Poétique de l`indicible dans Un dimanche au cachot de Patrick

Transcription

Poétique de l`indicible dans Un dimanche au cachot de Patrick
Poétique de l’indicible dans Un dimanche au cachot
de Patrick Chamoiseau
Mémoire
Valeria Liljesthrom
Maîtrise en études littéraires
Maître ès arts (M.A.)
Québec, Canada
© Valeria Liljesthrom, 2015
RÉSUMÉ
Ce mémoire vise à examiner les stratégies grâce auxquelles Patrick Chamoiseau
exprime l’indicible dans son roman Un dimanche au cachot1. En effet, restituant l’univers
esclavagiste aux Antilles, en mettant en scène son processus de déshumanisation,
Chamoiseau associe l’écrivain et le lecteur à une difficile activité de figuration de
l’Histoire, renouvelant ainsi le pacte entre eux. Le mémoire s’efforce de montrer que le
roman témoigne de l’horreur par la construction d’une « poétique de l’indicible » qui opère
par la figure de la compensation. Elle parvient à donner voix à une « mémoire silencieuse »
en contrebalançant le tragique par le comique, le réel par l’imaginaire, la transparence par
l’opacité, le dit par le non-dit, le texte par le métatexte et la laideur par la beauté.
1
Patrick Chamoiseau, Un dimanche au cachot, Paris, Gallimard (Folio), 2007.
iii
TABLE DES MATIÈRES
RÉSUMÉ.............................................................................................................................................III
TABLE DES MATIÈRES ...................................................................................................................... V
ABRÉVIATIONS ................................................................................................................................ VII
DÉDICACE.......................................................................................................................................... IX
REMERCIEMENTS.............................................................................................................................. XI
INTRODUCTION GÉNÉRALE ............................................................................................................... 1
INTÉRÊT ET MOTIVATION DU SUJET................................................................................................. 1
PROBLÉMATIQUE ET HYPOTHÈSE DE RECHERCHE........................................................................... 2
ÉTAT DE LA QUESTION .................................................................................................................... 6
1. DISCOURS CRITIQUE SUR L’ŒUVRE DE PATRICK CHAMOISEAU ........................................ 6
2. LA NOTION D’INDICIBLE EN LITTÉRATURE ........................................................................ 11
CONSIDÉRATIONS THÉORIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES .............................................................. 15
GRANDES ARTICULATIONS DU TRAVAIL ....................................................................................... 19
CHAPITRE 1 ÉTAT DU CHAMP LITTÉRAIRE ANTILLAIS ET TRAJECTOIRE DE PATRICK
CHAMOISEAU ................................................................................................................................... 21
1. INTRODUCTION .......................................................................................................................... 21
2. LE CHAMP LITTÉRAIRE ANTILLAIS ............................................................................................ 24
3. TRAJECTOIRE DE PATRICK CHAMOISEAU ................................................................................. 32
3. 1. DISPOSITIONS..................................................................................................................... 32
3. 2. POSITIONS .......................................................................................................................... 45
3. 3. PRISES DE POSITION ........................................................................................................... 56
CHAPITRE 2 P OÉTIQUE DE L ’INDICIBLE DANS UN DIMANCHE AU CACHOT ............................. 65
1. INTRODUCTION .......................................................................................................................... 65
1. 1. INDICIBLE ET INCONNAISSABLE......................................................................................... 67
1. 2. INDICIBLE ET LIMITES DU LANGAGE .................................................................................. 79
1. 3. INDICIBLE ET IRRECEVABLE .............................................................................................. 87
CONCLUSION GÉNÉRALE ............................................................................................................. 103
BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................................. 109
v
ABRÉVIATIONS
Voici les sigles des œuvres de Patrick Chamoiseau convoquées dans ce mémoire. Ils
sont placés entre parenthèses et en caractères droits dans le texte, suivis du numéro de la
page. Les références complètes se trouvent dans la bibliographie générale.
MD : Manman Dlo contre la fée Carabosse
EC : Éloge de la Créolité
El : Une enfance créole I
E2 : Une enfance créole II
G : Guyane. Traces-mémoires du bagne
EPD : Écrire en pays dominé
BDG : Biblique des derniers gestes
E3 : Une enfance créole III
UDC : Un dimanche au cachot
P : « Postface. De la mémoire obscure à la mémoire consciente »
vii
DÉDICACE
À ma mère
ix
REMERCIEMENTS
Je remercie avant tout mon directeur de recherche, Justin Bisanswa, pour son
encadrement, son accueil, sa confiance et son soutien depuis mon arrivée au Canada. Merci
pour vos encouragements, pour votre disponibilité, pour votre générosité et pour nous
apprendre à donner toujours le meilleur de nous-mêmes. Merci de nous rappeler qu’un bon
chercheur doit toujours être avant tout une bonne personne.
Je remercie également le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada
(CRSH), la Faculté des Lettres, le Département des Littératures et la Chaire de recherche du
Canada en Littératures africaines et Francophonie pour les bourses qui m’ont été octroyées
et qui m’ont permis d’accomplir mes recherches.
Merci à Olga Hél-Bongo et à Kasereka Kavwahirehi pour avoir accepté de corriger ce
mémoire.
Merci à tous mes amis de la Chaire, à Olga Hel-Bongo : votre compagnie, votre
bonne humeur et votre collaboration ont rendu ce parcours extrêmement agréable.
Je voudrais aussi remercier ma professeure Nathalie Gambin de l’Université
Nationale de La Plata, pour m’avoir transmis l’amour pour la littérature, pour son soutien
inconditionnel et pour m’avoir guidée dans mes premiers pas académiques.
Gracias especialmente a mi papá y a mi mamá, por haberme enseñado lo esencial.
Agradezco a mis hermanos, que me inspiran, cada uno con su singularidad y su
talento. A mis queridas amigas y amigos. En cada dificultad y en cada alegría que me dio
este trabajo, que implica tanto esfuerzo y soledad, pensar en ustedes lo hizo más fácil y más
gratificante.
A Nicolás, sobre todo. Por hacer que cada día sea mejor, que cada cosa sea más fácil
y por todos estos años compartidos. Gracias por la ayuda y el apoyo durante este proceso.
xi
INTRODUCTION GÉNÉRALE
INTÉRÊT ET MOTIVATION DU SUJET
La problématique de l’indicible est au centre de la littérature. Est écrivain, a dit
Roland Barthes, celui « pour qui le langage fait problème2 ». Cela dit, la réflexion sur les
modalités d’écriture devient encore plus urgente lorsque l’opacité du langage et du réel est
intensifiée par des événements traumatiques, violents, inexprimables. Ainsi des expériences
comme celle de la Shoah, à laquelle se voit généralement associée la notion d’indicible.
L’urgence de questionner l’écriture s’impose, dès lors, par la nécessité pressante de
témoigner de l’horreur, confrontée à l’impossibilité de dire.
Les récits sur la traite et sur l’esclavage, comme on peut en trouver dans la littérature
antillaise, présentent avec les œuvres sur les génocides de nombreux points communs. Le
principal est sans nul doute, leur mise en scène de la déshumanisation de l’homme par
l’homme. Malgré le rapprochement qui peut en être fait, la littérature antillaise sur
l’esclavage a rarement été analysée du point de vue de la notion d’indicible. Le roman de
Patrick Chamoiseau, Un dimanche au cachot, ne fait pas exception, alors qu’il insiste de
façon obsessionnelle sur les termes « indicible », « indécidable » et « incompréhensible »,
pour ne citer que ceux-là.
La critique qui s’est penchée sur l’étude de l’indicible a soulevé un certain nombre de
questions et de problèmes à partir desquels il serait intéressant d’interroger le roman de
Chamoiseau. L’intérêt de notre mémoire réside, d’une part, en ce nouvel éclairage porté sur
Un dimanche au cachot. Les récits sur l’esclavage, faisant l’objet, très souvent, d’études
thématiques3, nous allons nous intéresser, au contraire, à l’énonciation. D’autre part, la
majorité des approches critiques qui étudient la difficulté des textes à exprimer l’horreur,
s’intéressent au phénomène d’indicibilité soit comme un problème de langage, soit comme
une limite cognitive à comprendre l’irrationnel, soit, dans une moindre mesure, comme un
problème de réception de l’indicible. Notre recherche se propose, au contraire, d’interroger
2
Roland Barthes, Critique et vérité, Paris, Seuil, 1966, p. 46.
Il s’agit, comme le remarque Justin Bisanswa, d’un trait de la critique sur les littératures francophones.
(Justin Bisanswa, « L’aventure du discours critique », dans Présence francophone, no 61, 2003, p. 11-34).
3
1
le roman chamoisien à partir de ces trois dimensions à la fois, afin d’aboutir à une
compréhension plus complète de ce qui constitue le problème de l’indicible. Nous espérons
ainsi contribuer à renouveler l’approche critique basée sur la problématisation de la notion
clé du mémoire : l’indicible, et surtout, apporter un nouveau regard sur l’œuvre de Patrick
Chamoiseau.
PROBLÉMATIQUE ET HYPOTHÈSE DE RECHERCHE
Un dimanche au cachot peut être rapproché, par sa peinture de l’esclavage aux
Antilles, des textes qui examinent les processus tragiques de l’Histoire et mettent en scène
la déshumanisation. Il entre ainsi en filiation avec des œuvres consacrées aux guerres, aux
génocides et particulièrement à la Shoah.
La « littérature des camps », directement associée à l’idée d’indicible par la réalité
qu’elle a dévoilée ainsi que par les questionnements qu’elle a suscités, a ravivé le débat sur
les rapports entre littérature et Histoire, littérature et représentation, littérature et
témoignage. Les mêmes problématiques ont été soulevées dans les champs littéraires
antillais et africain4. Elles ont été relancées, récemment, lors de la parution d’une littérature
consacrée au génocide rwandais en 1994. En effet, les bouleversements qui ont changé le
monde et qui ont engendré une forte remise en question existentielle5, se sont traduits en
littérature par une crise du langage et par un questionnement sur son pouvoir référentiel qui
4
Édouard Glissant a beaucoup réfléchi sur ces questions, notamment dans Le discours antillais (Seuil, 1981),
et Patrick Chamoiseau suit ses pas.
5
L’ensemble des guerres et des massacres du XXe siècle ont provoqué, dans le monde entier, une scission sur
tous les plans de la vie (politique, économique et social) et ont changé toute la configuration du monde par la
redistribution du pouvoir international, par le déclin de certaines puissances et par l’émergence d’autres, ainsi
que par des processus tels que la division temporaire du monde en deux blocs, la décolonisation et, plus
récemment, la globalisation. Sur le plan des idées, le XXe siècle a engendré en Occident une crise de valeurs
et une remise en question existentielle. Comme l’affirme Ikechukwu Aloysius Orjinta « [l]e choc des guerres
mondiales, des révolutions différentes et des crises économiques, le traumatisme des esprits, l’homme blessé,
il s’interroge sur la vie et sur lui-même, Dieu mis en cause et tout à coup plus rien n’a de sens; tout est vide,
voilà la découverte de l’absurde qui est la conscience des contradictions de l’homme. Ceci est le
commencement ou l’origine du mouvement de l’existentialisme (sartrien) et de l’absurdité (camusienne) qui
vont influencer l’évolution des romans du XXe siècle. » (Ikechukwu Aloysius Orjinta, « Les idées
philosophiques du XXe siècle et leur impact sur le développement de la littérature de l’époque », dans
Interdisciplinary
Academics
Essays
[en
ligne],
vol.
5,
2014,
p.
56-68.
http://interdisciplinaryacademicessays.com).
2
a conduit à une problématisation de l’écriture et de la littérature. Des théoriciens, comme
Théodor Adorno, verront l’art « renier tout son passé » et annoncer « la fin de l’alternative
entre la gaieté et la gravité, le tragique et le comique, la vie et la mort6. » Ce qui a fait dire à
Lauriane Sable que « la confrontation à l’indicible constitu[e] non seulement le signe
distinctif, mais le fondement même d’une certaine forme de littérature contemporaine7. »
Celle-ci se caractérise par la mise en scène de situations d’une extrême violence, qui
réduisent l’individu à un état de dépossession de soi, où l’écrivain et le lecteur sont
impliqués dans une difficile activité de figuration de l’Histoire où les mots négocient la
construction de sens avec l’indicible.
La notion d’indicible, dans le cadre de ce mémoire, va référer à tout ce qui confronte
l’écrivain aux limites du langage au moment de parvenir à faire sens, face à des expériences
ou à des événements d’une violence « extrême8 ». Plus concrètement, l’indicible est pour
nous la violence, l’horreur et la douleur provoquées par l’état d’esclavage dont témoigne
Un dimanche au cachot de manière biaisée. L’indicible est aussi, de façon générale,
l’esclavage en tant que système. Puisque l’idéologie qui le soutient est monstrueuse.
Cette notion cristallise une série de problèmes liés à l’opacité du réel et du langage,
ainsi qu’à des questions d’éthique et de réception9. On constate, en effet, que la difficulté à
s’exprimer au sujet de ce type d’événements relève, principalement, de trois dimensions.
D’une part, l’indicible confronte l’écrivain à un écueil de type cognitif. Les caractéristiques
du réel qu’il se propose de représenter (violence, expériences de douleur démesurées,
6
Theodor W. Adorno, « L’art est-il gai ? », dans Notes sur la littérature, traduction de Sibylle Muller, Paris,
Flammarion, 1999 [1958], p. 435.
7
Lauriane Sable, « Avant-propos », dans Interférences littéraires [en ligne], nouvelle série, no 4 (« Indicible
et littérarité »), mai 2010, p. 16. http://www.interferenceslitteraires.be/nr4
8
Voir, par exemple, le numéro spécial de la revue Europe : « Écrire l’extrême. La littérature et l’art face aux
crimes de masse » (Europe, no 926-927, juin-juillet 2006).
9
Une synthèse de ces problématiques et des débats suscités par la notion d’indicible sera faite dans l’état de la
question. Nous tenons cependant à justifier notre prise de position par l’adoption de cette notion, dont
l’emploi reste controversé. De par sa valeur sémantique, le terme nous semble le plus apte à signifier la
problématique qui se pose à l’écrivain au moment de tenter d’exprimer un état de violence extrême. Même si
d’autres expressions peuvent être utilisées à sa place pour signifier des situations relevant de l’horreur – telles
que « violence » –, l’avantage de la notion d’indicible est qu’elle contient, dans sa propre morphologie, le
conflit résultant de l’urgence et de la difficulté de dire, incarnant mieux qu’aucune autre le dilemme des
écrivains aux prises avec les limites du langage, de la raison et de l’écoute lorsqu’il s’agit de rendre compte
d’expériences inhumaines. Là réside, selon nous, la principale force de la notion d’indicible, étant donné
qu’elle fait référence à l’horreur de l’expérience, en même temps qu’elle reflète le conflit qui se fait jour dans
son écriture.
3
logiques déshumanisantes, etc.) le rendent difficile à comprendre ou à imaginer. D’autre
part, l’expression littéraire de ces faits met en question un langage qui, en tant que code,
paraît soit insuffisant, soit inapproprié pour les représenter. Enfin, comme dans toute
activité discursive, une dimension pragmatique détermine ce qui peut et doit être dit et
entendu dans un contexte donné. Elle va jouer un rôle fondamental dans les choix d’écriture
de Chamoiseau afin que le récit de l’horreur soit formulable, mais aussi recevable,
compréhensible et tolérable pour le lecteur.
Ainsi, notre analyse de l’énonciation de l’indicible dans Un dimanche au cachot va se
concentrer sur les stratégies déployées par Chamoiseau pour exprimer les horreurs de
l’univers des plantations esclavagistes en Martinique, compte tenu des trois dimensions
d’« indicibilité » évoquées précédemment. Ce cheminement nous permettra de répondre à
la question de recherche de notre mémoire, soit : comment Chamoiseau parvient-il à
signifier l’indicible dans Un dimanche au cachot ?
Notre hypothèse est que le roman réussit à construire une mémoire de l’esclavage par
la mise en œuvre d’une « poétique de l’indicible10 » caractérisée par la figure rhétorique de
la compensation11. Nous nous efforcerons de démontrer que cette poétique repose sur deux
modalités. D’une part, elle s’exprime comme un ensemble de stratégies énonciatives visant
à signifier, à approcher, ou du moins, à « dire quelque chose12 » d’un passé qui résiste à
l’écriture, mais qu’il est urgent de sortir de l’oubli. D’autre part, cette poétique s’articule
par sa propre mise en scène, engendrant une problématisation de l’écriture et une réflexion
critique sur son mode de fonctionnement. En somme, nous tâcherons de prouver que la
poétique chamoisienne de l’indicible opère, dans ce roman, selon une logique
d’équilibration : bavardant sur les silences, inventant l’inexistant par l’imaginaire, revivant
10
Nous entendons par « poétique de l’indicible », l’ensemble des procédés discursifs et textuels mis en place
par l’écrivain pour signifier l’indicible de l’esclavage, en le contournant. Nous incluons dans la notion de
poétique « l’ensemble de principes esthétiques » qui sont à la base de ces procédés d’écriture. (D’après la
définition de poétique de Marc Angenot : « l’ensemble des principes esthétiques qui guident un écrivain dans
son œuvre ». Dans : Marc Angenot, Glossaire pratique de la critique contemporaine, Ville de la Salle,
Hurtubise, 1979, p. 155).
11
La figure de pensée de la compensation est définie, par Jean-Jacques Robrieux, comme une « forme
d’atténuation » : « un procédé par lequel une idée forte est neutralisée par un terme ou un énoncé de sens
opposé. » (Jean-Jacques Robrieux, Rhétorique et argumentation, 3e édition revue et augmentée, Paris,
Armand Colin, 2010, p. 108).
12
Robert Antelme, L’espèce humaine, édition revue et corrigée, Paris, Gallimard, 2012 [1947], p. 9.
4
le révolu par l’écriture, et contrepesant, de manière très habile, les différentes composantes
du texte : le tragique du propos avec le comique du ton, le réel avec la fiction, l’opacité
avec la transparence, le dit avec le non-dit, le récit avec le commentaire et l’horreur avec la
beauté. Par la transformation qu’elle opère, il serait légitime de se demander, enfin, si cette
poétique ne parvient pas à désarticuler ce qui est à la base de l’indicible.
5
ÉTAT DE LA QUESTION
1. DISCOURS CRITIQUE SUR L’ŒUVRE DE PATRICK CHAMOISEAU
L’abondant discours critique consacré à l’œuvre de Patrick Chamoiseau atteste de son
importance comme un écrivain majeur de la littérature mondiale contemporaine. Nous
voudrions esquisser les grandes orientations de la critique sur l’œuvre chamoisienne, en
signalant les contributions qui nous seront utiles dans le cadre de notre réflexion.
Compte tenu de son rôle fondateur dans la notion de « créolité13 » et de l’importance
de ce qui a constitué le mouvement littéraire qui porte le même nom, une bonne partie de la
critique s’est penchée sur l’étude des principes esthétiques de la Créolité. D’une part, par
l’analyse de leur application dans des œuvres littéraires représentatives, notamment celles
de Chamoiseau14, d’autre part, en les comparant aux prises de position d’autres
mouvements ou théories sur la littérature antillaise et francophone15. L’esthétique de la
Créolité a été envisagée comme une stratégie de résistance culturelle et comme un moyen
de légitimation face à la culture dominante16. En tant que stratégie de résistance, elle est à
relier aux anciennes pratiques de résistance des esclaves, à l’instar du « marronnage ».
Certains des thèmes définitoires de la Créolité, tels que l’identité, l’hybridation, la
« diversalité » et l’oralité, se retrouvent au centre de la plupart des études critiques sur
l’œuvre romanesque chamoisienne. Ces thématiques se recoupent et se complètent : elles
sont traitées, généralement, de manière conjointe.
Le thème de l’identité, étudié entre autres par T. Bonnie, M. Rosello17 et M.
Badiane18, est souvent abordé dans ses rapports avec l’Autre19, mais aussi avec la mémoire,
13
Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Rapahël Confiant, Éloge de la Créolité, Paris, Gallimard, 1989.
C’est le cas, par exemple, du mémoire de maîtrise d’Estelle Male Ski, « Mise en œuvre de l’esthétique de la
Créolité à travers Solibo Magnifique de Patrick Chamoiseau », Bordeaux, Université Bordeaux III, 1999.
15
Voir notamment les travaux de Jean Bernabé, « De la négritude à la créolité : éléments pour une approche
comparée », dans Études françaises, vol. 28, no 2-3, 1992-1993, p. 23-38 ; Luciano Picanço, Vers un concept
de littérature nationale martiniquaise : évolution de la littérature martiniquaise au XX e siècle, New York,
Peter Lang, 2000 et Stéphanie Bérard, « Pour une littérature-monde et Éloge de la créolité : deux manifestes,
deux visions de la littérature incompatibles, concurrentes, consécutives ? », dans International Journal of
Francophone Studies, vol. 12, no 2-3, 2009, p. 493-503.
16
Cf. Lauren Brown « Reading Resistance on the Plantation: Writing New Strategies in Francophone
Caribbean Fiction », thèse de doctorat, University of California, 2007; et Stella Vincenot, « Patrick
Chamoiseau and the Limits of the Aesthetics of Resistance », dans Small Axe, vol. 30, 2009, p. 63-73.
17
Mireille Rosello, Littérature et identité créole aux Antilles, Paris, Karthala, 1992.
14
6
l’Histoire et le territoire. Des contributions comme celles de B. Cailler20, D. Chancé21, V.
Bruyère22, M. Silverman23 et Y. Parisot24, par leur référence à l’écriture de l’Histoire
antillaise, sont à mettre en lien avec notre problématique, quoique la mémoire du passé n’y
soit pas envisagée, comme nous le faisons, sous l’angle de l’indicible. Leurs réflexions sur
le traitement de l’Histoire, la « trace » et la mémoire seront toutefois utiles à notre analyse.
La diversité, fondement de la notion de créolité, est examinée à partir de divers points
de vue. Elle concerne aussi bien l’identité que la culture, mais elle est aussi reliée à
l’hybridité et au métissage. Ce que mentionne C. El Hadji dans « Identité plurielle ou
identité de synthèse25 », où l’auteur relie la diversité à l’identité. H. Bojsen, par contre,
analyse la question de la diversité à partir de l’hybridation discursive, qu’elle considère
comme une forme de résistance26. En effet, les études sur les différents aspects de la
créolité – comme les monographies de D. Perret, La Créolité. Espace de création27,
Noémie Auzas, Chamoiseau ou les voix de Babel28 et l’ouvrage dirigé par M. Condé et M.
Cottenet-Hage, Penser la créolité29 - sont généralement traversées par la question de la
18
Mamadou Badiane, « Négritude, Antillanité et Créolité ou de l’éclatement de l’identité fixe », dans The
French Review, vol. 85, no 5, 2012, p. 837-847.
19
C’est le cas de l’article de Thomas Bonnie, « L’identité antillaise selon Patrick Chamoiseau », dans
Dalhousie French Studies, vol. 77, 2006, p. 87-96.
20
Bernadette Cailler, « Le personnage historique en littérature antillaise : la question du genre (Delgrès,
Schœlcher, L’Oubliée) », dans Études littéraires, vol. 43, no 1, hiver 2012, p. 117-133.
21
Dominique Chancé, « Narrer l’Histoire/les histoires », dans L’Auteur en souffrance. Essai sur la position et
la représentation de l’auteur dans le roman antillais contemporain, 1981-1992, Paris, P.U.F., 2000, p. 7-38.
22
Vincent Bruyère, « Ossa Loquuntur ! : Sur une impression caribéenne », dans Esprit Créateur, vol. 47, no 3,
hiver 2007, p. 155-167.
23
Max Silverman, « Memory Traces : Patrick Chamoiseau and Rodolphe Hammadi’s Guyane: Tracesmémoires du bagne », dans Yale French Studies, 118-119, 2010, p. 225-238.
24
Yolaine Parisot, « Littératures caribéennes : écrire le présent dans les marges de la contre-histoire », dans
Caraïbe et océan Indien: questions d’histoire, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 109-126.
25
Camara El Hadji, « Identité plurielle ou identité de synthèse : la question du métissage chez Patrick
Chamoiseau et Henri Lopès », dans Voix Plurielles [en ligne], vol. 5, no 2, 2008, pp. 99-108.
http://brock.scholarsportal.info/journals/voixplurielles/article/view/466
26
Heidi Bojsen, « L’hybridation comme tactique de résistance dans l'œuvre de Patrick Chamoiseau », dans
Revue de littérature comparée, vol. 76, n° 2, 2002, p. 230-242.
27
Delphine Perret, La Créolité. Espace de création, Guadeloupe, Ibis Rouge, 2001. Dans cet ouvrage
entièrement consacré à la Créolité, Perret contextualise d’abord le concept, puis l’aborde d’un point de vue
linguistique, identitaire, esthétique et culturel.
28
Noémie Auzas, Chamoiseau ou les voix de Babel. De l’imaginaire des langues, Paris, Imago, 2009. Cet
ouvrage analyse la situation linguistique aux Antilles et dans la littérature antillaise, et réfléchit sur les
imaginaires véhiculés par les langues. Une bonne partie de l’ouvrage aborde la question du créole comme
langue et la créolisation du français en littérature.
29
Maryse Condé et Madeleine Cottenet-Hage [dir.], Penser la créolité, Paris, Karthala, 1995. Cet ouvrage
collectif se propose de penser de manière critique les implications du mouvement de la Créolité, tel que défini
dans Éloge de la Créolité.
7
langue. Celle-ci a donné lieu à de nombreux travaux sur lesquels nous allons nous pencher
davantage parce qu’ils enrichiront notre réflexion sur la poétique de l’écrivain.
La langue et l’écriture dans l’œuvre de Chamoiseau ont été associées, principalement,
aux notions d’oralité et d’« oraliture ». Certains travaux s’intéressent aux particularités
stylistiques de l’écriture chamoisienne, envisagée comme une écriture de l’oralité (ou
oraliture30), mélangeant la langue populaire, orale et créole à une langue littéraire et
écrite31. De nombreux chercheurs analysent l’oraliture dans ses rapports à la langue
dominante, souvent comme une forme de résistance32. D’autres considèrent les rapports
entre oralité et écriture comme conflictuels ; ils interrogent ainsi le statut de l’écrivain, de
l’auteur et du « marqueur de paroles » au sein des romans de Chamoiseau33. Certains
travaux sur l’écriture, abordée sous l’angle de la poétique et de ses fonctions esthétiques,
retiendront plus notre attention. Ainsi, des travaux de D. Chancé34 et d’E. Figueiredo35 sont
intéressants : ils tentent de décrire l’écriture chamoisienne selon une perspective autre que
celle de l’oralité. Chancé y voit les traits du baroque et Figueiredo, ceux du rire
carnavalesque. En analysant les fonctions du rire dans les œuvres de Chamoiseau, l’article
de Figueiredo peut être relié aux stratégies de distanciation que nous étudierons dans notre
30
Par exemple, le mémoire maîtrise de Catherine Wells : « L’oraliture dans Solibo magnifique », Québec,
Université Laval, 1993.
31
Savrina Chinien, dans son article « L’art de l’ “écrire” chez Patrick Chamoiseau » (Présence francophone,
vol. 73, no 184, 2009, p. 36-45) s’applique à donner une définition de « l’écrire » chamoisien comme tentative
de concilier oral et écrit. La démonstration de ses propos par une analyse des œuvres fait néanmoins défaut.
L’article de Mariana Ionescu, « L’Enonciation culturelle chez Panaït Istrati et Patrick Chamoiseau : traduction
ou trahison? », (Voix Plurielles [en ligne], vol. 5, no 2, décembre 2008, p. 109-121.
http://brock.scholarsportal.info/journals/voixplurielles/article/view/467/441) se questionne aussi sur la
possibilité de traduire une culture orale dans l’écriture, sans la trahir. Samia Kassab-Charfi, dans Patrick
Chamoiseau (Paris, Gallimard/Institut français, 2012), consacre également une partie de son livre à cette
question.
32
Chiara Molinari, Parcours d’écriture francophones : poser sa voix dans la langue de l’autre, Paris,
L’Harmattan, 2005 ; Christiane Ndiaye, « De la pratique des détours chez Sembène, Chamoiseau et Ben
Jelloun », dans Tangence, vol. 49, 1995, p. 63-77.
33
Geneviève Guérin, « De Solibo Magnifique à Biblique des derniers gestes. Esquisse d’une poétique
chamoisienne », mémoire de maîtrise, Université Laval, 2009 ; Dominque Chancé, L’Auteur en souffrance,
op. cit.
34
Dominique Chancé, « De Chronique des sept misères à Biblique des derniers gestes, Patrick Chamoiseau
est-il baroque? », dans Modern Language Notes, vol. 118, no 4, 2003, p. 867-894 ; et Dominique Chancé,
Patrick Chamoiseau, écrivain postcolonial et baroque, Paris, Honoré Champion, 2010.
35
Euridice Figueiredo, « L’humour rabelaisien de Patrick Chamoiseau et Mario de Andrade », dans Jozef
Kwaterko [dir.], L’humour et le rire dans les littératures francophones des Amériques, Paris, L’Harmattan,
2005, p. 79-95.
8
mémoire. F. Lagarde36 reconnaît à l’écriture chamoisienne le pouvoir de compenser le
« drame » par « la merveille du style », caractérisé, selon lui, par l’oralité, l’écart et
l’amplification. La vision de Lagarde se rapproche de notre conception de la poétique de
l’indicible dans la mesure où il analyse les procédés stylistiques de l’écrivain en tant que
« ruses de l’écriture » face à la domination et au drame. O. Panaïté37 apporte également des
éléments d’intérêt pour notre mémoire. Elle analyse les tendances du roman français
contemporain – au sein duquel elle situe l’œuvre de Chamoiseau – et remarque entre autres
un penchant vers l’ouverture, l’exubérance et l’hétérogénéité discursive.
Enfin, l’œuvre de Chamoiseau a fait l’objet d’études critiques en relation avec bien
d’autres thématiques – comme le temps38, le « Lieu »39, la ville40, la danse et la musique41,
l’exil et l’errance42, le marronnage43, etc. – et selon différentes approches, telles que les
analyses générique44, intertextuelle45 et métatextuelle46. Il faut signaler aussi que les romans
chamoisiens les plus étudiés jusqu’à présent semblent être Texaco47, Solibo magnifique48,
36
François Lagarde, « Chamoiseau : l’écriture merveilleuse », dans Études françaises, vol. 37, n° 2, 2001.
Oana Panaïté, « Poétiques de récupération, poétiques de créolisation », dans Littérature, vol. 151,
septembre 2008, p. 52-74
38
Béatrice Barjon, « Le temps sacré dans L’esclave vieil homme et le molosse de Patrick Chamoiseau », dans
Jean-François Durand [dir.], L’écriture et le sacré : Senghor, Césaire, Glissant, Chamoiseau, Montpellier,
Centre d’étude du XXe siècle, 2002, p. 183-202.
39
Voir, par exemple, l’ouvrage de Lorna Milne, Patrick Chamoiseau: espaces d’une écriture antillaise,
Amsterdam/New York, Rodopi, 2006, consacré à l’analyse de différents espaces de l’imaginaire chamoisien –
la cale, le marché, l’habitat créole et les bois – constitutifs du « Lieu-Martinique ».
40
Roy Chandler Caldwell, « For a Theory of the Creole City : Texaco and the Postcolonial Postmodern »,
dans Mary Gallagher [éd.], Ici-là. Place and Displacement in Caribbean Writing in French, AmsterdamNew-York, Rodopi, 2003, p. 25-40.
41
Gladys M. Francis, « Fonctions et enjeux de la danse et de la musique dans le texte francophone créole »,
dans Nouvelles études francophones, vol. 26, no 1, 2011, p.179.
42
Jacqueline Couti, « L’errance d’exil et le recadrage mémoriel dans Pélagie-la-Charrette d’Antonine Maillet
et Chronique des sept misères de Patrick Chamoiseau », dans Romance Studies, vol. 29, no 2, 2011, p. 93-107.
43
Au sujet du marronnage, beaucoup de critiques ont étudié L’esclave vieil homme et le molosse ; entre autres
Marie-Christine Rochmann, qui analyse l’évolution de la représentation du marronnage dans les romans de
Chamoiseau (L’esclave fugitif dans la littérature antillaise. Sur la déclive du morne, Paris, Karthala, 2000).
44
Olga Hél-Bongo, « Quand le roman se veut essai : la traversée du métatexte dans l’œuvre romanesque de
Abdelkébir Khatibi, Patrick Chamoiseau et V. Y. Mudimbe », thèse de doctorat, Université Laval, 2011.
45
Bernadette Cailler, « Palimpseste et métafiction historiographique : une lecture d’Un dimanche au cachot
de Patrick Chamoiseau », dans Œuvres et critiques, vol. 36, no 2, 2011, p. 57-66 ; Marie-Christine Rochmann,
« L’esclave vieil homme et le molosse, roman de la réécriture », dans Judith Misrahi-Barak [dir.], Revisiting
Slave Narratives/Les avatars contemporains des récits d’esclaves, Montpellier, Presses de l’Université de
Montpellier III, 2005, p. 455-470.
46
Olga Hél-Bongo, « Quand le roman se veut essai », thèse citée.
47
Patrick Chamoiseau, Texaco, Paris, Gallimard, 1992.
48
Patrick Chamoiseau, Solibo magnifique, Paris, Gallimard, 1998.
37
9
Chronique des sept misères49 et L’esclave vieil homme et le molosse50. Une grande
attention est aussi accordée à son essai Écrire en pays dominé51 et, enfin, à son œuvre
autobiographique Une enfance créole52. Un dimanche au cachot, en revanche, reste encore
moins exploré que ces derniers, ce qui motive davantage notre choix du roman.
On remarque, par ce rapide parcours du discours critique, l’énorme poids des
principes esthétiques définis dans Éloge de la Créolité au moment d’aborder l’étude de la
poétique chamoisienne dans les différentes œuvres romanesques de l’auteur. Nombreuses
contributions, en effet, s’appliquent à retrouver l’illustration des principes théorisés dans
l’œuvre essayistique de Chamoiseau, oubliant parfois, comme le rappelait J. Bessière, que
la « poétique explicite » du commentaire métatextuel et la « poétique implicite » de sa mise
en œuvre ne correspondent pas nécessairement53. Par ailleurs, le poids de l’oralité en tant
que trait distinctif de l’écriture chamoisienne est aussi à souligner. Son omniprésence fait
en sorte que sont délaissées d’autres approches sur l’étude de l’écriture qui pourraient
49
Patrick Chamoiseau, Chronique des sept misères, Paris, Gallimard, 1992.
Patrick Chamoiseau, L’esclave vieil homme et le molosse, Paris, Gallimard, 1997.
51
Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard (Folio Essai), 1997. Parmi les études
consacrées à cette œuvre, citons celles de Richard Watts, « The 'Wounds of Locality': Living and Writing the
Local in Patrick Chamoiseau’s’ Écrire en pays dominé », dans French Forum, vol. 28, no 1, hiver 2003, p.
111-129 ; Kathleen Gyssels, « Du paratexte pictural dans Un Plat de porc aux bananes vertes (André et
Simone Schwarz-Bart) au paratexte sériel dans Écrire en pays dominé (Patrick Chamoiseau) », dans Freeman
Henry [dir.] Beginnings in French Literature, New York, Rodopi, 2002, p. 197-213 ; Kathleen Gyssels, « Du
« guerrier de l’imaginaire » aux auteurs virtuels : libertés et limites de l’internet pour les auteurs antillais »,
dans Africultures, no 54, 2003, p. 117-127 ; Luciano Picanço, « Rêver des voix égarées : l’utilisation de
l’autobiographie onirique dans Écrire en pays dominé de Patrick Chamoiseau », dans Nottingham French
Studies, no 51, vol. 2, été 2012, p. 192-203 ; Luciano Picanço, « Entre l’autobiographie et la théorie :
l’intertextualité dans Écrire en pays dominé de Patrick Chamoiseau », dans Nouvelles Études Francophones,
vol. 21, no 1, printemps 2006, p. 169-180 ; et Olga-Hél Bongo, « Quand le roman se veut essai », thèse citée.
52
Patrick Chamoiseau, Une enfance créole, Paris, Gallimard (Folio), 2006. Parmi les études consacrées aux
récits autobiographiques de l’auteur, nous pouvons mentionner celles de Susanne Gehrmann, « La traversée
du Moi dans l’écriture autobiographique francophone », dans Revue de l’Université de Moncton, vol. 37, no 1,
2006, p. 67-92 ; Emmanuelle Tremblay, « De la mémoire autobiographique au théâtre de la mémoire chez
Patrick Chamoiseau », dans Dahouda Kanaté et Sélom Gbanou [dir.], Mémoires et identités dans les
littératures francophones, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 171-191 ; Maroc Modenesi, « Une Enfance créole
vers le troisième millénaire », dans Giovanni Dotoli [dir.], Où va la Francophonie au début du troisième
millénaire?, Fasano/Paris, Schena Editore/Presses Universitaires de Paris Sorbonne, 2005, p. 217-231; RoseMyriam Réjouis, « Caribbean Writers and Language : The Autobiographical Poetics of Jamaica Kincaid and
Patrick Chamoiseau », dans The Massachusetts Review, vol. 44, no 1-2, 2003, p. 213-232 ; Thomas Spear,
« L’Enfance créole: la Nouvelle Autobiographie antillaise », dans Suzanne Crosta [dir.], Récits de vie de
l'Afrique et des Antilles: Enracinement, errance, exil, Sainte-Foy, Grelca, 1998, p. 143-167 ; Gertrud AubBuscher, « Une Enfance créole Revisited: Language in Patrick Chamoiseau’s Chemin d’école », dans Essays
in French Literature, no 41, novembre 2004, p. 1-16.
