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la revue parlée HOMMAGE A T.S. ELIOT (1888 - 1965) Présentation : Pierre LEYRIS MERCREDI 13 AVRIL/ Petite salle 21 heures Lecture des " Four Quartets "("Quatre quatuors") par Jean BOLLERY et Blaise GAUTIER (traduction de Pierre LEYRIS) avec la voix de T.S. ELIOT ("Caedmon n éd. ) Nous nous proposons de rendre hommage ce soir à T.S. ELIOT de la façon qui nous semble la mieux appropriée à un poète : en l'écoutant. L'accompagner pas à pas dans le cheminement de son oeuvre lyrique n'appartient qu'au lecteur solitaire. A celui-ci - rappelons-le en guise de rétrospective s'offrent d'abord les premiers poèmes écrits entre 1910 et 1920 - tantôt dans le Massachusets, tantôt, comme l'inoubliable "Chanson de J. Alfred Prufrock", à Paris et à Munich, tantôt à Londres - poèmes influencés à l'origine par Laforgue et Corbière et qui ouvrirent si hardiment la Poésie anglaise du début du siècle aux choses et au parler de tous les jours. Ensuite, surgi des mains émondeuses et accoucheuses d'Ezra Pound, vient The Waste Land, que je devais plus tard appeler en français La Terre Vaine, c'est-à-dire, selon Littré, la terre en friche, à l'abandon (et non pas, malgré la correction qu'on s'obstine à vouloir m'infliger " La Terre Gaste ", terme fossile rejeté d'emblée par le poète, qui était beaucoup trop conscient de la présence secrète en nous du passé pour mettre tous les archaismes à la même sauce. La Terre Vaine, donc, aussi novateur de rythme et de structure qu'imprégné jusqu'aux os de tradition ; d'une tradition dont les racines les plus profondes remontent aux Upanishads qu'ELIOT avait étudiés jadis à Harvard. La Terre Vaine , où l'oeil perçoit comme dans la perspective réinventée d'un papier-collé temporel, la juxtaposition et la transmutation mutuelle de passés successifs et de présents divers - cependant que s'impose peu à peu à l'oreille, comme l'a noté justement Helen Gardner, une ordonnance proprement symphonique. Après La Terre Vaine, notre fidèle lecteur solitaire rencontrera encore les recueils sapientiaux et spirituels, voire pénitentiels, des années 30, avant d'en venir à la méditation ultime, poursuivie de 36 à 42, des Quatre Quatuors . Cette récapitulation plus que sommaire laisse passer entre ses grosses mailles des éléments aussi typiques chez ELIOT que l'humour. Elle ne reflète pas non plus l'incessant renouvellement formel au prix duquel l'oeuvre se transforme peu à peu en elle-même. Au moins en ressort-il clairement qu'une unique lecture comme celle de ce soir ne saurait rendre compte, même par bribes allusives (d'ailleurs, comment démembrer La Terre Vaine ? ) de pareille évolution. C'est bien pourquoi, à je ne sais quel patchwork faussement représentatif , nous avons préféré la lecture d'un seul ouvrage - et choisi à cette fin Quatre Quatuors Pourquoi Quatre Quatuors? Parce que c'est à nos yeux le poème suprême, au double sens du mot, et par là Aine l'oeuvre plénière, quasi testamentaire, de T.S. ELIOT. Il est ici au faîte de son expérience humaine et (si ce n'est pas dire deux fois la même chose) de sa maîtrise poétique. Bien que trois des quatre nuatuors dénoncent dans leurs derniers mouvements les limites et les leurres du langage poétique, bien que le poète se plaigne encore de "l'intolérable lutte entre les mots et les sens", il a dépassé les trouvailles expérimentales qui faisaient l'audace fascinante, mais en un sens l'incomplétude de ses premières oeuvres, pour atteindre par delà toute virtuosité visible, une sobriété, je dirais presque une nudité de formu1ation, dans un discours qui apparaît souvent comme une méditation impromptue, tissée