Uniformitarisme

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Uniformitarisme
Uniformitarisme
André JAUZEIN –
Directeur du laboratoire de Géologie de l’École Normale supérieure de Paris.
Prise de vue ........................................................................................................................................ 1
I - Historique ...................................................................................................................................... 1
II - Critique du principe uniformitariste ............................................................................................... 2
III - La méthode uniformitariste .......................................................................................................... 3
Bibliographie ...................................................................................................................................... 5
Prise de vue
Les sciences de la nature, la géologie plus que toute autre, ont pour but la reconstitution,
image par image, du film de l'évolution terrestre. Elles tentent d'y parvenir par l'étude
de témoins, reliques de ce passé, et s'appuient pour cette quête sur des modèles
analogiques dégagés de l'observation de la nature actuelle ou de l'expérimentation.
Comme les reliques deviennent plus rares avec le temps, comme elles sont maquillées
par l'influence d'événements plus récents, les reconstitutions seront d'autant plus
aléatoires qu'elles porteront sur des temps plus anciens.
L'uniformitarisme est à la fois une théorie et une méthode qui consistent à admettre que
les causes actives ont toujours été les mêmes. Au sens le plus strict, il fut même proposé
que les facteurs se soient toujours manifestés avec des intensités du même ordre. Il
existe donc une légère différence avec l'« actualisme », qui postule seulement que les lois
sont restées les mêmes, sans affirmer que les intensités n'ont pas varié. Pourtant, dans la
plupart des cas, on confond ces deux doctrines, en France par exemple, sous l'expression
« principe des causes actuelles ». C'est la fin du xviiie siècle qui a vu la naissance de ces
nouveaux concepts scientifiques qui servirent d'axiomes fondamentaux aux sciences «
palétiologiques », en opposition avec les théories « cosmogonistes », qui ne faisaient
place qu'à l'imagination ou à l'intervention divine.
I - Historique
Le terme « uniformitarisme » est dû à William Whewell (1794-1866) ; dans un
commentaire de 1832 sur l'œuvre de Charles Lyell, il prévoit que l'ensemble des
géologues sera longtemps divisé en deux groupes antagonistes, « The Uniformitarians
and the Catastrophists ».
Lyell (1797-1875), étudiant en droit à Oxford, s'intéresse très tôt à la géologie. À partir
de 1825, il est persuadé que les options catastrophistes de ses contemporains
britanniques, en particulier celles de William Buckland (1784-1856), n'expliquent pas
ses observations personnelles. Il publie, de 1830 à 1833, un ouvrage fondamental en
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trois volumes, Principles of Geology, qu'il perfectionnera et complétera sa vie durant,
jusqu'à la douzième édition, qui paraît l'année de sa mort, en 1875. L'impact mondial de
cette œuvre fut considérable et explique que Lyell soit souvent considéré comme
l'inventeur de l'uniformitarisme.
Le principe uniformitariste s'oppose au catastrophisme en admettant que l'évolution de
la Terre s'est faite par des changements lents et cumulés, résultant de l'action de
processus naturels connus, opérant à des vitesses relativement constantes. La méthode
s'oppose aux systèmes proposés par les théologiens et les cosmogonistes en affirmant la
permanence des lois physiques et la nécessité de s'appuyer, pour la compréhension du
monde, sur l'analyse des objets fournis par la nature actuelle.
Ces deux volets de l'uniformitarisme sont déjà contenus dans le System of the Earth
(1785) de James Hutton (1726-1797), l'inventeur du « cycle géostrophique », et le
fondateur de la géologie moderne : « In examining things present, we have data from
which to reason with regard to what has been [...]. The operations of the globe remain at
present with undiminished activity, or in the fulness of their power. » (« En considérant
les choses actuelles, nous possédons des données pour raisonner sur ce qui a été [...]. Les
phénomènes du globe conservent une activité toujours aussi intense et une puissance
non moins entière. »)
Pour ce qui est de la méthode uniformitariste elle-même, elle fut utilisée avant Hutton
par d'autres chercheurs, et se trouve clairement exprimée dans les œuvres de Louis
Bourguet (1729), Antonio Lazzaro Moro (1740), Nicolas Desmarets (1779), George
Hoggart Toulmin (1780). Peu après l'ouvrage de Hutton, elle fut proposée comme seule
voie rationnelle dans la recherche géologique par Charles Étienne Coquebert de
Montbret (1794) : « Il fallait rassembler les faits, multiplier les observations pour
marcher à la lueur de l'analogie, on s'est hâté de créer de vastes théories, dont l'amour,
se mêlant ensuite à toutes les recherches, ne laisse plus voir aux observateurs que ce
qu'ils désiraient trouver [...]. Nous suivrons l'humble sentier de l'observation, nous
conclurons peu, nous douterons souvent. »
De Hutton à Lyell, les progrès furent négligeables en raison de la lutte entre les «
vulcaniens », partisans de Hutton, et les « neptuniens », partisans de Abraham Gottlob
Werner.
