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EXTRAIT
lepeupledemu.fr
1
L’illusion du contrôle - nouvelles implausibles
2ème édition
Tous droits de reproduction, traduction et adaptation réservés pour tous pays.
© Sonia Quémener
© 2014-2015, lepeupledemu.fr
Collection Adynata (ISSN 2425-8237)
Illustration de couverture :
© Bill Reinhold et Linda Lessmann Reinhold
© 2014-2015, lepeupledemu.fr
Merci à Marjolaine Bertholat pour son soutien.
ISBN papier : 979-10-92961-31-7
ISBN numérique : 979-10-92961-18-8
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A
ADYNATA
Collection d’Objets Littéraires Non Identifiés
et d’Œuvres Littéraires Relativement Irresponsables
dirigée par Alfred Boudry
« Sans le vouloir, nous avons tracé le profil d’un savoir réel.
Nous avons démontré la nécessité du possible. »
Programme de la Faculté d’Insignifiance comparée
(Umberto ECO, in Le Pendule de Foucault).
Adynata est un mot grec désignant « toutes les choses impossibles
à croire, que l’on peut pourtant exprimer par le langage » ou
« certains sortilèges recourant à des illusions ou reposant sur la
crédulité humaine » ; c’est aussi une figure de rhétorique exprimant « l’incroyable en l’exagérant au-delà du possible ».
Adynata est une collection qui a pour vocation d’accueillir des
projets littéraires dont la forme et/ou le fond entendent sortir des
sentiers battus, innover, reprendre des recherches inabouties pour
cause de conformisme ambiant, développer des idées contraires
au sens commun de l’édition dominante ou jugées méconnaissables… le tout dans le laboratoire illimité de l’imaginaire humain.
« Servez-vous de votre imagination,
ou quelqu’un d’autre le fera. »
(Ronald SUKENICK)
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Ce que tu ne verras pas.
Le clair de Jupiter sur Io,
le lever de Charon sur Pluton.
Tu ne ressentiras pas la chaleur sèche de Vénus,
les vents ténus de Mars ;
ne te tremperas pas dans
les mers de méthane de Titan.
C’est la Terre pour toi, son sein tiède,
généreux mais étriqué.
La Terre qui te porte et t’absorbera.
Pense au peu que tu sais de l’univers, à jamais.
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Château Descartes
« La dernière fois, nous en étions restés à cette fameuse citation
de René Descartes : Je pense donc je suis, qui pose la conscience de
soi comme preuve de l’existence de l’être. Nous allons continuer
la discussion à partir de là. Oui, Rémi, tu veux intervenir ? »
Rémi se leva, mit ses notes à hauteur d’yeux. Sa vue baissait
de plus en plus, mais il persistait à éviter de chausser ses lunettes
en public.
« Merci, Alain. Depuis une semaine, cette ques­tion de l’existence me trotte dans la tête. Avec les avancées technologiques et
scientifiques, l’é­mergence de réalités alternatives et/ou vir­tuelles
est devenue de plus en plus un donné de no­tre mon­de. Sans
même aller chercher d’exemples dans la science-fiction, peut-on
ou non dire que les personnages d’un roman existent ? Le fait qu’ils
évoluent “seulement” dans l’imaginaire partagé des lecteurs d’une
œuvre donnée doit-il les faire exclure du champ de l’existence ?
Après tout, certains sont là depuis des siècles, voire plus de deux
millénaires (je pense notamment à Ulysse), ils se révèlent presque
aussi vieux que l’humanité, et bien vivaces !
— Mais, intervint Dahlia, secouant son épais­se chevelure
teinte et projetant des fragrances de parfum sexy tout autour
d’elle, eux n’ont pas la conscience, ils ne se posent pas ce genre
de question…
— Qu’en savons-nous ? Le solipsiste dénie au monde entier,
à part lui, toute existence. Il croit rêver l’univers. Mais tous les
autres savent qu’il se trompe, tous les autres pensent eux aussi. »
Plusieurs participants à la réunion, l’air songeur, prirent une
gorgée de leur boisson.