53
Jean Bessière, « Patrick Chamoiseau et les récits de l’inédit. Poétique explicite, poétique implicite », dans
Pierre Laurette et Hans-George Ruprecht [dir.], Poétiques et imaginaires. Francopolyphonie littéraire des
Amériques, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 279-292.
50
10
éclairer autrement l’œuvre de l’écrivain martiniquais. En somme, si certains critiques
soulèvent, occasionnellement, les marques d’un indicible dans ses romans54, aucune étude
ne s’est encore centrée sur cet aspect de façon systématique.
2. LA NOTION D’INDICIBLE EN LITTÉRATURE
La notion d’indicible appliquée à la littérature a connu un essor considérable depuis
la deuxième moitié du XXe siècle. Elle a été principalement associée à la « littérature
concentrationnaire », mais elle s’applique de nos jours à toutes sortes d’événements
violents et douloureux55. Il n’en demeure pas moins vrai que c’est surtout56 autour de la
Shoah que continue à s’élaborer la plupart du discours critique et théorique sur l’indicible.
Le premier aspect à souligner à propos de cette notion, c’est le manque de consensus
dont elle fait l’objet. En effet, les études sur l’indicible ont d’abord relié la notion à un
manque expressif57. Les recherches se sont penchées sur la capacité référentielle du langage
54
Samia Kassab-Charfi, par exemple, mentionne sans s’y attarder l’insuffisance de la langue pour dire
l’horreur du marronnage (Patrick Chamoiseau, op. cit., p. 31). Un cas différent est celui d’Anny D. Curtius
qui, dans « “Poétique forcée” et “poétique naturelle” dans l’œuvre de Patrick Chamoiseau », aborde la
problématique de l’indicibilité mais dans un sens différent de celui que nous lui attribuons. En reprenant la
définition de “poétique forcée” de Glissant, elle associe la difficulté à dire avec l’imposition d’une langue
inappropriée. (Cf. Pierre Laurette et Hans-George Ruprecht [dir.], Poétiques et imaginaires.
Francopolyphonie littéraire des Amériques, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 293-299.)
55
Isaac Bazié, par exemple, analyse l’indicible dans des œuvres sur le génocide rwandais (Isaac Bazié, « Au
seuil du chaos : devoir de mémoire, indicible et piège du devoir dire », dans Présence francophone, no 63,
2004, p. 29-45). Dans son ouvrage, Jean Ouédraogo réfère à l’indicible comme ce que les griots ne
« doivent » pas dire (Jean Ouédraogo, Maryse Condé et Ahmadou Kourouma. Griots de l’indicible, New
York, Peter Lang, 2004). On peut citer aussi : Caroline Giguère, « L’indicible dans La Polka et La Fabrique
de cérémonies de Kossi Efoui : jeux de masques et de coulisses » [en ligne], dans Interférences littéraires,
nouvelle série, no 4 (« Indicible et littérarité »), mai 2010, p. 131-140 ; Laure Coret, « Traumatismes collectifs
et écritures de l’indicible : les romans de la réhumanisation (Afrique francophone, Antilles, Amérique
latine) », thèse de doctorat, Paris, Université de Paris 8, 2007 ; Emmanuel Muligo, « Écrire l’indicible : pour
une étude du témoignage de Yolande Mukagasana », mémoire de maîtrise, Kingston, Queen’s University,
2012.
56
L’ouvrage de Marie-Chantal Killeen, Essai sur l’indicible. Jabès, Duras, Blanchot, Saint-Denis, Presses
Universitaires de Vincennes (L’imaginaire du texte), 2004, est un des rares textes à envisager l’indicible
comme problématique liée à l’écriture (en général), sans référer à la violence ou aux génocides (même si – ou
malgré que – les œuvres de Jabès, Duras et Blanchot font directement écho à la Shoah). Nous pouvons citer
également l’ouvrage collectif dirigé par Lauric Guillaud et Nathalie Prince consacré aux œuvres fantastiques
et de science-fiction (Lauric Guillaud et Nathalie Prince [dir.], L’indicible dans les œuvres fantastique et de
science-fiction, Paris, Michel Houdiard Éditeur, 2008). Dans ce dernier, indicible renvoie à l’invisible, à
l’irreprésentable ou à l’ineffable.
57
Primo Levi et Robert Antelme ont soulevé cette question dans leurs témoignages. Parmi les critiques qui
partagent cette conception de l’indicible, nous pouvons citer Linda Pipet, La notion d’indicible dans la
11
face à des événements qui dépassent l’entendement ou dont l’horreur semble impossible à
verbaliser. Selon cette conception de l’indicible, les auteurs que Maria Cotroneo regroupe
parmi « la critique classique des années d’après-guerre58 » ont pris position en s’opposant à
l’écriture littéraire des génocides par l’incapacité qu’elle aurait à représenter avec
« fidélité » un événement réel. Ce qu’ils reprochent surtout au langage littéraire, c’est la
distorsion qu’il fait subir aux événements59. Ce souci de fidélité répond surtout à une
question d’éthique, qui a partie liée avec le caractère historique des faits indicibles et qui
met en jeu le respect pour les victimes et le devoir de mémoire. Ainsi, l’indicibilité des
abominations des génocides relève pour certains d’une crainte de la banalisation des faits
ou d’un refus d’en faire de la beauté ou de l’art60. Selon eux, l’œuvre d’art « aurait le défaut
de figer et donc de tuer le souvenir », étant donné qu’elle « est admirée pour ce qu’elle est
et non pour ce qu’elle représente » 61.
D’un point de vue opposé, mais également pour des questions morales ou éthiques,
de nombreux critiques62 et écrivains63 se sont prononcés en faveur d’une écriture littéraire
du génocide. C’est le document brut qui, pour eux, ne « parle pas » par lui-même, alors que
littérature des camps de la mort, Paris, L’Harmattan, 2000. Pour une approche linguistique de la notion cf. :
Jean-Jacques Franckel et Claudine Normand, « On ne peut pas me dire : “il faut le taire” », dans Linx [en
ligne], no 10 (« L’indicible et ses marques dans l’énonciation »), 1998. http://linx.revues.org/948.
58
Maria Cotroneo fait référence dans sa thèse à Theodor W. Adorno, George Steiner et Berel Lang. Cf. Maria
Cotroneo, « Entre fiction et témoignage : les enjeux théoriques de la pratique testimoniale et la présence du
doute dans les récits de la Shoah d’Élie Wiesel et d’Imre Kertész », thèse de doctorat, Québec, Université
Laval, 2013, p. 11.
59
À la base de cette idée se trouve une conception du langage qui, employé d’une certaine manière ou avec
une certaine rigueur, serait apte à dire « objectivement » le réel. Cette aptitude que l’on confère souvent aux
récits de l’Histoire a été suffisamment contestée par des théoriciens comme Roland Barthes ou Gérard
Genette. Celui-ci considère l’histoire comme étant de la littérature non fictionnelle en prose, qu’il appelle
« littérature de diction ». (Gérard Genette, Fiction et diction. Précédé de Introduction à l’architexte, Paris,
Seuil (Points), 2004 [1979].). Pierre Macherey explique aussi que : « [d]ire c’est par excellence un acte, qui
modifie la réalité à quoi il s’applique […] : la conformité aux choses que profère le discours, quel qu’il soit,
est toujours illusoire en elle-même » (Pierre Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, Paris,
François Maspero, 1966, p. 74).
60
Parmi ces critiques nous pouvons mentionner Theodor Adorno. Dans son article « L’art est-il gai ? », il
s’explique à propos d’une phrase polémique qu’il a prononcée : « La phrase selon laquelle on ne peut plus
écrire de poème après Auschwitz n’est pas à prendre telle quelle, mais il est certain qu’après cela, parce que
cela a été possible et parce que cela reste possible indéfiniment, on ne peut plus présenter un art qui soit gai.
Objectivement, il dégénère en cynisme, quand bien même il emprunterait la bonté de la compréhension
humaine. » (Theodor W. Adorno, « L’art est-il gai ? », dans Notes sur la littérature, traduction de Sibylle
Muller, Paris, Flammarion, 1999 [1958], p. 433).
61
Explication de Linda Pipet au sujet d’une citation polémique de Romain Gary (Linda Pipet, La notion
d’indicible dans la littérature des camps de la mort, op. cit., p. 141).
62
Parmi lesquels Linda Pipet, Maria Cotroneo et Rachel Ertel.
63
Notamment Primo Levi, Jorge Semprun, Élie Wiesel et Robert Antelme.
12
le document littéraire aurait l’avantage de créer un « sentiment plus fort » qui « va plus
loin »64. Il y a ceux qui, comme Robert Antelme, vont reconnaître au langage des limites
représentationnelles et ceux qui, comme Jorge Semprún, soutiennent que l’« [o]n peut
toujours tout dire, le langage contient tout65. » Ainsi, la critique contemporaine va mettre de
l’avant la difficulté à représenter l’expérience des camps, reliant le problème à une
difficulté cognitive et affective, à une difficulté à comprendre et même à entendre, plutôt
qu’aux failles du langage.
Les critiques qui partagent ce point de vue66 considèrent la littérature et l’art comme
des moyens privilégiés d’expression de l’indicible. Karla Grierson va même rejeter la
notion et préfère parler d’« incompréhensible67 ». Mais cette différenciation est discutable,
puisque la mise en mots est dépendante d’une activité cognitive de déchiffrement qui la
précède et, inversement, la compréhension du monde dépend de notre conceptualisation
linguistique du réel68. La plupart des critiques conservent la notion malgré tout, tantôt en la
critiquant, tantôt en exploitant sa polysémie, ce qui produit parfois des flottements, voire
des contradictions conceptuelles. C’est par exemple le cas de l’ouvrage de Michael Rinn,
Les récits du génocide. Sémiotique de l’indicible, où l’indicible est tantôt présenté comme
synonyme de technè, tantôt analysé comme adjectif, tantôt comme nom, ce qui provoque
un flou définitoire.
En somme, cette synthèse des problèmes soulevés par la critique à propos de
l’indicible montre que la difficulté à dire relève, selon les chercheurs, d’une incapacité à
appréhender le réel, des limites du langage et d’une problématique de négociation de sens
et de réception. Un traitement complet de la notion devrait donc tenir compte, selon nous,
64
Linda Pipet, La notion d’indicible dans la littérature des camps de la mort, op. cit., p. 145.
Jorge Semprun, L’écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994, p. 23.
66
On pourrait citer : Michael Rinn, selon qui « l’impossibilité de figurer le génocide tient à l’échec de la
conceptualisation visuelle annulant les autres facultés cognitives et communicatives. » (Michael Rinn, Les
récits du génocide. Sémiotique de l’indicible, Lausanne/Paris, Delachaux/Niestlé, 1998, p. 50).
67
Karla Grierson, « Indicible et incompréhensible dans le récit de déportation », dans Daniel Dobbels et
Dominique Moncond’huy [dir.], Les camps et la littérature. Une littérature du XXe siècle, Poitiers, UFR
Langues Littératures Poitiers, 1999, p. 97-129.
68
Ainsi le disait Émile Benveniste dans Catégories de pensée et catégories de langue : « C’est ce qu’on peut
dire qui délimite et organise ce qu’on peut penser. La langue fournit la configuration fondamentale des
propriétés reconnues par l’esprit aux choses. » (cité par Pedro Mascarello-Bisch, « L’appréhension de
l’indicible subjectif », dans Linx [en ligne], no 10 (« L’indicible et ses marques dans l’énonciation »), 1998.
http://linx.revues.org/948).
65
13
de ces trois dimensions, étant donné leur interdépendance. Certains travaux récents, comme
ceux de Michel Rinn69, s’efforcent de les intégrer dans les analyses textuelles, mais ils
demeurent rares.
69
Voir notamment Michael Rinn, Les Récits du génocide. Sémiotique de l’indicible, op. cit., où l’auteur
élabore une approche pragmatique de l’indicible. On pourrait également citer l’article de Denis Mellier,
« Pour une critique de l’indicible fantastique », où l’auteur s’efforce de théoriser l’indicible par l’observation
de l’usage qu’en font les écrivains dans leurs œuvres, plutôt que par la définition qu’en donnent les
dictionnaires ou les critiques. Si son analyse se restreint à un corpus d’œuvres fantastiques ou de sciencefiction, sa démarche est intéressante et il est un des seuls à proposer une définition de l’indicible comme une
stratégie rhétorique (Denis Mellier, « Pour une critique de l’indicible fantastique », dans Lauric Guillaud et
Nathalie Prince [dir.], L’indicible dans les œuvres fantastique et de science-fiction, op. cit., p. 219-231).
14
CONSIDÉRATIONS THÉORIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES
Notre recherche s’appuie sur les travaux de Bakhtine et de ceux qui ont poursuivi et
approfondi ses réflexions autour du texte littéraire. Les recherches sur l’énonciation, la
pragmatique et l’analyse du discours, ainsi que celles qui concernent la sociologie du texte
littéraire, ont contribué, en se focalisant sur des aspects différents mais complémentaires du
fait littéraire, à en donner une nouvelle conception : « celle d’un acte de communication
dans lequel le dit et le dire, le texte et son contexte sont indissociables70. » Ainsi, notre
mémoire va appliquer au roman à l’étude les outils conceptuels de deux approches : la
sociologie institutionnelle et la pragmatique. Celles-ci nous permettront de dégager et de
caractériser la poétique mise en place dans Un dimanche au cachot pour parvenir à dire les
indicibles de l’Histoire, tout en tenant compte de « l’espace des possibles71 » dans lequel a
émergé cette écriture.
La théorie des champs de Pierre Bourdieu et l’approche institutionnelle de Jacques
Dubois72 constitueront les bases de notre réflexion sur le contexte de production de l’œuvre
de Chamoiseau. La notion de « champ littéraire » théorisée par Bourdieu présente
l’avantage, pour l’étude des littératures francophones, de fournir un cadre d’analyse
approprié et non connoté sur leur mode de fonctionnement (contrairement aux notions de
« centre » et de « périphérie » utilisées, encore aujourd’hui, pour signifier les rapports entre
le champ littéraire français et ceux des autres littératures francophones). Les précisions
apportées par Dubois à propos de l’« institution littéraire » nous permettront, notamment,
de faire le lien entre le champ et les instances de production, reconnaissance et diffusion
des œuvres littéraires. En ce sens, nous adoptons la distinction proposée par Pascal
Durand73 pour combiner les concepts de champ et d’institution : le premier sera réservé à
tout ce qui relève du relationnel et de l’interactionnel, et que nous mesurerons en termes de
positions et de prises de position des agents au sein du champ. Le deuxième fera référence à
l’infrastructure du système, comme les maisons d’édition, les revues, les académies, mais
70
Dominique Maingueneau, Le contexte de l’œuvre littéraire. Énonciation, écrivain, société, Paris, Dunod,
1993, p. vi.
71
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil (Libre examen),
1992, p. 326.
72
Jacques Dubois, L’institution de la littérature : introduction à une sociologie, Paris, Labor, 1978.
73
Pascal Durand, « Introduction à la sociologie des champs symboliques », dans Romuald Fonkoua et Pierre
Halen [dir.], Les champs littéraires africains, Paris, Karthala, 2001, p. 26.
15
aussi les instances institutionnelles reliées à la reconnaissance et à la reproduction des
prises de position littéraires dominantes, telles que les établissements d’enseignement. La
préoccupation de restreindre le recoupement des deux notions répond à un souci de clarté,
mais aussi à un besoin d’adaptation de la théorie de Bourdieu à une réalité autre que celle
qu’il a analysée dans Les règles de l’art, à savoir le champ littéraire français au XIXe
siècle74. En effet, le champ littéraire antillais partage avec d’autres champs francophones la
particularité de posséder au moins une partie de son institution « expatriée » ou « exilée75 ».
De ce fait, distinguer dans la conception de champ ce qui est matériel de ce qui relève du
domaine du discours ou de l’action des agents nous paraît utile pour expliquer ces
phénomènes, avec tout ce que cela implique comme stratégies de positionnement pour les
écrivains francophones.
Si l’on convient, avec Bourdieu, que « [j]amais la structure même du champ n’a été
aussi présente dans chaque acte de production [littéraire]76 », on peut comprendre pourquoi
l’approche sociologique du fait littéraire peut fournir des clés précieuses pour
l’interprétation d’une œuvre et de ses parti-pris esthétiques. En même temps, ce n’est qu’en
reconstituant l’espace des prises de positions artistiques par rapport auquel s’est construit le
projet de l’auteur que l’on pourra rendre compte avec justesse de sa singularité, compte
tenu de la double stratégie de continuation et de distinction que chaque agent opère vis-àvis des esthétiques dominantes qui lui sont contemporaines.
Pour saisir la spécificité de l’écriture chamoisienne dans Un dimanche au cachot,
analysée en termes de stratégies discursives pour dire l’indicible, nous combinerons les
théories sociologiques avec des théories de l’énonciation dans leur composante
74
À propos de l’application de la théorie des champs à d’autres contextes, on lira avec intérêt l’article de
Denis Saint-Jacques et Alain Viala, « À propos du champ littéraire. Histoire, géographie, histoire littéraire »,
dans Annales HSS, no 2, mars-avril 1994, p. 395-406.
75
C’est le terme qu’utilise Katharina Städtler pour se référer aux champs littéraires africains. Elle explique
que « [l]a plupart des champs littéraires africains enjambent les frontières nationales, et certains, à l’époque
coloniale comme de nos jours, comportent même une partie exilée en Europe ou ailleurs. Cette partie exilée
peut s’organiser selon sa propre dynamique et en fonction des champs littéraires (et politiques) voisins, tout
comme le champ littéraire afro-francophone des années 40 se constituait dans le voisinage du champ littéraire
français. » (« La Négritude en France (1940-1950). À propos d’un champ littéraire colonisé en exil », dans
Romuald Fonkoua et Pierre Halen [dir.], Les champs littéraires africains, op. cit., p. 207).
76
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op. cit., p. 268. Justin Bisanswa fait le même constat à propos du
champ littéraire africain et francophone dans Roman africain contemporain, Paris, Honoré Champion, 2009,
p. 45.
16
pragmatique. Nous nous appuierons notamment sur les travaux d’Oswald Ducrot77 et de
Dominique Maingueneau78.
La « démarche79 » pragmatique appliquée à l’étude de l’œuvre littéraire invite à
approcher le texte comme discours, c’est-à-dire comme activité, mettant au premier plan
l’interaction entre le texte et le contexte. En d’autres termes, l’analyse du discours
considère que l’énoncé ne peut être coupé de l’énonciation et que le sens se construit dans
la dynamique d’un échange. C’est pourquoi, même si dans l’œuvre littéraire les places
qu’occupent énonciateur et récepteur sont inégales, l’écrivain tout autant que le lecteur
doivent anticiper sur les intentions de l’autre pour construire le sens. Cependant, « l’acteur
essentiel de cette communication littéraire, signale Maingueneau, est le texte même, conçu
comme un dispositif qui organise les parcours de sa lecture80. » De cette manière, la
perspective pragmatique présente l’avantage, par rapport à d’autres théories 81, de supprimer
la division texte/contexte, tout en restant focalisée sur le texte.
En effet, comme l’affirme Ducrot, « [t]out énoncé parle de son énonciation, [...] il la
montre82. » C’est donc dans l’énoncé, c’est-à-dire dans le texte littéraire, qu’il faut chercher
les indices de l’énonciation et de son sujet83. Ainsi, dans le cadre de notre mémoire,
l’adoption de théories provenant de la linguistique pour l’analyse de l’énonciation de
l’indicible s’avère pertinente pour trois raisons principales. D’une part, la pragmatique
exige de s’attacher aux unités textuelles, de faire parler exclusivement l’œuvre, ce qui, face
à des thèmes aussi sensibles que l’esclavage et la déshumanisation, nous préserve du piège
de faire du roman un prétexte pour des prises de position idéologiques. D’autre part, elle
77
Oswald Ducrot, Le dire et le dit, Paris, Éditions de Minuit, 1984.
De Dominique Maingueneau, nous consulterons notamment : Pragmatique pour le discours littéraire,
Paris, Nathan, 2001[1990] et Le contexte de l’œuvre littéraire, op. cit.
79
Dominique Maingueneau utilise cette notion et précise que « [p]lutôt qu’une doctrine, la pragmatique est en
fait une certaine manière d’aborder la communication, verbale et non verbale, à travers quelques idées forces :
la primauté de l’interaction, le discours comme activité, la réflexivité de l’énonciation, l’inscription des
énoncés dans des genres de discours, l’inséparabilité du texte et du contexte… » (Le contexte de l’œuvre
littéraire, op. cit., p. 18)
80
Dominique Maingueneau, Pragmatique pour le discours littéraire, op. cit., p. 50.
81
Pour simplifier, on pourrait dire que l’histoire littéraire déterminait le sens des œuvres en fonction du seul
contexte, alors que le structuralisme s’y est opposé en inversant le rapport texte/contexte, priorisant le
premier. L’approche pragmatique s’efforce de dépasser cette dichotomie.
82
Oswald Ducrot et al., Les mots du discours (cité par Jean-Claude Coquet, « L’implicite de l’énonciation »,
Langages, n° 70, 1983, p. 10.)
83
Jean-Claude Coquet, « L’implicite de l’énonciation », art. cit., p. 10.
78
17
fournit des éléments d’analyse pour aborder les textes dans leur dimension implicite et elle
nous rappelle l’importance du récepteur dans le processus discursif. La démarche
pragmatique va dès lors nous permettre de comprendre les mécanismes par lesquels le
roman dit sans dire, parvenant ainsi à énoncer l’indicible et à le rendre recevable. Elle nous
aidera aussi à réfléchir sur les implications que le choix d’une énonciation saturée
d’implicite peut comporter, et pour l’auteur, et pour le lecteur. Dans le cas de l’écrivain,
elle permet, par exemple, de se déresponsabiliser des propos véhiculés, ou de faire
comprendre sans choquer. Dans le cas du lecteur, celui-ci peut se voir plongé dans le
domaine de l’incertitude. Enfin, par sa conception de l’œuvre littéraire en tant que discours
produit dans un cadre institutionnel, cette approche va nous aider, au moment de traiter de
notre problématique dans Un dimanche au cachot, à avoir toujours à l’esprit nos analyses
sociologiques sur le champ et la trajectoire de l’écrivain.
18
GRANDES ARTICULATIONS DU TRAVAIL
Notre mémoire s’articule autour de deux chapitres. Le premier vise à situer et à
comprendre, à partir d’une approche sociologique, les prises de position esthétiques de
Patrick Chamoiseau dans Un dimanche au cachot. Le chapitre se divise en deux parties : la
première circonscrit le contexte d’énonciation de l’écrivain en termes de champ littéraire.
La deuxième élabore la trajectoire de Chamoiseau à partir d’une analyse de ses
dispositions, positions et prises de position dans le champ littéraire antillais.
Le deuxième chapitre est consacré à l’étude des stratégies d’écriture mises en place
par l’écrivain dans son effort pour exprimer les horreurs de l’esclavage dans Un dimanche
au cachot. Ces stratégies se regroupent en trois parties, selon les trois dimensions de
l’indicible définies dans la problématique. Il se propose, enfin, de définir la poétique
chamoisienne de l’indicible, à partir des principes esthétiques observés dans le texte.
19
CHAPITRE 1
ÉTAT DU CHAMP LITTÉRAIRE ANTILLAIS ET TRAJECTOIRE DE PATRICK CHAMOISEAU
1. INTRODUCTION
Bakhtine affirme, dans Esthétique et théorie du roman, que l’œuvre de création n’est
signifiante que « dans une définition réciproque, active et tendue avec la réalité84 ». Il
insiste sur la nécessité de relier le texte à son contexte de production, entendu non
seulement comme « réel », mais aussi – pour utiliser le terme de Bourdieu – comme
« champ ». En effet, selon Bakhtine, « [à] côté de la réalité de la connaissance et de l’acte,
qui préexistent pour l’artiste du verbe, préexiste aussi la littérature : il est contraint de lutter
avec et pour les anciennes formes littéraires, de s’en servir, de les combiner, d’avoir raison
de leur résistance ou de trouver en elles un soutien85. » L’analyse du texte littéraire,
poursuit-il, doit également tenir compte de la trajectoire individuelle de l’écrivain puisque
« [l]’auteur-créateur est un élément constitutif de la forme artistique86 ». Ainsi, nous
voudrions, dans notre premier chapitre, situer l’œuvre de Chamoiseau dans son contexte
socio-discursif et analyser comment l’écrivain a réussi, étant donné son origine sociale et
un état déterminé des champs qu’il a fréquentés, à émerger et à se construire comme
écrivain majeur de son époque.
Pierre Bourdieu définit le champ littéraire comme « un champ de forces agissant sur
tous ceux qui y entrent, et de manière différentielle selon la position qu’ils y occupent 87 ».
Il s’agit d’un espace structuré de positions, occupées par des agents, qui s’entre-déterminent
et qui reposent sur une répartition inégale de capitaux. Aussi le champ est-il un espace « de
luttes de concurrence qui tendent à conserver ou à transformer ce champ de forces 88. » Il est
donc le produit de la coexistence des agents – à savoir, écrivains, groupes ou écoles
84
Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, traduction de Daria Olivier, préface de Michel
Aucouturier, Paris, Gallimard (Tel), 2011 [1975], p. 41.
85
Ibid., p. 49.
86
Ibid., p. 70.
87
Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », dans Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 89,
septembre 1991, p. 4-5.
88
Ibid., p. 5.
21
littéraires – et de leurs différentes prises de position esthétiques. Mais ce sont les agents
occupant des positions dominantes qui imposent, à chaque époque, les limites du champ et
ses catégories de perception et d’appréciation légitimes. Ainsi, s’il y a un type de relation
qui soit structurante à l’intérieur des champs, c’est celle de l’opposition entre dominants et
dominés, dont toute la dynamique consiste en une lutte pour transformer ou conserver le
rapport de forces existant.
La notion d’« habitus » est inséparable de celle de champ puisqu’elle concerne
l’action pratique du sujet. Bourdieu la définit comme un système de « dispositions », « des
manières d’être permanentes (acquises au sein du monde social), de manières permanentes
de construire le monde, de le percevoir, de l’organiser89. » L’habitus constitue donc le sens
pratique de l’agent, développé à partir des expériences qu’il aura accumulées, des
représentations et des valeurs relevant de sa classe d’origine, ainsi que de celles qu’il aura
incorporées au cours de sa formation scolaire et de sa carrière. Partant, toute « prise de
position », toute stratégie orientée vers les intérêts d’un agent résulte, d’après Bourdieu,
d’une « relation inconsciente entre un habitus et un champ90 ».
Par ailleurs, Jacques Dubois développe la notion d’« institution » qu’il définit comme
un « ensemble de normes s’appliquant à un domaine d’activités particulier et définissant
une légitimité qui s’exprime dans une charte ou dans un code91. » Pour lui, « l’institution
littéraire repose sur un certain nombre d’instances dont la fonction première est d’apporter
aux écrivains et à leurs œuvres la reconnaissance d’une identité et d’un classement 92. » Ces
instances soumettent les œuvres « aux épreuves successives de la sélection, la
reconnaissance, la consécration et la conservation93 ». Sans faire directement partie du
champ littéraire tel que conçu par Bourdieu, ces instances sont des éléments constitutifs du
« marché des biens symboliques » et exercent une influence déterminante dans le
89
Pierre Bourdieu, « Le fonctionnement du champ intellectuel », dans Regards sociologiques, no 17/18, 1999,
p. 8.
90
Pierre Bourdieu, « Quelques propriétés générales des champs », dans Questions de sociologie, Paris,
Minuit, 1980, p. 119 (cité par Pascal Durand, « Introduction à une sociologie des champs symboliques », dans
Romuald Fonkoua et Pierre Halen [dir.], Les champs littéraires africains, op. cit., p. 25.)
91
Jacques Dubois, L’institution de la littérature. Introduction à une sociologie, op. cit., p. 32.
92
Jacques Dubois, « Du modèle institutionnel à l’explication de textes », dans Maurice Delcroix et Fernand
Hallyn [dir.], Méthodes du texte : introduction aux études littéraires, Paris/Louvain-la-Neuve, Duculot, 1990
[1987], 306.
93
Id.
22
fonctionnement du champ. Nous retiendrons ainsi de cette théorie l’attention particulière
portée à la structure institutionnelle pour la compréhension de la trajectoire de l’écrivain.
La méthode de travail que nous adopterons suit le principe postulé par Bourdieu selon
lequel « la construction du champ est le préalable logique à la construction de la trajectoire
sociale94 ». De la sorte, nous retracerons l’histoire de la construction du champ littéraire
antillais et nous décrirons ses caractéristiques au moment où Chamoiseau commence à
s’investir en littérature, entre les années 1970 et 1980. Nous établirons, ensuite, la
trajectoire de l’écrivain, comprise comme la « série de positions occupées successivement
dans [l]e champ95 », à partir de ses dispositions, positions et prises de position.
Dans cette démarche, nous nous appuierons sur divers ouvrages d’histoire de la
littérature, sur des textes critiques96 et sur des discours d’écrivains témoignant de l’état du
champ littéraire en question et de son institution. Pour la trajectoire de Chamoiseau, nous
ferons aussi appel à ses récits autobiographiques, essais, entretiens et conférences, à partir
desquels nous déterminerons ses dispositions et ses positions dans le champ littéraire
antillais97. Nous tiendrons aussi compte de son œuvre littéraire et de ses manifestations
publiques à propos de la littérature, dans le but de cerner ses prises de position esthétiques
et leur dynamique jusqu’à la parution d’Un dimanche au cachot.
94
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire, op. cit., p. 298.
Id.
96
L’histoire du champ antillais et la trajectoire de Patrick Chamoiseau élaborés par Olga Hél-Bongo dans sa
thèse de doctorat et par Geneviève Guérin dans son mémoire de maîtrise seront particulièrement utiles dans
cette étape de notre recherche, non seulement par leurs analyses et par les informations qu’elles fournissent,
mais parce qu’elles offrent deux modèles d’application des mêmes théories convoquées dans notre mémoire.
Cf. Olga Hél-Bongo, « Quand le roman se veut essai : la traversée du métatexte dans l’œuvre romanesque de
Abdelkébir Khatibi, Patrick Chamoiseau et V. Y. Mudimbe », thèse de doctorat, Québec, Université Laval,
2011 ; Geneviève Guérin, « De Solibo Magnifique à Biblique des derniers gestes. Esquisse d’une poétique
chamoisienne », mémoire de maîtrise, Québec, Université Laval, 2009.)
97
Comme la plupart des écrivains francophones – et compte tenu du statut politique particulier de la
Martinique (Département français d’outre-mer) – Chamoiseau s’investit, à un moment donné de sa carrière,
dans le champ littéraire français, où il fait publier la plupart de ses œuvres. Pour cette raison, lorsque nous
analyserons les positions dans la trajectoire de l’écrivain, quelques remarques concernant les caractéristiques
du champ littéraire français dans les années 1980 seront nécessaires.
95
23
2. LE CHAMP LITTÉRAIRE ANTILLAIS
Parler de « champ littéraire antillais » ou de « littérature antillaise » ne va pas encore
de soi. Nombreux ouvrages d’histoire littéraire, anthologies et critiques font encore état
d’un malaise au moment de catégoriser, de définir et d’analyser cette littérature. Depuis les
années 1990 jusqu’à nos jours, on signale son caractère « essentiellement problématique98 »
et « bipolaire99 ». On lui attribue une institution « à l’étape de projet100 » au point que
certains l’appréhendent comme « un fragment de littératures “métropolitaines”101 » ou la
situent dans « l’entre-deux […] de la littérature française et de la francophonie102 ». Ces
exemples, que l’on pourrait multiplier, traduisent le manque de légitimité et d’autonomie
qui pèse encore sur certaines littératures que l’on appelle « minoritaires103 »,
« régionales104 » ou « de l’exigüité105 ». L’histoire du champ littéraire antillais est ainsi
marquée par la lutte pour sa difficile autonomie. Ce qui expliquerait une forte implication
de ses agents pour créer des institutions locales solides, aussi bien que pour donner à la
littérature antillaise une histoire, une esthétique originale, un corpus et une légitimation
interne.
Lorsque Chamoiseau commence à s’investir en littérature, dans les années 1972, le
champ littéraire antillais a déjà une histoire, une tradition et des représentants très reconnus
et consacrés : Aimé Césaire et Édouard Glissant. L’histoire de cette littérature, qui ne peut
se comprendre qu’en lien avec l’histoire politique des Antilles, coloniale et esclavagiste, est
divisée par un point d’inflexion déterminant : l’avènement du mouvement de la Négritude,
98
Roger Toumson, « Les littératures caribéennes francophones. Problèmes et perspectives », dans Cahiers de
l’Association internationale des études françaises, no 55, 2003, p. 103.
99
L’introduction à son ouvrage La littérature franco-antillaise. Haïti, Guadeloupe et Martinique (Paris,
Karthala, 1992) met en évidence la nécessité de justification et de délimitation d’un objet d’études encore mal
cerné et difficile à fixer. Voir notamment les pages 7-9.
100
Lise Gauvin, « Manifester la différence. Place et fonctions des manifestes dans les littératures
francophones », dans Globe. Revue internationale d’études québécoises, vol. 6, no 1, 2003, p. 23.
101
Dominique Chancé, Histoire des littératures antillaises, Paris, Ellipses, 2005, p. 3.
102
Véronique Bonnet, Guillaume Bridet et Yolaine Parisot [dir.], Caraïbe et océan Indien : questions
d’histoire, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 9.
103
Danielle Dumontet, « Le meurtre du père dans la littérature antillaise ou l’émancipation d’une littérature »,
dans Immaculada Linares [dir.], Littératures francophones, València, Universitat de València, 1996, p. 86.
104
Id.
105
François Paré, Les littératures de l’exigüité, Hearst, Le Nordir, 1992.
24
à Paris, dans les années 1930106. Moment charnière pour la littérature antillaise et pour
toutes les littératures du monde noir, ce mouvement est aussi bien idéologique et politique
qu’esthétique. Il trouve un moyen d’expression extrêmement fécond dans la littérature. La
Négritude contribue au développement d’une conscience politique et identitaire
« antillaise », acquis important pour toute tentative de construction d’un champ littéraire
autonome.
Avant les années 1930, les Antilles françaises produisent une littérature coloniale,
élaborée par des Français sur les îles et adressée à un lectorat métropolitain curieux de
l’ailleurs107. Après l’abolition de l’esclavage en 1848, les créoles prendront la plume avec
une production de type « régionaliste108 », un style d’imitation des écrivains français109, un
regard auto-exotique sur le réel antillais et un discours d’attachement à la France qui va
perdurer pendant les premières décennies du XXe siècle110. En dépit de cela, comme le
remarque Olga Hél-Bongo, les régionalistes « commencent à développer une conscience
nationaliste, désirant inscrire une spécificité culturelle créole dans leurs écrits111. » Ce que
confirme Romuald Fonkoua pour qui cette littérature « semble s’adresser d’abord aux
Antillais112 ».
Pendant la période de l’entre-deux guerres, au moment où l’Occident est en crise et
que Paris devient le centre des avant-gardes, les intellectuels africains et antillais, parmi
lesquels figuraient Aimé Césaire, Léon Gontran Damas et Lépold Sédar-Senghor, vont
converger et trouver à Paris un milieu propice113 au développement des idées de
106
Pour une présentation détaillée du mouvement de la Négritude et sa genèse, se référer à l’ouvrage de
Lilyan Kesteloot, Histoire de la littérature négro-africaine, Paris, Karthala, 2001. Pour une approche plus
large des « mouvements nègres » en France : cf. Philippe Dewitte, Les mouvements nègres en France, 19191939, Paris, L’Harmattan, 1986.
107
Romuald Fonkoua, « Les écrivains antillais à Présence Africaine. Remarques sur le fonctionnement d’un
champ littéraire », dans Présence Africaine, no 175-176-177, 2007-2008, p. 529.
108
Ibid., p. 530-531.
109
Jacques Corzani, « Culture savante et culture populaire (XVIIIe – XXe siècles) », dans Pierre Pluchon
[dir.], Histoire des Antilles et de la Guyane, Toulouse, Privat, 1982, p. 449.
110
Roger Toumson, « Les littératures caribéennes francophones. Problèmes et perspectives », art. cit., p. 106.
111
Olga Hél-Bongo, « Quand le roman se veut essai », thèse citée, f. 67.
112
Romuald Fonkoua, « Les écrivains antillais à Présence Africaine », art. cit., p. 531.
113
En effet, un discours de revalorisation du Noir aurait difficilement atteint la force et l’importance qu’il a eu
France, dans un contexte raciste comme celui qu’il y avait alors aux Antilles où c’étaient les Antillais mêmes
qui reproduisaient les rapports de stratification sociale par la couleur de la peau, imposés d’abord par le
système colonial.
25
revalorisation du Noir que les mouvements de la négro-renaissance américaine et de
l’indigénisme haïtien avaient commencé à véhiculer une quinzaine d’années auparavant.
Le mouvement de la Négritude se nourrit des courants de pensée anticolonialiste,
surréaliste et humaniste qui se développent en Occident après la Première Guerre mondiale.
