rien ?
Comment aider des gens qui ne demandent rien
quand la première réaction des bien-pensants
est de dire : « s’ils ne demandent rien, on ne les
aide pas, on attend la demande ». Nous
connaissons cette sorte d’idéologie de
l’autonomie obligatoire, qui vient directement
du néo-libéralisme, notre environnement
idéologique,
et
aussi
d’une
mauvaise
compréhension de la psychanalyse, laquelle ne
traite pas que des névrosés. Il y a là une
conception de la liberté qui pourrait, sans trop
de préoccupations éthiques, voir les gens
« crever » à côté de nous sans que cela ne nous
dérange trop, j’emploie le terme provocant de
« crever » à dessein ; et s’ils ne demandent rien,
on attendra : « voici ma carte, monsieur, quand
vous serez guéri, appelez-moi ». Alors je
demande : « et après un accident de voiture
avec perte de conscience, est-ce qu’on demande
aux accidentés s’ils ont envie d’être soignés »?
Non, bien sûr, parce que nous sommes en
situation d’urgence vitale, la situation d’aide est
incluse dans la détresse biologique, l’accident
est une urgence chaude ; alors je continue :
« n’y aurait-il pas des urgences froides
continuées, des urgences froides pendant des
jours, des semaines, des mois, des urgences
psychosociales qui peuvent d’ailleurs devenir
chaudes et violentes à certains moments.
L’objectif de cette conférence est de parler des
situations de mauvaise précarité à urgence
froide continuée, pour arriver à
penser
comment être empathique dans ces situations,
pour le bien et pas pour se faire plaisir. Il s’agit
de comprendre cette mauvaise précarité (ce qui
signifie qu’il y a une bonne précarité) dans ses
effets psychosociaux.
Paul Fustier : le lien d’accompagnement,
entre don et contrat salarial, Dunod, 2015.
1
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 Page 9
 Jean FURTOS : oser l’engagement avec des personnes qui ne demandent rien
Pour ce faire, il ne faut pas être trop bienpensant mais penser bien et juste pour être
bien-traitant ; actuellement, nombre de nos
institutions soignantes et aidantes doivent être
qualifiées de non bien-traitantes ; certes pas
maltraitantes, on ne tape pas sur les gens, on ne
les insulte pas, mais on n’est pas bien-traitant ;
bien-traiter c’est être capable de dire vraiment :
« bonjour
monsieur,
bonjour
madame,
comment allez-vous » mais un vrai « comment
allez-vous » qui se développe en humanité et en
technique par les médecins, les psychologues,
les travailleurs sociaux, les infirmiers, les
administratifs, les bénévoles, les éducateurs,
etc… ; et puis un vrai « au revoir », qui veut dire
une préoccupation qui se continue, c’est ça la
bien-traitance.
Quelques préalables
Oser signifie une audace, nous verrons quelle
est l’audace, signifie aussi un risque et un
danger possible.
J’affirme, sur la foi de
constatations précises, qu’il y a en effet un
risque et un danger : ce peut être dangereux
pour sa santé de s’occuper des gens qui vont
mal. D’où l’importance de (d)oser avec un (d)
devant, cela veut dire ne pas faire n’importe
quoi, doser l’horreur, doser la fascination, doser
le rejet qui peut nous habiter, doser l’agressivité
réciproque, doser la parole, et doser même le
vouloir trop bien faire.
Et puis le mot magique, la juste distance, la
juste présence. On va comprendre tout de
suite : si je suis dans ma famille ou avec mes
amis, je peux avoir une personne, deux
personnes, trois personnes qui vont mal ; mais
si tout le monde va mal en même temps dans
mon environnement personnel, je vais me
dire : « j’ai été envoûté, qu’est-ce qui se passe,
c’est la catastrophe », je vais me sentir débordé
et aller mal moi-même. Alors, quand nous
avons 50 clients, 50 patients, 50 usagers, on
comprend la nécessité d’avoir une distance
suffisante, sinon nous ne pourrions tout
simplement pas rester vivants. Effectivement,
les écoles, les universités, les instituts de
formation nous apprennent à avoir une bonne
distance, mais c’est un petit peu comme disait
Catherine DENIS tout à l’heure, dans une
perspective contraphobique, pour éviter d’avoir
trop peur de l’effondrement, pour tenir.
En réalité, il faut avoir une bonne distance
grâce aux règles du métier, pour nous permettre
d’avoir … une bonne proximité. La bonne
distance, c’est pour avoir la bonne proximité, la
juste présence. Ce n’est pas, comme certains
pourraient l’enseigner, comment être loin, c’est
comment être proche d’une manière adéquate
et aidante ; sinon, sans proximité, c’est une
relation technique sans rencontre, sans
engagement, donc sans bien-traitance.
Vous verrez aussi que je vais beaucoup parler de
paradoxe. Je viens d’en énoncer un à l’instant:
pour être suffisamment proche de manière
adéquate et aidante, il faut être suffisamment
loin. Mais le paradoxe central qui organise cette
contribution est le suivant : les personnes qui
ne demandent rien sont d’une certaine manière
les plus proches de nous, quelquefois les plus
intrusives de notre intimité, beaucoup plus en
tout cas qu’on ne pourrait l’imaginer
apparemment ou intellectuellement. Cela
suppose et impose de connaître cette clinique
de la non demande qui exige de nous un
minimum de compréhension, et des principes
de conduite à tenir pour le bien, dans la
bienveillance, la bien-traitance.
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
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 Jean FURTOS : oser l’engagement avec des personnes qui ne demandent rien
Pour continuer les préalables, travaillons sur
les mots
J’ai parlé de paradoxe. Ce mot vient du grec
para/doxa et signifie : contraire à l’opinion
commune. On observe souvent que le domaine
du narcissisme est celui du paradoxe, surtout
lorsque que, pour sauver le narcissisme, nous
passons d’une logique de vie à une logique de
survie. Dans ces cas, nous avons en effet des
observations paradoxales, c'est à dire contraires
à ce qui est attendu, et il faut travailler la
capacité d’opérer dans un monde qui nous
apparait à l’envers. Dès lors qu’on est au
courant de ce travail dans un monde à l’envers,
tout devient plus simple. Bien sûr le paradoxe
n’est pas la contradiction. Si je dis « il fait
jour et il fait nuit », c’est une contradiction. Si je
dis « il fait jour à Paris et nuit à Melbourne » ça
va, mais si je dis « il fait jour et nuit ici » ça peut
tout de même être un paradoxe : il fait jour ici
parce qu’il y a du soleil mais il fait nuit parce
qu’il y a du malheur, parce qu’il y a une
catastrophe. Vous voyez que dans ce cas, la nuit
et le jour ne sont pas au même niveau, et
souvent les paradoxes nous montrent de fausses
contradictions où les choses ne sont en
opposition. Il faut comprendre le jour et la nuit,
la demande et la non demande.
Penchons-nous maintenant sur les mots
pauvreté, précarité, exclusion, vulnérabilité.
On emploie souvent le terme de précarité pour
signifier la première marche vers la pauvreté.
Ça peut être vrai, mais pour autant, la précarité
n’est pas la pauvreté. J’ai rencontré à New York
des banquiers très précaires. Les professionnels
qui travaillent dans les hôpitaux et dans les
associations connaissent de plus en plus la
précarité de leurs institutions et de leur travail.
Il ne faut pas confondre pauvreté et précarité.
La pauvreté c’est « avoir peu » : avoir peu sous
Louis XIV, c’était deux miches de pain par jour
et par famille, aujourd’hui en France, c’est
moins de 900 ou de 850 euros par personne
célibataire, c’est différent à Dakar, c’est
différent à Genève et à New York. Donc la
pauvreté, c’est avoir peu à une époque et dans
un contexte donné. Il est certes difficile d’être
pauvre dans une société de consommation où le
maître mot est le pouvoir d’achat, mais ce n’est
pas une maladie, c’est une difficulté à vivre.
C’est encore plus dur si le mépris social s’en
mêle. La misère est différente de la pauvreté, il
n’y a pas besoin de définition, tout le monde
comprend, les enfants ont le gros ventre, les
gens crèvent de faim, c’est une peste, oui la
misère est une peste brune, alors que la
pauvreté est une difficulté à vivre. Définissons
maintenant la mauvaise précarité : c’est avoir
peur de perdre, une société précaire est une
société qui est obsédée par la peur de perdre
son travail, son argent, son logement, son
statut, sa famille, ses troupeaux, perdre ce que
j’appelle « les objets sociaux », c’est-à dire ce
qui permet de vivre dignement dans une société
donnée et d’y jouer à l’humain pour de vrai avec
d’autres humains. La mauvaise précarité est
l’obsession de perdre par manque de confiance,
par méfiance, c’est le vécu d’être au bord de
l’exclusion : on n’a plus confiance dans la
fiabilité de son d’appartenance à la commune
humanité. La mauvaise précarité ouvre à
l’exclusion : ne plus se sentir partie prenante du
groupe des humains là où l’on vit.
Mais ce que l’on ajoute rarement, c’est que la
mauvaise précarité, qui n’est pas la pauvreté,
est le dévoiement de la bonne précarité :
precari en latin, c’est prier, supplier pour avoir,
c’est une prière (prex). La bonne précarité
suppose l’autre, c’est pourquoi je préfère utiliser
cette notion en période hyper individualiste
plutôt que celle de vulnérabilité. La
vulnérabilité est individuelle, c’est la capacité
d’être blessé, alors que la précarité est la
vulnérabilité rapportée au besoin de l’autre :
« je sais que j’ai absolument besoin de l’autre
pour vivre », que ce soit Dieu, si je suis croyant,
mon voisin, mon ami, mon conjoint, l’épicier,
ceux qui font marcher les trains, ceux qui font
marcher ce palais magnifique où nous sommes
réunis.
La bonne précarité, c’est savoir instinctivement
et intimement que j’ai besoin de l’autre au
niveau biologique, somatique, psychologique,
social et même spirituel, c'est à dire au niveau
du partage des valeurs, du souffle qui nous
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 11
 Jean FURTOS : oser l’engagement avec des personnes qui ne demandent rien
anime. J’ai besoin de l’autre dans la réciprocité,
y compris au sein d’une relation asymétrique
comme la relation d’aide. Et cela donne une
triple confiance, j’insiste là-dessus : confiance
dans l’autre, « j’ai confiance dans l’autre, j’ai
peut-être des ennemis, il y a peut-être des gens
mal intentionnés, mais a priori j’ai confiance
dans l’autre ; si l’autre m’aide, cela me donne
confiance en moi, ce qui veut dire que je suis
bon, et j’ai confiance dans le grand temps », je
préciserai d’avantage tout à l’heure.
Il y a aujourd’hui une tendance forte, connectée
avec le système néo libéral et le néo
management que nous connaissons depuis
quelques décades : ce système est organisé sur
les flux d’argent, d’informations et de biens, en
valorisant l’excellence des individus isolés (donc
hors bonne précarité) à se maintenir dans ces
flux, sinon, c’est l’exclusion ; d’où une tendance
non moins lourde à transformer la bonne
précarité en mauvaise précarité, la confiance en
méfiance ; à la place de la triple confiance
s’installe une triple méfiance, à la place de la
confiance en l’autre s’installe une paranoïa
sociale, je n’ai pas besoin de faire un dessin :
l’autre est dangereux, le fou, l’étranger, le jeune,
mon voisin et même … mon médecin est
dangereux. A titre d’exemple, qu’est-ce qui se
passe pour nous qui travaillons dans des lieux
professionnels où nous fermons maintenant nos
portes à double tour ? Pour que les usagers
rentrent, il faut qu’ils sonnent, qu’ils
connaissent le code ou qu’on leur ouvre le code,
c’est une paranoïa sociale validée par la
hiérarchie et par la culture, qui donne le
message suivant : « vous qui voulez rentrer ici,
sachez qu’à priori nous vous supposons
potentiellement dangereux, et si ce n’est pas
vous, ce peuvent être d’autres que vous ». Cela
n’empêche pas la prudence, s’il y a lieu, cela va
sans dire, mais seulement s’il y a lieu. Et puis la
perte de la confiance en soi, c’est l’hyper
individualisme, qui est en fait une phobie
sociale, à bien différencier de l’individu des
lumières qui pense par lui-même, ce qui est la
véritable autonomie ; le syndrome d’autoexclusion dont je vous parlerai tout à l’heure est
la forme aboutie de cet hyperindividualisme. Et
puis la perte du grand temps : le grand temps
est la communauté en esprit des vivants, des
morts et de ceux qui ne sont pas encore nés, où
s’ancre la confiance. Lorsque nous faisons une
minute de silence en mémoire d’une personne
qui
nous
a
quittés,
nous
sommes
ostensiblement dans le grand temps. A la place
du grand temps, on trouve pour ceux qui vont
« bien » un temps maniaque, une accélération
constante, une urgence permanente. Par contre,
ceux qui vont mal sont dans un temps
mélancolique où « tout est foutu », ou dans un
temps catastrophique, la catastrophe est
toujours au bout du journal, nous sommes dans
un temps traumatique, littéralement dans un
temps traumatique où se répètent en boucle les
images et les phrases du cauchemar.
Alors, dans ce contexte, il y en a qui se
débrouillent bien, qui gardent la capacité de
demande (l’autre continue d’exister pour eux) et
d’autonomie de la pensée ; et il y en a qui se
débrouillent moins bien ou mal, qui passent
dans une logique de survie et perdent la
capacité de demande possible dans la bonne
précarité ; ils entrent dans une urgence
continuée, dans l’obsession de la perte
imminente.
Le syndrome d’auto-exclusion
J’ai été amené à décrire à partir de 1999 le
syndrome d’autoexclusion2 à partir de centaines
d’analyses de la pratique et de ma propre
pratique.
Cela commence par un découragement, avec
perte de la triple confiance dont je vous ai
parlée, qui se transforme en désespoir de plus
en plus profond, qu’on ignore même tellement il
est profond, dont on ne peut même plus parler,
avec la décision inconsciente : « je ne veux plus
souffrir de l’autre » , que je traduirai ainsi : « je
ne veux plus de souffrance psychique d’origine
sociale, je me coupe de l’autre et de ma
Jean Furtos, les cliniques de la précarité,
Masson 2008, chapitre 11, ou : de la précarité
à l’autoexclusion, ed. la rue d’Ulm, 2009.
2
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 12
 Jean FURTOS : oser l’engagement avec des personnes qui ne demandent rien
souffrance d’exclusion » ; le drame, c’est que
pour se couper de l’autre il faut se couper de soi,
avec le paradoxe qu’il faut s’empêcher de vivre
pour survivre, voilà le paradoxe central,
s’empêcher de vivre dans la bonne précarité
pour survivre dans la mauvaise précarité.
Vous voyez, ce n’est pas une contradiction, vivre
et survivre ne sont pas au même niveau logique,
et c’est là que nous rentrons dans un monde à
l’envers, avec une clinique de la non demande
quand on a le plus besoin d’aide. J’insiste aussi
pour vous dire que cette clinique de la non
demande et le syndrome d’auto exclusion se
retrouvent aussi bien chez les psychotique
psychiatrisés ou sans diagnostic mais aussi chez
les personnes sans pathologie avérée qui
peuvent se désespérer, comme tout le monde ;
on les trouve aussi bien chez les plus démunis,
et en tant que psychiatre public, je l’ai décrite
d’abord chez les gens à la rue, les déboutés du
droit d’asile, etc.., mais on peut les observer
dans ce qu’on appelle aujourd’hui la souffrance
au travail, le burn-out, et chez des personnes
qui ont « tout pour être heureux », comme on
dit. La capacité du désespoir est très
démocratique. Un schizophrène peut être
désespéré, un SDF non schizophrène peut être
désespéré, une vieille personne démente ou non
démente peut être désespérée, bref, nous les
humains, nous avons la capacité du désespoir.
Pour ce faire, le sujet humain est capable de
produire
un
premier
ternaire
de
disparition de soi-même, avec trois
signes.
J’en viens au syndrome d’auto exclusion pour
vous expliquer la logique de la non demande.
Pour ne plus souffrir de l’autre, et donc ne plus
être affecté par l’autre, je me dés-habite de moimême.

Premier signe, une hypoesthésie du corps.
Au début je croyais que c’était un signe
psychotique, pas du tout, c’est un signe
assez fréquent quand il est recherché, que
ce soit une anesthésie de la peau ou une
anesthésie des organes internes ; j’ai vu des
femmes qui ont accouché sans avoir mal
parce qu’elles étaient en auto exclusion
majeure, des SDF avec une gangrène du
pied indolore, des pathologies somatiques
normalement hyperalgiques mais non
ressenties comme telles. Tout ça pour ne
pas souffrir de l’autre, car la souffrance et
tous les affects sont ressentis dans le corps.

Second signe, un émoussement des
émotions.
Des gens qui n’ont plus
d’angoisse, et tout mécanisme de défense
est fait pour ça, pour se défendre de
l’angoisse, de la souffrance d’exclusion et
même de la honte. La disparition de la
honte pose un problème car c’est important
de garder la vergogne, la bonne honte, ne
pas faire n’importe quoi aux yeux d’autrui
comme à ses propres yeux.

