La mort, le cadavre et le sacré dans l`ancienne Grèce

Transcription

La mort, le cadavre et le sacré dans l`ancienne Grèce
La mort le cadavre et le sacré
dans l'ancienne Grèce
(compte-rendu des travaux)
Depuis 1992, notre Groupe de Recherche, en liaison avec l'Association
Mythe et Psychothérapie, s'est attaché à apporter sa part spécifique
(essentiellement helléniste, cette fois) à la large enquête dirigée au sein
du CRHQ par notre collègue historien de l'Université de Caen, le
Professeur Michel Bée, enquête sur "La mort et le sacré".
Nos travaux et nos réflexions se sont déroulés au cours de séminaires
réguliers et de deux journées d'etudes (18 juin 1993 et 26 novembre
1994). Les lignes qui suivent se veulent une synthèse rapide de
l'ensemble de nos travaux l, ce qui n'est pas exclusif de la publication
intégrale de telle ou telle contribution dans les prochains numéros de
Kentron, comme c'en est le cas dans celui-ci pour l'exposé de Corinne
Jouanno sur le discours funèbre du byzantin Psellos.
Je me dois enfin de souligner, dans ce propos liminaire, le rôle
important qu'à joué dans notre reflexion notre collègue d'histoire ancienne
de l'Université de Caen, le Professeur Claude Orrieux, que nous avons eu
le chagrin de perdre durant l'été 1994.
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Je viens de le souligner. Ce sont essentiellement les hellenistes de
notre équipe qui ont oeuvré durant ces trois années (1992, 1993, 1994)
centrées sur cet axe de reflexion. Serait-ce parce que pour Freud,
l'inconscient ignore la mort, comme il ignore le négatif, car personne ne
peut avoir une représentation ou une idée de sa propre disparition, aussi
que nous l'a montré notre ami Jacquy Chemouni dans son exposé du 31
mars 1993 consacré à Mort et Psyché? Si effectivement pour Freud
l'inconscient ignore la mort, J. Chemouni a cependant mis en lumière que
"l'angoisse de mort s'avère une réalité essentielle à laquelle l'homme est
constamment confronté. Dans Inhibition, Symptome et Angoisse (1926),
Freud dit que "dans l'inconscient il n'y a rien qui puisse donner un
contenu à notre concept de destruction ... Je m'en tiens fermement à l'idée
1 Nous avons bénéficié aussi des travaux du pôle "Corps! MythelPsyché" du Centre de
Recherche Imaginaire et Création (CRIC) de l'Université de Savoie, animé par MarieCécile Gühl et de ceux de Bernard Fricker, du même Centre, sur la représentation des
cadavres du Moyen Age à la Renaissance : leurs contributions feront l'objet d'une
publication spécifique.
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que l'angoisse de mort doit être conçue comme un analogon de l'angoisse
de castration". C'est ainsi que l'inconscient ne peut imaginer notre propre
disparition et que "personne au fond ne croit à sa propre mort ou, ce qui
revient au même : dans l'inconscient chacun de nous est convaincu de son
immortalité" (1915, Notre rapport à la mort). La mort a toutefois joué un
rôle essentiel dans l'histoire de l'espèce humaine. Elle serait à l'origine
même de notre croyance en l'existence d'un autre topos que celui du soma:
lorsque l'homme originaire vit l'un de ses proches, qu'il aimait, mourir, il
s'insurgea, constatant que dans cette disparition c'est une part de son
propre moi aimé qui disparaissait : "Près du cadavre de la personne
aimée il imagina les esprits, et sa conscience de culpabilité, relative à la
satisfaction qui s'était mêlée au deuil, fit que ces esprits, une fois créés,
devinrent de mauvais démons devant lesquels on ne pouvait que
s'angoisser. Les modifications dues à la mort l'amenèrent à décomposer
l'individu en un corps et une âme - à l'origine plusieurs - ; ainsi donc
ses pensées suivaient une démarche parallèle au procès de désagrégation
déclenché par la mort. C'est sur le souvenir persistant du défunt qu'il se
fonda pour admettre d'autres formes d'existence et cela lui donna l'idée
d'une vie poursuivie après la mort apparente" (Notre rapport à la mort).
