PDF - Raconter la vie

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MERCREDI 14 SEPTEMBRE
Ils sont courts (pas plus d’1m60), trapus, probablement Maoris, et marchent
comme s’ils trimballaient leurs valises long courrier entre les cuisses. Le pas est
lent, lourd, bien planté dans le sol, ancré. Il faudrait plus qu’un ouragan pour les
dérouter. En file indienne sur le trottoir encombré, le premier avance à reculons. Il
filme ses camarades. « Un commentaire sur ce que nous traversons ? » Le filmé se
plie à l’exercice, commente ce périple suffisamment exotique pour mériter d’être
numérisé. Je ne comprends pas la langue, mais j’entends l’idée : il dit qu’ils sont à
Paris. Merci à lui.
Nous sommes en terrasse du Saint Jean, rue des Abbesses. Il est 10h30.
Mon voisin de table est venu s’asseoir sans décoller l’oreille de son portable. Il a
son Libé avec l’étiquette d’abonné. Il habite à 2 rues d’ici. Ça respire le quotidien de
parisien démocrate de gauche. Conversation vive et positive. Jean slim, mince dans
son tee-shirt moulant d’un blanc sans marque, iPod dans la poche… La définition
des Abbesses 2011 en sneaker collector. Un archétype 3D dans une vie de carte
postale contemporaine. Oui ça existe. Et même je dois avouer que ça me fait envie.
Pourtant le gars a des « galères d’appart » (c’est ce qu’il dit à son interlocuteur).
Les petites dames de la mairie traversent la place du pas de celle qui ne mourra
jamais, jamais, jamais. La première laisse traîner son balai en polyuréthane couleur
prairie. Au rythme de ses pas, il sillonne le trottoir comme la vague attaque la plage
de grains noirs, par à-coups, gagnant un peu de terrain chaque fois.
La seconde a accroché sa pince-à-ramasser-les-papiers-sans-se-baisser-ni-toucherles-detritus-question-d’hygiène-et-de-sécurité dans la manche de son gilet. Le gilet
ample est vert fluo alors que la combinaison est vert ardent. Etait-il vraiment
indispensable de donner à ceux qui nettoient nos rues une tenue si criarde ? Est-ce
une question de sécurité comme les bandes visibles de nuit en pleine cambrousse le
laissent penser ? Ou un bête truc de communication ? Elles bavardent et traînent
leur ennui smiqué au milieu des touristes émerveillés (« Oh nice métro ! So
parisian ! The Sacré Coheurre please ? »), locaux nantis (il faut reconnaître, la vie
de bohême a beaucoup augmenté !) et clodos soulagés par le premier rayon de
soleil…
« Ça va ?! » « Et toi ? » « Ouais, tranquille ! » Mon voisin est rejoint par une
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copine. Deux bises, et la conversation est lancée… À haut débit, il partage ses
galères d’appart’ qui s’arrangent – le citadin de gauche moderne est suffisamment
analysé pour savoir positiver ses moments de crise. Elle regrette une vieille agente
immobilière qui s’impliquait trop, c’était trop chouette, t’étais trop sûre qu’elle
allait trouver mais elle est partie à la retraite… La conversation file, surfe et
rebondit… Je décroche. Les ménagères de la rue ont disparu, laissant la chaussée
dans l’état où elles l’ont trouvée.
Un groupe écoulé d’un car que je suppute venu de l’Est fait masse autour du guide.
Ils regardent l’église Saint Jean. Au moins 25 personnes, de 20 à 70 ans. Le guide
parle, agite les bras, maintient le flot d’informations. Ils écoutent passivement.
Écoutent-ils ? On ne sent même pas la tension de l’attention. Juste le temps qui
passe sur ces vies rassemblées l’espace d’un city tour. Curieusement ils dégagent
très, très peu d’énergie. Un astre noir dans l’agitation matinale. Ils subissent.
Pourtant, à cet amas d’humanité, le guide a plein de trucs à dire sur l’église de
briques âgée d’au moins 100 ans.
Je m’interroge.
Est-ce vraiment le sujet de curiosité le plus remarquable de la place des Abbesses ?
Si j’étais guide, de quoi parlerais-je ?
Du libraire-papetier-marchand-de-journaux-grognon dont on a blanchi les vitres en
attendant les travaux ? Je parie pour une marque de fringue a plus de 100 € le bout.
Les fringues grignotent la rue comme la mousse s’étend sur un toit humide. Ce sera
finalement du thé vendu comme des bijoux. Dans quelques années, on aura l’idée
géniale de mettre un auvent d’un bout à l’autre de la rue, pour éviter aux
consommateurs épuisés de tant de tentations d’affronter les intempéries (ils le font
déjà au Japon). Un Paris plus vrai que nature sans les intempéries qui nuisent au
dieu commerce. Déjà en terrasse des brasseries, il n’y a plus de saison. Clim et
chauffage y remédient.
Si j’étais guide, ne m’arrêterais-je pas sur cette vieille dame qui avance à tout petits
pas, sa canne pour seul soutien ? Elle a l’âge de l’église ou peu s’en faut. Et sans
doute a-t-elle vu encore plus de choses…
Parlerais-je du manège dont la force centripète attire les parents dévoués à leur
progéniture, comme la pesanteur nous tient au sol ?
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Évoquerais-je ces coureurs au souffle compté qui entretiennent leur forme au milieu
d’une débauche de camions de livraison ?
En tout cas, je parlerais des parisiens. C’est eux la vie ! Le mouvement. L’avenir…
MERCREDI 21 SEPTEMBRE
La petite dame chancelante a un imper beaucoup trop grand pour elle. On ne voit
pas ses doigts. Les ustensiles, parapluie et cabas pendent magiquement au bout de
ses manches. A pas lents, elle revient des commissions. Ce matin, le trottoir n’est
qu’à elle. Comme si son passage répété depuis des décennies faisait acte de
propriété. Le bout de rue, bout de vie est à elle.
La dame dans son imper cache-poussière façon « Il Était Une Fois Dans l’Ouest »
(probablement acquis chez Guerrifrippe) parait prête à affronter les pires
intempéries. Elle croise une jeune femme en petite jupe légère, jambes nues sur
sandales. Que de peau. Que de légèreté. Sa jupe noire en mousseline bouffante, un
truc très créateur laisse imaginer une nuit de découche. Il est bien temps de
rentrer, le soleil est là qui appelle à profiter de l’été prolongé.