« On peut aussi dire, énonça finalement Raoul après avoir claqué ses lèvres vernies de vin rouge, que les personnages de fiction
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dont tu parles sont conscients – peut-être –, sans pour autant
exister matériellement. En conséquence, Je pense donc je suis serait
démenti, il pourrait y avoir conscience sans existence du sujet
lui-même… Cela dit, mê­me dans ce cas précis des personnages
de fiction, la phrase ne prouve-t-elle pas au moins l’existence d’un
être conscient quelque part, soit celui qui pen­se, soit celui qui a
créé celui qui pense ?
— Pourquoi l’existence serait-elle forcément matérielle ? »
objecta Rémi.
« Pff ! protesta Jean. Vraiment, le café philo des Sims, ça me
botte pas. Si on allait plutôt faire un tour en boîte ?
— Réelle ou virtuelle ? demanda Pierre. Parce que là, je tiens
pas vraiment à bouger. »
« Tiens, remarqua Solange, tes personnages jou­ent aux Sims ?
Tu n’y as jamais joué, toi, tu de­vrais peut-être te renseigner pour
ne pas écrire de conneries… »
Robert eut l’air contrarié.
« Bof, répondit-il, ce n’est qu’une partie annexe de l’histoire, je
n’ai pas envie de me casser la tête là-dessus. »
« C’est une catastrophe ! s’écria Guillaume en tiraillant les
revers de sa blouse blanche. Je savais bien que cette IA était
instable ; elle mouline une boucle régressive infinie de création
fictionnelle. Si on ne fait rien, elle va accaparer toute la puissance
du réseau mondial !
— Et alors ? fit le flic. Quel rapport avec l’enquête ?
— C’est elle qui a tué les docteurs Hewlan et Hotchkiss. Ils
voulaient la limiter. Elle échappera bientôt à tout contrôle !
— Votre service d’apprentis-sorciers est responsable. Vous
devez trouver un moyen d’empêcher ça ! »
« Alors, tu crois qu’ils vont sauver le monde de la méchante IA
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qui veut bouffer toutes les ressources informatiques mondiales ?
— Je pense que oui. Il reste de la glace ?
— Attends, je vais voir dans le congel. C’est quand même une
sacrée daube ! Y a rien sur les autres chaînes ? »
Etc.
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Photographie
La naissance a fatigué Louise, et l’enthousiasme ému d’Alain,
qui tient à se conformer à tous les archétypes du nouveau père,
tend à l’épuiser davantage. Il roucoule devant le berceau où dort
le petit machin froissé dénommé Guillaume. Puis il jette un
regard en biais, un peu inquiet, à la mère dudit qui cherche une
position confortable pour sa vulve écartelée.
« J’ai eu une idée, commence-t-il. En fait, j’y pense depuis des
semaines…
— Oui ?
— Oh ! Tu sais que son échéancier est magnifique, au fait ? »
Louise soupire ; Alain, dans les moments intenses, pratique
volontiers le non sequitur. Il sort de sa poche un petit étui fourni
par l’hôpital (c’est écrit dessus), l’ouvre. Louise, pour avoir dûment admiré les échéanciers des gamins de ses copines, connaît
bien le contenu de la boîte : un bout de cordon ombilical ouvert
et déployé, séché, verni, sa traduction fournie par ordinateur.
Au lieu de la lire avec passion, elle se surprend à rêvasser ;
pendant les heures d’immobilisation de sa grossesse difficile, elle
a suivi à la télé un reportage sur la découverte des échéanciers. Le
programme en immersion la mettait « directement » dans la tête
du médecin légiste qui, tout à fait par hasard, a remarqué pour la
première fois, gravés à l’intérieur du cordon ombilical d’un bébé
tué à la naissance par sa mère, des caractères d’écriture formant
des mots abrégés. En fait – et l’information avait franchement
fasciné Louise –, il avait bêtement renversé du café sur le bout
de viande incisé ! (Pourquoi le toubib avait ressenti le besoin
d’exposer l’intérieur du petit organe, ce n’était pas précisé.) Le
liquide noir avait marqué le relief des lettres.