Et puis il y a une inhibition de la pensée
pour ne pas penser la situation d’exclusion,
la situation de souffrance psychique
d’origine sociale ; ce n’est pas de la débilité
ni du registre des troubles cognitifs
déficitaires de la schizophrénie. Tous ces
mécanismes pourraient être décrits du côté
du clivage au moi, le moi est coupé de soi,
congelé.
Ces signes sont réversibles quand on intervient
au début et quand on comprend ce qui se passe.
Evidemment, si on reste longtemps anesthésié,
émoussé, inhibé, ça devient un mode d’être et il
faut adopter des comportements de réduction
des risques en rapport avec ce mode d’être qui
met alors
longtemps pour se modifier,
diminuer, voire disparaitre.
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 13
 Jean FURTOS : oser l’engagement avec des personnes qui ne demandent rien
Une remarque clinique : se dés-habiter, avoir
du mal à habiter, concerne aussi le logement :
on peut avoir un logement et ne pas pouvoir
l’habiter, avec une incurie majeure appelée
souvent syndrome de Diogène. C’est difficile
d’habiter un logement si on n’habite pas son
corps, ses émotions et sa pensée. C’est difficile
aussi d’habiter le monde au sens large, et l’on
doit rappeler que l’environnement social,
économique, politique a une responsabilité, il
doit permettre d’habiter, reconnaitre une place
digne, ne pas exclure par une logique exclusive
des flux.
Corrélativement à ce ternaire, on observe une
tendance majeure et grave, celle de la
rupture active des liens. On voit des gens seuls
et isolés qui meurent de maladie ou de mort
violente, souvent une mort prématurée, et
quand on va à leurs obsèques, on s’aperçoit avec
stupeur qu’il y a pas mal de monde présent : en
réalité, la rupture active des liens s’arrêtant la
plupart du temps avec la mort, la famille, les
amis, les autres connaissances reviennent,
avertis par le bouche à oreille. Bien sûr, les
rencontres autour des addictions et d’autres
médiations dans la galère peuvent aider à
passer l’épreuve de la solitude active, mais il y a
cette
tendance forte à l’isolement, avec
notamment une rupture avec sa famille
d’origine comme de la famille qu’on a pu
fonder, conjoints,
enfants,
parents,
spectaculaire pour ceux qui travaillent avec ce
qu’on appelle la grande précarité et la grande
exclusion.
Il y a quasiment toujours une rupture avec les
proches, rupture tenace qui résiste, qui
empêche
l’engagement.
Qui
empêche
éventuellement une relation d’aide dans la
durée.
Il y a souvent une errance. Qu’est-ce que
l’errance ? C’est aller géographiquement loin de
ses proches tout en les gardant en tête ;
l’errance, c’est rompre géographiquement avec
ceux avec lesquels on est lié, sans refoulement,
c’est-à-dire qu’on y pense mais on est loin.
Et puis il y a les signes paradoxaux. Je vous ai
parlé tout à l’heure d’un monde à l’envers.
Exemple : normalement, dans une logique de
vie, plus on a de soucis et plus on demande de
l’aide. Dans une logique de survie, c’est
l’inverse : plus on a de soucis psychiques,
somatiques, sociaux, moins on demande de
l’aide, avec quelquefois simplement un retard à
la demande ; les médecins généralistes savent
qu’il est très consommateur de temps, si l’on
veut bien travailler, d’avoir une consultation
avec un patient en précarité sociale parce qu’il y
a un « retard à la demande ». Mais il peut y
avoir carrément une abolition de la demande et
même parfois une récusation de l’aide : « on va
vous aider », « non merci, pas pour moi, merci
beaucoup ». Comme s’il y avait une perte de la
conscience du besoin de l’autre, une perte de la
conscience du manque, une perte du désir.
Alors, à l’évidence, l’accès aux soins est difficile
dans ces conditions en raison de l’anesthésie du
corps, de la rupture des liens, de l’abolition de
la demande, et ça devient une épreuve
techniquement compliquée d’accompagner vers
un minimum de soins quelqu’un qui va mal
sans demande. C’est tout de même possible,
mais la morbidité et la mortalité évitable
augmente.
J’évoquerai tout à l’heure la conduite à tenir
dans ces conditions.
Je vous ai parlé jusqu’à présent des signes
déficitaires du syndrome d’autoexclusion, qui se
présentent comme une pathologie de la
disparition du sujet. Il faudrait y ajouter les
signes d’autonégligence et d’incurie, en
particulier le syndrome dit de Diogène, une
forme d’errance sur place.
Mais je n’irais pas plus loin sur ces aspects,
pour vous parler maintenant des signes de
retour du sujet.
D’abord quelques éléments théorique pour
comprendre : ce que je vous ai décrit jusqu’à
présent, les signes de la disparition du sujet,
résulte d’une congélation du moi, selon le
terme de mon ami René ROUSSILLON qui est
psychanalyste, une congélation du moi qui est
en fait un clivage, un clivage au moi et pas un
clivage du moi, le moi est coupé de soi. A partir
de cet état, il peut y avoir une décongélation
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 14
 Jean FURTOS : oser l’engagement avec des personnes qui ne demandent rien
brutale du moi ; par exemple, quand on aide
trop vite quelqu’un qui a un moi congelé, il va se
mettre à avoir à nouveau confiance, à revenir à
lui, et ça peut lui faire très mal parce qu’il n’a
plus l’habitude de sentir son corps, de sentir ses
émotions et de penser ; attention à ne pas faire
trop de zèle, à ne pas être trop gentil, à ne pas
vouloir aller trop vite avec quelqu’un qui a
l’habitude d’être coupé de lui pour survivre.
J’ai rencontré un homme qui était bien
réhabilité, homme de ménage dans une
association où je travaillais, c’était un ancien
homme de la rue. Un jour il sort et rencontre
par hasard sa femme et sa fille dans la rue,
c’était trop pour lui, il n’a pas pu reprendre son
travail. Le dimanche d’après, j’étais avec mon
fils, place Bellecour, la plus grande place de
Lyon, il était assis par terre et avait
recommencé à faire la manche : voir sa femme
et sa fille alors qu’il avait besoin de rupture de
lien pour survivre, pour ne pas souffrir, lui avait
occasionné un rapprochement intolérable. ll
faut donc bien savoir qu’on ne sort pas d’une
problématique de survie comme ça, facilement,
simplement parce qu’il y a quelqu’un de gentil
qui veut vous aider, il faut même faire très
attention.
Les conséquences de la décongélation peuvent
être de reprendre les symptômes de la
congélation du moi, ou de produire de la
violence : il y a des violences qui sont des
décongélations brutales ; mais aussi des
problématiques d’urgences somatiques ou
sociales. Mais il y a un point important que je
vais vous dire maintenant : quand on ne peut
pas sentir sa souffrance parce que c’est
intolérable, un signe constant est le malaise de
l’intervenant.
Toute l’auto exclusion est faite pour se tenir à
distance de la souffrance imposée par autrui,
« je ne veux plus souffrir du fait d’autrui », car
disait Freud, c’est la pire des souffrances3 .
in : malaise dans la civilisation, Paris, PUF,
1971
3
Le malaise de l’intervenant fait partie de la
clinique
Comment l’expliquer ? En fait, c’est assez
simple : écouter quelqu’un, c’est prendre en soi
ce qui va mal en lui ; être disponible pour
quelqu’un, c’est prendre en soi ce qui va mal en
lui, surtout s’il ne le souffre pas, parce que s’il
ne souffre pas, sa souffrance, la souffrance non
appropriée passe directement dans le corps,
dans l’entité psychosomatique de l’autre (je ne
sais pas comment ça se passe mais ça se passe
comme ça). Tout se passe comme si un individu
isolé, ça n’existait pas. Winnicott disait qu’un
bébé isolé, ça n’existe pas, mais un individu
isolé ça n’existe pas d’avantage. Dans le cadre
du traumatisme, certains psys américains ont
appelé ça « la traumatisation vicariante »4 :
c’est-à-dire : quelqu’un a un traumatisme qu’il
veut ignorer, qui est vécu par substitution dans
l’aidant, l’aidant a une sorte de crypte en lui, il a
du mal à respirer, il est angoissé, il va mal, il se
dit : « mais qu’est-ce qu’il se passe, j’ai un
problème », oui il a un problème, celui d’être
squatté par la souffrance de l’autre, par la
crypte de l’autre.
Je vous donne un exemple de la conscience de
ce mouvement. Vous avez peut-être vu le film
Jimmy P, issu de l’ouvrage « Psychothérapie
d’un indien des plaines » par Georges
DEVEREUX, qui a été mis en scène dans un
film d’Arnaud Desplechin en 2013. Jimmy P.
est un indien américain, ancien vétéran de
l’armée américaine, hospitalisé en psychiatrie ;
on appelle à la rescousse Georges DEVEREUX,
un jeune anthropologue en formation
analytique qui était à l’époque aux Etats-Unis. Il
a une bonne relation avec cet indien parce qu’il
connait les tribus indiennes américaines. Il sait
Pearlman,L.A. &Saakvitne,K.W., 1995,
Trauma and the therapist: countertransference and vicarious traumatization in
psychotherapy with incest survivors. New
York: W.W.Norton&Company.
Adrien Pichon, Vicariance dans
l’accompagnement et la Clinique psychosociale,
in Rhizome, Numéro 51, Janvier 2014, p.20s.
4
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 15
 Jean FURTOS : oser l’engagement avec des personnes qui ne demandent rien
rentrer en contact et à un moment donné, il a
tout simplement la grippe et il fait dire à son
patient Jimmy qu’il n’y aura pas de séance ; la
grippe se tasse, une grippe ce n’est pas grave. Le
directeur de la clinique passe devant Jimmy et
lui demande : « ça se passe bien avec votre
psychanalyste ? » ; au lieu de répondre « oui ça
se
passe
bien »,
le
patient
répond
précipitamment : « il est guéri, il est guéri !» ;
on ne peut pas comprendre cet empressement
du patient à dire « il est guéri, il est guéri » si
on ne sait pas que quelqu’un qui porte en lui un
mal a l’obsession, la peur de rendre malade
celui qui va l’aider. Pour Jimmy P.,
l’anthropologue avait eu la grippe parce qu’il lui
avait filé son angoisse ;
j’ai d’ailleurs eu
beaucoup de patients qui me disaient : « ça va
Docteur ? Ça va, vous supportez bien ? Vous
arrivez à être psychiatre ? » ; et je répondais :
« mais bien sûr c’est formidable, dans ce métier,
on ne s’ennuie jamais ». Les patients ont
l’impression de nous rendre malade parce qu’ils
nous transmettent quelque chose d’eux. Et je
peux affirmer, pour avoir travaillé avec
beaucoup d’équipes et avoir fait des recherches
avec des gens qui travaillent au contact de ceux
qu’on dit être dans la grande exclusion, qu’il y a
nombre de professionnels directement en
relation clinique avec l’agressivité et la
souffrance, qui ont des problèmes de santé,
d’arrêt du travail, des problèmes démultipliés à
la moindre bricole. Si bien que le premier
devoir de la hiérarchie et des responsables
d’équipe vis-à-vis de ceux qui s’occupent de
personnes qui n’ont pas de demande ou qui
vivent dans la grande exclusion, c’est de
protéger le personnel et ses conditions de
travail ; ce devoir de protection est le premier
devoir de la hiérarchie (avec celui de trouver de
l’argent) pour que ça fonctionne. Il y a au moins
50 % du personnel de première ligne qui, sur
deux ou trois ans, aura des soucis de santé, et
quelquefois des soucis de dépersonnalisation,
de stress excessif, des soucis très bizarres au
travail. Comment l’éviter et comment le
comprendre ? On peut heureusement arriver à
ne pas tomber malade, à garder une bonne
hygiène de travail, mais cela nécessite d’avoir
conscience qu’on a un malaise, qu’on porte
quelque chose qui ne nous appartient pas.
D’accord, nous avons nous aussi nos propres
soucis, nous avons nous aussi notre propre vie
qui n’est pas facile, et puis le métier que nous
faisons n’est pas facile non plus, mais il y a
réellement quelque chose qui vient de l’autre,
qui nous squatte, qui nous habite. Je peux
même dire que quand quelqu’un est dans la
difficulté d’habiter le monde ordinaire, il habite
la relation d’aide. La vraie demeure de celui qui
ne peut pas habiter le monde quand il est dans
une problématique d’exclusion, ce sont les
rencontres qu’il fait avec les gens dans la rue,
les gens dans les associations, les gens dans les
hôpitaux, ces personnes habitent la relation, et
si on ne sait pas qu’on est habité, dans une
relation d’aide, on ne sait pas où on habite soimême … En somme, Jimmy P. avait raison
d’être inquiet pour son thérapeute, qui savait
comment faire pour rester vivant : trouver le
sens de ce qui se passe dans la relation, ce que
les analystes appellent analyse du transfert.
Mais le transfert est universel, même s’il n’est
pas nommé ainsi en dehors de l’analyse.
Ce qui est bloqué dans la traumatisation
vicariante, que moi j’appelle la souffrance
portée, c’est une inhibition de la narrativité par
le sujet traumatique, il ne peut mettre en
narration sa douleur, sa souffrance, sa haine,
son manque d’amour, les rejets qu’il a vécus ;
alors, pour l’accompagnant qui reçoit le trauma
par vicariance, fondamentalement, pour ne pas
tomber malade lui-même, il lui faut remettre en
narrativité cette crypte interne pleine de
souffrance portée. Narrativité avec soi-même,
d’abord, et vous savez que nous pouvons parler
avec nous-mêmes : « mais qu’est-ce que se
passe ? Je n’arrive plus à respirer, ouh la la, j’ai
envie de partir en vacances, vivement
dimanche, qu’est-ce qui se passe que je ne
respire plus depuis que ce monsieur ou cette
dame m’a dit telle chose. Ah oui, d’accord…» ;
avoir un dialogue interne avec soi-même, ne pas
hésiter à prendre des notes. Et puis, cela va sans
dire, avoir une narrativité avec nos collègues de
travail, ne jamais travailler seul trop longtemps,
sinon on porte tout seul la crypte, il faut en
parler avec ses collègues, en parler avec la
hiérarchie, en analyse de la pratique : nous
vivons dans une culture où quasiment tout le
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 16
 Jean FURTOS : oser l’engagement avec des personnes qui ne demandent rien
monde doit être accompagné et c’est un signe
des temps. Les adolescents doivent être
accompagnés, les sortants de prison doivent
être accompagnés, les psys et les travailleurs
sociaux doivent être accompagnés, les parents
doivent être accompagnés, les gens qui écoutent
au téléphone doivent être accompagnés, les
banquiers sont accompagnés par le coaching, le
coaching, qu’est-ce que c’est, c’est de
l’accompagnement, nous sommes dans une
culture où pour des raisons très particulières,
marquées par un désétayage anthropologique,
nous avons besoin d’être accompagnés ; et
quand nous sommes dans la relation d’aide,
nous avons particulièrement besoin d’analyse
de la pratique pour remettre en narrativité ce
que nous recevons en dépôt dans notre entité
psychosomatique, pour donner sens au malaise.
Nous pouvons aussi écrire, faire des recherchesaction etc… et en souffrir. En souffrir c’est bien,
mais ni par dolorisme ni par masochisme, bien
sûr. Pour quelqu’un qui ne souffre jamais dans
sa pratique, je suis inquiet : il n’est pas touché
par ce qu’il vit dans la relation d’aide.
Quelqu’un qui souffre dans sa pratique et qui
peut le partager, c’est un bon signe pour la suite
de l’accompagnement, il pourra avoir des
satisfactions professionnelles.
Conduite à tenir
On comprend que la conduite à tenir par
rapport à autrui qui nous confie un dépôt
traumatique de souffrance, c’est d’abord de ne
pas vouloir rendre trop vite le dépôt à
l’envoyeur. Ne pas dire : « écoutez monsieur,
vous m’avez donné ça, c’est intolérable », ce qui
serait une sorte d’interprétation sauvage ; non,
si nous le portons c’est parce qu’il ou elle ne
peut le porter en l’état, donc accepter de le
garder en dépôt un certain temps, le bonifier à
l’intérieur de nous parce que nous allons en
parler avec nos collègues ou en analyse de la
pratique, et cela ne sera plus comme un corps
étranger, ce sera vraiment comme un dépôt que
nous acceptons pour qu’il produise des intérêts.
Oser accepter être le banquier affectif d’autrui,
quel audace ! Quand on s’engage, on s’engage
donc à ça ?
Trois petits trucs, trois principes d’action dans
ces cliniques de la non demande.
Premièrement, quand quelqu’un ne demande
rien mais nous transmet sa souffrance ou son
traumatisme, nous avons le droit d’avoir une
demande pour lui, en son nom. Exemple : je
vais dans un foyer social où on nous appelle
parce que cet homme de 50 ans n’était pas sorti
de son foyer depuis 9 ans et ne payait plus son
loyer. Il était en auto exclusion typique avec
alcoolisme majeur ; ses copains allaient faire ses
courses pour lui, et puis ça s’aggravait, et
puisqu’il ne payait plus son loyer il risquait
d’être expulsé. On nous appelle donc,
l’infirmière et moi ; j’ai beaucoup travaillé à
domicile, j’aime bien travailler à domicile. Nous
nous rendons au foyer, on voit cet homme qui
nous accueille avec une euphorie joviale :
« bonjour Docteur, comment allez-vous ! » ; il
n’avait aucune angoisse, il était plutôt sur le
versant maniaque, style hippie d’autrefois. Je
lui demande de fermer la télévision pour qu’on
puisse s’entendre, il me répond « si je ferme la
télévision c’est l’enfer ». Je comprends que s’il
n’est pas distrait il souffre l’enfer. On discute, il
avait une pathologie somatique, une pathologie
psychique, des problèmes sociaux. Je lui dis
« écoutez Mr. Untel, il faut qu’on revienne vous
voir, est-ce que vous êtes d’accord ? ». « Pas du
tout Docteur, je ne suis pas d’accord pour que
veniez me voir mais vous, est-ce que vous
voulez venir me voir ? ». J’ai dit : « oui, je veux
venir vous voir volontiers» ; « alors Docteur, je
vous recevrai avec plaisir ». Ce n’est pas de la
débilité, il était simplement incapable de me
dire : « venez, bien sûr que j’ai besoin de vous »,
mais il pouvait m’interroger pour voir si je
pouvais porter pour lui sa demande : « est-ce
que vous, vous voulez venir ». Si je lui avais
répondu : « voici ma carte, appelez-moi quand
vous serez prêt », cela aurait été un assassinat
d’âme.
Dans ces situations, nous avons le droit et le
devoir de dire : « écoutez, quand je vous vois
avec telle ou telle difficulté, je ne peux pas vous
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
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 Jean FURTOS : oser l’engagement avec des personnes qui ne demandent rien
laisser comme ça, je vous proposerais bien ceci
ou cela… » ; quelquefois nous partons, nous
laissons un mot, nous revenons pour insister
discrètement sans trop bouleverser les gens, ils
ont tout de même le droit au « non », mais nous
avons aussi le droit de vouloir les aider. Liberté
contre liberté, ils ont le droit d’avoir une non
demande, nous avons le droit de vouloir les
aider.
Deuxièmement, cette autre possibilité assez
fréquente : la demande est portée par un
tiers. Une assistante sociale amène un homme
de la rue dans un service d’urgence, ça peut être
quelqu’un qui vit chez lui, reclus dans son
appartement depuis des mois ou des années,
l’assistante sociale arrive à l’amener à l’urgence,
le médecin qui le reçoit n’est pas au courant de
cette pathologie, il dit : « Mme l’assistante
sociale vous nous laissez. Monsieur, comment
ça va » ? « Ça va très bien docteur, et vous ? » ;
« ah bon, si ça va très bien je ne peux pas vous
soigner ». La conduite à tenir appropriée serait
plutôt de ne pas fétichiser le secret médical et
de laisser l’assistante sociale présente au début
de l’entretien, car c’est elle qui porte la
demande ; celui qui porte la demande peut être
un éducateur de rue, un voisin, un parent, mais
souvent il y a des ruptures avec les proches. La
conduite à tenir serait de dire : « écoutez, vous
dites que ça va bien, mais Mme l’assistante
sociale dit que vous vomissez la nuit, vous avez
beaucoup maigri, elle est très inquiète, qu’est-ce
qu’on fait avec l’inquiétude de votre assistante
sociale ? ».
Autre exemple, je travaille actuellement dans
une clinique privée où un jour j’ai été appelé
pour une femme, une ancienne manager qui
avait une sérieuse addiction à l’alcool. Elle
voulait sortir, un weekend où j’étais d’astreinte,
pour aller boire lourdement du whisky. Elle me
dit : « j’ai le droit de sortir, je ne suis pas
internée, j’exige que vous me laissiez sortir » ;
j’ai répondu : « écoutez, je suis embêté, pour
moi c’est plus facile de vous laisser sortir que de
vous retenir, et en même temps ça m’ennuie
beaucoup. Mais pourquoi n’avez-vous pas eu de
permission » ? « Parce que le Dr. Untel ne m’a
pas donné de permission depuis 3 semaines que
je suis là ! ». Je lui réponds : « Si le Dr Untel,
que je connais bien, ne vous a pas donné de
permission depuis 3 semaines, c’est qu’il est
inquiet pour vous », et à ce moment là elle se
met à pleurer. Je lui ai parlé de la préoccupation
d’un autre qui lui a permis de s’accepter faible
et vulnérable, et nous avons pu faire autre
chose, j’ai appelé sa fille qui lui a amené des
cigarettes, elle n’est pas allée s’enivrer chez elle
toute seule etc. Vous voyez, ce que j’ai appris
au contact de la grande exclusion a fonctionné
avec une ancienne manager hospitalisée avec un
début de démence korsakovienne qui en fait
n’en était pas une, elle n’avait pas de démence,
elle est sortie de cet aspect pseudo démentiel et
est retournée chez elle, puis est venue en soins à
l’hôpital de Jour.
Donc, avoir une demande en son nom quand on
est aidant, reconnaitre ou parler de la demande
du tiers, c’est important.
Troisième principe d’action, la précarité
partagée. Hier je discutais avec un ami, Alain
Aymard, psychanalyste et psychosociologue
universitaire. Il m’a dit une chose intéressante
que je connaissais mais pas sous cet angle : il a
beaucoup travaillé avec les adolescents
délinquants, qui, comme l’a dit tout à l’heure
Catherine, ne demandent souvent rien.
Lorsqu’il était en impasse dans des groupes à
médiation, il disait aux ados : « écoutez, là je
suis un peu perdu parce que théoriquement
voilà ce qu’on est sensé faire, mais on n’y arrive
pas, pouvez-vous m’aider car je suis
complètement perdu » ; et le fait de dire « je
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 18
 Jean FURTOS : oser l’engagement avec des personnes qui ne demandent rien
suis complètement perdu » permettait aux ados
de dire : « mais monsieur, voilà comment faut
faire etc… ». Se reconnaitre soi-même dans une
(bonne) précarité, c’est dire qu’en tant
qu’aidant nous avons besoin de l’autre, et cet
autre est mis en position haute à ce moment-là,
donnant un renversement de situation qui
ouvre à la réciprocité : réciprocité de la
précarité et de la rencontre.
Je pourrais vous donner des tas d’exemples
moments où nous sommes en situation
précarité grâce à laquelle l’autre qui n’a pas
demande peut rentrer dans un mouvement
modification de lui-même.
de
de
de
de
Je pourrais vous parler d’une petite association
qui a été en faillite, une association qui gérait
un accueil de jour pour gens de la rue. En
France, les petites associations ont l’obligation
de se regrouper, ça coûte moins cher pour la
gestion. C’était une association qui s’appelait
Relais SOS à Lyon, qui faisait un travail
formidable, qui a été rachetée comme en
économie de marché par une plus grande
qu’elle.
Evidemment
le
personnel
d’accompagnement était triste ; eh bien figurezvous que les gens de la rue ont dit au
personnel : « vous n’allez pas bien, écoutez, on
va vous accompagner chez le préfet pour
négocier», c’est eux qui nous proposaient de
faire des choses. Et lorsqu’on a fait venir des
sénateurs de la République pour essayer
précisément de faire quelque chose pour sauver
l’association, il y avait tous les gens de la rue qui
étaient dans la grande salle : 9 sénateurs et
sénatrices de la République étaient présents, et
pas une seule alcoolisation, alors que Dieu sait
si l’alcoolisation était ultra fréquente ; les prises
de parole étaient intelligentes et pertinentes. Je
me suis dit à ce moment-là : « mais alors, est-ce
qu’il faut être en faillite pour sauver les gens qui
vont mal ? ». Non, il ne faut pas nécessairement
être en faillite, il faut vivre sa propre précarité
dans la relation d’aide, c’est ce que me disait en
sommes Alain Aymard, et c’est à nous de savoir
comment nous pouvons être et faire.
Je vous donne encore un exemple : je n’aime
pas quand les gens se suicident, je préfère
quand ils restent vivants. Il y avait une patiente
qui me disait qu’elle allait se suicider… » ; je lui
ai dit : « mais madame, si vous vous suicidez, je
ne pourrai plus vous soigner », et elle m’a
répondu « ah, mais c’est vrai » ; elle n’avait pas
pensé que s’arrêter de vivre c’était aussi arrêter
la relation et m’empêcher de l’aider, de faire
mon métier avec elle. Elle a complètement
abandonné son désir suicidaire, mais attention,
quand je lui ai dit : « je ne pourrai plus vous
soigner si vous vous suicidez », c’était une
improvisation destinée à cette femme-là, dans
cette situation, ce n’est pas un truc, il ne faut
pas le dire deux fois de suite… C’est juste pour
souligner combien la précarité assumée de
l’aidant aide l’autre à sortir de la survie pour
aller dans la vie.
Variantes de la non demande
D’abord il y a les demandes répétées, des gens
qui demandent toujours la même chose ou qui
répètent toujours les mêmes choses, que ce soit
par téléphone ou dans le face à face, et à ce
moment-là, vous aurez sans doute remarqué
que nous avons une sorte d’endormissement de
la bonne volonté, nous sommes un peu
fossilisés par l’expérience passée, c’est à dire
que nous nous disons implicitement ou
explicitement : « ah, il recommence », si bien
que nous ne sommes pas en présence mais
agacé par un passé figé, ce qui empêche la juste
présence puisque nous rentrons nous aussi dans
la répétition.
Quand quelqu’un répète toujours les mêmes
choses, comment pouvons-nous l’entendre
comme si c’était la première fois, comment
pouvons-nous changer notre écoute ? Peut-être
que nous allons l’entendre différemment, peutêtre qu’il y a quelque chose qui cherche à se
dire, qui n’a jamais été entendu, peut-être qu’il
y a un tout petit bout de neuf qui va sortir le
bout de son nez, qui va nous permettre une
improvisation, qui va amorcer quelque chose de
nouveau ; peut-être aussi faut-il accepter que le
fait de vivre c’est tellement compliqué que
certains préfèrent être pendant longtemps
dans une survie continuée. Il faut respecter
aussi la difficulté de vivre et de changer.
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 19
 Jean FURTOS : oser l’engagement avec des personnes qui ne demandent rien
Il y a aussi l’hyper demande. L’hyper demande,
ce sont des gens qui arrivent et qui exigent :
« moi il me faut ceci, il me faut cela, je veux
aller à tel hôpital, je veux tel médicament, je
veux tel dossier… ». C’est avec une association
qui s’occupe d’étrangers pauvres que j’ai pu le
théoriser, une équipe de soin de Médecins du
Monde qui avait remarqué qu’à un moment
donné il y avait l’explosion d’une hyper
exigence. Ce que j’ai compris dans cette
exacerbation de la demande, c’est que les gens
qui se sentent au bord du gouffre de la
mauvaise précarité et de l’exclusion rentrent
dans une sorte de toute puissance pour éviter de
tomber dans le gouffre.
D’ailleurs, quand je discutais avec mes collègues
américains, ils m’expliquaient que pour eux, le
mot précarité, precarious, signifie être au bord
du gouffre et pas une précarité continuée
comme je vous disais tout à l’heure ; eh bien,
effectivement, quand quelqu’un se sent au bord
du gouffre de l’exclusion, il peut y avoir une
exacerbation de ses demandes, il peut se
prendre pour Louis XIV : il y a des gens qui
nous parlent comme s’ils étaient de grands
chefs et c’est un tout petit peu énervant, on a
envie de leur dire : « écoutez, moi je ne suis pas
là pour satisfaire tous vos caprices, c’est déjà
beaucoup si vous avez ceci ou cela » ; mais si on
comprend qu’ils sont au bord du gouffre, on
sera moins agacé et on pourra trouver les mots
pour réajuster la demande. En tout cas, vous
savez que l’on parle beaucoup actuellement des
gens qui « en profitent », qui profitent de
l’assistanat, etc… Dans cet ordre d’idée, il faut
se méfier parce qu’il y a une attaque de ce qu’on
appelle l’assistance, il y a dans la société néo
libérale dans laquelle nous vivons une sorte de
diabolisation de l’assistance, mais il y a aussi
peut-être des gens qui se sentent au bord du
gouffre et qui ont une exacerbation de la
demande, une hyper consommation médicale,
une hyper consommation sociale et qu’il faut
comprendre comme la panique de se sentir au
bord du gouffre, aussi bien pour des personnes
très démunies que pour des cadres supérieurs,
d’ailleurs . Comment pouvons-nous calmer le
jeu ?
Dans cette conjoncture, il convient de
distinguer deux types de demande, et
l’étymologie va nous aider. Nous avons dit que
le mot latin precari, origine du mot précarité,
signifiait demander, prier, supplier pour avoir :
il y a un appel à l’autre, chose fondamentale,
que cet autre soit la divinité ou un humain, et
l’autre peut répondre à la demande : on peut
dire que la demande est première par rapport à
l’objet demandé. Cela a donné le mot prex,
prière, demande, qui est d’abord demande de
reconnaissance, relation qui aide à vivre. C’est
proche de la catégorie de la demande décrite
autrefois par Jacques Lacan, qu’il distinguait du
besoin et du désir. Prex se distingue
absolument du mot questio, demande exigeante
qui porte d’abord sur l’objet et pas sur la
relation ; c’est pourquoi, au moyen-âge, être
soumis à la question signifiait être torturé pour
répondre précisément à certaines questions,
avouer. L’hyperexigence est un basculement de
la prex à la questio.
Une demande doit être entendue, mais pas
automatiquement satisfaite du côté de l’objet,
surtout dans le cadre de l’autoexclusion. Je vous
ai donné tout à l’heure l’illustration de cet
homme qui, quand il a revu fortuitement sa
femme et sa fille dans la rue, a rechuté dans
l’errance ; eh bien, fréquemment, quand nous
sommes dans l’accompagnement d’hommes ou
de femmes en grande précarité sociale, ils nous
interpellent : « j’ai pas revu ma sœur depuis 5
ans ; j’ai pas revu ma femme depuis 8 ans ; j’ai
pas revu mon mari ; j’ai pas revu mes enfants ;
je veux un appartement pour pouvoir recevoir
mes enfants, organisez vite un rendez-vous avec
eux ». Si nous répondons trop vite, ça casse, ils
se cassent, c’est-à-dire qu’ils reprennent
l’errance et quelquefois peuvent en mourir. J’ai
connu une femme de la rue qui, lorsque le
travailleur social a préparé une rencontre avec
sa sœur qu’elle n’avait pas vue depuis 10 ans,
est décédée d’une insolation la veille de la
rencontre, et j’ai toujours pensé que ce n’était
pas par hasard. Donc, quand des gens depuis
longtemps en rupture avec leurs proches nous
disent : « je veux revoir mes proches », je
préconise de le considérer comme une demande
en rêve éveillé qui signifie : « j’ai toujours des
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 20
 Jean FURTOS : oser l’engagement avec des personnes qui ne demandent rien
proches dont je me suis séparé, leur souvenir
affleure en permanence à ma psyché, puisje vous en parler ? ». « Ah oui, vous n’avez pas
vu vos enfants depuis 3 ans. Parlez m’en, ils ont
quel âge ? Comment ça s’est passé la dernière
fois que vous les avez vus ? » ; par contre, si on
le prend trop vite comme une questio, et pas
comme une prex, une demande de relation plus
que d’objet, on se précipite vers la catastrophe.
Ce sont des choses que la théorie et l’expérience
nous aident à comprendre.
Manières de conclure : relation, rencontre et
engagement
La relation d’aide est d’abord une relation
formelle d’un certain type ; il y a la relation
d’aide, la relation d’accompagnement social, la
relation médicale, la relation parent/enfant, la
relation maître/élève, la relation amicale, la
relation amoureuse, la relation conjugale, la
relation entre voisins, et des tas d’autres types
de relations ; à l’intérieur de chacune de ces
formes de relations, il convient de distinguer la
relation formelle et le fait qu’il y ait ou non une
véritable relation, qui seule ouvre à
l’engagement. Vous savez, il y a des gens mariés
formellement mais qui ne sont pas mariés pour
de vrai, ils sont mariés mais sans vraie intimité ;
il y a des relations parents/enfants qui
paraissent un peu sèches où il y a la relation
parent/enfant formelle mais qu’est-ce qui se
passe à l’intérieur de la parentalité ?
Il en est de même dans les relations d’aide,
d’accompagnement,
dans
les
relations
thérapeutiques : il ne faut pas confondre la
relation formelle telle qu’on l’apprend dans les
écoles et la rencontre permise par cette relation.
Alors la question devient : qu’est-ce qu’une
rencontre ? Dans le mot rencontre il y a le mot
« contre », rencontre de boxe, rencontre de
catch, rencontre de football, car dans la
rencontre il y a de l’altérité qui peut donner lieu
à des échanges vigoureux avec ou sans fair play,
avec ou sans respect. Si l’on sort des
métaphores sportives, il faut savoir qu’il n’y a
pas de rencontre si l’on n’est pas affecté par
autrui, si on n’est pas dérangé par autrui, le plus
souvent dans un dérangement réciproque.
J’avais une collègue psychanalyste qui
travaillait entre autre dans une association ;
quand quelqu’un rentrait dans son bureau sans
rendez-vous, comme ça, en lui disant : «j’espère
que je ne vous dérange pas », elle répondait :
« bien sûr, vous me dérangez, mais c’est parce
que vous êtes vivant ». Il faut vraiment donner
la permission aux gens de nous déranger et
accepter d’être dérangé, y compris dans notre
équilibre psychosomatique comme je le disais
tout à l’heure. Accepter d’être dérangé parfois
au point d’en avoir un malaise et d’en souffrir,
mais en faire quelque chose pour le bien tout en
restant vivant. Notre premier devoir, c’est tout
de même de rester vivant, parce si nous ne le
restons pas, si nous devenons nous-mêmes des
survivants, si nous mettons en auto exclusion,
comment pouvons-nous aider les gens ?
Pour donner un peu de théorie je vous parlerai
de Martin Buber, intellectuel allemand et juif
qui a écrit en 1923 son grand livre le je et le tu
(réédité chez Aubier en 2012). Buber décrit
deux formes de relation importantes à
distinguer : il y a le je-cela et le je-tu.
Dans le je-cela, le cela est objectivé, c’est le
monde objectif. Un micro, une assemblée, un
thème, un programme, faire un travail précis ;
mais le cela, c’est aussi un patient en face de
moi objectivé sous forme nosographique : un
schizophrène paranoïde, depuis quand, ou un
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 21
 Jean FURTOS : oser l’engagement avec des personnes qui ne demandent rien
bipolaire, avec quel degré d’oscillation entre la
manie et la dépressivité, ou un étranger qui
vient de tel pays, sans papier qu’est-ce qui va se
passer avec cet étranger etc …. Bon d’accord,
mais aussi, comme le disait le psychiatre Lucien
Bonnafé, « le schizophrène est un homme »,
« ah bon, le schizophrène est un homme, ah
bon, l’étranger est un homme, ah bon, les
jeunes délinquants sont des hommes », et alors,
évidemment, on sort du je-cela qui est malgré
tout important, qui consiste à catégoriser, pour
rentrer dans la possibilité du je-tu. Il faut
vraiment comprendre la différence entre le jecela et le je-tu. Dans le je-cela, le je est premier,
c’est un je cognitif qui classe, qui catégorise
dans l’ordre de la nature devenant culture ;
mais si la nature se met à me parler, à se
subjectiver pour moi, à ce moment la nature
n’est plus seulement un cela mais aussi un tu :
dans le je-tu, le tu est premier, c’est lui qui fait
émerger un je, dit Martin BUBER ; le tu est
premier, ça veut dire que je suis en présence
d’un Tu qui me parle, qui m’ordonne : la juste
présence, c’est « tu m’interpelles et je suis
présent ». Il y a un tu qui me parle, même sans
me faire de demande, ce tu qui me dérange, et
alors peut émerger en moi un JE en réponse à
ce TU, et je peux devenir un tu pour l’autre,
dans la réciprocité. Fait important, au moment
où le tu me parle, je suis dans un non savoir
(absolu ou relatif), dans une disponibilité
(absolue ou relative), je suis un être humain qui
ne sait pas, qui n’est pas dans le cognitif, sans
pour autant être décérébré… Je crois que
pouvoir tenir à la fois le je-cela (en particulier
avoir un bon cadre professionnel et théorique,
utiliser les règles du métier), et vivre le je-tu,
cette expérience inouïe et simple qui nous
arrive, qui nous fait passer dans le temps de la
rencontre, qui nous permet de rentrer dans le
grand temps, là où un engagement est possible.
On
retrouve
explicitée
la
distinction
personne/individu : l’individu est du côté du
cela, la personne du côté du je-tu. La relation
dialogale se passe entre les personnes, pas
entre les individus.
est dans le temps de la rencontre, on rentre
dans un autre temps que le temps de l’horloge,
le temps où l’on vit, le temps où l’on a
confiance, le temps où l’on n’est plus dans la
mauvaise précarité, le temps d’un humain qui
rencontre un autre humain. Le temps de la
rencontre, que les grecs appelaient kairos. Le
monde est une série de rencontres et de non
rencontres ; certaines rencontres sont bonnes, il
y a de mauvaises rencontres, il y a des
rencontres à l’envers, il y a des non rencontres,
et c’est bien triste.
Trois petites choses pour terminer réellement
1- D’abord , il va de soi que ce que je vous dis
n’est pas réservé au seul usage des médecins ou
des psychologues, non, c’est pour tous ceux qui
sont dans le champ social, le champ de la
relation d’aide, et à la limite pour tout être
humain qui comprend ce qu’est la rencontre ;
qui sait que commencer de perdre la confiance
en autrui, en soi et dans le grand temps,
signifie aussi perdre le transgénérationnel dont
je n’ ai pas parlé : sortir du grand temps, c’est
perdre le transgénérationnel.
Je vous parle d’une clinique pour tout le monde,
d’une clinique en français courant, d’une
clinique pour enfant qui parle simplement, avec
une oreille d’enfant ; une clinique qui fait tout
de même partie des cliniques de l’extrême5.
2-Dans les cliniques de l’extrême, une chose
importante est à dire : il faut pouvoir se
permettre des transgressions pour s’adapter
au réel. Attention, il faut connaître son cadre, il
faut connaître les principes de son action, il ne
faut pas faire n’importe quoi, il faut pouvoir
rendre compte de ce qu’on fait devant l’équipe
et la hiérarchie, mais il y a des transgressions
nécessaires à l’intelligence de l’action6, et celui
qui ne transgresse jamais fait tout par habitude,
il rentre plus ou moins dans le seul je-cela.
-Cliniques de l’extrême, par Vincent Estellon
et François Marty, Armand Colin, 2012
6- jean Furtos: la transgression validée, in:
Rhizome numéro 25, dec. 2006, p.55s.
5
Vous savez comment, quand on a une vraie
rencontre, on oublie le temps (chronos), on ne
sait plus si c’est 5 minutes ou 1 heure. Quand on
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 22
 Jean FURTOS : oser l’engagement avec des personnes qui ne demandent rien
Je vous donne encore un exemple, je parlais
tout à l’heure de Georges DEVEREUX et de sa
« psychothérapie d’un indien des plaines ».
Dans ce bouquin des années 50, il fait une
analyse culturelle avec cet indien américain, et à
un moment donné, l’indien lui dit « ils ne
veulent pas m’ouvrir un compte à la banque » ;
eh bien Georges Devereux va accompagner son
analysant à la banque, parce qu’il n’y a pas de
travailleur social, et il dit : « je ne comprends
pas pourquoi vous ne voulez pas ouvrir un
compte à mon ami Jimmy P. alors que c’est un
citoyen ordinaire et qu’il a de l’argent » ; il a
accompagné son patient à la banque, ce qui est
une in-orthodoxie considérable, au motif que,
pour soigner cet homme, il fallait qu’il ait un
compte pour envoyer de l’argent à sa fille, pour
qu’il se sente un père, parce qu’il avait autrefois
abandonné sa fille et qu’il étais sur le point de
pouvoir réassumer sa paternité ; et pour
envoyer de l’argent à sa fille, il lui fallait ouvrir
un compte. Donc pour soigner cet homme, il
fallait l’accompagner à la banque. Vous voyez,
ce sont des transgressions qui ne sont pas des
transgressions de l’inceste mais des habitudes,
du cadre formel hors relation, hors éthique,
hors engagement. Quand vous lisez un livre
professionnel, vous lisez un livre orthodoxe qui
est déjà dépassé. Prenons le cas de Freud, il y a
des orthodoxes freudiens, mais Freud a
transgressé
la
neurologie,
tous
les
psychanalystes qui ont tenté d’amener une
contribution après Freud ont transgressé Freud
également. La transgression, c’est le geste juste,
la parole juste, la pensée juste à un moment
donné, qui permet d’aller un peu plus loin. Mais
Il faut pouvoir rendre compte de ce qu’on a fait
et pourquoi, ce que j’ai appelé la transgression
validée, ou la marge de manœuvre.
3- Et enfin, l’interculturalité aujourd’hui. J’ai
fait récemment une conférence sur l’interculturalité, c’est pour ça que j’ai en tête Jimmy
P, et Georges DEVEREUX que j’ai utilisé
aujourd’hui.
Il y a interculturalité entre la
pensée médicale moderne et la pensée des
tradiguérisseurs, des sorciers, des chamanes ;
évidemment, quand on connaît ou qu’on
respecte la culture de l’autre, il y a des ponts, il
y a même quelquefois une pensée métissée dont
je ne vais pas parler aujourd’hui. Remarquons
que le respect que je viens d’évoquer se passe
entre la culture de l’ancien colonisateur et celle
des anciens colonisés, dans un respect qui était
à reconquérir. Mais pour nous, aujourd’hui, la
véritable interculturalité se situe, à mon sens,
dans le cadre d’un contexte globalisé néolibéral. Le véritable colonisateur culturel,
aujourd’hui, c’est le nouveau management
néolibéral qui travaille sur les flux financiers,
les flux de personnes, les flux de marchandises,
et qui dit que le bel ouvrage et l’humain n’est
pas un problème pertinent, qu’il s’agit d’une
question de flux qui permet d’avoir les budgets,
de faire des économies d’échelle, l’humain
devient une variable d’ajustement, et au mieux,
un alibi.
Par rapport aux impératifs du néo management
actuel, c’est nous qui sommes les indigènes.
Nous sommes tous des indigènes, et c’est pour
ça que j’aime bien contribuer à la formation des
directeurs des ressources humaines : pour faire
des liens, une alliance « interculturelle » entre
les exigences du néolibéralisme financier et
l’exigence éthique de faire du bon travail sur le
terrain avec des personnes humaines qui ne
demandent rien ou qui demandent à leur
manière. Mais en l’état actuel, le conflit est
incontournable et l’alliance difficile.
Pour moi, c’est le grand défi. Cette phrase
« nous sommes tous des indigènes » m’est
apparue comme une évidence à la fin de ma
conférence sur l’interculturalité, en fait
immédiatement après le colloque ; je ne l’ai pas
dit dans ma conférence, alors je vous la dis
aujourd’hui. Par rapport au système dominant,
nous sommes tous des indigènes comme les
tradiguérisseurs d’autrefois, nous cherchons
encore à bien faire notre travail avec des
personnes humaines, à les rencontrer dans la
juste distance alors qu’on nous dit que le
problème n’est plus là. Et nous, nous disons : si,
le problème est toujours là, et dans le cadre de
nos missions, nous avons l’audace de continuer
à nous engager.
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 23
 Suzanne ROBERT-OUVRAY : la dimension corporelle dans la relation thérapeutique avec l’enfant
POWERPOINT
A la naissance, l’immaturité neurologique du
nourrisson entraîne un tonus musculaire
inégalement réparti dans le corps.
La dimension corporelle
dans la relation
thérapeutique avec l’enfant
L’ajustement tonico-émotionnel au cœur du
soin psychomoteur
Suzanne ROBERT-OUVRAY
Cette bipolarité tonique entraîne un
enroulement qui est une posture de
tranquillité émotionnelle et de sécurité
pendant le premier trimestre de la vie.
Suzanne ROBERT-OUVRAY a une formation de
kinésithérapeute et de psychomotricienne.
Aujourd'hui, docteur en psychologie clinique
et psychothérapeute d'enfants, elle enseigne
la psychomotricité à l'école de
psychomotricité de la Faculté de Médecine
Pitié-salpêtrière. Elle est l'auteur d'ouvrages
concernant la vie affective de l'enfant :
Intégration motrice et développement
psychique, enfant abusé, enfant médusé, et
Mal élevé, Le drame de l'enfant sans limites.
L’enveloppe psychotonique
Nous possédons un outil inné, issu de notre
corps, qui organise dès notre naissance, la
structure de nos futures relations : notre
enveloppe psychotonique.
Notre enveloppe psychotonique est dépendante
de facteurs génétiques et biologiques des
évènements liés à notre naissance et des
relations précoces qui s’établissent entre nous,
notre mère et notre environnement.
Notre capacité à être dans une juste distance
avec autrui est intimement liée à la
structuration de cette enveloppe psychotonique
qui reste comme une mémoire de nos premières
expériences relationnelles.
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 24
 Suzanne ROBERT-OUVRAY : la dimension corporelle dans la relation thérapeutique avec l’enfant
Le regroupement tonique corporel forme une
enveloppe vibrante qui contient le monde
physique et psychique du bébé.
Lorsque le bébé pleure, son tonus musculaire
est fort.
C’est le Moi Tonique, précurseur du Moi Peau.
Cette enveloppe psychotonique
a des
fonctions :




de contenant du monde psychique et
physique ;
de communication ;
de réception ;
de pare excitation.
A la naissance, la vie motrice et psychique du
bébé est un passage de la tension à la
détente.
Lorsque le bébé ressent un besoin
Toutes les réactions motrices et
émotionnelles du bébé s’organisent à partir de
cette posture innée.
Lorsque le bébé est calme, son tonus musculaire
est faible.



il se crispe et pleure ;
il est dans une tension corporelle et
psychique ;
il est envahi d’hormones de stress.
Lorsque le bébé est consolé, nourri et que le
parent donne du sens à ce qu’il vit: « tu as
faim, tu veux maman» :


il se calme, il est dans une détente
corporelle et psychique ;
son corps secrète l’ocytocine, hormone de
l’amour.
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 25
 Suzanne ROBERT-OUVRAY : la dimension corporelle dans la relation thérapeutique avec l’enfant
Lorsque le nourrisson ressent un besoin, son
tonus musculaire augmente, son corps se
durcit et se ferme. Cette contraction
hypertonique est le premier NON.
Elle aide son bébé à passer d’une tension à une
détente, d’un état de malaise à un état de bien
être. Elle donne du sens aux effervescences
tonico-émotionnelles de son bébé et le fait
entrer dans le monde du symbolique.
L’enfant consolé se détend : le relâchement
tonique, c’est le premier OUI
Son corps se ferme à la douleur, au stress, à la
peur, à l’inconnu sensoriel, au monde externe, à
la relation.
En attendant le secours de l’adulte, cette
hypertonicité réactive est un pare-excitation
endogène
qui
contient
les
angoisses
d’éclatement, de fragmentation, de dissociation,
de dissolution.
Car le bébé n’a pas les capacités neurologiques
de se calmer seul : il a besoin d’un autre pour le
calmer
en
satisfaisant
ses
besoins
physiologiques et psychologiques.
La maman fait le filtre relationnel : porter,
toucher, parler, penser.
Le corps s’ouvre à l’autre et à la relation :



« oui à ce qu’on me donne, au bon lait, à la
chaleur, à la consolation » ;
« oui à ce qui vient de m’arriver » ;
« j’accepte d’être consolé et de passer de la
fermeture à l’ouverture ».
L’enfant a la connaissance innée tonique et
psychique de l’ouverture et de la fermeture de
soi. Et il peut progressivement projeter ces
connaissances sur autrui.
Chaque expérience est un feuillet
psychotonique qui s’ajoute aux autres
formant ainsi une enveloppe psychotonique qui
nous caractérise à un moment précis de notre
histoire
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
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 Suzanne ROBERT-OUVRAY : la dimension corporelle dans la relation thérapeutique avec l’enfant




plus il y aura d’expériences sensorielles et
affectives variées, de consolation, de
surprises plus ou moins agréables, de
colère, de tendresse ;
plus il y aura de feuillets psychotoniques
différents , plus le champ perceptif de
l’enfant sera étendu et riche ;
plus il s’adaptera aux situations du réel ;
plus il saura se positionner dans la distance
avec autrui.
Car il sort de l’effervescence émotionnelle et
met du sens sur ce qui lui arrive.
Mettre du sens crée de l’espace et de la distance
entre le monde corporel et le monde psychique.
Le grand nombre de feuillets psychotoniques
variés procurent au bébé une enveloppe
psychotonique réceptrice et émettrice
Car :



entre ouverture et fermeture
accueil et rejet
aller vers l’autre et revenir sur soi
L’enfant expérimente diverses structures de la
relation et acquiert la capacité d’être ambivalent
et décideur de ses actions.
Mais lorsque le bébé vit des situations dans
lesquelles ses tensions corporelles et
psychiques ne sont pas résolues
Parce que l’environnement ne peut pas
répondre à ses besoins et l’aider à passer de la
tension à la détente :







Parents maltraitants: abus
Maman dépressive
Maman, nourrice, parents aveugles au
monde émotionnel de l’enfant
Croyances éducatives erronées: le laisser
crier pour le fortifier, lui faire les poumons,
avoir peur de l’adolescence.
Conduites d’apaisement erronées: la tétine
systématique qui empêche l’expression
tonico-émotionnelle et réduit les besoins à
celui de téter.
les sur stimulations sensorielles: trop de
lumière, trop de bruits, trop de
manipulations corporelles
Les mauvaises positions corporelles: sièges
trop rigides, entrainement hypertonique
Alors les feuillets psychotoniques sont réduits
dans leur diversité, focalisés sur le mode dur,
et ils ne nourrissent pas l’enveloppe
psychotonique
Il y a un espace qui se crée entre le ressenti et la
pensée.
L’enfant acquiert alors la capacité d’être
empathique.




Si les relations avec les parents restent sur
ce modèle relationnel
Alors l’enfant grandit avec une capacité à
ressentir ses propres limites:
si parfois l’autre dérape il pourra manifester
son désaccord
et si lui-même dérape il acceptera que
l’autre lui signifie son désaccord.
Il devient un adulte ajusté dans la
relation à l’autre, capable d’avancer ou
de reculer en fonction de ce qu’il ressent
et voit.
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 27
 Suzanne ROBERT-OUVRAY : la dimension corporelle dans la relation thérapeutique avec l’enfant
Être dans la bonne distance s’origine dans nos
expériences psychomotrices des premières
années de la vie
Cependant, certains d’entre nous n’ont pas eu
ce parent apte à donner du sens et à nous sortir
des effervescences tonico-émotionnelles des
premières années de la vie.
Certains sont restés bloqués, coincés dans des
états tonico-émotionnels anxiogènes, soumis à
leurs émotions qui les placent dans un système
d’écho sympathique, sans distance avec le
monde affectif d’autrui.
Alors l’ajustement est difficile, souvent en tout
ou rien: rejet ou confusion émotionnelle.
Peut-on s’en sortir lorsque nous devons avoir
une juste distance avec autrui?
Les 4 cercles vitaux
Le dépassement des limites corporelles est
comme un abus sensoriel et psychique difficile
à gérer
Les bains de foule sont stressants, nous sommes
collés à des personnes qui ne font pas partie de
notre espace intime et privé.
En état de stress nous mettons en place des
systèmes de défense: chacun dans sa bulle,
évasion dans un livre, endormissement. Les
actes agressifs et l’incivilité émergent car
chacun pour soi.
La juste distance et le respect d’autrui dans ces
circonstances demandent une gestion de nos
états tonico-émotionnels.
Nous sommes sensibles aux distances
corporelles qui s’organisent dans la vie. Si ces
distances ne sont pas respectées, notre
enveloppe psychotonique se durcit. C’est
le signe d’un franchissement de limites de la
part d’autrui.
Nous sommes donc régulièrement face au
problème de nos limites et des limites d’autrui.
Mais lorsque le travail consiste justement à
soigner les enveloppes et les limites des enfants,
comme en psychomotricité, le travail personnel
s’avère obligatoire.
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 Page 28
 Suzanne ROBERT-OUVRAY : la dimension corporelle dans la relation thérapeutique avec l’enfant
Et nous voici à l’âge adulte avec le besoin ou
le désir d’aider l’autre tout en restant dans
une juste distance
Certains avec des enfants, d’autres avec des
adultes …
Avec notre connaissance innée des
transformations toniques qui ferment et
ouvrent notre corps et certains éléments
neurobiologiques,
nous pouvons être corporellement proches de
personnes qui ne font ni partie de notre cercle
intime ni de notre cercle privé.
Nous devons mettre de coté notre besoin de
distance et de sécurité pour aller vers l’autre.
Et nous devons tenir compte du besoin de
distance et de sécurité de l’autre.
Nous y sommes autorisés par le métier donc
cette base suppose qu’il y a une éthique et qu’il
n’y a pas d’abus.
… Même s’il y a des abuseurs dans le monde du
soin.
Quelques repères basés sur ouverture et
fermeture du corps pour être à l’écoute des
signes émotionnels d’autrui
Par deux canaux proprioceptifs : la vision et les
mouvements du corps