Il naît d’une réflexion sur la condition de l’homme noir, mais son combat s’étend
progressivement à la défense de tous les opprimés de la Terre. Il sera voué à la
revalorisation de la culture et des valeurs « nègres » et aura une portée politique. Katharina
Städtler signale, en ce sens, qu’« entre 1940 et 1950, les acteurs africains du champ
politique français étaient en même temps les principaux acteurs du nouveau sous-champ
intellectuel et littéraire africain dans la métropole114. » Ce phénomène explique
l’engagement des œuvres littéraires de l’époque, en parfaite harmonie avec la conception de
l’écrivain engagé, forgée alors en France par Jean-Paul Sartre.
Les premières revues115 à travers lesquelles ils vont s’exprimer voient le jour à Paris,
de même que la première maison d’édition consacrée aux études africaines : Présence
Africaine116. Un intérêt commun vis-à-vis de la situation prolétarienne rapprochera les
intellectuels noirs des intellectuels français de gauche, notamment de Jean-Paul Sartre,
Albert Camus, Emmanuel Mounier et Michel Leiris. Ces liens stratégiques assureront aux
tenants de la Négritude une légitimité certaine et un large public. La préface de Sartre,
intitulée « Orphée noir », à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de
Senghor, donnera droit de cité à la littérature négro-africaine en Europe et lui fera une place
privilégiée au sein du champ littéraire français117. Au fur et à mesure que cette légitimité
sera acquise, les intellectuels antillais travailleront à la diffusion de ces idées nouvelles dans
leur région et se centreront de plus en plus sur des problématiques proprement antillaises.
114
Katharina Städtler, « La Négritude en France (1940-1950). À propos d’un champ littéraire colonisé en
exil », dans Romuald Fonkoua et Pierre Halen [dir.], Les champs littéraires africains, op. cit., p. 198.
115
La revue du monde noir (1931-1932), Légitime défense (1932) et L’étudiant noir (1935) viennent s’ajouter
à une liste plus large de petits journaux et revues dont on parle moins (telles que Le cri des nègres, La race
nègre, La voix des nègres) mais qui ont contribué à construire les bases pour l’éclosion du « mouvement
nègre » au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Présence Africaine, fondée par Alioune Diop en 1947
(et encore active), reprend le débat entamé par les revues précédentes et lui donne une visibilité plus large.
116
Maison d’édition fondée par Alioune Diop au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et toujours active.
117
Si les écrivains antillais avaient déjà une place au sein du champ métropolitain, celle qui était réservée à la
littérature coloniale et régionaliste (la preuve en est le prix Goncourt attribué à René Maran en 1921), la
littérature négro-africaine s’assure, à son tour, une reconnaissance auprès des agents anticolonialistes du souschamp restreint de la littérature française de l’époque.
26
Ainsi, Aimé Césaire rentrera en Martinique et fondera, en 1941, la revue Tropiques. Celleci s’attachera à revaloriser l’africanité de l’Antillais et à dénoncer la stérilité artistique
martiniquaise causée par l’aliénation résultant des rapports sociaux. Elle entreprendra une
réflexion nouvelle et positive sur le folklore antillais et prônera la poésie surréaliste comme
forme de libération et comme moyen d’expression efficace – parce que biaisée – dans une
conjoncture politique de censure. La revue sera interdite en 1943 et Césaire exilé en Haïti.
La censure et l’exil étant alors des mesures gouvernementales fréquentes pour
désarticuler toute tentative d’indépendance dans les colonies, la capitale française restera le
principal pôle d’action de la Négritude pendant toute sa période de rayonnement. La poésie
sera son mode d’écriture privilégié et donnera lieu à des chefs d’œuvre tels que Cahier d’un
retour au pays natal de Césaire, reconnu comme une sorte de manifeste. Puis, une
production en prose gagnera de l’importance dès les années 1950 et ne cessera de se
développer118.
Après quelques décennies d’efforts concertés entre les écrivains antillais et africains
pour l’internationalisme noir, le mouvement de la Négritude va se scinder progressivement
dans les années 1960, où l’heure des nationalismes triomphants va mettre au-devant de la
scène les revendications nationales. Certains critiques vont même « évoquer l’existence de
deux Négritudes119 » associées à Senghor, d’une part, et à Césaire, d’autre part. Le facteur
politique, explique Romuald Fonkoua, va accentuer les divergences au sein du champ,
notamment au moment des indépendances africaines : « Alors que dès le départ la question
de la situation coloniale était la base d’un consensus général de représentations, celle-ci
per[d] de sa valeur symbolique [pour les Antillais] avec l’accession des peuples [africains]
à l’autonomie et à la liberté politique120. » La Négritude demeurera, cependant, un
mouvement littéraire très important aux Antilles, non seulement par la figure indélébile de
Césaire et par la force de son œuvre qui continue à inspirer ses successeurs, mais aussi par
le rôle que joue l’Afrique dans la définition identitaire des Antillais. Elle aura constitué une
118
Nous pouvons citer parmi ses représentants : Jacques Roumain, Jacques-Stephen Alexis et Marie Chauvet
en Haïti ; Joseph Zobel, Mayotte Capécia, Frantz Fanon, Léonard Sainville et Édouard Glissant en Martinique
et enfin Birago Diop, Bernard Dadié, Camara Laye, Mongo Beti et Ousmane Socé Diop, entre autres, en
Afrique.
119
Romuald Fonkoua, « Les écrivains antillais à Présence Africaine », art. cit., p. 541.
120
Ibid., p. 542.
27
étape fondamentale dans le processus d’autonomisation du champ littéraire par
l’affirmation des valeurs nègres et par l’invention d’une « littérature nègre » revendicatrice
de sa spécificité et de ses origines africaines. En s’opposant à tous les discours méprisants
et réificateurs de l’ethnologie coloniale sur le Noir, elle aura permis à l’écrivain noir de
prendre véritablement la parole, de se faire le sujet du discours sur lui-même et d’assumer
son histoire121.
Pourtant, le cri de revendication de l’africanité et la focalisation sur la couleur noire
éveillera progressivement aux Antilles des résistances chez différents groupes ethniques,
non seulement blancs, mais aussi métis et surtout hindous, au point que ces derniers
commenceront à revendiquer leur « indianité122 ». Ainsi, « [d]evant la nécessité non de
diviser mais de réunir les diverses catégories antillaises dans un même projet politique, de
le soutenir par une théorie culturelle, certains intellectuels, plus ou moins marqués par le
message de Frantz Fanon, voudront intégrer la Négritude dans une notion plus vaste : celle
d’antillanité123. » La figure centrale dans ce processus de questionnement qui constitue « le
deuxième moment de la quête identitaire antillaise124 », est Édouard Glissant. Déjà reconnu
à l’époque125 et avec un activisme social et politique remarquable, Glissant se trouve entre
la génération des « pères » et celle des « fils » de la Négritude, et tire avantage des deux
rôles. Il réussira tout le long de sa carrière, par son talent et par sa maîtrise des règles de
fonctionnement du champ, à s’investir dans une position systématiquement dominante.
À partir de 1960, une nouvelle sensibilité littéraire et idéologique commence donc à
contester certains principes de la Négritude à partir d’une perspective caribéenne. Glissant
crée la notion d’« antillanité » à la fin des années 1950 et la théorise dans son essai Le
discours antillais126. L’Antillanité, affirme Olga Hé-Bongo, « désigne l’être-antillais,
doublement exproprié par son arrachement à la terre africaine et par l’interdiction qui le
frappe de posséder la terre nouvelle. L’antillanité théorise le mouvement de l’être qui
121
Voir à ce sujet Nouréini Tidjani-Serpos, « L’ethnologie coloniale et la naissance de la littérature
africaine », dans Présence Africaine, no 136, 1985, p. 150-167.
122
Jacques Corzani, « Culture savante et culture populaire (XVIIIe – XXe siècles) », art. cit., p. 460.
123
Id.
124
Geneviève Guérin, « De Solibo Magnifique à Biblique des derniers gestes », mémoire cité, f. 33.
125
Glissant avait participé au mouvement de la Négritude à Paris et obtient le prix Renaudot pour La Lézarde
en 1958.
126
Édouard Glissant, Le discours antillais, Paris, Seuil, 1981.
28
cherche à se réenraciner dans le sol caribéen. Elle insiste donc sur la terre 127 » et sur le
besoin de « retrouver l’unité (l’équilibre) par-delà l’éparpillement128 » des îles caribéennes.
Ainsi, comme on le remarque dans certains romans de Glissant129, les thèmes et les formes
d’écriture changent. L’histoire et l’identité sont toujours au centre des productions
littéraires, mais elles n’ont plus comme seule référence l’Afrique. Le questionnement
tourne autour de l’espace, de l’homme antillais et de son histoire ; et la quête identitaire se
fait par l’observation des cultures créoles, irréductibles à leurs diverses composantes et à
leur nature rhizomatique130. « Diversité » et « relation » sont donc au centre de la poétique
glissantienne, puisque pour lui, dans un élan du monde qui mène « de l’Un au Divers131 »,
« [l]a Relation, complexe, ardue, imprévisible, est le feu majeur des poétiques à venir132. »
Malgré la puissance du projet poétique de Glissant, l’Antillanité ne prendra pas pour
autant l’ampleur d’un mouvement littéraire. Selon Chamoiseau, Confiant et Bernabé, « les
voies de pénétration dans l’Antillanité n’étant pas balisées, la chose fut plus facile à dire
qu’à faire133. » Aussi sera-elle presque exclusivement associée à son théoricien et la
production littéraire antillaise demeurera, même au-delà des années 1980, majoritairement
marquée par la Négritude césairienne.
Des mutations poétiques commenceront néanmoins à se répandre dès les années
1960-1970, comme l’utilisation littéraire du créole. Dans certains romans de Glissant,
Simone Schwarz-Bart et Vincent Placoly, les auteurs optent pour une créolisation de la
langue française134. Alors que d’autres, plus radicaux, comme Sony Rupaire, Monchoachi,
Jean Bernabé et Raphael Confiant, écrivent complètement en créole. Le nombre de
127
Olga Hél-Bongo, « Quand le roman se veut essai », thèse citée, f. 71.
Édouard Glissant, Le discours antillais, op. cit., p. 22.
129
Notamment La Lézarde (Seuil, 1958), Le quatrième siècle (Seuil, 1964), Malemort (Seuil, 1975) et La
case du commandeur (Seuil, 1981).
130
Glissant emprunte la notion de rhizome à Deleuze et Guattari et l’appliqueaux principes d’identité et de
culture. Dans Introduction à une Poétique du Divers, Glissant explique que l’« identité rhizome », propre aux
cultures composites résultant d’une créolisation, s’oppose à l’identité des cultures occidentales (ou
« ataviques ») « à racine unique et exclusive de l’autre » (p. 23). L’identité rhizome est ainsi celle qui va « à la
rencontre d’autres racines » (p. 23), celle qui résulte du processus de créolisation. (Édouard Glissant,
Introduction à une Poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1996, p. 23 et 59).
131
Édouard Glissant, Le discours antillais, op. cit., p. 18.
132
Ibid., p. 19.
133
Jean Bernabé, Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau, Éloge de la Créolité, édition bilingue
français/anglais, traduction de M. B. Taleb-Khyar, Paris, Gallimard, 1993 [1989], p. 23.
134
Jacques Corzani, « Culture savante et culture populaire (XVIIIe – XXe siècles) », art. cit., p. 460.
128
29
publications en créole et la diversité des genres dans lesquels on l’emploie – poèmes,
contes, romans, théâtre – font preuve de cet engouement qui prendra, chez des intellectuels
comme Confiant et Bernabé, la forme d’un combat135.
En ce qui concerne les genres, le roman poursuit son épanouissement, mais la poésie
« ne perd pas tout d’un coup ses prérogatives. Les genres poétique et romanesque
entretiennent d’étroites relations. Le passage s’accomplit sans heurt. Les grands créateurs
sont à la fois poètes et romanciers136. » Il en est ainsi de Paul Niger et de Glissant. Le
théâtre aussi connaîtra alors une période de grande vitalité137. Il sera essentiellement engagé
et populaire et son succès encouragera, par exemple, la création du Théâtre Populaire
Martiniquais par Henri Melon en 1969, et la naissance, en 1971, du Festival de la ville de
Fort-de-France qui réunira des personnalités du milieu théâtral antillais et français comme
Aimé Césaire, Jean-Marie Serreau et Yvan Labéjof.
Enfin, on remarque, dans les champs culturels antillais de l’époque, des efforts
concertés vers leur autonomisation. De manière générale, la consolidation des institutions
locales s’intensifie. En 1967, Glissant fonde l’Institut martiniquais d’études, « à la fois
établissement d’enseignement alternatif au système scolaire français et centre de recherches
où est envisagée la possibilité de l’autonomie d’un discours scientifique […], dans une
approche ouverte (sans cloisonnement disciplinaire et sans méthodologie unique) et
assumant sa subjectivité138. » En 1970, Guy Cabort-Masson ouvre une autre institution
d’éducation alternative au système français : l’Association martiniquaise d’éducation
populaire139. La même année voit le jour l’Université des Antilles et de la Guyane et, en
1975, le Groupe d’Études et de Recherche en espace Créolophone et Francophone
135
Marie-Christine Hazaël-Massieux soutient que la période 1970-1990 est « la grande période du créole aux
Antilles. De fait, pendant ces vingt années, le créole tend à être moins un enjeu qu’un combat – et c’est peutêtre pour cela que cela se termine globalement mal, du moins pour le créole qui, aux Antilles après 1990,
décline dans le domaine de la littérature proprement dite. » (« La langue, enjeu littéraire dans les écrits des
auteurs antillais ? », dans Cahiers de l'Association internationale des études françaises, n° 55, 2003, p. 166.)
136
Roger Toumson, « Les littératures caribéennes francophones. Problèmes et perspectives », art. cit., p. 111.
137
Chamoiseau atteste que « les salles étaient pleines » (Stéphanie Bérard, « Patrick Chamoiseau : un théâtre
qui s’accorde à la complexité du monde », dans Africultures, vol. 1, no 80-81, 2010, p. 217).
138
Anna Lesne (citant Romuald Fonkoua) dans : « S’écrire aux Antilles, écrire les Antilles. Écrivains et
anthropologues en dialogue », dans L’homme, no 207-208, 2013, p. 23.
139
Celle-ci visait d’abord l’éducation primaire et offre également aujourd’hui une formation secondaire. Elle
fut reconnue par l’Éducation nationale en 1974 et compta parmi ses enseignants Vincent Placoly.
30
(GEREC-F)140. Ils donneront lieu à des structures éditoriales universitaires. Une dernière
illustration de ce phénomène est la création de nouvelles maisons d’édition – Désormeaux,
M.G.G. et les Éditions Caribéennes – et de revues locales. Parmi les revues à vocation
scientifique, il faudrait mentionner Acoma, fondée par Glissant. Martinique Hebdo et Le
naïf adoptent un profil journalistique.
Au développement des infrastructures va s’ajouter la construction d’un métadiscours
critique sur la littérature antillaise, tout aussi important pour la consolidation du champ141.
Danielle Dumontet observe que
[s]e sentant très souvent mécompris et pressentant les difficultés à ordonner et à classifier les
différents sous-ensembles qui constituent leur corpus littéraire, les auteurs antillais se sont
emparé dans les années soixante-dix de la critique littéraire pour essayer de trouver d’autres
paramètres plus aptes à appréhender leur propre production. Commence alors une nouvelle
période pendant laquelle les écrivains antillais accompagnent leurs textes littéraires de
réflexions critiques sur le champ littéraire d’où est issue leur production. […] Le romancier le
plus prolixe en matière de critique est Édouard Glissant 142. »
En effet, ce dernier va produire une poétique en cinq tomes143 et une vaste œuvre
essayistique qu’il développera toute sa vie. Mais la profusion du métadiscours critique chez
les auteurs antillais s’explique aussi, comme le signale Dumontet, par leur nécessité à « se
situer dans une filiation, dans une histoire de la littérature qu’il a fallu certes réécrire, mais
qui semble être la condition pour acquérir, voire conquérir le statut de “littérature
nationale”144. » La publication d’anthologies de textes antillais145 et des premiers livres
140
L’université se crée en 1970 mais son décret fondateur n’est effectif qu’en 1982. Le GEREC-F est fondé
par un groupe de linguistes et chercheurs, dont Jean Bernabé et Raphaël Confiant. Ils lancent, la même année,
le périodique « Espace créole » visant à assurer la diffusion des travaux du groupe.
141
Pierre Bourdieu affirme qu’« entre toutes les inventions qui accompagnent l’émergence du champ de
production, une des plus importantes est sans doute l’élaboration d’un langage artistique » (Les règles de
l’art, op. cit., p. 402.)
142
Danielle Dumontet, « Le meurtre du père dans la littérature antillaise ou l’émancipation d’une littérature »,
art. cit., p. 86.
143
Soleil de la conscience (Seuil, 1956) ; L’intention poétique (Seuil, 1969) ; Poétique de la Relation (Seuil,
1990) ; Traité du Tout-Monde (Gallimard, 1997) ; La Cohée du Lamentin (Gallimard, 2005).
144
Danielle Dumontet, « Le meurtre du père dans la littérature antillaise ou l’émancipation d’une littérature »,
art. cit., p. 87.
145
Maryse Condé, La poésie antillaise, Paris, Nathan, 1977 ; Maryse Condé, Le roman antillais, Paris,
Nathan, 1977.
31
d’histoire de la littérature antillaise146, vers la fin des années 1970, peut se comprendre
selon la même visée : inscrire une tradition littéraire.
L’histoire du champ littéraire antillais, avec ses caractéristiques, les tendances et les
écrivains qui y ont dominé successivement, va marquer la trajectoire de Chamoiseau et son
œuvre dans la mesure où « [l]’héritage accumulé par le travail collectif se présente à chaque
agent comme un espace de possibles, c’est-à-dire comme un ensemble de contraintes
probables qui sont la condition et la contrepartie d’un ensemble fini d’usages
possibles147. » En effet, soutient Bourdieu, « [c]’est une seule et même chose que d’entrer
dans un champ de production culturelle, en acquittant un droit d’entrée qui consiste
essentiellement dans l’acquisition d’un code spécifique de conduite et d’expression148 ».
Comme le montrera la construction de la trajectoire de l’écrivain, la connaissance du code
et des potentialités objectives du champ, intériorisée par Chamoiseau dans Éloge de la
Créolité149, d’abord, puis dans Écrire en pays dominé150 et dans Lettres créoles : tracées
antillaises et continentales de la littérature151, lui donne les moyens de « dégager une
béance autorisant, légitimant même, son propre projet littéraire152. »
3. TRAJECTOIRE DE PATRICK CHAMOISEAU
3. 1. DISPOSITIONS
Bourdieu définit les dispositions comme « l’ensemble des propriétés incorporées »
que possède un agent, « y compris l’élégance, l’aisance ou même la beauté, et le capital
sous ses diverses formes, économique, culturel, social153 ». Ces dispositions, qui dépendent
des catégories de perception résultant de l’expérience de vie, ainsi que des positions
146
Auguste Joyau, Panorama de la littérature à la Martinique : XVIIe et XVIIIe siècles, Morne Rouge,
Éditions des Horizons Caraïbes, 1974 ; Jacques Corzani, La littérature des Antilles Guyane françaises, Fortde-France, Désormeaux, 1978.
147
Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », art. cit., p. 36.
148
Id.
149
Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Éloge de la Créolité, Paris, Gallimard, 1989.
150
Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, op cit.
151
Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Lettres créoles : tracées antillaises et continentales de la
littérature : Haïti, Guadeloupe, Martinique, Guyane, 1635-1975, Paris, Gallimard, 1999.
152
Geneviève Guérin, « De Solibo Magnifique à Biblique des derniers gestes », mémoire cité, f. 34.
153
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op. cit., p. 28.
32
occupées successivement dans le champ, déterminent les manières de voir et de construire
le monde. Elles « vont commander et la manière de jouer et la réussite au jeu154 ».
Patrick Chamoiseau, cadet d’une famille de cinq enfants, est né le 3 décembre 1953 à
Fort-de-France, dans une Martinique départementalisée. Sa famille possède un faible
capital économique et vivra des « temps de misère » (E1, 28). Ses deux parents et les cinq
enfants sont locataires d’un vieil appartement « en bois, à l’époque où l’on ne vivait que
dans des maisons en béton » (E1, 32). L’effort des parents pour préserver leur progéniture
d’un sentiment d’infériorité a sans doute aidé Chamoiseau à avoir une enfance heureuse et à
percevoir sa demeure comme « un vaste palais » (E1, 164). En ce sens, il raconte que
dans cette rue du centre-ville notre famille était sans doute la moins bien lotie. C’étaient pour
l’essentiel des Syriens à magasins, et mulâtres fonctionnaires, patrons de manufactures et
d’entrepôts d’import-export. Man Ninotte, consciente de notre désavantage, avait toujours tracé
la ligne, interdisant à ses enfants de se rendre chez qui que ce soit, pour ne pas être confrontés
au détour d’une remarque, à la brûlure d’une malveillance et aux réalités de notre pauvre
condition. Il fallait donc éviter les visites et consacrer son temps à étudier plus que les
autres… (E3, 58)
Les précautions maternelles n’empêcheront pas pour autant Chamoiseau d’acquérir, très
vite, une conscience aigüe de son déclassement social. La présence obsédante des
thématiques de la précarité et de la misère dans ses trois récits d’enfance et dans plusieurs
de ses romans en est symptomatique.
Le père, homme respecté, est un « mulâtre155 » élégant, soucieux de sa présentation et
de ses manières, cultivé et intéressé par l’actualité, l’Histoire et les problématiques
mondiales. Musicien dans sa jeunesse, puis cordonnier et facteur, il est décrit comme un
« manieur de vocabulaire français » (E1, 28), amateur du langage et des classiques de la
littérature française, mais aussi grand orateur, « érigeant autour de lui, lors des compagnies
du punch, les cathédrales d’un haut français » (E1, 98). Pour lui, comme le signale
Bourdieu, l’hexis corporelle – dont le langage est une dimension – explique tout le rapport
au monde social156. Par son passé d’artiste, « le Papa » conserve son amour pour la musique
– il écoute des opéras et de la musique classique – qu’il défendra comme une « pratique
154
Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op. cit., p. 28.
Dans la culture antillaise, le fait d’être métis et d’avoir la peau plus claire est un signe de distinction
sociale.
156
Pierre Bourdieu, « L’économie des échanges linguistiques », dans Langue française, n° 34, 1977, p. 31.
155
33
honorable » (E3, 67). Chamoiseau ne le connaîtra qu’« en mulâtre à crinière blanche » (E1,
98), malade. Il ne retiendra de lui que « le souvenir de cette présence altière, qui passait en
silence, ne lui parlait jamais, ou qui parfois au moment de la sieste, lui lisait une page
d’almanach ou une fable de La Fontaine… » (E3, 70). Cependant, il avoue sa fascination
pour cette figure capable de modifier l’ordre des choses par sa seule présence. Ce dernier
sera hospitalisé jusqu’à sa mort, alors que le négrillon est encore enfant.
« Man Ninotte », la mère, est une « négresse guerrière » et pilier du foyer. Elle rêvait
d’être chanteuse, mais elle fut dans sa jeunesse placée chez une métisse pour des tâches
domestiques et devint, par la suite, femme au foyer et cuisinière. Ce qui ressort le plus de la
description de Man Ninotte est sa force, son endurance et sa bravoure. Figure centrale et
imposante, Man Ninotte semble être le modèle de vie le plus admiré de Chamoiseau : elle
inspire chacun de ses personnages dont il fait l’éloge dans ses romans 157. La mère est
dépeinte comme une femme et une mère dévouée, vaillante, consacrée au bien-être et à la
réussite de ses enfants. Chamoiseau se souvient qu’elle « semblait conférer à l’école une
autorité suprême […] cela semblait être l’ultime sens de sa vie » (E2, 98). Et, si elle ne lit
presque pas, elle connaît la valeur symbolique des livres qu’elle conserve et qu’elle
« mignonne » (EPD, 33). Man Ninotte, créolophone, est sensible à la beauté de la poésie en
langue française qu’elle admire d’abord chez le Papa, capable de maîtriser « une ire de Man
Ninotte avec un bout de Corneille » (E1, 97), puis chez son petit dernier, le « poète » de la
famille. En effet, selon Chamoiseau, la fascination pour le français plutôt que ses aptitudes
pour l’écriture lui « conféra une identité familiale » (EPD, 74). Il dira : « [s]i j’avais écrit en
créole, je serais demeuré plus invisible que les crabes-mantous lors des grands secs de
février. » (Id.)
L’enfance de Chamoiseau est ainsi marquée, principalement, par la figure du père –
celui qui possède le plus de capital symbolique et qui manie le discours d’autorité – et par
celle de la mère, modèle de résistance héroïque des « dominés ». Cette double influence
157
L’écrivain affirme dans un entretien : « Ma mère est au principe de tous mes livres. C’est elle qui habite
tous mes personnages féminins et même tous les autres personnages qui luttent contre l’existence, contre la
déveine. Et tout l’univers sensible de mes textes vient de ma mère. » (Entretien radiophonique de Patrick
Chamoiseau avec Antoine Spire lors de l’émission « L’échappée belle », diffusée sur France Culture le 8 mars
1996. Cf. Samia Kassab-Charfi, Patrick Chamoiseau, Paris, Gallimard/Institut français, 2012, où est inclus un
cd audio de l’INA)
34
explique probablement la disposition de Chamoiseau à s’identifier profondément aux
« dominés158 », à ne jamais cesser de fréquenter ces milieux sociaux et de s’y impliquer
(entre autres par son travail d’éducateur de jeunes délinquants). Chamoiseau fréquente
également les milieux socio-culturels « dominants » dont il constitue aujourd’hui l’un des
principaux représentants. Il a compris très tôt que l’accumulation de capital culturel, faute
de capital économique, peut contribuer à un reclassement social, comme va en témoigner sa
scolarisation.
L’expérience de l’école française apparaît traumatisante et aliénante pour
Chamoiseau. On n’y vit pas, on y survit. La description du Maître traduit bien la
représentation de l’Antillais assimilé et dominé. Raciste et violent, le Maître favorise et
institue la distinction sociale des enfants en affichant sa préférence pour ceux qui
appartiennent aux classes dominantes. Ils parlent français, sont plus « clairs » et de
meilleure situation socio-économique. Chamoiseau raconte que
[l]es préférés des Maîtres se ressemblaient. Ils partageaient presque la même distance que
ceux-ci entretenaient vis-à-vis de nous. Ils étaient mieux habillés, leurs chaussures étaient plus
fines, leurs chaussettes brodées avalaient leurs genoux. À la récréation, ils ne participaient
jamais à nos batailles assoiffées autour des robinets, et tétaient des gourdes ostentatoires
pleines de merveilles sucrées. Elles demeuraient accrochées à leur ceinture de cuir et
suscitaient à l’entour une soif déchirante. (E2, 106)
Ainsi, l’école offre l’occasion à Chamoiseau de prendre conscience et de vivre l’expérience
du déclassement. Sa physionomie ne correspond pas au modèle dominant : c’est un
« négrillon », petit, malingre et avec la corpulence d’un ouistiti (E1, 14). Son caractère
n’est pas celui d’un leader : il est plutôt timide, sensible, mélancolique, songeur et solitaire.
Pendant les récréations, il reste à l’écart et fréquente les enfants avec un tempérament
similaire au sien. De plus, il comprend qu’il est dépourvu de capital économique et de
capital social hérité, comme celui que confère un « grand nom » :
son nom était un machin compliqué rempli de noms d’animaux, de chat, de chameau, de
volatiles et d’os. Comme si cela ne suffisait pas, il se découvrit affublé d’une prononciation
réfugiée en bout de langue qui l’amenait à téter les syllabes les plus dures et à empâter les
autres. Cela transforma son nom en un mâchouillis d’un haut comique qui acheva son
anéantissement. (E2, 51)
158
Chamoiseau réfère à ses amis d’enfance en disant que ce sont des « opprimés » (E3, 35).
35
Ce sentiment se voit renforcé par le dénigrement de l’institution scolaire envers tout
ce qui constitue l’identité créole. Le Maître associe celle-ci à la sauvagerie et à la
déchéance. La langue créole y est interdite et considérée comme « l’irrémédiable boulet qui
maintiendrait les enfants dans les bagnes de l’ignorance » (E2, 85). Ainsi, souligne
Chamoiseau, pour des enfants comme lui dont la langue maternelle était le créole,
« [p]rendre la parole fut désormais dramatique. » (E2, 83) Face aux humiliations auxquelles
ils étaient soumis, « [c]hacun se sentait invalidé » (E2, 84) et « [p]arler devint héroïque »
(E2, 83). L’enseignement est donc source d’étrangeté et d’écrasement : non seulement il est
dispensé dans une langue française étrangère – puisque le Maître ne tolère que la variante
parisienne – et dominante, mais toutes les références, les lectures et les valeurs renvoient à
un ailleurs et relèguent au plan de sous-culture ce qui est proprement martiniquais. Dans ce
contexte, l’apprentissage de l’écriture devient pour Chamoiseau une stratégie de survie et
de compensation. L’écriture conduit au plaisir et permet de suppléer à une parole que
Chamoiseau peine à dire, sans doute moins par un manque de compétence que par le
sentiment d’illégitimité que l’école fait naître en lui.
En contrepoids du milieu scolaire hostile et décourageant, Chamoiseau trouve dans sa
famille une ambiance stimulante, « studieuse mais attrayante » (E2, 183) et, dans ses frères
et sœurs, un exemple de succès. Bon nombre de livres qu’ils lisent sont rangés
précieusement dans une « caisse de pommes de terre » et proviennent des prix
d’encouragement et d’excellence reçus par les Grands. La sœur aînée, Anastasie, était
comme une seconde mère pour les frères et sœurs ; elle « assumait le commandement en
l’absence de Man Ninotte » (E1, 28) et deviendra institutrice. La seconde sœur, Marielle,
était passionnée pour la lecture. Jojo, le premier des deux grands frères, était amateur
d’algèbre et un « mathématicien génial ». Il fait connaître à Chamoiseau le Cahier d’un
retour au pays natal par sa « cérémonie » matinale de récitation du poème (E3, 199). Paul,
le second grand frère, est un « musicien prometteur » (EPD, 74). Chamoiseau grandit ainsi
dans un milieu où arts et sciences sont appréciés, mais surtout en observant ses aînés
étudier, supervisés par Anastasie ou Man Ninotte et contrôlés également par le père. En
effet, la réussite sociale est associée par la mère et par la « mère seconde » à la réussite
scolaire. Le père, quant à lui, se montre plus critique à ce sujet et considère que le savoir
qu’on y acquiert n’est ni déterminant ni pertinent, puisque « dans un endroit comme ça on
36
entr[e] mouton pour en sortir cabri. » (E2, 43) Quoi qu’il en soit, la famille dispose le jeune
Chamoiseau à comprendre – même s’il sera toujours un élève moyen159 – qu’un
reclassement social est possible par la formation. En effet, c’est Anastasie qui le prépare
aux examens et qui « lui explique que tout échec ne provient que d’un manque de travail, et
qui l’entoure d’une exigence patiente, et qui le condamne à réussir en tout… » (E3, 68).
Le contexte familial, peut-être par l’inexistence d’une tradition de professionnels ou
de commerçants qui aurait pu influencer les choix de carrière des successeurs, est
également propice au libre développement des talents des enfants. Man Ninotte veillait à
« activer [leurs] centres d’intérêt » : « qui aimait lire recevait ce qui se lit, qui aimait la
musique se voyait attribuer de quoi gratter du son, qui aimait jouer avait de quoi fairezouelle. » (EPD, 43). Aussi la curiosité pour les livres et pour les images manifestée par
Chamoiseau bien avant l’école sera-t-elle motivée et assouvie par la mère. Ne disposant ni
de moyens économiques ni de connaissances suffisantes pour effectuer un choix éclairé,
Man Ninotte va lui ramener chaque semaine du marché aux poissons, sans faire de
distinction, tout « ce qui était approchant du livre » (E2, 186). La culture littéraire acquise
par Chamoiseau dans son enfance sera donc hétéroclite et, sauf dans le cas des
enseignements reçus à l’école, non dirigée.
Le goût pour l’écriture sera précédé de la fascination pour le dessin, la lecture, et de
la fétichisation du livre. Dès l’enfance, Chamoiseau participe à des cérémonies de lecture
de bandes dessinées dans une sorte de petit « cénacle » avec les « cinq ou six opprimés »
(E3, 35) qu’il aime fréquenter et qui composent ce qu’il appelle « la tribu ».
Il commence à écrire à l’adolescence, vers l’âge de douze ans, et cela constitue pour
lui « un point de bascule » (EPD, 74). Depuis, raconte-t-il, « les grandes-personnes me
considérèrent comme un être humain » (Id.) et l’écriture excusa ses silences, ses solitudes et
son peu d’élan vers les autres (Id.). Il compose principalement des poèmes en « langue
dominante », mais aussi des bandes dessinées en « langue dominée » (EPD, 67). Sa famille
l’encourage à poursuivre.
159
À l’école, il va se démarquer seulement en littérature (Entretien radiophonique de Patrick Chamoiseau
avec Alain Veinstein lors de l’émission « Du jour au lendemain », diffusée sur France Culture le 6 décembre
1986. Cf. Samia Kassab-Charfi, Patrick Chamoiseau, op. cit.)
37
Les premières publications de Chamoiseau, sous le pseudonyme d’Abel, sont des
bandes dessinées dans le mensuel M.G.G., créé en 1972 par Tony Delsham160. À la même
période, inspiré par une représentation de L’exception et la règle de Bertolt Brecht, jouée au
parc floral de Fort-de-France, Chamoiseau débute dans l’écriture théâtrale et compose
« une dizaine161 » de pièces engagées, portant sur des problématiques antillaises
contemporaines. Certaines ont été jouées aux Antilles et en Europe, principalement en
France, mais elles restent pour la plupart inédites.
Les informations relatives à la production théâtrale chamoisienne sont peu
nombreuses, souvent imprécises et même contradictoires. Mais nous pensons qu’elle
précède la production romanesque et qu’elle se fait connaître principalement aux Antilles et
en France par des metteurs en scène et des acteurs reliés au champ antillais. L’écrivain fait
allusion à sept de ses pièces : « Supermarché », pièce inédite et mise en scène162, aborde la
problématique de la consommation. « Solitude la mulâtresse » est une adaptation inédite du
roman La mulâtresse Solitude163. La pièce a été mise en scène par Yvan Labéjof et jouée en
Martinique, puis en France en 1976. « Misère et misère double », pièce également inédite,
est inspirée des lettres des frères Jackson : des noirs Américains qui réfléchissent à la
question raciale. Chamoiseau réunit dans une cellule un noir et un blanc, et confronte la
misère du blanc, provenant de sa seule situation sociale, à celle du noir, causée également
par sa condition raciale. « Une manière d’Antigone » est une adaptation inédite de la pièce
de Sophocle à propos des émeutes de Fort-de-France au début des années 1970. Elle a été
mise en scène par Marie-Line Ampigny et la compagnie du théâtre de l’AIR (Artistes
Immigrés Réunis) sous le titre « Le bourreau d’Antigone164 ». « Casting » ou « Audition sur
l’esclavage » est une autre pièce inédite portant sur l’histoire de l’esclavage et sur la
160
À la suite de Geneviève Guérin, Olga Hél-Bongo affirme qu’il a publié aussi des bandes dessinées dans Le
Naïf (Hél-Bongo, 2011 : 124). Chamoiseau ne parle que de M.G.G. (voir l’entretien à Chamoiseau publié sur
le site web de la maison d’édition Delcourt, où il a publié, en 2009, Encyclomerveille d’un tueur :
http://www.editions-delcourt.fr). Les autres articles auxquels nous avons eu accès sur la BD aux Antilles ne le
mentionnent pas non plus.
161
Stéphanie Bérard, « Le Théâtre de Patrick Chamoiseau. Entretien avec le dramaturge martiniquais », dans
Nouvelles Études Francophones, vol. 22, no 2, automne 2007, p. 166.
162
Chamoiseau mentionne cette pièce dans Écrire en pays dominé et affirme dans un entretien qu’elle fut
représentée, mais sans donner d’autres précisions (Bérard, 2007 : 166).
163
André Schwarz-Bart, La Mulâtresse Solitude, Paris, Seuil, 1972.
164
Les représentations auront lieu à Paris en 1984, à Sarcelles et à Lille en 1985, puis dans une tournée à
Cayenne, en Belgique et en Martinique.
38
complexité de la société créole actuelle, stratifiée encore de nos jours selon des critères
ethniques. Manman Dlo contre la fée Carabosse165 est une allégorie de l’histoire coloniale
aux Antilles qui confronte Manman Dlo, représentante de la culture populaire créole, à la
Fée Carabosse, incarnation de la culture occidentale. C’est sa première œuvre publiée avec
son vrai nom et sa seule pièce publiée jusqu’à présent. Mais le projet d’en publier d’autres a
existé : à l’intérieur du livre, l’éditeur annonce les pièces à paraître du même auteur : Une
manière d’Antigone et Misère et Misère double. Enfin, « Un dimanche avec un dorlis » est,
selon Stéphanie Bérard, la dernière pièce de Chamoiseau166. Elle aborde la problématique
de l’incertain, introduite par le personnage mythologique créole du dorlis, face à la pensée
cartésienne. La mise en scène a été réalisée par Greg Germain167.