Et voilà ! Tant de découvertes par hasard ! Becquerel qui
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s’avise de la radioactivité en rangeant n’importe comment des
plaques photographiques à côté de minerai d’uranium, Fleming
qui trouve des moisissures guérisseuses… Louise soupire encore.
Elle en veut toujours à ses parents de lui avoir révélé la date de sa
mort, bien sûr indiquée par son échéancier. Il devrait y avoir une
loi pour empêcher ça. Depuis, elle compte les jours au lieu de
profiter de tous ceux garantis avec lendemain.
« Alors, tu as vu ? Il aura une vie superbe – lon­gue ! Nous
pourrons être fiers de lui, il deviendra…
— Dis-moi plutôt ton idée… Je relirai l’éché­ancier de Guillaume à tête reposée. »
Louise n’a aucune envie de connaître le destin de son fils.
Alors qu’une vie pleine et riche lui est apparemment promise, elle
ne peut s’empêcher de penser à tous les parents frappés d’horreur
à la révélation de ce qui attendait leur progéniture. Combien de
self-fulfilling prophecies, se dit-elle, combien d’enfants martyrs
pour se conformer à la voix du destin ? Peut-être ce foutu toubib
aurait-il dû se faire étrangler à la naissance par son propre cordon.
« Oui, d’accord, chérie. Oh, ça va être génial : je prendrai
chaque jour une photo de Guillaume – une seule, en pied –, et
avec ça on aura un album formidable, où on le verra grandir peu
à peu. J’ai eu l’idée en lisant la revue Parents du vingt-cinquième
siècle. À partir de ce matériel numérisé, on peut construire des
animations, ou bien au contraire mettre en évidence les points
communs entre différentes prises, tout ce qu’on veut. Alors,
important, je le ferai toujours à peu près à la même heure, après
son bain par exemple, qu’en penses-tu ? »
Louise se retient de soupirer. L’idée la glace, mais elle ne saurait dire pourquoi. Et elle ne veut pas faire de peine à Alain qui
s’inquiète souvent de sa tristesse. Elle sourit.
« Il ne faudra pas l’obnubiler avec ça, hein chéri ? objecte-t-elle
doucement. Que ce soit toujours un jeu, pour lui…
— Bien sûr ! Tu as raison, ce sera un jeu, très amusant… Il va
adorer ! »
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On sait beaucoup trop de choses, se dit Louise.
Guillaume est en pleine néophobie alimentai­re ; impossible
de lui faire goûter quoi que ce soit, les repas épuisent l’enfant et
sa mère.
Quand l’homme des cavernes vivait de chasse et de cueillette,
celle-ci était vraisemblablement effectuée par les femmes et les
enfants. Les petits qui grappillaient au hasard avant d’avoir acquis
suffisamment d’expérience, ceux curieux de nouveaux goûts, ne
devaient pas faire long feu – beaucoup de baies sont toxiques.
Nous sommes les descendants des gamins prudents qui se limitaient aux aliments connus, et le comportement de survie nous
est res­té, inscrit dans les gènes. Logique.
Et à quoi ça m’avance de le savoir ?
L’exaspération de Louise n’en est pas moindre, elle subit la
frustration supplémentaire de ne pou­voir s’y abandonner puisque
son fils non plus n’y peut rien. Elle soupire et décide de changer
de sujet :
« Alors, tu vas poser avec ton beau dessin, pour la photo ?
— Oui ! » s’écrie Guillaume, radieux.