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Ce sont donc les Antiquisants de l'Equipe qui se sont livrés à leur
exploration de la mort antique, sinon à leur angoisse de la mort ...
Une première ligne de travail avait été choisie dès le début de
l'enquête, sous l'impulsion de C. Orrieux, considérant qu'avant de parler
des choses, il fallait connaître les mots. Nous avons donc enquêté sur le
vocabulaire de la mort. Le travail a été présenté lors du séminaire du 23
novembre 1992. Michèle Lacore a établi de façon très exhaustive le
vocabulaire homérique de la mort. Un débat s'est alors instauré avec
Jocelyne Peigney qui a insisté, pour sa part, sur le vocabulaire de l'outrage
au cadavre. Sur le canevas établi par M. Lacore, j'ai pu moi-même établir
le vocabulaire hésiodique de la mort, et diriger le travail d'une étudiante de
DEA sur le vocabulaire tragique de la mort (Eschyle et Sophocle). Le
Professeur Lucien Jerphagnon a étudié de son côté le vocabulaire de la mort
chez les Présocratiques, lesquels, a-t-il mis en évidence, "s'intéressaient
davantage au cosmos qu'à la mort" ("La mort et les mots: dire et penser
la mort chez les philosophes grecs jusqu'à Platon", séminaire du 21 avril
1993).
Faisant un saut dans le temps, Claude Orrieux a établi le vocabulaire
néo-testamentaire de la mort, tandis que Jean Marie Mathieu étudiait celui
des épigrammes funéraires chrétienne, en se fondant surtout sur Grégoire
de Nazianze et l'Anthologie Palatine, VIII.
Ces travaux ont permis de mettre en lumière la continuité, la
constance des emplois du vocabulaire utilisé (Jean Marie Mathieu parlant
à propos des épigrammes funéraires chrétiennes de "praséologie
dominante de variation sur la tradition classique, voire homérique"), tout
en éclairant l'évolution des sensibilités, ou plutôt ces emplois s'éclairant
différemment en fonction de l'évolution des sensibilités. On peut par
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exemple noter la permanence de l'idée de l'endormissement dans la mort;
Hésiode, Travaux v. 116 ; Homère, voir ci-après ; Présocratiques, 12
occurrences sur 40 ; les tragiques, Sept, v. 1004, Ajax, v. 832, etc. ; la
"dormition" dans le vocabulaire néo-testamentaire.
Michèle Lacore à propos de "Mort et sommeil dans l'épopée homérique"
(exposé lors de la journée d'études du 18 juin 1993), a insisté sur la
rationalité de la mise en oeuvre du mythe chez Homère car "C'est le
cadavre seul de Sarpédon, fils de Zeus, que les dieux jumeaux Mort et
Sommeil (Hypnos et Thanatos) convoient en Lycie, pour lui permettre de
recevoir dans sa communauté d'origine les honneurs des rites funéraires,
et les limites données à leur intervention par Zeus lui-même sont
significatives de cette rationalité à l'oeuvre sous le vêtement du mythe".
Elle a insisté aussi sur "le réalisme de l'expérience qui sous-tend
différents types de rapprochements stylistiques entre mort et sommeil,
qui explicitent ce que suggère leur parenté mythique. Il peut s'agir d'un
rapprochement indirect par l'emploi de formules similaires qui décrivent
la même extériorité chez le dormeur et chez le mort (avec les deux
participes parfaits dedmèménos"dompté" et lélasménos "oublieux de",
ayant perdu l'activité et la conscience/mémoire) ; ces rapprochements ont
une valeur pathétique en suggérant, par-delà la ressemblance apparente,
le caractère non plus passager mais définitif de cette totale extériorité de
la mort. Plus vigoureuse encore est la métaphore, dans laquelle le
rapprochement, qui semble aller jusqu'à l'assimilation, fait éclater
tragiquement le caractère irréductible des deux réalités: qu'il s'agisse du
"sommeil d'airain" qui frappe un guerrier - formulation unique dans le
récit -, qu'il s'agisse de l'évocation du guerrier ennemi qui "dort" formulée
par son meurtrier exultant, qu'il s'agisse de 'Thorrible coucher" qui
accueille les grives prises au filet tendu sur leur nid, image des servantes
infidèles pendues toutes ensemble (respectivement Od 21, 241 ;
14, 482 ; 22, 470.). En revanche, en deux passages de l'Odyssée, le
rapprochement, sous la forme d'une comparaison explicite, dont
l'articulation rétablit la distance entre les deux réalités, suggère l'idée
d'une mort douce, par l'image d'un sommeil dont on ne se réveille pas : le
sommeil surnaturel d'Ulysse sur le bateau des Phéaciens (13, 73-80, à
rapprocher de 7, 318-320) est dit "tout semblable à la mort" et Pénélope,
s'éveillant d'une torpeur surnaturelle, oeuvre d'Athéna, souhaite (18,201205) qu'une mort aussi apaisante que cette torpeur la délivre de ses
douleurs."