Les neurones miroirs: nous avons une
activation des mêmes neurones que ceux de
la personne que nous regardons agir.
Les signaux toniques d’ouverture et de
fermeture du visage et du corps sont liés
aux émotions fondamentales.
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 Page 29
 Suzanne ROBERT-OUVRAY : la dimension corporelle dans la relation thérapeutique avec l’enfant
Les six émotions fondamentales
expérimentées dans les premières années de
vie et nommées par le parent se transforment
en sentiments liés au plaisir et déplaisir
Tonicité
forte
positive
Tonicité
forte
négative
Tonicité
faible
positive
Tonicité
faible
négative
enthousiaste
coléreux
confiant et
sécurisé
triste
joyeux
rageur
tranquille
mélancolique
réceptif attentif
agressif
méditatif
découragé
surpris
dégouté
béat
déçu
admiratif
révoltésentiment
d’injustice
serein
amer
Le travail sur soi, corporel et psychologique,
permet de recontacter les émotions bloquées
dans les zones hypertoniques et dans les zones
hypotoniques.
La personne se réapproprie ses limites tonicoémotionnelles et ses capacités empathiques afin
d’être dans la juste présence.
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 30
 Michel DELAGE : les émotions et l’action thérapeutique
Les émotions et
l’action thérapeutique
Michel DELAGE
Michel DELAGE est psychiatre, ancien
professeur du service Santé des armées,
ancien
chef
de
service
à
l’Hôpital
d’instruction des armées Sainte-Anne à
Toulon. Thérapeute familial, il travaille
actuellement à l’intégration de la théorie de
l’attachement et du modèle systémique dans
la thérapie familiale. Il a notamment publié
La Résilience familiale et dirigé, avec Boris
Cyrulnik, Famille et résilience. En 2013, il a
publié aux Editions Odile Jacob « La vie des
émotions et l’attachement dans la famille ».
Aujourd’hui on parle beaucoup des émotions, là
où auparavant la psychanalyse nous parlait
d’affect. Ce n’est pas tout à fait qu’un mot en
remplace un autre. L’affect nous entraine vers
l’exploration du monde intrapsychique et des
processus de transformation qui s’opèrent à
partir du monde pulsionnel. L’émotion est
davantage comprise, par les scientifiques qui se
sont emparés de son étude, sous un angle
psycho-corporel et comportemental faisant
l’objet d’observations et de travaux neuroscientifiques de plus en plus précis. Il n’est plus
question de références au monde pulsionnel,
mais de « systèmes motivationnels » . Quand à
l’inconscient, il est qualifié de cognitif et il ne
répond plus vraiment aux caractéristiques
freudiennes.
Évoquer l’émotion nous permet de nous
connecter au monde animal, et de la considérer,
au sens large, comme l’expression du vivant.
Être «ému» et se « mouvoir » ont la même
racine étymologique. C’est ainsi que les
émotions sont liées aux réactions de
l’organisme, lui permettant par exemple de
réagir à une menace, de fuir ou de lutter avec un
adversaire ou de bondir sur une proie, bref de
répondre aux conditions du milieu.
Darwin a publié en 1872 un ouvrage intitulé :
« L’expression des émotions chez l’homme et
chez les animaux », dans lequel il montre le
caractère inné et universel des émotions. Elles
apparaissent comme nécessaires à la survie. On
doit les penser comme héritage phylogénétique
et sous l’angle de la fonction adaptative, non
seulement du point de vue de l`individu, mais
aussi du point de vue de l’espèce. L’émotion
apparait ici comme système social de
communication. Elle sert à communiquer et à
réguler la vie en groupe. Les émotions sont un
langage qui ordonne la socialité au sein de
l’équipe avant même que la parole n’existe,
quand il est question d’agressivité entre
congénères, quand il est question de
compétition, de signaler un danger, quand il
s’agit de développer des coopérations
nécessaires à certaines actions, comme la
chasse au gros gibier, la protection vis-à-vis de
certains prédateurs. En deçà de la parole, il
s’agit avec les émotions de pouvoir exprimer
aux autres ce que l’on ressent, de pouvoir
partager des éprouvés avec d’autres capables de
lire à travers les expressions corporelles l’état
subjectif dans lequel nous nous trouvons.
La parole ensuite augmente considérablement
cette possibilité de partage des émotions.
Je vais d’abord étudier cet aspect: comment les
émotions nous lient-t-elles aux autres ? Nous
verrons ensuite tout l’intérêt que nous pouvons
en tirer pour le travail thérapeutique avec les
familles.
Comment les émotions nous lient-t-elles aux
autres ?
Quand il est question de l’expression des
émotions par l’un et de la perception de ces
émotions par l’autre, il est question d’une
globalité que ne permet pas la parole. La parole
peut nommer ce que nous éprouvons. Elle
précise,
analyse,
différencie,
segmente,
décompose la globalité.
Mais il est d’abord question d’une « gestalt »
selon laquelle l’expression corporelle des
émotions coordonne directement, sans paroles,
les interactions entre les individus qui
composent un groupe. Nous pouvons dire que
nous tenons cela de notre animalité.
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 31
 Michel DELAGE : les émotions et l’action thérapeutique
Ainsi s’établit une «connaissance relationnelle
implicite » nous dit D. Stern. La parole s’y
ajoute, mais ne la remplace pas. Elle se
conjugue avec. Il arrive aussi qu’elle la
contredise, et nous sommes alors dans la
confusion du double-lien, lorsque la personne
nous communique par la parole, le contraire de
ce que disent les émotions, confusion d’autant
plus grande que ce niveau de l’échange est
implicite. Cela signifie que tout en n’étant pas
inconscient au sens freudien du terme, il se
situe au dessous du seuil de la conscience,
montré sans savoir que l’on montre, perçu sans
savoir que l’on perçoit.
Si nous avions le temps, il nous faudrait sans
doute développer ce que peut nous apporter ici
la découverte par Rizzolatti et son équipe des
« neurones miroirs ».
Pour le moment, essayons d’apporter un
éclairage plus précis sur les différentes
émotions qui nous habitent. On a l’habitude de
distinguer :

les émotions de base, dites encore
universelles ou primaires ;

les émotions sociales, ou secondaires, ou
complexes.
Les émotions de base
Déjà repérées par Darwin, elles sont simples et
retrouvées sous toutes les latitudes. À la suite
d’Ekman, on en reconnaît généralement six : la
peur, la colère, le dégout, la tristesse, la joie, la
surprise.
Elles apparaissent très tôt au cours de
l’ontogénèse, et sont d’emblée inscrites dans les
interactions avec l’environnement. On peut
évoquer dés la naissance et même avant des
« formes dynamiques de vitalité » nous dit
Stern, c’est-à-dire des moments présents qui
donnent forme à la sensorialité. C’est une
expérience qu’on peut qualifier de musicale.
L’entourage, les proches du bébé lui parlent.
Quand ils lui parlent, il ne comprend pas les
paroles. Mais il retient une information
structurée par la hauteur des sons qu’il entend,
leur durée, leur rythme. Il est question tout de
suite d’une ambiance agréable ou désagréable
dans sa tonalité, dans son intensité et associée à
des schémas sensori-moteurs conservés en
mémoire implicite. Ainsi d’emblée sont
étroitement connectées à travers une musicalité
communicable musique-émotions et socialité.
Plus tard la musique deviendra parole et
d’ailleurs les réseaux neuronaux impliqués dans
la musique et le langage se recouvrent. Mais de
toute façon, la musique, celle qui ensuite est
produite par les instruments de musique
conserve des connexions, non seulement avec
les émotions et la socialité, mais aussi avec le
langage et plus largement les fonctions
exécutives. Des études montrent que des
enfants d’âge scolaire qui apprennent la
musique ont de meilleurs résultats dans leurs
apprentissages scolaires.
J’évoque ces idées autour de la musique et des
émotions parce que notamment il en est
particulièrement question à l’autre bout de
l’existence, dans la maladie d’Alzheimer, ou,
même à un stade avancé la musique parvient
encore à réveiller la mémoire et les émotions
liées aux événements du passé.
Donc, on peut dire que le nourrisson est un être
d’émotions. Il est question d’expressions
automatiques, reflexes se distribuant entre un
pôle négatif et un pôle positif référés au stress.
Ainsi un équilibre, une balance s’établit entre
l’activation d’un système d’alerte et des
réactions physiologiques sous la dépendance
des hormones du stress comme l’adrénaline et
le cortisol ; et l’activation d’un système de
récompense et la mise en jeu du circuit.
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 32
 Michel DELAGE : les émotions et l’action thérapeutique
Tout cela est sous la dépendance du cerveau
limbique, émotionnel, dont certaines structures
comme l’amygdale sont matures dès la
naissance, tandis que les aires corticales
immatures
n’interviendront
que
secondairement, pour faire naître des
sentiments à partir de la possibilité de
représentations.
Ainsi ces émotions primaires utilisant une voie
réflexe
sont
exprimées
et
perçues
automatiquement, avant même que nous
cherchions éventuellement à les dissimuler. On
a montré que nous réagissons par la contraction
des muscles de notre visage à la perception du
visage d’autrui en quelques centaines de
millisecondes. Nous nous connaissons déjà
avant d’avoir prononcé le moindre mot.
La régulation de ces émotions est liée à la
qualité de l’attachement. L’attachement
« sécure »
est celui qui s’établit avec un
caregiver capable de désactiver le système
d’alerte du nourrisson par l’apaisement des
émotions négatives qu’il lui procure, et capable
aussi d’activer le système de récompense par la
création
d’expériences
de
satisfaction.
Remarquons que celles-ci ne sont pas
seulement créées par l’extinction du stress.
Elles le sont aussi par des stimulations
positives, par des expériences d’excitations
agréables (ce que, à mon sens, les
attachementistes n’ont pas suffisamment
étudié).
par elle pour qualifier ce qu’il manifeste dans
ses expressions corporelles.
Finalement la modulation et la bonne
régulation émotionnelle dans l’attachement
sécure s’organise autour de quatre points :




une
bonne
fenêtre
de
tolérance
émotionnelle. Cela signifie une bonne
adaptation aux situations de stress avant
qu’il ne soit nécessaire d’activer le système
d`alerte. On peut dire que la fenêtre de
tolérance émotionnelle est une zone de
confort dans laquelle les émotions ne sont
ni trop intenses ni trop basses, de sorte que
l’individu reste lié à l’environnement ;
de bonnes capacités au traitement cognitif
des émotions, à leur mentalisation dés que
les capacités corticales le permettent. Je
vais revenir sur ce point ;
de bonnes capacités à partager les émotions
avec les autres ;
de bonnes capacités, dans l’empathie, à
comprendre les émotions des autres.
En revanche, les attachements insécures sont
liés à des difficultés dans la régulation des
émotions, avec comme conséquences :




une fenêtre de tolérance émotionnelle
étroite, qui conduit à une activation rapide
du système d’alerte dans les situations de
stress ;
des difficultés à mentaliser l’expérience ;
des difficultés à partager ses émotions ;
des difficultés à développer de bonnes
capacités empathiques.
L’attachement désorganisé est ici particulièrement éloquent. Ce type d’attachement s’établit
chez des enfants soumis à la maltraitance ou
plus généralement à des émotions négatives
intenses en provenance de la figure
d’attachement.
Lorsque l’enfant grandit, il va être aidé à penser
par les mots de la mère, ceux qui sont désignés
Le système d’alerte est hyperactivé et n’est pas
éteint par les réponses de l’environnement.
L’amygdale, surstimulée, augmente de volume.
Elle active les voies réflexes sous corticales qui
conduisent à des décharges motrices à visée
protectrice. Il en est d’autant plus ainsi à
l’époque des interactions précoces, c’est-à-dire
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 33
 Michel DELAGE : les émotions et l’action thérapeutique
lorsque les aires corticales frontales et
préfrontales, encore immatures ne peuvent pas
exercer leur activité de contrôle.
Donc, nous pouvons évoquer ici la honte, la
culpabilité, la jalousie, le mépris, l’indignation,
la compassion, l’orgueil et la fierté, etc...
Au fur et à mesure que l’enfant grandit ce sont
les voies réflexes qui continuent d’être utilisées.
La moindre frustration réactive les traces des
premières expériences négatives conservées en
mémoire implicite. L’activité de penser est ainsi
court-circuitée et la fenêtre de tolérance
émotionnelle est ici particulièrement étroite.
Deux grandes différences avec les émotions
précédentes sont à souligner :

1. D’abord, elles ne sont pas destinées à être
toujours partagées. Il est toujours question
de préserver le lien, mais en masquant
l’émotion, en la cachant au lieu de la
montrer. Ainsi par exemple la honte ou la
culpabilité peuvent conduire l’enfant à
éviter de susciter, par son comportement, la
désapprobation. Mais on sait aussi l’effet
dévastateur et parfois destructeur que
peuvent engendrer ces émotions.

2. Ensuite, elles naissent au cours du
développement de l’enfant dans l’exercice
des tâches éducatives. Cela signifie que s’il
est toujours question, pour le caregiver, de
répondre à des besoins, il s’agit aussi que
l’enfant commence à s’adapter aux limites
que lui impose la réalité. Le caregiver
précisément devient un ambassadeur de
cette réalité, désormais chargé d’apprendre
à l’enfant à s’adapter à certaines contraintes
et frustrations en perdant sa place au centre
de tout.
Nous avons là les prémices du fonctionnement
limite, c’est-à-dire, celui d’un individu soumis
aux aléas de ses émotions.
En étant schématique, on peut dire que ce sont
les tâches nourricières qui permettent dans le
lien d’attachement, la bonne régulation des
émotions. J’entends par tâches nourricières,
non seulement la satisfaction des besoins
physiologiques de l’organisme, mais aussi tout
ce qui, d’une manière plus générale, concerne le
« prendre soin ». Il est toujours question de
besoin. L’enfant a besoin qu’on prenne soin de
lui, il est le centre du monde. Il exprime des
besoins qui doivent être satisfaits. La tâche des
figures de soins est de s’adapter à ses besoins.
Les émotions sociales
Elle sont ainsi appelées parce qu’elles naissent
et s’organisent dans le lien social, que par effet
de circularité, elles contribuent en même temps
à réguler. Elles n’ont pas de pertinence en
dehors du lien. Elles s’orientent selon la qualité
du lien qu’elles contribuent à soutenir ou à
dégrader. On a pu montrer qu’elles
correspondent à l’activation des mêmes zones
sous-corticales. Mais celles-ci demeurent sous
le contrôle des lobes frontaux, des capacités
cognitives
complexifiées
au
cours
du
développement de l’enfant avec l’apparition du
langage parlé. Du coup, il est question de tout
un cortège d’émotions subtiles, qu’il vaut mieux
d’ailleurs
appeler
émotions-sentiments,
tellement ici comptent les représentations. C’est
lorsque les émotions sont provoquées par des
représentations
qu’elles
deviennent
des
sentiments.
C’est par le bon exercice des tâches éducatives
que l’enfant va pouvoir développer une bonne
socialisation, des capacités empathiques mieux
socialisées lui permettant de comprendre le
point de vue de l’autre et d’en tenir compte.
Je ne développerai pas aujourd’hui toute cette
dimension éducative et ses liens avec la
construction et la régulation des émotions
sociales. J’indiquerai seulement qu’à nouveau la
qualité de l’attachement entre en ligne de
compte.
L’autorité fonctionnelle exercée par les parents
est connectée à l’attachement sécure, de sorte
que l’un renforce l’autre et vice versa. À
contrario l’attachement insécure est connecté à
l’autorité dysfonctionnelle de sorte que l’un et
l’autre se renforcent mutuellement.
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 34
 Michel DELAGE : les émotions et l’action thérapeutique
La
différence
entre
fonctionnalité
et
dysfonctionnalité tient tout particulièrement à
la qualité de l’empathie dont font preuve les
parents, peu développée dans les attachements
insécures, beaucoup plus dans les attachements
sécures.
Les scientifiques qui abordent la question de la
régulation des émotions s’intéressent tout
spécialement à ce deuxième aspect en évoquant
le traitement cognitif. Ils réfléchissent alors en
termes de coping, d’évaluation et de
réévaluation cognitive, et s’agissant d’un groupe
comme la famille, ils évoquent les stratégies de
coopération,
de
communication,
de
raisonnements et d’attention développées à
plusieurs.
Pour ma part, je préfère réfléchir la régulation
des émotions en termes de mentalisation. À
l’origine, l’école de psychosomatique de Paris,
avec à sa tête P. Marty, a désigné comme
mentalisation la capacité à mettre en pensées,
en
représentations
communicables
et
partageables, les éprouvés, les ressentis, ainsi
transformés par une construction liée à
l’imaginaire.
Mais je vais surtout aborder ici quelques
aspects de la régulation des émotions, et tout
spécialement de celles qui sont mobilisées par le
stress. Cette régulation varie d’un individu à
l’autre, et même d’une culture à l’autre. Mais
elle est essentielle à considérer :


d’une part parce qu’elle permet le maintien
de l’équilibre biologique et psychologique
de chacun ;
d’autre part parce qu’elle contribue à
structurer et à contrôler la communication,
se situant par conséquent comme l’un des
fondements de la socialité.
Avec P. Fonagy, on comprend aujourd’hui ce
concept
dans
une
dimension
plus
intersubjective.
En
effet,
le
plein
développement de l’activité de pensée suppose
la mise en perspective de sa propre expérience
avec celle d’autrui. La mentalisation suppose
donc, comme le dit P. Fonagy, une fonction
réflexive, c’est-à-dire « l’aptitude à prendre en
considération les états mentaux de l’autre dans
la compréhension et le déterminisme de son
propre comportement ». En même temps P.
Fonagy souligne que cette aptitude est liée à la
construction
d’un
attachement
précoce
sécurisant. De cette manière, le processus de
mentalisation contient trois idées :

La régulation des émotions dans la vie
familiale

On peut dire de cette régulation qu’elle
comprend différents processus distribués le
long d’un continuum entre deux extrêmes :


à un bout, une régulation rapide, réflexe,
automatique, non consciente ;
et à l’autre extrémité une régulation
consciente, volontaire, lente et requérant un
certain effort.

l’idée d’une différenciation, entre ce qui
appartient en propre à soi, et ce qui
appartient à 1’autre, entre ce qui relève des
émotions et des cognitions ;
l’idée d’une liaison, c’est-à-dire la capacité
de lier émotions et cognitions, soi et les
autres ;
l’idée de flexibilité, permettant le va et vient
souple entre liaison et différenciation, soi et
les autres.
Dans une famille, l’activité de mentalisation
s’appuie sur l’activité narrative établie à partir
des expériences vécues par les uns et les autres.
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 35
 Michel DELAGE : les émotions et l’action thérapeutique
Ainsi se conjugue et s’articule une activité
collective et des processus mentaux individuels.
La qualité des attachements développés dans la
famille permet de plus ou moins grandes
capacités de mentalisation, et aussi de plus ou
moins grandes capacités de mise en mémoire,
d’historisation à partir de la création de
souvenirs incorporés à l’ensemble de la vie
psychique, et finalement de plus ou moins
grandes capacités à inclure les expériences
vécues dans des relations de sens.
Nous pouvons maintenant envisager
rapidement quelques difficultés dans la
régulation familiale des émotions :
Dans les conditions habituelles du quotidien :


Les familles constituées comme groupe
d’attachement « sécure » parce qu’on y
fait preuve de bonne souplesse relationnelle
et adaptative, développent une activité de
mentalisation riche. Les représentations
collectives s’enrichissent des expériences
émotionnelles propres à chacun et
rapportées dans l’activité narrative. On
possède de bonnes ressources affectives,
cognitives, pour s’adapter aux situations
stressantes de la vie de tous les jours.
Les familles constituées comme groupe
d’attachement insécure sont ici plus en
difficulté. Par exemple, on est facilement
insécurisé, et on éprouve vite le besoin
d’une plus grande proximité entre les uns et
les autres. C’est au prix d’insuffisance dans
la
différenciation,
de
contagions
émotionnelles,
d’activités
narratives
saturées par la forte charge émotionnelle.
Les processus de mentalisation sont plus
difficiles, de même que les changements
adaptatifs rendus nécessaires par certaines
situations.
Il s’agit ici de familles dites enchevêtrées où
dominent
les
attachements
insécures
préoccupés.
Mais aussi, il est d’autres familles où on réagit à
l’insecurité en se dégageant des liens avec les
autres, manière de se protéger de leur propre
souffrance insécurisante, en évitant de se sentir
envahi par leurs émotions. On procède aussi de
la même manière vis-à-vis de soi-même, de
sorte que les capacités de mentalisation sont
amoindries, tandis que l’adaptation au stress est
davantage centrée sur des éléments factuels,
concrets, et que les récits à partir desquels peut
se construire du sens, sont limités. Il s’agit ici de
familles désengagées où dominent les
attachements insécures évitants.
Les choses prennent une autre tournure dans
les situations de stress intense et de
traumatisme.
Plus le stress augmente, plus habituellement on
tend à partager nos émotions: les deux voies de
régulation sont utilisées, la voie automatique,
réflexe, non verbale et la voie volontaire,
consciente, verbale, celle par laquelle nous nous
livrons à une activité narrative qui peut soustendre l’activité de mentalisation.
Toutefois plus le stress augmente, plus la voie
réflexe, non verbale est utilisée au détriment de
la voie verbale. On parvient ainsi parfois à un
point de butée où la voie verbale n’est plus
utilisable. On est en panne de mentalisation. On
peut dire aussi blocage cognitif. Il en est
spécialement ainsi, dans une famille, lorsque les
émotions sont trop intenses, ou trop complexes
et contradictoires, à plus forte raison lorsque
des émotions sociales comme la honte et la
culpabilité sont activées.
On a alors des situations, ou dans une famille,
on fait contact parce qu’on est rassemblé par la
souffrance, mais on ne fait plus lien à
proprement parler car chacun, enfermé dans sa
détresse personnelle ne peut plus la
communiquer aux autres, pas plus qu’il n’est
véritablement en capacité de penser la
souffrance des autres.
Cet état peut être provisoire, dans les suites à
court terme de ce qui fait choc dans la famille ;
puis grâce à une diminution progressive de la
charge émotionnelle, la famille retrouve des
capacités de régulation. Cet état peut cependant
être plus durable. Les liens familiaux sont alors
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 36
 Michel DELAGE : les émotions et l’action thérapeutique
blessés, attaqués et
traumatisme familial.
on
peut
parler
de
Conséquences pour une action thérapeutique
Dans le traitement d’enfants ou d’adolescents
qui ont été soumis à la maltraitance
Nous pouvons retenir, comme je l’ai laissé
supposer, un blocage du développement
émotionnel et sensoriel avec des conséquences
au plan cognitif et au plan intersubjectif. Il
s’agit alors de pouvoir travailler la regulation
émotionnelle, c’est-à-dire de pouvoir repérer et
moduler les émotions et sentiments négatifs
comme la peur et la colère, de pouvoir accepter
et moduler les sentiments positifs (je dis
accepter parce que souvent les émotions
positives paraissent étranges car elles sont
inhabituelles, et qu’elles créent un malaise, une
menace pour les capacités de contrôle de
l’individu).
Donc cela suppose de travailler sur les trios
composantes de l’émotion :



la composante physiologique : en aidant au
repérage des changements corporels qui se
produisent ;
la composante cognitive : en aidant au
repérage, à la différenciation des émotions
ressenties ;
la
composante
comportementale
et
interpersonnelle : c’est un travail sur la
mentalisation dont il est finalement
question. Évidemment, tout cela n’est
possible que par l’établissement d’une
alliance thérapeutique qui impose au
thérapeute le repérage et le travail portant
sur ses propres émotions.
Lorsqu’en thérapie, on travaille avec les
émotions, c’est d’abord avec les siennes
propres. Il s’agit d’être particulièrement attentif
aux émotions que les personnes que nous
rencontrons font naitre en nous, c’est-à-dire
d’être attentif à nos propres sensations
corporelles. Il est question, comme disait
Elkaïm, de nos résonances. Quand nous
éprouvons une résonance émotionnelle, cela
signifie que nous entrons dans la danse
familiale. Nous pouvons alors nous mettre à
adopter des comportements similaires ; ou
bien/ après avoir examiné la résonance au
regard de notre vie personnelle nous pouvons
restituer les émotions au sein de la famille, sous
une forme consciente et volontaire. Ainsi nous
pouvons travailler, ces émotions, qui en ne se
disant pas, peuvent demeurer des obstacles
dans la vie familiale.
Voici un exemple de ce que je veux vous
dire ici.
Alors que je suis derrière la vitre sans
tain, une de mes collègues psychologues,
reçoit lors d’une première séance, une
famille composée des deux parents, de
leurs deux filles aînées, âgées de 18 et 16
ans et de leur garçon âgé de 14 ans. La
mère, lorsqu’elle a pris rendez-vous, a
expliqué que la famille était très éprouvée
par la crise cardiaque du père survenue
quelques mois auparavant. Le père a
connu alors une hospitalisation prolongée,
une intervention chirurgicale avec pontage
coronarien (la mère a dit au téléphone : «
Il a fallu l’ouvrir ! »). Depuis, il reste
diminué.
La consultation commence par les plaintes
de la mère au sujet du comportement de
son fils. Depuis quelques temps, il se
montre grossier, très désagréable à la
maison. Ses résultats scolaires sont en
baisse. Les enseignants se plaignent de son
comportement. D’assez longs échanges
s’ensuivent entre les uns et les autres
toujours centrés sur le comportement de
l’adolescent. Puis comme incidemment, la
mère précise que le soir le garçon s’isole
souvent dans sa chambre et se met à
pleurer. Ma collègue se tourne vers le
garçon, lui demande ce qui se passe.
Alors, il commence à faire part de son
angoisse de mort, de la peur éprouvée
durant la maladie de son père, du malaise
ressenti parce qu’on ne lui a pas permis
d’aller le voir, de la crainte qu’il éprouve
qu’il rechute. Le père assis à côté de lui
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 37
 Michel DELAGE : les émotions et l’action thérapeutique
l’observe attentivement et commence à se
frotter la poitrine dans la région
cardiaque. L’atmosphère devient lourde
dans la pièce. C’est alors que ma collègue
« zappe ». Elle passe soudain à autre
chose, en se tournant vers l’aînée des
filles et en lui demandant où elle en est de
sa propre scolarité.
S’ensuit une conversation entre les filles,
leur mère et la thérapeute, où il est
question du bac et des orientations
scolaires. Il ne sera plus évoqué jusqu’à la
fin de la séance de la maladie du père. Ma
collègue thérapeute est en résonance avec
cette famille où il vaut mieux pour tout le
monde éviter de parler de ce qui les
inquiète.
Cependant,
durant
la
conversation que je viens d’évoquer, le
garçon jusque là affalé dans son fauteuil,
se recroqueville, se prend la tête dans les
mains, s’isole manifestement de la
situation
actuelle
et
regarde
ses
chaussures. Son père continue à l’observer
avec inquiétude et se frotte la poitrine.
Ma collègue ne voit rien de tout cela.
Au bout d’un moment, l’adolescent se
redresse et reprend sa position affalée. Le
père pousse un soupir, arrête de se frotter
la poitrine et se met à intervenir dans
l’échange entre les femmes. Mais à
plusieurs reprises des coups d’œil latéraux
lui permettent de vérifier l’état de son
fils.
La mère et ses filles comme la thérapeute,
ont vu sans voir ce qui s’est passé. Des
émotions se sont montrées, mais ne se
sont pas dites, sauf malgré tout un peu le
garçon invité à s’exprimer.
On peut penser à des difficultés dans la
mentalisation des expériences vécues, et la
séance nous montre une défaillance de
contenance.
t-il à repérer ce qui est montré sans être dit, le
langage implicite en somme et les répercussions
éprouvées de ce langage des autres sur soimême.
Un premier objectif du travail est alors de
permettre au système familial de rendre
explicite cet implicite émotionnel, afin que
soient mobilisées des possibilités de régulation
mentalisées et d’orientation vers de nouvelles
modalités interactionnelles.
Le travail thérapeutique centré sur la
régulation familiale des émotions
Il s’inspire de plusieurs modèles.
Dans celui de Johnson par exemple on examine
dans la thérapie de couple les expériences
vécues à partir du modèle de l’attachement. On
cherche à permettre à chaque partenaire de
mieux comprendre les états affectifs du conjoint
et à modifier ses propres réponses
émotionnelles en fonction des besoins de
l’autre.
Selon les méthodes habituelles des anglosaxons la thérapie se déroule par étapes
réparties en plusieurs phases :



la première phase appelée « cycle de
désescalade » vise à désamorcer les conflits
du couple ;
la deuxième phase désignée comme
« changement
interactionnel »
vise
l’identification des besoins d’attachement
de chaque partenaire, l’amélioration de leur
expression directe et le travail sur les
réponses qui peuvent être apportées par
chacun aux besoins reconnus de l’autre ;
la troisième phase est dite de «
consolidation et d’intégration » avec
l’émergence de nouvelles caractéristiques
relationnelles
orientant
vers
des
attachements plus sécures.
Remarquons cependant qu’à trop se centrer sur
l’attachement on risque une approche assez
normative, tandis que le thérapeute semble
cantonné dans une position objectivante.
Ainsi chaque fois qu’on s’intéresse à un travail
sur les émotions, on doit s’entrainer me sembleAssociation Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 38
 Michel DELAGE : les émotions et l’action thérapeutique
Pour ma part, je préfère adopter un modèle plus
intersubjectif selon lequel il n’est pas tant
question de phases que de climat relationnel
auquel contribuent les postures du thérapeute.