De 1973 à 1975, Chamoiseau enseigne au Collège Lamennais168. En septembre 1975,
il part en France pour étudier et travailler, puisque la situation en Martinique est « très
difficile » 169. Il poursuit des études en droit et économie sociale à l’Université de Sceaux,
ainsi qu’une formation pour devenir éducateur. Quant à son choix d’études, il raconte qu’il
y avait aux Antilles une fascination pour le juridique et pour les lettres170 qu’il explique en
ces termes :
Je ne parlais pas beaucoup, mais j’ai toujours eu du goût pour ceux qui parlent bien et ceux qui
détiennent l’art de la parole, parce qu’aux Antilles tout est basé sur la parole et il y a une
fascination pour celui qui maîtrise, non seulement qui maîtrise le français mais qui maîtrise
aussi une force d’émotion et de transmission par le simple biais du verbe. Donc, j’ai fait des
études de droit171.
Les études de droit ne suscitent pas une passion chez Chamoiseau, mais sont l’expression
d’un manque. Par contre, « [son] goût du peuple et [sa] passion pour ceux qui sont en
difficulté [l’]a rapidement poussé vers une carrière sociale172. » Il devient éducateur dans le
milieu pénitentiaire en France, travaille plusieurs années à Fleury-Mérogis et, depuis, ne
165
Patrick Chamoiseau, Manman Dlo contre la fée Carabosse, Paris, Éditions Caribéennes, 1981.
Stéphanie Bérard, « Le Théâtre de Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 173.
167
Les représentations auront lieu en France (2004 et 2006) et en Martinique (2005).
168
Wendy Knepper, Patrick Chamoiseau: A Critical Introduction, Jackson, University Press of Mississippi,
2012, p. xi.
169
Chamoiseau affirme cela dans son entretien radiophonique avec Alain Veinstein (1986). Samia KassabCharfi et d’autres critiques s’accordent également pour fixer l’année 1975 comme la date d’émigration de
l’écrivain.
170
Id.
171
Id.
172
Id.
166
39
quittera pas ce métier. De retour en Martinique, il va reprendre son travail d’éducateur à la
Protection Judiciaire de la Jeunesse.
Durant son séjour à Paris, Chamoiseau s’affirme dans sa carrière d’écrivain. Il
continue à faire du théâtre pendant ses études et fait jouer certaines de ses pièces. Par
ailleurs, l’exil le met dans « une sorte d’introspection personnelle173 » qui l’amène à écrire
pour essayer de « comprendre ce qui nous était arrivé, mieux appréhender ce que nous
étions, mieux explorer notre existence. » (EPD, 85) En 1976174, les éditions du Seuil
refusent « en des termes qui [l]e laissèrent sans écriture durant une charge de temps. »
(EPD, 86) le manuscrit de son premier roman, Notre dernière chance (inédit), au sujet
d’une grève agricole. Il abandonne donc pour quelque temps le roman et le marché éditorial
parisien, mais poursuit sa collaboration avec des collègues antillais pour la production
théâtrale et la publication de bandes dessinées telles que Les Antilles sous Bonaparte :
Delgres175 et Le retour de Monsieur Coutcha176.
L’envie d’écrire des romans revient grâce à la lecture de Malemort de Glissant et de
Dézafi de Frankétienne (EPD, 91-92). Ces textes provoquent un éveil chez Chamoiseau,
menant à une problématisation de l’écriture, à un français créolisé. Chronique des sept
misères est publié chez Gallimard en 1986, après le refus de plusieurs éditeurs antillais et
français. Il obtient le Prix Kléber Haedens, le Prix de l'île Maurice et le Prix international
francophone Loys Masson. Ce roman, comme le précise Olga Hél-Bongo, est un succès de
librairie177.
Après dix ans d’« exil178 », comme il le dit lui-même, Chamoiseau rentre en
Martinique en 1986, sans couper pour autant ses liens avec la France. Il continuera à
publier la plupart de ses textes dans des maisons d’édition parisiennes et à participer à des
événements culturels, hommages et salons du livre organisés à l’Hexagone.
173
Entretien radiophonique avec Alain Veinstein (1986).
Wendy Knepper, Patrick Chamoiseau: A Critical Introduction, op. cit., p. xi.
175
Patrick Chamoiseau et Georges Puisy, Les Antilles sous Bonaparte, Fort-de-France, Désormeaux, 1981.
176
Patrick Chamoiseau et Tony Delsham, Le retour de Monsieur Coutcha, Fort-de-France, M.G.G., 1984.
177
Olga Hél-Bongo, « Quand le roman se veut essai », thèse citée, f. 125.
178
Cf. Patrick Chamoiseau et al., « Ethnologues de nous-mêmes », dans L’Autre, vol. 12, no 2, 2011, p. 137.
174
40
En 1988 paraît son deuxième roman, Solibo magnifique, chez Gallimard. Il aborde la
problématique de la mort du conteur créole, gardien de la mémoire, dont le personnage du
« Marqueur de paroles » se fait l’héritier. La même année, Chronique des sept misères est
réédité en collection « Folio » avec une préface de Glissant. Chamoiseau publie également,
chez Hatier, un recueil de contes créoles, Au temps de l’antan, récompensé par le Grand
prix de la littérature de jeunesse. Il collabore avec les photographes Emmanuel Valentin et
Michel Renaudeau dans l’ouvrage Martinique, publié chez Richier/Hoa-Qui, et il prononce,
avec Confiant et Bernabé, une conférence intitulée Éloge de la Créolité au Festival Caraïbe
de la Seine-Saint-Denis. Cette dernière, publiée chez Gallimard en 1989, est d’une
importance capitale pour les trois coauteurs puisqu’elle s’érige en manifeste du nouveau
mouvement littéraire antillais de la Créolité et encourage diverses entreprises de promotion
du créole. En 1989 paraît aussi le moyen-métrage Les oubliés de la liberté de Guy
Deslauriers, avec un scénario de Chamoiseau.
En 1990 est publié chez Hatier le premier tome de la trilogie autobiographique de
Chamoiseau : Antan d’enfance. Il y consigne les premières années de sa vie et sa
disposition à l’« émerveille », malgré les difficiles conditions de vie qui surgissent dans
chacun des souvenirs. Cette œuvre obtient le Grand Prix Carbet de la Caraïbe et sera
rééditée chez Gallimard en 1993 sous le nom Une enfance créole I : Antan d’enfance.
En 1992, année de commémoration du 500e anniversaire de la « découverte » de
l’Amérique, Chamoiseau publie son troisième roman, chez Gallimard, Texaco. Celui-ci
retrace l’histoire de la création et de la subsistance de ce modeste quartier martiniquais, en
se reportant aux origines de l’histoire coloniale antillaise, par le biais de l’histoire de la
lignée de Marie-Sophie laborieux, héroïne du roman et « mère » de Texaco. Le roman est
récompensé par le prix littéraire français le plus prestigieux, le Prix Goncourt, conférant à
Chamoiseau une consécration internationale. La même année, il codirige avec Jacques
Corzani et Martine Allain le Dictionnaire encyclopédique des Antilles et de la Guyane
publié chez Désormeaux. Par ailleurs, il s’engage politiquement par la cofondation, avec
Garcin Malsa, Édouard Glissant et Raphaël Confiant, du Mouvement des Démocrates et
des Écologistes pour une Martinique Souveraine (MODEMAS), parti de gauche dont il sera
pendant quelques années le vice-président.
41
En 1993, Chamoiseau participe à la conception du documentaire Sorciers, réalisé par
Guy Deslauriers, au sujet des quimboiseurs qui exercent encore en Martinique. En 1994,
paraît le film de Deslauriers L’exil du roi Behanzin, avec un scénario de Chamoiseau. Le
long-métrage raconte l’histoire du roi du Dahomay, vaincu par l’armée française en 1890 et
exilé en Martinique. La même année, il publie chez Gallimard le deuxième tome de son
autobiographie, Chemin d’école, où il retrace avec humour son expérience aliénante à
l’école française. Il participe également à l’ouvrage collectif d’essais et de nouvelles Écrire
la parole de nuit. La nouvelle littérature antillaise aux côtés d’Édouard Glissant, Raphaël
Confiant, René Depestre, Ernest Pépin et Gisèle Pineau, entre autres. Chamoiseau s’y
exprime au sujet de la nécessité d’assurer une continuité entre l’oralité et l’écriture, le
conteur et l’écrivain. Toujours en 1994, Chamoiseau publie, en collaboration avec le
photographe Rodolphe Hammadi, Guyane. Traces-mémoires du bagne aux Éditions du
Monum/Patrimoine. Il y recrée les histoires inscrites dans les « traces-mémoire » du bagne
guyanais.
En 1996 paraît le documentaire sur Édouard Glissant, réalisé par Guy Deslauriers –
avec un scénario de Chamoiseau – pour la série française « Un siècle d’écrivains ». Puis,
paraissent chez Gallimard, en 1997, l’essai Écrire en pays dominé, sorte d’autobiographie
intellectuelle et littéraire de Chamoiseau, et le roman L’esclave vieil homme et le molosse
qui s’inscrit de manière originale dans la tradition antillaise du roman marron 179. Dans ces
textes surgit la figure du « guerrier » qui donne lieu à la création du « Guerrier de
l’imaginaire ».
En 1998, année du décès de Man Ninotte, Chamoiseau publie Émerveilles, un livre
pour enfants, et Elmire des sept bonheurs. Confidences d’un vieux travailleur de la
distillerie Saint-Étienne, en collaboration avec le photographe Jean-Luc de Laguarigue,
tous deux chez Gallimard. Un an plus tard paraît chez le même éditeur un ouvrage critique
sur les figures majeures de la littérature antillaise rédigé en collaboration avec Confiant :
Lettres créoles : tracées antillaises et continentales de la littérature : Haïti, Guadeloupe,
Martinique, Guyane, 1635-1975. Puis, en 1999, Chamoiseau compose un autre scénario de
179
À ce sujet, voir Marie-Christine Rochmann, L’esclave fugitif dans la littérature antillaise. Sur la déclive
du morne, Paris, Karthala, 2000.
42
film pour Guy Deslauriers : Le passage du milieu. Le long-métrage témoigne de l’horreur
de la traite négrière par la représentation d’un voyage sur un bateau négrier, narré par la
voix d’un esclave.
En 2000 et 2001, Chamoiseau publie deux nouveaux livres, en collaboration avec
Jean-Luc de Lagarigue : Case en pays-mêlés, publié chez Traces HSE, et Métiers créoles :
tracées de mélancolie, publié chez Hazan. Un an plus tard, paraissent Le commandeur
d’une pluie, chez Gallimard jeunesse, Livret des villes du deuxième monde, aux éditions du
Monum/Patrimoine, ainsi que son cinquième roman, Biblique des derniers gestes, chez
Gallimard. Ce dernier narre, en 865 pages, la vie de « quinze milliards d’années » du
combattant anticolonialiste Balthazar Bodule Jules. Le récit a lieu le jour de sa mort,
provoquée « non pas [par] son grand âge, mais [par les] rigueurs de son échec » (BDG, 15).
Il reçoit le Prix Spécial du Jury RFO. Chamoiseau compose également le scénario pour
Biguine, troisième film de Guy Deslauriers sorti en 2004, où il aborde la problématique du
métissage à travers l’histoire de la biguine, danse et musique issue du contact de cultures à
Saint-Pierre.
En 2005, paraît chez Gallimard le dernier tome de son autobiographie, À bout
d’enfance : l’écrivain raconte son éveil à la sexualité par la « découverte » des petites filles.
Ce récit, comme les deux autres, laisse entrevoir, malgré l’humour du narrateur, les
violences de la société antillaise.
En 2007, Chamoiseau écrit, en collaboration avec Glissant, un manifeste en réaction à
la création du Ministère de l’identité en France : Quand les murs tombent. L’identité
nationale hors-la-loi?, publié aux éditions Galaade. Il collabore avec la photographe Anne
Chopin dans la publication de Martinique vue du ciel. Trésors cachés et patrimoine naturel,
paru chez HC éditions. Enfin, il publie son sixième roman, Un dimanche au cachot, chez
Gallimard, pour lequel il reçoit le Prix du livre RFO en 2008. Ce roman, de même que
L’esclave vieil homme et le molosse, aborde la thématique de l’esclavage. Mais Un
dimanche au cachot se distingue par son héroïsation des esclaves qui choisissent de résister
à l’intérieur de la plantation, plutôt que par le marronnage. Le roman présente de forts liens
intertextuels avec L’esclave vieil homme et le molosse et tous deux seront réédités
ensemble, chez Gallimard « Folio » en 2010, dans un coffret intitulé Le déshumain
43
grandiose, avec une postface de l’auteur. Dans cette postface, Chamoiseau élabore sous
forme d’essai argumentatif ses idées sur l’Histoire, la mémoire et l’identité antillaises qui
sous-tendent les deux œuvres. Il attribue au silence qui a régné, chez les Antillais, sur le
« crime » (P, 7) constitué par la Traite et l’esclavage, un instinct de survie face à
« l’extrême horreur » (Id.). Ce faisant, Chamoiseau inscrit d’emblée, l’Histoire de sa
communauté, sous le signe de l’« indicible » (P, 8). Il montre d’abord l’impasse – l’état
d’une « mémoire obscure » – de laquelle il propose de sortir par l’« expérience », en tant
que « lieu d’un surgissement » (P, 22) permettant la naissance d’une « mémoire
consciente », transformatrice.
Dans les années qui suivront, Chamoiseau va poursuivre dans la même voie
empruntée jusqu’ici en ce qui concerne la variété et l’abondance de sa production. Il
continue à s’investir dans le roman180, l’essai181, la bande dessinée182, la littérature de
jeunesse183, le théâtre184 et le cinéma185. Il aurait même créé un jeu vidéo sur Manman
Dlo186. Chamoiseau reste également un intellectuel engagé, prenant position sur des sujets
d’actualité et contribuant, par son travail social, au bien-être de sa communauté. Non
seulement il travaille, du moins jusqu’en 2010 ou 2011187, au Tribunal de Fort-de-France
comme éducateur pour les jeunes délinquants, mais il dirige, dès 2011, le projet de
valorisation culturelle et patrimoniale de Saint Pierre et des Trois îlets lancé par Serge
180
Depuis 2007, l’écrivain a publié trois romans : Les neuf consciences du Malfini (Gallimard 2009),
L’empreinte à Crusoé (Gallimard, 2012) et Hypérion le victimaire. Martiniquais épouvantable (La Branche,
2013).
181
Patrick Chamoiseau, Césaire, Perse, Glissant. Les liaisons magnétiques, Paris, Philippe Rey, 2013.
182
Patrick Chamoiseau et Thierry Ségur, Encyclomerveille d'un tueur, Paris, Delcourt, 2009.
183
Patrick Chamoiseau, Le papillon et la lumière, Paris, Philippe Rey, 2011 (Réédité chez Gallimard Folio en
2013).
184
Stéphanie Bérard affirmait, en 2010, que Chamoiseau avait « récemment accepté une commande d’écriture
du comité de lecteurs du Théâtre National de Bretagne à Rennes. » (Stéphanie Bérard, « Patrick Chamoiseau :
un théâtre qui s’accorde à la complexité du monde », art. cit., p. 216.)
185
Scénario du film Aliker (2009) réalisé par Guy Deslauriers.
186
Nous n’avons pas connaissance de la parution du jeu vidéo susmentionné, mais, en 2006, Chamoiseau
disait, selon Stéphanie Bérard, qu’il était alors en train de le préparer. (Stéphanie Bérard, « Le théâtre de
Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 172.) Thierry Ségur, dessinateur dans la BD Encyclomerveille d’un tueur,
confirme cette information en précisant qu’il a rencontré pour la première fois Chamoiseau en 2004, « au
travers d’une collaboration pour un jeu vidéo dont il était le scénariste. » (voir l’entretien avec Chamoiseau
publié sur : http://www.editions-delcourt.fr)
187
Dans l’entretien publié en 2011 dans L’Autre, les rédacteurs affirment avoir rencontré l’écrivain à son lieu
de travail, à Fort-de-France, où il était toujours éducateur de la Protection Judiciaire de la Jeunesse. Patrick
Chamoiseau et al., « Ethnologues de nous-mêmes », art. cit., p. 135.
44
Lechtimy, président du Conseil Régional. En 2010, il sera récompensé par la décoration
honorifique de Commandeur des Arts et des Lettres du Ministère de la culture français.
En somme, les dispositions familiales de Chamoiseau font de lui un agent à faibles
capitaux économique, social et culturel. Sa conscience de déclassement social est vécue de
manière violente, ce qui engendre en lui un certain nombre de complexes. Sa personnalité
timide le dispose à la lecture, puis à l’écriture, où il trouve une forme de reclassement
symbolique.
Chamoiseau incorpore également des représentations positives des conceptions de
famille et de communauté, et garde des attaches profondes envers ses origines. Il acquiert
des valeurs de solidarité, d’effort, de persévérance, ainsi qu’une ambition de dépassement
et d’amélioration par le travail. Son entourage lui fournit des modèles de résistance, de
contestation et de transgression, ce qui va le disposer à une implication sociale suivant un
idéal de justice et d’égalité. Sa mère, idéal de résistance et de combativité face à toutes les
adversités, lui enseigne la force de sacrifice, la persévérance, l’astuce, la générosité et la
gaieté. Son père illustre l’esprit critique et la transgression : il a choisi, contre toutes les
convenances et au prix de ses attaches familiales, d’épouser une femme noire, à une période
où c’était « comme rebrousser chemin sur l’amélioration de la race. » (E3, 61) Enfin, ses
frères et sœurs lui prouvent, par le travail, que le reclassement social est possible.
3. 2. POSITIONS
Comprendre les productions artistiques implique au préalable, selon Bourdieu, de
saisir qu’« elles sont la résultante de la rencontre de deux histoires, l’histoire de la position
du poste qu’ils occupent, et l’histoire de leurs dispositions188 ». Nous nous efforcerons donc
de déterminer, grâce à l’analyse des réseaux construits par Chamoiseau, « comment il s’est
assuré une position en accommodant ses dispositions […] aux possibles que lui offrait le
champ en tant que structure de relations189. »
188
Cité par Jacques Dubois « Du modèle institutionnel à l’explication de textes », dans Maurice Delcroix et
Fernand Hallyn [dir.], Méthodes du texte : introduction aux études littéraires, Paris/Louvain-la-Neuve,
Duculot, 1990 [1987], p. 310.
189
Id.
45
L’émergence de Chamoiseau dans le champ littéraire antillais s’est faite de manière
progressive, selon des dispositions qui l’ont amené, dans une première étape, à s’investir
doublement dans des genres prestigieux et dans la para-littérature. En effet, le manque de
capital symbolique le porte à s’investir « à vide » dans l’écriture de poèmes « doudouistes »
et césairiens, puis au théâtre. Mais la bande dessinée va lui permettre de subvenir, la
première, à ses besoins économiques.
Pendant son adolescence, Chamoiseau va s’initier à la vie culturelle de Fort-deFrance, dominée par la puissance de la figure de Césaire et par le rayonnement de la
Négritude. Il va assister à des festivals culturels, à des récitals de poésie militante
anticolonialiste et à des représentations théâtrales engagées qui vont accroître sa conscience
critique. Les débuts de Chamoiseau comme écrivain de théâtre sont motivés par la
fréquentation du milieu dramaturgique de Fort-de-France, où il a rencontré deux metteurs
en scène prestigieux : Jean-Marie Serreau et surtout Yvan Labéjof. Celui-ci est devenu le
metteur en scène de l’une de ses premières pièces, « Solitude la mulâtresse », dont il aurait
commandé l’écriture à Chamoiseau190. Serreau et Labéjof appartiennent à l’avant-garde
théâtrale française des années 1960. Serreau est le premier metteur en scène de Césaire en
France et Labéjof a été son collaborateur191. Grâce à leurs liens avec Césaire, ils assistent à
diverses représentations théâtrales à Fort-de-France au début des années 1970, et Labéjof
s’installe par la suite en Martinique. En faisant jouer « Solitude la mulâtresse » dans
plusieurs villes de France et, notamment, au festival d’Avignon, Labéjof a permis à
Chamoiseau de commencer à se faire connaître, ne serait-ce que dans les milieux avantgardistes du théâtre français. Par ailleurs, Labéjof a fait jouer la pièce par sa compagnie
théâtrale Fer de Lance, créée en 1972 avec des acteurs antillais. Chamoiseau a ainsi
rencontré de jeunes agents du champ théâtral parisien, comme l’actrice martiniquaise
Marie-Lise Ampigny, avec qui il va collaborer par la suite. Labéjof raconte que
Chamoiseau, « qui n’avait qu’une vingtaine d’années et n’était pas homme de théâtre, a
190
C’est ce qu’affirme Labéjof (Eric Hersilie-Héloïse, Adams Kwateh et Yvan Labéjof, « Yvan Labéjof : “Je
suis toujours dans le monde de Césaire” », dans France-Antilles Martinique [en ligne], 1er juillet 2014.
http://www.martinique.franceantilles.mobi/regions/departement/yvan-labejof-je-suis-toujours-dans-le-mondede-cesaire-261516.php). Chamoiseau ne dit pas que l’adaptation lui fut commandée, mais il reconnaît que
Labéjof lui avait parlé de l’histoire de La Mulâtresse Solitude et qu’il lui avait offert le roman (Stéphanie
Bérard, « Le Théâtre de Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 171).
191
Eric Hersilie-Héloïse, Adams Kwateh et Yvan Labéjof, « Yvan Labéjof : “Je suis toujours dans le monde
de Césaire” », art. cit.
46
réussi une adaptation d’une justesse remarquable au point que l’auteur du roman a félicité
la pièce192. »
En ce qui concerne la bande dessinée, elle a d’abord permis à Chamoiseau d’établir
des liens, qui dureront plusieurs années, avec l’un des acteurs culturels les plus importants
et les plus médiatiques à la Martinique et aux Antilles : Tony Delsham. Dans les années
1970, face à une Martinique inondée des médias français, Delsham met en place une
structure éditoriale locale et s’investit dans les productions culturelles de masse. Après le
roman-feuilleton, la bande dessinée se révèle le type de littérature le plus consommé par la
population locale. Ainsi, en 1972, il crée la première bande dessinée antillaise : M. G. G.193,
la maison d’édition avec le même nom et le magazine Martinique Hebdo. Chamoiseau va
dès lors collaborer avec lui par la bande dessinée, puis, comme critique littéraire dans le
magazine Antilla.
La publication de bandes dessinées ne va pas conférer à Chamoiseau un grand capital
symbolique, mais elle va lui permettre de se faire connaître dans le milieu culturel antillais,
ce dont témoigne sa toute première rencontre avec Glissant. « J’étais avec un ami qui était à
l’IME, l’école qu’il [Glissant] dirigeait. C’était un ami d’enfance. Il avait réussi au bac et
allait donc visiter ses professeurs. J’avais accompagné cet ami chez Glissant et lui, en me
voyant, il m’avait dit : “Ah, c’est vous qui faites les petites bandes dessinées. Bravo !
Continuez, continuez.”194 » Le neuvième art ouvre ainsi à Chamoiseau les premières portes
dans le milieu éditorial martiniquais, puisque c’est aussi pour la bande dessinée que
Chamoiseau sera engagé, plus tard, par Émile Desormeaux.
La carrière de Chamoiseau prend un nouveau tournant lors de son séjour à Paris. Il
fréquente d’abord le milieu universitaire, le milieu pénitentiaire et le milieu du théâtre.
Avec une tentative infructueuse de publication romanesque, son entrée dans le champ
192
Eric Hersilie-Héloïse, Adams Kwateh et Yvan Labéjof, « Yvan Labéjof : “Je suis toujours dans le monde
de Césaire” », art. cit.
193
Pour une brève historique de la bande dessinée aux Antilles, lire l’article de Christophe Cassiau-Haurie,
« La BD caribéenne francophone en mal d’auteurs et d’éditeurs », dans Africultures [en ligne], le 10
septembre 2008. http://www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=8066#sthash.YKkx7rkI.dpuf
194
Luiggia Pattano, « Sur L’Éloge de la Créolité : un entretien avec Patrick Chamoiseau », dans Mondes
francophones.com [en ligne], 5 janvier 2011, p. 18. http://mondesfrancophones.com/espaces/creolisations/surleloge-de-la-creolite-un-entretien-avec-patrick-chamoiseau/
47
littéraire français se fait par le théâtre et par le biais de réseaux antillais à Paris, à savoir les
Éditions Caribéennes, qui publient Manman Dlo contre la fée Carabosse, et des circuits
dramaturgiques antillais et africains. Les conditions sont favorables : un espace de diffusion
pour le théâtre « noir » s’y était créé et Chamoiseau comptait, en quelque sorte, sur le
« parrainage » d’un artiste et metteur en scène reconnu dans le champ, Yvan Labéjof.
En effet, dans les années 1970, le théâtre français est un théâtre engagé195. Dans ce
contexte, comédiens et metteurs en scène africains et antillais se regroupent sous l’initiative
du metteur en scène martiniquais Benjamin Jules-Rosette et de la comédienne Darling
Légitimus pour donner naissance, en 1975, à la troupe du « Théâtre Noir ». Quatre ans plus
tard, la troupe fonde, au 20e arrondissement, l’Ensemble Culturel Théâtre Noir. Cet espace
est à la fois un « lieu de rencontre et de diffusion196 » pour le théâtre de l’Afrique
subsaharienne et des Antilles et permet enfin aux comédiens noirs « de dire des textes de
grande qualité bien loin des “Madame est servie !” qui leur étaient réservés197. » Les
comédiens Marie-Line Ampigny et Luc Saint-Eloy, qui ont fait partie de la troupe du
Théâtre Noir, fondent ensuite dans le même esprit la compagnie du Théâtre de l’AIR
(Artistes Immigrés Réunis) dans le but d’offrir « une autre notion du théâtre antillais […]
loin des clichés et des stéréotypes198 ». Ampigny mettra en scène « Une manière
d’Antigone » de Chamoiseau, entre autres au Théâtre Noir. Chamoiseau va ainsi se faire
une place dans ce milieu un peu marginal du théâtre parisien, mais beaucoup plus
accessible pour lui que n’importe quelle autre sphère. L’une des clés de la réussite de ses
pièces, en ce sens qu’elles ont été représentées, aura été sa connaissance pratique du
milieu : « [j]e n’ai jamais écrit une pièce sans penser aux moyens », déclare l’écrivain. « Je
sais toutes les difficultés : le transport de l’œuvre, le décor, le peu d’argent dont on dispose.
J’ai toujours fait du théâtre “pauvre”199. »
La deuxième tentative de publication d’un roman, inspiré cette fois-ci des esthétiques
195
Dominique Viart et de Bruno Vercier, La littérature française au présent, 2e édition augmentée, avec la
collaboration de Franck Evrard, Paris, Bordas, 2008, p. 499.
196
Axel Arthéron, « Regards sur le “Théâtre Noir” de Benjamin Jules-Rosette », dans Africultures, vol. 2/3,
no 92-93, 2013 p. 266.
197
Id.
198
Stéphanie Bérard, « Résister, marronner, créer “hors domination” : le Théâtre de l’Air Nouveau de Luc
Saint-Éloy », dans Africultures, vol. 2/3, no 92-93, 2013 p. 271.
199
Stéphanie Bérard, « Le Théâtre de Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 167.
48
de Glissant et de Frankétienne, va être fructueuse et déterminante dans la carrière de
Chamoiseau. L’aventure éditoriale de Chronique des sept misères n’a pas été facile ; mais
elle a permis à l’écrivain d’entrer en contact avec Glissant et d’émerger dans le champ
littéraire français grâce à la sortie du texte chez l’un des éditeurs les plus prestigieux de
l’institution. Chamoiseau en parle dans son entretien avec Luiggia Pattano :
quand Chronique des sept misères a été fini, j’ai pensé tout de suite que c’était à Glissant de le
préfacer. Et comme en plus ça venait de son travail, j’avais envie de savoir ce qu’il allait en
penser. C’est donc à ce moment-là que j’ai cherché à le rencontrer. J’ai appris qu’il était
directeur du Courrier de l’Unesco, j’ai téléphoné à l’Unesco et on me l’a passé. Je lui ai dit que
j’avais écrit un roman et demandé s’il voulait le lire. Glissant m’a répondu de le déposer chez
lui, et que oui, il allait le lire. Par conséquent, je suis allé à l’Unesco. Je ne sais plus en quelle
année. Peut-être quatre ans avant la sortie du livre. Peut-être dans les années quatre-vingt-trois
quatre-vingt-quatre. Je suis allé à l’Unesco, je lui ai donné le manuscrit. Lui, il était au
téléphone. Il m’a dit : « Déposez le manuscrit sur la table. » Moi, je l’ai déposé et suis reparti.
Trois ou quatre mois plus tard, n’ayant aucune nouvelle, je l’ai rappelé pour savoir s’il l’avait
lu. Glissant m’a répondu que c’était pas mal et qu’il l’avait déposé aux Éditions du Seuil. Et il
l’avait effectivement déposé aux Éditions du Seuil avec une recommandation pour qu’il soit
édité. Ce qui m’avait surpris parce que moi, j’avais l’idée de ne pas me faire publier en France,
mais de me faire publier en Martinique. Au lieu de faire le circuit habituel, je voulais choisir
une maison d’édition antillaise. Soit les Éditions Desormeaux soit les Éditions Caribéennes.
Mais quand Glissant m’a dit qu’il l’avait déposé au Seuil, j’ai laissé aller. Le Seuil a refusé. Et
d’ailleurs, toutes les maisons d’édition antillaises ont refusé. Les Éditions Caribéennes ont
refusé. Les Éditions Desormeaux ont refusé. Tony Delsham (les Éditions MGG) a refusé aussi
en me disant : « Non, mais c’est un truc d’intellos. Personne ne va lire ça. C’est illisible. » Et
quand ça a été refusé un peu partout, en désespoir de cause, je l’ai déposé chez Gallimard, où il
a été accepté. Chronique des sept misères est donc sorti et a eu un grand succès. Je suis passé
chez Bernard Pivot. Je n'avais toujours pas revu Glissant. Ce n'est qu'en quatre-vingt-huit,
quand j'ai publié Solibo Magnifique, que j’ai essayé de le revoir pour lui offrir le livre. Je suis
allé donc chez lui, place Furstenberg… Je l’ai rencontré dans la rue au moment où il était en
train d’entrer. Je lui ai dit: « Je vous ai apporté mon dernier livre. » Et lui : « C’est formidable!
On fait une fête. » Et c’est là que ça a commencé. Il a fait une fête chez lui pour la sortie de
Solibo Magnifique. Son épouse avait fait des marinades. Ça avait été une belle soirée. On avait
diné ensemble. Et depuis on ne s’est jamais quittés200.
Ainsi, Glissant joue un rôle fondamental dans la reconnaissance de Chamoiseau
comme écrivain, notamment par sa préface à Chronique de sept misères et par l’amitié qui
les fera collaborer ensemble jusqu’au décès de celui-là. Pourtant, il semblerait que ce ne fut
pas la recommandation de Glissant au Seuil ni sa préface – qu’il ne rédigera, d’ailleurs, que
deux ans après la publication du roman, lors de sa réédition en collection Folio – ce qui
ouvrit à Chamoiseau les portes de Gallimard et lui garantit un tel succès, confirmé par les
ventes et par les prix. Certes, il s’agit toujours d’un concours de circonstances. Mais on ne
peut pas négliger, tel que le rappelle Dubois, que « [s]i l’institution française se fait
200
Luiggia Pattano, « Sur L’Éloge de la Créolité : Un entretien avec Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 18-19.
49
aujourd’hui accueillante à ses “périphéries”, c’est pour autant que celles-ci intègrent les
normes qu’elle édicte. […] [E]lle tolère mal que votre langue, votre imaginaire, votre
comportement institutionnel diffère des siens201. » Ceci dit, trois facteurs ont pu jouer,
selon nous, en faveur de Chamoiseau. Premièrement, l’état du champ littéraire français des
années 1980, qui constitue un contexte favorable à l’accueil des littératures francophones.
Deuxièmement, la forte correspondance entre les prises de position de Chronique des sept
misères et les principales tendances du champ littéraire français. Troisièmement, le choix
de la maison d’édition, avec un comité de lecteurs favorables à l’ouverture aux imaginaires
étrangers.
Parmi les caractéristiques du champ littéraire français contemporain citées par
Dominique Viart et Bruno Vercier dans La littérature française au présent, nous pouvons
relever la prédominance du genre romanesque, de nouveau associé au goût de la narration,
ainsi que la disposition à l’émergence d’écrivains provenant d’origines et de milieux
sociaux de plus en plus divers202. On constate, par leur description du champ, une ouverture
grandissante aux littératures de l’ailleurs, notamment par leur rôle dans le renouvellement
du roman et de l’écriture. Les littératures antillaises, par exemple, occupent une place à part
dans l’ouvrage, non seulement par la qualité littéraire qu’on leur reconnaît, mais aussi par
l’originalité du français et des formes narratives qu’elles introduisent. En effet, les
littératures antillaises sont perçues par certains critiques français comme « plus
authentiquement jeunes, créatives et vivantes que bien des discours trop sûrs d’eux, qui
risquent de n’être bientôt que des académismes203. » C’est aussi l’opinion de Raphaël
Confiant, pour qui l’on assiste à un « dessèchement204 » du français et des contenus de la
littérature française : « En France, on ne peut faire un roman qui se passe en province, car
les critiques littéraires vont rire de vous, ils vont se dire que vous faites de la littérature
régionale205. » Et il ajoute :
201
Jacques Dubois, « En finir avec la marginalité », dans Lise Gauvin et Jean-Marie Klinkenberg [dir.],
Écrivain cherche lecteur : l’écrivain francophone et ses publics, Paris, Créaphis, 1991, p. 124.
202
Dominique Viart et Bruno Vercier, « Introduction », La littérature française au présent, op. cit., p. 7-24.
203
Propos de Joël Thomas dans une Rencontre de novembre 1994 à l’Université de Perpignan (Catherine
Delpech et Maurice Roelens [dir.], Société et littérature antillaises aujourd’hui, Perpignan, Presses
universitaires de Perpignan (Cahiers de l’Université de Perpignan no 25), 1997, p. 57.)
204
Paola Ghinelli, « Raphaël Confiant », dans Archipels littéraires, Montréal, Mémoire d’encrier, 2005, p. 66.
205
Id.
50
C’est d’ailleurs pourquoi la créolité, et la littérature francophone en général ont eu autant de
succès en France, ce n’est pas vraiment en raison de notre talent. Comme en France ils ont
cette littérature très étouffée, nous sommes une sorte d’oxygène pour eux, ils sentent bien
qu’ils ont besoin de quelque chose de différent, et pour cela ils font appel à la littérature qu’ils
appellent exotique. Mais eux-mêmes ne changent pas leur manière d’écrire, car la littérature
française n’est pas populaire du tout, c’est une littérature élitiste. […] Quand Patrick
Chamoiseau a obtenu le prix Goncourt, ça faisait dix-sept ans qu’on n’avait pas traduit un prix
Goncourt en anglais206 !
Le contexte favorise ainsi la recherche effrénée de « la production littéraire et
artistique non occidentale207 ». D’où, entre autres, la place de plus en plus importante
accordée aux écrivains francophones dans le marché éditorial208 et dans la course aux
prix les plus prestigieux de l’institution parisienne209. Certes, l’avancée des écrivains
francophones ne va pas sans résistance210 dans le champ littéraire français. Mais la
nécessité et la volonté d’ouverture à ces littératures sont indéniables : la récente nomination
de Dany Laferrière à l’Académie française est symboliquement significative. Il s’agit sans
doute, comme le soutiennent Viart et Vercier, d’un trait de « l’annexionnisme211 » français,
d’autant plus stratégique pour leur institution qu’il leur permet de conserver la domination
du marché culturel en langue française, dans une période où l’intérêt mondial envers les
pays du Sud va grandissant.
La deuxième circonstance favorable à l’émergence de Chamoiseau, à savoir les
tendances romanesques prépondérantes dans le champ littéraire français depuis les années
206
Paola Ghinelli, « Raphaël Confiant », dans Archipels littéraires, op. cit., p. 67.
Nadège Veldwachter, Littérature francophone et mondialisation, Paris, Karthala, 2012, p. 89.
208
On peut citer, par exemple, la création de collections ou de maisons d’édition spécialisées dans les cultures
et les littératures du « Sud » comme Karthala et L’Harmattan.
209
En effet, la quantité de prix littéraires prestigieux accordés aux écrivains francophones augmente
progressivement. À titre d’exemple, le prix Renaudot a été décerné, depuis les cinquante dernières années, à
Glissant (1958), René Dépestre (1988), Ahmadou Kourouma (2000), Alain Mabanckou (2006), Tierno
Monenembo (2008) et Scholastique Mukasonga (2012). Ce qui montre que, depuis le début du XXI e siècle,
plus d’un quart des prix Renaudot ont couronné des écrivains francophones.
210
On peut citer, à ce sujet, le cas de Chamoiseau et la polémique suscitée par l’attribution du prix Goncourt à
Texaco en 1992. Bernard Pivot s’est illustré, dans sa revue Lire, à dénoncer l’influence exercée par Milan
Kundera sans laquelle, selon lui, Chamoiseau n’aurait pas reçu le prix. Il va même intituler son article : « Et
pour finir, le Goncourt aussi à Kundera » et signaler le « lobbying » exercé par les grands éditeurs dans la
course aux prix. Pourtant, l’intérêt de sa critique réside moins dans le dévoilement des manigances pour
l’obtention des prix que dans l’image dégradante de l’œuvre chamoisienne (transférable, évidemment, aux
littératures francophones) qu’il s’efforce d’imposer. « Reste cette interrogation », déclarera-t-il : « comment
Milan Kundera a-t-il pu lire de bout en bout ce roman gros et ardu ? Ses complications linguistiques ont
découragé des lecteurs dont la première langue est pourtant le français. » (Cité par Dominique Chancé,
« Texaco de Patrick Chamoiseau, prix Goncourt 1992 », dans Jean-Louis Cabanès et al., Les Goncourt dans
leur siècle. Un siècle de « Goncourt », Paris, Septentrion, 2005, p. 373).
