Poétique de l`indicible dans Un dimanche au cachot de Patrick
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Poétique de l`indicible dans Un dimanche au cachot de Patrick
Poétique de l’indicible dans Un dimanche au cachot de Patrick Chamoiseau Mémoire Valeria Liljesthrom Maîtrise en études littéraires Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © Valeria Liljesthrom, 2015 RÉSUMÉ Ce mémoire vise à examiner les stratégies grâce auxquelles Patrick Chamoiseau exprime l’indicible dans son roman Un dimanche au cachot1. En effet, restituant l’univers esclavagiste aux Antilles, en mettant en scène son processus de déshumanisation, Chamoiseau associe l’écrivain et le lecteur à une difficile activité de figuration de l’Histoire, renouvelant ainsi le pacte entre eux. Le mémoire s’efforce de montrer que le roman témoigne de l’horreur par la construction d’une « poétique de l’indicible » qui opère par la figure de la compensation. Elle parvient à donner voix à une « mémoire silencieuse » en contrebalançant le tragique par le comique, le réel par l’imaginaire, la transparence par l’opacité, le dit par le non-dit, le texte par le métatexte et la laideur par la beauté. 1 Patrick Chamoiseau, Un dimanche au cachot, Paris, Gallimard (Folio), 2007. iii TABLE DES MATIÈRES RÉSUMÉ.............................................................................................................................................III TABLE DES MATIÈRES ...................................................................................................................... V ABRÉVIATIONS ................................................................................................................................ VII DÉDICACE.......................................................................................................................................... IX REMERCIEMENTS.............................................................................................................................. XI INTRODUCTION GÉNÉRALE ............................................................................................................... 1 INTÉRÊT ET MOTIVATION DU SUJET................................................................................................. 1 PROBLÉMATIQUE ET HYPOTHÈSE DE RECHERCHE........................................................................... 2 ÉTAT DE LA QUESTION .................................................................................................................... 6 1. DISCOURS CRITIQUE SUR L’ŒUVRE DE PATRICK CHAMOISEAU ........................................ 6 2. LA NOTION D’INDICIBLE EN LITTÉRATURE ........................................................................ 11 CONSIDÉRATIONS THÉORIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES .............................................................. 15 GRANDES ARTICULATIONS DU TRAVAIL ....................................................................................... 19 CHAPITRE 1 ÉTAT DU CHAMP LITTÉRAIRE ANTILLAIS ET TRAJECTOIRE DE PATRICK CHAMOISEAU ................................................................................................................................... 21 1. INTRODUCTION .......................................................................................................................... 21 2. LE CHAMP LITTÉRAIRE ANTILLAIS ............................................................................................ 24 3. TRAJECTOIRE DE PATRICK CHAMOISEAU ................................................................................. 32 3. 1. DISPOSITIONS..................................................................................................................... 32 3. 2. POSITIONS .......................................................................................................................... 45 3. 3. PRISES DE POSITION ........................................................................................................... 