Il est d’abord question d’une « alliance
thérapeutique » selon laquelle le thérapeute
s’efforce de constituer une base de sécurité
suppléante et provisoire. Il s’agit en somme
de privilégier ce que R. Scelles nomme une
«dimension phorique » selon laquelle le
thérapeute porte l’émotion de l’autre ou des
autres pour les autres, grâce à sa capacité
d’accueil, d’acceptation, grâce à sa capacité
de tenir en soi-même les émotions
négatives, celles qui sont exprimées
explicitement, mais plus encore celles que
les partenaires se montrent sans savoir
qu’ils se les montrent.
Il est ensuite question, dans une période
que je qualifie de « sensible », de permettre
l’émergence d’une dimension que l’on peut
qualifier de « sémaphorique » . L’implicite
est ici rendu explicite, ce qui, dans la famille
se communique émotionnellement de
manière non intentionnelle devient en
possibilité d’être exprimé avec des mots et
de soutenir les processus de pensée. Il n’est
pas question d’un travail d’interprétation. Il
s’agit du développement d’une activité
narrative au cours de laquelle le thérapeute
aide à l’élaboration d’une lecture, d’une
organisation de la vie émotionnelle qui se
manifeste dans les échanges.
Enfin la dimension « métaphorique »
permet par la mobilisation des processus de
pensée des uns et des autres de s’orienter
vers le travail de mentalisation compris
dans ce croisement que j’ai déjà souligné
entre l’intra-psychique et l’inter-psychique.
Je donne rapidement pour terminer un exemple
clinique pour illustrer ce que je cherche à vous
dire. Il s’agit d’une situation qui m’a fait
beaucoup réfléchir et que j’ai déjà présentée
ailleurs. J’en extraie juste quelques éléments.
Avec ma collègue, Annie Dupays, nous
rencontrons une famille très éprouvée par un
drame qui s’est produit six mois auparavant.
Une jeune fille de 18 ans vivant chez ses
grands-parents avait noué une relation
amoureuse avec un homme de 35 ans. À la
suite de circonstances trop longues à vous
raconter, cet homme a fait irruption au
domicile des grands-parents, armé d’un
revolver. Il a tiré sur la jeune fille qu’íl a
blessée, sur la grand-mère qu’il a tuée,
puis il a retourné l’arme contre lui et s’est
tué à son tour, devant le grand-père
médusé.
La famille que nous rencontrons se
compose du grand-père, de sa fille, de la
jeune fille victime et de ses deux sœurs
adolescentes, ainsi que d’une petite fille
de 4 ans et de son père, nouveau
compagnon de la mère.
Plusieurs séances sont consacrées à
l’accueil, à l’apaisement de la souffrance
de tous. Ils ne parviennent plus à échanger
entre eux en famille. Le compagnon de la
mère est moins impacté, mais il est
embarrassé, ne sait pas bien quelle
attitude prendre. L’évocation du drame et
d’autres traumatismes familiaux plus
anciens sont très douloureux.
La position phorique consiste à apprécier
les réactions émotionnelles des uns et des
autres, à repérer les sorties de la fenêtre
de
tolérance
émotionnelle
lorsque
quelqu’un se met à sangloter ou s’enferme
dans le silence. Ma collègue change de
place, vient se mettre à côté de celui ou
de celle qui va mal, cherche à l’apaiser.
Puis
l’évocation
en
cours
peut
éventuellement reprendre. Malgré tout, le
grand-père est inquiétant. Il présente un
état dépressif profond pour lequel il est
d’ailleurs traité. Il me touche beaucoup,
peut être aussi parce qu’il a mon âge,
parce que c’est un ancien militaire comme
moi, que nous avons des sujets d’échanges
autour de la Marine nationale. Mais en
même temps, je ne sais pas trop pourquoi,
je finis par ressentir une sorte de colère
envers ce grand-père. C’est peut-être
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 39
 Michel DELAGE : les émotions et l’action thérapeutique
parce qu’il ne répond pas à mes
sollicitations, qu’il se contente de
quelques monosyllabes. Mais je me dis que
d’autres semblent aussi un peu énervés. La
fille de ce grand-père ne le regarde pas
avec compassion. Il y a une certaine
dureté qui se dégage de sa manière d’être
avec lui. Mais la jeune fille victime a ellemême une attitude comparable envers sa
mère. Elle se tient à distance, aussi bien
d’elle, que de son grand-père qu’elle évite
de regarder. Ainsi, il me semble qu’une
colère vécue a plusieurs fige la famille. Je
prends le parti de le montrer au grandjour. Pour cela je bouscule un peu le
grand-père, je lui demande ce qu’il est en
train d’éprouver là, tout de suite.
⎯ Il me dit qu’il ne sait pas.
⎯ Je lui demande de faire attention à ce
qu’il éprouve corporellement et d’essayer
de mettre en mots ces sensations
corporelles.⎯ Il me dit que ça serre au
niveau du ventre. C’est tout noué.⎯ Je lui
demande si cette sensation se déplace.
⎯ Il me répond qu’il ne sait pas.
⎯ J’insiste.
⎯ Il finit par dire : « Ça monte, ça me sert
la gorge. »
⎯ Je lui dis : « oui... et après... je crois
qu’en fait vous êtes en colère. »
⎯ Et là il éclate : « Oui, je suis en
colère... je suis en colère après Morgan (sa
petite fille). Tout cela, c’est à cause
d’elle... et elle a eu le culot de dire que
malgré tout elle aimait ce voyou. » C’est
insupportable ajoute-t-il en criant et en
me regardant.
Je ne vais pas vous décrire le reste de la
séance. Il a beaucoup été question de la
colère de tous envers tous, en particulier
de la fille du grand-père qui avait des
motifs anciens de lui en vouloir. De Morgan
aussi qui avait des comptes à régler avec
sa mère (c’est pourquoi elle vivait chez
ses grands-parents) et qui ne savait jamais
ou était sa place. Chaque fois que l’un des
partenaires
exprimait
les
émotions
négatives
qui
l’envahissaient,
je
demandais au compagnon de la mère de
bien vouloir commenter et donner son
point de vue. À chaque fois, il a joué un
rôle intelligent de modérateur. Il a montré
ses propres capacités « phoriques », en
même temps que peu à peu émergeait de
nouveaux récits organisant de nouveaux
rapports de compréhension entre les uns
et les autres (dimension sémaphorique).
La séance a été longue, épuisante pour
tous, y compris pour nous-mêmes. Nous
nous sommes quittés éprouvés, et non sans
un certain malaise.
De surcroit les indisponibilités des uns et
des autres n’ont pas permis un rendezvous très rapproché. Nous avions des
appréhensions
pour
cette
nouvelle
rencontre. Nous sommes surpris de voir
tout le monde souriant dans la salle
d’attente. En rentrant dans la salle de
thérapie le grand-père me gratifie pour la
première fois, d’une solide poignée de
main. Il a complètement abandonné son
air abattu. Je m’adresse au compagnon de
la mère pour lui demander des nouvelles
de la famille. Il me répond que ça va bien.
Je lui demande de nous en dire plus, et de
nous expliquer ce changement que nous
percevons.
Il me dit: « Eh bien quand nous sommes
sortis de la consultation la dernière fois,
ça n’allait pas très fort. Alors le soir à la
maison, nous avons décidé de faire une
séance ».
Interloqué, je lui demande de préciser.
«Eh bien oui, nous avons fait comme ici...
sauf que c’était « sans vous ». »
Je lui demande alors de me raconter cette
séance : « Elle a duré toute la nuit » dit-il.
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 40
 Michel DELAGE : les émotions et l’action thérapeutique
À l’issue, certaines décisions ont été
prises... et maintenant, le grand-père est
sorti de sa léthargie. Il fait certains
projets. Morgan de son côté va beaucoup
mieux.
Tout n’a pas été réglé pour autant dans
cette famille. La thérapie s’est encore
poursuivie durant un an et demi.
Mais ce que je viens de vous raconter a
constitué la « période sensible » à partir de
laquelle a pu s’effectuer le traitement
intersubjectif du traumatisme, ou plutôt des
traumatismes car il y en avait d’autres dans
cette famille.
Chaque fois qu’il est ainsi possible d’ouvrir dans
la famille le registre émotionnel, et de rendre
explicite, avec les mots, ce qui n’était jusque là
qu’implicite, s’ouvre une « période sensible ».
Cela signifie des possibilités de nouvelles
régulations, de changements interactionnels et
de mentalisation, sous la réserve qu’il soit
possible pour le thérapeute de panser (avec un
a), et de penser (avec un e), afin de permettre à
la famille de penser avec lui, et de construire
ensemble de nouvelles significations.
BIBLIOGRAPHIE
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Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 41
 Xavier BOUCHEREAU : la bonne distance, c’est celle que le sujet supporte
La bonne distance, c’est
celle que le sujet
supporte7
Xavier BOUCHEREAU
Éducateur spécialisé de formation, Xavier
BOUCHEREAU a travaillé pendant près de dix
ans en AEMO avant d'occuper les fonctions de
chef de service dans une association de
prévention spécialisée. Il exerce aujourd'hui
comme cadre intermédiaire dans un service
éducatif en milieu ouvert et dans un service
d'action éducative intensive en milieu
familial. Soutenue par une approche
éclectique et résolument ancrée à la pratique,
sa réflexion témoigne d'un intérêt particulier
pour les questions éthiques, le sens de
l'engagement
professionnel
et
l'accompagnement des personnes en situation de
précarité. Il a publié, en 2013, aux Éditions
sciences humaines, « Au cœur des autres :
Journal d'un travailleur social ».
Préambule
Interroger la distance éducative impose
d’emblée de considérer deux points de vue, et
même trois, celui de la personne aidée cela va
de soi, c’est bien d’elle dont il s’agit avant tout,
celui du professionnel qui va permettre le lien,
lui donner corps, consistance, en un mot lui
donner vie, ce sera aujourd’hui notre principale
préoccupation, mais également celui de
l’institution, cet Autre, ce lieu qui autorise et
instruit la relation, nous ne pourrons pas
l’ignorer.
Trois
points
donc,
situés
objectivement et subjectivement, trois points de
vue indissociables mais aux réalités, aux enjeux,
aux contraintes différents, parfois divergents et
qu’il faut pourtant savoir ajuster, mettre en
musique pour que l’accompagnement proposé
donne la pleine mesure de ses qualités.
7 Cette intervention est extraite d’un ouvrage
en cours d’écriture sur l’implication
professionnelle et ses enjeux.
Mais avant de visiter avec vous ces trois points,
d’en interroger les différentes perspectives, et si
possible d’ouvrir quelques pistes, j’aimerais
commencer par une illustration clinique, un
morceau d’expérience. Car comme l’écrivait
Hegel « La source première de notre
connaissance est l'expérience »8 et c’est bien de
là, c'est-à-dire de ma pratique, de ce lieu si
singulier, dont je vous parle aujourd’hui, un
vécu pris sur le vif. Mais « L'expérience,
prévenait également le philosophe, enseigne
seulement qu'une chose est ainsi, c'est-à-dire
comme elle se trouve, ou donnée, mais non
encore les fondements ou le pourquoi. », j’ai
donc essayé, durant ces années de donner un
peu de sens à ce vécu, de m’accrocher à
quelques concepts, de les tordre parfois pour
qu’ils ne trahissent pas la vérité du terrain, et
en définitive d’en tirer quelques réflexions
pouvant orienter mon action. Je les ai
consignées dans deux ouvrages, Les non-dits du
travail social, et Au cœur des autres.
Les vignettes qui illustreront régulièrement
mon propos, comme un rappel nécessaire du
terrain, sont toutes extraites du second.
Mais ne trainons plus, entrons dans le vif de
sujet, par une vignette que j’ai intitulée Un mur
nous sépare.
Vignette 1
Un mur nous sépare
C’est une infection, un mélange d’urine
animale et de vêtements humides.
Nauséabond. Les volets sont clos, et la
femme me guide dans la pénombre
jusqu’au salon. Là, elle m’invite à
m’asseoir puis me propose un café. Je
refuse poliment. L’odeur est insoutenable,
j’esquisse un sourire, en prenant soin de
ne pas trahir mon dégoût. Il y a de la
nourriture par terre, la table est jonchée
de détritus, des restes du repas, des
bonbons mâchouillés. Près du mur, un
matelas posé à même le sol, sans drap ni
alèse. Il est noir de crasse, et piqué de
8 Propédeutique philosophique, Hegel
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 42
 Xavier BOUCHEREAU : la bonne distance, c’est celle que le sujet supporte
moisissures. « Je dors ici, me confie-t-elle,
Marina dort dans la chambre, juste là,
comme ça, elle n’entend pas la télévision.
» Elle ouvre la porte pour me montrer. La
pièce est vide, sans décoration ni jouets.
Les morceaux d’une tapisserie déchirée
pendent par endroits. Un vieux clic-clac
sert de couchage, une lampe torche traîne
par terre. « Marina a peur du noir »
m’explique-t-elle en souriant.
C’est ici, dans cet univers sordide qu’elle
élève sa fille de cinq ans, c’est ici que
mon accompagnement commence. Mais par
où commencer ? Comment parler
d’éducation à cette mère quand c’est sa
dignité qui l’a quittée ? Comment lui
parler d’école, d’hygiène, de règles quand
tout désir a fui les lieux et les corps? J’ai
en face de moi une femme sans âge, le
visage jauni par la pauvreté. Elle est là,
sans être là, comme absente d’elle-même.
Elle me parle, mais rien ne se passe, on
parle, c’est tout, les mots ne servent plus
à rien, ils se chargent de vide au moment
même où on les prononce. Chacun veille à
maintenir une certaine distance avec
l’autre, pour se protéger. Ce n’est pas de
la méfiance, plutôt une forme
d’ignorance, on se protège de celui qu’on
ne comprend pas. Un mur invisible nous
sépare, je crois d’ailleurs que je n’ai pas
très envie de passer de l’autre côté. C’est
un monde où les personnes s’habituent à la
misère parce qu’insidieusement la misère
s’est emparée d’eux. Cette femme ne voit
plus ce qui me répugne, elle ne sent plus
ce qui me dégoûte. C’est un monde où l’on
apprend à baisser la tête et à se taire pour
se faire oublier, où l’obscurité vous
soustrait au regard des autres, et où le
silence vous soulage de leurs jugements.
Elle ne viendra pas vers moi. Trop abîmée.
Il va falloir que je prenne sur moi, c’est à
moi de passer de l’autre côté du mur.
La théorie de l’esprit
Comprendre l’autre, approcher au plus près ce
qu’il ressent pour pouvoir l’aider, entrer dans
son monde, percer son univers sans le juger,
voilà l’une des principales qualités convoquées
chez les professionnels de l’accompagnement,
que vous soyez psychologue, éducateur,
assistant social ou technicienne en intervention
sociale et familiale… On attend de vous, en
réalité, que vous ayez développé plus que tout
autre ce que les chercheurs cognitivistes ont
étonnement nommé « La Théorie de l'esprit »
c’est à dire « la capacité d'un individu à
attribuer des états mentaux aux autres et à soimême », et donc à « interpréter un acte humain
selon la théorie (non explicite) que les pairs ont
un esprit et ne sont donc pas des machines »,
bref, on vous demande d’accompagner en
prenant en compte la réalité psychique de la
personne tout en comprenant quelque chose de
sa réalité physique, de son environnement.
Nous sommes, dans notre posture, assez proche
en fin de compte de ce qu’écrivait Ronald D.
Laing à propos de la philosophie existentielle, il
s’agit pour nous « de formuler ce qu’est le
monde de l’autre et sa manière d’y être », sauf
qu’à la formulation nous joignons l’action. Cela
change tout, vous le concéderez !
Le problème se complique encore un peu plus
quand les personnes n’ont pas appris à parler
d’elles-mêmes ou quand elles ont désappris,
quand les mots les fuient, quand elles sont dans
l’impossibilité de vous dire quoi que ce soit sur
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 43
 Xavier BOUCHEREAU : la bonne distance, c’est celle que le sujet supporte
ce qui les encombre. Ce n’est pas si rare, vous le
savez mieux que moi, et pour tout dire, mon
expérience me laisserait plutôt envisager qu’il
s’agit de la majorité des situations que nous
rencontrons. Nous sommes donc souvent
réduits à relier entre eux des indices
comportementaux, des sensations vagues, et
disons-le sans rougir, des intuitions.
Comprendre l’autre : l’imaginaire comme
unique horizon
Tout ça pour vous dire que le premier point de
vue sur la distance, celui de la personne aidée,
ne nous parvient que déformé, on ne peut, très
souvent que le supposer, l’imaginer. Car en
réalité les effets de la distance éducative que
nous initions ne sont visibles qu’après-coup,
dans la réaction qu’elle suscite : de la violence,
la rupture du lien, ou au contraire un brusque
rapprochement, une parole qui se libère, un
lâcher prise mais aussi de la confusion, de la
collusion et puis quelque fois de la confiance…
En fait tout est possible. Et si l’on peut tenter de
prévoir, d’anticiper, il faut à chaque instant se
réajuster à la vérité psychique qui émerge et qui
ne manque jamais de nous prendre à revers. Et
c’est pourtant là, dans notre capacité à
comprendre ce rapport entre la distance
éducative et les réactions qu’elles suscitent que
se joue la qualité du lien, sa pertinence et même
son efficience.
Du coté de la personne aidée, je n’irai donc pas
beaucoup plus loin, tant je suis désormais
convaincu qu’il n’y a pas de savoir sur l’autre
qui vaille, qu’il s’agit toujours pour nous d’une
nouvelle énigme, qu’on essaie tant bien que mal
de déchiffrer sans jamais vraiment y parvenir,
et à vrai dire, c’est tant mieux, l’autre pour vivre
à besoin de rester en partie impénétrable, y
compris à celui à qui il se confie. Donc du côté
de l’usager, la distance acceptable se devine, et
faute de pouvoir ici lui donner la parole sur ce
sujet, je ne crois pas pouvoir aller beaucoup
plus loin.
Du côté du professionnel :
Contenance, consistance, continuité
Du côté de professionnel c’est différent car si le
professionnel est lui aussi impacté par la
distance, qu’elle soit trop grande ou trop
réduite, si ses effets peuvent être, chez lui aussi,
déstabilisants, douloureux et parfois même
dévastateurs, il n’en reste pas moins que nous
sommes des professionnels, que nous avons
choisi, je l’espère, d’être là. Et qu’il y ait des
attentes à notre égard, de la part de l’institution
et de l’usager, n’est pas illégitime. La distance et
ses effets, positifs ou négatifs, notre implication
comme facteur de changement chez l’autre,
nous avons donc quelque chose à y voir, et tant
de choses à en dire, comme une compétence à
mobiliser. Mais repartons une nouvelle fois de
la pratique …
Vignette 2
Les murs étaient trop blancs
Je franchis la première porte, puis la
seconde, les deux sont contrôlées par
l’agent d’accueil. J’arrive dans un long
couloir entièrement blanc, quel que soit
l’endroit où mes yeux se posent, il n’y a
que du blanc, un blanc aseptisé, clinique.
C’est froid, c’est même glacial quand on
vient de dehors, on sentirait presque un
frisson vous parcourir le corps. Une
infirmière en blouse blanche m’accueille,
elle m’attendait, le service m’a réservé la
salle des entretiens.
J’ai rendez-vous avec un père de famille
qui a été hospitalisé il y a une semaine
suite à une crise de paranoïa aiguë. Ce
sont les voisins qui ont alerté les pompiers
en entendant les cris. L’infirmière me
transmet les consignes d’usage: parler
doucement, éviter les émotions trop vives,
ne pas hésiter à mettre fin à l’entretien si
Monsieur s’agite. Les médecins sont
inquiets pour lui, c’est la troisième
récidive en un an, et cette fois-ci ils ont
eu des difficultés à le stabiliser. Elle me
fait rentrer dans une petite pièce,
totalement vide avec au centre une table
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 44
 Xavier BOUCHEREAU : la bonne distance, c’est celle que le sujet supporte
ronde et trois chaises, la table est fixée au
sol. Je m’assieds. Et j’attends. La pièce se
situe à côté de la salle du personnel,
j’entends le bruit de fond de leurs
discussions. J’ai préparé mon entretien :
je viens lui donner des nouvelles de ses
filles, lui dire où elles sont, les décisions
que nous avons dû prendre durant son
absence pour prendre soin d’elles. Il est
malade, il n’en est pas moins le père.
C’est un père embarrassé par sa maladie,
et malheureusement parfois la maladie
l’emporte loin de ses filles. La porte
s’ouvre, il entre. Il est très amaigri, ses
joues sont creuses, des gouttes de sueur
perlent sur son front, il marche lentement,
à chacun de ses pas il traîne les pieds
comme si ses jambes étaient lestées par
du plomb. Se déplacer semble lui réclamer
un effort titanesque. Son regard ne brille
plus comme avant, il est comme éteint.
« Bonjour Monsieur Bouchereau, comment
vont mes filles ? » J’ai du mal à distinguer
ce qu’il me dit, je devine pour ne pas
l’offusquer en l’obligeant à se répéter. Les
mots qu’il prononce sont comme pris au
piège de sa mâchoire tétanisée, ils
s’envasent dans une bouche empâtée par
les médicaments et se libèrent, informes.
Les sédatifs l’ont vidé de lui-même, aspiré
de l’intérieur. Il n’est plus agité, il ne
délire plus, mais est-il encore là? Je ne le
reconnais pas.
Au fil de nos échanges, je m’habitue à sa
manière de parler, je le comprends de
mieux en mieux, moi-même je fais
attention à m’exprimer lentement. C’est
un entretien éprouvant. Dialoguer avec un
sujet pénétré par le délire paranoïaque est
troublant mais rencontrer un discours
psychotique excavé par les médicaments,
une parole asséchée de ses constructions
délirantes l’est tout autant. Je pèse
chacune de mes phrases pour ne pas le
mettre en difficulté, nos échanges sont
enveloppés d’une infinie précaution, je ne
suis pas là pour le fragiliser davantage. Je
veux continuer à faire exister les filles
auprès de leur père, et ce père auprès de
ses filles. Je ne lui demande pas grandchose, seulement de parler d’elles, et
c’est déjà beaucoup. Surtout ne pas aller
trop loin. Mais où est la limite ? Après une
demi-heure, il commence à fatiguer, je le
sens aux pointes d’agacement qui
émaillent désormais ses réponses. Il est
temps de nous séparer. Je lui promets de
revenir bientôt, je me lève et j’appelle
l’infirmière. Il la suit, du même pas lent et
lourd. Je le regarde s’éloigner dans le
couloir blanc. Il faudra que je demande
pourquoi un hôpital psychiatrique doit être
à ce point sans vie. Pour moi, la folie a
désormais une couleur : blanc.
Pas de lien sans fiabilité
Quand un éducateur intervient auprès d’un
parent et de son enfant, que cette aide soit
sollicitée ou contrainte par un juge, c’est
toujours que quelque chose s’est mal nouée au
sein de la famille, pour des raisons toujours
singulières. Une souffrance a envahi la relation
parent-enfant au point de la fragiliser voire de
la mettre en péril, les symptômes repérés étant
très souvent la conséquence des stratégies
familiales mises en place pour tenir cette
souffrance à distance. C’est de cette souffrance,
souvent implicite, voilée, consciemment cachée,
ou refoulée, que les personnes viennent déposer
auprès du professionnel. Et c’est bien de la
capacité du professionnel à l’accueillir sans
faillir que dépend en grande partie la fiabilité et
donc la qualité du lien éducatif qui s’établit
entre eux.
Une certaine aptitude à tenir
On attend d’abord de nous, une aptitude à tenir,
à faire face, et à contenir la souffrance dont
nous acceptons de devenir le dépositaire
temporaire, nous acceptons d’en contenir les
soubresauts, et parfois les assauts, nous en
acceptons les tumultes, les désordres. C’est loin
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 45
 Xavier BOUCHEREAU : la bonne distance, c’est celle que le sujet supporte
d’être un voyage de tout repos. Ce qui s’écroule
en l’autre, l’éducateur accepte d’en être le
réceptacle sans que cela ne s’écroule en lui,
pour qu’enfin, ça s’écoute et ça se parle. Ainsi
soulagé d’une part de ce qui l’encombre, ainsi
rassuré par le fait que celui qui lui porte
attention ne s’effondrera pas, l’usager peut
s’autoriser à le redéfinir et à agir sur ce qui le
gêne. Il peut oser changer, oser se changer.
est toujours inscrite dans une temporalité dont
le professionnel se saisit pour donner du sens à
l’accompagnement.
C’est
surement
une
évidence pour vous, mais il faut que la relation
dure le temps nécessaire à son efficience, et ce
temps n’est pas celui de l’action-réaction, il faut
qu’elle avance à son rythme, et surtout qu’elle
ne cède pas au premier coup de boutoir, ou à la
première impasse. Cela réclame bien entendu
de supporter les moments de vide, les périodes
de stagnation, et même de retour en arrière…
dans une société de la performance, c’est un
principe qu’il n’est pas si aisé de soutenir sans
susciter quelques interrogations voire quelques
suspicions.
Une modestie de la pratique
Un cadre et des limites d’intervention clairs
Cette consistance requise dans la relation
éducative peut être comparée à une enveloppe
qui rassure et sécurise, en cela la consistance
renvoie à la notion de contenance, avec sa
solidité et surtout ses limites. Elle offre des
contours suffisamment clairs, et résistants pour
que la personne soit en confiance, qu’elle puisse
à la fois se repérer (en identifiant rapidement la
limite de l’intervention) et se sentir retenue (en
percevant, de manière presque intuitive, la
sécurité interne du professionnel). C’est bien de
la fiabilité d’une relation éducative dont je vous
parle encore et toujours, inlassablement. En
d’autres mots, la personne qui vous demande de
l’aide doit pouvoir se dire « je peux compter sur
lui », « je peux avancer dans l’inconnu, il est
prêt de moi » « je peux compter sur ses
compétences, sur sa capacité à résister à ma
souffrance, elle ne le contaminera pas ».
Le temps nécessaire
Si la consistance s’allie à la contenance, elle
réclame aussi sa part de constance. Une relation
Vous comprendrez qu’il vaut mieux être sûr de
ses propres forces avant de promettre quoi que
ce soit à quelqu’un, il faut être intimement
convaincu de pouvoir aller au bout de ce que
l’on a entrepris avec lui. On ne peut pas l’inviter
à se confier (je dis bien inviter et non inciter), à
tout déposer sur la table, puis le laisser tomber
au milieu du gué parce que c’est trop difficile ou
trop long, parce que tout ne marche pas comme
on l’avait imaginé ou simplement désiré. Quelle
violence, on mesure mal les dégâts de telles
décisions, et ne nous cachons pas derrière notre
petit doigt, nous y avons tous succombé un jour
ou l’autre. Etre consistant c’est être à la hauteur
de ses promesses. Alors autant être modeste, la
consistance c’est aussi ça je crois, une certaine
modestie de la pratique.
Contenance, constance, consistance :
tentative de définition
De la consistance, de la contenance et de la
constance, voilà, je crois, ce que nous devons
viser dans chaque accompagnement, trois
dimensions indispensables et relatives les unes
aux autres. Chaque mouvement de l’une, même
infime, influence immédiatement les deux
autres. Impossible de les penser indépendamment, elles font partie d’une même réalité,
celle du lien qui se tisse entre vous et la
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 46
 Xavier BOUCHEREAU : la bonne distance, c’est celle que le sujet supporte
personne dans le lent travail d’accompagnement.
Contenance : L’espace
Mais si je devais malgré tout tenter de résumer
ce que nous venons d’approcher ici en vous
proposant quelques définitions, nécessairement
incomplètes, je dirais que la contenance
renvoie à l’espace de la relation, un espace à la
fois physique et symbolique. Ce sont les
frontières formelles et informelles que vous
dessinez autour de vous et de la personne qui
l’aident à se repérer, à se situer dans le lien. On
appelle ça parfois le cadre, bien que le terme
soit ici trop réducteur mais je n’ai pas le temps
de développer.
Consistance : la matière
Enfin la consistance c’est probablement la
qualité la moins saisissable, la plus difficile pour
moi à définir. Elle renvoie non plus à l’espace
ou au temps mais à la matière, à ce qui confère
à la relation sa substance, son contenu, avec,
comme en sciences physiques, ses propriétés
propres, qui sont celles du professionnel. Elle
correspond, chez l’accompagnant, à la
sédimentation des expériences, professionnelles
et personnelles, heureuses ou douloureuses,
une somme de vécus assimilés et assumés
transmise à l’autre sans qu’il y ait besoin
d’ailleurs d’en dire quoi que ce soit. Cette
matière, dont il se dégage un sentiment de
sécurité, de fermeté, c’est ce dont la personne
aidée peut se saisir chez le professionnel pour
penser sa propre question sans que ni l’un ni
l’autre ne soit trop fragilisé par ce moment de
partage. Autrement dit, c’est ce qui, dans la
relation, échappe à la rationalité et pourtant la
rend possible. Ce qu’il faut entendre ici, c’est
que la consistance nait de la sécurité intérieure
du professionnel, elle se nourrit de son passé,
de ce qu’il a vécu, de tout ce qui s’est ancré en
lui, de manière consciente sous forme de
souvenirs, mais aussi de manière inconsciente
sous forme de traces auxquelles il n’a plus
accès.
Constance : le temps
La constance, elle, a partie liée avec le temps,
c’est la répétition, la scansion, cette rythmique
qui accompagne le lien et qui résiste à l’épreuve
des mois et parfois des années, elle permet à
une personne piégée dans l’instant de sa
souffrance de s’en arracher pour se projeter
avec vous, vers une autre rencontre, puis une
autre décision, et puis rencontre après
rencontre, décision après décision, de
s’imaginer un avenir qui lui convienne et dont
vous ne faites plus partie. La constance c’est ce
qui rétablit pour une personne la flèche du
temps.
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 47
 Xavier BOUCHEREAU : la bonne distance, c’est celle que le sujet supporte
Négocier la distance relationnelle :
Deux pistes de réflexion
C’est bien au croisement de ces trois qualités, de
ces trois piliers de la relation, dans la possibilité
de les faire tenir ensemble que la notion de
distance éducative intervient et prend tout son
sens. Non pas une bonne distance comme on
l’entend parfois, une distance millimétrée, au
cordeau, mais bien plus surement une distance
réfléchie, interrogée, dosée et donc malléable,
élastique, une distance sur laquelle le
professionnel agit pour rendre le lien possible et
durable, afin que le lent travail de réajustement
ait le temps de s’opérer. Vous comprendrez
aisément que dans ces conditions, il existe donc
pour moi deux écueils à éviter : d’un côté une
distance calcifiée par le tout technique, parce
que sa rigidité instrumentale la fragilise, de
l’autre une distance livrée aux seules émotions
et aux bons sentiments, parce que son
engagement sans limite l’affranchie de la
pensée. Dans les deux cas, l’autre disparaît, soit
il s’efface sous un savoir technique froid et
désaffectivé, soit il est englouti par le
narcissisme du professionnel-sauveur. La
distance que je vous propose est toute autre,
elle se cherche constamment, s’adapte en
permanence, accepte d’avancer mais elle ne
refuse aucunement de reculer quand il le faut,
c’est une distance qui permet et qui protège, en
d’autres termes, la bonne distance c’est celle
que le sujet supporte, une distance qui n’effraie
pas le lien, et quand je fais référence au sujet,
c’est bien au pluriel qu’il faut l’entendre, le
professionnel et celui que l’on nomme
abusivement l’usager.
Mais comment jouer avec l’élasticité de cette
distance, à quel moment s’impliquer, et à quel
moment se préserver ? C’est surement plus
facile à dire qu’à faire, je vais cependant tenter
d’ouvrir deux pistes de réflexion. Etre à l’écoute
de soi, et prendre acte de l’institution. Une
troisième est importante à mes yeux, la
réflexivité, mais le temps qui m’est imparti ne
me permet pas de la développer et j’ai donc
choisi aujourd’hui de la mettre de côté, une fois
n’est pas coutume.
Etre à l’écoute de ses mouvements internes
Se saisir de la distance, jouer avec elle pour
soutenir le lien à l’autre, nécessite de la part du
professionnel de bien se connaitre, de repérer
ses forces comme ses lignes de failles. Or cellesci sont à la fois structurelles et contingentes,
structurelles parce que chacun a sa
personnalité, avec ses énigmes, ses récurrences,
ses zones d’ombre, ses points de rupture, on
touche là à ce que Jean-Claude Razavel nomme
le « roc de structure », c’est-à-dire le noyau dur
de ce que nous sommes. Pas grand chose à faire
donc. Mais nos forces et nos failles sont
également contingentes parce qu’une part de
nous dépend des circonstances, nous sommes
poreux
à
notre
environnement,
un
environnement qui peut soit nous fragiliser soit
nous rassurer. C’est pourquoi, en fonction de ce
que nous vivons, une parole ou un geste peut
nous déstabiliser un jour, ou passer totalement
inaperçu un autre jour. Notre sensibilité, notre
réceptivité dans la relation d’aide sont
dépendantes de notre état, et donc de notre vie
quotidienne, c’est pourquoi la frontière entre les
sphères intimes et professionnelles est si floue
dans nos métiers. Nous avons tout intérêt à être
à l’écoute de nous-mêmes, non pas pour se
plaindre, ou se trouver toujours de bonnes
raisons de ne pas agir, mais bien pour
apprendre à attendre le bon moment d’y aller,
et les périodes où nous devons, au contraire,
demeurer prudents avec nos élans réparateurs.
J’ai toujours pensé que c’était une force de
savoir reculer quand on se sentait un peu plus
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 48
 Xavier BOUCHEREAU : la bonne distance, c’est celle que le sujet supporte
fragile. Et c’est pourquoi dans le titre de cette
intervention je vous faisais cette proposition : la
bonne distance c’est celle que le sujet supporte.
Et il faut entendre par sujet, la personne
accompagnée bien entendu, tant l’intervention
sociale quand elle se fait abusive peut être
source d’un sentiment de persécution chez elle,
mais derrière le sujet il y a aussi le
professionnel car c’est un vrai savoir faire, et
j’ose dire une vraie compétence de savoir ce que
l’on supporte et comment on le supporte dans
notre relation à l’autre. Cela permet de tenir ses
promesses, celles du lien tissé, je vous en ai déjà
dis deux mots.
blessures. Toutes ces émotions sont en nous, on
ne les accroche pas au portemanteau en
arrivant au bureau, et ils deviennent
rapidement les passagers clandestins de la
relation d’aide. Il faut donc savoir négocier avec
eux, s’ajuster à nous-mêmes pour que ce ne soit
pas à la personne aidée de le faire. Ce serait un
comble, non ? Mais qui pourrait prétendre dans
cette salle que cela ne lui est jamais arrivé.
Sûrement pas moi. Le principal risque pour un
professionnel de l’aide est bien de renverser la
logique des places, en se réparant au détriment
d’autrui.
Garder le désir et le partage au centre
Se connaître, ce n’est pas se comprendre
« Ne peut être un éducateur, prétendait Freud,
que celui qui peut sentir de l'intérieur la vie
psychique infantile, et nous adultes ne
comprenons pas les enfants, parce que nous ne
comprenons plus notre propre enfance. (Freud,
"L'intérêt de la psychanalyse" (1913), in :
Résultats, idées, problèmes) ». Mais être à
l’écoute de soi, apprendre à repérer les indices
de nos propres états mentaux, apprendre à
identifier ses fluctuations, n’impliquent pas que
nous en sachions tout et que nous devions tous
nous allonger sur le divan et sonder les
profondeurs de notre inconscient avant
d’exercer notre profession. Certains ont
défendu ce principe en d’autres temps, dans une
lecture trop orthodoxe de la psychanalyse, par
héritage ou par loyauté à Freud, je n’en sais trop
rien, ce ne sera évidemment pas mon cas. Il y a
des choses en nous qui doivent rester cachées, y
compris à nous-mêmes, le fantasme de la
transparence, où qu’il se dépose, ne fait
rarement que du bien. On s’adresse à un
psychologue ou un psychanalyste quand
quelque chose cloche, et que cela fait trop mal,
pas pour devenir éducateur.
Etre à l’écoute de soi, apprendre à se connaître,
ce n’est pas ça, ce n’est pas tout comprendre des
méandres de sa psyché. Il s’agit simplement,
modestement, de respecter l’idée que nous
créons de la relation avec ce que nous sommes,
avec nos humeurs inégales, nos turpitudes
émotionnelles, nos joies, nos peines, parfois nos
Pour se reconstruire et trouver en eux les
ressources, je crois que les personnes que nous
accompagnons ont souvent besoin d’une
énergie extérieure, comme pour réamorcer un
désir qui s’est appauvri à force de souffrance.
Elles ont besoin de sentir ce désir chez l’autre,
c’est-à-dire en nous, les professionnels. Elles
ont besoin de deviner dans notre implication
que notre écoute ne triche pas, que nous nous
sentons concernés par ce qui leur arrive. Nous
avons à partager tout ce qu’il y a de vie en nous,
cette flamme qui nous pousse à la rencontre.
Cet investissement du professionnel est
fondamental parce qu’il témoigne d’une chose :
l’autre est important à ses yeux. J’ose même
penser que ce moment de partage, cet instant
d’écoute et de parole où le désir de la rencontre
se déploie, est le fondement même de notre
action, le cœur de la relation et de ses effets.
Mais je serais incomplet si j’ignorais ici les
écueils possibles de cette implication
professionnelle. Car notre implication est
indispensable, pourvu qu’elle ne suffise jamais à
elle-même, qu’elle n’autorise pas tout, et qu’elle
reste, contre vents et marées, raccrochée au
cadre, celui de la mission. En cela, il ne faut
surtout pas confondre préoccupation de l’autre
et volonté de le sauver, désir de le rencontrer et
jouissance de le transformer, ou pour reprendre
les mots de Daniel Sibony « partage et don de
soi ». Prudence donc, votre investissement est
une condition pratique autant qu’une clause
éthique, mais aucun investissement ne saurait
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 49
 Xavier BOUCHEREAU : la bonne distance, c’est celle que le sujet supporte
être total sans être totalitaire, et c’est toujours
l’usager qui en paie le prix et parfois le
professionnel lui-même. Le don de soi est une
porte ouverte au « sacrifice de professionnalité
», terme utilisé par Paul FUSTIER. On devine
les effets induits d’un tel sacrifice, tant pour le
professionnel que pour la mission qui est la
sienne.
Porter l’institution
Avant de conclure, je dois vous dire quelque
chose de l’institution, cet Autre dont je vous
proposais en introduction que sans lui il n’y
avait pas de relation qui tienne, j’aurais du
préciser pas de relation d’aide, et même pas de
relation d’aide professionnelle. Mais basculons
une dernière fois du côté de l’expérience, avec
un premier exemple qui ne manquera de vous
rappeler quelques souvenirs.
Vignette 3
Pause-café
C’est un rituel, tous les matins on se
retrouve autour d’un café. Le premier
arrivé sait ce qu’il a à faire. On arrive les
uns après les autres. On parle de tout et
de n’importe quoi, des anecdotes
personnelles les plus futiles aux
inquiétudes professionnelles les plus
tenaces. On prépare la journée à venir, on
débriefe la journée passée, on sollicite
quelques conseils, on dédramatise une
situation, on refait le monde, on
s’emballe, on critique, on s’agace, on rit,
on se moque, on se provoque, on se
taquine, on parle politique, on parle de
nos enfants et puis parfois on s’engueule.
C’est un moment important qui va au-delà
de la simple convivialité, l’équipe se
construit aussi là, dans la cuisine, loin du
regard du chef, dans cette parole ouverte,
spontanée. Chacun apprend à connaître
l’autre, dans ses humeurs, ses
contradictions, ses disponibilités, ses
réticences, ses points de tension, ses
moments de faiblesse, toutes ces petites
choses qu’on trimballe pour aller à la
rencontre de l’enfance en danger. Nous
avons tous besoin les uns des autres pour
travailler, c’est d’ailleurs la seule manière
de vivre ce métier sans s’embourber.
Vignette 4
Le vouvoiement
Jamais je ne me suis fait prénommer. Les
parents comme les enfants m’appellent
tous Monsieur Bouchereau. Et depuis mes
débuts, j’ai instauré le vouvoiement, une
manière de poser une ligne de
démarcation, pour que les places de
chacun soient bien identifiées, pour que je
ne cède pas à la confusion, à cette idée
saugrenue que je pourrais les comprendre
parce qu’au fond, nous serions tous
pareils. Une manière également de ne pas
duper les personnes en leur laissant croire
que notre relation est une relation comme
les autres. Aussi solennel soit-il, le
vouvoiement ne m’a jamais empêché, je
crois, d’être proche de ceux que
j’accompagne, simplement parce que
proche n’a jamais voulu dire identique. Je
pense même exactement le contraire, pour
être proche il y a une nécessité à être
différent, sinon plus personne ne peut dire
« Je ». Or ces hommes et ces femmes que
je rencontre tous les jours ont un besoin
impératif de dire « Je ».Voilà pourquoi je
les vouvoie.
La fonction n’est pas l’organisation
En ces temps un peu difficiles pour le travail
social, on attend beaucoup de l’institution, on
attend d’ailleurs souvent beaucoup trop, et on
attend beaucoup trop parce qu’on pose assez
mal la question de sa fonction et de ses ressorts.
On la pose de manière trop organisationnelle,
mécaniste, on l’interroge sans cesse à un niveau
matériel, concret, presque physique (comment
le travail est organisé ? comment le droit du
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 50
 Xavier BOUCHEREAU : la bonne distance, c’est celle que le sujet supporte
travail est respecté ? comment les procédures
protègent ?…) ; tout cela est fort utile, c’est
même indispensable, n’entendez donc aucune
réticence à ce sujet de ma part, ce serait une
grave erreur, un malheureux malentendu, mais
entendez en revanche que c’est selon moi loin
d’être suffisant. Et j’émets l’hypothèse qu’à trop
rétracter notre compréhension de l’institution
sur ce seul champ de l’opérationnel, de la
forme, on l’appauvrit au niveau du fond, et in
fine on l’asphyxie. C’est ce qui, je crois, abîme
actuellement les relations dans notre secteur.
L’institution, à être ignorée, voire effacée dans
sa principale fonction, sa fonction symbolique,
ne régule plus comment elle le devrait les
accompagnements, renvoyant professionnel et
usager dans un face à face, un lien à la distance
morbide, qui peut rapidement devenir
insupportable pour vous comme pour ceux que
vous accompagnez. Mais quelle est donc cette
curieuse fonction dont je vous dis qu’elle est
essentielle et qui pourtant nous échappe ?
Quelle en est la forme, la logique ?
L’Institution est en chaque professionnel ou
n’est pas
Je vais peut-être vous surprendre, mais cette
fonction, c’est celle que vous portez, celle que
chacun d’entre vous incarne. Une part de
l’institution, cette part si importante dans la
relation, elle est là, inscrite en vous, dans ce que
vous dites, mais aussi dans ce que vous ne dites
pas, et c’est bien à vous, à nous donc, de veiller
à ce qu’elle opère au niveau qui est le sien, le
niveau symbolique. Je vais surement vous
étonner encore un peu plus en vous disant qu’il
est de notre responsabilité de prendre soin de
l’Institution, Institution avec un grand I. Mais je
crois que tout cela mérite quelques précisions
mais pour cela je vous demande, si vous le
voulez bien, de laisser de côté un instant vos
représentations sur l’institution et surtout vos
nombreuses attentes à son sujet.
Quand vous allez à la rencontre d’une personne
vous êtes en situation de travail, autant dire que
vous y allez toujours avec votre contrat de
travail dans la poche, c’est bien lui qui affirme,
je dis bien affirme, que cette relation n’est pas
une relation comme les autres. Elle répond à
une commande sociale. Elle est ordonnée, au
double sens du terme : ordonnée au sens
d’imposer,
vous
ne
choisissez
pas
d’accompagner telle ou telle personne, tel ou tel
enfant, mais également au sens d’organiser,
mise en ordre, car cette relation obéit à des
formats qui souvent préexistaient avant vous et
qui subsisteront après votre départ, vous
répondez en quelque sorte à des schèmes
propres à votre profession et à votre service.
Que retenir de tout ça, simplement que dans la
relation quelque chose échappe à votre liberté,
qu’il y a dans toute relation professionnelle de
la contrainte, du tiers, de l’imposé, et c’est ce
tiers, cette contrainte, cet imposé qui permet
une distance supportable. Qu’un professionnel,
comme je l’ai vu, s’affranchisse de ce tiers, qu’il
nie cette part institutionnelle qu’il porte en lui,
qu’il fasse de la relation une question privée
(privée de tiers) et il se livre aux tourments
d’une relation dérégulée, où la nécessaire
implication
devient
envahissante,
où
l’indispensable réserve devient sourde et
aveugle. Alors quand nos bons sentiments, nos
indignations nous poussent à rejeter hors de
nous l’institution, méfiance, l’effondrement
relationnel n’est jamais très loin avec tout ce
qu’il génère de souffrance chez l’usager comme
chez le professionnel. Et étonnamment, quand
tout cède, quand on perd pied, c’est souvent
vers l’institution elle-même qu’on se retourne,
lui reprochant ne de pas avoir su nous protéger!
Quel paradoxe ! Bref cet Autre institutionnel
c’est vous, c’est ce que vous en avez compris et
assimilé. C’est cette petite voix qui se rappelle
continuellement à vous, et vous susurre « Suisje bien à ma place ? ». Veillez à l’écouter, à en
faire bon usage, c’est votre meilleur allié dans
des accompagnements souvent émotionnellement éprouvants.
L’institution n’est pas une entité extérieure, ni
une idée purement abstraite, ni même un
simple lieu de la pratique. Ce qu’il faut
comprendre ici, c’est que je considère
l’institution comme un tout, un ensemble plus
ou
moins
cohérent
de
règles,
de
représentations, de mythes, de désirs, de
craintes, de discours formels et informels, un
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 51
 Xavier BOUCHEREAU : la bonne distance, c’est celle que le sujet supporte
tout complexe donc, dont nous sommes tous,
chacun dans nos attributions, des parties
agissantes et créatives. Le tout institutionnel
décrit ici est bien, comme on l’envisage
généralement, la somme des parties, mais
chaque partie, c’est-à-dire chacun d’entre nous,
chaque professionnel comprend en lui une part
du tout, et c’est cette part institutionnelle
incluse qui nous rattache à l’ensemble, comme
aux autres.
La comparaison la plus simple pour aborder
cette idée est celle de l’organisme. Celui-ci se
compose de multiples cellules, c’est bien la
somme des cellules, leur enchevêtrement, leur
maillage qui constituent formellement, presque
visuellement l’organisme, mais en même temps,
on retrouve dans chaque cellule un brin d’ADN,
toujours le même, c’est la part du tout, le
représentant de l’organisme au sein de chaque
cellule. On sait que cet ADN organise, et relie
les cellules entre elles, il permet à l’organisme
de fonctionner de manière cohérente. Sans cet
ADN, ou si cet ADN est défectueux, la cellule
meurt, et l’organisme dans son ensemble peut
lui aussi être endommagé. C’est pourquoi, la
part institutionnelle dont nous sommes les
délégataires et les dépositaires est si cruciale,
chacun d’entre nous est responsable de
l’institution et de son bon fonctionnement, et
donc
de
son
efficience
dans
les
accompagnements que nous exerçons.
sourire, de leur imaginer un autre avenir,
une autre condition que celle qui leur est
promise ; impasse d’une pratique qui
s’essouffle au contact de la misère et de
la souffrance, qui s’enlise dans les inerties
et les paradoxes de notre société.
Désir que l’on devine chez l’autre, que
l’on tente de réanimer, de faire vivre;
impasse d’une relation éducative où plus
rien n’accroche, où le rejet fait place au
silence et le silence à l’indifférence. Désir
et impasse se succèdent, se relaient,
s’entremêlent, s’interrogent, se
confondent, se combinent me laissant
parfois enthousiaste, parfois découragé,
jamais résigné. Mais le jour où l’impasse
sera celle de mon propre désir, alors il
sera temps pour moi de m’éclipser.
Je vous remercie.
En guise de conclusion …
En guise de conclusion, une dernière réflexion
qui un jour de doute s’est imposée à moi …
Désir(s) et Impasse(s)
Désir et impasse sont sûrement les deux
mots que j’aurais le plus souvent
prononcés dans ma carrière
professionnelle. Désir de voir les personnes
s’en sortir, désir farouche qu’ils
redressent la tête, qu’ils soient enfin fiers
de ce qu’ils sont, désir de protéger les
enfants, de les regarder de nouveau
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 52
 Susann HEENEN-WOLFF : oser écouter pour doser la relation
Oser écouter pour doser
la relation
Susann HEENEN-WOLFF
Formée à la société Psychanalytique de Paris,
Susann WOLFF est aujourd'hui membre
titulaire de la société Belge de Psychanalyse,
société
composante
de
l'international
Psychoanalytical association, et professeur de
psychologie clinique à l'Université Catholique
de Louvain et à l'Université Libre de Bruxelles.
Elle a publié aux Editions De Boeck en 2007,
Psychanalyse pour une certaine liberté.
Parmi vous il y en a très certainement beaucoup
qui connaissent la petite anecdote, rapportée
par Freud, de cet enfant qui appelle depuis sa
chambre à coucher : ‘Tante, dis-moi quelque
chose, j’ai peur, parce qu’il fait si noir.’ La tante
lui répondit : ‘A quoi cela te servira-t-il, puisque
tu ne peux pas me voir’. – ‘ça ne fait rien’,
répondit l’enfant, ‘du moment que quelqu’un
parle, il fait clair’.
La parole qui fait lumière dès lors qu’elle est
entendue.
Nous vivons dans une période où l’écoute n’est
pas vraiment mise en valeur. Il semble que nous
n’avons plus le temps pour tout simplement
écouter ; mieux vaut agir, - rapidement,
efficacement. Ecouter l’autre patiemment,
comme on le fait par exemple en psychanalyse,
une, deux ou trois fois par semaine, peut encore
sembler sympathique ; mais juste écouter,
n’est-ce pas plutôt anodin, suranné – surtout :
n’est-ce pas du temps perdu ?
Quand nous allons mal, quelles sont les choses
qui peuvent nous soulager ? La dernière fois,
quand cela n’allait pas du tout pour vous, dans
votre vie, essayez d’y penser, comment cela
s’est-il passé ? Qu’est-ce qui vous a procuré un
soulagement, une lueur d’espoir ?
Il est très probable que, dans ces moments
difficiles que nous connaissons tous, vous ayez
trouvé du soulagement en vous racontant à un
ami, à un proche, en vous confiant à quelqu’un.
Et même si cette personne proche vous a peu
parlé, le simple fait d’avoir été écouté valait
peut-être déjà mieux que de rester seul avec son
chagrin et ruminer son problème. Souvent, en
parlant à quelqu’un, des perspectives s’ouvrent
que l’on n’avait pas vues la veille tout seul à la
maison.
Il n’est pas difficile de trouver autour de soi des
gens qui donnent des conseils, des
interprétations, mais qu’est-ce que c’est difficile
de trouver quelqu’un qui vous écoute vraiment,
avec attention, avec patience ; qui, avant même
de comprendre, enregistre tout simplement
dans les détails votre façon de voir les choses,
vos paroles.
Stop, quelque chose doit changer
Je cherche de l’aide
J’y « crois »
Regardons de près ce qui opère dans chaque
prise en charge (sauf celles qui se font par
contrainte) : Pierre décide que les choses ne
peuvent pas continuer ainsi. Il cherche de l’aide
et prête donc à quelqu’un le pouvoir de l’aider.
Freud a appelé cela « l’attente croyante », Lacan
a parlé du « sujet supposé savoir ». Sur cette
croyance s’appuie le transfert. Ce transfert
opère dans chaque prise en charge,
psychanalytique ou pas. En psychanalyse, on en
fait le levier de la prise en charge alors que dans
d’autres approches on travaille avec ce
transfert, de façon silencieuse, souvent à l’insu
des protagonistes.
Quelqu’un est désormais « là »
Je souhaite démontrer que cela fait déjà
beaucoup ! Nous voyons un Pierre qui s’est mis
au travail, peu importe s’il a trouvé un
psychanalyste, un systémicien, un travailleur
social, une infirmière. Il est en travail auprès de
quelqu’un dont il fait à l’intérieur de lui ce qu’il
veut. Il fait de l’intervenant très probablement
une figure sécurisante, secourante.
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 53
 Susann HEENEN-WOLFF : oser écouter pour doser la relation
Si l’intervenant ne se défend pas contre une
telle attribution, nous serions dans une position
d’écoute de type analytique.
Ceci dit, si cela ne fait pas un analyste de tout le
monde, l’expérience psychanalytique quant aux
effets de l’écoute peut nous être utile dans
d’autres types de prise en charge, de faire
fructifier certains de ses éléments pour
accueillir ce sujet-là, dans une situation donnée,
dans sa singularité, en sur-mesure de ses
besoins.
« Ecouter »
Aujourd’hui, on prétend disposer de techniques
bien plus efficaces et rapides pour aider l’autre
à mieux vivre sa vie, à se défaire de son
malheur, de ses symptômes, à gérer ses
émotions, sa maladie mentale. Or on oublie trop
souvent que beaucoup de gens souffrent car ils
ont l’impression que l’on ne les a jamais écouté,
et que, aujourd’hui non plus, on ne les écoute
pas. En conséquence, ils n’arrivent pas à
s’écouter eux-mêmes ce qui peut entraîner des
difficultés majeures dans leurs relations aux
autres et, en conséquence, à eux-mêmes.
Beaucoup de formes de souffrance psychique,
de symptômes, même de maladies mentales
sont sous-tendus par un manque d’expérience
d’être écouté – dans ses besoins vitaux, dans
son développement plus général.
Quel paradoxe : la recherche dans le cadre de la
communication humaine a avéré que l’écoute,
en comparaison avec d’autres activités
communicatives comme la parole, la lecture,
l’écriture, est la plus pratiquée ; en même
temps, à l’école et à l’université, nous
apprenons surtout à bien parler, à lire
attentivement, à écrire sans fautes, et, bien sûr,
à se taire ! – mais nous n’apprenons rien sur les
façons différentes d’écouter et sur les effets
qu’une telle écoute peut revêtir.
Ecouter l’autre n’est pas égale à la réception
d’ondes acoustiques. Ecouter implique la
tentative d’entendre, ce qui relève d’une écoute
active, à ne pas confondre avec une retraite
interne (« cause toujours ! ») ou une écoute
sélective (du « lapsus », du « signifiant »). Une
écoute active, mais retenue renvoie à une
attitude de base par rapport à l’interlocuteur, il
ne
s’agit
pas
d’une
technique
de
communication.
Ecouter simplement, sans guetter quelque
chose, comporte des aspects différents.
La fonction contenante de l’écoute
Ecouter peut avoir une fonction contenante : la
présence de quelqu’un qui écoute de façon nonintrusive est aussi importante que l’échange de
paroles ou des interprétations. Ecouter peut
avoir la même fonction que la préoccupation.
La préoccupation quant au bien-être de l’autre,
une préoccupation à l’instar de la fonction dite
maternelle, aussi une préoccupation quant à
tout ce que l’autre n’a pas encore pu dire.
L’écoute retenue, qui n’est pas à confondre avec
le seul silence de l’intervenant, déploie ses effets
puisque le patient, se sentant écouté, se voit
encouragé ou pressé de continuer à parler.
L’écoute de l’intervenant, d’une façon
structurelle, a un effet déstabilisant, au moins a
minima. Tout d’abord, l’écoute est le plus
souvent
vécue
comme
une
empathie
silencieuse ; or, l’écoute retenue continuelle
sollicite d’autres paroles, ce que le patient peut
vivre comme si ce qu’il racontait ne suscitait pas
l’intérêt de l’intervenant. Dans ce contexte-là,
Theodor Reik faisait remarquer : Au patient
« vient une idée qu’il ne souhaite pas exprimer
ou qui est difficile à exprimer. Il parlera
d’autres choses, mais ressent qu’il réprime
quelque chose. Ensuite, il se tait, comme
l’intervenant. Pour la première fois, la situation
ne semble pas impossible, mais tout de même
malaisée. Le patient, qui ressent cela, continue
à parler de futilités et de banalités, mais la
pensée mise en lisière revient. C’est comme si
cette dernière voulait être exprimée, mais
contraignait au silence puisqu’elle fait intrusion
et dérange. Le patient peut à présent chercher
de l’aide auprès de l’intervenant ; or, ce dernier
se tait, comme si c’était la chose la plus
naturelle du monde, comme si ça ne comptait
pas alors que, habituellement, on tente d’éviter
les silences gênants ».
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
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 Susann HEENEN-WOLFF : oser écouter pour doser la relation
Ecoute n’est pas égale Silence
Dans la théorisation de l’attitude de
l’intervenant, il me semble important de
différencier « silence » et « écoute ». Même si
l’attitude de l’intervenant semble être la même
– il reste plus ou moins silencieux – la
différence de l’accent est de taille. « Silence »
implique que ce que l’analysant exprime n’est
pas (encore) l’essentiel, « écoute » implique
plutôt l’idée que pourrait se dire (encore)
davantage. « Ecoute » évoque une réceptivité
active de l’intervenant, « silence » plutôt
l’abstinence ou le refus de suivre le patient là où
il est.
La logique dans la pensée d’autrui ne se révèle
que dans l’après-coup. Il faut écouter « jusqu’au
bout ». Si l’écoute est bloquée sur quelque chose
de précis, si on guette le lapsus, si on est à
l’affût de la moindre occasion de faire un
commentaire, une interprétation, on empêche
autrui de penser (plus) librement.
Avertissement « empathie »
Et ici, un petit avertissement quant à
l’empathie. Il est évident que nous sommes des
êtres empathiques, à fortiori nous qui avons
choisi de travailler avec l’autre humain. Mais
que faire de cette capacité empathique ? Trop
d’empathie peut être aussi néfaste que trop peu.
Trop d’empathie peut être vécu comme
envahissante. Elle risque aussi d’enfermer
autrui dans une seule interprétation de sa
situation, de son émotion. Or nous sommes des
êtres ambivalents.
Prenons l’exemple de la femme d’un homme
alcoolique.
Peut-être
pleure-t-elle
en
consultation car son mari violent la bat ainsi
que ses enfants. Il semble évident qu’on
compatisse, qu’on est empathique : « Cela doit
être très dur pour vous ». « Je vous
comprends ».
Mais : pourquoi cette femme a-t-elle choisi un
homme dépendant ? Quelles représentations
sont responsables pour le fait qu’elle ne mette
pas ses enfants à l’abri de cet homme violent ?
Pour arriver à ce que cette femme se pose des
questions et trouve des réponses, encore une
fois, il faut l’écouter « jusqu’au bout » et ne pas
seulement accuser réception de son désespoir.
Aider l’autre à explorer sa propre pensée, c’est
possible avec tout type de personne, peu
importe la souffrance ou la psychopathologie.
Voici une courte vignette clinique :
Il s’agit d’une artiste, apparemment très
douée, avec un fonctionnement toujours
proche de la psychose. Elle vient me voir
depuis plus de dix ans, de façon fort
irrégulière et toujours à sa demande. Elle
souffre beaucoup de ses relations aux
hommes qui se soldent le plus souvent par
un échec. Depuis de longues années sa fille
souffre des altercations, parfois violentes,
de sa mère avec ses divers partenaires.
Dans le grand appartement qu’elle
occupait, cette femme hébergeait des
sous-locataires afin de pouvoir payer le
loyer. Pour retrouver une certaine
intimité, elle devait toujours se retirer
dans sa chambre à coucher, voire dans son
lit. Après des années de tergiversations, et
grâce au soutien financier de son père,
elle finit par acheter un plus petit
appartement pour elle et sa fille. Tout
seul, mais soutenu par des amis et par son
père, elle organise la rénovation des lieux
et le déménagement. Deux jours avant
celui-ci, elle vient me voir, à sa demande,
tout à fait épuisée. Elle dit être
complètement dépassée et vivre un
véritable breakdown. J’attends, je
l’écoute, même quand elle se tait
brièvement, puisque – à part compatir – je
ne vois pas quoi dire pour que le latent
voie le jour. « La force active du silence »,
selon le psychanalyste allemand et
contemporain de Freud, Théodor Reik, qui
a écrit le livre avec le merveilleux titre
Ecouter avec la troisième oreille, « laisse
paraître le superficiel des paroles et
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 55
 Susann HEENEN-WOLFF : oser écouter pour doser la relation
contraint le patient à aller plus loin que ce
qu’il avait l’intention de faire ».
Dans le décours de la séance, puisque la
patiente attend bien sûr une réaction de
ma part, elle se sent incitée à continuer à
parler et raconte que, contrairement à ses
habitudes, elle a accepté des engagements
professionnels supplémentaires durant la
semaine du déménagement.
Je ne souhaite pas m’attarder sur les
mécanismes psychiques spécifiques qui
l’ont amené à ce tour de force, mais
souligner que seule mon écoute retenue a
permis de révéler la contribution active de
ma patiente à sa situation désastreuse. Je
n’avais même pas besoin d’interpréter.
L’énonciation de ses actes suffisait à ce
qu’elle se rende compte de sa
responsabilité à son épuisement extrême
et ainsi ouvrir la porte vers une
exploration de son fonctionnement
psychique.
Malgré mon silence et l’absence d’expressions
empathiques de ma part, l’effet apaisant
ressenti peut être compris par le phénomène
que Theodor Reik décrit de la façon suivante :
« Il faut savoir que le patient, dès la première
séance, attribue à ce silence une certaine
signification. Pourquoi ne devrait-il pas penser
qu’il est naturel et nécessaire pour l’intervenant
de rester très silencieux pour pouvoir écouter
attentivement ? Le plus souvent, ce silence a un
effet apaisant, bienfaisant. Le patient
l’interprète de façon préconsciente comme un
signe d’attention silencieuse, d’une attention
qui lui apparaît comme un exemple de
sympathie ».
Les effets spécifiques de l’écoute retenue
L’écoute retenue déclenche l’expression de
chaînes d’idées, on ne s’arrête pas à une idée
mais on développe.
Déclencher une suite d’idées
Si le soignant écoute patiemment le discours de
son interlocuteur, un vide émergera que, dans
la plupart des cas et de façon spontanée, le
patient tendra à vouloir combler. De ce fait, une
suite d’idées est déclenchée.
Parler : rétroaction sur le locuteur
Enoncer des pensées à voix haute provoque une
rétroaction sur le locuteur. « Souvent, le patient
est légèrement effrayé de ce qu’il vient de dire,
mais soulagé en même temps puisqu’il l’a dit.
Ici, le silence de l’intervenant a un effet
encourageant et a plus d’impact que l’auraient
des mots » (Reik).
Quand ma patiente parlait de son surmenage et
se rendait compte qu’elle-même en était
responsable, une intervention n’aurait pas eu sa
place : l’effet silencieux rétroactif des énoncés
était largement suffisant.
Nous avons tous probablement déjà pu faire
cette expérience qu’une situation change
radicalement une fois la chose dite !
« Cet impact conféré aux mots constitue un fait
psychologique étonnant et trop peu pris en
considération ; une fois les choses dites, elles
revêtent une autre valeur que ce que nous
avions imaginé. Le mot énoncé a un effet
rétroactif sur le locuteur. Le silence de
l’intervenant intensifie cette réaction ; il
fonctionne comme une caisse de résonance »
(Reik).
Le latent
L’écoute retenue signifie au patient que tout
n’est jamais dit, mais qu’il reste toujours des
non-dits derrière les mots énoncés, des choses
tenues en lisière.
Cette position d’attente et d’écoute constitue
une garantie pour que l’intervenant et le patient
ne tombent pas trop vite d’accord sur ce qui
serait « au juste » le problème du patient ; qu’ils
ne se mettent pas trop rapidement d’accord
qu’elles sont ses « vraies » émotions, car nous
savons que tout conflit, toute émotion est
surdéterminé. Derrière chaque émotion
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 56
 Susann HEENEN-WOLFF : oser écouter pour doser la relation
exprimée peuvent se cacher des affects et des
images encore latents. C’est la raison pour
laquelle une empathie active envers le patient a
comme effet de passer bien souvent à côté du
conflit inconscient.
Si je m’étais adressée de façon compréhensive à
ma
patiente
souffrant
massivement
d’épuisement, son masochisme, sa culpabilité
inconsciente, ses tendances à l’autopunition,
n’auraient probablement pas eu accès à sa
conscience.
En soi, le silence revêt un caractère interprétatif
puisque les choses restent ouvertes, ce qui
déclenche une suite de paroles et permet la
permanence du désir, sans qu’une signification
soit arrêtée.
A ceci s’ajoute que le discours du patient ne
s’adresse qu’en apparence au thérapeute. Une
retenue quant aux interventions contribue à ce
que l’intervenant reste en arrière-plan, ne se
montre par trop en tant que personne présente ;
c’est la condition pour l’émergence d’un espace
virtuel au sein duquel une pensée créative peut
émerger et s’exprimer. Il s’agit de signifier au
patient que l’intervenant ne se considère pas
comme le destinataire privilégié d’un message,
mais qu’il est là pour permettre l’émergence
éventuelle de mouvements qui s’adressent –
aussi – à d’autres personnes significatives.
Par contre, lorsque l’intervenant intervient
beaucoup, par des questions, des remarques, il
se propose inévitablement comme objet réel.
« Finalement, le patient parle-t-il avec
l’intervenant ? Avec un certain Dr. A. ou un
certain Dr. B. ? Non, il ne parle pas avec lui,
mais devant lui, et il y a aussi ceux qui
l’écoutent mais qui ne sont pas présents »
(Reik).
La fonction maternelle primaire
J’ai déjà démontré en quoi l’écoute retenue de
l’intervenant met à la disposition du patient un
espace silencieux, une caisse de résonance qui,
de façon inconsciente, est vécue comme une
mère (précoce) contenante, qui aide à endurer
et tempérer l’excitation interne.
Une réceptivité est nécessaire pour pouvoir
tolérer des séquences incompréhensibles, voire
confuses, qu’il convient souvent, dans un
premier temps, d’écouter telles quelles. Toutes
ces positions correspondent à celles de la mère
« suffisamment bonne » décrites par Winnicott.
Une telle mère permet à l’enfant de développer
une capacité à se penser seul en présence d’elle,
en présence de l’autre.
L’écoute retenue favorise la capacité d’être
seul en présence de la mère
Winnicott a insisté sur le fait que la capacité de
l’individu à être seul est le signe le plus
important de maturité affective. Il écrit : « Le
fondement de la capacité à être seul est donc
paradoxal puisque c’est l’expérience d’être seul
en présence de quelqu’un d’autre ». Nombre des
personnes que nous prenons en charge
manifestent une difficulté à « être seuls » et ont
besoin de l’autre, de sa présence et de ses
valorisations, pour le maintien de leur équilibre
narcissique. Les réseaux sociaux prennent ici
une de leurs significations majeures. Nous
entendons des phrases comme : « je ne le
comprends pas », « je ne le sais pas », « ne
pensez-vous pas aussi ? », « que dois-je
faire ? ». Si l’intervenant accompagne cette
recherche en écoutant de façon bienveillante, la
personne se laissera, avec le temps, davantage
aller à ses pensées, c’est-à-dire à pouvoir être
seul en présence de l’intervenant.
Les réponses émergent de lui-même.
« C’est seulement lorsqu’il peut être seul (en
présence de quelqu’un) que le petit enfant peut
découvrir sa vie personnelle. L’alternative
pathologique est une existence fausse,
construite sur des réactions à des excitations
externes. Quand il est seul, dans le sens où
j’emploie ce mot, et seulement quand il est seul,
le petit enfant est capable de faire l’équivalent
de ce qui s’appellerait se détendre chez un
adulte. Il est alors capable de parvenir à un état
de non-intégration, à un état où il n’y a pas
d’orientation ; il s’ébat et, pendant un temps, il
lui est donné d’exister sans être soit en réaction
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 57
 Susann HEENEN-WOLFF : oser écouter pour doser la relation
à une immixtion extérieure, soit une personne
active dont l’intérêt et le mouvement sont
dirigés. Le terrain est prêt pour une
expérience pulsionnelle. Arrive une perception
ou une pulsion : dans ce cadre, la perception ou
la pulsion sera ressentie comme réelle et
constituera
vraiment
une
expérience
personnelle » (fin Winnicott). C’est justement
ce fonctionnement qui pourrait être favorisé par
l’attente silencieuse de l’intervenant.
Dans ce sens-là, l’écoute retenue permet au
patient un processus de subjectivation.
Ecouter : permettre la subjectivation grâce à
la narration
L’écoute retenue permet au patient un
processus de subjectivation, c’est-à-dire
d’établir un lien entre des événements vécus et
la réalité psychique interne :