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Après les mots, nous avons, pour rester sur les données de base,
abordé les rites funéraires, sur lesquels François Jouan nous a fait un
exposé, lors de notre séminaire du 27 janvier 1993.
"Les morts, dans la Grèce classique, pour reprendre ses propre termes,
restent des éléments de la communauté. Le passage de la maison
funéraire à la tombe obéit à des règles strictes, et une relation complexe,
en partie irrationnelle, règne entre vivants et morts.
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Les textes et l'iconographie nous permettent une connaissance assez
précise des rites funéraires de la société civile : toilette et exposition du
mort, cortège funèbre, déposition au tombeau ou crémation, remise et
incinération des offrandes, purification des participants. Les morts au
combat sont, si possible, incinérés et les cendres ramenées dans la cité
pour une cérémonie funèbre (pour les manquants on édifie un cénotaphe),
et l'Etat pratique une cérémonie annuelle avec éloge funèbre.
Les monuments funéraires sont bien connus par les fouilles des
cimetières antiques et les peintures de vases (lécythes à fond blanc) :
stèles inscrites, colonnes, vases de pierre, enclos familiaux et tombes
collectives. Aux Ve et IVe s., la tombe peut être surmontée de grandes
stèles sculptées représentant les adieux aux défunts.
Le culte privé des morts comporte des cérémonies au 3e , g e , 30e jour et
à l'anniversaire des funérailles: prières aux dieux et péan pour le mort,
offrandes diverses et libations. De même pour les visites individuelles. Il
y a aussi des fêtes civiques (par ex. le 30è jour du mois). La plus
importante est celle du 3e jour des Anthestéries (en février), la "fête des
Marmites", où l'on offre de la nourriture aux morts qui sont censés se
répandre dans les rues pour la journée.
Il n'y a pas en Grèce de doctrine officielle sur la survie de l'âme, mais
tous les rites tablent sur un certain pouvoir des morts et sur certaines
formes de besoins "physiques" (d'où les offrandes). On craint leur pouvoir
maléfique, mais on peut en obtenir de l'aide (ainsi pour les tombes des
héros). Ceci n'exclut pas la croyance générale à l'existence de l'empire des
morts, avec ses divinités, ses châtiments pour les criminels, mais le
bonheur pour les initiés au coeur pur."