de mots choisis dans l'instant, et dont il nous fait partager l'aventure. Centre Georges Pompidou 2. Non que, ce faisant, le poète ne garde au rythme la plus fluide diversité et ne confère aux mots ce "rayonnement enchanté" qu'il a prêté lui-même à ceux de Shakespeare. Rayonnement qui ne vient pas seulement de l'adéquation du son et du sens, mais des mystérieuses associations qu'ils éveillent et qui vibrent longuement en nous. Notre poète, il est vrai, a jeté sur le pourquoi de leur origine en lui une précieuse lueur dans un passage que SEFERIS, son frère en poésie et traducteur inspiré, cite à propos de CAVAFI : " Le sens historique ", écrit ELIOT, "implique une perception non seulement du caractère révolu (pastness) du passé, mais de sa présence, et il force un bôme à écrire non seulement avec sa propre génération dans les os, mais avec le sentiment que toute la littérature de l'Europe depuis Homère et à l'intérieur d'elle, toute la littérature de son propre pays, a une existence simultanée et impose un ordre simultané..." Quatre Quatuors où l'on reconnaît maintenant un unique poème en quatre parties, n'a pas été conçu à l'origine comme tel. Le premier quatuor, Burnt Norton, fut publié d'abord seul, à la suite d'anciens poèmes. Quand les autres quatuors suivirent, ELIOT, qui aime les contraintes créatrices, leur donna une forme semblable, les divisant tous en cinq mouvements et titrant chacun d'eux d'après un lieu qui commande pour une part leur imagerie. Les Quatre Quatuors "peut-être seulement par commodité" écrit drôlement leur auteur qui ne voulait pas qu'on l'enfoUit sous de faux symboles préconçus,furent mis aussi en relation avec les quatre saisons et les quatre éléments : Burnt Norton évoque l'air, le début de l'été ; East Coker, la terre, la fin de l'été ; les Dry Salvages, l'eau, l'automne ; Little Gidding, le feu, l'hiver. Il ne faut pas chercher à réduire Quatre Quatuor-là une démonstration philosophique, mais l'écouter comme une "musique de chambre" pour emprunter encore une analogie musicale à Helen Gardner (dont l'excellent T.S. ELIOT, notons-le au passage, a été traduit en français). C'est aux thèmes, aux thèmes et à leurs images qu'il faut être attentif. Les idées ne manquent certes pas, mais elles viendront par surcroît. Ne croyons pas perdre la face si leur lien avec tel autre passage du poème nous échappe. Le premier Quatuor,Burnt Norton, qui se réfère au site d'un château anciennement brûlé du nlostershire est précédé de deux épigraphes d'Héraclite que l'on peut rendre ainsi : " Bien que le Logos soit commun à tous, la plupart des hommes vivent comme s'ils avaient chacun leur logique particulière". et : " Le chemin qui monte et le chemin qui descend sont une et même chose " Abstenons-nous ici de toute glose préalable. Vous allez entendre résonner dans la mémoire ce qui aurait pu être aussi bien que ce qui a été. Le second Quatuor, East Coker, qui a été écrit pour le Vendredi Saint de 1940, doit son nom d'East Coker à un village du Somerset assez proche de la Manche pour qu'on y sente le vent marin. C'est de là qu'Andrew ELYOT émigra au XVIIe Siècle pour fonder en Amérique la branche dont descend T.S. ELIOT. Le poème s'ouvre sur la devise de Marie STUART " En ma fin mon commencement ", mais inversée ici. - Dans le tableau de la vie humaine qui intervient dans le premier mouvement, s'insère un passage d'un traité du XVIe Siècle de Thomas ELYOT, ancêtre collatéral du poète, sur " l'associement de l'homme et de la femme dans la danse, signifiant mariage". - Vers la fin du second mouvement, c ,,flc o iml 3. on reconnaîtra la forêt obscure où Dante, au milieu de sa vie, "perdit