transformer, s’approprier des vécus en
réalité subjective ;
faire un lien entre des événements
vécus et la réalité interne ;
s’approprier les vécus suite à leur
transformation à travers un processus
narratif.
La subjectivation est le résultat de la capacité de
clarifier les relations entre la réalité externe,
d’un côté, et les mouvements psychiques
internes et représentations, de l’autre. Seul le
discours de la personne peut faire émerger une
telle symbolisation, c’est-à-dire une mise en
mots sensée, des vécus et des pensées, des
fantasmes et des affects qui y sont liés.
Attendre, en écoutant, signifie que les réponses
ne pourront pas venir de l’intervenant mais
émergeront de la personne elle-même.
Avec l’aide de l’intervenant, qui donnera, bien
sûr, lui aussi, sporadiquement une version de ce
qu’il croit avoir entendu, mais peut-être même
sans cette version, il découvrira de nouveaux
liens qui lui permettront d’avoir une autre
vision de sa vie, de sa condition humaine, et qui
feront apparaître ce qui en était exclu ainsi que
la compréhension de la raison pour laquelle
cette exclusion avait été si importante. Paul
Ricœur comprend ces processus comme
« narratifs » : « Parler de soi, (..) c’est alors
passer d’un récit inintelligible à un récit
intelligible. ».
Ecouter patiemment l’autre contribue à élargir
les capacités auto-narratives de celui qui parle,
c’est-à-dire les capacités de se raconter avec
plus de facettes, de nuances, plus de profondeur
émotionnel et ainsi se subjectivant par rapport
à son histoire.
Last but not least, le plaisir que l’on acquiert de
penser en présence de l’intervenant peut être vu
comme l’équivalent d’un auto-érotisme réussi,
qui aura à son tour un effet bienfaisant sur le
narcissisme de la personne en face de nous et
son autonomie.
Pourquoi sommes-nous souvent amenés à trop
parler ?
Mes expériences en supervision dans des
Centres de jour, dans les Centres de guidance,
dans les Services des hôpitaux psychiatriques,
me confrontent souvent au phénomène qui
indique à quel point la tentation est grande de
se laisser entraîner par le patient dans une
situation qui ressemble trop à un entretien, et
ce par le simple fait que l’écoute retenue peut
être vécue par l’intervenant lui-même comme
insuffisante ;
aussi
souhaite-t-il
faire
rapidement de nouvelles propositions sur la
façon de voir les choses. Ainsi, il fait obstacle à
une pensée plus autonome du patient puisqu’il
ne lui laisse pas le temps nécessaire pour que
les choses puissent émerger et se déployer.
Nous sommes obsédés par l’idée de l’efficacité.
Theodor Reik : « Mon expérience m’a montré
que, après la phase initiale de l’analyse, pendant
laquelle nous prenons connaissance de la
personnalité du patient, de ses vécus, de ses
conflits, symptômes, inhibitions et angoisses,
suit souvent un temps de confusion et
d’insécurité, une sorte de vide chaotique. Nous
pêchons en eau trouble et ne pouvons pas voir
où nous allons. Nous ne sommes pas seulement
confus et désemparés, mais facilement
impatients et peut-être même un peu angoissés,
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
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 Susann HEENEN-WOLFF : oser écouter pour doser la relation
même si nous arrivons à camoufler ces
sentiments silencieux. Nous sommes impatients
face à l’analysant parce que nous sommes
impatients nous-mêmes. Pourquoi se comportet-il de façon si irraisonnable ? Pourquoi
s’enfuit-il dans ses symptômes névrotiques au
lieu de regarder la réalité en face et de surpasser
ses difficultés comme un adulte le ferait ?
Pourquoi ces idiosyncrasies et bizarreries, ces
angoisses superflues, ces pensées torturantes,
ces phobies et ces obsessions ? Quel gâchis
d’énergie émotionnelle et intellectuelle qui
pourrait être bien mieux utilisée ! Nous ne le
comprenons pas et devenons impatients. Nous
sommes dans l’incertitude et bien loin de
connaître les réponses. Notre sympathie initiale
pour le patient semble être mise en danger,
tellement nous aspirons à ‘le comprendre’.
L’intervenant doit apprendre comment l’un
parle à l’autre sans mot. Il doit apprendre à
écouter avec une ‘troisième oreille’. Il n’est pas
vrai qu’il faut crier pour être entendu. Si on veut
être entendu, il faut chuchoter ».
L’utilité de la psychanalyse hors situations
thérapeutiques « types »
Ouvrir vers le jeu et la créativité se fait en
donnant de la place au sujet pour que celui-ci
puisse se déployer en étant écouté, avec, dans la
psychanalyse contemporaine, un accent
moindre sur l’importance de l’interprétation
formulée. A présent, nous sommes davantage
orientés vers l’investigation des modalités qui
rendent
possibles
les
transformations
psychiques : la figurabilité, la représentabilité.
Il s’agit de permettre à l’autre de développer des
outils psychiques qui permettent de penser son
propre monde interne.
Dans un sens plus large, il s’agit de favoriser
l’appropriation subjective par l’individu des
pans de sa vie psychique. Une telle position
d’aide relève davantage d’une disposition
interne que d’un cadre donné d’emblée.
Mettre en mot des affects et des idées
nécessitent la transformation de processus de
pensée primaire (plutôt inconscientes, peu
structurées, pensée en images) en processus de
pensée secondaire (pensées plutôt conscientes,
structurées, pensée en mots): des actions
imaginées et des idées incidentes sont soumises
à un processus psychique élaboratif, ce qui
mène vers une pensée plus structurée. Une telle
élaboration aide à diminuer la charge affective
liée à des pensées et des représentations :
l’affect brut se transforme en émotion plus
affinée et, après cette transformation, l’émotion
peut être communiquée et partagée dans un lien
intersubjectif. Et c’est justement dans cette
tension-là où on peut situer la capacité du sujet
à réfléchir pour ne pas être livré à des motions
purement
énergétiques
(excitations
débordantes internes). Comme le disait Bion :
« La pensée vient elle-même à remplir la
fonction jadis dévolue à la décharge motrice –
celle de débarrasser la psyché d’un
accroissement d’excitations. »
Ecoute analytique vs écoute fermée
On pourrait être tenté de croire que l’écoute
retenue telle que définie jusqu’à présent
ressemble à ce qui se pratique comme technique
d’écoute dans le courant rogérien. Carl Rogers
était un psychologue d’orientation dite
humaniste américain. Il a œuvré dans le champ
de la psychologie clinique mais est intervenu
également dans les relations d’aide plus large,
les relations humaines de tous les jours et
même au niveau des relations politiques
internationales. Son approche « centrée sur la
personne » met l’accent sur la qualité de la
relation entre un thérapeute et son patient et, in
fine, entre les humains en général. Par ailleurs,
son approche se veut résolument « positive ».
Rogers insiste pour que chacun fasse confiance
à son propre « lieu d’évaluation interne » avant
de prendre une décision dans le contexte d’une
situation affective complexe. Parmi d’autres
aspects qu’il aborde, il y a l’importance accordée
aux sentiments et aux émotions plutôt qu’aux
aspects cognitifs d’une situation, l’attention
portée au présent plutôt qu’au passé, et
l’importance essentielle de la relation
thérapeutique elle-même comme élément
primordial dans l’évolution de la personne.
Lorsque l’on parle de l’ « approche centrée sur
la
personne »,
trois
conditions
sont
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 59
 Susann HEENEN-WOLFF : oser écouter pour doser la relation
communément citées pour résumer les qualités
dont doit faire preuve l’intervenant : il s’agit de
l’empathie, du regard positif inconditionnel et
de la congruence - à comprendre dans le sens de
l’ « authenticité » du thérapeute. Rogers pensait
que chaque personne a en elle la capacité de se
comprendre,
d’avancer
et
de
savoir
intuitivement ce qui est important pour elle.
Retenons dans ce contexte le « regard positif
inconditionnel » de l’intervenant qui distingue
nettement l’approche rogérienne de l’approche
psychanalytique. En psychanalyse, nous
jugeons important que l’intervenant, tout en
gardant sa neutralité bienveillante, se permette
toute la gamme de « regards » sur son patient,
même un regard « haineux », comme nous le
savons depuis l’imminent travail de Winnicott
sur le contre-transfert. Le « travail » du contretransfert permettra à l’intervenant de ne pas
tourner ses sentiments contre le patient, de ne
pas
les
agir.
C’est
son
expérience
psychanalytique personnelle – souvent pendant
des longues années – qui rend possible un tel
maniement des ressentis. Dans l’approche
psychanalytique, nous ne privilégions non plus
les émotions par rapport à des idées incidentes,
des fantasmes etc, alors que le thérapeute
« centré
sur
la
personne »
essaie
systématiquement de souligner les émotions.
L’écoute psychanalytique se veut plus ouverte,
tournée notamment vers une exploration de ce
qui sous-tend les attitudes et sentiments du
sujet : la pensée latente, les représentations et
les souhaits qui sont à la base des affects, des
émotions et bien évidemment de la souffrance –
qu’elle soit de tonalité dépressive, maniacodépressive, psychotique ou autres.
Freud pensait qu’une tendance à porter
l’attention tout spécialement sur l’affect – que
ce soit du côté du patient ou du clinicien - est
contre-productive si l’on veut permettre à
l’autre de déployer sa pensée. Ce précepte peut
paraître scandaleux, mais il est jugé essentiel en
psychanalyse dès lors que l’on veut explorer
avec quelqu’un sa vérité interne à lui.
Ecouter dans le cadre des institutions psychosociales et psychiatriques
La maladie mentale est la maladie humaine par
excellence. Elle est ce qui affecte électivement
l’homme dans ce qui le distingue de l’animal.
Une vache même très folle n’est jamais à
proprement parler une malade mentale.
Peu importe de quelle maladie mentale il s’agit
(schizophrénie, psychose maniaco-dépressive,
mélancolie, etc.), elle est toujours vécue par un
individu avec son histoire spécifique - son
histoire psychique, son histoire traumatique,
son histoire transgénérationnelle -, et ses
représentations très personnelles qui en
découlent, ses aspirations, ses relations
familiales et amicales.
Tout clinicien sait que le malade, notamment
lorsqu’il est en crise, a un discours fragmenté,
désordonné, apparemment insensé. Nous
disposons d’aide médicale pour les gens en
crise, les médicaments anti-psychotiques
(neuroleptiques), les antidépresseurs, les
anxiolytiques. Mais retrouver « ses esprits »
dans un sens plus large nécessite une autre
manière d’aide : mettre en mots ce qui a
précédé la crise, formuler ce qui s’est passé
durant la crise dans le but de s’approprier ce qui
a été vécu comme venant de l’extérieur (par
exemple à travers des hallucinations). Ici aussi,
l’écoute est indispensable pour que le sujet ose
affronter les affres de ce qu’il a vécu ou est en
train de vivre, ose penser ce qui lui est arrivé,
ose penser sa maladie.
Dans
son
œuvre
testamentaire
Le
rabaissement, l’écrivain Philip Roth fait écrire
une
ancienne
patiente
d’un
hôpital
psychiatrique une lettre à un homme qui était
interné pour dépression au même moment
qu’elle : « Je me souviens de vous avoir raconté
mon histoire. Je vous revois m’écoutant repas
après repas. Je n’arrêtais pas de parler. J’étais
désespérée. Je pensais que ma vie était finie. Je
voulais en finir. Vous ne vous en doutez sans
doute pas, mais votre écoute patiente m’a aidée
à passer le cap, à l’époque. (..) Grâce au ciel,
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 60
 Susann HEENEN-WOLFF : oser écouter pour doser la relation
vous ne m’avez pas dit que j’étais folle, mais
vous avez continué à écouter ma folie comme si
j’avais toute ma raison. Je vous en remercie ».
Qui sait - aujourd’hui, où beaucoup de « psys »
ne prennent plus le temps d’écouter leur patient
ou ne peuvent plus prendre le temps nécessaire
car le côté administratif prend toute la place, le
salut réside peut-être dans la rencontres
d’autres patients qui prêtent l’oreille pour que la
pensée puisse s’organiser de nouveau ?
L’importance d’une écoute d’orientation
psychanalytique pour la psychiatrie se mesure
au fait qu’elle contribue à maintenir une
médecine de la personne où l'histoire
individuelle et psychologique du patient compte
plus que l’inventaire des symptômes.
A partir du moment où l’on admet qu’un sujet
dispose d’une organisation psychique originale
et complexe, dont le langage, en tant que
système d’échanges lié à des représentations
symbolisables et partageables, nous informe des
émotions mises en jeu, on ne peut pas exercer
en psychiatrie en dehors des échanges
intrapsychiques et interpersonnels. C’est ainsi
que la pratique psychiatrique acquiert sa
véritable dimension et sa véritable profondeur.
L’approche
psychanalytique
amène
l’intervenant travaillant en institution psychiatre, psychologue, infirmier ou assistant
social - à ne pas se fonder sur l’unique
observation des symptômes en vue du simple
établissement diagnostique, mais, dans la
rencontre clinique et ses enjeux relationnels, à
décentrer son écoute à partir de son implication
singulière afin d’évaluer ce que ces symptômes
peuvent représenter pour le patient lui-même,
ceci dans l’espoir, à plus ou moins long terme,
de permettre à celui-ci d’en circonscrire les
différentes et éventuelles « significations » en
fonction de son histoire psychique personnelle.
Cette « disposition d’accueil » sera une aide
précieuse qui permettra au praticien, dans le
cadre de la relation clinique, de comprendre le
point de vue de la réalité psychique du patient,
et de la façon dont elle se déploie dans cette
rencontre.
Ecouter en temps de crise
Face à l’intensité des angoisses et confronté aux
mesures défensives de tous ordres que le
désespoir entraîne chez le patient (violence,
délire, passages à l’acte, etc.), le soignant doit
répondre sur le plan du soin dans l’urgence. Son
écoute se trouve donc prise entre l’urgence des
mesures de soins qu’il doit apporter pour
diminuer l’angoisse du patient (médicaments,
internement, etc.) et l’intensité de la résistance
que le psychotique offre à toute tentative de la
part du clinicien de comprendre ce qui soustend sa symptomatologie. L’écoute en temps de
crise permet d’entendre des conflits profonds,
mais souvent ceux-ci sont accessibles à une
élaboration avec le patient seulement une fois
cette crise surmontée.
Dans l’après-coup, la « crise » est le plus
souvent perçue par le patient comme quelque
chose de très douloureux : le patient peut se
sentir « coupé » d’une partie de lui-même, voire
« dépossédé » d’un aspect de lui-même qu’il
souhaitait garder secret ; cette blessure
narcissique, liée à la honte et à l’humiliation,
peut entraîner la fuite des lieux de soins et du
lien thérapeutique. Il y a lieu d’écouter le vécu
du patient pour prévenir un échec du traitement
dans sa globalité : reconnaissance de la douleur
et de ses effets au moment de la crise. Pour cela
il est nécessaire de comprendre ce que le patient
tente de communiquer.
Heureusement, même les malades les plus
graves conservent généralement une partie
d’eux-mêmes qui fonctionne avec un contact
plus adéquat à la réalité. La psychanalyse offre
une théorie du développement mental qui a
pour axiome que tout individu est soumis aux
mêmes principes de développement comme aux
mêmes exigences de « travail psychique » : elle
abolit de ce fait toute séparation radicale entre
le « normal » et le « pathologique ». Elle permet
que l’on reconnaisse chez un même sujet la
coexistence de différentes modalités de
fonctionnement psychique, dont certaines
peuvent s’apparenter à des registres d’ordre
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 Page 61
 Susann HEENEN-WOLFF : oser écouter pour doser la relation
pathologique. En temps de crise, le clinicien se
contentera d’accepter et de contenir ce qui vient
du patient, sans pour autant en analyser les
contenus, et d’attendre la restitution des
conditions psychiques qui permettront au
patient – grâce à l’écoute de sa souffrance et à la
relation de confiance établie – de reprendre les
commandes de son fonctionnement.
Le cadre théorique de la référence
psychanalytique permettra au clinicien de
replacer le symptôme dans la globalité du
fonctionnement psychique du patient. Il ne se
situera plus alors dans la seule perspective
thérapeutique normative pour laquelle le
symptôme n’est évalué qu’en termes de
comportement. Le fonctionnement psychique
sera ainsi reconnu dans son originalité, avec sa
consistance propre et sa place dans l’économie
psychique du patient, ce qui permettra à celui-ci
une intégration grâce à la possibilité de
développement de ses capacités élaboratives, pour cela, il faut être écouté.
L’écoute : travail de la culture
Une petite merveille linguistique : jusqu’au
XVIIème siècle, le français ne distinguait pas les
actions de panser et de penser. Le verbe penser
s’appliquait tantôt aux idées, tantôt aux
personnes. Le sens général en était celui de
prendre soin ou de se préoccuper de quelque
chose ou de quelqu’un. Je trouve cette
particularité linguistique intéressante car elle
étaye ce que nous, intervenants, pensons sur le
lien entre la relation d’objet et le besoin de
penser/panser.
La méthode psychanalytique repose sur
l’échange de mots. Nous sommes des êtres
parlants, qui se caractérisent justement par la
faculté de parler. Nous ne parlons pas parce que
nous sommes des femmes et des hommes, mais
nous sommes des humains parce que nous
parlons. Beaucoup d’expériences traumatiques
renvoient à des actes de paroles, à des mots et
des phrases qui ont blessé. Il n’est pas rare que
notre destin psychique dépende d’événements
linguistiques, des mots que nous trouvons et
que nous écoutons. Pour comprendre le
background d’une personne, nous devons, in
fine, ne savoir qu’une chose : dans quel monde
langagier a-t-il grandi ? De quel nid langagier
vient-il ? Dans quel monde de mots a-t-il
baigné ?
Même les réalités politiques dépendent au
premier lieu de la question de savoir si les
protagonistes sont prêts à parler ensemble ou
bien s’ils préfèrent régler leurs conflits par des
actes. L’absence de violence est inséparable
d’une éthique de parole à développer en
commun.
Lacan, tout comme beaucoup de linguistes et
philosophes du langage ont examiné les
relations entre les mots, le langage et le
signifié : la relation entre signifié et signifiant.
Or le langage n’a pas que cette fonction, il n’est
pas que référentiel. Il a surtout une fonction
relationnelle : il permet la constitution de
relations.
Le travail d’écoute vise surtout à aider les
personnes à trouver une autre façon de parler, à
trouver des mots ou des mots nouveaux pour se
vivre eux-mêmes, à trouver d’autres traductions
pour des mots et des gestes entendus.
Comme le dit le philosophe Alain : Qui n’a point
réfléchi à son propre langage, c’est-à-dire à sa
manière de parler, ne se connaît pas lui-même.
L’écoute retenue de l’intervenant laisse
résonner chaque mot durant la rencontre.
Faisons de telle rencontres les rares lieux dans
ce monde où nous pouvons nous écouter nousmêmes, où nous pouvons écouter la façon dont
nous raisonnons, la façon dont nous racontons,
dont nous formulons notre vie, nos pensées, nos
affects, nos fantasmes. Dans ce sens, chaque
situation d’écoute d’orientation psychanalytique
est « travail de culture ».
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 62
 Susann HEENEN-WOLFF : oser écouter pour doser la relation
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 63
 Claude SERON : à la recherche d’une juste posture à l’égard des parents inadéquats avec leurs enfants
Notre éducation / Nos valeurs
Rassurez-vous, je ne vais pas m’étendre en long
et en large sur mon éducation. Je veux
simplement l’évoquer sans même entrer dans
l’analyse.
A la recherche d’une
juste posture à l’égard
des parents inadéquats
avec leurs enfants
Claude SERON
Claude SERON est éducateur de formation,
pédagogue ensuite, thérapeute familial. C’est
aussi le fondateur de Parole d’Enfants.
Arrivé à un âge respectable de sa vie
professionnelle, il a entrepris une démarche
originale, celle de retracer dans un livre son
parcours professionnel qui débute par une
fonction d’éducateur dans un foyer pour
adolescents difficiles, qui se prolonge dans un
service d’accompagnement en milieu ouvert et
qui passe par la création de notre association
qui tenait à ses débuts dans un coin de son
salon.
Il décrit comment les situations qu’il
rencontre, ses difficultés, ses échecs, ses
émotions, le poussent à toujours se former,
toujours chercher, toujours apprendre,
toujours se remettre en question.
Comment ce travail, aussi, entre en
résonnance avec sa vie personnelle, y laisse
des traces, y trouve des échos, le transforme
en profondeur.
Aujourd’hui, prolongeant cet axe de réflexion,
il
retrace
pour
nous
son
parcours
professionnel à la lumière d’une question
spécifique : quelle est la bonne distance pour
travailler avec des parents maltraitants,
c’est-à-dire comment créer un lien avec eux
qui soit suffisamment empathique sans pour
autant être dans la complaisance par rapport
aux préjudices que leurs enfants ont subi ?
Une position qui évolue au gré de l’air du
temps, du cadre professionnel dans lequel il
intervient, et de l’expérience vécue.
En quoi notre éducation nous prépare-t-elle à la
pratique de ce métier (et peut en même temps
nous jouer des tours) ? Marco Vannotti nous
parlait l’année dernière d’une réunion de
thérapeutes
familiaux
reconnus
qui
s’interrogeaient sur leur trajectoire : ils faisaient
le constat qu’ils avaient tous reçu une éducation
chrétienne et avaient fait partie d’un
mouvement de jeunesse.
Cela
a
probablement
participé
au
développement de certaines valeurs comme la
charité, - avec toutes les connotations
contrastées que ce mot peut recouvrir pour
chacun d’entre nous, que nous ayons ou non
tourné le dos à la religion - la générosité, le
souci de l’autre, le partage, l’autocritique,
l’abnégation, le sens du sacrifice, le respect etc.
Avec le risque de biais : le paternalisme, un ton
de donneur de leçons, la polarisation entre le
bien et le mal (le bon grain et l’ivraie), la
division de l’humanité entre les bons et les
mauvais, les élus et les condamnés à la géhenne.
Il peut y avoir aussi une sorte de « rectificatif »
positif, à savoir que les portes du paradis sont
davantage ouvertes à l’enfant prodigue, cet
adolescent fugueur qui a dilapidé tous ses biens
ou à Marie-Madeleine la pécheresse, qu’aux
pharisiens ou aux marchands du temple. Si la
polarisation existe, elle est relativisée par des
sentiments d’ambivalence ou de culpabilité si
l’on est dans le rejet de l’autre, du mécréant, du
« baraquie ».
Si les concepts de partage, la rédemption et le
pardon ont été laïcisés, ils conservent
néanmoins de nos jours une forte coloration
judéo-chrétienne.
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
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 Claude SERON : à la recherche d’une juste posture à l’égard des parents inadéquats avec leurs enfants
Première étape : le travail d’éducateur en
hébergement
Lorsque nous travaillons comme éducateur en
foyer d’hébergement, nous nous occupons
d’adolescents salement arrangés par leur
histoire de vie (ce qui est une manière pudique
de parler de leurs parents déséquilibrés).
Nous nous limitons à un minimum de contacts
avec les parents. Ces contacts sont souvent
assurés par l’assistante sociale qui gère les
questions administratives, les allocations
familiales, l’assurance-maladie, les retours en
week-end quand il y en a. Nous n’y sommes pas
trop favorables car nous avons la conviction que
ce que nous construisons avec le jeune durant la
semaine peut être détricoté au contact des
parents pendant le week-end.
La « bonne distance » avec les parents est
fondée sur le principe d’évitement. Nous
n’éprouvons aucune hostilité à leur égard mais
nous ne nous fréquentons pas. Pas toujours
parce que nous l’avons décidé ; le plus souvent
parce qu’ils ont disparu de la vie de leur enfant.
Nous sommes dans le constat partagé que si un
jeune va mal, s’il est en souffrance et développe
toutes sortes de symptômes (l’agressivité et
d’autres troubles du comportement, la
dépression, le déficit d’empathie, des problèmes
d’apprentissage ou de socialisation, …) cela ne
découle pas de ses vécus intérieurs, ni de
facteurs constitutionnels, ni encore de
propensions biologiques mais c’est dû au fait
qu’il a grandi aux côtés d’adultes eux-mêmes
amochés qui l’ont abîmé. Certes, de manière
non intentionnelle mais quand même !
Les mauvais traitements physiques et
psychologiques, les négligences graves, les
problèmes psychiatriques des parents, la
dépendance à des produits toxiques qui
participent à un mode de vie très chaotique, ont
le pouvoir d’altérer les mécanismes neuronaux,
de travestir les souvenirs, de dérégler les
émotions et de transmettre une vision du
monde et des relations faussée et déformée,
comme l’explique Anna-Maria Sorentino.
Dès lors, nous misons tout sur l’entretien d’un
lieu de vie sécurisant, reconstructeur pour le
jeune avec l’espoir que cette expérience de vie
soit une expérience correctrice pour lui.
Mais entre le projet pédagogique sur papier et
sa mise en œuvre sur le terrain, il existe souvent
un fossé plus ou moins large.
C’est le psychiatre hongrois Iván BöszörményiNagy qui a été l’un des premiers à attirer notre
attention sur le fait qu’un jeune peut ne pas
collaborer très longtemps à un projet qui
disqualifie ses parents. Très vite il se sent pris
dans un conflit de loyauté.
Donc que l’on cherche à restaurer le lien abîmé
entre les enfants et leurs parents ou au
contraire, à détacher ce lien pour permettre aux
enfants d’investir des adultes plus fiables, plus
sécures, il est important que les enfants voient
les professionnels faire tout ce qu’ils peuvent
pour aider papa et maman à devenir de
meilleurs parents.
Il convient ainsi d’éviter de placer l’enfant ou
l’adolescent dans un problème de loyauté clivée
qui lui donne le sentiment de trahir ses parents
s’il coopère avec des professionnels qui seraient
contre eux. En effet, si les parents se vivent
comme injustement traités, cela peut amener
les enfants à vouloir les protéger, les sauver ou
même les venger.
La rencontre avec les familles d’enfants placés
en foyers éducatifs
En décembre 1979, en Belgique, une circulaire
voit le jour sous l’impulsion de Jean Dols, un
inspecteur pédagogique avant-gardiste. Elle
encourage les institutions, les foyers éducatifs, à
travailler avec les familles des enfants qui leur
sont confiés. Cette circulaire permet de
continuer à percevoir les subventions quand le
jeune est réintégré dans sa famille après un
placement,
à
condition
d’assurer
un
accompagnement du jeune et de ses parents
dans leur milieu de vie.
Selon la théorie de la dissonance cognitive du
psychologue américain Léon Festinger, chacun
d’entre nous aspire à vivre en harmonie avec
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
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 Claude SERON : à la recherche d’une juste posture à l’égard des parents inadéquats avec leurs enfants
lui-même. Vivre en harmonie avec moi-même,
cela signifie : faire en sorte que mes actions (le
niveau comportemental), mes pensées et mes
opinions (le niveau cognitif) et mes sentiments
(le niveau affectif) ne soient pas en
contradiction les uns avec les autres. Lorsqu’il y
a rupture dans cet équilibre (par l’introduction
de nouvelles données), une recherche
d’ajustement se produit pour tenter de réduire
l’inconfort provoqué par la dissonance
cognitive. La personne tente de reconstruire
une consonance, une harmonie.
Lorsque l’on s’occupe d’adolescents en
considérant les attitudes de leurs parents
comme possiblement très destructrices pour
leurs enfants, cette harmonie mentale existe car
les
pensées,
les
sentiments
et
les
comportements sont alignés sur le principe
« les tenir au maximum éloignés de leurs
parents ».
auraient-ils pas pensé avant nous et cela n’a
rien arrangé pour autant.
Nous nous tournons vers différentes sources de
formation :

