Hebdomadaire 7 juin 2015 - Les Pierrots de la Nuit

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Hebdomadaire 7 juin 2015 - Les Pierrots de la Nuit
Hebdomadaire
7 juin 2015
En plein boom touristique, la ville de Berlin est de plus en plus confrontée à des problèmes
de nuisances sonores dans les quartiers festifs, Kreuzberg et Frierichshain en tête. Un projetpilote tente de sensibiliser les fêtards à la question par le biais de pantomimes. Reportage.
Un vendredi soir dans le quartier de Friedrichshain. Il n’est que 20 heures mais les terrasses de la SimonDach-Strasse, la rue qui concentre le plus de bars de tout le quartier, sont déjà pleines à craquer.
Deux mimes vêtus de blanc de pied en cap déambulent dans les rues adjacentes. Tandis que l’un
s’affale sur des arceaux à vélo comme s’il s’apprêtait à y passer la nuit, l’autre capte avec ses mimiques
l’attention d’un groupe de jeunes touristes italiens en train de fumer un narguilé sur la terrasse voisine.
Quelques secondes plus tard, les deux mimes sont au milieu du groupe, se trémoussant sous une miniboule disco, puis faisant mine de s’endormir sur l’épaule d’un des fumeurs. Le reste du groupe observe la
scène mi-amusé, mi-interdit. C’est là qu’entrent en piste les deux médiatrices qui accompagnaient jusqu’alors
discrètement le duo de comédiens. Prospectus à la main, elles viennent expliquer le pourquoi de cette étrange
pantomime : le boom du tourisme à Berlin, les gens qui viennent faire la fête dans le quartier, qui parlent
et qui rient fort, les habitants qui veulent dormir, qu’il est important d’en parler, sans pour autant faire la
leçon aux gens… Les jeunes italiens sourient, prennent le flyer, sur lequel il est écrit : “Think Berlin is a great
place ? We do too ! Let’s keep it that way. Join us ! For a fair living together in our « Kiez » ! Thank you”.
Le bruit des valises à roulettes contre le pavé
Le projet-pilote “fair.kiez” (“Kiez” signifie “quartier” en dialecte berlinois) a été lancé début mai à l’initiative du
district de Friedrichshain-Kreuzberg, dont la maire Monika Herrmann, membre du parti des Verts, a fait de
la lutte contre les touristes bruyants un de ses chevaux de bataille, pestant contre le bruit des valises à roulettes
que traînent à l’aube les touristes qui battent le pavé berlinois dès que la presse locale lui en donne l’occasion.
Si cette idée d’utiliser la pantomime comme vecteur de sensibilisation des tablées de touristes gueulards
peut sembler surréaliste et prêter à rire, elle se base pourtant sur plusieurs expériences positives qui ont
été menées ces dernières années dans d’autres métropoles, telles Barcelone, Bruxelles et Paris, où les
Pierrots de la nuit envoient depuis 2012 souffleuses, danseurs mécaniques et orchestre silencieux dans les
zones les plus fréquentées de la capitale française. “Cette action n’est qu’une goutte d’eau dans l’océan,
mais le but est de provoquer une courte réflexion chez les gens sur la manière dont ils se comportent”,
explique Burkhard Kieker, directeur de l’office de tourisme Visit Berlin, partenaire du projet. “Berlin a mis
seulement 25 ans pour attirer le même nombre de touristes que Rome ou Paris en 200 ou 300 ans. Nous
devons faire en sorte qu’habitants et touristes continuent de cohabiter harmonieusement ensemble,
pour que Berlin ne ressemble pas à Barcelone ou à Venise, où plus aucun Vénitien ne vit aujourd’hui”.
suite de l’article
Le nombre de Berlinois “qui veulent dormir” augmente
Plusieurs quartiers de Berlin dont les habitants se plaignent eux aussi du bruit, des déchets et des flaques d’urine
que les groupes de fêtards laissent dans leur sillage, tels Neukölln et Mitte, se sont d’ores et déjà montrés intéressés
par les résultats du projet-pilote, qui prendra fin à la mi-juillet. “Si ce conflit s’intensifie, étant donné qu’il y a
de plus en plus de plaintes, cela pourrait avoir pour conséquence que des mesures restrictives soient prises”,
souligne Christian Hermani, coordinateur du projet et membre de la Club Commission, qui réunit les patrons
de clubs berlinois, eux aussi inquiets pour leur avenir dans un Berlin où le nombre d’habitants “qui veulent
dormir”, comme certaines affiches placardées sur les entrées des immeubles le clament, semble augmenter à
vue d’œil. À Kreuzberg, où les Berlinois avaient l’habitude, aux beaux jours, de se rassembler sous les étoiles
sur le pont Admiral Brücke, un policier vient chaque soir à 22 heures depuis trois ans pour vider les lieux.
Après avoir galvanisé à leur corps défendant une tablée de sept Écossais déguisés en bonnes sœurs et visiblement
occupés à écluser des bières depuis des heures, qui tentent au passage de leur refiler quelques pièces, les deux
mimes abordent un petit groupe qui parle allemand. L’un d’eux, Andreas, a vécu dans le quartier il y a quelques
années. Il se souvient avoir “parfois arrosé avec un pistolet à eau les fêtards qui pissaient sur sa porte”. La tablée
est attentive à ce que leur raconte Canan Turan, une des médiatrices. Née à Berlin dans une famille d’immigrés
turcs, la jeune femme a grandi dans une rue paisible de Kreuzberg, loin du tumulte de l’Oranienstrasse, le centre
névralgique des nuits du quartier : “Il y a quelques années, un club a ouvert dans la rue, puis une école d’art et un
café. C’est devenu bruyant le soir. C’est une des facettes de la gentrification et en tant que Berlinoise née à Berlin,
je trouve ça triste, car la gentrification signifie le départ des plus pauvres, des familles d’immigrés, des ouvriers”.
“Les touristes qui foutent le bordel ne retiendront rien”
Plus loin, un restaurateur dont le voisin d’en face appelle “chaque soir” la police confie qu’il est souvent
difficile de faire taire “les Anglais, les Danois, les Américains, les Suédois…” Trois filles en train de siroter
un gin tonic en terrasse observent avec méfiance un des mimes faire mine de se servir dans leur paquet
de cigarettes. “Je crois que les touristes qui foutent le bordel ne retiendront rien de cette pantomime.
Parce qu’ils sont seulement une fois ici, parce qu’ils trouvent ça drôle et le prennent comme un spectacle”,
lâche Anja, habitante du quartier, avant de poser le problème à l’envers: “Ceux qui viennent habiter
ici et disent qu’ils apprécient de pouvoir à toute heure aller boire une bière au bas de l’immeuble ou aller
manger quelque chose ne sont pas en droit de se plaindre que les autres aient eux aussi envie de venir”.