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L'essentiel de nos travaux a porté sur le cadavre (sujet de notre journée
d'études du 18 juin 1993) et, d'une façon qui nous à évité toute
redondance avec d'autres travaux sur la belle mort héroïque, nous avons
surtout insisté, pour l'époque archaique et l'épopée, sur le pauvre
cadavre, sur le cadavre maltraité. Jocelyne Peigney, dans une
communication intitulée "Cadavres maltraités ou argile insensible?" s'est
interrogée sur "la question du mauvais traitement infligé aux guerriers
morts dans l'lliade et du sort que réserve Achille au corps d'Hector avant
d'accepter de le rendre. Plus que le seul itinéraire moral d'un héros que la
critique voit, avec des orientations différentes, oubliant les valeurs
humaines par l'outrage au cadavre et le refus des funérailles, ou bien
sombrant dans un excès de violence parce qu'il répète un geste qui n'est
pas condamné en soi, on peut déceler dans l'épopée l'opposition entre
deux visions concurrentes de la mort et des morts, cadavres toujours
susceptibles d'être maltraités ou "argile insensible", selon les paroles
d'Apollon 24, 54). La première vision offerte est celle d'un cadavre devenu
"proie", "jouet", en fait, toujours pris dans le réseau des relations privées,
voué soit à la protection que la parenté, parfois divine, ou la proximité
assurent avant les honneurs funèbres, soit à la vengeance d'un héros
vainqueur qui n'a à s'en remettre pour le traitement du mort qu'à son
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"coeur" c'est à dire le plus souvent à sa "colère". Ensuite, le cadavre est
dépeint comme une image à composer que la mort met en désordre sur le
champ de bataille en le désarticulant, en le figeant - les descriptions
faites en témoignent avec cruauté -, ou que l'ennemi défait définitivement
pour annihiler le vaincu. A cette vision d'un mort "vulnérable" dont
l'atteinte a un sens s'oppose une autre conception: la fin du discours
d'Apollon notamment (24, 33-54) évoque le réprobation divine, exprimée
de manière exceptionnelle dans le poème (cf. vers 53), contre le mauvais
traitement infligé à un cadavre exceptionnellement aussi et symboliquement rendu insensible à l'aikia qui apparaît comme un vain
acharnement: "Qu'il craigne donc, tout courageux qu'il soit, de s'attirer
notre indignation, car c'est une argile insensible qu'il outrage en son
ressentiment" .
Nous sommes donc confrontés à une symbolique du cadavre à un sens
social, dans le traitement qu'il reçoit, ou à une absence totale de sens.
Cette question du sens est, d'une autre manière, au coeur des
représentations iconographiques des cadavres dans l'imagerie grecque, qui
ont inspiré deux communications: -celle de Monique HalmTisserant
"Iconographie, et statut du cadavre: dislocation, misère et profanation"
(dans le cadre de la journée d'études du 18 juin 1993) et celle d'Odette
Touchefeu : "Images attiques de cadavres troyens" (exposé lors du séminaire
du 13 avril 1994).
Selon Monique Halm Tisserant, chercheur de l'Université de
Strasbourg," la fixité des représentations des VIle et VIe s. tient aux
conventions qui permettent de distinguer le cadavre :1) de l'être vivant, 2)
du dormeur. L'appartenance à l'au-delà est suggérée par la relégation à
l'arrière-plan, par l'occultation du défunt sous son armement, ainsi que
par des règles graphiques affectant l'anatomie et la gestuelle. Aux traits
physionomiques (oeil clos ou révulsé, bouche ouverte), aux tétanies et
torsions des membres, s'ajoutent des signes pathologiques: blessure et
flots de sang. La disposition anti-naturelle du mort, informe ou disloqué
dans l'imagerie archaïque, indique une perception négative du cadavre,
héritée de l'épopée, en opposition avec la figure du mort respecté, héroïsé,
des scènes funéraires de la peinture à figures rouges."
Quant à Odette Touchefeu, Professeur à l'Université de Nantes,
posant à propos des vases peints en Attique des VIe et v e s. la question:
'1à quoi sert-il de montrer des cadavres en images ?", elle nous a apporté,
4 travers différents exemples, la réponse, qu'elle a rendue une évidence
(dans le même sens que Monique Halm-Tisserant) qu'il s'agit d'un
langage particulier, un code parfois très conventionnel, parfois plus subtil,
comme pour "La mort d'Astyanax", "où l'enfant devient dans les mains de
Néoptolème l'instrument même de la mort de son grand-père évoquant
ainsi, en un raccourci saisissant, l'anéantissement de la lignée royale de
Troie." De même pour "Le rachat d'Hector", où les schémas
iconographiques conventionnels du banquet et de la prothesis sont utilisés
à contre-emploi dans un contexte inhabituel, évoquant ainsi fortement,
sur le mode tragique, la victoire d'Achille et l'humiliation d'Hector. "Il est
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clair qu'il existe" un traitement iconographique original, un langage
iconographique avec ses ressources propres, pour raconter des scènes
connues, sous des formes bien différentes, par les textes subsistants."
