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27/08/12
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© Le Temps; 22.07.2004
opinions
La «mondina», naissance d'une icône dans les rizières italiennes
Anna Lietti
Les rizières de la plaine du Pô ont engendré un personnage qui a survécu à la disparition de son modèle
réel: l'émondeuse saisonnière. Affranchie, lutteuse, provocante, elle est, avec ses chants âpres, à l'avantgarde des luttes ouvrières du XXe siècle. Et des fantasmes masculins d'hier et d'aujourd'hui
«Elles étaient fortes, indomptables, des femmes comme on n'avait pas l'habitude d'en voir. Elles avaient
une liberté de m?urs et un esprit de lutte qui faisaient peur aux patrons, et aux hommes en général. Elles
étaient diablement attirantes?» Vittorio Porchia, aujourd'hui professeur au Landeron et membre du
groupe de chant polyphonique et populaire Canto e Cunto, les a vues, les «mondine»: les travailleuses
des rizières, les vraies, lorsque, dans la plaine du Pô, elles n'avaient pas encore été remplacées par des
machines.
Non, elles ne ressemblaient pas toutes à leur statue: Silvana Mangano dans le film Riz amer, le sein haut
sous le pull en v, la peau lisse sous le short, les bas noirs à mi-cuisse, déchirés juste ce qu'il faut.
C'étaient des femmes très «abîmées»: toute la journée courbées en deux, les jambes dans l'eau et la boue,
dévorées par les moustiques et la peau tailladée par le riz en herbe, on s'use vite dans la rizière. Et
pourtant. Si «la Mangano» a contribué à accentuer, dans l'imaginaire collectif, la composante sensuelle
du personnage, même sans elle la «mondina» serait devenue ce qu'elle est: une icône culturelle,
politique, érotique.
Les «émondeuses» étaient les saisonnières des rizières. Souvent très jeunes, elles arrivaient des quatre
coins d'Italie, par wagons et par chars, du côté de Novare et de Pavie, à la fin mai, pour quarante jours
intensifs d'un travail épuisant, entre «émondage» (le tri, délicat, entre les mauvaises herbes et les jeunes
pousses de riz) et repiquage. Leur destin collectif est tout entier contenu dans leurs chants. Des chants de
travail à l'origine, qui se transforment peu à peu en chants de protestation et deviennent autant d'hymnes
des luttes paysannes et syndicales du XXe siècle. «Sciur padrun da li bèli braghi bianchi» (Monsieur le
patron aux beaux pantalons blancs, sortez votre argent qu'on rentre à la maison), par exemple, est
devenu un grand classique des manifs et des fêtes de L'Unità. «Les «mondine» ont inventé une manière
féminine d'entrer en lutte, commente Vittorio Porchia. Les hommes avaient tendance à cogner. Elles ont
misé sur le chant et la grève.»
Habituellement, entre la mort du personnage réel et la naissance du mythe, un temps de latence est de
mise. Dans le cas qui nous occupe, la transsubstantiation est pratiquement instantanée. «En 1964,
raconte encore Vittorio Porchia, les «mondine» sont passées directement de la rizière au Festival de
Spoleto.» Entendez: le festival de musique des deux mondes, qui, à l'instar de l'intelligentsia italienne,
découvrait en ces années-là les trésors du chant populaire. Le timbre âpre et corrosif de ces chants nés de
l'effort, cette manière dense que les «mondine» avaient développée d'expulser le son pour pouvoir
chanter pliées en deux, sonna aux oreilles des intellectuels comme la métaphore même de la lutte des
classes. A cette même époque, dans les rizières de la plaine du Pô, les machines finissaient de remplacer
définitivement les lignées de travailleuses en chapeau de paille.
Le spectacle musical créé en 1964 s'appelait Bella ciao et, avant de devenir un succès discographique
mondial, il fit scandale devant le public chic de Spoleto. Il permit notamment de faire connaître une autre
version de la chanson «Bella ciao»: non plus le chant des partisans, mais celui des travailleuses des
rizières, dont certains pensent même qu'il s'agit de la version originale (lire le texte en encadré).
Sur scène, en 1964, deux femmes: Giovanna Daffini, une authentique ex-«mondina» devenue
chanteuse. Et Giovanna Marini, jeune fille de bonne famille fraîchement sortie du conservatoire.