56 CHAPITRE 2 P OÉTIQUE DE L ’INDICIBLE DANS UN DIMANCHE AU CACHOT ............................. 65 1. INTRODUCTION .......................................................................................................................... 65 1. 1. INDICIBLE ET INCONNAISSABLE......................................................................................... 67 1. 2. INDICIBLE ET LIMITES DU LANGAGE .................................................................................. 79 1. 3. INDICIBLE ET IRRECEVABLE .............................................................................................. 87 CONCLUSION GÉNÉRALE ............................................................................................................. 103 BIBLIOGRAPHIE ............................................................................................................................. 109 v ABRÉVIATIONS Voici les sigles des œuvres de Patrick Chamoiseau convoquées dans ce mémoire. Ils sont placés entre parenthèses et en caractères droits dans le texte, suivis du numéro de la page. Les références complètes se trouvent dans la bibliographie générale. MD : Manman Dlo contre la fée Carabosse EC : Éloge de la Créolité El : Une enfance créole I E2 : Une enfance créole II G : Guyane. Traces-mémoires du bagne EPD : Écrire en pays dominé BDG : Biblique des derniers gestes E3 : Une enfance créole III UDC : Un dimanche au cachot P : « Postface. De la mémoire obscure à la mémoire consciente » vii DÉDICACE À ma mère ix REMERCIEMENTS Je remercie avant tout mon directeur de recherche, Justin Bisanswa, pour son encadrement, son accueil, sa confiance et son soutien depuis mon arrivée au Canada. Merci pour vos encouragements, pour votre disponibilité, pour votre générosité et pour nous apprendre à donner toujours le meilleur de nous-mêmes. Merci de nous rappeler qu’un bon chercheur doit toujours être avant tout une bonne personne. Je remercie également le Conseil de recherche en sciences humaines du Canada (CRSH), la Faculté des Lettres, le Département des Littératures et la Chaire de recherche du Canada en Littératures africaines et Francophonie pour les bourses qui m’ont été octroyées et qui m’ont permis d’accomplir mes recherches. Merci à Olga Hél-Bongo et à Kasereka Kavwahirehi pour avoir accepté de corriger ce mémoire. Merci à tous mes amis de la Chaire, à Olga Hel-Bongo : votre compagnie, votre bonne humeur et votre collaboration ont rendu ce parcours extrêmement agréable. Je voudrais aussi remercier ma professeure Nathalie Gambin de l’Université Nationale de La Plata, pour m’avoir transmis l’amour pour la littérature, pour son soutien inconditionnel et pour m’avoir guidée dans mes premiers pas académiques. Gracias especialmente a mi papá y a mi mamá, por haberme enseñado lo esencial. Agradezco a mis hermanos, que me inspiran, cada uno con su singularidad y su talento. A mis queridas amigas y amigos. En cada dificultad y en cada alegría que me dio este trabajo, que implica tanto esfuerzo y soledad, pensar en ustedes lo hizo más fácil y más gratificante. A Nicolás, sobre todo. Por hacer que cada día sea mejor, que cada cosa sea más fácil y por todos estos años compartidos. Gracias por la ayuda y el apoyo durante este proceso. xi INTRODUCTION GÉNÉRALE INTÉRÊT ET MOTIVATION DU SUJET La problématique de l’indicible est au centre de la littérature. Est écrivain, a dit Roland Barthes, celui « pour qui le langage fait problème2 ». Cela dit, la réflexion sur les modalités d’écriture devient encore plus urgente lorsque l’opacité du langage et du réel est intensifiée par des événements traumatiques, violents, inexprimables. Ainsi des expériences comme celle de la Shoah, à laquelle se voit généralement associée la notion d’indicible. L’urgence de questionner l’écriture s’impose, dès lors, par la nécessité pressante de témoigner de l’horreur, confrontée à l’impossibilité de dire. Les récits sur la traite et sur l’esclavage, comme on peut en trouver