Nous sommes en terrasse du Saint Jean, aux Abbesses, il est 10h et la météo est
clémente.
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Plus adaptée au frais automne, la dame en corsaire blanc, chemise cintrée à fines
rayures marines et pull crème noué sur les épaules… Adaptée à la mi-saison, oui.
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Mais pas vraiment au quartier. On s’attendrait à la voir sortir d’une boulangerie du
16e, le mari garé en double file dans son coupé BMW – il en a rêvé toute sa vie, il se
l’est payé pour ses 60 ans. Dans notre cher quartier à bobo, la dame très côte
normande jure davantage que la paire de touristes japonaises au look extravagant.
Je sais, c’est un cliché. Mais aux Abbesses le cliché se porte toute l’année. Et à Paris,
la touriste nipponne se nippe. Ces deux là avancent le nez sur la carte largement
étalée. Pas sûr qu’elles voient le paysage si « authentique »… Un couple de touristes
encore. Très mi-saison à eux deux. Lui est en tee-shirt et elle en gros pull. Ils se
tiennent par la main. A quelle température se trouve le point d’union ?
De loin, montant les marches de la rue Piemontesi, je l’ai prise pour une gamine sur
le chemin de l’école. Sa capuche sur les yeux. Son sac en bandoulière. Ses
gambettes… Mais réchauffée par l’ascension, elle a dégagé son visage d’un geste vif.
Elle a la bonne quarantaine. Sans doute d’origine chinoise ou thaïlandaise, son
corps a arrêté sa croissance à l’adolescence. Même la mannequin qui fait la couv’ de
ELLE (qui elle, a vraiment 14 ans) est davantage formée. Je me demande souvent
quand les corps asiatiques seront à la mode. Ils le seront, n’en doutons pas. On
mange chinois et japonais à tous les coins de rue, on consomme asiatique dans
absolument tous les rayons, même nos banques fonctionnent avec des fonds
extrême-orientaux… Il serait naturel qu’ils imposent enfin leurs canons de beauté :
corps menu, pas de taille, la jambe maigre et le genou rentré… Mesdames, réservez
chez le chirurgien pour les ablations de poitrine, ça va se bousculer au portillon !
Mon voisin de terrasse lit l’Avant-Scène. Au téléphone, il demande une invitation
pour un spectacle. Intermittent, on peine à payer sa place. Surtout quand on va au
théâtre tous les soirs. « Écoute, je ne suis pas son agent, mais je trouve que c’est un
mec très bien. » Lui-même est comédien et on le voit sur des affiches du métro
parisien – il l’a expliqué en début de conversation. Apparemment on le reconnaît
bien, parce qu’il a été vachement discret et qu’il a reçu plein de textos. C’est dire
son potentiel de reconnaissance ! La conversation est à la fois conviviale et
professionnelle. Et plate. Je reprends ma veille de rue.
Tous les 2 maigres, tous les 2 en noir, la cuisse maligne flottant dans le jean étriqué,
la ceinture chromée. Lui marqué dans le dos d’un logo Joy Division. Elle qui lui
fouille l’oreille du bout des doigts… Ils descendent quelques marches. Elle fouille
toujours. Intriguant. C’est quoi ? C’est la boucle d’oreille qui s’infecte ? Un tatouage
mal cicatrisé ? Le bouchon d’oreille resté coincé au sortir du concert ? Ils s’arrêtent
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encore pour une nouvelle auscultation sauvage. Il se laisse papouiller. Je ne sais pas
ce qu’elle cherche, ils s’éloignent vers Pigalle. Noir et cuir siéront mieux là-bas.
Brusquement, l’air se charge d’humidité. On entend un souffle puissant, le
karcher… Celui qui le manipule ne pourrait être reconnu par sa propre mère. Sous le
gilet fluo uniforme contemporain de nos urbains manœuvres, une large
combinaison blanche et un masque barrant la bouche… Évidemment, il porte aussi
de grandes lunettes de chantiers pour éviter les éclats. Le nettoyeur masqué (dont
vous pourrez bientôt suivre les aventures chez Marvel) s’est attaqué à l’escalier en
partant du haut. Il arrose les tags sauvages, repousse les feuilles mortes et les
merdes de chiens… Le jet est redoutable. Assourdissant… Dibidibididip…
Dibidibididip… Le souffle ronflant s’arrête. L’homme décroche. Comme quoi il y a
un humain sous cet attirail guerrier. Ça fait du bien quand le cracheur cesse.
Le « coupeul » : ils ont 18/20 ans. Elle fait bien 1m75. Pas lui. Par contre il est tout
aussi chic et fluet. De petites idoles de la mode traçant d’un pas élastique vers une
vie sans soucis. Comme il fait facile 10 cm de moins qu’elle, je ne peux m’empêcher
de douter de leur relation amoureuse : amis de lycée ? Simples camarades de
shopping ? Couple à la ville ? Meilleur pote homo de l’égérie d’une marque obscure
extraite du sentier ?... Mais non ! Il lui passe un bras sur l’épaule, et ils s’arrêtent
même un instant pour s’en rouler une charnelle. Comme quoi, mes principes à la
noix sur les couples assortis me brouillent le jugement… Le « coupeul » reprend sa
déambulation moderne. Mais le jeune homme, pour garder son bras virilement posé
sur l’épaule de sa belle doit redoubler d’élasticité dans la démarche… Un vrai cabri
trendy !
Plus loin, 2 hommes discutent sur le trottoir. Ils ont la quarantaine. L’un est élancé
– doit bouffer macro bio – la sacoche violette en bandoulière, le pantalon rouge
cerise, les écouteurs de son Ipod dans une main, la trottinette dans l’autre. Son
interlocuteur est petit, imper bleu marine sur un pantalon bleu marine et un pull
bleu marine aussi, mais plus foncé (d’aucuns n’aiment pas prendre de risques). Il
tient une pochette cartonnée. À sa dégaine, je me dis qu’il est architecte. Je me dis
qu’ils se sont rencontrés en emmenant leurs enfants à l’école. La femme de l’un
bosse dans la pub. Celle de l’autre commence une tardive carrière d’instit’ après
s’être épuisée dans les métiers du cinéma ou de la TV. Ou quelque chose comme ça.
Ce petit bavardage sur le trottoir ensoleillé est leur récréation avant de revenir
bosser à la maison. Avec l’arrivée du 3ème mouflet, l’architecte a dû s’installer un
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coin bureau dans le salon. L’homme à la patinette hésite à monter une petite
restauration bio, il demande conseil sur l’aménagement… Ok, là j’élucubre
totalement. Les deux hommes se quittent après s’être fait la bise. C’est comme ça la
vie d’homme moderne en zone urbaine.