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Je ne suis pas loin de penser, à travers mes propres travaux sur les
cadavres tragiques, qu'il y a là également un code, passage d'un code
rituel à un code scènique.
J'ai donné sur ce thème deux communications, l'une sur la mort
tragique en général, plus précisement sur "La mort sur scène ou Tuer n'est
pas jouer" (journée d'études du 18 juin 1993), l'autre sur le suicide et le
cadavre d'Ajax chez Sophocle (le glaive d'Ajax, séminaire du 9 fevrier
1994). Dans la première, je me suis attaqué au prétendu tabou de la
mort sur scène, montrant en particulier que les deux procédés inventés
par Eschyle de la mort "hors scène" dans le palais ou rapportée par un
messager étaient des procédés formidables destinés non pas à occulter
mais à intensifier la présence de la mort dans ses manifestations les plus
horribles - et à un degré que seul le cinéma peut atteindre aujourd'hui.
Dans la seconde, dans la même ligne, j'ai tenté de démontrer que dans
une recherche quasiment inverse il y avait de l'exploit dans la volonté de
Sophocle de montrer tout crument sur scène la mort d'Ajax (après le récit
eschyléen d'une mort acrobatique), puis durant presque la moitié de la
tragédie (v. 658 à la fin) son cadavre sur la scène.
A ce thème d'étude de "la mort tragique" se sont attachés durant ces
années un certain nombre de nos étudiants de DEA, ce dont témoigne en
particulier la publication dans ce numéro de Kentron de l'article de
Françoise Guérin.
Sillonnant ainsi tous ces morts des tragédies, côtoyant tous les
cadavres qu'elles recèlent, nous ne rencontrons pas que l'horreur, il y a
par exemple la "disparition" d'Oedipe; il Y a la mort et la divinisation des
Erechthéides, qui faisait le sujet du drame d'Euripide Erechthée ; il Y a les
fausses morts, les non-morts de l'Hélène du même Tragique.
Michèle Lacore, lors de notre séminaire du 18 mai 1994, nous a fait un
exposé sur "La mort et la divinisation dans l'Erechthée d'Euripide". Je la
cite : "Dans cette tragédie patriotique particulièrement sombre et
sanglante, la restauration de la sérénité au dénouement s'opère par la
divinisation, proclamée par la déesse Athéna, des quatre morts de la
famille royale d'Athènes. Ces divinisations semblent avoir une double
fonction : glorification de la cité et mise en ordre de mythes et de cultes
attiques complexes. Ainsi la divinisation d'Erechthée, mort pour la cité,
en victime expiatoire de la colère de Poséidon, prend-elle la forme d'une
fusion cultuelle avec son divin meurtrier. Le sort commun réservé au
groupe indissociable des trois vierges, filles du roi d'Athènes, n'est pas
moins remarquable, car les jeunes princesses ont affronté des types de
mort que le poète habituellement ne confond jamais : l'une a été sacrifiée
par ses parents après avoir été désignée peut-être par un tirage au sort,
les deux autres se sont donné la mort en accomplissement du serment
fait à leur soeur sacrifiée. Aucune des trois ne représente à elle seule la
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situation la plus héroïque, celle du sacrifice volontaire pour la cité. Or,
Hélène mise à part, elles sont les seules héroïnes d'Euripide à recevoir les
honneurs d'une divinisation, qui ressemble à celle d'Hélène et des
Dioscures puisqu'elle prend la forme du catastérisme. Les trois jeunes
filles sont devenues des étoiles, leurs âmes ont été fixées dans l'éther.