le droit chemin". Le troisième mouvement s'ouvre sur le cri d'angoisse que pousse, dans Samson Agonistes de Milton, Samson aveuglé : " O noir noir noir ! " ; et ce même mouvement s'achève sur une paraphrase de l'Ascension du Mont Carmel de Saint Jean de la Croix. Signalons enfin que, dans le quatrième mouvement, le "chirurgien blessé ", " l'infirmière mourante" et " le millionnaire en faillite " représentent métaphoriquement le Christ crucifié, l'Eglise et l'Homme d'après la Chute. On retrouve ici la manière des poètes "métaphysiciens" du XVII e anglais. Le troisième (.-1 uatuor 'The Dry Salvages, doit son nom à un groupe d'ilôts rocheux balisés qui se dressent au large de la Nouvelle Angleterre, côte familière au yachtman assidu que fut ELIOT dans sa jeunesse. Mais le puissant fleuve dont la rumeur s'impose dès l'abord est le Mississipi, près duquel s'est déroulée l'enfance du poète, né à Saint-Louis ; fleuve et mer habitant en lui autant qu'autour de lui avec leur double métaphore temporelle, plus linéaire pour le fleuve, plus cyclique pour la mer. - Il y a dans le poème deux bouées distinctes, la bouée à sifflet et la bouée à cloche, cette dernière étant non seulement un avertissement, mais un appel à la prière. Elle ne viendra qu'après une méditation sur l'expérience individuelle et historique revécue et recomprise - et après une invite au détachement préconisé par KRISHNA dans le Bhagavad-Gita. Mais alors elle s'adressera à la Reine du Ciel pour ceux qui sont en péril sur les mers, formant le quatrième mouvement d' un quatuor qui s'achèvera sur l'espoir d'un rachat du temps par le temps. Le quatrièmeguatuor, , Little Gidding, doit son titre à un village retiré des environs de Cambridge, où Nicolas Ferrar fonda en 1626, dans le cadre de l'Eglise d'Angleterre, une communauté d'une trentaine de membres voués à une vie de mortifications et à l'adoration perpétuelle. Charles Ier, "roi brisé" et fugitif, trouva à Little Gidding un refuge temporaire avant que la communauté ne fut dispersée par les troupes de Cromwell. Associé à l'élément du Feu, le quatuor évoque dès le premier mouvement la Pentecôte éternelle. Mais le Feu peut être aussi dans le même quatuor celui du Purgatoire, celui de l'Enfer et enfin celui de l'Amour divin. Le second mouvement, situé dans une rue de Londres " à l'heure indéfinie qui précède l'aurore", au temps du blitz et comme s'achève un raid aérien, évoque aussitôt en terza rima le Chant XV de l'Enfer où DANTE rencontre son défunt et cher maître Brunetto LATINI qu'il voit courir sous une pluie de feu parmi d'autres sodomites. Le fantôme "dont le souci fut le discours " et qui est en vérité "un et plusieurs" (parlant tour à tour comme Mallarmé, comme Virgile, comme Milton) énumérera les dons amers de la vieillesse avant de s'évanouir au son du cor, qui annonce - non sans éveiller en nous maint autre écho la fin de l'alerte. Après cette vision infernale, toute la fin du quatuor qui est aussi celle des Quatre Quatuors est couronnée par l'Amour Divin, tel qu'il fut révélé en 1373 à Juliana de Norwich dans seize " monstrances " verbales de la Passion. Desquelles nous pouvons extraire, par rapport à notre texte : " Le péché est inéluctable, mais tout sera bien, et tout sera bien et toute manière de chose sera bien ". Ou encore :"Ainsi appris-je que l'Amour est ce que veut dire Notre-Seigneur... Et dans cet Amour il a fait toutes ses oeuvres, et dans cet Amour il a fait toutes les choses qui nous sont profitables et dans cet Amour est notre vie éternelle." Pierre LEYRIS Ces " Quatre Quatuors " sont publiés, dans la traduction de Pierre L 17,YRIS, aux éditions du Seuil ( " Poésie" )