211
Dominique Viart et Bruno Vercier, La littérature française au présent, op. cit., p. 10.
207
51
1980, montre que les jeux formels qui s’étaient imposés avec le Nouveau-roman cèdent la
place à un intérêt pour le social, pour l’Histoire et pour le sujet212. Les écritures sur
l’Histoire213 se caractérisent par un manque de certitudes, de documents et de témoins qui
provoquent une mise à mal de la linéarité du récit, au profit d’une « reconstruction hésitante
et inquiète d’expériences partielles214 ». Comme dans la littérature antillaise, « il faut
“bricoler” pour parvenir à une vérité possible, recevable à l’épreuve du soupçon, avec les
éléments rassemblés ici et là, dont les failles et défaillances sont connues215. » Le dit de
l’Histoire passe ainsi du côté du sujet et se substitue au « discours global – imposé,
autoritaire, mais aujourd’hui déconstruit216. »
D’autre part, le roman français s’intéresse au réel contemporain et réactive le roman
populaire dans la tradition des Misérables de Hugo et de Germinal de Zola. Comme
Chronique des sept misères, les textes figurent le monde du travail (ouvrier et rural) avec
ses principales problématiques : le chômage, l’exode rural et la progressive disparition de la
culture ouvrière. Face à ces réalités, selon Viart et Vercier, l’écrivain « se fait ethnologue
du présent, retient les traces d’un patrimoine en voie de disparition 217 », où l’on reconnaît,
presque mot pour mot, le rôle que se donne le Marqueur de paroles218.
On s’aperçoit ainsi que Chronique des sept misères rassemble de manière
remarquable et avec un style personnel et novateur la majorité des préoccupations du roman
français contemporain. En effet, cet exemple parfait du roman se plaît à raconter des
histoires, et son originalité réside surtout dans l’emprunt de la structure et des stratégies
narratives du conte, produisant un récit à « expansions » multiples, avec des effets de
212
Dominique Viart et Bruno Vercier, La littérature française au présent, op. cit., p. 7-8.
On pourrait citer, parmi les romans sur les Guerres mondiales, Les Champs d’honneur (1990) de Jean
Rouaud, qui reçut le prix Goncourt, L’Acacia (1989) de Claude Simon, ainsi que le resurgissement de la
littérature des camps, par la réimpression de témoignages de rescapés (tels L’espèce Humaine de Robert
Antelme en 1978 et Les jours de notre mort de David Rousset en 1988) et par la publication de nouveaux
témoignages comme La Douleur (1985) de Marguerite Duras. La publication de travaux importants sur la
Shoah, comme L’écriture du désastre (1980) de Maurice Blanchot, est aussi significative puisqu’elle remet à
jour la problématique de l’insuffisance du langage pour dire l’indicible.
214
Dominique Viart et Bruno Vercier, La littérature française au présent, op. cit., p. 130.
215
Ibid., p. 140-141.
216
Ibid., p. 145.
217
Ibid., p. 221.
218
Dans plusieurs entretiens, Chamoiseau parle du rôle d’ethnologue de l’écrivain antillais. Cf.
notamment Vanessa Girard, Émilie Riback et Claire Mestre, « Ethnologues de nous-mêmes. Entretien avec
Patrick Chamoiseau », dans L’Autre, vol. 12, no 2, 2011, p. 135-143, et Anna Lesne, « S’écrire aux Antilles,
écrire les Antilles. Écrivains et anthropologues en dialogue », dans L’homme, no 207-208, 2013, p. 17-36.
213
52
suspense et des amplifications caractéristiques du conte oral. Le roman s’interroge
également sur le présent, sur les problématiques actuelles vécues en Martinique, tout en
faisant un retour sur l’Histoire de l’esclavage, par le biais incertain de la mémoire et en
donnant la voix à ceux qui ne l’ont jamais eue. En ce sens, le roman de Chamoiseau
satisfait l’horizon d’attente du lectorat français pour l’ailleurs, mis en valeur par le
déploiement d’un français que certains diront « au rhum219 ». Gallimard saura mettre à
profit cet attrait, dans son édition Folio, par une couverture « exotisante » avec des fruits
tropicaux, du rhum, une marchande noire et les contours de l’île.
Enfin, s’il y a toujours une part de chance lorsqu’un écrivain trouve un éditeur, le
profil de Gallimard a été, selon nous, un facteur important pour que la rencontre ait lieu.
En effet, Gallimard « revendique une indépendance capitalistique et éditoriale, notamment
au moyen d’une “structure équilibrée et diversifiée” […] [qui] lui permet “d’avoir une
liberté de manœuvre et d’action plus importante”.220 » Il est vrai, comme le soutient Julien
Denieuil, qu’il peut s’agir d’une « stratégie de communication221 ». Néanmoins, cette
maison d’édition dispose d’un comité de lecture composé d’écrivains aux profils divers
(parmi lesquels Claude Roy, Roger Grenier, Le Clézio, Milan Kundera, Philippe Sollers,
René de Ceccatty et Jean-Marie Laclavetine). Sa collection la plus prestigieuse, la
« Blanche », se caractérise par son éclectisme et repose sur le seul principe qui consiste à
sélectionner les œuvres selon l’« [e]xpression des choix du comité de lecture222 ». En ce
sens, Jean-Marie Laclavetine souligne dans un entretien que « [c]ertaines maisons ont une
ligne éditoriale plus claire. Chez Gallimard, on publie beaucoup, ce qui permet une palette
très large et des goûts très différents. Pour ma part, si je trouve un manuscrit très bon, je le
trouve très bon, il n’y a pas de ligne éditoriale qui tienne. L’important c’est qu’il y ait un
public possible et une tenue stylistique pour la Blanche223. » Par ailleurs, explique-t-il,
219
Propos de Patrick Chamoiseau dans « Un imaginaire pour une mondialité à faire. Fragments de deux
rencontres avec Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant », film réalisé par F. Bertelli, 2007.
220
Julien Denieuil, Concentration éditoriale et biodiversité : quels enjeux pour le livre ?, Paris, L’Harmattan,
2012, p. 116.
221
Id.
222
http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Blanche
223
Compte-rendu de la rencontre avec Jean-Marie Laclavetine du 26 février 2014, publié sur le site de
l’Université Paris 8 : http://www.master-creation-litteraire.univ-paris8.fr/spip.php?article1200
53
« [l]e service commercial n’a aucune voix au chapitre quant aux choix de publications mais
fixe le volume du tirage, la date de sortie, le prix de vente224. »
Dans le même ordre d’idées, le travail de René de Ceccatty comme lecteur et éditeur
chez Gallimard est significatif de l’ouverture revendiquée par la maison d’édition. René de
Ceccatty est un romancier, dramaturge et traducteur avec un intérêt manifeste pour les
cultures et pour les imaginaires divers. Ses traductions d’œuvres littéraires italiennes et
japonaises, son travail de critique littéraire souvent consacré à la littérature antillaise, ainsi
que son réseau d’artistes et amis étrangers225 en témoignent. De Ceccatty a été lecteur chez
Gallimard de 1982 à 1986, c’est-à-dire dans les années où Chamoiseau a déposé le
manuscrit de son roman. Lorsqu’on lui demande s’il a « aidé des auteurs à se révéler », il
répond :
J’aime lire des manuscrits et découvrir des auteurs pour les éditer mais je n’aime pas entretenir
de rapport paternaliste. […] Un écrivain qui est éditeur ou simple lecteur sert la littérature et il
est nécessaire qu’il ait le même enthousiasme pour les livres des autres que pour ses propres
livres, en aidant à la naissance de l’œuvre d’un autre. J’ai édité des livres très différents parce
que j’aime entrer dans d’autres systèmes littéraires. C’est pour cela que j’aime aussi la
littérature étrangère226.
Il ne serait pas étonnant, tout compte fait, que l’hommage que lui rend Chamoiseau en lui
dédiant Antan d’enfance soit relié, entre autres, à l’acceptation de son premier manuscrit.
La publication de Chronique des sept misères chez Gallimard va à elle seule, par la
valeur symbolique de la maison d’édition, assurer à Chamoiseau une place dominante dans
le champ littéraire antillais. Celle-ci sera confirmée, selon lui, par la popularité immédiate
que va lui conférer son passage à l’émission de Bernard Pivot. « La chance pour moi, en
tout cas, ce qui s’est produit, c’est que dès mon premier livre je suis passé chez Bernard
Pivot. Un Noir chez Pivot, à l’époque, c’était vraiment un événement. Je me souviens que
ça avait fait la une de France Antilles à l’époque et ça, ça avait suffi à faire de moi une
224
Compte-rendu de la rencontre avec Jean-Marie Laclavetine du 26 février 2014, publié sur le site de
l’Université Paris 8 : http://www.master-creation-litteraire.univ-paris8.fr/spip.php?article1200.
225
Dans son essai Mes argentins de Paris (Éditions Séguier, 2014), de Ceccatty rend hommage à l’apport
culturel des artistes étrangers, en l’occurrence argentins, en France. Il y raconte la trajectoire de certains de
ses amis proches, comme le metteur en scène Alfredo Arias avec qui il collabore, l’écrivain Hector Biancotti
et la traductrice Silvia Baron Supervielle.
226
Brigitte Aubonnet, « Entretiens avec René de Ceccatty », dans Encres vagabondes, no 12, septembre 1997
(extraits de l’entretien publiés sur le site de la Médiathèque municipale Jacques Thyraud :
http://www.mediatheque.romorantin.com/tag/rene-de-ceccatty/).
54
petite célébrité locale, et tout le monde s’est jeté sur Chronique227. » Ainsi, avec plus de
capital symbolique et une meilleure connaissance du champ, Chamoiseau va pouvoir
aspirer à la consécration, par la production d’un manifeste qui va le placer, aux côtés de
Jean Bernabé et de Raphaël Confiant, en tête de file du nouveau mouvement littéraire
antillais de la Créolité. Comme nous le verrons dans l’analyse des prises de position, Éloge
de la Créolité va permettre aux auteurs, par une habile rhétorique, d’aspirer au dépassement
de la Négritude et de l’Antillanité. Au-delà de la polémique que le manifeste va susciter228,
la portée du mouvement est indéniable. Nombreux écrivains antillais vont se reconnaître
dans leurs idées et la Créolité va fasciner la critique universitaire. La consécration de
Chamoiseau culminera avec l’obtention du prix Goncourt pour Texaco.
Depuis sa carrière de romancier, Chamoiseau enrichira son capital social en se liant à
des acteurs importants des champs littéraires français et antillais. Par ailleurs, son
éclectisme et son esprit critique lui permettront de se mouvoir dans le champ avec une
certaine liberté. En ce sens, sa fidélité envers son principal éditeur, Gallimard, ne
l’empêche pas de publier ailleurs, en France ou aux Antilles, lorsque des amis ou des
projets le sollicitent. De la même manière, il assume ses divers intérêts en s’essayant à tous
les genres et à plusieurs arts, malgré les conseils de son « mentor », Édouard Glissant, qui
lui a « toujours reproché d’écrire des petits livres avec des amis photographes 229 ». Par la
diversité de genres, d’arts et d’activités qu’il embrasse, Chamoiseau se dérobe aux
227
Entretien radiophonique de Patrick Chamoiseau avec Yves Calvi lors de l’émission « Nonobstant »,
diffusée sur France Inter le 2 février 2009. Cf. Samia Kassab-Charfi, Patrick Chamoiseau, op. cit.
228
À sa parution, Éloge de la Créolité a été assez mal reçu aux Antilles, d’une part par Césaire et les
défenseurs de la Négritude, d’autre part par Édouard Glissant. Certaines critiques portaient sur le fait qu’ils
écrivaient en français plutôt qu’en créole et sur leur mise en scène médiatisée (par exemple leur recours à
l’éditeur Gallimard). Césaire s’est montré plutôt indifférent et a déclaré qu’il s’agissait d’un « département de
la Négritude ». Glissant, lui, a reproché à la notion de « créolité » le fait de déboucher sur une définition de
l’être, comme l’avait fait la Négritude pour définir « l’être nègre ». Il a insisté sur la notion de « créolisation »
qu’il avait déjà employée dans Le discours antillais, mettant l’accent sur le « mouvement perpétuel
d’interpénétrabilité culturelle et linguistique » et sur « l’imprévisible » (Lise Gauvin et Édouard Glissant,
L’imaginaire des langues. Entretiens avec Lise Gauvin (1991-2009), Paris, Gallimard, 2010, p. 31-33). La
vision de Chamoiseau sur la réception du manifeste confirme l’ampleur de son impact : « ça a été terrible. Il y
a eu une contestation violente. Les débats ont duré plusieurs années. Il y a eu beaucoup d’opposition. […] On
a réveillé la vie intellectuelle martiniquaise, ça c’est sûr, et guadeloupéenne, parce qu’on était attaqués de
partout. C’était terrible. Mais en même temps on publiait nos romans, on avait des prix littéraires. Et cela
énervait beaucoup de monde, mais ça nous faisait aussi beaucoup de partisans. Donc c’était bien. » (Luiggia
Pattano, « Sur L’Éloge de la Créolité : Un entretien avec Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 4)
229
Ibid., p. 12.
55
étiquettes et se positionne comme une sorte d’« artiste total230 » pouvant atteindre les
publics les plus divers non seulement par leur âge, mais aussi par leurs intérêts et par leur
condition sociale. Sa consécration lui permet d’embrasser avec aisance ces diverses
préoccupations.
3. 3. PRISES DE POSITION
À chaque position occupée par un agent dans un état du champ particulier
correspondent, selon Bourdieu, des prises de position homologues231. Celles-ci, ajoute
Bourdieu, sont constituées par des « œuvres littéraires ou artistiques évidemment, mais
aussi [par des] actes et discours politiques, manifestes ou polémiques232 ». Ainsi, à travers
quelques exemples, nous nous concentrerons sur l’évolution des prises de position
esthétiques de Chamoiseau, depuis son entrée en littérature, jusqu’à sa consécration. Elles
s’accordent, naturellement, aux positions que nous venons de décrire.
La première étape dans la carrière de Chamoiseau est celle que l’on connaît le moins
et qu’il qualifie comme « négriste ». Elle correspond à ses poèmes césairiens, à ses pièces
de théâtre, à ses premières bandes dessinées et à son roman inédit, Notre dernière chance.
Chamoiseau suit la tendance des agents à faibles capitaux décrite par Bourdieu, qui les
pousse, par prudence, à demeurer « conservateurs » et à « se porter vers les positions
dominantes au moment où les profits qu’elles assurent tendent à diminuer du fait même de
l’attraction qu’elles exercent […] et de la concurrence intensifiée dont elles sont le lieu233. »
En effet, Chamoiseau se met à produire une littérature mimétique, en adoptant le ton et les
problématiques de la littérature militante anticolonialiste de l’époque, avec une langue
230
Nous entendons par « artiste total » « l’être d’exception polyvalent, autorisé à “tout” faire. » (Définition
empruntée à Valérie Rousseau, dans « Artistes Or Pairs. Papa Palmerino et le Grand Antonio », dans Inter :
art actuel, n° 89, 2005, p. 54). La notion d’artiste total est à mettre en parallèle avec celle d’« intellectuel
total », employée par Pierre Bourdieu pour décrire la redéfinition de l’intellectuel opérée par Jean-Paul Sartre.
Selon Bourdieu, Sartre « unifie des espaces qui jusque là étaient séparés, le champ philosophique et le champ
littéraire, et il abolit la frontière entre le normalien critique, cuistre, etc. et l’écrivain, plus grand bourgeois,
plus mondain et, du même coup, il donne une figure nouvelle au rôle de l’intellectuel qui était déjà constitué
depuis Zola. […] Sartre constitue donc une sorte de méta-champ, de champ des champs. Le champ du théâtre,
le champ de la littérature, le champ de la critique, le champ des sciences sociales en partie, et le champ de la
philosophie, qui étaient séparés, deviennent réunis, en quelque sorte, à travers lui et à travers Les Temps
modernes » (Pierre Bourdieu, « Le fonctionnement du champ intellectuel », art. cit., p. 20).
231
Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », art. cit., p. 19.
232
Id.
233
Ibid., p. 41.
56
française non questionnée. « Elle ne me posait pas de problèmes – écrit Chamoiseau. Elle
était dominante, et de l’arpenter m’emplissait d’une certitude active qui semblait
créatrice. » (EPD, 64) Manman Dlo contre la fée Carabosse l’illustre suffisamment. La
pièce correspond parfaitement à la description que Bernabé, Chamoiseau et Confiant
esquissent de l’écriture césairienne dans Éloge de la Créolité : « Aimé Césaire restitua
l’Afrique mère, l’Afrique matrice, la civilisation nègre. Au pays, il dénonça les
dominations et son écriture, engagée, prenant son allant dans les modes de la guerre, il
porta des coups sévères aux pesanteurs post-esclavagistes. » (EC, 17)
Manman Dlo contre la fée Carabosse s’ouvre par une citation de René Ménil,
s’inscrivant ainsi sous l’égide de la Négritude. L’histoire se passe aux Antilles, mais oppose
l’Europe à l’Afrique. Les Antilles sont donc associées à l’Afrique et à sa culture. Voici
comment l’avant-propos résume la pièce :
Aux Antilles, les colons sont venus, porteurs de leur Imaginaire.
Les Africains aussi.
Les colons ont amené la Fée Carabosse. Les Africains ont amené Manman Dlo. […] La bataille
était inévitable. […]
Mais, pour vaincre, [Manman Dlo] devra opérer une Grande Recherche, sorte de quête de Soi.
Carabosse sera chassée, mais rien ne sera plus comme avant. Manman Dlo a gardé sa baguette.
(MD, 6)
Les problématiques de la pièce reprennent les préoccupations de la Négritude et des
littératures africaines au lendemain des indépendances : la colonisation, la domination
culturelle, le confit identitaire et une reconquête de soi où il faut apprendre à s’approprier
de l’héritage laissé par l’Autre, sans se perdre pour autant. Par ailleurs, la caractérisation
des personnages reproduit les stéréotypes sur le Blanc et sur le Noir que certains textes de
la Négritude maintiennent. La fée Carabosse possède une « Technique » et des « siècles
d’expérience » (MD, 139), alors que Manman Dlo est « une grande communion naturelle »
(MD, 134). En ce qui concerne le ton de l’œuvre, ces quelques vers adressés par Manman
Dlo à sa fille, à la fin de la pièce, sont éloquents : « Sans renier l’eau et l’herbe / et les
nuages / tu assimileras cette baguette / tu la soumettras à ton harmonie naturelle / et / sans
qu’elle t’engloutisse / engloutis-la » […] « et dépasse-moi / dépasse nous / mais jamais ho !
jamais ne te sépare de la Terre » (MD, 139) Chamoiseau reprend ainsi les mêmes termes
employés pour dénoncer les abus de l’Autre et inverse le sens de la domination, ce contre
quoi il va réagir dans des prises de position futures.
57
« Avec des cris. Avec des haines. Avec des dénonciations. Avec de grandes
prophéties et des concepts savants. En ce temps-là – déclare Chamoiseau –, hurler fut bon.
Être obscur fut signe de profondeur. […] Cela nous libérait d’un côté, nous enchaînait de
l’autre en aggravant notre processus de francisation. » (EC, 21) Aujourd’hui, dira-t-il, ces
pièces ne sont plus « montrables234 ».
Ces œuvres-là étaient complètement inscrites dans un petit contexte. C’est l’époque très
militante. J’étais en train de me constituer dans l’opposition et dans la contestation anticolonialiste. Mais maintenant… c’est d’ailleurs toute la différence entre le rebelle et le guerrier.
À l’époque, j’étais un rebelle, maintenant je suis un guerrier. Le rebelle, il s’oppose à ce qui
l’opprime, mais il reste dépendant de ce qui l’opprime […]. Alors que le guerrier, il choisit le
champ de bataille et il change complètement le champ de bataille235.
À l’occasion de cette première étape, Chamoiseau adapte ses dispositions au champ,
en adoptant l’esthétique dominante et en plaidant la cause des opprimés. Il n’est pas encore
un écrivain reconnu, mais il a acquis un peu de capital symbolique et de l’expérience, ce
qui lui permettra d’envisager d’autres possibles.
L’évolution d’une œuvre au fil du temps, explique Bourdieu, est directement reliée
aux « sanctions positives ou négatives, succès ou échecs, encouragements ou mises en
garde, consécration ou exclusion236 » dont elle et l’écrivain sont l’objet. En ce sens, le refus
de Notre dernière chance va inciter Chamoiseau à redéfinir son projet créateur. Celui-ci,
jusque-là circonscrit aux principes de la négritude césairienne et aux exigences de la
littérature engagée, va voir s’élargir l’espace des possibles par la découverte de Dézafi de
Frankétienne et surtout de Malemort de Glissant. Frankétienne, avec Dézafi, réussit
l’« inconcevable » (EPD, 93) : écrire une œuvre d’art avec une « langue écrasée » (Id.),
bouleversant de la sorte la conception du jeune Chamoiseau de l’écriture et du créole.
L’œuvre de Glissant, pour sa part, devient non seulement une inspiration pour Chamoiseau,
mais une référence esthétique et théorique tout au long de sa trajectoire237.
Ainsi, Chamoiseau décèle dans l’Antillanité la possibilité du dépassement des limites
234
Stéphanie Bérard, « Le Théâtre de Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 167.
Ibid., p. 169.
236
Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », art. cit., p. 39.
237
Geneviève Guérin considère que la figure de Glissant « hante » l’écriture chamoisienne. Elle montre bien
le jeu intertextuel mis en place par Chamoiseau afin d’inscrire son œuvre dans la continuité de celle de son
inspirateur. (Geneviève Guérin, « De Solibo magnifique à Biblique des derniers gestes », mémoire cité, f. 3839)
235
58
de la Négritude, qui était devenue pour lui une « barrière de corail » (EPD, 87). Avec
Chronique des sept misères, il accomplit un travail d’introspection, favorisé par son exil,
qui l’amène à revisiter les lieux de son enfance, c’est-à-dire la ville, et à revaloriser tout le
« petit peuple » qui donnait vie au marché de Fort-de-France. Ce faisant, la ville devient
pour la première fois, dans la production littéraire antillaise, un personnage de roman238.
Chamoiseau adopte une attitude critique et non plus militante car, selon les
perspectives de l’Antillanité, « il nous fallait sortir des cris, des symboles, […] des
prophéties déclamatoires, tourner le dos à l’inscription fétichiste dans une universalité régie
par les valeurs occidentales, afin d’entrer dans la minutieuse exploration de nous-mêmes »
(EC, 22). Se plaçant du côté de Glissant, Chamoiseau s’inscrit donc dans le « lieu » et
s’oppose, en même temps, à Césaire. Ce dernier, affirme Chamoiseau, « n’a jamais fait de
phrase sans parler de l’universel. On a longtemps eu ce souci de l’universel qui nous
amenait à perdre de vue le lieu. Je me suis volontiers et délibérément inscrit dans le lieu
tout en reconnaissant que le langage que j’utilise déroute encore plus peut-être les gens
d’ici [Martinique] que les gens de là-bas239 ».
En effet, dans son roman, Chamoiseau innove en matière linguistique avec une
écriture créolisée, « chamoisisé » selon Milan Kundera, qu’il oppose au français. Et c’est
justement par la voix du personnage de Césaire que le français est présenté comme aliénant
pour le héros. Pipi sera anéanti et désorienté par cette parole extérieure qui lui fera perdre
ses moyens et ses savoirs. La thématique de l’effacement progressif des djobeurs par
l’arrivée de la modernité, représentative de la culture française, s’accompagne donc d’une
critique générale face à la perte de la langue et de la culture créoles auxquelles s’identifie
Chamoiseau. Partant, si comme le soutient Jacques Dubois « tout texte fictionnel est
figuration de la manière dont son auteur se situe, prend position, idéalement ou
pratiquement, dans l’espace institutionnel240 », les prises de position dans ce roman laissent
transparaître le rapport de forces qu’essaie de modifier l’écrivain. Depuis la position
dominée dans laquelle il se perçoit et il perçoit la culture créole, il conteste, en s’appuyant
238
Paola Ghinelli, « Patrick Chamoiseau », dans Archipels littéraires, op. cit. , p. 20.
Ibid., p. 29. Nous précisons que Chamoiseau s’exprimait à propos d’Antan d’enfance, mais la prise de
position est tout aussi pertinente pour Chronique des sept misères.
240
Jacques Dubois, « Du modèle institutionnel à l’explication de textes », art. cit., p. 310-311.
239
59
sur Glissant, les tendances littéraires dominantes qui lui semblent stériles. Le succès obtenu
par Chronique des sept misères lui vaudra la reconnaissance, tout en l’autorisant à
envisager une nouvelle position.
[L]’initiative du changement – rappelle Bourdieu – revient presque par définition aux
nouveaux-entrants, c’est-à-dire aux plus jeunes, qui sont aussi les plus démunis de capital
spécifique, et qui, dans un univers où exister c’est différer, […] n’existent que pour autant que,
sans avoir besoin de le vouloir, ils parviennent à affirmer leur identité, c’est-à-dire leur
différence, à la faire connaître et reconnaître (« se faire un nom »), en imposant des modes de
pensée et d’expression nouveaux, en rupture avec les modes de pensée en vigueur […] 241.
Dans cette logique, Chamoiseau, Bernabé et Confiant donnent forme, dans Éloge de la
Créolité, à la définition d’une nouvelle esthétique, plus appropriée selon eux à la réalité
antillaise, constituée par le « fondement même de [leur] être » (EC, 25) : la créolité.
La Créolité n’aurait pas vu le jour, reconnaissent les auteurs, sans les apports des
prédécesseurs – notamment de Gratiant, Césaire et Glissant. Mais le chemin parcouru vers
la naissance d’une littérature antillaise n’était pas, selon eux, achevé (EC, 14). La Négritude
étant malgré tout frappée « d’extériorité » (EC, 20) et l’Antillanité relevant du concept
géopolitique (EC, 32), la Créolité apparaît aux auteurs comme le préalable nécessaire à
l’Antillanité.
En tant que projet esthétique, la Créolité doit, affirment-ils, provenir des
« fondements » de l’être créole. Elle doit tenir compte du phénomène anthropologique de
créolisation duquel ils sont issus (EC, 30). Ainsi, la Créolité s’inscrit sous le signe de
l’ouverture, de la diversité et, comme corollaire, de la complexité (EC, 28). Chamoiseau,
Bernabé et Confiant proposent ensuite les cinq principes fondamentaux que tout projet
artistique créole et antillais devrait avoir : « l’enracinement dans l’oral », « la mise à jour de
la mémoire vraie », « la thématique de l’existence », « l’irruption dans la modernité » et
« le choix de sa parole ». Pour se préserver du reproche de « nombrilisme » qui pourrait
leur être adressé, les auteurs soulignent qu’« [i]l ne peut exister une véritable ouverture sur
le monde sans une appréhension préalable et absolue de ce qui nous constitue. » (EC, 41)
Ils insistent sur la nécessité d’avoir toujours à l’esprit « la conscience du monde » et de sa
241
60
Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », art. cit., p. 24.
diversité, pour s’en nourrir dans une dynamique permanente, dans une « relation, qui ne
pille pas mais qui échange » (EC, 53).
Geneviève Guérin signale avec raison que « la Créolité doit être envisagée comme
l’assise de la poétique d’écriture de Chamoiseau242 », sans y voir pour autant un principe
d’assujettissement de l’écrivain. La poétique chamoisienne, ajoute Guérin, « évolue de
manière significative d’une œuvre à l’autre243 » ; et elle le fait, ajouterions-nous, dans le
sens d’une préoccupation pour des problématiques globales, ce que Chamoiseau appelle le
« contexte fondamental244 » des œuvres.
En effet, une fois la consécration acquise par l’avènement de la Créolité comme
nouveau mouvement littéraire dominant, ainsi que par l’obtention du prix Goncourt, les
prises de position de Chamoiseau se sont modifiées dans la même mesure que ses positions
et ses dispositions. Autrement dit, avec Éloge de la Créolité Chamoiseau accommodait ses
dispositions aux possibles que lui offrait le champ, en visant la place que Glissant n’avait
pas conquise totalement, à savoir celle de chef de file d’un nouveau mouvement
littéraire245. Ce faisant, il accommodait aussi l’état du champ à ses dispositions, mettant en
valeur tout ce qui avait été déprécié ou ignoré dans la culture créole qui le définissait : la
langue créole, le peuple et sa douloureuse histoire. Grâce au reclassement social que lui a
conféré sa nouvelle position, les urgences du « petit contexte246 » pouvaient désormais
laisser place à des prises de position liées aux nouveaux possibles qui s’offraient à lui.
Dans la mesure où la logique institutionnelle fait en sorte, comme l’explique Jacques
Dubois, que « toute littérature qui s’instaure en « région » déclassée par avance ne le fait et
ne se reproduit qu’en portant tout au long les stigmates de ce même déclassement 247 »,
l’orientation de l’œuvre chamoisienne nous semble aller dans le sens d’une réaction au
242
Geneviève Guérin, « De Solibo Magnifique à Biblique des derniers gestes », mémoire cité, f. 42.
Id.
244
Toute œuvre d’art, affirme Chamoiseau « a deux contextes, un petit contexte et un contexte fondamental.
Le petit contexte, c’est toutes les urgences d’oppression, de mémoire dont on tient compte lorsqu’on écrit.
Mais le contexte fondamental reste notre individuation dans une totalité monde. » (Stéphanie Bérard, « Le
Théâtre de Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 168)
245
Voir dans l’état du champ littéraire antillais de ce mémoire, la partie consacrée à l’Antillanité, notamment
le deuxième paragraphe de la page 29.
246
Stéphanie Bérard, « Le Théâtre de Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 167.
247
Jacques Dubois, « En finir avec la marginalité », art. cit., p. 121.
243
61
principe de marginalisation de l’institution littéraire. C’est pourquoi lorsqu’on demandera à
Chamoiseau, en 2011, s’il classerait son œuvre comme « créole » ou « martiniquaise », sa
réponse sera : « Non, c’est un langage personnel. […] Aujourd’hui tout écrivain, c’est un
langage dans le monde248. »
Ainsi, le projet créateur de Chamoiseau continue à évoluer depuis sa consécration,
mais son orientation reste fidèle aux principes d’ouverture, de diversité et de complexité
qui fondaient l’esthétique de la Créolité. À titre d’exemple, on constate que, sans
abandonner l’assise du « Lieu », les œuvres de Chamoiseau aspirent à une « ouverture au
monde ». Selon l’auteur, « quel que soit l’endroit dans lequel on se trouve […] on est
confronté à la totalité du monde, on ne peut pas échapper à l’influence du monde249 ». C’est
pourquoi, l’esthétique contemporaine est d’après lui « une tension vers la totalité, c’est une
tentative d’embrasser, d’englober un maximum de choses possibles250. » Ses œuvres
recherchent donc l’association des langues, des genres, des imaginaires et des
histoires, dans une tension vers la complexité et vers l’opacité, car « [l]a préservation du
divers passe par l’acceptation de l’opacité251. »
L’exigence de la complexité est liée, pour Chamoiseau, à l’objet littéraire et à l’idée
de littérature. De la sorte, ses œuvres deviennent, de plus en plus, des lieux de réflexion
poétique. « On ne peut pas simplement s’en remettre à la fiction : il faut – affirme
Chamoiseau – que la fiction interroge la fiction, que la littérature s’interroge elle-même et
on ne peut pas s’en remettre simplement à cette posture de l’écrivain : il faut mettre cet
écrivain à distance et regarder comment cet écrivain élabore son propre système
narratif252. » C’est ainsi parce que « l’objet ultime de la littérature – soutient-il – est la
littérature253. »
248
Luigia Pattano, « Sur L’Éloge de la Créolité : un entretien avec Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 23.
Maeve McCusker, « De la problématique du territoire à la problématique du lieu : un entretien avec Patrick
Chamoiseau », dans The French Review, vol. 73, no 4, mars 2000, p. 726.
250
Paola Ghinelli, « Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 23.
251
Ibid., p. 30.
252
Anne Douaire, « Entretien avec Patrick Chamoiseau, 27 janvier 2005 », dans Beïda Chikhi [dir.],
L’écrivain masqué, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2008, p. 235.
253
Paola Ghinelli, « Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 27.
249
62
L’œuvre de Chamoiseau affiche donc une tendance vers le désengagement, qu’elle
met en scène par la figure du « Guerrier de l’imaginaire ». En opposition avec le rebelle,
qui produit une littérature centrée sur le petit contexte, le Guerrier élabore une réflexion
poétique, sur le terrain de l’imaginaire, visant à élucider de nouvelles manières de vivre
ensemble. « Mon problème, assure l’écrivain, c’est de pouvoir changer l’imaginaire, non
d’effectuer un travail politique254. » Et d’ajouter : « en faisant une littérature étroitement
engagée qui se donnerait pour mission de libérer la Martinique, ma littérature n’aurait
aucun intérêt, car elle disparaîtrait avec l’écosystème politique qui l’a générée 255. » Les
œuvres de Chamoiseau chercheront donc de plus en plus à réfléchir sur des problématiques
mondiales à partir de sa situation de Martiniquais. Elles tiendront compte aussi, mais dans
une moindre mesure, des urgences du Lieu. Mais celles-ci ne sont plus, maintenant,
fondamentales256. En somme, par l’abandon d’une certaine quantité de problématiques que
l’écrivain considère aujourd’hui comme « réglées257 », à l’instar du combat pour le créole et
pour l’oralité, Chamoiseau s’est progressivement désolidarisé de la notion de Créolité,
chère à Confiant258, et a préféré se réorienter, avec Glissant, vers celle de créolisation, liée à
la Relation et à des questions de poétique259.
254
Silyane Larcher, « Les identités dans la totalité-monde », dans Cités, no 29, 2009, p. 129.
Ibid, p. 125.
256
Ibid, p. 124.
257
Luigia Pattano, « Sur L’Éloge de la Créolité : Un entretien avec Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 6.
258
Ibid., p. 11.
259
Id.
255
63
CHAPITRE 2
POÉTIQUE DE L ’INDICIBLE DANS UN DIMANCHE AU CACHOT
1. INTRODUCTION
La trajectoire de Patrick Chamoiseau nous a permis de cerner le lieu d’énonciation
d’Un dimanche au cachot, de comprendre la tradition dans laquelle il s’inscrit et contre
laquelle l’écrivain s’efforce de prendre position par la construction d’une esthétique
singulière. Le premier chapitre met ainsi en perspective les analyses textuelles auxquelles
nous nous consacrons dans le second. Tel que nous l’avons annoncé dans la problématique
de ce mémoire, notre propos est de cerner et de décrire la poétique de l’indicible mise en
œuvre dans l’écriture de ce roman. Se donnant pour objet de témoigner d’un passé tragique
qui s’actualise comme une douleur, Un dimanche au cachot peut être rapproché de tout un
corpus d’œuvres qui, défiant les limites du langage et de l’imagination, parviennent à faire
place à l’indicible par l’artifice d’un discours littéraire. Notre réflexion s’appuie dès lors sur
les travaux critiques consacrés à l’œuvre chamoisienne, mais aussi sur ceux qui se sont
intéressés au déchiffrement des ruses des discours littéraires confrontés, par leur propos, au
risque incessant de l’échec.
Notre démarche aura pour point de départ l’analyse des procédés d’écriture déployés
dans Un dimanche au cachot, dans leur effort pour exprimer le vécu de l’esclavage aux
Antilles. Dans un souci de cohérence et d’organisation, les procédés seront regroupés selon
les trois dimensions qui déterminent, d’après nous, l’indicibilité d’un événement.
Rappelons-les : l’opacité du réel et l’inadéquation du langage, poussées à l’extrême par le
caractère violent, douloureux et insaisissable de l’expérience à décrire, aussi bien que la
dimension pragmatique du discours, envisagée à partir des « lois sociales du dicible260 » et
du recevable, mises en péril, à leur tour, par la teneur du propos. Cependant, les trois
dimensions se présentent de manière conjointe dans le discours. Le choix des exemples sera
donc régi par le potentiel illustratif de l’une ou l’autre des dimensions. Les observations
260
Nous empruntons le concept à Pierre Bourdieu (« L’économie des échanges linguistiques », dans Langue
française, no 34, 1977, p. 22), non pas dans le but de mesurer le « dicible » en fonction de la position de
l’agent dans un champ, mais pour signifier, de façon générale, la nécessaire implication de la réception et du
contexte (ce qui est socialement « dicible ») dans l’acte d’énonciation que constitue ce roman.
65
auxquelles nous aurons abouti, en nous appuyant sur des théories narratives et
pragmatiques, nous permettront de décrire la poétique de l’indicible à l’œuvre dans ce
roman. Avant de passer à l’analyse proprement dite, nous proposons le résumé suivant
d’Un dimanche au cachot, fournissant les éléments essentiels de l’histoire et du récit,
entendant ces deux termes selon la distinction établie par Gérard Genette dans Figures
III261.