dans la littérature antillaise, présentent avec les œuvres sur les génocides de nombreux points communs. Le principal est sans nul doute, leur mise en scène de la déshumanisation de l’homme par l’homme. Malgré le rapprochement qui peut en être fait, la littérature antillaise sur l’esclavage a rarement été analysée du point de vue de la notion d’indicible. Le roman de Patrick Chamoiseau, Un dimanche au cachot, ne fait pas exception, alors qu’il insiste de façon obsessionnelle sur les termes « indicible », « indécidable » et « incompréhensible », pour ne citer que ceux-là. La critique qui s’est penchée sur l’étude de l’indicible a soulevé un certain nombre de questions et de problèmes à partir desquels il serait intéressant d’interroger le roman de Chamoiseau. L’intérêt de notre mémoire réside, d’une part, en ce nouvel éclairage porté sur Un dimanche au cachot. Les récits sur l’esclavage, faisant l’objet, très souvent, d’études thématiques3, nous allons nous intéresser, au contraire, à l’énonciation. D’autre part, la majorité des approches critiques qui étudient la difficulté des textes à exprimer l’horreur, s’intéressent au phénomène d’indicibilité soit comme un problème de langage, soit comme une limite cognitive à comprendre l’irrationnel, soit, dans une moindre mesure, comme un problème de réception de l’indicible. Notre recherche se propose, au contraire, d’interroger 2 Roland Barthes, Critique et vérité, Paris, Seuil, 1966, p. 46. Il s’agit, comme le remarque Justin Bisanswa, d’un trait de la critique sur les littératures francophones. (Justin Bisanswa, « L’aventure du discours critique », dans Présence francophone, no 61, 2003, p. 11-34). 3 1 le roman chamoisien à partir de ces trois dimensions à la fois, afin d’aboutir à une compréhension plus complète de ce qui constitue le problème de l’indicible. Nous espérons ainsi contribuer à renouveler l’approche critique basée sur la problématisation de la notion clé du mémoire : l’indicible, et surtout, apporter un nouveau regard sur l’œuvre de Patrick Chamoiseau. PROBLÉMATIQUE ET HYPOTHÈSE DE RECHERCHE Un dimanche au cachot peut être rapproché, par sa peinture de l’esclavage aux Antilles, des textes qui examinent les processus tragiques de l’Histoire et mettent en scène la déshumanisation. Il entre ainsi en filiation avec des œuvres consacrées aux guerres, aux génocides et particulièrement à la Shoah. La « littérature des camps », directement associée à l’idée d’indicible par la réalité qu’elle a dévoilée ainsi que par les questionnements qu’elle a suscités, a ravivé le débat sur les rapports entre littérature et Histoire, littérature et représentation, littérature et témoignage. Les mêmes problématiques ont été soulevées dans les champs littéraires antillais et africain4. Elles ont été relancées, récemment, lors de la parution d’une littérature consacrée au génocide rwandais en 1994. En effet, les bouleversements qui ont changé le monde et qui ont engendré une forte remise en question existentielle5, se sont traduits en littérature par une crise du langage et par un questionnement sur son pouvoir référentiel qui 4 Édouard Glissant a beaucoup réfléchi sur ces questions, notamment dans Le discours antillais (Seuil, 1981), et Patrick Chamoiseau suit ses pas. 5 L’ensemble des guerres et des massacres du XXe siècle ont provoqué, dans le monde entier, une scission sur tous les plans de la vie (politique, économique et social) et ont changé toute la configuration du monde par la redistribution du pouvoir international, par le déclin de certaines puissances et par l’émergence d’autres, ainsi que par des processus tels que la division temporaire du monde en deux blocs, la décolonisation et, plus récemment, la globalisation. Sur le plan des idées, le XXe siècle a engendré en Occident une crise de valeurs et une remise en question existentielle. Comme l’affirme Ikechukwu Aloysius Orjinta « [l]e choc des guerres mondiales, des révolutions différentes et des crises économiques, le traumatisme des esprits, l’homme