MERCREDI 28 SEPTEMBRE – 9H32
Une grande tige perchée sur ses talons, les yeux masqués par de larges verres
sombres, sautille jusqu’au distributeur de billets. Au pied de la machine est tassée
une vieille dame toute ronde, robe à fleurs et gros bonnet de laine. La dame est là
tous les jours, avec ses gros sacs plastiques et sa petite sacoche sur le ventre. Ah si
j’avais la verve d’un La Fontaine ! Cette rencontre ressemble au début d’une fable.
La jeune femme surlookée a tout d’un animal d’étang, gracieuse et supérieure. Elle
se rend à la source. La vieille dame fait penser à un mammifère au bord de l’hiver.
En voyant s’approcher le porte-monnaie doré, le petit mammifère sourit. Peut-être
l’hiver sera-t-il moins dur ? Mais la sylphide a d’autres projets. Elle prend de quoi
fluidifier sa journée et s’échappe de son pas aérien… La Fontaine devra inventer la
rencontre, elle ne s’est pas faite.
Nous sommes encore aux Abbesses, et il va être 10h.
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Les nouveaux romantiques ont pris des rides. La Picasso (rouge vif) cubique et
familiale est arrêtée sur la place de livraison, porte passager ouverte. La dame est
assise, moulée dans son pull, le soutien-gorge suspendant le temps… Sa coiffure
revendique une créativité sans doute trop longtemps brimée. Son jean pattes d’eph’
doit être le même que celui qu’elle portait lorsque sortant du lycée, elle filait vers le
parc pour des rendez-vous fébriles. L’homme est calé contre elle, un genou à terre.
Il fume sa clope, conversant entre deux bisouilles. Il fait très chevalier servant au
pied de sa damoiselle. Mais le chevalier aussi a vieilli. Son jean trahit la date limite
même si le veston cintré flatte encore une ligne totalement sous contrôle. Tout
dans sa silhouette exprime le refus du temps. Ils se regardent, éblouis d’amour. Puis
écrasant leurs cigarettes d’un pied finement chaussé, ils quittent leur voiture jouet
pour traverser la rue. Il lui tient le bras. Pas tant un geste tendre, qu’un acte de
propriété. « Celle là, je ne la laisserais pas s’échapper. » Et la dame de s’appuyer.
Lourdement. Elle porte des talons compensés déraisonnables pour traverser cette
rue pavée de nostalgie. Ils s’engagent sous le passage des Abbesses, lieu romantique
par excellence. Un prélude ? Non, l’homme revient peu de temps après. Il n’était là
que pour conduire son amoureuse au travail. Il reprend le volant et s’insère dans la
circulation poussive. Retour au quotidien. Est-ce qu’adolescents, ces deux-là,
comme beaucoup, trépignaient d’impatience à l’idée d’être adulte ?
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Le camion à l’écusson international s’arrête devant la banque sans couper son
moteur au timbre viril. Les gars harnachés de gilets blindés en descendent. La dame
aux sacs plastiques s’éloigne de quelques pas. Est-elle gênée par le bruit ? Ou bien
craint-elle de faire de l’ombre à l’homme qui s’est planté devant la porte, une main
sur le talkie, l’autre sur son pistolet ? Il est gaulé comme un jockey, son
harnachement doit doubler son poids. Le moteur tourne toujours, obsédant. Un
fauve menaçant. Personne d’autre sur le trottoir. Si, une mère et son fils à
patinette. Indifférents, ils s’écoulent vers le métro. Jockey n’a pas bougé. Le gars au
volant ne sait plus comment se tenir pour ne pas s’écrouler d’ennui… Le moteur
ronfle toujours avec quelques sautes d’humeur. Oui, lui aussi en a marre, il grogne.
Enfin le collègue sort, les bras chargés comme à la Noël. Un coup d’œil à droite, un
coup d’œil à gauche, il disparaît dans le blindé. Le jockey le suit… Allez, en route
vers de nouveaux guichets.
Mais la relève sécuritaire arrive. Barraqué, à l’étroit dans son blouson de cuir, il se
tient les mains sur les hanches face à la rue, vigie solide comme un rock d’Elvis. Ce
gars-là a fait du rugby dans sa jeunesse et un boulot physique dans sa maturité. Il
ne faut pas l’emmerder, et il a beau venir de la province, il sait bien qu’à Paris, on se
fait emmerder. Son épouse se concentre sur la machine. 1m50 au garrot, cheveux
courts pour ne pas alourdir davantage le visage empâté, et chemisette boudinée aux
hanches – le cintré ne sied pas à tout le monde. Son sac de marque, jaune clinquant
est le seul signe extérieur de richesse. Il ne faut pas trop faire envie, c’est
dangereux. Vite elle remet le porte-monnaie dans le sac labélisé (le jaune brille
comme un appel au crime, serait-ce un cadeau récent ?). Fin de mission, vite elle
reprend son chemin. Il la suit de quelques pas. Bodygard doit être un de ses films
sentimentaux préférés. Non, ça y est, ils sont côte à côte, couple de touristes
lambda. Encore une situation de crise passée avec brio !
Il faut avouer, la sécurité est importante de nos jours. Une gamine dans sa
poussette. L’engin tient du 4x4 et de la coccinelle (le petit blindé volant, pas l’auto
germanique), surchargé en plus des courses de la maman. La petite doit avoir 2 ans,
ceinturée dans son trône à roulettes, elle regarde de gauche à droite. S’appelleraitelle Elisabeth ? Caroline ? Ou Diana ?? Non, elle ne sourit pas. La poussette avance
péniblement. La mère quasiment à l’horizontal. Oh hisse. La petite découvre le
monde. On lui a mis des lunettes de soleil, nouvelle touche de couleur, en plus de
celle de l’engin, de la tenue PAM et des sacs de shopping. Mais quelle touche ! Trop
habillée, progressant sur huit roues tout terrain certifiées normes européennes, on
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la protège même des attaques de rayons aussi matinaux qu’automnaux… Tu
m’étonnes que la petite ne sourie pas, la vie n’est pas fun !