Un dimanche de pluie, l’écrivain et éducateur Patrick Chamoiseau, personnage de
roman, vient en aide à une enfant maltraitée, prénommée Caroline, prise en charge par la
Sainte Famille, association qui lui sert de « famille de remplacement » (UDC, 19). Cette
institution pour enfants en difficulté occupe les installations d’une ancienne Habitation
esclavagiste, au nord de la Martinique. Pour essayer de faire sortir Caroline des ruines d’un
cachot où elle s’isole, l’écrivain-éducateur la rejoint et lui raconte une histoire : celle de ce
cachot et de l’esclave qui y fut enfermée du temps de l’Habitation Gaschette. Le récit
adopte ainsi une structure typique d’enchâssement, qui se verra cependant perturbée par des
enchevêtrements de toutes sortes. L’entité complexe du narrateur – à la fois écrivain,
éducateur, lecteur et personnage de Patrick Chamoiseau – va conjuguer les histoires,
brouiller les repères spatio-temporels, métamorphoser et dédoubler les personnages,
donnant lieu à une cohabitation interactive d’univers fictifs où tout s’entremêle : récits,
genres, voix, effets de réel, rêve et fantastique262. En effet, l’histoire que le narrateur
invente sur l’esclave qu’il prénomme « L’Oubliée » prend tellement de place dans
l’économie du roman, qu’elle envahit littéralement le récit premier et devient le récit
principal de l’œuvre. Le narrateur et Caroline, « dilués » dans une « gémellité mortifère »
(UDC, 44), sont « avalés » par le cachot, c’est-à-dire par l’histoire qu’ils vont se mettre à
vivre à travers L’Oubliée. Le narrateur plonge dès lors le lecteur dans le quotidien d’une
plantation de canne à sucre, ressuscite le passé traumatique de la traite et décrit la
déshumanisation des esclaves en réinvestissant les motifs de la littérature antillaise sur
l’esclavage. On nous conte les conditions de vie – ou de survie – des esclaves, les
châtiments monstrueux qu’on leur inflige, leurs tentatives de résistance, d’évasion et de
261
Gérard Genette, désigne par le terme « histoire », « le signifié ou contenu narratif » d’un discours. Il
entend par « récit » : « le discours ou texte narratif lui-même ». Ce dernier inclut donc l’histoire et l’acte de
narrer. (Figures III, Paris, Seuil (Poétique), 1972, p. 72.)
262
Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970.
66
suicide, les abus de toutes sortes auxquels ils sont soumis, ainsi que la souffrance, la
solitude et l’anéantissement psychologique des hommes et des femmes réifiés par le
système esclavagiste. La manière dont le passé est recréé par l’écrivain fait place à une
reconstruction positive de la mémoire et de l’imaginaire collectif antillais, ce qui fournit à
la petite pensionnaire une assise pour rebâtir sa propre identité.
1. 1. INDICIBLE ET INCONNAISSABLE
Jorge-Luis Borges et Roland Barthes avaient souligné l’incapacité humaine à
appréhender le réel. Dans Leçon, Barthes affirme que « le réel n’est pas représentable, et
c’est parce que les hommes veulent sans cesse le représenter par les mots qu’il existe une
histoire de la littérature263 ». Il y a, certes, dans toute tentative de dire le monde, une
inadéquation due à l’opacité du réel et du langage, et à la perte qui s’opère dans ce
processus de traduction. Néanmoins, la communication par la littérature est possible grâce à
un partage de codes, d’imaginaires et de signifiés. Dans les récits d’événements que l’on
appelle « indicibles », une difficulté supplémentaire s’ajoute : le réel devient insaisissable
parce qu’il va à l’encontre de nos représentations, de ce qui nous semble logique et
imaginable. Il arrive alors que le signe linguistique devienne incapable à remplir sa fonction
médiatrice de nomination, puisqu’il n’y a plus de coïncidence entre le signe fixé par une
communauté et le référent qu’il tente de désigner. De ces difficultés rend compte, dans Un
dimanche au cachot, un vocabulaire obsédant lié à l’incompréhensible, à l’inexplicable et à
l’indicible. Mentionnons, par exemple, que le narrateur réfère à l’histoire de l’esclavage
comme une « mémoire impossible », « inatteignable » (UDC, 109) et « indicible » (UDC,
75). L’identité antillaise, à cause de son histoire, est « indéfinissable » (UDC, 27).
L’Oubliée agit de façon « incomprenable », « impossible » (UDC, 293), et Caroline
renferme un flux de douleur « inconnu, illisible, inintelligible » (UDC, 133). La Pierre,
symbole de la totalité-monde (EPD, 313) est, elle aussi, incompréhensible (UDC, 228). Et
les personnages du roman, y compris le narrateur, n’arrivent pas à expliquer ce qu’ils
expérimentent et ce qu’ils se proposent de raconter. L’incompréhension des esclaves est
certainement signifiante de leur aliénation. Mais celle du narrateur et du personnage du
visiteur, incarnant Victor Schœlcher, sont symboliques de la barrière cognitive qui s’oppose
263
Roland Barthes, Leçon, Paris, Seuil, 1978, p. 21-22.
67
à tout regard extérieur à l’univers esclavagiste, à toute tentative de le déchiffrer dans ses
composantes humaines et structurales. Il y a ainsi dans le roman, une mise en scène de la
difficulté à dire.
La problématique de l’indicible inhérente à l’objet même du récit, en l’occurrence
l’histoire de l’esclavage, est aggravée, dans le roman étudié, par le problème de la « trace »,
du manque de preuves et de documents qui rendent encore plus difficile la reconstruction
d’une mémoire fragmentée. La parole des peuples créoles américains, signale Chamoiseau,
« s’est faite silencieuse. Non répertoriée par la Chronique coloniale, elle s’est déployée
dans ses arts, ses résistances, ses héroïsmes, sans stèles, sans statues, sans monuments, sans
documents. » (G, 14). Pour distinguer la trajectoire de ces peuples, ajoute-t-il, « il faut
réinventer la notion de monument, déconstruire la notion de patrimoine. » (G, 15) Il est
ainsi donné à l’écrivain antillais de pallier aux silences et aux béances de l’Histoire. De là
naît l’urgence et la nécessité de dire ces « cruautés dont nul ne fut témoin mais que
personne n’oublie. » (UDC, 32) Et c’est entre autres cette urgence, confrontée à la difficulté
à l’énoncer, qui relie Un dimanche au cachot aux récits et témoignages nés au lendemain
des guerres et des génocides du XXe siècle. Dans sa postface au Déshumain
grandiose264, Chamoiseau proclame son devoir de mémoire :
quand un être humain n’accède pas à la formulation de ce qu’il a vécu, quand il est incapable
de le faire, il se retrouve enfoui dans la souffrance d’un indicible, dans le tragique d’un
informulable. J’ai toujours voulu entendre ce silence et, si possible, y percevoir des formes
d’appels ou de condamnations emprisonnées du crime. Je me suis toujours efforcé de croire
que ce silence est d’abord l’échafaudage du retour à la vie de mes ancêtres survivants, et qu’il
résonne pour moi, non comme mandat d’oubli, mais comme devoir de me souvenir. C’est
paradoxalement ces silences d’après-crime qui fondent notre devoir de mémoire, mais aussi, on
l’oublie trop souvent, notre droit indéfectible à la mémoire. L’association de ce devoir et de ce
droit s’érige en nous comme une nécessité. Nous sommes en face d’une mémoire exigée. (P, 8)
Mobilisé par cette urgence, Chamoiseau va déployer plusieurs stratégies pour faire
place, dans Un dimanche au cachot, à l’indicible. Le premier écueil qu’il va affronter est
celui de l’inconnaissable. La difficulté à appréhender l’univers esclavagiste et l’expérience
des esclaves va être franchie, comme nous essaierons de le démontrer, par l’appréhension
du passé à partir du présent, dans un rapport dialectique. Cette dialectique va permettre à
264
Patrick Chamoiseau, « Postface. De la mémoire obscure à la mémoire grandiose », dans Le déshumain
grandiose, Paris, Gallimard (Folio), 2010.
68
Chamoiseau de décoder : à la fois le passé par l’interprétation du présent et le présent par
l’interprétation du passé.
Le point de départ de cette découverte – du passé par le présent et du présent par le
passé – est constitué, dans Un dimanche au cachot, par le réel antillais contemporain et,
plus spécifiquement, par le cas particulier d’une enfant maltraitée qui en ressent, à sa façon,
les effets. Ainsi, le narrateur présente un panorama de la société antillaise et de ses
problématiques, pour se concentrer ensuite sur l’individualité de son héroïne, Caroline, et
sur sa façon de réagir à son histoire personnelle et à la société.
Le contexte antillais contemporain est perçu par le narrateur comme un lieu de
« dépendances » (UDC, 23). Ainsi, dit-t-il : « je vis dans un petit pays privé d’autorité que
l’on dit d’outre-mer (je suis un ultramarin). Une métropole nous administre de loin (je suis
un ultra-périphérique). […] (je suis le produit anesthésié d’une technocratie postcoloniale)… » (UDC, 22). Dans cette situation aliénante, les personnes ne cherchent qu’à
s’évader. Aussi, le narrateur conclut-il que « [p]arvenir au dimanche dans un endroit pareil,
c’est avoir enduré mille figures compulsives » (UDC, 22). Le dimanche, en tant que répit
par rapport au rythme de vie de la semaine, impose le drame de la confrontation à soimême, autrement dit, de la confrontation avec la « béance ». Chamoiseau identifie donc le
principal problème des Antillais à un problème d’identité265, associé au vide qui résulte
d’une situation historique de domination et d’un passé indicible. Surviennent alors d’autres
stratégies d’évitement (antidépresseurs et activités diverses) pour « combler » le vide.
Les enfants de la Sainte-Famille apparaissent, en quelque sorte, comme les victimes
de cette société. Ils se trouvent, explique le narrateur, « au fin fond d’une affreuse solitude.
Dans leur mémoire remplie de maltraitances, il n’y a rien, du moins pas de quoi se
constituer une idée de soi-même. » (UDC, 20) Caroline, ajoute-t-il, est « [f]ille de parents
poly-toxicomanes […]. Ne parle pas ou très peu. Ne sait ni rire, ni sourire, ni pleurer. Ne
fixe personne de face. Elle semble vieille avant l’heure et morte le reste du temps. » (UDC,
20) Cette enfant, comme tous ceux « que le malheur a foudroyés », « ne font que durer dans
ce cadavre qu’est devenu leur être. » (UDC, 41) Mais, insérée dans une société aliénée,
265
Samia Kassab-Charfi soutient, elle aussi, que Chamoiseau place la littérature au centre de l’entreprise de
reconquête de soi. (Samia Kassab-Charfi, Patrick Chamoiseau, Paris, Gallimard/Institut français, 2012).
69
Caroline va trouver, intuitivement, une possibilité d’issue en se réfugiant dans les ruines
d’une ancienne Habitation esclavagiste. Soit, en renouant avec l’Histoire.
Chamoiseau pose ainsi le fondement de sa méthode de « connaissance », qui va se
traduire dans la structure de son roman et qui va performer, ultimement, une théorie de la
littérature : il s’agit d’une conception du monde et de l’œuvre littéraire comme un
palimpseste266. En effet, lorsque le personnage qu’il incarne arrive aux locaux de la SainteFamille, il déclare qu’elle « a construit ses locaux au cœur de l’âme ancienne. Elle s’est
configurée dans la configuration invisible de la sucrerie. Dans la beauté du lieu, sous l’éclat
de la pluie, je perçois le terrible palimpseste. » (UDC, 32)
Le palimpseste, « manuscrit sur parchemin d’auteurs anciens que les copistes du
Moyen Âge ont effacé pour le recouvrir d’un second texte267 », métaphorise, dans ce
roman, un monde indéfectiblement marqué et habité par son passé. Les traces du passé,
repérables dans le présent, apparaissent dès lors comme un point de rencontre entre ces
deux temporalités. Elles informent, en ce sens, aussi bien le présent que le passé. Cette
conception du monde légitime une approche du passé et de l’homme, et une tentative de
connaissance de ceux-ci, à partir de la configuration du présent. Si l’homme et le monde
résultent d’une histoire dont ils portent les marques (les traumatismes mais aussi les
forces), ils devraient pouvoir fournir une image, nécessairement infidèle, mais quand même
authentique, du passé. Chamoiseau va ainsi affronter le fragmentaire de l’histoire antillaise
et va lui donner un sens en la ramenant à soi. Le « paysage » de la société actuelle va
donner forme au « paysage » de la société esclavagiste, de la même manière que
l’Habitation Gaschette constitue les bases de la Sainte-Famille.
Cette réciprocité est ainsi structurante. Elle donne forme au roman et est au principe
de toutes les interférences qui y ont lieu ; aussi bien entre les niveaux de récit qu’entre les
personnages et leurs histoires. Dès lors, mimant le monde contemporain, l’univers
266
Bernadette Cailler affirme, dans le même sens, que le roman possède l’architecture du palimpseste, qui
« fonctionne à bien des niveaux : temporel, thématique, structurel, formel, stylistique, symbolique, historique
(traditions littéraires incluses) et, enfin, au niveau philosophique » (Bernadette Cailler, « Palimpseste et
métafiction historiographique : une lecture d’Un Dimanche au cachot de Patrick Chamoiseau », dans Œuvres
et critiques, vol. 36, no 2, 2011, p. 58).
267
Trésor de la langue française informatisé, sur le site du Centre national de ressources textuelles et
lexicales [en ligne] http://www.cnrtl.fr
70
esclavagiste va être la scène d’une population d’esclaves aliénés, commandée et organisée
selon les besoins et les principes d’une nation colonisatrice. Dans une ambiance oppressive
et violente, les esclaves chercheront involontairement à s’évader, à rester étrangers à euxmêmes, à oublier les blessures, afin de ne pas être confrontés à la triste réalité. En sens
inverse, le peu d’éléments attestés par les historiens et ethnographes (et repris par la
littérature268) à propos de la traite et de la vie dans les plantations, sont récupérés pour
reconstruire ce passé méconnu et douloureux, afin de comprendre, grâce à lui, les
traumatismes qui ont perduré jusqu’à nos jours. Enfin, l’enfant blessée qu’incarne Caroline,
ayant connu toutes sortes d’abus et de violences, va servir de modèle au narrateur pour
imaginer les caractéristiques du personnage de L’Oubliée. Aussi, n’est-il pas étonnant si la
description de Caroline correspond parfaitement à celle de son double. Toutes deux, filles
uniques, se retrouvent dans ce portrait, même si des siècles les séparent : « [u]ne forme,
calme, fragile. Une petite chabine, maigre, aux yeux morts, marquée des signes de
maltraitance ancienne. Sur son visage : les stigmates de la drogue et d’une claustration
intime, peut-être irréversible. Mais il émanait d’elle une sérénité tellement incroyable dans
un pareil endroit que je crus me trouver au-devant d’un prodige. » (UDC, 37)
S’appuyant sur ces éléments et leurs liens, c’est par l’imaginaire et par la littérature269
que Chamoiseau donne vie aux traces et restitue une270 mémoire de l’esclavage. Il procède
en instituant, comme le signale Euridice Figueiredo, « un type de narrateur qui ressemble
au conteur […] : il imprime sa marque à l’histoire qu’il raconte, se met en scène, se fait
personnage ; ce qu’il raconte garde donc une valeur de témoignage parce que c’est le fruit
de son expérience271 ». De cette façon, le narrateur garantit, par sa figure de « conteur » de
l’histoire de L’Oubliée, et par son contact « direct » avec la trace que constitue le cachot, le
lien entre le passé et le présent qui va engendrer l’histoire. Vincent Bruyère signale, lui
268
À propos du dialogue entre historiens et écrivains dans le processus d’écriture de l’Histoire antillaise, cf.
Marie-Christine Rochmann, L’esclave fugitif dans la littérature antillaise. Sur la déclive du morne, Paris,
Karthala, 2000.
269
Chamoiseau établit dans son œuvre un réseau de relations avec d’autres œuvres et écrivains avec lesquels
il « tisse » son discours. Faulkner, Perse, Glissant et Césaire figurent parmi les plus sollicités. L’intertextualité
est ainsi au centre de l’esthétique du roman.
270
Chamoiseau se positionne en faveur « des » histoires contre l’Histoire, « des » mémoires contre la
Mémoire, et « des » Traces-mémoire contre le Monument (G, 16).
271
Euridice Figueiredo, « La réécriture de l’Histoire dans les romans de Patrick Chamoiseau et Silviano
Santiago », dans Études littéraires, vol. 25, no 3, hiver 1992-1993, p. 31. Figueiredo fait référence, dans sa
remarque, au narrateur de Solibo Magnifique. Mais elle s’applique aussi à Un dimanche au cachot.
71
aussi, que le contact avec la trace « croise deux chronotopes : aujourd’hui dans les îles-àsucre, temps de l’écriture, hier sur la plantation, temps du récit, au centre : rien, ou plutôt
“un lieu qui n’en est pas un” et conjoint deux pans de la mémoire antillaise272. »
Cependant, ajoute Bruyère, « [l]e toucher loin de signifier une immédiateté de
l’historiographique dans le récit de Chamoiseau participe de sa rhétorique, comme signifié
de son “institution imaginaire”273 ». En effet, Chamoiseau rejoint la pensée de Glissant qui
reconnaît à la littérature des pouvoirs que l’histoire, en tant que discipline, n’aurait pas face
à la situation de « non-histoire274 » des Antilles. Selon Glissant, la littérature, en tant
qu’« exploration créatrice275 », serait plus apte à « fouiller » la mémoire et à rétablir une
chronologie tourmentée. Aussi, afin de restituer les silences sur la vie des esclaves et leurs
souffrances, Chamoiseau recourt-il à un imaginaire hyperbolique qui trouve dans le silence,
non pas une entrave à l’écriture, mais une source de virtualités figuratives. À partir d’un
donné, l’écrivain construit toute une histoire. À partir d’un personnage, il en tire plusieurs.
Et cette logique narrative qui procède par accumulations et par amplifications, héritée du
conteur créole, commande l’histoire de L’Oubliée.
La meilleure illustration de ce procédé est celle que nous en donne le roman-même,
dont le point de départ n’est qu’un édifice en ruine qui fait émerger toute l’histoire des
Antilles. Et à l’intérieur du roman, ce procédé est systématique, au point de donner
l’impression que rien ne peut arrêter le discours. Partant, la difficulté à dire qui relève d’un
problème heuristique276 ou représentationnel, engendre chez Chamoiseau une écriture « de
l’excès », pour reprendre la classification de Nathalie Prince et Lauric Guillaud277. Elle est
272
Vincent Bruyère, « Ossa Loquuntur!: Sur une impression caribéenne », dans Esprit Créateur, vol. 47, no 3,
hiver 2007, p. 163. L’analyse de Bruyère est appliquée à L’esclave vieil homme et le molosse. Mais les
remarques conviennent parfaitement à Un dimanche au cachot.
273
Ibid., p. 165.
274
La situation de « non-histoire » se caractérise, d’après Glissant, par un sentiment de discontinuité du passé,
avec, pour conséquence, « le raturage de la mémoire collective ». Cf. : Édouard Glissant, Le discours antillais,
Paris, Gallimard (Folio Essais), 1997 [1981], p. 223-224.
275
Ibid., p. 223.
276
C’est la thèse de Karla Grierson, « Indicible et incompréhensible dans le récit de déportation », dans
Daniel Dobbels et Dominique Moncond’huy [dir.], Les camps et la littérature. Une littérature du XX e siècle,
Poitiers, UFR Langues Littératures Poitiers, 1999, p. 97-129.
277
Nathalie Prince et Lauric Guillaud [dir.], L’indicible dans les œuvres fantastiques et de science-fiction,
Paris, Michel Houdiard Éditeur, 2008.
72
bavarde et proliférante, au point que certains critiques vont la qualifier de baroque278.
L’écrivain, quant à lui, pose son approche du réel en établissant la distinction suivante :
« Descartes séparait, divisait et classait. Pascal voyait un tout et tentait d’appréhender
l’ensemble par la jonction de chaque partie. Le cristal de la raison, le poétique de la vision.
Depuis, chacun choisit son camp. » (UDC, 29) Le camp de Chamoiseau, certainement, est
celui de la « vision ».
Dans Un dimanche au cachot, l’opposition au « cristal de la raison » est au principe
d’une esthétique contraire à l’esthétique réaliste. Celle-ci, selon Tzvetan Todorov, « a pour
effet de dissimuler toute règle et de nous donner l’impression que le discours est en luimême parfaitement transparent, autant dire inexistant279 ». Les présupposés de l’écriture
réaliste décrits par Philippe Hamon280 impliquent, d’abord, la possibilité de transmettre une
information lisible et cohérente au sujet du monde. Puis, l’idée que la langue peut copier le
réel et qu’elle est seconde face à lui (elle l’exprime mais ne le crée pas). Cette esthétique
présuppose également l’effacement maximal du support et du geste producteur du message,
ainsi que la volonté de faire croire au lecteur la vérité du monde représenté dans l’œuvre.
Chamoiseau va adopter une approche du monde consciente de son opacité irréductible, en
mettant en évidence l’opacité du langage face à un réel indicible et en déclarant le pacte
fictionnel d’entrée de jeu. Les deux derniers éléments seront traités dans les prochaines
parties du chapitre. Nous nous concentrerons présentement sur l’acceptation de l’opacité du
réel en prenant pour exemple l’épisode central du roman : celui de l’enfermement de
L’Oubliée dans le cachot de l’Habitation.
L’épisode survient à la suite de la « décharge » : réaction de déchaînement violente,
manifeste chez l’héroïne par un déferlement de cris et de médisances. Pour la punir, le
Maître l’emprisonne dans le cachot de la plantation, dans des conditions inhumaines.
L’épisode, qui occupe les trois quarts du roman, constitue l’épreuve centrale du récit et
mène à la transformation du personnage et de l’Habitation. Le lecteur assiste à la
« résurrection » de L’Oubliée et, à travers elle, à celle de Caroline – ou l’inverse. Mais il est
278
Par exemple : Dominique Chancé, Patrick Chamoiseau, écrivain postcolonial et baroque, Paris,
Champion, 2010.
279
Tzvetan Todorov, « Présentation », dans Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982, p. 9.
280
Philippe Hamon, « Un discours contraint », dans Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982, p. 132-133.
73
difficile de déterminer qui influence qui dans le processus de transformation, puisque
Chamoiseau parsème soigneusement tous les équivoques possibles pour que le lecteur
retienne la conscience de cet entrecroisement de temps, d’histoires et de textes qui
témoigne d’un réel opaque et qui performe, par l’écriture, la théorie du palimpseste.
Comment Chamoiseau parvient-il à approcher le vécu inatteignable du châtiment de
réclusion ? Il recrée une expérience analogue, qu’il invite à « vivre » par le biais des sens et
des souvenirs de L’Oubliée (qui remémorent en même temps les blessures de Caroline :
viols, drogues, châtiments physiques sauvages, violence psychologique et abandon), sans
chercher à en donner une description claire et raisonnée, mais plutôt une idée imprécise.
Pour faire émerger l’indicible de l’expérience, l’écrivain recourt à une logique narrative
« tensive », caractérisée, selon Jacques Fontanille, par une saisie de la transformation
comme un événement « éprouvé »281. Frances Fortier et Andrée Mercier constatent que
« [l]a manifestation du sensible peut emprunter […] diverses formes ; relativement abstraite
ou plus incarnée, tantôt feutrée, tantôt inquiète, parfois traumatisée, parfois exaltée, la
perspective demeure la même : toujours il s’agit de traduire au plus près une expérience en
se méfiant ouvertement d’une visée explicative qui en neutraliserait les aspérités 282. » Cette
logique tensive de l’expérience alterne avec une logique plus « cognitive283 », qui
commande la narration des souvenirs de L’Oubliée. Ceux-ci nous ramènent à d’autres
contextes et à d’autres temporalités, en donnant épaisseur au passé et au personnage. Mais
la narration par les sens est ce qui permet de saisir l’indicible de l’expérience. Elle est
énoncée généralement au présent, « sans la mise à distance temporelle qui autoriserait une
281
Jacques Fontanille, Sémiotique du discours, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 1998, p. 184.
Fontanille distingue trois types de logiques narratives : la « logique de l’action », qui organise l’expérience
selon un but et où le changement est programmé ; la « logique cognitive », qui organise l’expérience selon
l’intention de comprendre le monde et où le changement est découvert par la rationalité; enfin, la « logique
tensive », où l’expérience sensible est saisie par le discours dans le moment où elle advient. Fontanille précise
que les trois logiques se combinent dans tous les récits, mais qu’il y en a généralement une qui domine : « les
discours concrets accordent plus ou moins de poids au sens que donnent au monde, respectivement, l’action,
la passion et la cognition : ainsi se dessinent des genres, ou des attitudes philosophiques face au sens de la
vie. » (p. 186).
282
Frances Fortier et Andrée Mercier, « La narration du sensible dans le récit contemporain », dans René
Audet et Andrée Mercier [dir.], La narrativité contemporaine au Québec, vol. 1, La littérature et ses enjeux
narratifs, Québec, Presses de l’Université Laval, 2004, p. 188. L’article analyse le récit québécois
contemporain, en se basant sur la notion de « logique tensive » de Fontanille. Si le corpus n’est pas le même,
plusieurs constatations soulevées par les auteures nous semblent néanmoins applicables à l’exemple que nous
analysons.
283
Caractéristiques mentionnées à la note 281.
74
posture herméneutique284 ». Par ce procédé, le narrateur, Caroline et L’Oubliée « vivent »
l’horreur de l’expérience, dans un récit qui laisse cours à un imaginaire effréné et délirant,
où le vraisemblable, le rêve et le fantastique se relaient.
On plonge ainsi, sans repères, dans le noir désagrégeant du cachot et on suit
L’Oubliée dans un voyage initiatique qui la met aux prises avec une quantité démesurée de
situations, de sensations, de sentiments, de souvenirs et de pensées, mimant la volonté et
l’urgence du narrateur de tout se remémorer, de tout dire et de tout revivre, ne serait-ce que
pour approcher la densité du réel. L’Oubliée va progressivement faire corps avec la terre,
plongeant dans ses racines antillaises. Elle va confronter ses peurs, renaître à son corps en
vivant toutes sortes de sensations, récupérer le sens du désir et même deviner sa créolité.
Dans ce parcours, elle va passer par tous les états : effroi, calme, rage, désespoir, allégresse,
sérénité, conscience et folie. Ce faisant, la narration fait du personnage « moins un acteur
ou un interprète qu’un foyer de sensations285 ».
Ainsi, l’horreur suscitée par le cachot se traduit principalement par la sensation
éprouvée face au noir dans lequel il enfonce ses victimes. L’obscurité, en effet, est un motif
omniprésent dans cet épisode. Elle est décrite à travers son caractère étouffant et
décomposant286. Pour signifier l’égarement qu’elle provoque, le narrateur insiste sur sa
« densité », sur la « consistance » de l’obscurité, tantôt liquide, tantôt massive, qui dissout
le corps de L’Oubliée ou l’écrase. L’ombre est comparée à un « acide », une « masse », une
« huile ». Elle est « virulente », « liquéfiante » et rend le cachot incommensurable,
comme « un non-espace qui se dérobait », comme un « abyme » (UDC, 112). L’obscurité
favorise ainsi l’amplification et la confusion. Enfermée avec une rate, L’Oubliée va sentir
que « [t]out l’obscur est la rate » (UDC, 116), au point que l’héroïne et/ou le narrateur ne
sauront plus distinguer l’animal de la jeune femme : « Elle [la rate] est là aussi. Un
couinement apeuré. Elle est encore plus terrifiée qu’elle. Elle est rate. L’obscur embrouille.
284
Frances Fortier et Andrée Mercier, « La narration du sensible dans le récit contemporain », art. cit., p. 188.
Ibid., p. 196.
286
La référence obsédante à l’obscurité et à la terreur qu’elle suscite n’est pas sans rappeler les récits des
camps. Les ressemblances entre les traits par lesquels Chamoiseau figure l’indicible, et ceux qu’avaient défini
les rescapés des camps, sont souvent frappantes. Citons, par exemple, les mots de Robert Antelme : « Je
rapporte ici ce que j’ai vécu. L’horreur n’y est pas gigantesque. Il n’y avait à Gandersheim ni chambre à gaz
ni crématoire. L’horreur y est obscurité, manque absolu de repère, solitude, oppression incessante,
anéantissement lent. » (L’espèce humaine, op. cit., p. 11)
285
75
Rate. Elle. » (UDC, 123) Le narrateur profite de l’emploi du même pronom pour accroître
l’ambigüité, puisque si le premier « elle » est attribuable à la rate, les autres sont incertains.
Il plonge donc le récit dans l’étrange, dans une logique où l’incroyable devient probable.
Là réside notamment la terreur que provoque l’obscurité impénétrable du cachot :
comme l’on n’y peut rien voir, chaque bruit, chaque sensation, chaque odeur acquiert des
virtualités immenses, et immensément effrayantes. Aussi, par le toucher d’un objet
indéchiffrable, L’Oubliée sent-elle une « présence » qu’elle va associer successivement à
différentes choses, comme une rate, un serpent et un dieu. Le narrateur exploite ce mystère
en le renforçant d’effets de suspense et en déployant un récit fantasmatique qui met en
scène le désespoir, voire la folie qu’engendre la perte de repères, symbolique, par ailleurs,
de la cale du bateau négrier. Ce dernier exemple l’illustre bien : « L’Oubliée attend. Elle
écoute. L’obscur hurle. Le silence ne vient pas. C’est sans doute dans sa tête que ça braille
ainsi. Elle a senti une forme. Une vivacité qui s’est mise à attendre à l’affût dans l’obscur.
Où? L’Oubliée est secouée d’un hoquet. » (UDC, 192) La brièveté des phrases marque tout
d’abord l’extrême tension, mime le battement d’un cœur affolé. Le suspense est généré par
l’attente dans la peur, l’incertitude, par les sens en alerte et par les indices d’atmosphère –
l’obscurité, les hurlements – qui contribuent à produire l’état d’inquiétude. Le désespoir
augmente par le trouble des sens, incapables d’identifier le danger et de localiser la
« présence ». Le danger dès lors est partout. Et le hoquet de L’Oubliée, montrant
l’indicible, cristallise l’effroi de l’expérience.
L’inimaginable du vécu de l’emprisonnement émerge donc dans le récit non
seulement par le recours à un imaginaire sans limites, mais aussi par un ensemble de
procédés narratifs destinés à maintenir les événements dans une ambiance terrifiante et
incroyable287. La priorité accordée à la fonction émotive du langage permet au narrateur de
faire avancer le récit en sollicitant incessamment l’empathie du lecteur, favorisant la
287
En donnant au récit de réclusion un caractère incroyable, Chamoiseau se permet de jouer, encore une fois,
avec les frontières du réel. Il établit une comparaison très habile avec les témoignages des camps, mettant en
question la pertinence de la vraisemblance vis-à-vis des expériences inhumaines. Ainsi, le narrateur
commente : « [L’Oubliée] aurait pu se dire […] : Qui pourrait croire une chose pareille? Soljenitsyne, Primo
Levi s’effaraient d’une même sorte au fond de leur enfer. » (UDC, 119) Suivant ce raisonnement, on pourrait
conclure que pour approcher une réalité incroyable, il faudrait en proposer un récit tout aussi incroyable. De
cette façon, il déstabilise le lecteur en lui rappelant, par l’allusion aux camps, que ce que l’on croit parfois
impossible ou irréel, ne l’est pas toujours.
76
transmission du sens et des sensations. C’est surtout de cela qu’il s’agit : de signifier ce
qu’une description raisonnée, visant à tout expliquer, laisserait intransmissible, sans que
cela signifie que le maintien de l’opacité n’empêche toute forme de connaissance. La saisie
impressive, soulignent Fortier et Mercier, « n’en demeure pas moins attachée à la
cognition, en ce qu’elle reste liée à “[l’]appréhension et à [la] découverte de la présence du
monde et de la présence à soi-même”288. »
Le roman met en scène la pratique chamoisienne d’une énonciation respectueuse de
l’opacité du réel par le biais d’une opacité « montrée ». Le narrateur produit des « effets
d’indicible289 » en dramatisant une incapacité à dire, causée par l’impossibilité de
comprendre, de savoir ou d’imaginer. Ainsi, au sujet du sentiment de L’Oubliée face à
l’abandon de sa mère, le narrateur va se montrer impuissant : « Sa détresse est impossible à
comprendre, impossible à décrire. C’était juste un état » (UDC, 139). De la même manière,
en se référant à Caroline, l’éducateur de la Sainte-Famille – Sylvain – affirme que « cette
enfant a vécu tous les cercles de l’enfer, et ce qu’elle porte en elle nul ne peut le savoir et
nul ne saurait l’exprimer » (UDC, 130). Enfin, en s’approchant du cachot où gît L’Oubliée,
le visiteur exprime confusément « [q]ue cette chose de pierres est une ignominie. Qu’il ne
parvient même pas à comprendre, ni par le raisonnement ni par le contact de ses mains qui
ne perçoivent qu’un tumulte aberrant. » (UDC, 195)
Comme on le voit à travers ces exemples, la monstration de l’échec de la parole
permet aux énonciateurs de signifier la dimension démesurée de la souffrance ou de
l’horreur, sans en dire un mot. Le caractère exceptionnel des objets et des expériences les
rend insaisissables à celui qui tente de les exprimer. L’effet d’indicible n’a donc rien de
discret : en se disant silencieux, il se montre, au contraire, loquace. Ce procédé va être
parodié.
Durant la narration de l’enfermement de L’Oubliée dans le cachot, lors de
l’apparition de la bête-longue et dans une obscurité totale, le narrateur interrompt son récit
pour des raisons qui dénotent la moquerie du texte : « Elle est recroquevillée dans une
288
Frances Fortier et Andrée Mercier, « La narration du sensible dans le récit contemporain », art. cit., p. 196.
Marie-Chantal Killeen, Essai sur l’indicible. Jabès, Duras, Blanchot, Saint-Denis, Presses universitaires
de Vincennes (L’imaginaire du texte), 2004, p. 37.
289
77
posture que je ne peux pas décrire car elle-même n’en sait rien. Elle ne voit rien de son
corps ». Un peu plus loin, il ajoute : « de là où elle se trouve, je ne peux rien montrer : la
terreur qui nous est commune efface tout. » (UDC, 141). Il y a dans ces énoncés, comme
dans les exemples précédents, un effet d’indicible par la dramatisation de l’échec du
discours. Cependant, les explications du narrateur dénoncent la parodisation du procédé. Il
se met en scène dans une confusion totale entre récit-cadre et récit enchâssé, c’est-à-dire
entre son « réel » et l’histoire qu’il invente. Il se montre victime de l’emprise que la fiction
a sur lui affirmant ne pas voir L’Oubliée parce que le cachot est dans le noir, apeuré par le
serpent qui guette son héroïne et prétendant assujettir son discours à ce que sait ou pense le
personnage de son histoire, alors qu’il avait déclaré dès le début que l’histoire était
complètement imaginaire. La scène est dès lors don quichottesque. Elle témoigne de
l’autodérision à laquelle se prête l’écrivain et de sa volonté de donner à son roman une
dimension critique originale et ludique290.
Un dimanche au cachot se présente ainsi comme une composition sur une
décomposition, dans le sens où l’ancrage dans le présent permet, par la construction d’un
récit, de rassembler en une totalité signifiante un passé désagrégé et dissout par une
mémoire silencieuse. Mais aussi dans le sens où la construction discursive du passé permet,
par la récupération de la mémoire et par le rétablissement du lien avec le passé, de faire
émerger une identité, là où elle restait décomposée par les formes de domination moderne.
Yolaine Parisot remarque avec justesse qu’en imitant le dispositif énonciatif du
témoignage ou du récit de vie, « l’histoire de l’esclavage […] se trouve investie par les
outils forgés pour “l’histoire immédiate”, au rang de laquelle elle se trouve ainsi
ramenée291 ». On pourrait ajouter cependant que, dans ce roman, les données concrètes du
présent investissent, par une mise en abyme292, le passé antillais et conduisent l’écrivain à
établir un parallèle entre l’univers esclavagiste aliénant et l’actualité martiniquaise – tout
aussi aliénante – qu’il cherche à instituer par son roman.
290
Nous reviendrons sur cet aspect du texte dans la dernière partie du chapitre.
Yolaine Parisot, « Littératures caribéennes : écrire le présent dans les marges de la contre-histoire », dans
Véronique Bonnet, Guillaume Bridet et Yolaine Parisot [dir.], Caraïbe et océan Indien : questions d’histoire,
Paris, L’Harmattan, 2009, p. 118.
292
Lucien Dällenbach, Le récit spéculaire. Contribution à l’étude de la mise en abyme, Paris, Seuil, 1977.
291
78
1. 2. INDICIBLE ET LIMITES DU LANGAGE
Nous venons d’examiner par quels artifices Chamoiseau réussit à contrepeser
l’inaccessible de l’histoire sur l’esclavage par son savoir sur le présent et par une idée de la
connaissance contraire à la transparence. À présent nous réfléchirons sur les possibilités du
langage à dépasser ses propres limites lorsque le réel semble informulable.