Quelques mois auparavant, son destin a viré de bord: alors qu'elle jouait du luth et de la guitare classique
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dans une soirée, son regard a croisé celui d'un certain Pier Paolo Pasolini qui lui a demandé: «La
musique populaire, tu connais?» Aujourd'hui, pendant que meurent les dernières survivantes des rizières
italiennes, Giovanna Marini et d'autres continuent d'assurer une postérité aux chants qui auraient pu
disparaître avec elles.
Mais pourquoi ce travail-là a-t-il produit ces chants et ces luttes? Quelle est la part du fantasme et de la
réalité dans le personnage sulfureux de la «mondina»? Un retour en arrière s'impose. En chansons, bien
sûr.
Le travail
«O émondeuse au c?ur lourd/ tu es venue de ton village lointain/ pour donner un morceau de pain/ à tes
enfants laissés là-bas./ Avec les jambes immergées dans la boue/ et les mains gonflées d'eau/ si fatiguées
que nous croyons mourir/ mais c'est pour ramener de la joie.»
(«O mondina dal cuore dolente»)
Les rizières existent en Italie du Nord depuis les grandes réformes agronomiques introduites par les
Sforza au milieu du XVe siècle. Non que les hommes n'y soient pas présents. Mais peu à peu, pour
certaines tâches qui demandent à la fois endurance et précision, comme l'émondage et le repiquage, on
s'est aperçu que les femmes avaient un meilleur rendement. Au fil du temps, les propriétés se sont aussi
agrandies. Si bien que la rizière est devenue, au début du XXe siècle, une sorte d'usine en plein air, avec
des travailleuses qui avancent alignées, par rangs de six à quatorze, et qui doivent maintenir la cadence
pour rester ensemble. Le chant aide à garder le rythme, c'est pourquoi il est, à l'origine du moins,
encouragé par le patron, qui arpente le bord du champ avec son bâton.
«Mondina» veut dire émondeuse, mais désigne la plupart du temps les femmes amenées à travailler aux
deux moments les plus intenses du processus de culture du riz: ceux de l'émondage et du repiquage, qui
ont lieu de fin mai à juin-juillet. C'est à ce moment de l'année que sont appelées en renfort les
saisonnières.
Se retrouvent donc, travaillant côte à côte, deux catégories de femmes: les «locales» et les «étrangères».
Les premières rentrent le soir chez elles, souvent pour entamer une deuxième journée de travail en
famille. Parmi les secondes, on trouve des femmes sans attache fixe, sorte d'itinérantes professionnelles
au verbe haut et aux m?urs très libres. Et même si une bonne partie d'entre elles ont quelque part un mari
et des enfants, ces quarante jours de vie collective dans les grands dortoirs de la «cascina» (la ferme)
font office d'initiation à une autre vie, affranchie des liens familiaux. Le fait est que les «étrangères» ont
toujours passé pour les plus combatives et les plus délurées. Comme on le voit dans Riz amer, c'est dans
leurs rangs que l'on trouve aussi les «clandestines», les travailleuses sauvages venues tenter leur chance
sans engagement préalable. La rivalité entre «locales» et «étrangères» est souvent évoquée dans les
chants, et le dilemme entre division et union, un des grands thèmes de l'épopée des rizières. Les patrons
n'ont pas manqué d'exploiter cet antagonisme. Par exemple, en plaçant en compétition, dans un même
champ, une rangée de chaque groupe. Les femmes sont amenées à avancer les unes vers les autres en
travaillant toujours plus vite et en chantant toujours plus fort.
Les luttes
«Je suis l'émondeuse/ je suis l'exploitée/ je suis la prolétaire qui jamais ne trembla?. Et nous lutterons
pour le travail/ pour la paix, le pain et la liberté/ et nous créerons un nouveau monde/ de justice et une
nouvelle civilisation.»
(«Son la mondina»)
Le travail de la rizière n'est pas le seul qui soit accompagné de chants. La cueillette des olives,
notamment, s'y prête aussi et a contribué à enrichir le répertoire. Mais ici, la concentration de
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travailleuses n'a d'égale que celle qu'on trouve à l'usine. La différence avec l'usine, c'est qu'on est en
plein air et sans bruit de machines: on peut parler et chanter librement. C'est portées par cette
conjonction de facteurs que, des luttes paysannes du début du siècle au combat pour les 7 heures (1961)
en passant par la revendication de la parité salariale entre hommes et femmes, les «émondeuses» ont fini
par incarner, en Italie, ce que l'on appelait alors «l'avant-garde du prolétariat».