Depuis 45 minutes à la table voisine, deux jeunes mamans à l’accent faubourien
s’excitent sur la merveille d’avoir un enfant. Comme des ados commentant leur
premier concert de Justin Bieber, elles s’enthousiasment de tous les avantages de la
maternité, depuis les aides de la CAF jusqu’aux présents des belles-mères. Et les
nouveaux laits qu’il n’est pas besoin de chauffer. Et le congé mat’… Le bébé collé
sur l’épaule, elles sont tellement à leur conversation qu’on se demande s’il existe
encore.
MARDI 4 OCTOBRE – LE SAINT JEAN 10H34
Ce matin, la lumière est atone, le ciel est une feuille blanche moelleuse, l’air est
frisquet. L’hiver se rappelle à nos vies avec la brutalité d’un radar flasheur sans
panneau annonciateur. Pourtant ici, guère moins de badauds qu’à l’accoutumée.
Toujours autant de japonais poseurs, de troupeaux de germains, de modeuses
surlookées, d’adolescent(e)s attifé(e)s comme des grands, de bobos désœuvrés
(moins facile de se non-occuper plaisamment quand le soleil est absent), de mamans
à poussette toutes options, de vieux pris dans la maïzena de l’âge, de scooters
hurlant leur besoin d’autonomie, d’ouvriers du bâtiment poussiéreux… La rue ne
désemplit pas, mais c’est un peu comme si le cœur n’y était pas. Du moins pour moi.
Et pour la dame aux sacs plastiques, fait rarissime, elle aussi manque à l’appel au
pied du guichet automatique.
On est aux Abbesses, et il va être 11h et le matin peine à s’engager dans la journée.
Il est des démarrages plus pénibles que d’autres. Comme pour cette dame, la
sacoche en bandoulière lui écrasant la poitrine, un bras étiré par ses sacs de
courses, l’autre contrebalançant large. Elle attaque le faux plat de la place des
Abbesses comme les coureurs du Tour abordent le Tourmalet. C’est sérieux,
difficile, douloureux…
Rien à voir avec cette demi-douzaine d’étudiants européens (Allemands ?
Hollandais ?) qui tirent leurs valises à roulettes jusqu’au Saint Jean. Les valises
pèsent, il n’y a pas de doute, pourtant tout à la joie de prendre leur « café au lait »
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en terrasse à Montmartre, ils les trainent comme de vils facsimilés. Ils sont aux
anges. Super le garçon qui ne comprend rien à la commande et fait tout répéter 3
fois. Wunderbar le briquet neuf qui déjà n’a plus de gaz. Like le camion de livraison
qui bouche la vue… Ils se réjouissent de tout et c’est magique. Je voudrais
définitivement être un touriste du quotidien.
Celui-ci a une allure de tueur. Ça tient beaucoup à son visage : grave, le sourcil
crispé, le nez large comme une sortie de combat. Ça tient aussi à son costume
cintré sur une chemise noire elle-même ajustée. Un tueur à la Tarantino. Il traverse
la place d’un pas qui ne supporte aucune contestation. Il tranche la place, devrais-je
écrire. Il rompt avec cet espace de douce tranquillité mercantile que sont les
Abbesses. Sous les platanes un container à verre. Masse verte et ronde. Ils auraient
dû le faire conique. Au pied de la boule siglée Mairie de Paris un parterre de
bouteilles fait penser aux cadeaux d’une famille nombreuse au pied du sapin.
Allez, poisseux Noël !
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JEUDI 13 OCTOBRE
Y’a deux mecs posés au bord de la fontaine. Un à casquette, l’autre tondu autour et
ras dessus. Du rebeu monté en ville, là où les canettes ont meilleur goût sans doute.
Où l’ennui passe plus vite. Ces mecs sont des durs qui ont connu la rue, le shoot et
la GAV à répétition. Ce qui est marrant d’où je suis, c’est le jet d’eau fluctuant qui
sort du cul de l’un d’eux. Après « mon truc en plume », mon truc à l’eau. Et la
queue d’eau de s’agiter encore plus quand un pote vient leur taper la main…
On s’est collés derrière la vitre. De l’autre côté, le parfum des pots d’échappement
rivalise avec les effluves de tabac. De l’autre côté, on ne s’entend plus penser entre
une sirène de police et un bus qui peine à redémarrer. De l’autre côté, un barbu
éthylique se dit que tu mérites de lui filer une clope ou la thune vu que t’es au café
quand lui et ses potes boivent sur les bancs… Dedans la musique est un peu forte,
mais au moins, on est à l’abri des agressions de la ville.
Nous sommes à l’Omnibus, il est 16h50.
À travers la vitre la place Pigalle est toute jolie avec ses pavés et sa fontaine, tout
droit sortie d’une chanson de Francis Lemarque, mais remixée par J.C. Decaud (qui
dans le genre, vaut bien du D. Guetta). Le mobilier urbain et la chaussée courtoise.
Le dernier peep show est fermé. En face, un Monop (la mini grande surface ouverte
sur le monde, un rêve de citadin humaniste), à gauche La Brioche Dorée, le Mac Do,
l’Indiana… Que du franchisé, du partout chez soi, du rassurant standardisé. Et
pourtant, malgré tous les efforts de la ville et les coups de rouleau de la
normalisation économiques, il règne encore un sentiment d’inquiétude, une brise
de danger souterrain. D’où vient-elle ?
La légende de Pigalle survit. Certes, ici les nuits furent plus blanches que la plus
pure des héroïnes. Le quartier fût le synonyme mondial de sexe et de licence. Les
pigeons qui en sortaient, avaient plus de plomb dans la tête que de cash dans les
poches… Mais tout ça n’a même pas duré un siècle. Autant dire une peccadille à
l’échelle d’une ville. Avant cette époque épique, les choux et les poireaux
occupaient le terrain. La menace ne peut pas venir d’eux ! À moins que les
dernières nuits en boîte, survivances (conserve ?) d’anciens excès, suffisent en
embaumer l’air de cette tension sulfureuse ? Regarder. Regarder mieux.
Les amoureux de Peynet existent encore, eux : ils ont 15/16 ans. Ils sont assis en
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terrasse, presque devant nous. Lui est grand et mince, un nez péninsulaire (oui j’ai
des lettres !) sous une boule de frisures 100% naturelle. Des grands yeux bleu pâle
qui dévorent sa petite camarade. Émancipé, le gamin boit un kir royal. Je ne vois
pas le visage de sa conquête, juste ses menottes aux ongles rongés mais vernis de
carmin. Avec sa montre en plastique vert pomme, ça jure un peu. Elle boit un sage
café. Mais elle fume. De temps en temps, la jeune fille caresse la joue aléatoirement
pubère de son amoureux. Il sourit, sans doute inconscient de sa cuisse qui bât la
chamade. Ça fait ça l’émotion.