Primo Levi avait remarqué, dans Si c’est un homme, que l’impuissance à dire son
expérience concentrationnaire relevait, entre autres, d’un manque expressif : « [n]ous
disons “faim”, nous disons “fatigue”, “peur” et “douleur”, nous disons “hiver”, et en disant
cela nous disons autre chose, des choses que ne peuvent exprimer des mots libres, créés par
et pour des hommes libres293 ». Robert Antelme faisait la même observation : « il nous
paraissait impossible de combler la distance que nous découvrions entre le langage dont
nous disposions et cette expérience294 ». En effet, quand l’expérience relève plus du cri que
de la parole, sa formulation devient problématique. À ce moment-là, toutes les ruses sont
les bienvenues pour combler l’écart entre les faits et leur mise en paroles : stratégies
d’évitement, invention de nouveaux mots, essai de reformulation, recours à l’analogie, à
l’amplification ou à l’implicite, parmi d’autres. Comme nous le verrons par l’analyse de
quelques exemples, le narrateur et les personnages d’Un dimanche au cachot affrontent, à
leur tour, cette difficulté. Le « hoquet » en est symptomatique et la désigne clairement.
Selon Bernadette Cailler, il prend forme dans la structure du roman par sa division en de
nombreux micro-récits qui apparaissent sur la page comme « autant de hoquets295 ». En
effet, le hoquet cristallise l’indicible et Chamoiseau en fait même, dans son roman, le
principe d’une poétique à part entière. Mais ce n’est pas la seule manifestation d’une
inadéquation du langage face à la réalité décrite. Au contraire, nous montrerons que
plusieurs stratégies discursives sont mises en œuvre afin de signifier, par des détours,
l’indicible.
On peut signaler, tout d’abord, qu’il existe dans ce roman un certain nombre de mots
qui reviennent avec beaucoup d’emphase, soit « mort », « crève », « peur » ou « cachot »,
293
Primo Levi, Si c’est un homme, traduction de Martine Schruoffeneger, Paris, Julliard, 1987 [1958], p. 192.
Robert Antelme, L’espèce humaine, édition revue et corrigée, Paris, Gallimard, 2012 [1947], p. 9.
295
Bernadette Cailler, « Le personnage historique en littérature antillaise : la question du genre (Delgrès,
Schœlcher, L’Oubliée) », art. cit., p. 127.
294
79
et qui constituent, par leur réitération, des mots obsédants. En tant que procédé rhétorique,
le ressassement opère comme « un moyen d’insistance obsessionnelle296 ». La reprise vise à
attirer l’attention sur l’effet que la chose provoque chez l’énonciateur, plutôt que sur le sens
de la chose en soi. Autrement dit, motiver la saturation de sens d’un mot, permet au roman
de montrer l’obsession ou le trauma du sujet de discours. Cependant, la réitération
excessive des mots indique également une limite dans leur fonction représentationnelle. La
scène intitulée « Chants » en donne une illustration en parlant de la « faim ». Elle se
déroule lors de la réclusion de L’Oubliée, à un moment où l’héroïne parle à l’enfant qu’elle
porte en son ventre. Ce monologue est motivé par le goût de nourriture qui revient dans la
bouche de L’Oubliée après avoir vomi. Pourtant, une fois prononcée la première phrase, où
elle parle de « la canne qui tue et qui fait vivre » (UDC, 162), le discours se focalise sur la
faim :
Elle lui raconte la faim. Une mauvaise compagnie. On pouvait avoir faim avec le ventre bourré
de terre ou de racines. La faim restait prise dans la tête sans se soucier du corps. Elle tenait les
rêves, excitait les cauchemars. Un méchant commandeur. […]
La faim a nommé sa déesse : c’est l’igname. […] Le genre de chaque igname donne une faim
spéciale. Il faut trouver le bon rapport entre le genre de ta faim, le genre de l’igname et le genre
de la terre. L’igname-guinée, juste pour dire, te procure une faim raide par le seul fait de
l’espérer, c’est pourquoi elle peut venir deux fois…
La faim a filé sa douceur : c’est patate douce. […] Et plus tu as faim d’elle, plus la patate
sortira douce…
Voici le bon petit jardin des famines, des peurs et des nécessités : gombos, oseille-guinée,
giraumon, mil, maïs, patates, pois de toutes qualités, piments, plantes-chance, remèdes-raziè…
Jolie bordelle où le Maître n’entend hak. Hi… (UDC, 163-164)
La scène complète est plus longue et se structure selon cette même logique. L’effet
qui se détache de ces passages est donc plus intense dans la globalité du monologue, mais
le sens en est le même. L’énoncé raconte pourquoi la faim est une « mauvaise compagnie »
et par quels aliments on peut y remédier. L’énonciation, elle, montre l’obsession de la faim
et l’impossibilité de la rassasier. En effet, la répétition du mot « faim » mime à elle seule la
dimension de la souffrance et signifie le manque excessif de nourriture par l’occupation
démesurée que prend la répétition du mot dans l’espace de l’énoncé. Le jeu avec les
différentes variétés de faim : « faim avec le ventre bourré de terre », « faim spéciale », « le
genre de ta faim », « faim raide », renforce la magnitude de l’idée et montre l’existence de
nuances que le mot, tel que nous l’entendons, n’exprime pas.
296
C’est une des qualités que Jean-Jacques Robrieux accorde aux figures de reprise. (Jean-Jacques Robrieux,
Rhétorique et argumentation, 3e édition revue et augmentée, Paris, Armand Colin, 2010, p. 145.)
80
De plus, l’effet de la faim sur la patate douce – « plus tu as faim d’elle, plus la patate
sortira douce… » – qui normalement est à prendre au sens figuré, a comme but ici
d’introduire l’invraisemblable, afin de signifier que la faim dont parle l’esclave n’est pas de
ce monde, n’est pas imaginable. Et l’accumulation des produits du « jardin des famines »
traduit la teneur de la faim, c’est-à-dire son caractère insatiable. La non-coïncidence entre
le signe « faim » et son référent est confirmée par la dernière remarque, où L’Oubliée
affirme que le Maître n’entend rien au « jardin des famines des peurs et des nécessités ».
Car si l’énoncé suggère à première vue que ce qui reste incompris du Maître est la
« science » du jardin, l’énonciation montre que c’est surtout la faim, avec toute la
connotation que lui attribue L’Oubliée, que le Maître et le langage des hommes libres ne
connaissent pas. Ainsi, la rhétorique du passage témoigne à la fois de la hantise provoquée
chez l’esclave par la nécessité désespérée de manger et met en garde le lecteur sur la noncoïncidence du signe et son référent tel que nous pouvons nous le figurer.
Une autre stratégie discursive permet dans le roman de signifier l’indicible : elle
relève de l’évitement. On la trouve en acte dans quelques passages, au début du texte,
lorsqu’il est question de nommer le cachot. Le procédé consiste à parler de « la chose »
(UDC, 34) sans la désigner par son nom. Sur plusieurs pages, le narrateur désigne le cachot
par de multiples appellations, différentes les unes des autres, repoussant le moment de
confrontation avec ce qui, visiblement, semble indicible. Ainsi, avant de prononcer le mot
« cachot », le narrateur parle de « la chose », « le bout de ruine », « la construction »,
« cette ombre », « cette voûte de pierres », « la voûte sombre », « cette horreur », « cette
gueule de pierres », « une ruine affreuse » et « ce cloaque ». On remarque une gradation
dans la désignation, qui va d’une description plutôt objective et non connotée de l’objet, le
désignant par ses caractéristiques matérielles, vers une subjectivation des dénominateurs
mettant en valeur sa monstruosité. L’évitement, dans le récit, entraîne une accumulation
d’appellations qui dénote, d’une part, l’inadéquation du langage au réel, qui oblige à
chercher une dénomination plus juste et, d’autre part, l’évitement du mot, en tant
qu’évitement de l’objet lui-même, par l’horreur qu’il suscite297.
297
C’est ce qui arrive, par exemple, avec ce que Chamoiseau appelle la « bête-longue », dont l’horreur
indicible et la peur qu’elle suscite rendent imprononçable son vrai nom.
81
Le lecteur comprendra par la suite qu’il s’agit d’une stratégie rhétorique, d’un
« refus » (UDC, 41) de nommer la chose pour mieux exhiber son atrocité. L’évitement du
mot devient une sorte de conjuration de son horreur. Quoi qu’il en soit, le recours du
narrateur à cet effet d’indicible signale une incapacité du mot « cachot » à figurer, à lui tout
seul, ce que l’objet représente. Comme si, pour approcher sa véritable réalité, il fallait, par
accumulation, nommer tout ce qu’il y a de ténébreux en lui, afin qu’il puisse surgir de là
une idée plus juste de son indicible atrocité. Le procédé permet ainsi de signifier et
d’exhiber la difficulté à exprimer ce qui provoque l’abjection de la chose : sa « ténébreuse
mémoire » (Id.).
L’inadéquation du langage amène aussi l’énonciateur à faire appel à des stratégies de
reformulation. Celles-ci, comme les mots obsédants, dénoncent par leur seul emploi
l’indicible. Elles fonctionnent, en ce sens, comme des mises en scène de la difficulté à dire.
L’une des stratégies consiste à remplacer certains mots par d’autres mots existants, ou par
des paraphrases. Il est ainsi de certains termes qui, dans ce roman, ne sont jamais, ou
rarement, appliqués aux esclaves, tels que « vie », « liberté » et « gens ».
Nous aborderons l’exemple du mot « corps », employé pour référer à la liberté et à la
possession de soi298. Le terme est adopté par le maçon-franc, dans l’expression « racheter
son corps » (UDC, 99), pour désigner sa condition de « nègre libre », selon le vocabulaire
colonial. La substitution est fortement significative et efficace. D’une part, en refusant de se
désigner « nègre libre », l’énonciateur dénonce ce que l’expression présuppose, à savoir
que le « nègre », en règle générale, n’est pas libre : qu’il est « naturellement » esclave. La
violence du présupposé s’explique, selon Oswald Ducrot, parce qu’il « est présenté comme
une évidence, comme un cadre incontestable où la conversation doit nécessairement
s’inscrire. En introduisant une idée sous forme de présupposé, je fais comme si mon
interlocuteur et moi-même nous ne pouvions faire autrement que de l’accepter299. » La
substitution opérée dans le roman annule donc le présupposé, le met en évidence et le
298
« Corps » est aussi employé dans d’autres passages du roman tels que : « l’après-midi peut être lâché au
bon vouloir du corps » (UDC, 50) ; « la corne du dimanche dit : Préparez-votre-corps » (Id.). Les remarques
que nous ferons à propos de ce qu’il sous-entend dans l’expression « racheter son corps » s’appliquent aussi
aux occurrences susmentionnées.
299
Oswald Ducrot, Le dire et le dit, Paris, Éditions de Minuit, 1984, p. 20.
82
relativise, en attribuant la seule responsabilité de l’implicite à son locuteur, soit le
colonisateur.
L’expression « racheter son corps » est tout aussi dénonciatrice. Elle signale d’abord
de manière explicite, à travers le verbe « racheter », que le corps est une chose monnayable,
qu’il a été acheté par le sujet du discours et qu’il avait été acheté auparavant – renvoyant de
la sorte à la traite. Mais elle présuppose aussi la réification du corps, le non-droit du sujet à
son propre corps, et elle implique même, par le sous-entendu, que le sujet de l’énonciation
a une vision de soi dans sa seule dimension corporelle, c’est-à-dire matérielle. L’expression
montre ainsi l’aliénation du sujet et le processus de déshumanisation auquel il a été soumis
et d’où il ne peut pas sortir.
Nous pourrions apporter une nuance à l’interprétation précédente, compte tenu du
statut de sous-entendu sur lequel nous nous fondons. Comme l’affirme Oswald Ducrot, le
sous-entendu, contrairement au présupposé, est un « fait de rhétorique300 ». Il se donne
comme surajouté par l’interprétation du récepteur, c’est pourquoi l’énonciateur peut
toujours « [s]e retrancher derrière le sens littéral de [s]es paroles et laisser à [s]on
interlocuteur la responsabilité de l’interprétation qu’il leur donne301. » Cette différence est
importante parce qu’elle permet à Chamoiseau de ne pas assumer le poids de l’implication
que nous avons signalée. « Racheter son corps » peut aussi signifier que le sujet du discours
établit une distinction entre son corps et son âme, ce qui laisserait supposer que son âme lui
a toujours appartenu. La ruse de l’écrivain consiste donc à nous maintenir dans
l’incertitude, à ne pas donner une vision figée de l’esclave et à conserver la force de la
dénonciation de la déshumanisation, sans pour autant s’inscrire ouvertement dans une
représentation stéréotypée de l’esclave aliéné. Il revient ainsi au lecteur de garder le
leadership du sens, même si tout, dans l’énonciation, renvoie à l’aliénation du personnage.
Il suivrait, en ce sens, le même principe que pour le cachot : « [j]e refuse de décrire ces
cachots que les esclavagistes appelaient effrayants […] : ceux qui les ont construits doivent
en assumer seuls la damnation » (UDC, 41). On sait que ce n’est qu’une mise en scène,
puisque le narrateur reprend immédiatement l’expression « cachots effrayants ». Mais
300
301
Oswald Ducrot, Le dire et le dit, op. cit., p. 31.
Ibid., p. 19.
83
l’explicitation du refus d’assumer la responsabilité du dit, met en évidence la conscience du
narrateur par rapport au poids du discours. Le recours au sous-entendu lui permet ainsi de
mettre en scène l’indicible, comme si la psychologie de l’esclave lui était inatteignable et
donc inexprimable et, par le même geste, Chamoiseau demeure stratégiquement dans
l’opaque.
Un autre procédé de reformulation pratiqué dans Un dimanche au cachot consiste à
remplacer un mot qui ne remplit plus sa fonction médiatrice de nomination, par l’invention
d’un nouveau terme. Ce procédé est, comme les précédents, très « parlant ». Et même plus
que les autres, parce qu’il implique le caractère exceptionnel de la chose à désigner, au
point de nécessiter la création d’un néologisme. Il indique le caractère irreprésentable, et
partant indicible, du référent. Le meilleur exemple en est celui de la « crève ».
« Crève », comme « mort », sont des mots obsédants dans ce roman, mais « crève »
appartient au vocabulaire des esclaves. Cette restriction est significative. La nécessité de
créer un nouveau terme pour désigner ce qui rassemble, par excellence, les êtres humains –
on se rappellera le proverbe « nous sommes tous égaux face à la mort » – signale avec
véhémence l’exclusion des esclaves, et plus généralement des noirs, de la catégorie
humaine. Dans l’univers esclavagiste représenté dans Un dimanche au cachot, « vie » et
« mort » perdent leur propriété référentielle lorsqu’on les applique aux esclaves. Cette
réflexion attribuée à L’Oubliée montre la nuance entre les deux idées de la mort : « le peu
qu’elle identifiait d’elle (comme un lieu incertain dans cette faible sensation qu’elle avait
de son être) lui avait toujours paru en deçà de la mort, impossible à mourir, juste bon à
crever. Donc, ce qui rendait ce peu si éclatant et si précieux, c’est qu’il n’avait même pas
droit à la mort : il provenait de nulle part, se tenait dans nulle part, et n’allait vers nulle
part… » (UDC, 191)
Le passage montre, avec ironie, ce qui distingue les deux termes, soit une question de
droit. Chamoiseau dénonce, avec le jeu terminologique qu’il installe, un état d’injustice qui
perdure même dans la mort. Enlever le droit à la mort symbolise le comble de l’existence et
rappelle, en retour, qu’on a aussi enlevé à ces personnes le droit à la vie. En effet, la
désignation de l’« être » de L’Oubliée, de sa personne, désigne un informulable, puisqu’on
s’y réfère de manière vague – « le peu qu’elle identifiait d’elle ». Et c’est « ce peu » qui
84
sera retenu pour désigner la vie de l’héroïne. Ce qui constitue l’être de L’Oubliée est ainsi
signifié par un manque : manque de droits, manque de vie et même manque de mort. Le
recours à l’antilogie, dans l’idée d’un impossible à mourir, frappe par le paradoxe qui est
développé, plus loin, avec ironie. Chamoiseau s’applique ainsi à souligner l’atrocité du
social dans les plantations par l’absurdité et l’injustice qui régissent les rapports sociaux. La
réflexion finale sur ce qui rend « si éclatant et si précieux » l’être de l’esclave, conclut le
passage avec une ironie amère. En effet, la rhétorique est ici très efficace, puisqu’à partir de
l’anéantissement total dans lequel se perçoit L’Oubliée, se sentant juste « bonne à crever »,
l’énonciateur établit une relation logique, à savoir la conséquence, qui se révèle absurde.
Parce qu’il est logiquement incohérent de conclure qu’il est « précieux » de n’avoir « même
pas droit à la mort » (nous soulignons). La justification qui en est donnée, « il provenait de
nulle part, se tenait dans nulle part, et n’allait vers nulle part », exacerbe l’absurde
qu’introduit le début du raisonnement, puisque l’énoncé fait l’éloge (par la répétition de
« nulle part ») de l’inexistence de L’Oubliée, alors que l’énonciation, au contraire, la
condamne. L’ironie s’explique ici par la dissociation énonciative entre la voix du
locuteur302 – le narrateur du roman – et celle de L’Oubliée, énonciatrice des propos. La
dissociation permet au locuteur de faire entendre à travers son propos, le point de vue naïf
de l’esclave, duquel il se distancie par sa lucidité.
La problématique de l’inadéquation du langage au réel, symptomatique de l’indicible,
fait aussi l’objet d’une mise en scène accentuée. Nous avons déjà mentionné le rôle du
hoquet. Mais d’autres façons plus explicites de monstration apparaissent par la voix du
narrateur sous forme de commentaires sur son propre discours. L’exemple le plus frappant
dans ce roman est peut-être celui où le narrateur commente la difficulté à exprimer
« l’inextricable du monde » : « [t]out cela, j’essaie de l’exprimer avec des mots que
l’écrivain emporte, que le lecteur inspecte. L’Oubliée éprouve cet indicible bien mieux que
302
Nous établissons ici la distinction entre « locuteur » et « énonciateur » établie par Oswald Ducrot : le
locuteur est « un être qui, dans le sens même de l’énoncé, est présenté comme son responsable », et les
énonciateurs sont « ces êtres qui sont censés s’exprimer à travers l’énonciation, sans que pour autant on leur
attribue des mots précis; s’ils “parlent”, c’est seulement en ce sens que l’énonciation est vue comme
exprimant leur point de vue, leur position, leur attitude, mais non pas, au sens matériel du terme, leurs
paroles. […] Je dirai que l’énonciateur est au locuteur ce que le personnage est à l’auteur. » (Oswald Ducrot,
Le dire et le dit, op. cit., p. 193 et 204-205).
85
moi car elle ne l’exprime pas en mots. Ce sont ses sensations qui les lui disent, et qui les
disent pour elle. » (UDC, 322)
Le narrateur avoue, par son commentaire, la difficulté inhérente à l’écriture de son
roman, par les failles du langage et les défauts de son dire. La comparaison qu’il établit
avec le langage des sens lui permet de reconnaître l’échec des mots face à l’indicible. Le
narrateur souligne la simplification à laquelle on soumet le réel dans toute tentative de
traduction verbale. Les manques du dire sont ici source de frustration, étant donné que
narrateur « essaye » alors que son personnage réussit « mieux que [lui] » par le silence.
D’autres commentaires, pourtant, contredisent la plainte du narrateur, faisant l’éloge
d’un dire qui ne recherche pas l’exactitude et qui tire sa beauté, précisément, de cette
confrontation avec l’indicible, de laquelle l’écrivain ne peut sortir « gagnant » que par un
échec relatif. Chamoiseau exprime son admiration pour l’œuvre de Faulkner en ces termes :
« On dit que le dernier souffle de Faulkner surgit dans un hoquet, un impossible à vivre, un
impossible à dire, un vertige que seule une beauté tragique et sombre aura pu amasser :
saisir dans l’éclat d’une question sans limites. » (UDC, 148) On comprend que ce n’est pas
le triomphe du « dire » – entendu ici, vraisemblablement comme un discours qui ne
rencontre pas de difficultés de référenciation – qui constitue la beauté de l’écriture
faulknérienne, mais plutôt le discours qui surgit de « l’impossible à dire », du « hoquet », et
qui a « l’éclat d’une question sans limites ». Autrement-dit, la beauté de l’écriture, selon ce
commentaire, est en somme celle qui surgit d’une poétique de l’indicible, qu’il appelle
« poétique du hoquet ». C’est une écriture qui résulte de sa confrontation avec l’indicible,
mais qui ne le vainc pas en le rendant transparent : c’est au contraire celle qui le suggère,
qui le contourne, qui l’approche et qui ne peut être qu’opaque et ouverte, comme une
« question sans limites ».
Ces commentaires sur l’écriture, qui fonctionnent dans le roman comme des mises en
scène de l’indicible et, ultimement, de sa poétique, témoignent d’un parti-pris de l’écrivain.
Ils avouent au lecteur que la poétique à l’œuvre dans Un dimanche au cachot résulte d’une
prise de position, et qu’il y a donc, par-dessus tout, un souci esthétique qui guide l’écriture
et non pas simplement un devoir de mémoire. Les commentaires de Chamoiseau sur sa
86
poétique lui permettent, en outre, de contrôler les interprétations sur son œuvre, balisant la
lecture de façon très insistante.
1. 3. INDICIBLE ET IRRECEVABLE
« Comment maintenir le tout, invraisemblable, léger et jamais très sérieux ? » (UDC,
31), se questionne le narrateur d’Un dimanche au cachot à propos du roman qu’il veut
écrire. Il y a, effectivement, chez Chamoiseau, une préoccupation pour l’énonciation de son
discours ; un souci de neutralisation de l’horreur véhiculée par le dit, au moyen d’une
maîtrise du dire. Aussi prend-il position en faveur de la « distanciation moqueuse » du
conteur créole. Celle-ci, explique l’écrivain dans un entretien, est « très utile », parce que
« le rire défait l’ordonnance du réel303 ». Le rire permet, ajoute-t-il, de « me moquer de
moi-même, c’est-à-dire de ne pas me prendre au sérieux, de garder une distance amusée sur
ce que je suis, sur ce que je fais, sur mes ambitions, mes angoisses. Je crois que c’est un
point salutaire304. » Ces considérations concernent pareillement la gravité des sujets
d’écriture et la recevabilité du discours. Puisque, comme le rappelle Bourdieu, « [l]e
discours est une formation de compromis résultant de la transaction entre l’intérêt expressif
et la censure inhérente à des rapports de production linguistique particuliers 305 ». Mais ce
compromis est difficile à respecter lorsque le contenu du message est foncièrement violent.
Ainsi, pour rendre son discours acceptable et compréhensible, Chamoiseau adopte
différentes stratégies de distanciation, de contournement et d’équilibration sur lesquelles
nous allons nous pencher en cette dernière étape de l’analyse.
Un dimanche au cachot revêt ceci de particulier que, malgré la présence de passages
d’une violence très manifeste, le ton général du texte est celui de la dérision et de la
légèreté. Le narrateur-personnage de Chamoiseau place d’emblée le discours romanesque
sous le signe de la plaisanterie par une attitude bouffonne et d’autodérision. Au début du
roman, racontant « l’appel à l’aube » de son ami Sylvain pour lui demander d’intervenir
auprès de Caroline, le narrateur se désigne comme un « mollusque chimérique », un
« supposé éducateur, faussement attentif » et « bidon », pas sérieux et désengagé. Sans
303
Maeve McCusker, « De la problématique du territoire à la problématique du lieu : un entretien avec Patrick
Chamoiseau », dans The French Review, vol. 73, no 4, 2000, p. 728.
304
Id.
305
Pierre Bourdieu, « L’économie des échanges linguistiques », art. cit., p. 22.
87
aucune pudeur, il avoue qu’il voulait juste « faire plaisir à Sylvain par une ronde de
politesse et adios amigo… » (UDC, 35). Il exhibe ensuite un comportement clownesque et
enfantin, se montrant peureux et ridicule par la terreur exagérée que suscite en lui le cachot.
Il se distrait en fredonnant une biguine absolument inappropriée que le nom de l’enfant lui
rappelle : « Caroline est très appétissante, Caroline est très chaude… » (UDC, 35). Puis, il
résume la situation qui sera le cadre du roman en lui soustrayant toute importance et
intérêt : « Et voilà, j’étais dans une ruine affreuse, en compagnie d’une fillette dont je ne
savais rien, en train de perdre mon temps alors que j’avais un roman en souffrance. »
(UDC, 37) L’histoire sur l’esclavage et le roman qu’il écrit se présentent, enfin, comme
étant un bavardage sur « n’importe quoi » et comme un simple prétexte pour réussir à sortir
du cachot qui l’effraie :
Bon. L’enfant était à moitié folle, et moi je la suivais de près. Bon. Seul moyen de survivre :
suinter vers la sortie. Mais je ne pouvais pas l’abandonner dans un endroit pareil. Quelle honte
devant Sylvain! Comment la pousser à sortir? […] D’abord l’amadouer. Caroline, Caroline. Je
lui murmurai n’importe quoi sur les dimanches, sur la pluie, sur le monde qui nous avale, sur
les vampires capitalistes, sur mon roman débile […]. (UDC, 44-45)
C’est sous ce registre – tantôt comique, tantôt ironique – et avec le même
détachement, que le narrateur conte son histoire sur l’esclavage. Son ton railleur
s’accompagne d’autres procédés de distanciation dont l’objectif principal est de
dédramatiser un propos extrêmement grave. Certains procédés tirent leur force de leur
recours à une rhétorique déconcertante et ils relèvent, généralement, des figures de pensée
jouant sur l’ironie et le paradoxe. Nous nous intéresserons d’abord à l’ironie, puis nous
analyserons un cas d’antilogie.
L’ironie, rappelle Dominique Maingueneau, « fait entendre un point de vue distinct
de celui du locuteur : dans cette perspective, une énonciation ironique met en scène un
personnage qui énoncerait quelque chose de déplacé et dont le locuteur se distancierait par
son ton et sa mimique. Il ferait entendre le point de vue de quelqu’un qui s’exprimerait de
manière incongrue306 ». Prenant appui sur cette définition, nous tenterons de montrer en
quoi cette forme d’énonciation permet de rendre l’indicible recevable. L’exemple que nous
306
Dominique Maingueneau, Linguistique pour le texte littéraire, 4e édition révisée et augmentée, Paris,
Nathan, 2003, p. 98. Nous conservons dans les analyses où il est question de discours polyphoniques la
différenciation entre locuteur et énonciateur établie par Oswald Ducrot. (Voir la note 302).
88
étudierons est issu de la partie intitulée « Le vendeur de porcelaine », qui narre l’arrivée du
visiteur à l’Habitation esclavagiste. Le Maître l’accueille avec joie et lui présente ses
possessions :
Il lance un geste pour présenter ses terres, ses nègres, ses bêtes, sa belle ouvrage de défricheur
tellement conforme à ce que dit notre Seigneur, la Genèse, 1.28, soyez féconds et prolifiques,
remplissez la terre et dominez-la, soumettez les poissons de la mer, et les oiseaux du ciel et
toute bête qui remue sur terre !... (UDC, 69-70)
Le passage est très intéressant par l’écart qu’il établit entre son contenu explicite et
son contenu implicite. Il permet de comprendre de façon condensée le fonctionnement de la
structure de la plantation. Il présente une société divisée en deux catégories, celle où se
situe le Maître, propriétaire de « tout ce qui remue sur terre », et celle des « nègres »,
ravalés au rang de « bêtes ». L’opposition est mise en valeur par tous les indicateurs qui
soulignent le pouvoir absolu du Maître et la dépossession totale des esclaves. Le pouvoir du
premier s’exprime à travers la succession d’adjectifs possessifs, les verbes avec lesquels il
décrit ses gestes – remplir, soumettre, dominer – ainsi que l’accumulation des lieux sur
lesquels il se doit d’exercer son pouvoir : le ciel, la mer et la terre. La dépossession des
seconds est signifiée par leur réification. Mais ce sont surtout les implications de l’énoncé
qui font émerger l’indicible de la situation. En effet, les subjectivèmes307 « belle » et
« tellement conforme » montrent de façon provocatrice la fierté et l’impunité avec
lesquelles le Maître proclame son omnipotence. De plus, son rôle en tant que sujet de
discours et la place objective qu’il occupe dans l’énoncé – par la place que l’énoncé du
Maître occupe dans la totalité de l’énoncé du narrateur – reflètent par l’énonciation le
pouvoir du Maître vis-à-vis des esclaves. Ceux-ci, au contraire, sont sans voix, réduits à
l’état d’objet de discours, situés comme un élément de plus entre les terres et les bêtes, à la
suite d’une énumération. Toute l’injustice et l’aberration de la colonisation sont ainsi
exprimées à travers cette distribution de rôles discursifs.
Comment procède Chamoiseau pour qu’un discours aussi violent soit recevable ? En
intégrant le discours du Maître dans celui du locuteur de l’énoncé, moyennant une
distanciation ironique. Celle-ci est visible à partir du moment où commence le discours
307
Catherine Kerbrat-Orechioni emploie la notion pour désigner les formes d’« appréciation subjective
individuelle ». Cf. Catherine Kerbrat-Orechioni, L’énonciation. De la subjectivité dans le langage, 4e édition,
Paris, Armand Colin, 2002, p. 79.
89
indirect libre, par le biais duquel le locuteur fait passer pour siennes les paroles du Maître.
« Pour qu’il y ait ironie, rappelle Oswald Ducrot, il faut que toute marque de rapport
disparaisse, il faut “faire comme si” ce discours était réellement tenu, et tenu dans
l’énonciation elle-même308. » Ainsi, l’ironie est d’autant plus forte que le discours du
Maître est caricatural, notamment parce que le verset de la Bible sur lequel il s’appuie pour
justifier l’état du monde, est pris dans son sens littéral et reformulé de façon comique et
grotesque. Ainsi, la brutalité de l’énoncé et de ses implications perd de sa force parce
qu’elle devient risible et ridicule dans la voix du personnage de Chamoiseau. L’énoncé,
d’une certaine façon, se retourne contre le Maître, de sorte que ses appréciations positives
deviennent odieuses, ce qui était présenté comme « tellement conforme » à la loi divine se
montre contraire à la justice, et le pouvoir qu’il avait en tant que sujet de discours
l’empêche de se déresponsabiliser de son propos, le condamnant sans appel. Le passage
montre bien l’utilité de cette figure qui, avec une grande économie de moyens, permet au
locuteur de déconstruire le discours de l’énonciateur, rentrant dans sa logique pour qu’elle
se détruise d’elle-même. Une certaine forme de « justice » se fait donc par la dénonciation
de l’atrocité indicible qui se lit entre les lignes, favorisant la réception du message, malgré
sa violence.
Un autre procédé de distanciation du locuteur se caractérise par l’adoption d’un
raisonnement paradoxal. « Le paradoxe, selon Jean-Jacques Robrieux, est une forme
d’expression privilégiée de ce non conformisme, de cette insolence qui semble autorisée
pour autant qu’elle amuse. Renverser la pensée commune est un jeu d’autant plus attrayant
qu’il conduit à des vérités très profondes. Il faut réfléchir et faire réfléchir avec le sourire,
sourire souvent narquois et ironique309. » L’exemple que nous étudierons peut être
rapproché de la figure de l’antilogie. Celle-ci, comme le paradoxisme, « choque le sens
commun par l’association de termes contradictoires310 », mais pousse le paradoxe aux
limites de l’absurde. Le passage que nous avons choisi est extrait de la partie intitulée « La
roue fixe d’une journée ». Elle raconte, comme le désigne son titre, la routine des esclaves
dans l’Habitation.
308
Oswald Ducrot, Le dire et le dit, op. cit., p. 210.
Jean-Jacques Robrieux, Rhétorique et argumentation, op. cit., p. 225.
310
Ibid., p. 99.
309
90
Après la corne : sifflet des commandeurs. Sortir des cases, rejoindre son atelier, s’aligner audevant de l’économe qui va compter et recompter encore. Les commandeurs vont inspecter les
cases pour sortir les absents : qui malade qui pas malade il faut venir au garde-à-vous et prier la
prière. Après, prendre la descente vers la houle des champs de cannes. Qui sait chanter
l’Afrique chante un chanté d’Afrique, qui ne sait pas chanter braille ce que lui dit son cœur. De
toute manière, il faut donner de la voix. C’est obligé. Et puis, tomber dans la chaleur des tâches
où rien n’est à comprendre sinon à s’efforcer sans fin et haïr la fatigue. […] Rien à
comprendre : les commandeurs crient quoi faire et comment et le fouette explique vite […].
(UDC, 48)
L’extrait présente une journée type à la plantation, par le biais d’un énoncé descriptif.
À première vue « objectif », l’énoncé s’affiche sans commentaire ou opinion critique du
narrateur. Il donne à comprendre la dureté d’un régime de travail fortement normé à coups
de sifflet et avec un contrôle strict de la part des commandeurs qui, comme le suggère
l’ordre de « venir au garde-à-vous », fait penser au service militaire.
Ce qui se dégage surtout de l’énoncé, c’est, premièrement, la contrainte. Elle est
désignée par la mention des obligations et des ordres : « il faut », « c’est obligé », « les
commandeurs crient quoi faire et comment ». Sont soulignées aussi les conditions difficiles
de travail, dénotées par la mention de la chaleur, de l’effort « sans fin » et de la fatigue.
Enfin, on remarque la violence qui régit les comportements par la mention du « fouette » et
de la « haine ». Pourtant, l’énonciation met de l’avant autre chose : l’absurdité inhérente à
un système régi par des automatismes, ainsi que par des principes contraires au sens
commun.
D’abord, la forme du message mime, par la brièveté et la simplicité des phrases, de
même que par les verbes à l’infinitif, un mode d’emploi ou un règlement. Cela marque un
contraste avec les caractéristiques du récit et permet d’attirer l’attention du lecteur sur
l’encodage du texte. Puis, les gestes mécaniques des commandeurs (« compter et recompter
encore », « qui malade qui pas malade », « qui sait chanter […] qui ne sait pas chanter »)
les montrent dépourvus de raison. La façon dont ils s’expriment – par la corne, le sifflet, le
cri, et le fouet – donne d’eux une image certainement brutale, mais aussi animale, puisque
l’accent est mis sur les bruits et les gestes bestiaux. Le paradoxe installé par l’énoncé est
habile, puisque le seul à qui on attribue la « capacité à expliquer », est celui qui ne pourrait
disposer de raison : le fouet. De plus, la mise en valeur des redondances – prier la prière,
chanter un chanté – renforce l’idée de la « roue fixe » et de la répétition irréfléchie. Le
remplacement de « chanson » par « chanté », ainsi que le changement du régime du verbe
91
prier, dans le but de mieux accorder la morphologie des mots, attire l’attention sur une
mécanique où les particularités n’ont aucune place. La violence faite à la langue pour
mieux uniformiser le discours traduit celle infligée aux hommes pour forcer
l’uniformisation d’un comportement aliénant. Ainsi, aucune différence n’est tolérée. Être
malade ou pas, savoir/vouloir chanter ou pas, être fatigué ou pas, tout revient au même et
rien n’altère la roue fixe. Le régime engendré par un système fondé sur la répétition
irrémédiable se présente dès lors comme foncièrement irrationnel et absurde, ce que
confirme la répétition de « rien n’est à comprendre ». L’énonciation instaure donc dans le
discours une distance lucide et critique, qui attire l’attention sur les absurdités du système –
présentées de façon grossière et comique notamment par les jeux linguistiques et
rhétoriques – plutôt que sur l’atrocité du réel auquel il se réfère. Ce type de stratégie de
distanciation montre la volonté de l’écrivain de susciter chez son lecteur l’amusement,
plutôt que la compassion ou la colère, face à une histoire qui, autrement, deviendrait
tragique et d’une violence insupportable.
Un autre processus d’écriture mis en place dans le roman est constitué par les
ruptures permanentes du fil de l’histoire par différentes instances de discours. Ces ruptures
permettent à Chamoiseau d’inscrire explicitement, et même de façon provocatrice, son
histoire de l’esclavage sous le signe de l’imaginaire et de la fiction. Elles ont une fonction
significative dans le processus d’énonciation de l’indicible en tant qu’effets de distanciation
ironique.
Chamoiseau revendique, par le biais de son roman, le droit et le devoir de la
littérature et, partant, de l’imagination à investir la mémoire de sa communauté. Cette
revendication mérite d’être soulignée, en ce qui concerne notre problématique, parce
qu’elle implique un parti-pris de l’écrivain par rapport au traitement des indicibles de
l’Histoire. En effet, produire une œuvre d’art à propos d’événements historiques
douloureux, mêler délibérément l’imaginaire aux faits réellement survenus, ne va pas
nécessairement de soi. Rappelons que l’un des débats suscités par la critique à propos de
l’écriture littéraire de l’indicible porte justement sur l’implication éthique de la
littérarisation des génocides, des guerres et d’autres événements déshumanisants comme le
fut l’esclavage de traite. On se souviendra, par exemple, de la proclamation de Theodor
92
Adorno sur l’impossibilité d’écrire de la poésie après Auschwitz311. Le même débat a été
soulevé à propos du projet « Rwanda, écrire par devoir de mémoire312 ». Nombreux sont
ceux qui trouvent « scandaleux » de faire un objet d’art à partir d’un événement historique
atroce qui, « d’une façon ou d’une autre transformera l’indicible horreur en délectation du
dire313 ». Pourtant, en s’y opposant, Chamoiseau procède dans son roman à une exhibition
de la fictionnalité du récit, se moquant du lecteur, de lui-même en tant qu’écrivain, et
donnant finalement à son histoire sur l’esclavage une place beaucoup moins importante que
celle qu’il nous avait fait croire.