blessé, il s’interroge sur la vie et sur lui-même, Dieu mis en cause et tout à coup plus rien n’a de sens; tout est vide, voilà la découverte de l’absurde qui est la conscience des contradictions de l’homme. Ceci est le commencement ou l’origine du mouvement de l’existentialisme (sartrien) et de l’absurdité (camusienne) qui vont influencer l’évolution des romans du XXe siècle. » (Ikechukwu Aloysius Orjinta, « Les idées philosophiques du XXe siècle et leur impact sur le développement de la littérature de l’époque », dans Interdisciplinary Academics Essays [en ligne], vol. 5, 2014, p. 56-68. http://interdisciplinaryacademicessays.com). 2 a conduit à une problématisation de l’écriture et de la littérature. Des théoriciens, comme Théodor Adorno, verront l’art « renier tout son passé » et annoncer « la fin de l’alternative entre la gaieté et la gravité, le tragique et le comique, la vie et la mort6. » Ce qui a fait dire à Lauriane Sable que « la confrontation à l’indicible constitu[e] non seulement le signe distinctif, mais le fondement même d’une certaine forme de littérature contemporaine7. » Celle-ci se caractérise par la mise en scène de situations d’une extrême violence, qui réduisent l’individu à un état de dépossession de soi, où l’écrivain et le lecteur sont impliqués dans une difficile activité de figuration de l’Histoire où les mots négocient la construction de sens avec l’indicible. La notion d’indicible, dans le cadre de ce mémoire, va référer à tout ce qui confronte l’écrivain aux limites du langage au moment de parvenir à faire sens, face à des expériences ou à des événements d’une violence « extrême8 ». Plus concrètement, l’indicible est pour nous la violence, l’horreur et la douleur provoquées par l’état d’esclavage dont témoigne Un dimanche au cachot de manière biaisée. L’indicible est aussi, de façon générale, l’esclavage en tant que système. Puisque l’idéologie qui le soutient est monstrueuse. Cette notion cristallise une série de problèmes liés à l’opacité du réel et du langage, ainsi qu’à des questions d’éthique et de réception9. On constate, en effet, que la difficulté à s’exprimer au sujet de ce type d’événements relève, principalement, de trois dimensions. D’une part, l’indicible confronte l’écrivain à un écueil de type cognitif. Les caractéristiques du réel qu’il se propose de représenter (violence, expériences de douleur démesurées, 6 Theodor W. Adorno, « L’art est-il gai ? », dans Notes sur la littérature, traduction de Sibylle Muller, Paris, Flammarion, 1999 [1958], p. 435. 7 Lauriane Sable, « Avant-propos », dans Interférences littéraires [en ligne], nouvelle série, no 4 (« Indicible et littérarité »), mai 2010, p. 16. http://www.interferenceslitteraires.be/nr4 8 Voir, par exemple, le numéro spécial de la revue Europe : « Écrire l’extrême. La littérature et l’art face aux crimes de masse » (Europe, no 926-927, juin-juillet 2006). 9 Une synthèse de ces problématiques et des débats suscités par la notion d’indicible sera faite dans l’état de la question. Nous tenons cependant à justifier notre prise de position par l’adoption de cette notion, dont l’emploi reste controversé. De par sa valeur sémantique, le terme nous semble le plus apte à signifier la problématique qui se pose à l’écrivain au moment de tenter d’exprimer un état de violence extrême. Même si d’autres expressions peuvent être utilisées à sa place pour signifier des situations relevant de l’horreur – telles que « violence » –, l’avantage de la notion d’indicible est qu’elle contient, dans sa propre morphologie, le conflit résultant de l’urgence et de la difficulté de dire, incarnant mieux qu’aucune autre le dilemme des écrivains aux prises avec les limites du langage, de la raison et de l’écoute lorsqu’il s’agit de rendre compte d’expériences inhumaines. Là réside, selon nous, la principale force de la notion d’indicible, étant donné qu’elle fait référence à l’horreur de l’expérience, en même temps qu’elle reflète le conflit qui se fait jour dans son écriture. 