L’approche systémique et la thérapie
familiale : nous participons à des
séminaires de formation avec notamment
Mony Elkaïm ou Siegi Hirsch. Nous
bénéficions de la supervision de cliniciens
formés
à
l’approche
systémique,
notamment Christine Vander Borght

L’expérience de Chevrens, une maison
d’enfants dans le Canton de Genève en
Suisse ; expérience qui nous est relatée par
Guy Ausloos, psychiatre belge, auteur du
livre « La compétence des familles ». A
Chevrens, ils tenaient ces propos aux
parents : « Le juge a décidé de nous confier
votre enfant, nous sommes d’accord pour
assurer l’hôtellerie, veiller à ce que votre
enfant ne manque de rien au niveau
matériel. Mais pour tout ce qui concerne
son éducation, nous avons besoin de vous.
C’est vous qui connaissez le mieux votre
enfant. Nous ne prendrons aucune décision
concernant votre enfant sans vous avoir
concerter au préalable. Nous vous
proposons de décider ensemble. »
Mais si en changeant d’institution, on débarque
dans un foyer qui se donne pour mission de
travailler avec les parents pour qu’ils soient en
mesure de ré-accueillir leurs enfants après un
placement, alors, pour éviter la dissonance
cognitive, on est obligé de modifier notre regard
sur ces parents. Comment collaborer avec ceux
que naguère nous avons évités et décriés ?
L’analogie vaut ce qu’elle vaut mais c’est comme
si l’on devait passer de la posture de Procureur
à celle d’avocat : ils parlent tous les deux de la
même personne, mais le premier avec
l’intention de la faire condamner et le second
dans le but de la faire acquitter.
Le recours à la formation pour échapper à la
dissonance cognitive
Pour ne pas en rester au stade des petits
bricoleurs bien intentionnés, il est impératif de
nous former. En effet, l’accompagnement des
parents ayant fait l’objet de signalement est un
travail contre-intuitif. Il faut souvent faire
autrement de ce que nous dicte notre bon sens.
En être conscient aide à trouver une bonne
distance. Nous devons apprendre à nous méfier
des bons conseils qui nous viennent
spontanément à l’esprit ; pourquoi d’autres n’y
C’est un revirement extraordinaire. Jusqu’alors,
les parents avaient toujours entendu plus ou
moins le même discours : « Vous devez changer
et tant que vous ne changez pas, vous ne
récupérerez pas votre enfant. Aujourd’hui, des
éducateurs leur disent : « Nous avons besoin de
vous pour mener à bien notre mission ».
C’est une fameuse requalification dans ce
contexte où, comme le dit Anne-Pascale
Marquebreucq, le placement d’un enfant active
une triple désignation :



les parents comme mauvais ;
les troubles du comportement de l’ado
comme symptômes de leurs
dysfonctionnements ;
le foyer comme étant la bonne institution,
de bons parents de substitution
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
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 Claude SERON : à la recherche d’une juste posture à l’égard des parents inadéquats avec leurs enfants
Nous cherchons à tirer enseignement d’une
étude à Bruxelles sur la nécessaire
reconnaissance réciproque de l’autorité du Juge
et de celle des parents.
A l’époque, cette étude menée à Bruxelles
montrait que les interventions du juge des
enfants étaient habituellement mal reçues par
les pères maghrébins. Que se passait-il ?
Le juge fonctionne avec un système de valeurs
et de représentations à propos de l’autorité
parentale qui est celui de notre Société. A
l’inverse de personnes issues notamment du
Nord de l’Afrique, l’autorité du père n’est ni un
droit absolu, ni un droit divin. C’est un
ensemble de droits et de devoirs accordés par
l’Etat. Les parents sont en quelque sorte les
administrateurs délégués chargés de mettre en
œuvre un processus d’éducation et de
socialisation. S’ils ne le font pas, ou s’ils ne le
font pas correctement, l’Etat peut leur
reprendre leur mandat.
Le fait délinquant est une porte d’entrée qui
ouvre une possibilité de regard sur la manière
dont les enfants sont éduqués et socialisés. Ce
droit de regard a besoin d’une relative
transparence pour pouvoir s’exercer. Les
mesures imposées par le juge des enfants
visent, entres autres, à rendre visible et
transparent le fonctionnement familial. (Mais
en cas de dérapage, ce droit de regard peut
devenir droit d’inquisition. La question de la
bonne distance est encore plus délicate lorsque
notre mission porte à la fois sur l’aide et le
contrôle. Comment ne pas passer pour des
agents doubles qui seraient disqualifiés par les
deux parties ?) Le juge saisi par le Parquet et
éclairé par l’étude sociale de la déléguée,
devient alors un nouveau père garant d’un
meilleur fonctionnement éducatif. Mais si le
père ne commande plus, les enfants deviennent
orphelins. L’autorité du magistrat à elle seule
risque de ne pas être suffisante pour empêcher
l’ado de se mettre en danger (ou de mettre en
danger d’autres) à travers ses comportements.
L’autorité du père et celle du juge doivent être
complémentaires pour être structurantes et
efficaces. Mais l’autorité du juge ne peut être
reconnue par le père en difficulté que si elle
vient restaurer sa propre autorité. Ce n’est qu’à
cette condition que le père peut accepter, voire
même solliciter une intervention du juge pour
l’aider à retrouver l’autorité nécessaire pour
faire obéir ses enfants.
Un juge de la Jeunesse est saisi pour un
adolescent dont les parents étaient d’origine
maghrébine. Le jeune fuguait de son domicile.
Le juge fait d’abord entrer les parents dans son
cabinet. Il est à l’écoute de leurs difficultés.
Ensuite il prie les parents de rejoindre la salle
d’attente et il reçoit l’adolescent pour savoir de
quoi il se plaint. Enfin, il réunit tout le monde
dans son cabinet pour tenter de concilier les
divergences de vue. Il invite chacun à faire
preuve de souplesse pour la négociation de
l’argent de poche, le nombre de sorties par
mois, les heures de rentrée à la maison, etc.
A travers cette manière de procéder, les parents
se sentent diminués et affaiblis dans leurs
compétences. Ils se vivent doublement
coupables : d’une part, ils ont un fils qui fugue
et commet des délits et d’autre part, ils se
sentent mis en accusation par les questions du
juge qui cherche à mieux comprendre comment
cela se passe à la maison : « Vous le sanctionnez
comment ? Lui donnez-vous de l’argent de
poche ? Vous intéressez-vous à ce qu’il fait à
l’école ? Participez-vous aux réunions de
parents ? Etc. »
Dans les familles maghrébines, l’ado ne négocie
pas d’égal à égal avec le père. Ce dernier le
vivrait comme une disqualification de son
autorité.
Le père pourrait finir par dire au juge : « Vous
me déclarez incapable, je n’ai plus rien à dire à
mon fils, alors prenez-le et débrouillez-vous
avec lui ! » Et l’on observe fréquemment des
jeunes qui mettent en échec leur placement en
institution. Après avoir soufflé pendant
quelques temps, ils fuguent ou versent dans
l’inertie, ils refusent de continuer à coopérer
avec une mesure d’aide pour eux qui
discréditent leurs parents. Ce sont leurs
sentiments de loyauté qui reprennent le dessus.
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Et puis il y a la découverte de ce livre de Jay
Haley : « Nouvelles stratégies en thérapie
familiale ».
C’est un ouvrage très pratique, qui traite de
questions concrètes que nous rencontrons sur le
terrain. Par exemple, vous accompagnez une
mère régulièrement déprimée qui néglige sa
fille ; la petite est parentifiée. Comme c’est
souvent le cas dans les situations de carences,
cette femme ne supporte pas qu’on lui dise ce
qu’elle doit faire.
Pour éviter le phénomène de la « rétractance »
que l’on pourrait définir simplement comme
ceci : « Comme je n’ai pas le pouvoir de
m’opposer ouvertement à la mesure imposée
par le juge, je fais comme si j’étais d’accord avec
les suggestions de l’éducateur de l’AEMO qui
vient me rendre visite et ensuite je fais comme il
me plaît ! » - , la question très pragmatique
devient alors : Comment élever la mère dans la
hiérarchie pour qu’elle se conduise en parent
compétente et attentive, sans pointer du doigt
ses insuffisances, ni lui dire ce qu’elle devrait
faire ?
Un contentieux avec les services sociaux
Il nous appartient de prendre en compte le fait
que les familles qui ont un dossier au Tribunal
de la Jeunesse ou chez le juge des enfants
depuis très longtemps – parfois depuis
plusieurs générations –
ont souvent un
contentieux non résolu avec les services
sociaux.
En effet, tenter de dire à un parent négligent
comment il doit prendre ses responsabilités
risque d’empirer la situation en le plaçant dans
une situation encore plus basse. Comment donc
amener cette mère à s’occuper volontairement
de sa fille sans exercer sur elle une autorité qui
l’empêcherait de prendre cette responsabilité ?
Il est utile de se souvenir que nombre de ces
parents n’ont aucune confiance dans la
possibilité d’être aidés. Ce n’est pas seulement
l’image d’eux-mêmes qui est négative (une
image d’eux-mêmes qui ferait qu’ils ne
s’estiment pas dignes d’être aidés) mais aussi
l’image de la relation : « Si j’accepte d’entrer
dans cette relation avec cette assistante sociale
ou avec cet éducateur, je vais me faire avoir ».
Nous nous rendons compte que c’est vraiment
un autre métier qu’il nous faut apprendre.
Ils n’ont jamais trop bien compris les
interventions du juge, ni celles des services.
C’est à travers l’étude de cet ouvrage de Jay
Haley que nous allons apprendre le b.a.-ba de
notre métier d’intervenant familial et ensuite
découvrir l’école de Palo Alto connue à travers
les travaux de Gregory Bateson, Paul
Watzlawick, John Weakland, Richard Fisch, etc.
qui insistent énormément sur la prise en
compte du contexte d’intervention.
Ils se sentent trahis et victimes de fausses
promesses d’aide.
Ils cultivent l’idée que l’aide qui leur est donnée
sert à mieux les contrôler et a pour finalité de
leur enlever leurs enfants. Même si nous nous
montrons respectueux et bienveillants, c’est
d’abord avec cette expérience là qu’ils nous
approchent.
Pour bâtir l’alliance thérapeutique, il convient
d’aller à la rencontre de leurs expériences
antérieures avec les services sociaux, aussi bien
les expériences positives que les expériences
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douloureuses. Cela nous apprend énormément
sur ce qu’il convient de faire et d’éviter.
Remarquez que ces vécus sont souvent
éprouvés en miroir par les intervenants déçus,
découragés, qui finissent par perdre confiance
dans les capacités de changement des gens. A
peu près tous, nous connaissons cela. Dans ces
cas-là, la fausse juste présence, ce serait plutôt
l’absence : « Pourvu qu’ils aient oublié notre
rendez-vous d’aujourd’hui et qu’ils ne soient
pas là ! » Cela nous renvoie au titre de l’exposé
de mes collègues Samira Bourhaba et de Yves
Stevens.
Edith Tilmans-Ostyn insiste pour que, non
seulement nous prenions le temps d’examiner
avec les membres de la famille leurs vécus par
rapport aux mesures antérieures, mais aussi
pour que nous leur apprenions à se protéger de
nous, de nos erreurs, de nos dérapages, même si
nous sommes animés par les meilleures
intentions du monde.
« Madame, Monsieur, j’ai besoin que vous me
rassuriez sur le fait que vous vous autoriserez à
me le dire sur je vous parle sur un ton qui ne
vous convient pas, si vous vous sentez rabaissés
si je vous fais l’une ou l’autre suggestion, ou
encore si ça fait mal quand je pousse à tel ou tel
endroit. Si je vous sais capable de vous protéger
vous-mêmes de mes maladresses, en me le
disant, vous me faites un beau cadeau car je
peux avancer avec vous sans devoir tenir le pied
à la fois sur le frein et l’accélérateur. »
La bonne distance devient alors, comme le dit
Xavier Bouchereau, celle que le sujet supporte.
Quelques repères pour apprécier la bonne
distance, la juste présence
Quels peuvent être les signes de notre manque
de recul :
Le surinvestissement
Quand nous surinvestissons une situation, nous
perdons la bonne distance car nous nous
comportons comme si nous étions devenus un
membre de la famille. Si nous sommes pris à
partie, nous pouvons aisément tomber dans le
piège des reproches et des menaces car nous
avons laissé le problème de la famille devenir
notre problème.
Il est particulièrement difficile d’éviter ce piège
quand quelqu’un se met à critiquer
outrageusement un enfant, une personne
handicapée ou une personne âgée. Nous nous
sentons alors investi de la mission de sauver la
victime en contre-attaquant l’agresseur.
Généralement cette contre-offensive a pour
effet de réduire les chances de voir cette
personne aboutir à une perception honnête de
son comportement. En effet, en procédant de la
sorte, nous consolidons son attitude défensive.
Quand nous avons envie d’accuser ou de
menacer un membre d’une famille, nous
recevons le signal de notre surimplication, de
notre
surinvestissement
et
de
notre
incompréhension des sentiments et des enjeux
présents dans la situation.
Il est très rare de rencontrer un être humain
franchement méprisable et horrible. Par contre,
il n’est pas rare de rencontrer des gens qui se
comportent de manière horrible et méprisable à
l’égard de membres de leur famille, plus
particulièrement à l’égard des plus faibles et
ceci à cause de leur histoire, de ce qu’ils ont
vécu. Nous pouvons contribuer à modifier les
conditions qui font qu’ils agissent de la sorte
mais probablement pas en les accusant ou en
les menaçant, par exemple de faire part de leur
attitude, dans notre prochain rapport au juge.
Nous savons que la crainte des conséquences
négatives en cas de non collaboration n’est pas
suffisante pour créer une dynamique de
changement.
La question est de savoir si les gens font
l’expérience d’une humanité partagée, s’ils
rencontrent un autre monde, une autre altérité
en étant en contact avec nous ?
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Ils peuvent se réapproprier une mesure d’aide
qui, au départ leur a été imposée, s’ils peuvent
trouver, à travers notre engagement, une
reconnaissance des souffrances qu’ils ont
vécues de leur enfance à aujourd’hui et que l’on
a ignorées jusqu’à présent.
Tout le monde, famille et intervenants, peut
s’en trouver grandi si ce travail qui prend en
compte leurs vieilles cicatrices encore ouvertes
ne se fait pas au détriment du soin à apporter à
leurs enfants. En effet, il existe le risque qu’à
trop se focaliser sur l’enfant en souffrance qui
vit à l’intérieur du parent, là en face de nous,
nous en arrivions à oublier ses enfants (L.
Regout).
Prendre parti
Accuser ou menacer un membre d’une famille,
c’est prendre parti. Quand nous prenons parti,
nous dit John Weakland, nous accréditons
l’idée qu’il y a des bons et des mauvais et nous
laissons entendre que nous sommes incapables
de nous montrer loyaux en faisant preuve de la
même compréhension à l’égard de tous.
Pour justifier une telle attitude, on peut
toujours dire que l’un a raison et l’autre tort ou
encore que l’un est victime et l’autre
persécuteur. Le plus souvent, pareille lecture
d’un 1er niveau ne tient pas longtemps la route.
Une famille est un système complexe où les
gens se comportent apparemment comme s’ils
étaient des auteurs et des victimes.
Par exemple, Mara Selvini a montré à travers le
PAT du couple (PAT comme au jeu d’échecs
lorsque la partie peut se poursuivre
indéfiniment sans qu’il n’y ait jamais de
vainqueur ni de perdant) comment les deux
conjoints qui n’arrivent ni à bien vivre
ensemble, ni à se séparer définitivement
contribuent chacun à leur manière à la
perpétuation d’un jeu sans fin : l’un, le
« provocateur actif » à travers des stratégies
ouvertes de domination et de contrôle et
l’autre, le second : le « provocateur passif », de
manière souterraine, à travers des stratégies
implicites de boycottage, de résistance passive,
de culpabilisation et de victimisation.
Notre travail nous oblige à des prouesses
d’équilibristes. Nous devons être suffisamment
« inclus » dans une famille pour pouvoir
l’observer et avoir accès à l’information utile
pour favoriser un changement souhaitable
mais, en même temps pas trop imbriqués pour
éviter de perdre notre liberté de penser et
d’action. Si nous sautons dans le puits pour
secourir celui qui est tombé à l’intérieur, quelle
sera encore notre efficacité ?
La plupart d’entre nous avons choisi ce métier
d’aidant, de soignant, pas par hasard. Alfredo
Canevaro dit que nous sommes les thérapeutes
échoués de notre propre famille. Nous avons
développé une sensibilité particulière qui nous
pousse à agir avec compassion. Cet état d’esprit
positif fait également que dans certaines
situations qui entrent en résonance avec notre
vécu personnel, il n’est pas toujours facile de
distinguer l’empathie du « surinvestissement ».
Voici trois points de repère suggérés par John
Weakland et John Herr pour faciliter cette
distinction :


Les problèmes des personnes dont nous
nous occupons deviennent nos propres
problèmes
Lorsque nous rentrons le soir chez nous
avec en tête les problèmes de nos clients,
nous sommes en train de leur rendre un
mauvais service.
Plus les gens ont du pouvoir sur nous, plus
nous y pensons et plus nous en parlons en
dehors du boulot.
Nous sommes plus préoccupés par la
situation que les personnes directement
concernées
Un autre signe de notre trop grande
implication est le fait que nous voyons des
problèmes là où personne d’autre que nous
n’en voit. C’est un peu comme si l’on disait
à des parents : « Vous devriez vous sentir
tracassés par ceci ou cela… » Vous allez me
dire que c’est une caractéristique du travail
social que de voir des problèmes là où les
familles qui ne nous ont pas sollicité n’en
voient pas. C’est vrai, il y a une dimension
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normative à nos interventions. C’est-à-dire
que nous sommes mandatés pour amener
des gens à respecter des normes sociétales
qu’ils ne partagent pas nécessairement.
Ils ont davantage besoin d’un intervenant
capable de leur offrir un autre regard sur ce qui
leur arrive, qui cherche à dégager avec eux
plusieurs alternatives possibles et les laisse
mettre en place l’option qui leur convient ; tout
cela en respectant leur propre rythme. Ce qu’ils
feront
ensuite
sera
de
leur
propre
responsabilité.
Le plus souvent lorsque nous nous montrons
trop aidant, c’est que nous sommes animés
d’une sympathie sans discernement à l’égard de
la famille (ou à l’égard de l’un de ses membres)
au point que nous les privons de la possibilité
de s’aider eux-mêmes.
Néanmoins, il est plus opérationnel
d’aborder les sentiments que eux ressentent
plutôt que les problèmes que nous voyons
pour eux. Cela peut créer une ouverture que
nous pourrons utiliser ensuite pour les
sensibiliser à la souffrance tue ou aux
besoins non rencontrés de leurs enfants.

Quand aider n’est pas aidant !
Quand tout ce que nous faisons ne
contribue pas à faire évoluer favorablement
la situation !
Lorsque le problème de la famille devient
notre problème, quand nous voyons des
problèmes là où les membres de la famille
n’en voient pas, nous nous trouvons alors
dans une situation où nous risquons d’en
faire TROP. Nous nous efforçons d’établir
une distinction entre « être utile » opposé à
« être aidant ». Pourquoi ?
Le plus gros écueil pour un intervenant
social serait de vouloir aider quelqu’un
d’autre. Au plus, on essaie d’aider, au plus
on risque d’investir d’orgueil et d’estime
personnelle dans l’accompagnement ou
dans le « traitement » entrepris. Les
familles ont rarement besoin d’un
intervenant social dont le Moi et l’estime
personnelle soient aussi étroitement liés à
la réussite du « suivi ».
Pour éviter le surinvestissement, il est bon
également
de
se
souvenir
de
cette
recommandation de John Weakland : il est plus
utile de permettre aux « clients » de découvrir
combien ils sont habiles et créatifs plutôt que de
les amener à percevoir combien nous sommes
intelligents et compétents.
« Oui mais… nous, on est mandatés pour être
du côté de la protection des enfants ! »
« Tout cela est très bien » pourriez-vous me
rétorquer, mais en tant que professionnel de
l’Aide Sociale à l’Enfance, nous sommes
mandatés pour être du côté de la Protection de
l’enfant. S’il est en situation de danger, s’il est
négligé ou maltraité par ses parents, nous
devons prendre le parti de l’enfant.
Et vous auriez raison ! Du moins, en partie. Etre
du côté de la protection des enfants, ce n’est pas
nécessairement être contre leurs parents. Ne
pas protéger un enfant maltraité, c’est
également : ne pas protéger son parent
maltraitant de l’image détestable qu’il peut
avoir de lui-même quand il va trop loin, quand
il abîme son enfant.
Dans ce contexte où tous les partenaires ne
disposent pas du même pouvoir et des mêmes
moyens pour s’affirmer, satisfaire leurs besoins
ou se protéger de la violence ou de la folie des
autres, comment trouver la juste posture ?
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
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La responsabilisation des parents
Il est rare que les parents soient en mesure de
réaliser et d’admettre qu’il existe un lien entre
leurs problèmes et les comportements
problématiques qu’adopte leur enfant. Et quand
les parents ne voient pas la souffrance de leur
enfant, cela peut provoquer des dégâts à long
terme.
Vivant dans un contexte perturbé, l’enfant, dans
un premier temps cherche à se montrer
conforme pour ne pas ajouter des soucis à ses
parents qui ne s’en sortent déjà pas avec leurs
problèmes. Mais si son contexte de vie demeure
aussi anxiogène, imprévisible ou chaotique, son
mal de vivre finit par lui sortir par tous les pores
de la peau. Comme il ne peut pas le verbaliser et
le mentaliser, il arrive fréquemment qu’il
somatise ou qu’il développe des problèmes de
comportements pour lesquels il est critiqué.
« Tu es vraiment méchant, tu n’en fais qu’à ta
tête, tu nous pourris la vie, etc. »
Il se sent injustement traité par ses parents. Lui
qui a le sentiment de s’être beaucoup sacrifié
(ou d’avoir été sacrifié) se retrouve puni, blâmé,
stigmatisé ou rejeté. Son sentiment d’abandon,
voire de trahison peut contribuer à l’explosion
de ses symptômes. Et s’il se retrouve seul à
devoir rendre compte de ses comportements
problématiques devant un juge, son vécu
d’injustice risque de s’exacerber.
Alors, sans pour autant déresponsabiliser l’ado
de sa part personnelle, il s’agit alors de
questionner avec les parents, souvent en
présence du jeune, leur propre niveau de
responsabilité par rapport :




à ce qu’ils ont apporté et apportent encore
de bon, de nourrissant à l’enfant, à l’ado ;
aux erreurs du passé, aux choix qu’ils ont
posés et qui se sont avérés préjudiciables au
bon développement des enfants ;
aux conflits ou coalitions dans lesquels les
enfants ont été pris en otages ;
au fait qu’un enfant (ou un adolescent) ait
dû porter le désespoir de l’un des ses
parents et qu’il se soit retrouvé parentifié.
Non à la manière de juges qui se croiraient audessus de tout soupçon mais en tant que frères
humains, nous pensons utile d’interpeller de
manière bienveillante les parents et soutenir les
enfants dans ce questionnement.
L’important est de savoir choisir le bon
moment, pouvoir tenir notre frein et permettre
aux parents de mieux se comprendre et se
réconcilier quelque peu avec eux-mêmes avant
d’en venir au volet de la responsabilisation. En
effet, toute précipitation risque d’être assimilée
à une déclaration de guerre et venir ainsi
compromettre le processus.
Si nous réussissons à ce qu’ils se restaurent
dans leur estime personnelle, du même coup, ils
sont davantage ouverts à entendre et
reconnaître la souffrance muette de leur ado.
Ainsi celui-ci n’aura-t-il plus autant besoin de
les attaquer et de les remettre en question de
manière souterraine et inconsciente à travers
les problèmes qu’il pose et les délits qu’il
commet.
En résumé, nous poursuivons l’objectif que
l’adolescent puisse arriver à questionner ses
parents, devenus plus réceptifs, voire même à
verbaliser des critiques circonscrites à leur
égard.
Cette démarche le dispensera de continuer à se
détruire pour obtenir la reconnaissance de ses
souffrances suintantes et la réparation
symbolique des préjudices subis.
Cela implique d’accompagner les parents dans
un travail autocritique qui puisse déboucher sur
l’acceptation de leur contribution spécifique,
souvent non voulue, à la détresse de leur enfant.
Nous ne sommes pas pour autant à l’abri
d’autres biais, par exemple le renforcement
positif, la valorisation à tout prix des parents,
notamment pour nous faire accepter par eux.
Alice Miller parlait du risque que la thérapie de
famille ne prône trop rapidement une
réconciliation familiale avant que les enfants
n’aient été légitimés dans leur vécu, leurs
sentiments. Si ceux-ci voient leurs parents
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valorisés alors qu’ils n’ont encore rien modifié
dans la pseudo bonne relation qu’ils affichent
avec leurs enfants, les symptômes et les
sentiments d’injustice vécus par ces derniers
peuvent s’en trouver exacerbés, conclut la
psychologue suisse.
Cette mise en garde me rappelle un entretien
avec une maman qui venait de récupérer la
garde de sa fille adolescente après plusieurs
années où elle avait été absente de la vie de ses
enfants. Elle me disait: «Je suis certaine que
Jenny
doit
m’en
vouloir
de
l’avoir
abandonnée… » Pour la soulager de son
sentiment de culpabilité écrasant, je lui
répondais que pendant ces années d’errance, de
souffrance et de grande pauvreté, elle n’était pas
en mesure d’être davantage présente aux côtés
de sa fille, qu’elle la savait entre bonnes mains.
Mais elle insistait dans son discours
autocritique et je continuais à vouloir la
rassurer jusqu’à ce que Catherine, ma collègue,
de derrière la glace sans tain, m’appelle,
exaspérée, pour me demander quand j’allais
enfin donner l’occasion à cette maman
d’élaborer son sentiment de culpabilité et
reconnaître la légitimité de la colère ravalée de
sa fille ?
Peut-être y a-t-il lieu de distinguer les situations
d’inadéquation parentale en creux (dépression
chronique des parents, négligences répétées,
parentification d’un enfant, etc.) des situations
de violence physique ou sexuelle. Dans ces cas,
obtenir la reconnaissance des faits peut s’avérer
être une démarche plus délicate en termes de
juste posture.
Travailler le déni versus la reconnaissance
Le piège des échanges polémiques avec les
auteurs de violences
C’est un authentique challenge pour nous de
renoncer aux échanges polémiques avec les
auteurs d’agressions sexuelles, principalement à
propos des actes délictueux qu’ils ont posés et
des conséquences pour leurs victimes. Pouvoir
lâcher prise sur l’objectif d’obtenir rapidement
une reconnaissance des faits augmente pourtant
les chances de créer une réelle ouverture pour le
traitement ou pour l’accompagnement.
Avancer à l’aide de questions ouvertes
Il est plus thérapeutique d’avancer à travers des
questions ouvertes qui préservent au parent
maltraitant un authentique statut de sujet:






« Qu’est-ce que nous pourrions faire au
cours de nos entretiens qui pourrait vous
être utile ?
« Comment comprenez-vous que vous en
soyez arrivés là ?»
« Quelles sont les accusations portées
contre vous ? »
« Vous, comment appelez-vous les gestes
que vous avez posés ? »
« Pour vous, est-ce des abus sexuels (ou
selon les cas, de la violence conjugale ou des
mauvais traitements physiques) ? »
« Dans quelles situations, en fonction de
vos propres critères, estimez-vous, vous,
avoir été trop loin ? » (…)
Cela n’exclut pas que nous puissions être dans
la confrontation, quelques fois abrupte mais
toujours bienveillante.
⎯ « Entre la déclaration de la victime (ou ce
que j’ai lu sur les PV) et ce que vous me
dites là, il y a un écart trop important. Je
suis prêt à vous donner un coup de main
mais pour cela j’ai besoin de connaître votre
problème et il n’y que vous qui pouvez me le
dire » (…)
⎯ « Donc, ça veut dire que vous ne me croyez
pas ? »
⎯ Ce n’est pas que je ne vous crois pas mais
ce que je comprends, c’est qu’il est bien
difficile pour vous de reconnaître ce que
vous avez fait à votre fille ! »
⎯ « Bon, écoutez, moi je suis venu ici parce
que je veux revoir mes enfants, c’est
clair ? »
⎯ C’est bien que vous vous responsabilisiez
par rapport à vos enfants. Vous
comprendrez en même temps que les
responsables de la Protection de la jeunesse
ne puissent pas prendre le risque de vous
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remettre en contact avec vos enfants avant
d’avoir mieux compris qui vous êtes et
d’évaluer les facteurs de risque. Parce que je
suis convaincu que vous ne voulez plus faire
revivre cela à votre fille, n’est-ce pas ? ».
Comme le dit notre collaborateur québécois
Alain Perron, on ne manœuvre pas un paquebot
comme on fait virer un canoë-kayak. Il faut
aussi pouvoir lâcher prise sur l’objectif d’obtenir
rapidement des aveux, (je devrais dire la
reconnaissance) ceci afin de favoriser leur
implication dans le traitement.
Il nous
appartient de prendre les personnes là où elles
sont et non là où nous voudrions qu’elles soient,
d’emblée en train de se remettre en question.
Comme les autres patients, ces hommes ont
besoin d’un maximum de sécurité pour
s’engager un peu plus loin dans le processus de
responsabilisation. Dès lors, nous pratiquons
« l’accueil positif » plutôt que la neutralité
bienveillante. Nous sommes à l’écoute, nous
témoignons de l’intérêt pour ce que nous disent
ces personnes, nous reformulons et nous
cherchons à faire préciser leurs pensées en
évitant les jugements et les interprétations
faciles. Au vu des actes monstrueux qu’ils ont
commis, cette démarche est loin d’être évidente.
Accompagner ces hommes (et ces femmes) dans
un rétro cheminement vers leur histoire difficile
d’enfant, collecter des informations sur les
étapes douloureuses de leur développement
nous aide à ressentir plus d’empathie à leur
égard.
Nous nous efforçons également d’être attentif
aux affects exprimés : « Je sens que cela vous
fait quelque chose quand vous me parlez de la
relation que vous aviez avec votre grand-mère,
j’entends le timbre de votre voix qui s’est
légèrement modifié, parlez-moi de ce que vous
ressentez »
Ce questionnement sur leur histoire les
reconnecte à des émotions particulières souvent
reliées à des ruptures, des abandons, des
troubles de l’attachement.
Si, à un moment, je me sens plongé dans la
confusion, je me tourne vers mon collègue, et
lui demande ce qu’il comprend ou ressent de ce
qui se passe.
À ce stade de l’affiliation, de la création du lien
de confiance, nous évitons de nous poser en
autorité et de confronter les falsifications
mensongères
souvent
issues
de
l’autosuggestion, du type : « Vous dites que c’est
votre fille qui vous recherchait, que c’est elle
qui vous a allumé. Ok, c’est comme cela que
vous comprenez les choses, nous verrons plus
tard que ce n’est pas vraiment comme cela que
ça se passe. Mais ce qui est important pour le
moment, c’est que vous acceptiez de me parler
malgré les difficultés que cela représente pour
vous. »
Nous notons ces erreurs de pensées, ces
distorsions cognitives pour nous souvenir d’y
revenir par la suite.
Il n’est pas très porteur de chercher la question
qui va les coincer car cela introduit un enjeu de
pouvoir dans la relation. C’est à celui qui va se
montrer le plus fin, le plus rusé !
Il faut savoir qu’au delà des difficultés qu’ils
éprouvent à répondre à nos questions, il existe
chez eux une réelle souffrance.
De même, plus tard, au cours du processus de
reconnaissance des faits, si les auteurs tournent
autour du pot, s’ils sont dans l’évitement, nous
ne les prenons pas de front. Nous validons
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 74
 Claude SERON : à la recherche d’une juste posture à l’égard des parents inadéquats avec leurs enfants
plutôt la difficulté d’en parler : « Ce ne doit pas
être évident de reconnaître que l’on a abusé
sexuellement d’un enfant ; beaucoup d’hommes
dans la même situation éprouvent des
difficultés semblables aux vôtres ».



Nous sommes soucieux de mettre en évidence le
positif :



« J’ai beaucoup apprécié que vous soyez
venu malgré l’appréhension que vous avez
peut-être ressentie en sachant que nous
allions parler de vos problèmes. »
« J’aime que vous me parliez comme cela,
en acceptant de vous poser des questions
sur l’effet que peuvent avoir vos crises de
colère sur vos enfants. »
« Vous êtes très courageux de faire des
efforts pour arriver à regarder la réalité en
face. »
Voilà autant de précautions utiles pour créer un
lien de confiance avec ces auteurs de violence,
ces auteurs d’infractions à caractère sexuel.
La bonne distance et la juste présence
dépendent de la manière dont nous gérons nos
émotions
En tant que professionnels de la relation d’aide,
quand nous entrons émotionnellement en
contact avec les situations de mauvais
traitements envers les enfants, cela nous
impacte dans la mesure où ça vient bousculer
notre aspiration légitime à vivre dans un monde
de confiance, suffisamment bon et protecteur, le
monde d’insouciance auquel nous croyions
quand nous étions enfant.
Selon notre capacité à « maîtriser » nos
émotions de peur, d’angoisse, de colère,
d’impuissance, etc., nous allons développer des
réactions et adopter des postures différentes.
Alessandro Vassalli, psychologue italien,
propose de distinguer plusieurs sources de
malaise, de mal-être chez les intervenants, de
transgressions de la « bonne distance » :

Nous pouvons être mal à l’aise à cause du
système d’intervention.


soit nous arrivons au mauvais
moment ;
soit nous nous sentons démunis au
niveau de nos moyens d’intervention ;
soit nous faisons partie d’un réseau de
professionnels qui n’arrivent pas à
sortir de la disqualification mutuelle,
d’une compétition négative ;
ou encore les priorités dans ce qu’il y
aurait lieu de faire sont établies en
dépit du bon sens.
Entrer en relation avec un enfant, un
adolescent, des parents, des grands
parents, une famille en grande souffrance
et nous approcher du noyau de leur
détresse, induit en nous, à travers ce
qu’ils nous communiquent, tant au niveau
verbal que non-verbal, une angoisse, une
insécurité et parfois, une grande peine.
Cela mine notre confiance de base dans
l’existence et dans la Communauté des
humains, confiance dont nous avons pourtant
besoin tous les jours pour être en relation avec
les autres.