En effet, la structure enchâssée d’Un dimanche au cachot permet au narrateur
d’établir des allers-retours constants entre le récit-cadre et le récit second. Le mouvement
du narrateur sur ces deux niveaux a comme résultat une interruption permanente du récit
second, réussissant de manière très ludique à baisser la tension narrative ou à apporter des
éclaircissements sur l’histoire de l’Oubliée, contredisant dès lors le principe de l’opacité. À
travers ces interruptions, Chamoiseau rappelle à son lecteur, continuellement, que son
histoire sur L’Oubliée est pure invention. En ce sens, nous pouvons lire : « J’imagine que le
jour se lève. Que c’est lundi. » (UDC, 334) Ou bien : « À propos du personnage de
l’Africaine, voici ce qu’il faudrait savoir et que je vais imaginer. » (UDC, 53). Et encore :
« Donnons du sens à cette rencontre. » (UDC, 74) « Elle voyait autre chose. Mais quoi ? Le
mieux, c’est de l’imaginer pour elle » (UDC, 77).
À ces clins d’œil au lecteur s’ajoutent les interruptions du téléphone portable du
personnage de Chamoiseau, dont le rôle est, encore une fois, de briser l’effet mimétique du
récit sur l’esclavage, mais aussi de garder le lien avec l’histoire de Caroline, écrasée par le
311
Plusieurs critiques s’y réfèrent. (Cf. Linda Pipet, La notion d’indicible dans la littérature des camps de la
mort, Paris, L’Harmattan, 2000 ; et Maria Cotroneo, « Entre fiction et témoignage : les enjeux théoriques de
la pratique testimoniale et la présence du doute dans les récits de la Shoah d’Élie Wiesel et d’Imre Kertész »,
thèse de doctorat, Québec, Université Laval, 2013). Dans son article « L’art est-il gai ? » publié
originellement en 1967, Theodor Adorno s’explique à ce propos : « La phrase selon laquelle on ne peut plus
écrire de poème après Auschwitz n’est pas à prendre telle quelle, mais il est certain qu’après cela, parce que
cela a été possible et parce que cela reste possible indéfiniment, on ne peut plus présenter un art qui soit gai.
Objectivement, il dégénère en cynisme, quand bien même il emprunterait la bonté de la compréhension
humaine. » (Theodor Adorno, Notes sur la littérature, traduction de Sibylle Muller, Paris, Flammarion, 1999
[1958], p. 433).
312
À propos du projet d’écriture sur le génocide rwandais, on peut consulter Zakaria Soumare, Le génocide
rwandais dans la littérature africaine francophone, Paris, L’Harmattan, 2013.
313
Georges Moliné, « La littérature des camps : pour une approche sémiotique », dans Daniel Dobbels et
Dominique Moncond’huy [dir.], Les camps et la littérature, op. cit., p. 25.
93
poids de L’Oubliée et de son histoire. On peut voir, dans « Répétitions », un exemple de
l’emploi stratégique des irruptions du récit-cadre dans le récit second. L’épisode a lieu
pendant l’enfermement de L’Oubliée dans le cachot, au moment où elle se rappelle « la
roue fixe » des journées dans la plantation et le seul moment de répit : midi. Le souvenir
montre l’atrocité de sa vie, qui constitue « tout ce qu’elle trouve d’elle-même en elle »
(UDC, 142). La gravité du récit se fait donc pesante, puisqu’il s’en dégage une indicible
cruauté. Voici comment Chamoiseau rééquilibre la tension du récit :
[…] La canne est mûre! C’est trembler. Les bobos vont suinter. Nuits et dimanches vont
disparaître. Fatigue peur douleur fatalité vont rester fixes sans aller ni venir. Alors là, tout est
don du destin, toute grapille est divine, il faut en jouir tout de suite […]. Même le muscle
brûlant peut se calmer si on oublie demain… Demain c’est un couillon. […] Envoyer demain
se promener, prendre aujourd’hui là même ce qu’il y a à prendre comme pour toute l’année!
Couper la canne. Tourner. Dépailler. Déposer. Couper. Tourner… Éclater dans ces petits
morceaux, et se tenir comme ça sans trop se rassembler ni calculer demain. Midi se prend en
débrouillard qui n’attend pas demain…
Midi nettoie. Midi t’aiguise. La ligne l’aiguise.
Bik bik bik… C midi déjà!... Kes tu fè ? Sava ?... s’inquiète Sylvain. (UDC, 143)
Nous pouvons voir, dans ce passage, comment le discours de L’Oubliée laisse
deviner l’indicible. L’énoncé exprime la dureté de la vie par la présence d’une isotopie de
la douleur, de la peur et de la fatigue. Mais c’est surtout l’énonciation qui montre ce que
l’énoncé ne peut pas dire. Le rythme imposé par les phrases mime le rythme incessant de
travail et la durée inaltérable de la souffrance. La succesion des verbes à l’infinitif,
ordonnés dans une séquence qui recommence infiniment par les signes de suspension –
« Couper la canne. Tourner. Dépailler. Déposer. Couper. Tourner… » – résonne comme
autant d’ordres et de tâches à subir indéfiniment, comme un automate et dans une totale
aliénation, jusqu’à l’exténuation. L’automatisme est manifesté notamment par la
formulation des verbes à l’infinitif, traduisant de la sorte la voix de l’ordre, et signifiant
par-là l’annulation de la volonté individuelle. La place du travail, comme le montre la suite
verbale, occupe tout l’espace : la réduction de la phrase à un seul mot, symbolisant le
travail, mime la réduction du temps vital à celui-ci.
L’intensité de la souffrance, pour sa part, se ressent par la façon dont l’énonciation
double le sens de l’énoncé : « Fatigue peur douleur fatalité vont rester fixes sans aller ni
venir. » En effet, l’accumulation produite par la suppression de tout signe de ponctuation
94
dans l’énumération des peines et des sentiments montre la fatalité de cette vie par
l’inépuisable, par l’inaltérable supplice qu’elle impose. La redondance qu’introduit la
succession du verbe « rester », dont le sens dit déjà la permanence, suivi de l’adjectif
« fixe », puis du syntagme « sans aller ni venir », traduit, par exacerbation de sens, le poids
écrasant de la perpétuation de la souffrance et de la peur qui devient, par son immuabilité,
la vie même. Dans ce contexte, la mention des « bobos » fonctionne comme une litote. La
figure et l’ironie qui l’accompagne, provoquent chez le lecteur un sourire amer qui ne fait
qu’augmenter son empathie.
Enfin, l’insistance de l’énoncé sur la haine contre « demain », manifestée entre autres
par l’insulte proférée à son propos, sous-entend, par le contexte qui l’entoure, la douleur à
vivre. Cette douleur inexprimable dont la seule survie semble l’oubli. Dans la
dramatisation angoissante du passage, l’appel de Sylvain apparaît comme une bouffée d’air
frais, à l’instar du répit de midi auquel songe L’Oubliée. La tension du récit descend et
permet ensuite au narrateur de poursuivre le récit sous un autre ton, rétablissant de la sorte
un équilibre salutaire et indispensable à la recevabilité du message.
De façon similaire, mais défiant encore plus les attentes du lecteur314, Chamoiseau
superpose aux interventions des personnages du récit-cadre, celles des personnages surgis
du dédoublement du narrateur. L’écrivain, le lecteur et l’éducateur vont ainsi s’immiscer, à
leur tour, dans le récit, donnant leur opinion sur la littérature et sur le texte en train de
s’écrire, ou sur les problèmes de Caroline, rappelant encore une fois au lecteur le caractère
fictif de l’histoire. Le texte commente ainsi son propre processus d’écriture, tout autant que
sa propre poétique, par le biais de réflexions esthétiques du narrateur et de ses doubles, et
même de certains personnages. Comme on peut l’observer dans cet exemple, le visiteur et
le personnage-narrateur glosent sur le travail de l’écrivain :
Le vendeur de porcelaine ignore pourquoi (avec quel courage, quelle inconscience, ou quelle
lubie de l’écrivain) il s’est rapproché du monstre, et pourquoi il lui a touché la tête. L’écrivain
qui va vite en besogne aurait mis “caresser”, mais il est plus vraisemblable qu’il ait, du bout de
ses doigts visionnaires, simplement effleuré le poil chargé de bruit et de fureur. (UDC, 193)
314
Ainsi que l’explique Dominique Maingueneau, de même que l’auteur « doit présumer que le lecteur va
collaborer pour surmonter la “réticence” du texte », le lecteur doit, réciproquement, postuler que l’auteur
respecte un certain nombre de règles ». (Pragmatique pour le discours littéraire, op. cit., p. 34.)
95
On constate, comme l’a remarqué Olga Hél-Bongo, que « [l]a moquerie de ce roman
n’est pas apparente315. » Les clins d’œil au lecteur sur l’intertextualité avec l’œuvre de
Faulkner, le prétendu souci de « vraisemblance » du narrateur et la taquinerie à l’écrivain
donnent une idée du jeu passionnant que constitue dans ce roman l’acte même de l’écriture.
Les occurrences de ces mises en scène sont nombreuses et se retrouvent tout le long
du texte, mais elles deviennent omniprésentes vers la fin du roman. Elles constituent une
véritable réflexion sur l’écriture, sous la forme d’une « poétique de l’opaque » qui
s’accorde bien avec la fin ouverte du roman. Elle pourrait se résumer selon ces mots du
narrateur : « [m]oi, je m’accommode bien de ne rien y comprendre. J’aime bien l’idée qu’il
n’y ait rien à comprendre. J’aime bien l’idée que l’intelligence des choses devrait servir à
ne pas les comprendre, tout comme à ne pas être raisonnable. » (UDC, 325) Le métatexte316
justifie, dès lors, l’énoncé romanesque, volontairement ambigu et incertain. Et, à son tour,
le texte confirme les principes de la poétique chamoisienne « du hoquet », décrits par le
métatexte. On lira donc, à la suite du commentaire susmentionné, cette reprise de l’histoire
de l’esclavage narrant les impressions de L’Oubliée à la sortie du cachot : « L’Oubliée ne
comprend rien à ce qu’elle était, ni dans quoi elle était, ni ce qu’elle est maintenant. Juste
quelques impossibles qu’elle sent maintenant reliés entre eux et qui l’ont transformée… »
(UDC, 325)
Néanmoins, par un procédé qui rappelle la prétérition rhétorique, l’écrivain va
clarifier la mise en scène de l’opacité, en se retournant sur certains passages, soit les
expliquant, soit les éclaircissant. L’un d’entre eux, symbolique de la création du créole,
concerne le dialogue entre La Belle – qui parle une langue africaine – et L’Oubliée,
sensibilisée à cette langue par sa « manman bizarre ». Le narrateur raconte que L’Oubliée
« reliait les sonorités dont elle se souvenait, sans pièce souci d’un sens, avec juste une
certaine intention. Et La Belle percevait ce qui lui était dit. Tout comme L’Oubliée qui
captait les réponses en images dans sa tête. Les deux hospitalières se parlaient ainsi : en
315
Olga Hél-Bongo, « Quand le roman se veut essai », thèse citée, f. 300.
Gérard Genette définit la métatextualité comme la relation de « commentaire » qui unit un texte à un autre
texte dont il parle. C’est, pour lui, la relation critique par excellence. (Gérard Genette, Palimpsestes. La
littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 11)
316
96
deux langues contrariées et renaissant ensemble sur un même langage. » (UDC, 56. C’est
nous qui soulignons)
La théâtralisation de l’opacité dont il est question ici est soulignée par la difficulté à
communiquer avec clarté et par la limitation qu’elle entraîne au niveau de la profondeur
dans la communication. En effet, l’échange ne semble pas pouvoir garantir la production
d’un sens, ou du moins ne paraît pas en avoir l’intention définie, sans que cela pose de
conflit. Pourtant, l’illustration du dialogue qui suit ces précisions du narrateur enlève
complètement l’opacité dont le narrateur venait de faire état :
« Pourquoi ne pas tuer la bête-longue ? » lui avait demandé la jeune femme. Ceux qui ne savent
plus reconnaître les dieux les prennent pour des démons ! lui avait dit La Belle. « C’est démon
qui est là ! » s’était indignée L’Oubliée. La Belle lui avait répondu : C’est lui seul qu’ils
craignent et c’est lui seul qui limite leur vouloir sur cette terre. Elle voulait parler des blancs et
des Maîtres. L’Oubliée protesta encore : « Il nous crève aussi ! » Mourir comme ça n’est pas
crever, avait sifflé La Belle. (UDC, 56)
Si la différence typographique illustre les « deux langues contrariées et renaissant
ensemble sur un même langage », soit le français dans le texte et le créole dans le réel, le
dialogue est malgré tout clarifié, contredisant le principe d’opacité prôné par Chamoiseau.
Puisque non seulement l’échange témoigne du souci d’un sens bien concret de la part des
deux personnages, qui confrontent leur position vis-à-vis de la modalité de résistance à
adopter dans l’univers esclavagiste – vivre ou mourir –, mais encore le narrateur intervient
avec des commentaires éclairants, reprenant ce que La Belle a voulu exprimer. Ce procédé
se répète de façon assez systématique. Dans certains cas, en traduisant ce que le narrateur
juge « indéchiffrable » : « Dans l’indéchiffrable de la langue créole […] on désignait La
Belle en disant : An Sovmô. Une Sauvemort. La mort qui sauve. » (UDC, 57-58) Dans
d’autres, en mettant en mots le silence, par la traduction de ce qu’exprime un visage : « La
Belle, pleine de faiblesse pour elle, n’avait pas insisté, laissant juste un visage impassible la
gifler de silence : Tu es sans-vie et tu veux donner ça à cette pauvre marmaille !... » (UDC,
58) Ou encore, en explicitant au lecteur ce que les personnages, quant à eux, déduisent dans
l’opaque :
Le vieil esclave lui avait désigné la petite plante farouche. Sans un mot. L’Oubliée avait
regardé l’insignifiant spectacle. Regardé sans comprendre. Mais, depuis, voir cette plante fut
pour elle un ravissement secret. Ce fut le seul instant où il fut proche d’elle. En revenant à ses
97
cuissons, le vieil esclave avait soufflé d’une voix sans ordre et sans conseil : Le datou mange
l’esprit, le datou c’est poison… (UDC, 59)
Ces exemples, relevés sur quatre pages, donnent une idée de leur poids dans la totalité
de l’œuvre. On constate donc, en lisant attentivement le roman, que le principe d’opacité se
prête aussi à la parodie et à la mise en scène. Même le hoquet, leitmotiv de l’indicible dans
l’œuvre, fait, à l’occasion, l’objet de cette contradiction : il n’empêche pas la parole de
surgir. On le voit dans « Révélation », où le narrateur rend explicites les mots ou les
pensées de L’Oubliée contenus dans un hoquet. La disposition des phrases mime par
ailleurs le spasme, sans briser pour autant aucun des deux énoncés :
« Le souvenir surgit dans un hoquet :
Il est parti, il n’est plus là!
Le vieil esclave a fui dans les Grands-bois!... » (UDC, 61)
Dominique Chancé notait, à propos de l’écriture de l’Histoire dans le roman antillais,
qu’« il ne s’agit pas tant de raconter l’histoire que de montrer les obstacles que rencontre
l’historien, il s’agit moins de se souvenir que de désigner l’oubli, moins de narrer que de
poser le problème de la narration317. » C’est que l’acte d’écriture mémoriel constitue, chez
l’écrivain antillais, une véritable obsession. Chamoiseau en fait lui-même allusion dans Un
dimanche au cachot. Mais la forme qu’elle prend dans son roman est véritablement
parodique. Elle constitue de la sorte un autre moyen de moquerie bienfaisante et s’intègre
au jeu métatextuel par la dérision avec laquelle il se met en scène dans son rôle d’écrivain
confronté à l’écriture de l’Histoire.
Le narrateur assure que « [l]’expérience directe ne vaut rien pour l’écrire » (UDC,
42) ; c’est pourquoi il déclare veiller « à ne jamais [s]e rapprocher » (Id.) des situations et
des objets sur lesquels il se propose d’écrire. Pourtant, il se montre en tant que déchiffreur
de Traces-mémoires318 en train de succomber à la fascination irrésistible pour ces objets du
317
Dominique Chancé, « Narrer l’Histoire/les histoires », dans L’Auteur en souffrance. Essai sur la position
et la représentation de l’auteur dans le roman antillais contemporain, 1981-1992, Paris, P.U.F. (Écritures
francophones), 2000, p. 9-10.
318
Chamoiseau définit la Trace-mémoires comme « un espace oublié par l’Histoire et par la Mémoire-une, car
elle témoigne des histoires dominées, des mémoires écrasées, et tend à les préserver. » (G, 16) Elle peut être
matérielle, symbolique ou fonctionnelle telle que « [l]es gestes, les habitudes, les métiers, les savoirs
silencieux, les savoirs corporels, les savoirs-réflexes, les symboles, les emblèmes, les paroles, les chants, la
langue créole, le paysage, les arbres anciens », etc. (G, 17).
98
paysage, présentés comme déclencheurs du processus de création. Ainsi, en percevant le
« petit édifice », il décèle un « cachot effrayant » (UDC, 41). Sur les parois du cachot, il
repère des griffures qui sont « [c]omme des traînées hurlantes » (UDC, 39). En fouillant la
terre, il retrouve une « vieille ferrure », à laquelle il confère le statut de « cadenas du
cachot », et « une chose, craquante comme un vieux parchemin » (UDC, 43) qu’il attribue
aux dépouilles d’un serpent. De cette façon, Chamoiseau théâtralise, de même qu’il l’avait
fait dans L’esclave vieil homme et le molosse, son « fantasme archéologique319 » dont il se
moque. Ce faisant, il met de l’avant son talent de fabulateur par son rappel des difficultés
auxquelles se voit confronté l’écrivain antillais face à l’histoire.
On constate au vu de ce qui précède que les réflexions critiques élaborées dans le
roman se font par tous les moyens – par la fiction et par le commentaire – et prennent un
ton sérieux ou parodique selon qu’elles se confirment ou qu’elles se contredisent. Les
commentaires entrent ainsi dans un dialogue métatextuel continu qui prend une telle
ampleur dans l’économie du texte, que l’on peut à juste titre se demander si ce n’est pas ce
jeu-là qui occupe, en définitive, le premier plan de la scène romanesque320. Une chose est
en tout cas certaine : la réflexion esthétique qui est à l’œuvre dans Un dimanche au cachot,
par son interaction avec la construction de l’intrigue, contribue sans conteste à nuancer la
gravité du sujet raconté, déviant l’attention du lecteur sur les processus d’écriture et de
lecture. La démarche permet à l’écrivain d’exhiber sa lucidité, par le biais d’une posture
auto-dérisoire. Celle-ci montre une écriture qui participe à la sacralisation de la littérature –
ou à maintenir l’illusio321 – par sa maîtrise des enjeux de la littérature contemporaine et par
son autoréflexivité. Mais elle la montre en participant en pleine conscience au jeu
qu’impose l’appartenance au champ littéraire. Comme le remarquait Bourdieu à propos de
Marcel
Duchamp,
Chamoiseau
opère,
avec
ce
roman,
des
« mystifications
démystificatrices322 » de l’objet littéraire, sans cesser pour autant de « vénérer la
319
Nous empruntons l’expression à Vincent Bruyère. Au sujet de la fascination chamoisienne pour la trace
cf. Vincent Bruyère, « Ossa Loquuntur! : Sur une impression caribéenne », dans Esprit Créateur, vol. 47, no 3,
hiver 2007, p. 155-167.
320
C’est ce que soutient Olga Hél-Bongo dans sa thèse (« Quand le roman se veut essai », thèse citée, f. 298).
321
Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », dans Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 89,
septembre 1991, p. 22.
322
Ibid. , p. 46.
99
supercherie323 » par le plaisir qu’elle provoque et par la valeur qu’elle garantit à l’œuvre
d’art.
Le roman de Chamoiseau se présente ainsi comme l’invitation à un divertissement où
rien n’est à prendre au sérieux, surtout pas la vraisemblance. L’histoire sur l’esclavage
devient donc prétexte à une réflexion sur la littérature et sur l’écriture, ainsi que sur la
poétique chamoisienne qui, dans ce roman, prend la forme d’une poétique de l’indicible.
Celle-ci, comme nous l’avons montré au fil du chapitre, s’efforce de restituer, par la mise
en place de différentes stratégies énonciatives et narratives, les non-dits d’une mémoire que
l’horreur et la douleur ont rendue « silencieuse ». De l’analyse des procédés d’écriture se
dégage une esthétique commandée par la figure rhétorique de la compensation.
On voit ainsi comment Chamoiseau défie l’indicible cognitif en neutralisant le poids
de l’inconnu par les connaissances sur le présent, les silences de la mémoire par une
écriture prolixe, et l’inimaginable de l’esclavage par un imaginaire hyperbolique. De la
même manière, le roman équilibre l’opacité irréductible du monde par des commentaires
éclairants. La compensation est également au principe du dépassement de l’échec à dire,
non pas en disant l’indicible, mais en le montrant, en le signifiant autrement, y compris par
une mise en scène des limites du langage. C’est aussi par un souci d’équilibre que
l’écrivain contrebalance l’horreur et la violence du propos avec le rire, l’ironie et les
digressions. Dans le même but, il compense l’urgence de dire et la gravité de l’histoire, par
une réflexion ludique sur la littérature et sur l’écriture, animée par des mises en scène et des
parodies sur l’écrivain et son œuvre.
Enfin, la réflexion poétique suscitée par l’acte d’écriture face à l’indicible aboutit à
une réflexion sur la beauté qui permet à l’écrivain de transformer le regard sur l’histoire
antillaise. Voilà pourquoi, dans le roman de Chamoiseau, l’horreur du cachot, symbole de
l’atrocité de l’esclavage, devient source de sérénité ; la douleur du passé se transforme en
une force du présent et la petitesse des héros oubliés, par contraste avec leur résistance, fait
ressortir leur grandeur. En effet, si l’énoncé dit que L’Oubliée « est de la taille d’une
virgule, et fragile et menue » (UDC, 46), commentaire qui vaut également pour Caroline,
323
Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », art. cit. , p. 46.
100
tout dans l’énonciation fait l’éloge de la force et de la grandeur des deux personnages. C’est
d’ailleurs Caroline qui, à la fin de l’histoire, finit par rassurer le personnage de Chamoiseau
et l’aide à sortir du cachot par la main.
François Lagarde voit, dans cette transformation du regard une conséquence du
drame qui, selon lui, engendre l’amplification, la grandeur et la merveille. Ainsi, conclut-il,
« [l]’augmentation est symbolique : le petit devient grand, l’esclave échappe, la “relique”
est héroïque, le “crasse des boyaux” qu’est le fils pour sa mère devient le Zola de la
Martinique324 ». En définitive, on pourrait postuler que si l’indicible de l’esclavage est
essentiellement constitué par la douleur et l’horreur du souvenir qui en émerge, Un
dimanche au cachot, par la transformation esthétique qu’il opère sur le réel, désarticule les
dimensions qui le rendent indicible, ouvrant ainsi la voie à une récupération collective de la
mémoire. En transcendant l’horreur de l’esclavage, le roman ouvre à une méditation sur la
beauté qui lui permet de dépasser le « petit contexte » de l’œuvre et de l’ouvrir à des
questionnements universels ou, pour reprendre son expression, de la totalité-monde.
324
François Lagarde, « Chamoiseau : l'écriture merveilleuse », dans Études françaises, vol. 37, n° 2, 2001, p.
174.
101
CONCLUSION GÉNÉRALE
Le propos de ce mémoire était de réfléchir à la problématique de l’énonciation de
l’indicible dans le roman de Patrick Chamoiseau Un dimanche au cachot. Celui-ci, par son
exploration du passé esclavagiste antillais et par son essai de reconstituer l’expérience de
vie d’une esclave, place au centre de son entreprise d’écriture les problèmes suscités par la
difficulté à dire la déshumanisation. Il fait écho, en ce sens, à la littérature des génocides et
au dilemme des rescapés confrontés à l’urgence de dire leur expérience et à l’impossibilité
de témoigner.
Dire l’esclavage signifie aussi se confronter au problème de la trace et à l’absence de
repères face à une réalité révolue et méconnue. C’est également tenter l’émergence d’une
mémoire effacée par la douleur. Ainsi, souligne l’écrivain, face à des « Trace-mémoires »
indicibles et indescriptibles, leur visite « n’est pas à faire. Elle est à vivre comme une
mantique. » (G, 22) L’approche de l’histoire est dès lors envisagée à partir d’une vision
poétique (UDC, 29). Mais l’opacité du monde et du langage s’imposent au sujet de parole
comme des obstacles à franchir. Dans le roman de Chamoiseau, l’indicible est révélé par
divers indicateurs qui sont autant de ruses de l’écrivain pour le faire émerger « dans
l’articulation d’un dire qui l’assume et le recouvre tout à la fois325. » Notre recherche s’est
attachée à déceler ces signes, dans la visée ultime d’esquisser les marques d’une poétique
chamoisienne de l’indicible.
Notre conception de l’œuvre littéraire comme une activité discursive inséparable de
son contexte et de son auteur nous a amenée à prendre appui sur des théories sociologiques
et pragmatiques. Notre méthode a consisté, d’abord, en une analyse du contexte sociohistorique de l’écrivain, par rapport auquel nous avons situé sa trajectoire et dégagé les
principales positions et prises de position occupées dans le champ littéraire antillais. Cette
démarche, déployée dans le premier chapitre, nous a permis de mettre en perspective les
prises de position esthétiques de l’écrivain dans Un dimanche au cachot, de manière à
325
Françoise Collin, « L’indicible est dans le dit. Maurice Blanchot, Hannah Arendt », dans Françoise Rétif,
L’indicible dans l’espace franco-germanique au XXe siècle, op. cit., p. 60.
103
percevoir la spécificité de l’œuvre, compte tenu de son inscription dans une tradition
littéraire.
Reliée à notre problématique, la trajectoire de l’écrivain révèle, tout d’abord, deux
constantes à souligner. D’une part, la préoccupation de Chamoiseau pour la difficulté à
dire, ressentie depuis l’enfance et compensée par l’écriture et des études de droit. Le
problème de la prise de parole et du silence est, en effet, thématisé dans plusieurs de ses
romans, que ce soit sous la forme de la diglossie, de la tradition orale ou de l’indicible. La
fascination pour le conteur créole, dont les stratégies narratives modèlent ses romans, a
partie liée avec la même inquiétude. D’autre part, les origines modestes, l’engagement
social et la carrière d’éducateur de Chamoiseau, reliés à des idéaux de justice et d’égalité,
marquent toute son œuvre et l’orientent vers des thématiques sensibles. Ayant vécu luimême le déclassement, la dépréciation, l’oppression et la domination, son œuvre va
s’appliquer à réhabiliter les lieux et l’histoire antillaise dépréciée, au même titre que ses
héros de la vie quotidienne : les gens du peuple, les marginaux et les opprimés, dont le
combat est celui de tous les jours. Il en est ainsi d’Un dimanche au cachot.
Écrivain consacré, Chamoiseau ne s’identifie plus à aucun mouvement, mais choisit
plutôt ses affinités littéraires en fonction de l’esthétique ou de l’imaginaire. Il inscrit
principalement son œuvre et sa pensée dans la continuité de celles d’Édouard Glissant ;
mais il ne s’oppose plus, comme au début de sa carrière, aux figures de Césaire ou de
Perse. Un dimanche au cachot en témoigne. Les prises de position que l’on retrouve dans le
roman confirment, par ailleurs, les tendances esthétiques que nous avons relevées à la fin de
sa trajectoire.
En effet, le roman manifeste une disposition à l’ouverture comme le montrent les
« Incommencements » qui l’inaugurent et les « Recommencements » qui l’achèvent. Il
reste fidèle aux principes de complexité et de diversité, dont fait preuve la structure de
l’œuvre, sans doute la plus complexe depuis le premier roman de Chamoiseau. Composite,
fragmentaire, fortement intertextuelle et construite comme un palimpseste, l’œuvre brouille
tous les repères, les genres, les voix, les récits, et se veut ludique. Elle se présente à la fois
comme un roman, comme une critique du roman et comme sa théorie.
104
Profondément ancré dans le « Lieu » par son traitement de l’histoire de l’esclavage et
de la réalité antillaise contemporaine, Un dimanche au cachot traite également de
problématiques reliées au tout-monde et à la modernité. Ainsi que l’affirme l’auteur : « ma
problématique est une problématique de pays reliés au tout-monde et de peuples reliés à la
totalité du monde, qui doivent à la fois assurer ses assises et vivre l’échange qui change
[…] et ça, c’est une problématique du futur326. » En ce sens, le roman à l’étude s’accorde
avec la symbolique du Guerrier de l’imaginaire, dont le but est de changer le champ de
bataille par l’imaginaire, plutôt que de confronter l’adversaire aspirant à une revanche.
Le deuxième chapitre du mémoire, consacré à l’analyse de l’indicible dans Un
dimanche au cachot, s’est appuyé sur une approche pragmatique. Celle-ci, par sa visée du
sens et de l’effet d’une certaine utilisation du langage, nous a permis d’envisager le
discours romanesque selon ce qu’il dit de l’esclavage et du vécu des esclaves, mais aussi
selon ce qu’il en montre et selon ce qu’il fait en disant et en montrant. Notre analyse s’est
articulée en trois temps, selon les trois dimensions de l’indicible que nous avons dégagées à
partir de l’étude de la notion : les limites de la compréhension, de la langue et de l’écoute.
Nous avons procédé, d’abord, à l’identification et à l’analyse des procédés d’écriture mis en
œuvre pour signifier l’indicible. Les observations auxquelles nous avons abouti, nous ont
permis, par la suite, de réfléchir au principe esthétique qui les rassemble.
Nous avons constaté que c’est en faisant face aux trois dimensions de l’indicible que
Chamoiseau parvient à témoigner des douleurs du passé et à construire une mémoire, pardessus le silence. En ce qui concerne l’indicible cognitif, nous avons tenté de démontrer
que le roman opère une reconstruction du passé à partir d’un savoir sur le présent, par le
recours à un imaginaire hyperbolique, guidé par une idée de la connaissance contraire à la
transparence. Face aux limites du langage, nous avons mis de l’avant les ruses de l’écriture
chamoisienne qui, par différents procédés de substitution, de reformulation et de saturation,
réussissent à dépasser un manque expressif et à dire autrement ce qui s’oppose à la
référenciation. Enfin, nous avons montré comment, étant donné la gravité du propos et la
violence du message, l’écrivain s’efforce de rendre son discours recevable en adoptant
326
Maeve McKusker, « De la problématique du territoire à la problématique du lieu : un entretien avec
Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 727.
105
diverses stratégies de distanciation, de contournement et d’équilibration de la tension
narrative. Les trois approches de l’indicible ont mis en évidence des procédés de
monstration de l’impossibilité à dire. Ceux-ci relèvent d’une rhétorique et ont pour fonction
d’attester de l’indicible par la mise en scène de l’échec à comprendre, à formuler, ou bien,
par une réflexion critique à ce propos.
Les conclusions auxquelles nous avons abouti signalent que, de façon générale, les
stratégies d’écriture employées pour restituer une mémoire silencieuse et douloureuse
fonctionnent par une logique de compensations entre le connu et l’inconnu, le réel et
l’imaginaire, le présent et le passé, le silence et la parole, le rire et le sérieux, la monstration
et la suggestion, ainsi que l’explicite et l’implicite. La même logique d’équilibration
s’établit entre l’effort véritable pour dire malgré les difficultés et la simulation de l’échec.
Entre le texte qui fait place à une histoire et le métatexte qui la commente. Mais aussi,
suivant toujours la même oscillation, le roman balance entre la mise en scène de l’écriture
faisant face à l’indicible et la parodisation de cette posture. De la sorte, par le
questionnement continuel de l’œuvre sur sa propre écriture, Chamoiseau montre
l’instabilité de toute chose et la nécessité d’une disposition à l’ouverture et au changement.
C’est, en somme, ce à quoi aboutit sa reconstruction du passé, en procédant, une fois de
plus, par compensation. L’horreur du réel est neutralisée par la beauté de l’écriture,
désarticulant, par ce fait même, ce qui bloquait l’émergence de la mémoire. Le « triomphe »
sur l’indicible que constitue Un dimanche au cachot, par sa récupération du passé et son
effet sur le présent – soit, l’émergence d’une mémoire positive de l’esclavage – aboutit, par
sa seule écriture, à une transformation. C’est ce qui donne sens, en définitive, au
dénouement du roman.
La poétique chamoisienne de l’indicible, telle que nous la concevons, s’articule ainsi
comme une technè327 et comme sa mise en scène. De sorte que nous avons inclus les
réflexions du métatexte comme autant de procédés pour signifier l’indicible. Ces deux
formes d’articulation sont régies, selon notre lecture, par la figure de la compensation qui
327
Michael Rinn emploie cette notion pour désigner l’approche de l’indicible comme un « art du langage »,
entendu comme les « diverses stratégies discursives qui actualisent, malgré tout, une expérience individuelle
extrême du génocide. » (Michael Rinn, Les Récits du génocide. Sémiotique de l’indicible, Lausanne, Paris,
Delachaux et Niestlé, 1998, p. 8).
106
aboutit, dans le texte, à une transformation. Mais la mise en scène de la technè, telle qu’elle
se manifeste dans Un dimanche au cachot, prend forme dans des commentaires critiques
qui balisent la lecture du roman et qui élaborent, progressivement, une poétique à l’intérieur
de l’œuvre. De cette manière, après une section complète consacrée à la « poétique du
hoquet » (UDC, 144) de Faulkner, le narrateur déclare :
Matisse disait commencer à peindre, à toucher au réel, quand il ne comprenait plus rien à ce
qu’il savait, à ce qu’il faisait. Césaire s’était écrié : Qui ne me comprendrait pas ne
comprendrait pas d’avantage le rugissement du tigre… […] La liberté de Faulkner (tout
comme celle de Perse, de Césaire ou de Glissant) était de ne rien dévoiler tout en laissant croire
qu’il le faisait. À rester dans l’incertain et à en faire la matière même d’un dévoilement sans
chiffre. C’était peut-être pour eux le seul moyen de ne pas interpréter la damnation,
l’emprisonner d’une transparence. La laisser se révéler ainsi dans l’incertain d’une liberté,
parvenir à la conscience mais préservée par l’obscur d’une liberté indécidable. C’est en restant
indécidable qu'une liberté peut ouvrir à toutes les libertés… (UDC, 346-347 ; c’est nous qui
soulignons)
Le sujet de notre mémoire nous a ainsi confrontés à la même tâche que s’est donnée
l’écrivain : élaborer la poétique du roman. La poétique de l’opacité, explicitée par
Chamoiseau, s’est d’abord imposée à nous et à notre recherche, par son insistance et par sa
force. En effet, le métatexte gagne beaucoup de place à partir de la deuxième moitié du
roman, passe au premier plan de l’œuvre, mais il devient, surtout, prescriptif. L’insistance
avec laquelle le commentaire reprend ce que fait le texte – à savoir, envisager le réel en
tenant compte de son opacité – et, inversement, la façon dont le texte s’efforce d’illustrer ce
que déclare le métatexte, notamment par des « effets d’opacité », produit, par saturation de
sens, un renversement. C’est avec une réflexion à ce propos que nous voudrions conclure
notre recherche, puisque c’est par sa présence explicite que la poétique de l’opacité nous
semble inopérante.
La description de la poétique de l’opacité de laquelle se réclame Chamoiseau aux
côtés de Césaire, Glissant, Perse et surtout de Faulkner, frappe par l’insistance avec laquelle
le narrateur souligne l’importance de la liberté et de l’indécidable. Pourtant, au moment
d’esquisser, à partir de nos analyses, les principes esthétiques de la poétique du roman,
c’est de façon paradoxale que la poétique explicitée par le texte s’est présentée à nous : non
pas comme une poétique de l’opacité, puisque par son insistance, elle clarifie. Mais comme
une grille de lecture qui s’imposait à notre liberté de lectrice. En d’autres termes, comme
une poétique qui se retourne, finalement, contre elle-même. On s’aperçoit, dès lors, suivant
107
Hél-Bongo, que Chamoiseau opère la « subversion d’une écriture qui se retourne contre
elle-même328 », qui se contredit. Qui proclame une chose et fait le contraire, ou le
questionne. Puisqu’établir une « poétique de l’opacité », au sein d’un roman qui se dit
opaque, est en soi une contradiction. Pour être cohérente, elle aurait dû être montrée
simplement, performée.
La méthode que nous avons adoptée dans nos analyses textuelles nous a permis de
nous concentrer sur la narration de l’histoire de l’esclavage et de L’Oubliée, sur laquelle
repose le plus fortement la problématique de l’indicible, et le reste des composantes du
roman ont été étudiées en fonction de leur rapport avec celle-ci, selon leur incidence sur
l’énonciation de l’indicible. La triple approche de la problématique que nous avons
implémentée a dégagé de nombreuses stratégies qui nous ont permis de garder une distance
vis-à-vis du discours critique de l’écrivain sur sa poétique. Nous proposons dès lors, dans
ce mémoire, une lecture différente de la poétique explicite du texte. Non pas contradictoire,
mais complémentaire à celle-ci : inclusive de l’opacité comme l’un de ses traits, mais
voyant dans la compensation une image plus juste de sa façon de procéder.
328
Olga Hél-Bongo, « Quand le roman se veut essai », thèse citée, f. 300.
108
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LEVI, Primo, Si c’est un homme, traduction de Martine Schruoffeneger, Paris, Julliard,
1987 [1958].
LUDWIG, Ralph [dir.], Écrire la parole de nuit, la nouvelle littérature antillaise, Paris,
Gallimard (Folio Essais), 1994. SCHWARZ-BART, André, La Mulâtresse Solitude, Paris,
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