Beaucoup moins attendrissant, un couple de touristes traverse dans les clous. Elle
boudinée dans son survêtement, la tignasse entre deux colorations. Lui coiffé d’une
banane à la Pierre Carré – regretté chanteur du Noctambules, twist et accordéon.
Potelé lui aussi, dans son teddy immaculé il n’a même pas l’élégance de l’Elvis des
dernières heures.
Le défilé continue. Nouveau couple. Il porte un sweat rouge Ferrari (y’a même le
logo au cheval cabré) sur un jean XXXL qui lui entrave l’entre-jambe. Sa femme est
assortie : tenue noire mais écharpe et béret rouge. Ils ont l’élégance italienne. La
faute de goût vient du fiston boutonneux qui traine derrière eux. Rien de rouge sur
lui, hormis les boutons.
Un nouveau tandem de vacanciers. Ils ont bien la soixantaine, chacun tirant sa
valise plantureuse. Le mollet est tonique. Même s’ils ne savent pas où ils vont, ils y
vont d’un bon pas. Leurs tenues sentent la randonnée en basse montagne et l’œuf
dur. Et du coup, on s’attendrait davantage à les voir porter le sac à dos… D’ailleurs
ils ne maîtrisent visiblement pas leurs bestioles à roulettes qui sans arrêt
s’échappent. On réclamera bientôt un permis pour ces engins. Question de sécurité.
Lui aussi marche à grands pas. Mais lui sait où il va. Pigalle, il connaît par cœur.
Faut pas lui en remontrer. Ses cheveux longs serrés dans un catogan relèvent d’une
originalité assez commune dans le quartier. Il a le look « zicos » de la rue Victor
Massé, la rue des guitaristes et batteurs. Son tee-shirt noir est sans manches,
laissant apparaître un gros motif encré sur l’épaule. Je me demande souvent si un
tatouage ne tient pas plus chaud qu’une bonne laine polaire ? Ça expliquerait que
les tatoués sont souvent beaucoup moins couverts que les autres. Son jean est aussi
d’un noir patiné. Vous avez l’image ? Eh bien, à présent écrasez-la, comme si votre
téléviseur était réglé sur panoramique. Car mon athlète de la guitare électrique fait
1,60m et dans les 100 kg. Et là, le tatouage sur l’épaule flageolante, le catogan
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derrière le visage poupin, le jean XXL… rendent l’esprit Rock n’Roll aussi rebelle
qu’une compile des Musclés.
MERCREDI 19 OCTOBRE
Partager la ville n’est pas une chose aisée. On met des barrières, des lignes de
peinture, des flèches, des plots, des marches et des sols granuleux… Ici, la place est
coupée en 4 voies : il y a la chaussée bitumée pour les voitures, la pavée pour les
bus, la surélevée pour les vélos et le reste pour les piétons… Il en a fallu des
expériences et des ingénieurs pour en arriver à ce niveau de perfectionnement
urbain. Et la pluie se met à tomber, dérangeant l’ordre établi. On oublie trop
souvent la puissance de l’eau. Quelques gouttes d’un crachin léger peuvent
enfoncer les têtes dans les épaules d’une foule entière, elle peuvent changer les
trottoirs en miroir de fête foraine et les SDF en tas de plastiques, faire fleurir les
parapluies, métamorphoser un groupe de touristes innocents en promotion de
magasins de sport, coller les égarés aux vitrines… Qu’est ce que ça serait s’il tombait
des cailloux ?
La pluie fabrique aussi des arcs-en-ciel quand le soleil s’incruste. Merci la pluie et le
soleil.
Nous sommes à l’Omnibus, Place Pigalle, il est 17h et le temps se rafraîchit.
Un couple de japonais se tient depuis un moment au bord du trottoir, serrés l’un
contre l’autre. Comme des baigneurs frileux au bout du plongeoir des 10m. Ils
regardent autour d’eux. Que voient-ils ? De quoi ont-ils peur ? De la pluie ? Du défilé
incessant de touristes ? Des inquiétants rockeurs et leurs housses à fusil ?
Des musiciens, ici, il en traine plus que des papiers gras dans le caniveau. La
tendance générale est rock. Les tenues sont noires, les tee-shirts préférés aux
chemises et la guitare proprement rangée dans sa housse. Là, devant nous – de
l’autre côté de la vitre puisqu’ils fument, 4 spécimens – le garage band
substantifique - se sont tapés le poing pour se saluer. Maintenant chacun sa bière,
chacun sa clope roulée ou pas, chacun sa coupe de cheveux qui va bien pour
exprimer l’hétérodoxie dans l’élégance, chacun son cuir inspiré du perfecto
primitif… Ils sont jeunes (20/25 ans) et lisses. La rébellion ne les a pas encore
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marqués en retour. Il y a le joli garçon, celui qui a le look étudié et celui qui a
renoncé même à surveiller sa ligne. Des archétypes. A côté d’eux, un mec d’une
cinquantaine s’est enfoncé les écouteurs dans les oreilles et opine la tête au rythme
de son iPod posé sur la table.
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Musique en boîte, musique vivante, musique partout… Depuis plus d’un siècle
Pigalle se siffle et se chante.
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Grand pull blanc sous une petite veste très rouge et très cintrée, elle tire une valise
à roulettes conséquente, pianotant de son autre main sur son smartphone. Elle est
sortie du métro. Elle cherche sa route, non elle sait. Une écharpe noire épaisse
étreignant le cou, elle protège son jeune corps dans beaucoup de laine et un peu de
style. La voilà qui attend à l’entrée du métro. A 50 mètres de l’autre issue modern
style. Une copine la rejoint. Elle pourrait être sa mère. Elle en a l’âge, pas le style.
De loin, la nouvelle arrivée fait toute jeunette aussi. Moins camouflée, plus
assumée… Elles bavardent un moment. Et puis elles se précipitent dans le métro. Je
pense à un phoque venu prendre l’air un instant avant de replonger sous la
banquise.
VENDREDI 18 NOVEMBRE, FIN D’APRES-MIDI
Le plan restrictif de circulation et le déphasage des feux transforment la masse de
véhicules individuels en un petit train lent qui défile sous les yeux. Liberté très
relative. Chacun son wagon, son volant, mais nulle rue où s’échapper. Chacun son
profil aussi.