3 logiques déshumanisantes, etc.) le rendent difficile à comprendre ou à imaginer. D’autre part, l’expression littéraire de ces faits met en question un langage qui, en tant que code, paraît soit insuffisant, soit inapproprié pour les représenter. Enfin, comme dans toute activité discursive, une dimension pragmatique détermine ce qui peut et doit être dit et entendu dans un contexte donné. Elle va jouer un rôle fondamental dans les choix d’écriture de Chamoiseau afin que le récit de l’horreur soit formulable, mais aussi recevable, compréhensible et tolérable pour le lecteur. Ainsi, notre analyse de l’énonciation de l’indicible dans Un dimanche au cachot va se concentrer sur les stratégies déployées par Chamoiseau pour exprimer les horreurs de l’univers des plantations esclavagistes en Martinique, compte tenu des trois dimensions d’« indicibilité » évoquées précédemment. Ce cheminement nous permettra de répondre à la question de recherche de notre mémoire, soit : comment Chamoiseau parvient-il à signifier l’indicible dans Un dimanche au cachot ? Notre hypothèse est que le roman réussit à construire une mémoire de l’esclavage par la mise en œuvre d’une « poétique de l’indicible10 » caractérisée par la figure rhétorique de la compensation11. Nous nous efforcerons de démontrer que cette poétique repose sur deux modalités. D’une part, elle s’exprime comme un ensemble de stratégies énonciatives visant à signifier, à approcher, ou du moins, à « dire quelque chose12 » d’un passé qui résiste à l’écriture, mais qu’il est urgent de sortir de l’oubli. D’autre part, cette poétique s’articule par sa propre mise en scène, engendrant une problématisation de l’écriture et une réflexion critique sur son mode de fonctionnement. En somme, nous tâcherons de prouver que la poétique chamoisienne de l’indicible opère, dans ce roman, selon une logique d’équilibration : bavardant sur les silences, inventant l’inexistant par l’imaginaire, revivant 10 Nous entendons par « poétique de l’indicible », l’ensemble des procédés discursifs et textuels mis en place par l’écrivain pour signifier l’indicible de l’esclavage, en le contournant. Nous incluons dans la notion de poétique « l’ensemble de principes esthétiques » qui sont à la base de ces procédés d’écriture. (D’après la définition de poétique de Marc Angenot : « l’ensemble des principes esthétiques qui guident un écrivain dans son œuvre ». Dans : Marc Angenot, Glossaire pratique de la critique contemporaine, Ville de la Salle, Hurtubise, 1979, p. 155). 11 La figure de pensée de la compensation est définie, par Jean-Jacques Robrieux, comme une « forme d’atténuation » : « un procédé par lequel une idée forte est neutralisée par un terme ou un énoncé de sens opposé. » (Jean-Jacques Robrieux, Rhétorique et argumentation, 3e édition revue et augmentée, Paris, Armand Colin, 2010, p. 108). 12 Robert Antelme, L’espèce humaine, édition revue et corrigée, Paris, Gallimard, 2012 [1947], p. 9. 4 le révolu par l’écriture, et contrepesant, de manière très habile, les différentes composantes du texte : le tragique du propos avec le comique du ton, le réel avec la fiction, l’opacité avec la transparence, le dit avec le non-dit, le récit avec le commentaire et l’horreur avec la beauté. Par la transformation qu’elle opère, il serait légitime de se demander, enfin, si cette poétique ne parvient pas à désarticuler ce qui est à la base de l’indicible. 