Peut-être faut-il voir là le symbole de l'hommage rendu par la cité aux
soldats morts pour sa défense, leur mort étant à la fois envisagée comme
l'effet du hasard et pourtant assumée à l'avance par leur engagement de
combattants, ce serait alors un des nombreux traits de parenté entre
cette tragédie et les oraisons funèbres : N. Loraux souligne de même à
propos des thèmes développés dans les oraisons funèbres qu"'un équilibre
s'instaure au sein même de la belle mort entre choix et hasard". En même
temps ce catastérisme permet au poète d'unifier plusieurs groupes de
divinités féminines comme en témoigne la pluralité des noms divins
conférés aux jeunes filles (compensant leur parfait anonymat dans les
fragments de la tragédie). Elles seront appelées Hyades et Hyacinthides
- et non simplement Erechthéides -, noms qui à n'en pas douter
recouvrent des divinités primitivement distinctes, réduites au rang
d'épiclèses comme Erechthée lui-même face à Poséidon."
La mort,noeud, axe, centre, sinon source de la tragédie, voilà qui
pourrait définir spécifiquement, nous semble-t-il, la tragédie grecque ;
cependant Gyorgy Karsai, Professeur à l'Université de Budapest, est venu
nuancer cette opinion, à travers deux communications. Dans l'une,
portant sur "Les fausses morts dans l'Hélène d'Euripide" (journée d'études
du 26 novembre 1994), il a montré comme, à la fin du ve s., chez Euripide
et sans doute chez ses contemporains, la valeur de la mort a changé.
D'une certaine façon, c'est la vie qui est la mort. "Le sujet de la mort est
omniprésent dans cette pièce, où, pourtant, tous les personnages restent
en vie. Quel est le rôle de la mort dans la structure de l'Hélène? Tout le
monde parle de la mort : Teucros, Ménélas, Théonoé, Théoclymène, le
Marin, la Gardienne, et surtout Hélène. Elle veut rentrer à Sparte à tout
prix, et si elle ne réussissait pas, elle voudrait mourir. Ménélas a échappé
à la mort à Troie et au cours de son voyage, mais ici, en Egypte, il doit se
rendre à l'évidence que la guerre de Troie - sa guerre à lui! - n'avait
aucun sens. Hélène, une fois son mari arrivé, prépare un plan de fuite
génial, mettant l'accent sur la mort (évidemment fausse) de Ménélas. Voilà
ce que la fin possible et tragique d'autrefois - la mort du héros devient en 412 av J-C dans la dramaturgie euripidéenne : un mensonge,
un moyen pour tromper l'ennemi. Mais l'élimination de la mort en tant
qu'enjeu final, en tant que solution-punition finale ne signifie point une
fin heureuse pour le héros. Ménélas, dont l'avenir à côté d'une Hélène
innocente serait la preuve de l'échec de toute sa vie, n'a plus le droit de
choisir la mort - comme p. ex. un Ajax a pu encore le faire. C'est la
victoire d'Hélène d'Egypte : un monde détruit autour d'elle, les vertus de
Ménélas. Théoclymène, Théonoé, Teucros, du passé (l'histoire!) ; Grec et
Troyen sont éliminés en faveur du bonheur du foyer d'Hélène."
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Dans son autre communication ("La mort dans le théâtre indien",
séminaire du 12 janvier 1994) G. Karsai a combattu l'idée couramment
admise que le théâtre indien se différenciait totalement du théâtre grec,
par l'absence totale du noeud essentiel de la mort. On peut dire, depuis
la découverte des oeuvres de Bhasa, qu'il n'en est rien: morts sur scène,
scènes clairement tragiques caractérisent en effet son oeuvre ; on peut
donc en conclure avec G. Karsai que "on devrait essayer d'interpréter les
oeuvres du théâtre indien selon les mêmes critères esthétiques qu'on
applique aux pièces de toutes les époques et de toutes les cultures".
Pour quitter la tragédie et le théâtre, mais rester en compagnie des
cadavres, nous avons entendu Jean-Marie Mathieu nous parler de la
tradition des "corps qui ne pourrissent pas" (communication donnée lors de
notre journée d'étude du 18 juin 1993), qu'on trouve dans des textes du
judaïsme hellénistique (Vie grecque d'Adam et Eve ; Testament grec
d'Abraham) "dont la thématique n'est pas sans se retrouver dans les
premiers récits de la dormition de Marie rédigés lors du premier
byzantinisme. Un système sous jacent se dégage de ces textes: 1) la Mort
affreuse, pourrie et pourrissante, à odeur de cadavre (mort subite,
maladie, etc.) est celle de l'injuste; au juste, c'est Michel qui se présente,
ou, si c'est la Mort, c'est avec l'éclat de la lumière, l'odeur du parfum. 2)
Le juste ne meurt que s'il consent à mourir. 3) D'ailleurs le juste meurt-il?