Celui-ci a bien 60 ans, peut-être 70. Il roule en Mercédès. À son allure, on se dit
qu’il a toujours roulé en berline allemande, signe extérieur de confort et de solidité
sociale. Mais là, c’est la 180, la toute petite. Le siège arrière déborde de sacs de
shopping. Le monsieur a dû dévaliser tout Saint Germain des Près. Il pianote sur
son smartphone dont le cordon tient à l’allume-cigare. Quand le feu passe au vert, il
avance avec les autres sans même lever le nez de son écran…
Nous sommes à l’Indiana café, il est bientôt 17h. Paris défile sous nos yeux.
C’est un jeune homme qui est derrière le volant. Un peu crispé, il ne quitte pas la
voiture devancière du regard. A côté de lui, le passager bavarde, le bras sorti par la
fenêtre. Ces deux-là ne vont pas ensemble. Je ne saurais dire pourquoi. La tenue ?
L’âge ? Quelque chose dans l’attitude face à la vie ? Ça se sent qu’ils ne vont pas
ensemble. En même temps, c’est normal, c’est une auto-école. Le train repart. Beau
redémarrage… Le mec va bientôt pouvoir se présenter, si on lui trouve un
inspecteur disponible.
Une maman, bébé à bord, dans sa petite citadine de couleur vive. Elle bavarde toute
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seule. Non, elle a une oreillette. De temps en temps, elle jette un coup d’œil dans le
rétroviseur. L’enfant dort. La dame rit. Entre travail et foyer, ce moment de
transport est sa récréation quotidienne.
Trois ouvriers poudrés de plâtre bavardent dans leur camion à benne. Ils dominent
confortablement la circulation. Le regard de l’un d’eux s’attarde sur une reine de
lycée fumant en terrasse. Pas de sourire. Pas de commentaire. Un regard. Le train
repart, l’ouvrier fixe à nouveau la circulation. Il l’a déjà oubliée.
J’entends la conversation de la table devant nous. Deux gamines, autour de 15 ans.
Oui, beaucoup d’adolescents occupent les brasseries après l’école. Enfance gâtée ?
L’une des deux a un débit de mitraillette. Elle paraît en colère contre tout. Celui qui
leur a fait faux bond – dégoûtée –, le vieux qui vient leur taper une cigarette qu’elle
fume pourtant à la chaine – mépris : j’en ai pas ! -, même sa copine n’y échappe pas
– je suis contente d’être avec toi, mais franchement c’est lourd ! Échangeant des
textos à la vitesse du son. Vraiment elle est vénère. C’est que sa séance de
« shooting » a été annulée au dernier moment. La jeune fille n’est pas
particulièrement jolie. Ses yeux bleus pâles hyper maquillés. On devine le pastiche
maternel. Si les boucles de ses cheveux sont artificielles, celles de sa conversation
sont pur jus de ciboulot. Une heure et demi qu’elle ressasse sa frustration. Little
princess c’est sûr. Comment, la vie n’arrive pas toute cuite ? C’est trop frustrant,
franchement !
Un autre qui pianote : il est à cheval sur son scooter calé sur la béquille. Il n’a même
pas retiré son casque. Le scooter est noir, le blouson est noir, le casque est noir,
même le jean est noir… Penché sur son téléphone, il s’enfonce dans sa
communication. Et comme la nuit tombe, le type disparaît. Les éclairages
municipaux chauffent lentement : lumière orangée sur fond gris mauve. Lumière
jaune sur fond bleu. Lumière pâle sur la nuit d’encre… Pigalle bascule. Le type est
rejoint par une brune, type latino, petite avec le pull cache-cul par-dessus le jean
trop moulant. Ce pourrait être un rendez-vous amoureux, mais lui n’a pas quitté sa
monture. Ni son casque d’ailleurs.
La little princess a été rejointe par un jeune homme trop stylé avec son chapeau en
arrière. Il est mignon. Il a la tchache et l’œil qui brille. Il a tout fait pour arranger le
problème de shooting de la jeune fille, depuis le matin – 11 heures, précise-t-il avec
honnêteté. Il a beau affirmer qu’il a une chérie, on sent bien qu’elle est calmée par
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sa présence masculine. T’as le temps de boire encore un verre avec moi ?
Le flux de bagnoles maintient son rythme sénatorial. Celui des bus se densifie. Ils
sont combles, les poussettes à l’arrière, les mômes à l’avant, les vieux sur les sièges.
Quelques taxis aèrent la file compacte. Le feu repasse au vert. Et là, devant nous,
brusquement, le Konemara. Tous les pots d’échappements libèrent leur haleine
grise en même temps. Des brumes monstrueuses prises dans les phares. puis le flot
automobile emmène avec lui ce concentré de pollution… N’empêche que ça fait
peur.
VENDREDI 2 DECEMBRE
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Un saxophoniste au coin de la rue Ravignan, égrène une version approximative de
l’esprit jazz des années 50. Un maussade piège à touriste. Nous croquons les
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passants quand une femme s’arrête pour nous parler. Une incongruité. La passante
a bien soixante-dix ans. Son accent anglais est assez charmant. Assez étonnant
aussi, car sa tenue est bien de chez nous. Son dossier à élastique marqué Sécu dit
aussi qu’elle vit ici depuis longtemps. La passante demande au dessinateur le gras de
son crayon : 2H ? HB ?... Olivier est modeste. Ça se voit jusque dans ses outils. En
l’occurrence, il travaille avec un banal crayon promotionnel. La dame n’abandonne
pas. Vous avez un bon taille-crayon ? Olivier taille toujours au cutter. A toujours
usé du cutter. Le fera toujours. Dit par Dexter, ça pourrait paraître menaçant. Là,
c’est juste informatif et bon enfant. La dame commence à parler du canif qu’on lui
a offert, qu’elle devrait aiguiser et de son usage du pastel pour le geste large et de la
peinture. Ah quand on est créatif... La conversation pourrait durer toute la matinée
et nous sommes trop bien (ou mal ?) élevés pour lui demander de nous laisser
travailler.... Sauvés par le gong. Son téléphone sonne. Elle repart en bavardant dans
la petite boîte. Fin de l’interlude.
Il est 12h45. En terrasse du Saint-Jean, nous préservons notre table du dressage de
couverts.