5 ÉTAT DE LA QUESTION 1. DISCOURS CRITIQUE SUR L’ŒUVRE DE PATRICK CHAMOISEAU L’abondant discours critique consacré à l’œuvre de Patrick Chamoiseau atteste de son importance comme un écrivain majeur de la littérature mondiale contemporaine. Nous voudrions esquisser les grandes orientations de la critique sur l’œuvre chamoisienne, en signalant les contributions qui nous seront utiles dans le cadre de notre réflexion. Compte tenu de son rôle fondateur dans la notion de « créolité13 » et de l’importance de ce qui a constitué le mouvement littéraire qui porte le même nom, une bonne partie de la critique s’est penchée sur l’étude des principes esthétiques de la Créolité. D’une part, par l’analyse de leur application dans des œuvres littéraires représentatives, notamment celles de Chamoiseau14, d’autre part, en les comparant aux prises de position d’autres mouvements ou théories sur la littérature antillaise et francophone15. L’esthétique de la Créolité a été envisagée comme une stratégie de résistance culturelle et comme un moyen de légitimation face à la culture dominante16. En tant que stratégie de résistance, elle est à relier aux anciennes pratiques de résistance des esclaves, à l’instar du « marronnage ». Certains des thèmes définitoires de la Créolité, tels que l’identité, l’hybridation, la « diversalité » et l’oralité, se retrouvent au centre de la plupart des études critiques sur l’œuvre romanesque chamoisienne. Ces thématiques se recoupent et se complètent : elles sont traitées, généralement, de manière conjointe. Le thème de l’identité, étudié entre autres par T. Bonnie, M. Rosello17 et M. Badiane18, est souvent abordé dans ses rapports avec l’Autre19, mais aussi avec la mémoire, 13 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Rapahël Confiant, Éloge de la Créolité, Paris, Gallimard, 1989. C’est le cas, par exemple, du mémoire de maîtrise d’Estelle Male Ski, « Mise en œuvre de l’esthétique de la Créolité à travers Solibo Magnifique de Patrick Chamoiseau », Bordeaux, Université Bordeaux III, 1999. 15 Voir notamment les travaux de Jean Bernabé, « De la négritude à la créolité : éléments pour une approche comparée », dans Études françaises, vol. 28, no 2-3, 1992-1993, p. 23-38 ; Luciano Picanço, Vers un concept de littérature nationale martiniquaise : évolution de la littérature martiniquaise au XX e siècle, New York, Peter Lang, 2000 et Stéphanie Bérard, « Pour une littérature-monde et Éloge de la créolité : deux manifestes, deux visions de la littérature incompatibles, concurrentes, consécutives ? », dans International Journal of Francophone Studies, vol. 12, no 2-3, 2009, p. 493-503. 16 Cf. Lauren Brown « Reading Resistance on the Plantation: Writing New Strategies in Francophone Caribbean Fiction », thèse de doctorat, University of California, 2007; et Stella Vincenot, « Patrick Chamoiseau and the Limits of the Aesthetics of Resistance », dans Small Axe, vol. 30, 2009, p. 63-73. 17 Mireille Rosello, Littérature et identité créole aux Antilles, Paris, Karthala, 1992. 14 6 l’Histoire et le territoire. Des contributions comme celles de B. Cailler20, D. Chancé21, V. Bruyère22, M. Silverman23 et Y. Parisot24, par leur référence à l’écriture de l’Histoire antillaise, sont à mettre en lien avec notre problématique, quoique la mémoire du passé n’y soit pas envisagée, comme nous le faisons, sous l’angle de l’indicible. Leurs réflexions sur le traitement de l’Histoire, la « trace » et la mémoire seront toutefois utiles à notre analyse. La diversité, fondement de la notion de créolité, est examinée à partir de divers points de vue. Elle concerne aussi bien l’identité que la culture, mais elle est aussi reliée à l’hybridité et au métissage. Ce que mentionne C. El Hadji dans « Identité plurielle ou identité de synthèse25 », où l’auteur relie la diversité à l’identité. H. Bojsen, par contre, analyse la question de la diversité à partir de l’hybridation discursive, qu’elle considère comme une forme de résistance26. En effet, les études sur les différents aspects de la créolité – comme les monographies de D. Perret, La Créolité. Espace de création27, Noémie Auzas, Chamoiseau ou les voix de Babel28 et l’ouvrage dirigé par M. Condé et M. Cottenet-Hage, Penser la créolité29 - sont généralement traversées par la question de la 18 Mamadou Badiane, « Négritude, Antillanité et Créolité ou de l’éclatement de l’identité fixe », dans The French Review, vol. 85, no 5, 2012, p. 837-847. 19 C’est le cas de l’article de Thomas Bonnie, « L’identité antillaise selon Patrick Chamoiseau », dans Dalhousie French Studies, vol. 77, 2006, p. 87-96. 