Les faits de négligence, d’abus, de
mauvais
traitements
physique
ou
psychologique, la violence conjugale dont
les enfants sont les victimes impuissantes,
peuvent nous confronter à des aspects de
notre histoire personnelle.
Ce qui se vit dans la famille que nous
accompagnons nous évoque quelque chose qui
est nôtre, qui nous appartient : nos lésions, nos
blessures, nos cicatrices encore ouvertes. Ces
souffrances non résolues, non dépassées sont
réactivées par ce qui se joue dans nos
interventions professionnelles.
Dans les situations où des enfants ne sont pas
respectés par des adultes, entrent en piste
quatre
figures
qui
appartiennent
structurellement à la scène de toute forme de
mauvais traitement ; il s’agit de :




Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
La victime
L’agresseur
Le sauveur
Le témoin passif
 Page 75
 Claude SERON : à la recherche d’une juste posture à l’égard des parents inadéquats avec leurs enfants
En méconnaissant la manière dont chacune de
ces quatre figures agit sur nous, nous finissons
par simplifier toutes les émotions : nous
éprouvons la peur ou l’horreur et la rage nous
envahit. Car, c’est avec la rage que nous nous
protégeons. La rage se construit avec la colère
qui vient s’ajouter à notre sentiment
d’impuissance.
Ainsi, plutôt que de chercher à comprendre
l’expérience que nous vivons, en prenant du
recul, nous pouvons être dans l’agir, dans le
passage à l’acte.
L’impuissance de la victime réveille et réactive
la nôtre.
Si nous ne comprenons pas le sens et la source
des émotions spécifiques qui nous assaillent, il
nous arrive de mettre en actes des
comportements qui sont des manifestations de
notre propre souffrance ; ces comportements
appartiennent généralement à deux grandes
catégories de réactions :


L’évitement (« Moi, je ne veux pas travailler
avec ces gens-là, ce sont de vrais tarés ! »)
L’hyper-identification (aux victimes et à
leurs souffrances).
Lorsque nous sommes atteints dans notre
confiance au monde, lorsque nous éprouvons de
la frustration liée à la perte de contrôle sur les
éléments insécurisants de notre environnement,
alors nous pouvons adopter des réactions
fonctionnelles telles que l’indignation. Le
sentiment d’indignation permet de nous
raccrocher à ce qui, à nos yeux, est « normal »
et juste.
Si nous n’élaborons pas nos sentiments, il arrive
que nous restions fixés à la rage sous-tendue
par l’indignation. Nous pouvons alors verser :





dans l’agitation,
dans le surinvestissement,
dans l’activisme sans discernement (en faire
trop),
ou alors nous laisser gagner par un
inconfort dépressif,
par un désir de renoncement dicté par des
sentiments d’inutilité et d’impuissance.
Nous nous identifions massivement au vécu de
la victime et nous demeurons scotchés à la
posture
de
la
contre-identification
à
l’agresseur ; posture qui se rigidifiant devient
contre-productive.
Peuvent alors apparaître des fausses notes entre
ce que nous pensons et la manière dont nous le
formulons à la famille ; à l’agresseur ou au
parent insuffisamment protecteur.
Nous risquons de communiquer nos messages
sur un mode agressif et devenir maltraitants.
Lorsque nous nous laissons aller à contreattaquer l’agresseur, avec des mots qui
appartiennent à notre jargon professionnel,
c’est le signe d’un manque de recul auquel nos
métiers nous exposent tous les jours.
C’est parce que nous n’arrivons pas à tolérer
notre impuissance et à calmer la victime
angoissée et agitée que nous éprouvons de la
colère et que nous devenons maltraitants.
Dès lors, Vassalli préconise l’introduction d’un
5ème personnage qui assure une fonction
réflexive : l’adulte respectueux. Ce 5ème
personnage, nous l’introduisons sur scène pour
ne pas rester prisonnier de l’impact des 4
premiers personnages.
Cet adulte responsable, respectueux, humain,
capable de recul professionnel et conscient de la
difficulté de travailler avec ces situations,…
même au cœur du drame, il conserve son
aptitude à réconforter, ainsi que son sens de
l’équité.
Souvent nous devons passer par un travail
exigeant sur nous-mêmes pour être capable
d’entrer dans les chaussures de ce cinquième
personnage, quel que soit le caractère
éprouvant de la situation.
Monsieur Seret a agressé sexuellement la
fille aînée de son épouse et les trois
enfants qu’ils ont eu ensemble : Clara et
Sonia, les 2 filles et Ludo, un garçon de 7
ans. La maman a divorcé et introduit une
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 76
 Claude SERON : à la recherche d’une juste posture à l’égard des parents inadéquats avec leurs enfants
demande de déchéance des droits
parentaux de son ex-mari. Malgré le fait
que Ludo réclame régulièrement de revoir
son père incarcéré, elle veut que le père
soit interdit à vie de tous contacts avec
ses enfants.
Après avoir beaucoup peiné pour obtenir
l’adhésion de la mère, nous rendons visite
à Monsieur Seret. Il est en prison depuis 2
ans, il en a pris pour 15 ans ferme. Notre
objectif est d’obtenir sa coopération pour
remettre le monde à l’endroit dans la tête
de Ludo. En effet, Ludo croit que ce sont
ses sœurs qui sont les responsables de
l’incarcération de son père, puisqu’elles
n’ont jamais dit « non ».
Le jour du dévoilement, Ludo hurlait de
crainte d’être emmené en prison comme
son père. Malgré un suivi thérapeutique
démarré il y a presque deux ans, Ludo
continue à se dessiner en prison à côté de
son père. Car, tout comme son père, il a
reçu des fellations de ses sœurs. Malgré
tous les messages répétitifs des adultes
autour de lui, il continue à se considérer
comme un auteur et non une victime.
Monsieur Seret pourra-t-il nous aider, à
travers des courriers, à corriger ces
erreurs de pensée dans la tête de Ludo ?
Un homme très maigre, à l’image d’un
rescapé des camps, mal rasé et
manifestement privé de douche depuis
plusieurs jours, nous est amené au parloir
d’avocats par un gardien désinvolte.
Personne ne l’a prévenu de notre visite, il
ne s’y est donc pas préparé.
Monsieur Seret nous regarde avec de
grands yeux qui sortent de leur orbite
caverneuse, l’air de nous dire : « Mais
qu’est-ce que vous me voulez vous
deux ? » Il est dans la reconnaissance des
faits et de sa pleine responsabilité dans les
agressions sexuelles qu’il a imposées à ses
enfants. Ce qui devrait faciliter notre
travail. Il dit regretter à fond mais ne plus
rien pouvoir y faire maintenant que le mal
est fait.
En prison, il a tout le temps de se poser
des questions mais ici, ce n’est pas comme
dehors, on n’arrive pas à réfléchir. Et ce
n’est pas le psychiatre ou la psychologue
qu’il a vu une seule fois en deux ans qui
vont l’aider à comprendre.
Comprendre quoi ?
« Et bien, je ne suis pas né comme ça,
alors pourquoi est-ce que j’ai fait ça ? »
Pendant l’entretien que nous avons
ensemble, sans vraiment se plaindre, il
nous dit plusieurs choses qui révèlent sa
solitude et sa grande misère. Il nous parle
de son enfance désastreuse.
Depuis qu’il est en prison, il n’a reçu
aucun coup de fil, ni aucune visite.
Comme seule famille, il a encore sa mère,
mais celle-ci semble l’avoir oublié. Il y a
aussi ses enfants avec lesquels il est
interdit de contact. « Ils doivent penser
que je les ai complètement oubliés. »
A l’étage où il est enfermé, les détenus
n’ont plus aucune activité : le sport a été
supprimé car il y a avait du racket dans les
couloirs.
Il a renoncé à la télévision qui est payante
pour pouvoir s’acheter des légumes frais à
la cantine.
Il passe ses journées à dessiner des Walt
Disney, des Mickey, Dingo et Cie. Avant, il
ne lisait jamais, maintenant il lit blindé
mais seulement les articles écrits en
grosses lettres car il n’a pas d’argent, pas
d’apport extérieur, pour s’acheter des
lunettes. Il ne sait pas quel jour on est,
car dans sa cellule, il a un calendrier qui
date d’il y a deux ans. Etc.
L’écouter décrire ses tristes conditions de
vie, touche en moi les contreforts de ma
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 77
 Claude SERON : à la recherche d’une juste posture à l’égard des parents inadéquats avec leurs enfants
sensibilité, les flancs d’une certaine
vulnérabilité. Spontanément, je me sens
porté à rechercher des solutions concrètes
à ses problèmes de solitude, d’absence de
soutien psychologique, de problèmes
oculaires.
Mais je sais que lorsque le refuge dans des
actions de sauvetage n’est pas
accompagné d’un travail de la pensée, un
travail d’élaboration mentale, plus rien ne
distingue le professionnel de la relation
d’aide du visiteur bienveillant. Dans ce
cas, je travaillerais sans doute autant pour
me soulager de l’état de déstabilisation
émotionnelle qui m’envahit que pour
apporter un peu d’humanité à cet homme
qui s’en est exclu.
C’est ainsi que la tentation est grande de
profiter de cette situation de grande
carence qui rend cet homme totalement à
la merci de ceux qui daignent lui rendre
visite. Nous sommes les premiers depuis le
jour de son incarcération. Ce contexte de
vulnérabilité du détenu confère aux
intervenants un pouvoir accompagné
parfois d’un sentiment de toute puissance
qui réduit le « client » au statut de
débiteur psychique.
Tout comme moi, Catherine, ma collègue,
a été traversée par l’idée de demander à
cet homme paumé de combien d’argent il
a besoin pour s’acheter une paire de
lunettes.
En supervision d’équipe, je réalise la
similitude de l’effet que produit sur moi
l’état de dénuement de monsieur Seret
avec ce qui a pu pousser les enfants à
« coopérer » avec cet homme malheureux.
Il me donne envie de lui donner de
l’argent, de lui envoyer un calendrier, de
démarrer un accompagnement de soutien.
Bien que je sois conscient du risque de
transgresser le cadre institutionnel qui
m’interdit de me poser en sauveur si je
veux conserver l’espoir d’avoir un impact
thérapeutique sur lui et ses enfants, tout
me pousse à faire preuve d’humanité et de
générosité, comme si les deux attitudes
étaient équivalentes. Avec le risque que la
réponse émotionnelle se substitue à la
réponse professionnelle dont elle
masquerait les exigences.
Monsieur Seret se montre tellement fébrile
que les autres se sentent induits à aller
au-delà de leurs limites. Si je me dégage
de l’envahissement de mon sentiment de
compassion, je me souviens plus aisément
qu’il n’a pas seulement joué sur
l’apitoiement pour obtenir le pseudoconsentement de ses enfants, il a
également menacé de tuer les animaux de
compagnie de l’aînée, si elle parlait.
En prenant du recul, nous pouvons nous
remettre à penser : si lors de notre visite,
monsieur Seret reçoit des « bénéfices
secondaires », nous allons brouiller les
cartes, l’amener à se comporter pour
continuer à recevoir ces avantages et ainsi
risquer de re-perdre de vue les besoins de
ses enfants.
Ce que je ressens peut être très similaire
aux vécus des victimes. Pour pouvoir
supporter ma souffrance émotionnelle,
mon esprit a recours aux mêmes
mécanismes de défense, à savoir la
minimisation, la négation, le détachement
émotionnel et le clivage. Si je me coupe
de mes émotions, je n’aide pas les enfants
victimes à accéder aux leurs pour pouvoir
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 78
 Claude SERON : à la recherche d’une juste posture à l’égard des parents inadéquats avec leurs enfants
dépasser ce qui les fige et évoluer à
travers les sentiments d’ambivalence
qu’ils éprouvent à l’égard de leur père ou
beau-père.
Alors, comme l’énonce ma collègue de
Kaléidos, Katia Conrard, plutôt que de
m’ancrer dans ce qui me distingue des
différents protagonistes – et en particulier
l’auteur- je m’efforce de me connecter à
ce qui me relie à eux.
Ce canal d’identification me plonge au
cœur d’un tourbillon de sentiments
éclatés.
Je dois accepter d’être ballotté dans une
dialectique entre haine et amour, entre
dégoût et acceptation, entre désir de
sauver et envie de fuir ou de rejeter pour
arriver à un juste équilibre qu’exige la
position du soin.
C’est en partant à la recherche de l’enfant
blessé, l’enfant trahi, l’enfant non protégé
à l’intérieur de l’adulte qui s’est
transformé en agresseur que j’arrive à
intégrer les deux facettes de cet homme,
de ce père.
Ce cheminement me rapproche du vécu de
l’enfant qui lui aussi peine à faire coexister ces deux visages : celui du père du
jour qui rentre en fin de journée et
distribue des bonbons et celui de l’être
effrayant de la nuit qui vient se glisser
sous ses couvertures pour lui faire des
choses dégoûtantes.
Si je m’inscris dans la diabolisation du
père, est-ce que je ne laisse pas
transparaître à l’enfant qu’il est le fils ou
la fille d’un monstre ? Je l’enferme dès
lors dans le placard avec le fantôme qu’il
n’est pas parvenu à apprivoiser.
Par contre, si je suis submergé par mes
émotions ou par les siennes, par la
compassion à l’égard de l’auteur,
comment puis-je encore évaluer
sereinement la pertinence d’organiser ou
non une reprise de contact entre lui et son
enfant ?
Quelques questions pour conclure …
La rencontre avec certains parents délabrés,
auteurs de violences graves, nous renvoie à des
questions susceptibles de heurter bon nombre
de personnes du grand public qui estiment que
ces gens ne méritent pas la moindre expression
de compassion.

Comment contenir toute cette anxiété,
toutes ces préoccupations mortifères qui
habitent ces personnes oubliées derrière
des barreaux ?

Jusqu’à quel point pouvons-nous servir de
réceptacle et de contenant sans nous
exposer au risque de décompensation ?

Comment éviter le piège de la curiosité et la
fascination que suscitent ces hommes
rencontrés dans un milieu de vie austère et
intrigant ?

Comment leur assurer une écoute
bienveillante et attentive alors que nousmêmes sommes traversés par des émotions
en ébullition ?

Face à un tel fracas, comment conserver la
distance nécessaire alors que le changement
de cadre nous invite à toutes sortes de
transgressions, notamment à nous
transformer en juges ou en sauveurs de ces
hommes abattus ?

N’y a-t-il pas un risque de nous laisser aller
à cet instant de gloutonnerie émotionnelle,
nous servir de ce dont nous avons besoin
pour le traitement des enfants et ensuite
renvoyer le père à sa solitude ?
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 79
 Claude SERON : à la recherche d’une juste posture à l’égard des parents inadéquats avec leurs enfants
Nous ne sommes pas les seuls à nous débattre
avec la question de la juste posture. Comme le
disait une jeune participant à un groupe
d’adolescentes victimes à Kaléidos : « l’enfer,
c’est à la fois de détester et d’aimer encore mon
père qui m’a abusée ! ».
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 80
 Samira BOURHABA et Yves STEVENS : freins et leviers dans l’intervention sous mandat
d’une alliance thérapeutique, clé de voute du
travail.
« Mauvaise nouvelle, ils sont
venus… »
Freins et leviers dans l’intervention
sur mandat
Samira BOURHABA
Yves STEVENS
Psychologue,
intervenante
sociale
et
directrice du service Kaléidos, Samira
BOURHABA
est
également
thérapeute
individuelle et familiale. Yves STEVENS est
psychologue à Kaléidos, thérapeute familial,
ayant une longue pratique du secteur de l'aide
à la Jeunesse (Liège). Il est également
psychothérapeute et formateur.
Ils nous parlent aujourd’hui de leur pratique
au sein de l’équipe de Kaléidos, une équipe
spécialisée dans la prise en charge des
mineurs victimes d’abus sexuel intrafamilial
et de leur famille, sous mandat des autorités
de l’aide et de la protection de la jeunesse.
Réfléchissant au sujet de ce colloque et aux
thématiques de présence et de distance, il nous
a semblé intéressant d’explorer notre contexte
de travail pour voir en quoi il est saturé de
facteurs favorisant une mise à distance des uns
et des autres et donc compliquant, voire
potentiellement
compromettant,
l’alliance
thérapeutique.
Ou plutôt, notre souci est que ce regard
volontaire sur ce qui met à distance nous
permette de penser cette évidence de la
distance, nous permettre de la comprendre
pour enfin la mettre au service du travail
thérapeutique, par la mobilisation élaborée de
nos vécus, de nos équipes et de nos institutions.
Pour éclairer certains passages de notre
présentation, nous nous appuierons sur des
éléments tirés d’une prise en charge encore en
cours dans le service, celle de la famille D.
En vous précisant les quelques informations
utiles pour cette présentation, il s’agit donc
d’une famille de 3 enfants : Laetitia (16 ans),
Kevin (14 ans), Annabelle (11 ans) pour laquelle
nous sommes mandatés depuis juin 2013 pour
des abus commis par monsieur sur Laetitia. Les
enfants ont aussi partagé de la sexualité,
vraisemblablement à l’initiative de Kevin.
Il est banal de penser que l’aide psychosociale
s’inscrit nécessairement dans le lien à l’autre,
celui qu’on appelle « le bénéficiaire », que le
travail thérapeutique suppose une relation
entre le patient et l’intervenant qui soit
favorable à l’instauration et au développement
Comme c’est le cas pour toutes nos prises en
charge à Kaléidos et dans la majorité des
services relevant de la protection de l’enfance,
nos interventions s’organisent et se légitiment
dans le cadre de mandats des autorités c.-à-d.
donc dans ces situations où le signalement
précède la demande voir s’impose sur la
demande parfois même se passe de la demande.
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 81
 Samira BOURHABA et Yves STEVENS : freins et leviers dans l’intervention sous mandat
Dans ces prises en charge, notre aide est donc
régulièrement proposée à « ces familles qui ne
demandent rien », pour reprendre le titre d’un
écrit de Jean-Paul Mugnier9. La demande n’est
pas l’a priori qui va jouer en faveur de l’alliance
thérapeutique entre celui qui bénéfice de l’aide
et celui qui offre son aide.
Nous pouvons même régulièrement faire
l’expérience que l’absence de demande à
laquelle vient s’ajouter la contrainte, qu’elle soit
plus ou moins explicite, vont nourrir la
méfiance, la prudence et donc la distance, et ce
tant dans le chef des usagers que dans celui des
intervenants.
Ils n’ont pas choisi l’aide que nous leur offrons
pas plus que nous ne leur adressons
directement notre aide. Celle-ci est mise à
disposition des autorités qui nous mandatent et
qui choisissent pour nous les situations dans
lesquelles Kaleidos va avoir à proposer ses
services. Mariage arrangé pour nous,
mariage forcé pour eux.
Par ailleurs, l’orientation des familles vers un
service comme le nôtre, j’entends par là une
équipe spécialisée dans la prise en charge des
situations d’abus sexuels intra-familiaux vient
encore amplifier le maintien à distance des
familles par rapport à nous. Vous le savez, la
problématique même des abus sexuels
confrontent ceux qui l’agissent comme parent
auteur ou comme parent non-protecteur, autant
que ceux qui la subissent comme victimes et
comme victimes secondaires à des vécus de
honte et de culpabilité qui en font un sujet
tabou encore marqué par de nombreux secrets,
au-delà même du signalement ou d’un
dévoilement qui porte à la connaissance.
Etre reconnu comme nécessitant l’intervention
de notre service c’est être connu comme ayant à
voir avec ces passages à l’acte. Les familles qui
nous sont envoyées le sont à travers ce qu’elles

Jean-Paul Mugnier – Ces familles qui
ne demandent rien. Editions Fabert,
collection temps d’Arrêt, 2012
9
redoutent le plus, êtres vues à travers ce qui fait
honte.
« Quand bien même nous voudrions de votre
aide, nous n’en voulons pas si elle fait de nous
des personnes concernées par la maltraitance
sexuelle sur les enfants de notre famille, que ça
soit au titre de parent présumé auteur, de
parent non-protecteur ou d’enfant victimisé ».
Ou comme le dit Cyrulnik, « le sentiment d’être
dégradé empêche l’expression de soi »10.
L’appropriation par l’autre de ce discours à mon
sujet me fait courir un risque supplémentaire
par le fait même d’exister dans le regard et dans
les mots de l’autre.
Dans cet ordre d’idée, nous faisons parfois
l’expérience que notre aide, aussi bienveillante
qu’elle se veut, soit refusée par les victimes
elles-mêmes.
Certaines
le
disent
très
clairement : elles refusent une aide qui leur fait
avant tout courir le risque d’être connue comme
victime. Au sujet de Laetitia par exemple, nos
collègues écrivaient dans leur rapport
d’évaluation rédigé au terme des trois premiers
mois de prise en charge :
« Alors qu’il était dans le déni depuis les
révélations, le fait que son papa reconnaisse
enfin les abus sexuels depuis mai 2013, lui
permet de sortir de l’attention particulière
accordée à sa voix. Quand le père était dans la
négation, les adultes ne savaient que croire
puisqu’ils ne pouvaient se fier qu’à la parole de
Laetitia qui oscillait entre dévoilement et
rétractation.
Pourtant, Laetitia a développé une grande
colère contre les professionnels qui « n’ont rien
compris », et elle
inclut également notre
service. Elle a le sentiment confus de ne pas
avoir été comprise et respectée par les
professionnels.
Il n’est effectivement pas
évident de démêler l’énorme ambivalence qui
habite Laetitia, oscillant entre attachement et
colère envers ses parents, entre altruisme et
Boris Cyrulnik – Mourir de dire. La honte.
Odile Jacob, 2010
10
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 82
 Samira BOURHABA et Yves STEVENS : freins et leviers dans l’intervention sous mandat
égoïsme face à ses frères et sœurs, entre besoin
d’être protégée et le réflexe de ne compter sur
personne face aux professionnels !
Toutefois, en opposition au projet de placement
du Juge des enfants, elle dit clairement qu’elle
se sent en sécurité dans le milieu de vie chez sa
maman et qu’elle ne souhaite absolument pas
être placée. Elle ne commet aucun délit et
travaille très bien à l’école, précise-t-elle.
Elle
estime
qu’actuellement
un
suivi
thérapeutique pour elle ne correspond pas à
ses besoins. Elle souhaite qu’on la laisse
tranquille et vivre sa vie. Ce positionnement
nous place face à un dilemme : poursuivre,
malgré son opposition, les rendez-vous avec
elle au risque d’aller à l’encontre de ce dont elle
a besoin aujourd’hui ? Ou respecter sa
demande actuelle au risque de ne pas prendre
en compte sa souffrance ? »
Dans le rapport qui suivra huit mois plus tard,
nos collègues écrivent :
« La description que nous faisions de Laetitia
dans notre précédent rapport reste pleinement
d‘actualité. Elle reste opposée et hostile à notre
intervention. Nous avons appris par sa
maman les démarches entreprises par Laetitia
pour obtenir l’autorisation de quitter le foyer
maternel et d’habiter seule. Un pas
supplémentaire semble être franchi dans son
désir de prendre sa vie en main sans compter
sur personne ».
Des interventions sur mandant des autorités,
couplées à la spécificité d’un service centré sur
la problématique des abus sexuels agis au sein
de la famille, sont des facteurs majeurs qui vont
mettre la famille à distance de notre service
mais aussi à distance de qui nous sommes à
leurs yeux, nous qui ne sommes pas du même
monde qu’eux, eux qui ne sont pas du même
monde que nous.
Il nous semble aussi apprenant de regarder les
choses dans l’autre sens, celui qui va des
intervenants vers la famille, celui qui met les
intervenants à distance des familles.
Pour faire ce mouvement, inhabituel et apriori
en porte à faux par rapport à la représentation
admise d’intervenants engagés, bienveillants,
disponibles et au service de … , nous avons
choisi de mettre le focus sur deux expériences
particulières vécues par l’un et l’autre dans
notre pratique à Kaléidos : le premier est le flou
volontaire que nous entretenons dans notre vie
privée lorsque nous sommes questionnés sur
notre activité professionnelle et le second est
l’état émotionnel dans lequel nous sommes
avant de rencontrer pour la première fois une
famille. Nous choisissons ces moments comme
illustratifs de ce qui se joue sur cette question
complexe de la juste distance…
En préparant cet exposé, nous avons eu
l’occasion de partager le constat que, l’un
comme l’autre, à la question classique posée
par des proches ou par de nouvelles
connaissances « Et tu fais quoi comme
travail ? », nous ne répondons jamais rien
d’autre que « je travaille avec des enfants
victimes de maltraitance ».
Parfois, si la personne qui pose la question est
suffisamment proche, il peut nous arriver de
préciser que ces maltraitances sont commises
sur ces enfants au sein de leur famille mais
jamais, nous ne précisons à notre interlocuteur
qu’il s’agit, pour notre travail à Kaléidos,
d’intervenir dans des situations d’abus sexuels
intra-familiaux.
Si à l’occasion notre interlocuteur peut
comprendre que nous proposons de l’aide aux
enfants ET à leurs parents, peu d’entre eux sont
informés que cela est vrai aussi lorsqu’il s’agit
des parents maltraitants et plus rarement
encore lorsqu’il s’agit de parents auteurs d’abus
sexuels sur leurs enfants.
Nous interrogeant sur cette observation, nous
pouvons d’abord penser qu’il y a là une volonté
de ne pas mettre mal à l’aise par l’évocation de
cette réalité d’enfants sexuellement victimisés,
dans une sorte d’élan protecteur de l’autre, celui
qui ne sait pas et se montre curieux de mieux
nous connaître.
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 83
 Samira BOURHABA et Yves STEVENS : freins et leviers dans l’intervention sous mandat
Mais, pensée dans le cadre de cet exposé, nous
pouvons aussi voir dans cette rétention
volontaire d’informations quelque chose qui
nous parle de nous, de la nécessité de ne pas
permettre à notre interlocuteur de comprendre
notre implication dans ces situations.
Qu’y a-t-il donc derrière cette prudence ? Si elle
ne cherchait pas seulement à protéger l’autre de
cette réalité des abus sexuels, ne pourraient-on
pas aussi y voir une volonté de nous protéger
aussi du regard de l’autre, de l’empêcher de
nous voir comme ayant nous aussi à voir avec
ces abus sexuels. Qui suis-je du fait de cette
mise en lien quotidienne avec les abus sexuels ?
Yves l’explique en ces mots : « Bon, je l’avoue, je
la joue défensif sur ce coup-là… Car, dans le
fond, le stress que je ressens porte aussi et peutêtre surtout sur « Que va-t-on penser de moi si
je dis que je travaille dans l’abus sexuel ? »
Peut-être ils vont s’imaginer que j’ai moi-même
été victime d’abus sexuel? Ou peut-être ils vont
s’imaginer que je veux fuir le plaisir, que je fuis
ma propre sexualité en m’investissant dans ces
problématiques? Ou que je tente de me rassurer
sur le fait que je ne suis pas aussi déviant ou
aussi tordu que les auteurs? Ou que je ne suis
pas aussi abîmé que les victimes ? »
Lorsqu’on s’entend dire « Moi, je ne pourrai pas
faire ce travail », on pourrait voir dans ce type
de remarque quelque chose qui a à voir avec
l’admiration… mais n’est-il pas question d’autre
chose ? Quelque chose qui nous rapprocherait
du vécu de nos patients, et qui met en jeu notre
identité à travers le regard de l’autre sur notre
pratique professionnelle. Qui sommes-nous aux
yeux des autres, nous qui côtoyons cette réalité
des abus sexuels ? Qui sommes-nous dans le
regard de l’autre dès lors qu’il nous voit
baignant dans ce contact rapproché avec l’abus
sexuel ?
Ce qui nous apparaissait comme une protection
de l’autre serait peut-être avant tout une
protection de soi dans le regard de l’autre,
comme si notre fonction d’intervenant à
Kaléidos nous faisait courir un risque
comparable à celui pressenti par les familles à
notre contact : le risque de déshumanisation
par le fait même d’une vision de soi à travers les
abus sexuels.
Si ce vécu nous rapproche émotionnellement du
vécu des familles, il nous fait paradoxalement
courir le risque d’amplifier encore la distance
réciproque inhérente à notre contexte
d’intervention et à ce qu’il fait vivre aux
bénéficiaires comme aux intervenants.
Cet enjeu de différenciation viendrait donc
compromettre notre capacité à rester en lien,
viendrait nous dé-lier, au risque évident de
nous extraire.
Un moment particulier dans nos interventions
concerne ce que nous appelons les réunions de
négociation, à savoir la première rencontre au
service qui rassemble la famille, l’intervenant
social du service de la protection de l’enfance
qui nous mandate et deux intervenants de
Kaleidos. Cette rencontre a lieu dans nos
locaux, sous la houlette du référent de dossier.
Elle va poursuivre cinq objectifs :





présenter le service et ses modalités de
fonctionnement ;
entendre les positions de chacun par
rapport à l’abus, identifier les séquelles
psychologiques, relationnelles et sociales de
l’abus sexuel sur l’enfant victime, et sur les
autres membres de la famille ;
permettre aux différents protagonistes de
nommer leurs attentes par rapport au
suivi ;
explorer les autres problèmes auxquels les
membres de la famille sont confrontés ;
questionner les inquiétudes et les attentes
de l’autorité mandante par rapport à la
situation que vit la famille et par rapport à
notre intervention.
En préparant cet exposé, nous échangions avec
nos collègues pour tenter d’identifier avec elles
nos vécus avant que ne débute cette réunion de
négociation. Evidemment, des émotions et
pensées en faveur d’un mouvement vers la
famille ont été évoquées, comme la
préoccupation de pouvoir être là pour entendre
les besoins des gens et comme le souhait de
soutenir l’expression de leur vécu et de leurs
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 84
 Samira BOURHABA et Yves STEVENS : freins et leviers dans l’intervention sous mandat
besoins d’aide. Mais, l’envie première exprimée
est d’abord celle du retrait voire de la fuite.
Nervosité, angoisse, impression d’être au bord
d’une falaise et d’avoir à sauter,… sont autant de
ressentis exprimés par des collègues pourtant
familiers de cet exercice. Gabrielle disait « Je
me demande qui sont ces gens et ce qu’ils vont
me faire vivre ». Il y a fort à parier que ces mots
pourraient aussi être ceux des membres de la
famille, traduisant par là des vécus
comparables, propices à l’éloignement, à la mise
à distance.
Principalement, il nous semble intéressant de
comprendre ce vécu éprouvé par les
intervenants lors de cette première rencontre en
terme d’effraction ; comme si par la mise en
relation avec la famille et donc par la mise en
contact avec la problématique de l’abus sexuel
intrafamilial, ce que les intervenants vivent
releverait de la même expérience relationnelle
d’effraction que celle en jeu dans les abus
sexuels à l’origine de notre intervention.
Comme si les pathologies du lien en jeu dans
l’abus sexuel continuaient à infiltrer les
relations famille-intervenants mais aussi les
relations intervenant-famille, à la manière de ce
que Martine Lamour appelle une diffusion de la
pathologie relationnelle au sein du système
d’intervention lui-même11.
Ainsi, avant même la première rencontre, le
professionnel pressant que cette problématique
va faire inéluctablement effraction. Dégagé de la
rencontre avec la famille et ses membres,
puisqu’elle n’a pas encore eu lieu, ce vécu est
particulièrement massif avant la réunion de
négociation mais il nous semble aussi de
pouvoir dire qu’il ne nous quitte jamais
vraiment, tout au long de l’intervention.
L’expérience nous montre que tenter
d’empêcher ou de combattre ce vécu
d’effraction est peine perdue. Il s’agit plutôt de
nous rendre capable d’accepter, voire
d’accueillir, ce vécu de manière à ce qu’il ne
nous empêche pas d’être là, d’être dans la
11 Martine Lamour, Parents défaillants,
professionnels en souffrance. Editions Fabert,
collection Temps d’Arrêt, 2010
relation, sans courir le risque de notre propre
perte ni celui de la perte du lien avec les jeunes
et leurs familles. Endiguer l’envahissement,
contenir l’effraction nous semble un des enjeux
prioritaires pour rester présent dans la relation
à nos patients.
En effet, lorsque nous prenons en charge une
nouvelle situation, nous savons, d’expérience
(devrais-je dire de « malheureuse expérience »),
le poids de la charge émotionnelle de ces
situations… nous savons combien ces
souffrances humaines et familiales vont nous
atteindre et parfois nous bouleverser. Ce qui
renvoie à l’angoisse de notre collègue lorsqu’elle
disait : « Je me demande qui sont ces gens et ce
qu’ils vont encore me faire vivre… »
Rester capable de connexion à cette charge
émotionnelle est un danger pour nous-mêmes
en même temps qu’il s’agit peut-être de notre
première compétence pour l’accompagnement
de ces familles. En effet, nous pouvons voir cet
émotionnel, cette forme d’expression de notre
propre sensibilité, comme une compétence
relationnelle, une capacité à développer de
l’altérité. Cette capacité à ressentir est notre
premier outil pour créer du lien, pour « être
avec », avant même d’« intervenir dans ».
Dans cette perspective, le vécu d’effraction des
intervenants peut alors être appréhendé comme
l’expression de leur conscience émotionnelle du
drame vécu par les familles, comme la
conscience éprouvée qu’il s’est passé quelque
chose de grave pour cet enfant, dans cette
famille et pour cette famille. Notre réaction
émotive devient donc l’expression de notre
conscience émotionnelle de l’injustice subie et
c’est en cela qu’elle constitue un outil au service
de la relation et plus spécifiquement encore de
la reconnaissance des injustices subies ou
imposées.
Je voudrais encore m’attarder sur une peur
particulière,
parfois
difficilement
identifiable et/ou difficilement avouable à soimême et à autrui: la peur d’être contaminé…
Nous, les professionnels, nous nous débattons
avec des questions du type : « A force de côtoyer
ces personnes touchées par le malheur,
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 85
 Samira BOURHABA et Yves STEVENS : freins et leviers dans l’intervention sous mandat
risquerai-je finalement d’arriver à leur
ressembler ? » Cette angoisse nous pousserait,
pour tenter parfois désespérément de nous
rassurer, d’identifier tout ce qui nous
différencient d’eux : nos histoires respectives,
nos
quartiers
d’origine,
nos
styles
vestimentaires,... Nous avons là un bel outil
pour mettre de la distance entre eux et nous,
Nous : les « biens pensants », les « propres sur
nous »,
aux
conduites
sexuelles
« irréprochables » et eux les fragiles, les abîmés,
les damnés… Et pourtant, il nous faut nous
approcher… et pour s’approcher, il nous faut
aussi accepter d’être confrontés à la délicate
question de ce qu’il y a de semblables entre eux
et nous ? En quoi nous appartenons à la même
humanité ?… Ou accepter de se demander : si la
vie m’avait imposé un destin comparable aux
leurs, comment aurais-je réagi ? Evidemment,
la seule réponse raisonnable à cette question
c’est « je n’en sais rien ».
Regarder nos peurs, les accueillir comme ce qui
met en lien et pas seulement comme ce qui
garde à distance, c’est accepter d’être emporté
dans le tourbillon des doutes, c’est accepter
d’accueillir cette dialectique des différences et
des similitudes qui nous lient aux familles que
nous sommes censés aider.
Pouvoir le faire suppose des leviers relevant de
nos
compétences
personnelles,
professionnelles, relationnelles et institutionnelles.
Nous tentons ici d’en identifier quelques-unes.
Leviers individuels, personnels et donc
professionnels
Nous l’avons dit, nous mettons à distance avant
tout pour supporter, pour survivre aux
tourments et aux impasses des familles …
Nous mettons à distance par peur : peur d’être
envahi, peur d’être effractés, émotionnellement
intrusés, peur aussi de ressentir notre
impuissance, notre incompétence. Peur de leur
ressembler, « d’être comme eux », d’avoir
quelque chose à voir avec cet homme qui a
abusé de sa fille ou avec cette femme qui se
demande si sa fille ne l’a pas un peu cherché.
Ces tentatives de mise à distance sont non
seulement peu efficaces pour nous-même sauf à
nous déconnecter et à faire ce travail de
manière désaffectée au risque d’être maltraitant
avec les familles et/ou avec nous-même mais en
plus elles amplifient chez l’autre un vécu de
stigmatisation et de honte à être à ce point
étrangers, différents.
Les leviers individuels, relevant tant de qui nous
sommes que de quel professionnel nous
sommes vont plutôt consister à multiplier les
moyens d’être et de rester là, de prendre soin de
nous pour rester capable d’assumer l’effraction
sans qu’elles ne produisent en nous un effroi
qui nous paralyserait ou ferait exploser notre
propre intégrité
Nous pouvons concevoir ce mouvement comme
un retour à notre espace intérieur dans lequel
nous pouvons poser un regard sur nos peurs,
celles réveillées par les situations mais aussi,
celles éprouvées dans notre vie, dans ce qu’elle
nous amène à vivre.
Plus nous pouvons regarder, légitimer ces
peurs, en comprendre les raisons et plus nous
retrouvons de la liberté dans nos actions, en
particulier, pour le sujet qui nous occupe ici,
pour retrouver de la liberté dans ce que nous
faisons et sommes dans nos interventions avec
les familles sans courir le risque de leur
attribuer,
de
manière
exclusive,
la
responsabilité de nos impasses ou échecs.
Mieux nous repérons ces peurs, moins nous les
utilisons pour laisser les patients à distance de
nous, moins nous utilisons le dispositif déployé
au service de notre propre protection. Plus nous
acceptons notre vulnérabilité, plus nous nous
donnons les moyens de rester en lien malgré ce
que la situation nous fait vivre et de nous
remobiliser au service des patients. Plus nous
nous éloignons de nous-même et plus nous le
faisons au risque de nous appauvrir, de nous
rigidifier et donc de demander aux familles
d’être autre chose que ce qu’elles peuvent être
pour nous épargner nous.
Notre collègue Christel témoigne : « Pour lutter
contre mon envie de partir dans l’autre sens,
pour me donner du courage et de la force
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 86
 Samira BOURHABA et Yves STEVENS : freins et leviers dans l’intervention sous mandat
lorsque je reçois pour la première fois une
famille, je me suis construit un point d’ancrage
qui est le suivant : je me place à l’entrée de la
salle de consultation et je sers la main à chaque
personne en veillant à croiser son regard et à
ressentir sa main dans la mienne ». Christel
crée ainsi les conditions pour augmenter sa
présence à l’autre, pour être là, pour rester là.
Ce
travail
individuel
nous
ramène
immanquablement à la relation à l’autre.
Leviers relationnels
Dans la relation aux familles
Nous intéresser à ce qui nous unit aux familles,
à ce qui nous rapproche d’eux, c’est faire
émerger l’idée que nous pouvons nous
ressembler, eux et nous, dans notre humanité
mais aussi dans nos impulsivités, nos us et
coutumes.
Ainsi, pour s’approcher, il est intéressant d’être
en mesure de regarder le destin auquel nous
avons échappé, souvent par chance. Par chance
une cigogne nous a choisi comme parents les
nôtres plutôt que les leur, par chance des
rencontres de la vie… par chance bien plus que
par mérite.
Survivre à l’effroi, survivre aux vagues
émotionnelles faites de découragements, de
sentiments d’impuissance, et aussi parfois de
dégouts,
c’est
nous
rendre
capable
d’attendrissement, d’empathie pour être en
mesure d’identifier et valoriser le côté
« survivants » des familles, des victimes. Ainsi,
dans la construction de la relation, nous
prenons le temps de nous intéresser à comment
ils ont fait pour survivre jusque-là au croqueen-jambe de la vie ? Pour tenir le coup ?
Certains sont extraordinaires de courage!
Certains sont des princes et des princesses de la
débrouille…
Nous prenons le temps de nous intéresser aux
galères passées, à comment ils ont survécus ?
Qu’ont-ils appris d’eux-mêmes (de leur valeur)
et des autres (du monde dans lequel ils vivent) ?
Nous nous intéressons aussi à « Comment ils
réussissent à échouer ? », formule provocatrice
faite d’humour noir et de dérision. A force de
vivre l’échec et l’exclusion, certaines familles
sont devenues de véritables professionnelles du
rejet. Comme si elles faisaient en sorte d’être
actrices d’un processus auquel elles ne peuvent
échapper. Elles agissent le rejet plutôt que de le
subir…
Après ce type de passage à l’acte et après le
dévoilement public de ce drame, que reste-t-il
pour les parents de leurs rêves initiaux et
fondateurs ? Dans la rencontre des parents,
nous cherchons par exemple à les aider à se
reconnecter au rêve initial de leur couple
parental, aux espoirs qu’ils ont fondé dans leurs
enfants, dans la création de leur famille? Nous
tentons ainsi de les aider à accueillir la
désillusion, avant de les accompagner dans la
reconstruction de nouvelles utopies…
La « juste présence » pourra alors émerger de
ce va et vient permanent entre distance et
proximité, elle peut être vue comme une
dimension dynamique et non statique,
s’enracinant dans cette oscillation entre
s’approcher et prendre du recul. Plus on se
rapproche, plus on a besoin de se reculer
ensuite. Et plus on prend du recul, plus on est
en mesure de se remobiliser pour être capable
de nous approcher à nouveau!
Il est donc bien question de la nécessaire
souplesse
de
l’intervenant qui
pourrait
s’apparenter tantôt à un danseur de tango dans
une proximité à contenir, à maîtriser, tantôt à
une mêlée de pogo, dans laquelle les danseurs
se touchent pour se bousculer et amplifier la
distance entre eux.
Pour illustrer ce tempo et sa variation, je
parlerai du papa :
Dès que je le rencontre en réunion de
négociation, je me sens ému par lui. Il assume
sa responsabilité et ne cherche pas à la partager
avec Laetitia qui pourtant lui tend des perches
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 87
 Samira BOURHABA et Yves STEVENS : freins et leviers dans l’intervention sous mandat
pour se présenter à nous comme partie
prenante des abus. Monsieur me touche surtout
par le fait qu’il cherche à réparer, animé d’un
désir, qui semble sincère, d’aider ses enfants…
Et en même temps, dès que je me surprends à
ressentir ce mouvement qui me rapproche de
lui, je me mets à douter de sa sincérité et de la
justesse de ma perception. En acceptant de
m’approcher de lui, ne suis-je pas en train de
me laisser subjuguer et ainsi me mettre sous
son emprise ? Pour continuer à le voir comme
un père prêt à faire des choses pour ses enfants,
ne suis-je pas en train de minimiser la gravité
des faits et de négliger le vécu des enfants ?
Qu’est-il en train de faire de moi : un
professionnel aux côtés de l’abuseur plutôt
qu’aux côtés de l’enfant victime ?
Sur le décours de la prise en charge, ce père
oscille constamment entre, par moments,
reconnaitre les faits et, à d’autres moments,
s’enfermer dans une forme d’amnésie, de
confusion expliquant que tout ça s’est passé à
un moment de sa vie où il était tellement perdu
et tellement pas lui-même. Il oscille entre une
position de père capable de se responsabiliser
par rapport aux abus qu’il a commis et une
position immature de petit garçon vulnérable,
démuni, qui tente d’échapper aux conséquences
de ses actes.
Pour ma part, à certains moments, je le
soutiens, je l’encourage à reconnaître pour aider
sa fille à sortir d’une position impossible et
ensuite je regrette de n’avoir pas été plus
confrontant…
Récemment, nous sommes informés par la
maman du fait que Laetitia se serait prostituée.
Dès la rencontre suivante avec monsieur, je suis
rempli de colère. Presque du mépris. Il utilise le
dévoilement de ce nouveau drame pour tenter
l’affrontement avec la mère et entrer en conflit
avec elle à un moment où Laetitia aurait besoin
de parents responsables, solidaires et cohérents
face à ses conduites à risque. Je rechigne à lui
remettre rendez-vous, prêt à renoncer à
mobiliser de l’énergie et du temps à son service.
Si ces situations viennent nous bousculer dans
nos vécus personnels, dans nos zones de
vulnérabilité, elles viennent aussi se jouer de
nos relations entre collègues.
Dans les relations entre collègues
Au regard des enjeux évoqués plus tôt
concernant la question de « comment j’existe
dans le regard de l’autre lorsque j’existe en
contact étroit avec ces situations », s’il y en a
bien avec qui on ne peut pas échapper à cette
question, ce sont nos collègues directs. Ceux
avec qui quotidiennement nous partageons cet
enjeu dans la représentation de soi mais nous
partageons aussi avec eux ces expériences
d’effraction et de peurs.
Posé dans ces termes, ce contexte de travail
nous invite à penser l’impact désorganisateur
de la problématique d’abus sexuels sur le
fonctionnement des équipes et par là même la
nécessité de faire des relations entre collègues
un axe de réflexion et un levier d’intervention.
L’équipe est un levier thérapeutique si et
seulement si le partage fait au quotidien est
l’occasion de nous apprendre, de mieux en
mieux, qui on est dans le travail et aussi avec
qui on travaille, qui sont nos collègues. Cette
connaissance ne se construit pas sur l’idée qu’il
serait utile de tout connaitre de la vie de nos
collègues, de leur histoire. Il ne s’agit pas non
plus de partager avec eux leur vie privée dans
l’idée de mieux comprendre qui ils sont et ce
qu’ils vivent.
Cette connaissance, comme compétence
professionnelle, s’appuie plutôt sur le
développement d’un regard réflexif qui consiste
à porter une attention à ce qu’on voit et à ce
qu’on apprend de ce que les situations nous font
vivre aux uns et aux autres. Il s’agit surtout de
légitimer ces vécus, dans notre regard sur
l’autre, pour enfin en tenir compte dans la cointervention,
dans
nos
relations
professionnelles et dans les prises en charge que
nous partageons.
Nous partageons avec nos collègues une
connaissance de qui ils sont dans ces situations,
où par exemple nous nous retrouvons
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 Samira BOURHABA et Yves STEVENS : freins et leviers dans l’intervention sous mandat