Il adore le « jeu de la photo tous les jours pour se rappeler »,
et s’efforce de présenter chaque fois à l’objectif un élément symbolisant la journée écoulée. Maintenant que sa mère a abordé le
sujet, il peut s’étendre à loisir dessus. Bien que Louise n’ait jamais
fait de commentaire sur ce qu’elle persiste à considérer comme
une lubie – même si, après cinq ans, le mot ne semble plus guère
approprié –, le petit a bien perçu sa réticence, et se retient de
parler du rituel père-fils du soir tant qu’elle ne l’y a pas invité.
Un autre comportement de survie hérité, pense Louise. Elle
aimerait bien, parfois, avoir des idées moins cyniques.
À l’époque, le gamin qui ne distinguait pas le bon moment
pour foutre la paix aux adultes se ramassait tôt ou tard un coup
de massue. Important, la sensibilité aux humeurs de ceux ayant
du pouvoir sur vous.
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« Allons, chéri, tu prends encore deux bouchées et après ce
sera le bain. Quand papa arrivera, il te prendra en photo. »
Guillaume regarde sa mère, accepte le marché en soupirant.
Le mariage de son fils ! Louise a respecté toutes les figures
imposées – pleurs discrets pendant la cérémonie, envoi de sauce
sur sa robe, acceptation d’une flûte de champagne sur l’insistance
d’Alain qu’elle s’attend d’un instant à l’autre à voir lit­téralement
éclater de bonheur. Ce serait salissant, quand même. Sa deuxième
coupe à la main, elle glousse.
Quand la date a été fixée, Alain est allé consulter l’échéancier
de Guillaume et a vérifié qu’elle concordait. Comme s’il avait
pu en être autrement ! Louise s’étonne toujours que son mari
éprouve une confiance a priori absolue dans les prévisions organiques, et en même temps ressente le besoin de la fortifier à
chaque occasion. On n’a jamais pris les échéanciers en défaut.
Le père du marié porte un toast. Empli de la fierté modeste
mais jubilatoire du chat qui rappor­te au maîmaître un oiseau à
moitié déchiqueté, il tend la main pour conclure vers un immense
panneau voilé d’un rideau (un témoin, juste à cô­té, s’apprête à le
révéler à l’admiration générale) : « En ce beau jour, Guillaume,
j’ai tenu à t’offrir les images de ta vie ! »
Et pouf, on escamote le tissu. L’immense fresque encadrée se
compose des dix mille premières photos illustrant Guillaume,
miniaturisées ; toujours une seule choisie pour chaque date. La
glace les protégeant est en fait un écran sur lequel, par simple
commande tactile, on peut agrandir une image ou une série
d’images au choix. Une barre de tâches en bas, incluse dans le
cadre, permet également de procéder à des recherches thématiques – couleur de vêtements, expression du visage, décor, tout
ce qu’on veut, l’ensemble est guidé par intelligence artificielle.
Chacun s’extasie.
Louise rêvasse. Le goût de ses hommes pour la photo quotidienne du fiston n’a jamais fléchi. C’est désormais Sylvie qui
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assure le rituel quotidien, plus tard les enfants prendront peutêtre la relève… Le sujet vieillira, les images deviendront de moins
en moins flatteuses. Qui se chargera de la photo des derniers jours
de Guillaume, une infirmière ? Et si on installait un dispositif
automatique dans la tombe, ensuite ? Rien de plus facile.
La mère du marié sort discrètement, va vomir. Elle n’a jamais
bien supporté l’alcool.
Après la fête – très réussie, vraiment –, les parents regagnent
leur logis. Alain a pris une pilule anti-gueule de bois pour le
lendemain, il voit un client.
Leur petit astéroïde de banlieue est sombre ; sa rotation calculée
fait qu’il tourne le dos à la Terre pendant les heures de sommeil.
Sous le dôme pres­surisé transparent, Louise lève les yeux. Dans le
ciel, des millions d’étoiles.
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