il y a transport dans les aromates du corps (qui peut être modèle de
l'embaumement) ; ou de l'âme et du corps, chacun en un lieu, ou dans un
même lieu en tout cas sacré, qui est volontiers celui des régions du
Paradis. Bref, pour le juste, c'est l'absence de mort, et en tout cas de
pourrissement qui est la norme; la mort ne lui est pas naturelle."
Cette imputrescibilité se rencontre aussi dans une sorte d'hagiographie
paienne si je puis dire, à propos d'Alexandre, comme nous l'a montré
Corinne Jouanno, dans sa communication sur "Alexandre post mortem.
Cadavre imputrescible et reliques efficaces" (également lors de notre journée
d'étude du 18 juin 1993) : "Selon certains auteurs (Quinte-Curee,
Plutarque), le corps du Conquérant aurait été miraculeusement préservé
de la putréfaction, bénéficiant du même privilège que l'épopée homérique
réservait à ses héros les plus prestigieux. Signe d'élection, pareille
incorruptibilité confirme Alexandre dans le statut de theios anêr que lui
ont valu ses aventures extraordinaires. D'autre part, le prestige quasisurnaturel du Conquérant a donné lieu à de multiples tentatives
d'exploitation de sa dépouille et de ses reliques. Prêtant au corps du roi
une puissance agissante, les Diadoques n'ont pas hésité à l'utiliser en
des mises en scènes sophistiquées, afin de légitimer leurs décisions
politiques. Bien plus, Perdiccas et Ptolémée se sont livré une âpre lutte
pour s'assurer la possession de la dépouille royale, qui devait, selon les
prédications, assurer le bonheur de la terre qui l'accueillerait. Le corps du
Conquérant se voit donc transformé en talisman, selon un processus qui
tient du culte héroïque. Les manifestations de vénération à l'égard des
reliques d'Alexandre ont perduré pendant plusieurs siècles, comme
l'atteste la visite rendue par Octave au tombeau du Conquérant, à la
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suite de sa victoire sur Antoine et Cléopâtre : après avoir cautionné le
pouvoir des Lagides, Alexandre post mortem devient à Rome le patron du
culte impérial. Il est évidemment difficile de faire la part de la politique et
celle de la croyance dans tous ces hommages rendus à la dépouille du
Conquérant, de même qu'il n'est pas aisé de distinguer entre mythe et
réalité dans l'historiographie d'Alexandre - ceci sans doute parce que,
dès son vivant, la légende s'était emparée du Conquérant."
Une autre idée concernant le corps et caractérisant aussi l'hellénisme
tardif, a fait l'objet d'un autre exposé de Jean-Marie Mathieu: "Le corps, le
vêtement, la mort dans l'hellénisme tardif' (journée d'études du 26
novembre 1994). Je le cite :"L'idée selon laquelle la mort est
dépouillement poussé jusqu'au bout, le corps pouvant être alors présenté
comme une "dernière tunique" est ancienne (descente d'Inanna aux
enfers. Platon - Phédon 57 e, et surtout Platon interprété - Athénée Xl,
507). Dans l'hellénisme chrétien (typiquement Ive s. A.D.), elle peut
prendre une forme particulière. Dans le rituel des funérailles, quelles que
soient les modifications et les polémiques qui orientent la christianisation
d'un rituel facilement conservateur, le minimum conservé paraît être le
dépouillement du corps nu pour la toilette funéraire et le revêtement d'un
nouveau vêtement pour l'ensevelissement (étude d'après deux textes
d'orientation différente: Grégoire de Nysse, Vie de Macrine et Athanase,
Vie d'Antoine). Certains aspects communs à ces textes peuvent s'expliquer
par une tradition anthropologique bien connue ( dans la "théologie du
judéo-christianisme", chez Origène, chez Grégoire de Nysse) et courante
au IVe s., en dehors même de la tradition origénienne, selon laquelle les
tuniques de peau revêtues lors de l'expulsion du paradis terrestre sont le
corps dans ses aspects d'épaisseur, de lourdeur, de mort et de sexualité,
cependant que salut et résurrection sont un revêtement de lumière (ainsi
Grégoire de Nazianze; mais aussi Jean Chrysostome). Par conséquent,
dans le rituel funèbre, un nouveau vêtement éclatant symbolise le retour
assuré à la vie ; mais on peut être aussi conduit à réduire au minimum
les honneurs funèbres rendus à un corps déjà éclatant et assuré de la
. "
Vle.