Après la première édition des Principles of Geology de Lyell, la confusion s'introduit
dans les controverses sur l'uniformitarisme, car les deux volets qui le composent n'ont
jamais été désignés par deux noms différents. Jusqu'au début du xxe siècle, l'immensité
du temps requis par l'uniformitarisme fut à l'origine de la plupart des critiques, celles
des physiciens en particulier. La découverte de la radioactivité permit, dès 1902, des
estimations de l'âge de la Terre qui rejoignaient les idées des uniformitaristes, mais elle
donnait l'exemple d'une cause essentiellement variable et signalait la probabilité de
causes inconnues.
L'uniformitarisme fut progressivement battu en brèche, mais, vers le milieu du xxe
siècle, la plupart des critiques du principe furent souvent des partisans de la méthode (L.
Cayeux, 1941 ; P. D. Krinine, 1956). Où en sont les choses aujourd'hui ?
II - Critique du principe uniformitariste
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Le principe uniformitariste n'a plus aucune signification à l'heure actuelle puisqu'il
consiste, en affirmant la permanence des causes, à nier l'évolution.
Aucun scientifique ne peut douter que la Terre évolue. Elle le fait, en tant que partie du
système solaire, en obéissant au principe physique fondamental de la conservation de
l'énergie avec une dégradation inexorable de celle-ci : dans tout système fermé
l'entropie augmente. Mais si le système solaire peut être, en gros, considéré comme un
système thermodynamique fermé, il n'en est pas ainsi pour ses éléments, et
singulièrement pour la Terre. Sur celle-ci s'est produit un événement essentiel qui fut la
naissance de la vie, il y a presque quatre milliards d'années. La biosphère signale pour sa
part son évolution constante vers des structures de plus en plus complexes : elle
constitue un système ouvert où l'entropie diminue en freinant la péjoration énergétique
de l'ensemble du système solaire. À ce tournant de l'histoire du globe, la vie s'introduit
comme une cause nouvelle, inhibitrice de l'évolution minérale antérieure. Beaucoup
plus tard, il y a seulement quatre millions d'années, un autre tournant fut balisé par
l'apparition de l'homme et, avec celui-ci, de la pensée, autre cause nouvelle, combien
prodigieuse mais combien dangereuse pour la vie elle-même.
La même inadéquation entre le principe d'uniformité et la réalité se retrouve à toutes les
échelles. En voici quelques exemples :
– Le Soleil émet des rayons ultraviolets durs qui sont bloqués dans la haute atmosphère
par une couche d'ozone qu'ils fabriquent eux-mêmes à partir de l'oxygène. Ce
rayonnement serait fatal à la biosphère actuelle, mais c'est lui qui est considéré comme
le facteur le plus probable de la genèse des structures qui sont à l'origine des lignées
futures de toute la biosphère : en modifiant l'atmosphère terrestre (apparition
d'oxygène libre), ces structures se trouvèrent préservées de l'action nocive des
ultraviolets durs, ce qui autorisa la conquête des continents par la biosphère.
– Le gel est un processus physique simple, mais une intelligence humaine replacée à une
époque chaude comme le Trias n'aurait pu le découvrir que par l'expérience ou, au
mieux, n'observer que ses conséquences élémentaires (gélifraction ou solifluxion) :
comment imaginer dans ces conditions la possibilité de glaciations qui sont pour nous
presque banales, grâce au modèle actuel des calottes glaciaires et aux témoins évidents,
parce que récents, de leurs vastes extensions pendant le Quaternaire ? C'est là l'exemple
de processus dont les manifestations sont exceptionnelles. Certains peuvent avoir
complètement échappé à l'investigation humaine dans la mesure où ils sont rares et où
les témoins de leur action lointaine sont restés indéchiffrables. Par ailleurs, les fonds
océaniques ont dévoilé la réalité des inversions du dipôle magnétique terrestre, mais on
ne connaît pas le temps nécessaire à une inversion, ce qui n'autorise pas à imaginer les
conséquences de cette cause.
Tout change, et il n'est plus possible de postuler la permanence des causes : certaines
évoluent continuellement dans le même sens, d'autres apparaissent, d'autres encore
disparaissent, beaucoup varient rythmiquement avec des paroxysmes qui seront
d'autant plus catastrophiques qu'ils seront plus brefs.