Face à nous, à quatre mètres au-dessus de la chaussée, casqué comme un
spéléologue, harnaché comme un alpiniste, sale comme un peintre en bâtiment, il
truelle le mur de bon cœur. A l’aise au bout de son fil, cigarette au bec, il fait son
ouvrage. En dessous, les passants se détournent à peine pour éviter son matériel
rassemblé sur le trottoir. La corde pend. Le collègue remplit le seau de fraîche
crème, l’araignée le monte et recommence à tartiner généreusement. C’est peutêtre qu’il fait beau, peut-être le caractère du gars, mais là, on dirait qu’il se la coule
douce. Peut-être le plaisir de voler, de s’élever au-dessus des galères parisiennes…
À trois semaines de Noël, on a rajouté des points de vente dans cette zone
hautement commerciale. Un village de cabanes de jardin rassemblées autour du
manège des Abbesses. L’entrée en est balisée de sapins noués de rouge et d’or. Ça
respire la tradition et le gadget made in China. Là-bas, un contrebassiste s’est
adjoint au saxo. L’instrument se réchauffe, le jazz se fluidifie. Arrive un
trompettiste plus tonique qui scatte aussi parfois. Un banjo guilleret. Une caisse
claire tonique. Emmitouflés d’écharpes et de pardessus vieillots, le béret bas sur les
yeux, dos au mur de grosses pierres, l’Épinal qui remonte est une fois de plus une
production Disney : les Aristochats. Où va se nicher la nostalgie ? Sur les étales au
rabais du marché de Noël traditionnel depuis deux ans ? Dans les parfums de thé
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enfermés dans leurs jolies boîtes ? Dans les guides en papier glacé des touristes
frigorifiés ? Dans la déco du café, sur le paquet de biscuits industriels, chez le
boulanger qui fait là où lui dit son industrieux minotier, sur le sweatshirt au logo
plus large que les deux mains de celui qui l’a confectionné… Partout authenticité et
tradition. Partout le gloubiboulga du monde qui veut (ou qui a besoin de) sa part du
gâteau.
« Monsieur Spleen » se plante face à notre terrasse, le regard affûté sous la
casquette US. Un prédateur en zone urbaine. Imper défraichi, tignasse salement
argentée tenue par un chouchou pas bien chouette, il chasse la gazelle solitaire, la
touriste égarée. Rien à manger au Saint Jean, il change de terrasse, va traîner sa
solitude vers d’autres oasis… Dommage, j’aurais aimé le voir conter fleurette. Lui est
une authentique figure de la Butte.
Dans un bougonnement de moteur tremblotant, notre horizon se referme sur un
camion de livraison planté en double file. Encore de la marchandise en cartons.
Abondance chérie. Sur le camion est inscrit : Messagerie Course Express, mon c…
Le camion ne décolle plus. Voilà, fini pour aujourd’hui. L’excès de marchandises
nous bouche la vue sur le monde. Circulez, y’a rien à voir.
LUNDI 5 DECEMBRE
Ce matin en sortant de mon immeuble, j’ai pris une bouffée d’ailleurs. Il a bruiné
tout le week-end. En subsiste un air breton, clair et humide. À la fois léger et dense.
Par dessus les ronron des voitures, des cris pinçant de mouettes. Elles sont excitées.
Joyeuses ou agressives, je ne saurais dire. Pas neutres. Le sol humide est blanc de
lumière. Le ciel a du mal à contenir dans ses nuages la puissance d’un soleil qui ne
se résout pas à l’hiver. On n’est plus à Paris. Certainement pas à Barbes. On est au
bord de la falaise, au fond du petit port, peut-être même à l’étranger. Oui, une
bouffée d’ailleurs. Donc on se rend à la gare.
Gare du Nord, le pain à la ligne – 10h. Les jeux de mot de quai de gare ne vont
jamais loin.
Les hauts-parleurs polyglottes, les voisins de table à peine débarqués de Londres, le
Thalys nettoyé par les panafricains, le clodo au fort accent de l’Est, les indiens de la
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rue du faubourg Saint-Denis et ceux qui arrivent de leur proche banlieue, il y en a
pour tous les goûts. Le hall brasse toutes ces différences. Tous ces ailleurs. On
attend le train. On traverse à grands pas tirant sa valise. On tend la main. On
guette le client du taxi. On ne fait que passer. On ne fait qu’un.
Deux policiers. L’un porte un képi raid comme la justice, l’autre un calot mou
comme la modernité. Les deux mal fagotés dans leurs treillis bleus piétinent près du
poêle. En l’occurrence une tige rougie dans un tube de grillage, la modeste source de
chaleur sous cette voute ouverte à tous les déplacements. Et particulièrement les
déplacements d’air froid. Leur dossier sous le bras, à quelques jours de Noël, on se
demande si les deux policiers ne sont pas là pour vendre des calendriers. Arrivée du
train. La plèbe s’écoule vers nous. Mais les policiers n’alpaguent pas le voyageur
pour promouvoir l’année aux couleurs des services nationaux. En page 5, la brigade
à poil… Non, rien à vendre. Sans abandonner le point chaud, ils sont à l’affût. En
fait, ils attendent un groupe d’hommes, la quarantaine, trainant de conséquents
sacs de voyages. Des flics belges venus enquêter quelques jours à Paris ? Des
douaniers apportant des pièces à conviction ? Le beau frère hollandais et ses
collègues venus pour le Salon de la maroquinerie et un peu paumé à la capitale de
France ?... Je ne le saurai pas. Ils s’éloignent en bavardant courtoisement.
D’autres gens ont pris la place près du tube rouge. Une dame âgée en anorak carmen
et écharpe assortie ou presque (pas le même rouge en fait, ça jure). Un jeune type
avec pull à fermeture éclair, il tient une pancarte devant lui : G7. Et manuscrit, un
nom commençant par W mais que je ne saurais prononcer. Un mec écrasé par son
pardessus noir. Trapu, il l’a astucieusement choisi court. Rien n’y fait. Ni le costard
qu’on devine cintré. Ni la barbichette finement taillée. Le mec est trapu. Et pas
dandy. Chienne de morphologie, on ne peut rien faire contre. La SNCF coupe le
poêle. Notre bande disparate reste plantée là. Ferait-il assez chaud ? En fait, elle
éteint tout. Les lampadaires et les néons. Il est 10h45.