Corinne Jouanno nous a conduits, sur notre thème, jusqu'à la fin de
l'hellénisme, jusqu'à Byzance, à travers sa communication (donnée aussi
lors de notre dernière journée d'étude du 26 novembre 1994), consacrée
au "Discours funèbre de Psellos sur la mort de sa fille 8tyliané. Reflextions
sur le cadavre défigué et le travail de deuil". Je n'y insisterai pas puisque
cette communication est publiée dans ce numéro de Kentron. Je
soulignerai simplement avec Corinne Jouanno que "la présence récurrente
du motif du corps défiguré dans la littérature romanesque grecque et
byzantine vient confirmer combien la destruction de l'intégrité physique
est pour l'esprit humain un sujet de hantise: le thème est en effet
toujours exploité avec le même mélange de répulsion fascinée."
******
Pour quitter les cadavres et la mort antique, je terminerai sur une
note d'humour, celle de Lucien Jerphagnon qui, dans la seconde
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communication qu'il nous a donnée, communication sur "La mort, le
mythe et la raison. Ce que les Anciens ont retenu du Phédon de Platon"
(séminaire du 8 décembre 1993), a mis en lumière le contresens que les
auteurs classiques ont fait sur le sens du Phédon, cette oeuvre péri
psukhès, posant la question - que devient l'âme, de par son essence, une
fois séparée du corps? - , "où pour la première fois le problème de l'aprèsmort tombe sous la mouvance de la raison. Or, du Phédon, les auteurs
classiques n'auront guère retenu que le réconfort à en tirer à l'heure de
quitter ce monde, car il laisse raisonnablement espérer le bonheur dans
l'autre. Espérance qui eut un effet pervers chez ce Cléombrotus
d'Ambracie dont parle Callimaque, et qui mit fin à ses jours pour
parvenir plus vite à la félicité éternelle. Ressassée huit siècles durant,
cette anecdote absurde devint un topos, ce qui eût médiocrement enchanté
Platon !"
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Au terme de ces travaux et études sur "le cadavre, la mort et le sacré",
conduits essentiellement dans la réalité, la littérature, l'art et
l'imaginaire grecs, nous pouvons dire que le sacré qui est né, aux temps
de la préhistoire, de la conscience et de la considération de la mort, est
resté indissoluble de cette méditation. Paul Valéry, dans Le Cimetière
Marin n'exprime rien d'autre:
" Fermé, sacré, plein d'un feu sans matière,
Fragment terrestre offert à la lumière,
Le lieu me plaît, dominé de flambeaux,
Composé d'or, de pierre et d'arbres sombres,
Où tant de marbre est tremblant sur tant d'ombres;
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux" 2.
Le sacré c'est ce qui nous dépasse, a pu écrire R. Otto: et ce qui nous
dépasse, et nous terrasse, c'est bien la mort, et l'extravagant sinon le
scandaleux, c'est que cette force suprême du sacré est en nous: dans
notre propre mort en marche 3.
Bernard DEFORGE
Université de Caen
2 Yvette Mousson, Maître de Conférences de linguistique de l'Université de Caen, nous
a donné, lors de notre séminaire du 13 janvier 1993, une communication sur
"Représentation de la mort dans Le cimetière marin de Paul Valéry",
3 Ce texte de synthèse a, pour essentiel, été prononcé lors de notre journée d'étude
conclusive du 26 novembre 1994,
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