III - La méthode uniformitariste
La méthode uniformitariste est particulièrement bien définie par le titre complet de
l'ouvrage de Lyell : Principles of Geology, Being an Attempt to Explain the Form Changes
of the Earth's Surface by Reference to Causes now in Operation (« Principes de géologie,
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tentative d'explication des modifications de la surface de la Terre par référence aux
causes agissant actuellement »). Cette définition manifeste une volonté de recherche de
toutes les explications rationnelles qui permettent de contrer l'obscurantisme des
grands systèmes cosmogonistes.
S. S. Gould (1965) a remarqué que cette démarche se ramène à suivre deux des voies
habituelles de toute méthode scientifique, l'induction et l'application du principe de
simplicité. Mais il n'est pas possible de s'en contenter. L'expérimentation doit intervenir
pour dégager les lois auxquelles obéissent certains systèmes dans des conditions
différentes de celles qui correspondent aux objets naturels. Il est dangereux de
généraliser sans précaution les lois en passant à une échelle différente d'observation. Il
est nécessaire aussi d'imaginer des associations de facteurs inconnus dans la nature
actuelle pour tenter l'explication de témoignages du passé qui ne se réalisent pas sous
nos yeux : tel est le cas, par exemple, pour la genèse des grandes séries salines,
phosphatées ou ferrugineuses.
La méthode uniformitariste ne représente alors qu'une partie du cheminement
obligatoire d'un esprit scientifique.
L'affirmation, l'établissement et l'utilisation de la doctrine uniformitariste marquèrent
l'avènement d'une géologie et d'une biologie rationnelles, mais, si l'on veut bien
admettre que la géologie et la paléobiologie soient des sciences, le terme «
uniformitarisme » est totalement anachronique. Il ne peut désigner qu'une étape
importante de la philosophie des sciences dans le débat entre les scientifiques sérieux et
les irrationalistes.
André JAUZEIN –
Directeur du laboratoire de Géologie de l’École Normale supérieure de Paris.
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Bibliographie
- F. D. Adams, The Birth and Development of the Geological Sciences, Williams & Wilkins,
Baltimore, 1938, rééd. Dover, New York, 1954
- H. B. Baker, « Uniformitarianism and inductive logic », in Pan American Geologist, vol.
LXIX, 1938
- L. Bourguet, Lettres philosophiques sur la formation des sels et des crystaux... Avec un
Mémoire sur la théorie de la Terre, Amsterdam, 1729
- L. Cayeux, Causes anciennes et causes actuelles en géologie, Masson, Paris, 1941
- C. Coquebert, Programme du Journal des mines, vol. I, Paris, 1794
- N. Desmarets, Mémoires de l'Académie royale des sciences, t. XIII, 1779
- F. Ellenberger, Histoire de la géologie, t. II : La Grande Éclosion et ses prémices : 16601810, Technique et Documentation-Lavoisier, Paris, 1994
- A. Geikie, The Founders of Geology, Londres, 1905, rééd. Dover, 1962
- C. C. Gillispie, Genesis and Geology, Harvard Univ. Press, Cambridge (Mass.), 1951, rééd.
1969
- S. S. Gould, « Is uniformitarianism necessary ? », in Amer. Journ. Sci., vol. CCLXIII, 1965 ;
« Is uniformitarianism useful ? », in Journ. Geol. Educ., vol. XV, 1967
- R. Hooykaas, The Principle of Uniformity in Geology, Biology and Theology. Natural
Law and Divine Miracle, E. J. Brill, Leyde, 1963 (Continuité et discontinuité en géologie et
biologie, Seuil, Paris, 1970)
- M. K. Hubbert, « Critique of the Principle of Uniformity », in C. C. Albritton dir.,
Uniformity and Simplicity, Geol. Soc. of America, Boulder (Colo.), 1967
- P. D. Krinine, « Uniformitarianism is a dangerous doctrine », in Journ. Paleontology, vol.
XXX, 1956
- C. Lyell, Principles of Geology, 3 vol., Londres, 1830-1833, rééd. fac-sim. Univ. of
Chicago Press, Chicago, 1990
- A. L. Moro, De'crostacei e degli altri marini corpi che sui monti si trovano, Venise, 1740
- J. Playfair, Illustrations of the Huttonian Theory of the Earth, Londres, 1802, rééd. facsim. Dover, 1964 ; Explication de Playfair sur la théorie de la Terre par Hutton et examen
comparatif des systèmes géologiques fondés sur le feu et sur l'eau par M. Murray, trad.
et notes C. A. Basset, Paris, 1815
- G. H. Toulmin, The Antiquity and Duration of the World, Londres, 1780.
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