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De nos jours, les bagages roulent. Informes ou carénés, noirs ou aux teintes
tendances, ils roulent. On ne porte plus, on traîne. Sur deux roues, ou sur quatre,
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les bagages mènent leur vie, comme des mômes capricieux qui n’aurait pas envie
d’aller à l’école. Oh je ne dis pas, certains sont bien dressés. Au pied, ils suivent le
pas de leur maître. Ceux là les tiennent comme une canne à la fois chic et
ridiculement boursouflée à la base. Mais pour la plupart, les bagages contemporains
suivent deux pas en arrière, hors du contrôle de leur propriétaire. Ils ont gagné en
autonomie. Ils tombent, virent, grognent parfois et attaquent les tibias de qui suit
de trop près. Les sales bêtes. Oh, un dresseur en a rassemblé 4 devant lui. Les
bestioles attendent sagement, domestiquées bien que toujours prêtes à repartir,
poignée dressée. Ne pouvant imaginer qu’elles lui échappent, leur berger garde les
mains dans les poches. Il est originaire d’Inde. Mais l’image qui s’impose à moi, c’est
un cowboy gardant les veaux récemment séparés de leur mère. Le collègue apporte
les sandwichs. Ils vont pouvoir repartir, toujours vers l’Ouest.
Arrivée de l’Eurostar. Les panneaux fondent sur les arrivants comme les moineaux
sur la terrasse d’un café à l’heure du brunch. Il en sort de partout. Mister White,
Mister White ! Oh, that’s you ! Il y a du standing dans ces trains internationaux.
Mais pas que… Il y a aussi du quotidien. Passer les mers comme on prend un train
de banlieue. Ça m’épate davantage. Ils sortent du TGV, déjà ils courent. Peut-être
l’inertie du transport à grande vitesse ? Ils vont chercher le métro, s’infligent le
rythme parisien, filent vers d’autres décors…
Moi aussi tiens ! Il fait trop froid dans ces gares.
MERCREDI 21 DECEMBRE
J-3 de Noël. Sous la voute de verre, nous peinons à trouver une table libre. La petite
estrade terrasse est encombrée de bagages, de manteaux, de gants et de cadeaux.
Un chien miniature grelotte debout sur son sac matelassé. Un jeune clodo tend de
table en table sa main plâtrée pour se payer un café crème. On a tous besoin de
réconfort. Il fait humide et froid. Le hall est bruyant. Il est assourdissant quand les
hauts parleurs déversent leurs informations inarticulées. On sent dans l’air plus de
fatigue et de lassitude que d’excitation des fêtes. Deux types se plantent devant
notre horizon, face aux voies. L’un tient la poignée d’une valise au motif jaguar. Le
bagage précieux de son épouse ? L’autre se débat avec les épaulettes de son blouson
de cuir, comme s’il voulait chasser quelque chose de son dos. Peut-être les points
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rouges qui leur courent dessus ? À un moment, ces points lasers vont se fixer... Et
les deux types vont s’écrouler brutalement, avant même qu’on ait entendu la
déflagration.
Bien sûr, il ne s’agit pas de snipers. Juste les éclats d’une illumination de saison. Ce
qui prouve bien que ces types sont des cibles ! Qui ne l’est pas ?
Nous sommes Gare du Nord, il est 16h.
On dit qu’un cerveau commun perçoit trois pubs par jours quand il en a croisé des
centaines. Au-delà il sature, il évite, il feinte et s’échappe… Mais voilà. Ceux de la
com’ ont trouvé un nouveau truc pour atteindre nos neurones congestionnés :
l’écran à LED. Celui où les images bougent à intervalles réguliers. Et nous, pauvres
bêtes traquées, on repère chaque mouvement dans notre vision périphérique. Et
d’instinct, on tourne la tête pour identifier le danger… Ouf, ce n’est pas un fauve
aux aguets, juste un chaton souriant devant sa pâtée, un livre philosophique De
Paolo C., une petite voiture incroyablement pas chère, un téléphone cadeau idéal
de Noël, un pull gris et gris cadeau idéal de Noël, une boîte à thématique prépayé
cadeau idéal de Noël, puis à nouveau le chaton gourmant… Le féroce prédateur se
révèle finalement un assommoir ronronnant.
Ce qui me gène, c’est la jeune maman mal assise sur la barre entre deux écrans
enjoués. Épuisée, le bébé kangourou sur le ventre, elle patiente en bavardant avec
sa mère qui se tient debout. Une image qui a de quoi choquer l’époque : une mère et
son bébé, la valeur suprême de notre société, coincée dans le courant d’air, entre
deux panneaux éblouissants et couteux… Mais c’est ainsi.
Une autre vision de la maternité, qui celle-ci me rassérène. Sous le parapluie en
plastique couvrant quatre cabines téléphoniques (des survivantes), une mère
compose avec application le numéro inscrit sur son papier. Ses enfants attendent à
ses pieds. Le bébé est paisiblement endormi dans la poussette sous sa hotte
transparente, les mains abandonnées par dessus la couverture. Le cadet s’est assis
sur sa valise Cars. Son bonnet aux ras de ses lunettes de myope, il se cure le nez en
regardant passer les voyageurs. La valise sourit largement. Lui baille aux corneilles,
emmitouflé dans son duffle-coat. Derrière lui, la grande sœur trépigne. Elle devrait
rester assise sur son sac à roulettes. Elle ne tient plus en place. Elle se lève, zieute
de toute part, joue avec le téléphone libre, s’agite… Curieusement, quelque chose
dans ce tableau me fait penser à une crèche. Est-ce le voile qui protège les cheveux
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de la maman ? Peut-on imaginer Marie perdue à Bethléem qui veut joindre son mari
à la recherche d’une chambre ? Est-ce la fraicheur des mignons marmots ? La calme
discipline qui transpire de leur ordre serré ?… Je ne sais pas, mais c’est agréable.
Et nous, nous quittons notre poste d’observation, notre balcon sur l’agitation
parisienne, épuisés de bruits, de froid et de messages. Des messages auxquels il est
bien difficile de donner un sens.
Making Off
En 2011, surfant sur la lecture d’un joli carnet de voyage, Olivier et moi avons
décidé de composer notre propre carnet. Un carnet de sédentaires. Résidents de la
Butte Montmartre, c’est là que nous nous sommes installés pour observer la rue et
ses résidents. Les bobos des Abbesses et les rockers de Pigalle, les touristes et les
vieux « buttois »… Olivier au crayon, Martin au clavier pour croquer nos
contemporains.
Le parisien court après le temps, il a des métros à attraper, du boulot à fournir, des
rendez-vous à ne pas rater et tant de sollicitations culturelles et commerciales…
Nous, nous avons voulu prendre le luxe de nous s’arrêter ! Un luxe très bobo.
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