face à ce couple parental qui veut rester
soudé suite aux dévoilements au prix du
déni ou de la banalisation des abus subis
par l’enfant ;
face à cette grand-mère qui utilise les faits
révélés pour disqualifier sa fille et la
désigner comme responsable des abus ;
face à cet adolescent auteur taiseux et
arrogant …
Ces différentes expériences que nous
partageons avec nos collègues nous donnent
mutuellement accès à des parties de nousmêmes et de nos histoires avec lesquelles nous
avons à faire, pour à la fois légitimer l’autre
dans ce qu’il est, dans ce qu’il ressent, ce qu’il
pense ou ce qu’il fait dans l’intervention mais en
même temps pour le faire en étant les plus
ajustés aux besoins des familles.
Par ailleurs, la co-intervention systématisée à
toutes nos prises en charge vient ajouter à ces
relations professionnelles la nécessité de
développer entre nous un mode relationnel et
des modes d’intervention par lesquels je laisse
mon co-intervenant entrer dans cette partie
intime-là de moi qui est précisément celle qui
me met en doute, en déroute par un trop plein
de proximité ou un trop plein de distance.
Pour moi, intervenant et homme, être en
face d’une jeune adolescente qui a été
victime d’abus sexuel est une prise de
risque tout en étant une opportunité
thérapeutique. Je me dois de me tenir à
distance pour éviter toute ambigüité et
protéger l’enfant victime de revivre une
expérience qui la rapprocherait du choc
traumatique subi. Et en même temps, la
proximité thérapeutique peut aussi être
une occasion pour les victimes d’effectuer
une expérience correctrice, être proche
d’un adulte masculin solide et se sentir
progressivement en sécurité. Annabelle a
choisi. Elle cherche la proximité, la fusion
dans le lien avec moi, parfois en déniant
ma collègue pourtant présente à mes
côtés. Christel et moi, bien qu’ayant
rapidement échangés à propos de la
distance à laquelle elle nous place l’un et
l’autre, nous avons choisi de la laisser
faire en invoquant différentes raisons qui
relèvent plutôt de la prise en compte des
besoins d’Annabelle et de notre souci de
nous y ajuster. Au terme d’une récente
rencontre, ma collègue m’exprime son
malaise face à ce qu’elle lit non plus
comme une tentative de rapprochement ou
d’exclusive mais comme un jeu de
séduction dans la posture de la jeune
adolescente. Elle me met en garde. Dans
un premier temps, je me cabre. Je ne veux
y voir rien d’autre qu’une expérience
correctrice pour l’enfant, sa quête
réparatrice d’amour paternel sain…
Pourtant, ayant entendu son
interpellation, je remarque à la fin de la
rencontre suivante, quelque chose dans le
regard de cette jeune fille de 12 ans vers
l’intervenant que je suis, quelque chose
qui ressemble davantage au regard d’une
femme vers un homme. J’ai été effrayé,
effrayé pour au moins trois bonnes
raisons : d’abord par le comportement
d’Annabelle, mais et peut-être surtout par
le fait que ma collègue ait été le témoin
de cette interaction potentiellement
érotisée et peut-être plus encore par ma
propre cécité.
Lorsque Yves parle de son malaise face au
regard d’Annabelle mais aussi face au regard de
sa collègue sur sa réponse au regard
d’Annabelle, il
pourrait
être
hautement
préjudiciable à l’un comme à l’autre que notre
lecture de la situation s’arrête à « Annabelle a
fait l’apprentissage d’une sexualisation du lien
qu’elle reproduit avec les hommes dont elle
tente d’être proche ou d’obtenir quelque
chose ». Mais il serait aussi réducteur et
préjudiciable de nous dire, c’est parce qu’Yves
est un intervenant masculin qu’il voit cela dans
le regard d’Annabelle et il se tient à distance
pour s’épargner du malaise que cela lui fait
ressentir et pour aider Annabelle à vivre
l’expérience d’un homme qui ne succombe pas à
la proximité inappropriée qu’elle propose. Au
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
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 Samira BOURHABA et Yves STEVENS : freins et leviers dans l’intervention sous mandat
contraire, c’est lorsque nous considérons en
même temps le comportement de la jeune fille
et le vécu que cela suscite chez l’intervenant que
nous
recommençons
à
penser
notre
accompagnement dans et par la relation.
Comment offrir une réponse à Annabelle,
comme patiente, qui lui permette d’apprendre
de ce qui se passe et comment offrir une
réponse à Yves, comme intervenant, qui lui
permettre d’apprendre de ce qui se passe ?
Si l’expérience relationnelle vécue en cointervention reste bloquée dans le huis clos de
la relation et ne peut être partagée avec les
collègues,
c’est
alors
qu’elle
devient
interpellante et souvent préjudiciable. Par
contre, lorsque le vécu de l’intervenant peut
s’exprimer, dans la co-intervention ou dans la
réunion d’équipe avec la garantie que cela ne
sera ni banalisé, ni dramatisé, nous pouvons
alors partir de l’éprouvé de l’intervenant pour
construire une réponse plus juste : sur cet
exemple concret, il nous est apparu que ce qui
faisait problème n’était pas tant le
comportement de l’une ou la réaction de l’autre,
mais le fait de rester sous l’effroi d’une
observation qui laisse les choses figées.
La supervision d’équipe m’a permis de prendre
de la hauteur pour mieux utiliser la cointervention dans la relation à Annabelle, pour
faire de ce couple d’intervenants « un couple
parental de laboratoire » au service des besoins
de l’adolescente. C'est-à-dire de redevenir,
ensemble, capable de composer une alliance
indéfectible entre collègues. Nous passons donc
d’une relation fusionnelle entre la jeune fille et
moi, dont était exclue ma collègue, pour nous
remobiliser comme professionnels et de former
à nous deux, un homme et une femme, la base
d’un triangle qui accueille, ensemble, dans ce
nid sécure, la jeune adolescente. Plutôt que
nous condamner, au départ de ce que la
situation nous amène à penser et à vivre, nous
cherchons à retrouver un lien entre cointervenants qui soit à même de nous
solidariser durant la rencontre, d’échanger
entre nous des regards bienveillants ou des
commentaires face aux tentatives de captation
de l’adolescente. C’est avant tout une question
de posture : garder la conscience intérieure de
la nécessité de rester 2 pour accueillir l’enfant.
Dans le cas d’Annabelle, cette remobilisation du
couple de co-intervenants a rapidement
participer à augmenter chez elle le sentiment de
sécurité et, après quelques tentatives où elle
tente de recréer l’exclusive, elle s’est adaptée et
semble bénéficier de ce nouveau contexte
d’accueil sécurisant.
En réunion d’équipe, nous consacrons du
temps, toutes les deux semaines, à
réfléchir aux situations accompagnées.
Lorsque nous procédons à ce tour des
situations, les deux intervenants en charge
du dossier sont invités à répondre à une
série de questions parmi lesquelles les
deux questions suivantes :
Qu’est-ce que nous représentons pour
les différents membres de la famille ?
Cette question nous permet de penser au
départ de chacun des membres de la
famille le rôle, la place qu’ils semblent
nous donner. Elle nous permet aussi de
penser notre intervention en prenant en
compte le type d’attachement qui s’est
construit entre eux et nous, comment ils
vivent la dimension affective en jeu dans
nos relations professionnelles. Notre
élaboration sur ces niveaux, même si elle
est
posée
au
départ
de
nos
représentations, nous permet souvent de
mieux comprendre comment les émotions
se vivent, se partagent et se régulent dans
cet espace professionnel, pour la famille.
Que représente chacun d’entre eux pour
nous ?
Cette question poursuit les mêmes enjeux
en termes de clarification des émotions,
des vécus, des attachements éprouvés
dans la relation thérapeutique mais cette
fois pour les intervenants au sujet de
chacun des membres de la famille.
Tour à tour, les deux intervenants en
charge de la situation évoquée, apportent
leurs éléments de réponse à ces deux
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 90
 Samira BOURHABA et Yves STEVENS : freins et leviers dans l’intervention sous mandat
questions. Se faisant, ils partagent, en
même temps des informations qui ont à
voir avec la famille mais aussi des
informations qui ont à voir avec euxmêmes.
Ce type de démarche permet d’identifier
et de partager entre professionnels nos
vécus par rapport à l’implication affective
que suscitent les suivis, et ainsi
d’identifier dans les émotions que
provoquent ce travail ce qui appartient à
l’intervenant au regard de qui il est, d’où
il vient et ce qui appartient à la famille et
à chacun de ses membres
Par exemple, pour la situation D., à la
question : que représentez-vous pour les
gens ?
Nos collègues ont partagé les
réflexions suivantes :
Pour
monsieur :
des
personnes
bienveillantes, un peu limitées, avec qui
ça fait du bien de parler. Ceux qui le
soutiennent malgré ce qu’il a fait, ceux
qui ne le laissent pas tomber. A d’autres
moments, quand il se débat avec sa
culpabilité, il peut devenir haineux ; nous
voit comme les maillons d’un système qui
complote contre lui.
Pour Laetitia : ceux qui n’ont rien
compris, qu’elle méprise et en même
temps, c’est comme si elle avait peur de
nous, peur qu’on vienne déséquilibrer la
forteresse qu’elle a construite
A la question, que représentent-ils pour
vous ?
Pour madame : ma représentation change
de minute en minute : une mère
malmenée par la vie, pas soutenue dans
son enfance et qui aujourd’hui cherche à
s’appuyer sur des piliers qu’elle croit plus
forts qu’elle alors qu’ils sont plus tordus.
C’est comme si elle ne savait pas quoi dire
pour nous aider à l’aider.
Cette question de la représentation de soi et de
l’autre dans la relation d’aide qui se construit
mêle l’intime et le professionnel et suppose un
contexte relationnel suffisamment sécurisé pour
que
l’exercice
ne
tourne
pas
à
l’autocongratulation ou à la disqualification.
Le développement de ces modes relationnels
entre collègues suppose aussi un contexte
institutionnel particulier, pleinement considéré
et activé comme outil au service des prises en
charge.
Avant tout, puisque c’est de courage qu’il s’agit
lorsque nous avons à affronter nos peurs, le
contexte institutionnel a sa pleine responsabilité pour nous rendre plus ou moins
compétent à oser le risque d’un rapprochement
et d’une mise en relation. A Kaléidos, si souvent
nous avons recours à des blagues salaces pour
nous dégager d’émotions trop lourdes, il y a un
gros mot que nous veillons à ne pas utiliser,
celui de FAUTE. A celui-là, nous opposons une
culture de l’intransigeance bienveillante, cette
capacité, pour en reprendre une définition de
Thierry Janssen, à « être à la fois objectif et
compatissant à l’égard de soi-même et des
autres. Tout voir et ne rien juger. Exercer une
sorte d’intransigeance bienveillante faite de
discernement, d’honnêteté et d’humilité.
Identifier l’ombre et la lumière en nous, sans
jamais culpabiliser. Accepter de contempler qui
nous sommes en essayant de comprendre la loi
de causalité qui nous a façonnés. Et avoir le
courage d’assumer notre responsabilité en
changeant certaines causes pour obtenir
d’autres effets »12.
De plus, dans le contexte particulier de l’aide
sous contrainte, l’aide sur mandats, nous
sommes en permanence trois partenaires dans
la relation d’aide : l’autorité qui se fait du souci
face aux enfants en danger et qui nous mandate,
la famille qui tente de survivre et nous qui
cherchons à aider des gens qui, au départ, ne
Thierry Janssen, Confidences d’un homme en
quête de cohérence. Editions Les liens qui
libèrent. 2012
12
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 91
 Samira BOURHABA et Yves STEVENS : freins et leviers dans l’intervention sous mandat
nous demandent rien. Ce contexte peut être
favorable pour se dégager de la culture stérile et
inefficace de la faute : cette habitude où l’on
cherche désespérément à résoudre les
problèmes, à sortir des impasses en se
demandant par la faute de qui on en est là ?
Cette culture de la faute divise, elle clive les
bons contre les mauvais : les bons parents/les
mauvais parents, les bons professionnels/les
mauvais. Dans ce contexte, notre pas de danse
n’est pas aisé : on ne peut s’approcher des
familles sur le dos d’autres professionnels. On
ne peut s’éloigner des familles en faisant
alliance entre professionnels, contre ces
familles qui se refusent à notre aide !
Cette intransigeance bienveillante nous la
posons non pas en qualité personnelle, comme
le fait d’être optimiste, généreux ou naïf mais
comme une compétence professionnelle à
décliner pour soi, entre collègues et entre
professionnels, pour pouvoir le faire aussi avec
les familles.
Nous vous remercions
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 92
 Christophe PANICHELLI : le paradoxe utile : humour et juste distance.
Le paradoxe utile :
humour et juste distance
Christophe Panichelli
Christophe PANICHELLI est psychiatre et
psychothérapeute, formé à la thérapie
familiale systémique. Il s'intéresse plus
particulièrement à l'approche de Maurizio
Andolfi à l'école de Rome, et à la thérapie
provocatrice selon Frank Farrelly. Ces deux
approches incluent l'humour comme ingrédient
essentiel de l'interaction avec le patient.
La psychothérapie est une expérience
relationnelle qui confronte le thérapeute aux
paradoxes. Tout d’abord, elle est paradoxale en
elle-même, puisqu’elle est et elle n’est pas une
conversation ordinaire. De plus, les patients se
présentent souvent avec des demandes
paradoxales du type « aidez-moi à changer,
mais sans rien modifier à ma manière de
vivre ».
Enfin,
on
enseigne
aux
psychothérapeutes à être empathiques et
engagés, mais en même temps différenciés et à
voir les choses avec distance. On leur demande
d'être impliqués émotionnellement, mais aussi
de rester très critiques envers leurs propres
sentiments (Salameh, 1993)... Comment gérer
toutes ces situations contradictoires ? Et
comment, si possible, mettre ces paradoxes au
service du processus thérapeutique, pour rester
dans la « juste distance » et la « bonne
présence »?
Le double lien
En 1956, Bateson et ses collègues publiaient un
article qui allait marquer plusieurs générations
de psychothérapeutes, en analysant les
situations familiales qu’ils allaient appeler le
« double bind ». Ils recherchaient une lecture
relationnelle du comportement des patients
schizophrènes, qui permettrait une meilleure
compréhension de leurs symptômes. Ils feront
l’hypothèse que pour un enfant soumis de
manière répétée à une situation où il lui est
impossible de satisfaire deux injonctions qui se
contredisent l’une l’autre, un comportement
psychotique peut être compris comme une
réponse adaptative « logique ».
Quelques années plus tard, Ferreira décrivait le
« split double bind » pour ces situations où les
deux injonctions contradictoires sont données à
l’enfant par chacun des deux parents
séparément,
mettant
l’enfant
dans
l’impossibilité de ne pas désobéir à l’un de ses
deux parents. Il émettra l’hypothèse que le
développement d’un comportement délinquant
par l’enfant peut, là aussi, être compris comme
une forme d’ « obéissance oscillante » aux deux
parents, en l’illustrant par un cas clinique
détaillé, séance par séance.
Comme nous l’avons dit dans l’introduction,
nous psychothérapeutes sommes aussi soumis à
différentes injonctions reçues pendant notre
formation et nos supervisions. Certaines de
celles-ci se contredisent, ce qui nous amène
parfois à ressentir un certain malaise
difficilement identifiable.
Transmettre son empathie
Considérée comme l’un des facteurs communs
aux différentes approches de psychothérapie, la
solidité de l’alliance thérapeutique entre patient
et thérapeute est associée et même prédictive de
l’issue positive de la psychothérapie (Martin et
al., 2000). Une des missions essentielles du
thérapeute est donc de parvenir à installer une
alliance thérapeutique aussi solide que possible.
A cet effet, adopter une attitude empathique est
utile mais pas suffisante : il faut que le
thérapeute réussisse à transmettre sa propre
empathie au patient. Ce n’est que lorsque le
thérapeute parvient à faire sentir au patient
qu’il a réellement la capacité de voir le monde
comme lui, à ressentir de l’intérieur sa manière
d’interpréter les événements de sa vie, que les
trois dimensions de l’alliance pourront être
Association Parole d’Enfants, 1er et 2 décembre 2014
Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 93
 Christophe PANICHELLI : le paradoxe utile : humour et juste distance.
consolidées :
l’accord
sur
les
tâches
thérapeutiques, sur le but de la thérapie, et le
lien émotionnel entre patient et thérapeute
(Panichelli, 2013). C’est ce que différents
auteurs ont appelé l’attitude de « joining ».
Malheureusement
pour
nous
(ou
heureusement ? ...c’est ce qui rend sans doute la
thérapie passionnante...), cela ne s’arrête pas là,
car le thérapeute a aussi pour but de parvenir à
un recadrage de la situation telle qu’elle est
vécue par les patients, permettant aux patients
d' « élargir le champ de leurs possibles »
(Elkaïm, 2000) et de trouver de nouvelles
solutions à leurs dilemmes. L’outil du recadrage
est lui aussi un facteur commun entre
différentes orientations thérapeutiques, comme
en témoignent les multiples expressions
utilisées pour le nommer et qui sont quasiment
des synonymes : interprétation, redéfinition,
lecture, changement de perspective, de
narration, de construction du problème...
Le psychothérapeute se trouve donc dans une
situation que j’ai proposé d’appeler « l’autodouble-bind » (Panichelli, 2013). En effet, au
moment-même où il introduit une autre lecture
de la situation, le joining est absolument
nécessaire. Car si le recadrage est proposé trop
tôt, ou trop brusquement, ou sans transmettre
au patient que le thérapeute est de son côté, et
qu’il comprend profondément sa vision du
problème et ses implications émotionnelles
(sans joining), il existe un risque de perdre
l’alliance thérapeutique, et même d’arrêter la
thérapie. Car quel patient poursuivrait des
séances chez un thérapeute dont il a le
sentiment qu’il ne comprend pas sa manière de
voir les choses ?
Le problème se situe entre autres dans la
fréquence d’utilisation du recadrage, reconnu
comme l’un des outils thérapeutiques les plus
courants (Sprenkle et al., 2009). Et la séquence
du « tear and repair » ne peut être risquée à
chaque recadrage ni à chaque séance. En effet,
dans ces situations où l’alliance thérapeutique
est « déchirée » par une intervention
malencontreuse ou mal perçue par le patient, et
où le thérapeute va tenter de la réparer par des
interventions de joining, on frôle une fin de
thérapie prématurée.
Une étincelle créative
Ce mouvement perpétuel de va et vient entre
des moments d’alliance thérapeutique intense,
et de tentative de changement de vision du
problème -entre joining et recadrage-, s’il reste
un défi pour tout thérapeute, peut aussi être
source de créativité et nous forcer à trouver
d’autres manières d’interagir avec nos patients.
C’est là où l’humour peut nous être utile, dans
sa propriété de jongler simultanément avec les
niveaux de signification (Schnarch, 1990). En
utilisant le fait que le message humoristique est
en même temps un message verbal et une
métacommunication (un commentaire non
verbal) sur son contenu verbal, il est possible de
répondre simultanément aux deux niveaux du
double-bind, pour atteindre au même moment
les objectifs de joining et de recadrage. C'est la
fameuse « étincelle dans les yeux » qui doit
accompagner toute intervention provocatrice ou
humoristique, pour continuer à faire sentir aux
patients que même si l'on engage une lutte avec
le système en le provoquant, on reste à ses côtés
dans une posture de soutien fiable et de
compréhension authentique (Andolfi, 1987).
Prenons un exemple issu de l'actualité. Ce 25
avril 2015, le président Barack Obama s'est à
nouveau prêté à la tradition du discours déjanté
lors du White House Correspondents Dinner.
Un sourire au coin des lèvres, il a déclaré :
« C'est vrai, je ne me suis jamais senti aussi
relax. Ces massages des épaules que fait Joe
Biden, ils sont magiques ! Vous devriez les
essayer. ...ah ?, vous les avez essayés ?! ...(rires
de l’assemblée)» Dans ce cas, Obama redéfinit
la fonction du vice-président des Etats-Unis
comme étant en fait masseur à la maison
blanche, ce qui pourrait sembler dévalorisant.
Mais son attitude non verbale chaleureuse et le
sourire tendre confirment plutôt son estime et
son amitié pour Joe Biden, et démentent le sens
littéral du contenu verbal.
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 94
 Christophe PANICHELLI : le paradoxe utile : humour et juste distance.
Toute l'attitude non verbale du thérapeute peut
ainsi être mise au service de l'alliance
thérapeutique : le ton de voix, le regard attentif,
l'attitude corporelle penchée en avant, la
manière détendue ou non de s'asseoir,
l'expression du visage peuvent signifier au
patient notre engagement envers sa thérapie.
Dans ce registre, une certaine proximité
physique (modérée et respectueuse) comme le
fait de s'asseoir près du patient, à une distance
où il est possible de poser la main sur son bras,
par exemple, est un moyen utilisé par certains
thérapeutes pour montrer leur acceptation du
patient de façon non verbale, ce qui est bien
plus puissant que dans le registre de la parole.
Lors d'une séance de couple très conflictuelle,
j'avais pu en faire l'expérience à un moment
d'escalade symétrique peu constructif. Ayant
déplacé ma chaise pour venir m’asseoir juste à
côté de l’épouse, j'avais attiré son attention en
tirant sur la manche de sa veste de manière
répétée, tout en adoptant un ton de voix
hypnotique. Ce repositionnement dans l'espace
et cette attitude humoristique mais proche
avaient non seulement interrompu l'escalade en
cours, mais la patiente avait rapporté à son
thérapeute individuel combien elle s'était sentie
comprise à ce moment précis.
Le juste funambule
Et puis vient le moment de se dire au revoir. Les
fins de thérapie sont des moments particuliers
remplis de sentiments contradictoires, tant
pour le patient que pour le thérapeute :
satisfaction du chemin parcouru, fierté du
travail accompli, mais aussi tristesse de la
séparation, une peur ou même un certain
abandon anticipé face à la reprise d'une vie
quotidienne qui ne serait plus accompagnée par
la présence bienveillante du thérapeute.
Comment rester dans la « juste distance » à
cette étape particulière de l'au revoir ? Dans
mon expérience, assez peu de patients viennent
effectivement faire « la dernière séance », et il
me semble que le fait de devoir affronter ces
sentiments complexes n’y est pas pour rien. Une
possibilité est d'utiliser ces ressentis, de les
reconnaître en séance, pour montrer qu’il est
possible de vivre avec ces contradictions sans
les éviter, et de parvenir à se réjouir de se
séparer. Et cela peut aussi être fait avec
humour, dans une posture qui permet
d’exprimer ces sentiments, tout en forçant le
patient à argumenter son amélioration 13 :
⎯ La patiente (confiante) : Je vais bien
docteur, je pense que c’est ma dernière
séance...
⎯ Le psy (plaintif) : Oh, non... pas vous
aussi ! Vous êtes la troisième
aujourd’hui ! Après huit séances
seulement !? Dites-moi que ce n’est pas
vrai !!
⎯ La patiente (assertive) : Mais si. Ca va
mieux. Je me sens bien depuis quelques
temps...
⎯ Le psy (théâtral) : Ce n’est pas possible.
Donnez-moi des preuves !
⎯ La patiente : Eh bien... J’ai repris la
salle de sport avec une collègue... ça me
fait du bien ! Je dors mieux... Avec mon
mari, on a moins de conflits : on refait
même des projets de vacances... je gère
mieux avec les enfants...
⎯ Le psy (désespéré) : ...et vous allez me
laisser tomber ! Je le vois bien ! Et moi
je vais perdre une patiente !
⎯ La patiente (surprise, mais affronte le
thérapeute) : Mais en même temps,
c’est le but, non ? Vous devriez être
content de vous : vous avez bien
travaillé !
⎯ Le psy (soudain sincère) : Oui, oui,
oui... mais c’est un des côtés tristes de
mon métier : on est très proche de ses
patients, on connaît tous leurs secrets,
on s’investit émotionnellement... et puis
pouf ! plus de nouvelles dès qu’ils vont
mieux. C’est rare quand ils viennent
13 Les
noms, âges et autres caractéristiques
personnelles ont été modifiés afin de protéger
la confidentialité des protagonistes de ce cas
clinique entièrement fictif.
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Doser la relation : entre « bonne distance » et juste présence
 Page 95
 Christophe PANICHELLI : le paradoxe utile : humour et juste distance.
nous dire au revoir. (à nouveau
théâtral, renifle comme s’il allait
sangloter) : Et je ne sais pas si je vais
pouvoir le supporter !
⎯ La patiente (avec un sourire amusé) :
Mais si. Vous allez très bien vous en
sortir. Je le sais.
Sans aucun doute.
BIBLIOGRAPHIE
8. SALAMEH, W.A. (1993). Introduction of
Fry WF, Salameh WA, Advances in Humor
and Psychotherapy. Edited by Professional
Resource Press, Sarasota, Florida, p. xxiv.
9. SCHNARCH, D.M. (1990). Therapeutic
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Family Psychotherapy, 1:75-86, p.77.
10. SPRENKLE, D.H., DAVIS, S.D., &
LEBOW, J.L. (2009). Common Factors in
Couple and Family Therapy. The Guilford
Press, New York & London, p. 102.
1. Andolfi, M., Angelo, C., de Nichilo
Andolfi, M. (1987). Temps et mythe en
psychothérapie familiale, ESF, Paris (1990,
pour la traduction française par Marc
Rives), pp. 51-52.
2. Bateson, G., Jackson, Don D., Haley, J.,
Weakland, J.H. (1956). Toward a theory of
schizophrenia, Behavioral Science 1(4).
3. Bateson, G. (1972, 1980 pour la
traduction française par F. Drosso, L. Lot,
E. Simion et Ch. Cler) Vers une écologie de
l’esprit, Seuil, Paris.
4. FERREIRA, A.J. (1960). Double-bind and
delinquent behavior. Archives of General
Psychiatry 3:359-67, p. 365.
5. ELKAÏM, M. (2001). Si tu m’aimes, ne
m’aime pas, édition augmentée, Le Seuil,
Paris, p. 27.
6. MARTIN, D.J., GARSKE, J.P., DAVIS,
M.K. (2000). Relation of the therapeutic
alliance with outcome and other variables:
a meta-analytic review. Journal of
Consulting and Clinical Psychology 68(3),
438-450, p. 446.
7. PANICHELLI, C. (2013). Humor, joining
and reframing in psychotherapy: Resolving
the auto-double-bind. The American
Journal of Family Therapy, 41(5):437-451.
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 Page 96
POWERPOINT
Oser une relation
transculturelle
Marie-Rose MORO
Marie-Rose MORO est psychiatre d'enfants et
d'adolescents, psychanalyste, docteur en
médecine et en sciences humaines. Elle a
appris la psychiatrie du jeune enfant auprès
de Serge Lebovici, et les principes de
l'ethnopsychiatrie avec Tobie Nathan. Ses
recherches l'ont menée à théoriser la
vulnérabilité et les besoins spécifiques des
enfants de migrants. Elle a créé une unité de
soins transculturels destinée aux familles
migrantes et leurs enfants en 1987. En 2008,
elle a élargi ce dispositif transculturel au
cœur de Paris. Dans ces dispositifs, la langue
et la culture des patients, celles des
thérapeutes et la différence culturelle sont
utilisées pour soigner. Ses travaux concernent
les forces et vulnérabilités des enfants de
migrants, les dispositifs thérapeutiques, les
métissages, le bilinguisme et le traumatisme
psychique dans ses aspects transculturels. Elle
a publié de nombreux livres dont, récemment,
Les enfants de l'immigration : une chance pour
demain (Bayard ; 2012).
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qui leur revient dans le processus. Le
soutien à la parentalité ne fait que
commencer (Gauchet)
Une folie qu’on cherche à raisonner
Se construire parents. On ne naît pas
parents, on le devient.
Les ingrédients:
intrapsychiques/intersubjectifs/collectifs
Père /mère/famille/groupes
Place de l’enfant dans la famille
(puérile/infantile)
Une méthode est nécessaire!
Serge Lebovici
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Arbre de vie
Bébé et interactions parents-bébé
Fantasmatique
Imaginaire
Réel
Culturel (M.R. Moro)
Présence des bébés et des enfants dans les
consultations thérapeutiques
A qui appartient l’enfant?
Reconnaître les compétences
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Des mères, des pères
Des grands-parents, de la famille
Savoir de tous, savoirs culturels
Diversité de ces savoirs
Ne pas renoncer à ce que l’on est
Pouvoir s’adapter à chaque enfant
Donner du sens à ce qui arrive à l’enfant
Tout est possible!
Soutenir les parentalité (s)

Perspectives pour le XXième siècle: la prise
en charge de la socialisation par la société
ne sera complète qu'avec l'éducation des
parents, en vue de la part incompressible
Levi-Strauss et Gaudelier
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Interdit de l’inceste
Différence des générations
Toutes les familles que nous pouvons
imaginer, elles existent!
Limites de notre imagination...
Le complémentarisme
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Filiation
Affiliations
Dedans
Vertical
Horizontales
Unique
Multiples
Etre la fille/fils de
Valeurs des parents et
de la société
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Inscription dans un
lignage
« Nouvelles » valeurs
Transmission
transgénérationnelle
A qui je ressemble?
Appartenances,
religion, identités
multiples
Consciente et
inconsciente
Explicites et
implicites
Structure familiale
Langue
Rituels
Education
Relation
Savoirs
Métissages et
créativité
Penser la singularité
Dehors
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Le monde extérieur
Ecole
Les amis
Les médias
L’hôpital, le centre
Le racisme
La mondialisation
L’approche transculturelle
Psychanalyse + Anthropologie + Linguistique…
Devereux, Nathan, Moro
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Universalité psychique et codage culturel
Berceau culturel
Importance de la langue maternelle et de la
transmission parentale
Respect des modes parentaux et des
modèles de sens
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Passer d’un monde à l’autre
Références
http://www.marierosemoro.fr
http://www.clinique-transculturelle.org/
http://www.mda.aphp.fr/
Moro MR Aimer ses enfants ici et ailleurs.
Paris: O Jacob; 2009.
Moro MR Nos enfants demain. Pour une
société multiculturelle. Paris: O Jacob;
2010.
Avoir trois mères
Ama :

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
adoptée en Inde
grandir dans un autre monde
grandir dans une autre structure familiale
Une mère on en aurait qu’une!!!


comment passer du 1 au 3 ?
en pensant l’interaction et la complexité
Une pédopsychiatrie ouverte





Universalité psychique et variété des
contextes
Modifications des structurations familiales,
métissages
Parents, les associations, tous ceux qui
portent les enfants et leurs parents+++
Des techniques de psychothérapies évaluées
et transmissibles
Un savoir transmissible à tous ceux qui
travaillent avec les enfants
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