Il faut préciser que tous les chants des rizières ne sont pas des cris de revendication. Les choses se sont
faites progressivement. Dans la tradition, le travail dans la rizière se fait tout aussi bien au rythme de la
récitation du rosaire et de diverses litanies, souvent préférées des travailleuses locales. Si, peu à peu, la
production vocale des travailleuses a pris des accents politiques, c'est surtout sous l'impulsion des
travailleuses saisonnières. De manière générale, les «mondine», avant d'être combatives sur le plan
syndical, ont d'abord pris pour cible de leur vivacité les autres femmes, et les hommes en général.
Elles ont aussi beaucoup utilisé l'humour pour signaler qu'elles n'entendaient pas se laisser faire: «Un vol
d'oiseaux est passé/ ils ont volé la montre du patron», chantent-elles par exemple, lorsqu'il leur «vole des
minutes» en tardant à donner le signal de la fin du travail. C'est ce que raconte l'une d'elles dans une
série de témoignages recueillis par l'historienne Maria Antonietta Arrigoni.
L'éros
«Adieu beau brun je te quitte/ l'émondage est terminé/ j'ai un autre amant à la maison?/ Tu croyais que je
t'aimais/ mais je t'ai trompé/ tu m'as acheté des bonbons/ nous avons bu du vin blanc/ je t'ai aimé
pendant quarante jours/ pour passer le temps/ maintenant l'heure est venue/ je te laisse en liberté.»
(«Addio morettin ti lascio»)
Il y a un petit côté vie de caserne dans la condition des «mondine», c'est probablement pourquoi une de
leurs activités favorites est de faire rougir les hommes avec des plaisanteries de corps de garde. L'une
d'elles, également interrogée par Maria Antonietta Arrigoni, raconte avoir un jour harponné verbalement
un pauvre gars qui passait par là à vélo avec une histoire de curé qui se fait triturer tous les soirs par sa
servante. La chansonnette reposait sur un jeu de mots, mais l'homme est descendu de selle rouge de
confusion et prêt à punir la pécheresse qui riait à gorge déployée.
Affranchies, audacieuses, inconstantes en amour: si les «mondine» ont cette réputation, elle correspond,
là encore, plutôt au profil des «étrangères.» Les chants de départ sont en effet pleins d'allusions au fait
que les saisonnières du riz ont, tels les marins, un amant dans chaque port.
La réalité des rapports entre les sexes dans la rizière ne laisse en tout cas pas beaucoup de place au
romantisme. Certaines chansons rappellent que l'appel des sens est en quelque sorte proportionnel à la
dureté du travail: «Faire l'amour dans la rizière/ est une grande consolation.» Et beaucoup de
témoignages alimentent la certitude que ces «amours» ne sont pas toujours choisies: les patrons
n'hésitent pas à prélever les travailleuses les plus à leur goût pour quelques tête-à-tête plus ou moins
forcés.
Les pieds dans l'eau, entre humiliation et révolte: c'est ainsi qu'est né un symbole.
«Riz amer» (1949), de Giuseppe De Santis, avec Silvana Mangano et Vittorio Gassman, est disponible
en DVD dans la collection Studio Canal.
Bella ciao della mondina
Ce matin je me suis levée
O bella ciao bella ciao bella ciao ciao ciao
Ce matin à peine levée
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A la rizière je dois aller
Et au milieu des insectes et des moustiques
O bella ciao? et au milieu des insectes et des
O moustiques
Un dur travail je dois faire
O maman quel tourment
O bella ciao?. O maman quel tourment
Je me sens mourir
Le chef debout avec son bâton
O bella ciao?. le chef debout avec son bâton
Et nous courbées à travailler
Mais viendra un jour où nous toutes
O bella ciao? mais viendra un jour où nous toutes
Nous travaillerons en liberté.
Questa mattina mi sono alzata
O bella ciao bella ciao bella ciao ciao ciao
Sta mattina appena alzata
In risaia mi tocca andar
E tra gli insetti e le zanzare
O bella ciao? e tra gli insetti e le zanzare
Un dur lavoro mi tocca far
O mamma mia o che tormento
O bella ciao? o mamma mia o che tormento
Io mi sento da morir
Il capo in piedi col suo bastone
O bella ciao? il capo in piedi col suo bastone
E noi curve a lavorar
Ma verrà un giorno che tutte quante
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O bella ciao?. Ma verrà un giorno che tutte
O quante
Lavoreremo in libertà.
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