20 Bernadette Cailler, « Le personnage historique en littérature antillaise : la question du genre (Delgrès, Schœlcher, L’Oubliée) », dans Études littéraires, vol. 43, no 1, hiver 2012, p. 117-133. 21 Dominique Chancé, « Narrer l’Histoire/les histoires », dans L’Auteur en souffrance. Essai sur la position et la représentation de l’auteur dans le roman antillais contemporain, 1981-1992, Paris, P.U.F., 2000, p. 7-38. 22 Vincent Bruyère, « Ossa Loquuntur ! : Sur une impression caribéenne », dans Esprit Créateur, vol. 47, no 3, hiver 2007, p. 155-167. 23 Max Silverman, « Memory Traces : Patrick Chamoiseau and Rodolphe Hammadi’s Guyane: Tracesmémoires du bagne », dans Yale French Studies, 118-119, 2010, p. 225-238. 24 Yolaine Parisot, « Littératures caribéennes : écrire le présent dans les marges de la contre-histoire », dans Caraïbe et océan Indien: questions d’histoire, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 109-126. 25 Camara El Hadji, « Identité plurielle ou identité de synthèse : la question du métissage chez Patrick Chamoiseau et Henri Lopès », dans Voix Plurielles [en ligne], vol. 5, no 2, 2008, pp. 99-108. http://brock.scholarsportal.info/journals/voixplurielles/article/view/466 26 Heidi Bojsen, « L’hybridation comme tactique de résistance dans l'œuvre de Patrick Chamoiseau », dans Revue de littérature comparée, vol. 76, n° 2, 2002, p. 230-242. 27 Delphine Perret, La Créolité. Espace de création, Guadeloupe, Ibis Rouge, 2001. Dans cet ouvrage entièrement consacré à la Créolité, Perret contextualise d’abord le concept, puis l’aborde d’un point de vue linguistique, identitaire, esthétique et culturel. 28 Noémie Auzas, Chamoiseau ou les voix de Babel. De l’imaginaire des langues, Paris, Imago, 2009. Cet ouvrage analyse la situation linguistique aux Antilles et dans la littérature antillaise, et réfléchit sur les imaginaires véhiculés par les langues. Une bonne partie de l’ouvrage aborde la question du créole comme langue et la créolisation du français en littérature. 29 Maryse Condé et Madeleine Cottenet-Hage [dir.], Penser la créolité, Paris, Karthala, 1995. Cet ouvrage collectif se propose de penser de manière critique les implications du mouvement de la Créolité, tel que défini dans Éloge de la Créolité. 7 langue. Celle-ci a donné lieu à de nombreux travaux sur lesquels nous allons nous pencher davantage parce qu’ils enrichiront notre réflexion sur la poétique de l’écrivain. La langue et l’écriture dans l’œuvre de Chamoiseau ont été associées, principalement, aux notions d’oralité et d’« oraliture ». Certains travaux s’intéressent aux particularités stylistiques de l’écriture chamoisienne, envisagée comme une écriture de l’oralité (ou oraliture30), mélangeant la langue populaire, orale et créole à une langue littéraire et écrite31. De nombreux chercheurs analysent l’oraliture dans ses rapports à la langue dominante, souvent comme une forme de résistance32. D’autres considèrent les rapports entre oralité et écriture comme conflictuels ; ils interrogent ainsi le statut de l’écrivain, de l’auteur et du « marqueur de paroles » au sein des romans de Chamoiseau33. Certains travaux sur l’écriture, abordée sous l’angle de la poétique et de ses fonctions esthétiques, retiendront plus notre attention. Ainsi, des travaux de D. Chancé34 et d’E. Figueiredo35 sont intéressants : ils tentent de décrire l’écriture chamoisienne selon une perspective autre que celle de l’oralité. Chancé y voit les traits du baroque et Figueiredo, ceux du rire carnavalesque. En analysant les fonctions du rire dans les œuvres de Chamoiseau, l’article de Figueiredo peut être relié aux stratégies de distanciation que nous étudierons dans notre 30 Par exemple, le mémoire maîtrise de Catherine Wells : « L’oraliture dans Solibo magnifique », Québec, Université Laval, 1993. 31 Savrina Chinien, dans son article « L’art de l’ “écrire” chez Patrick Chamoiseau » (Présence francophone, vol. 73, no 184, 2009, p. 36-45) s’applique à donner une définition de « l’écrire » chamoisien comme tentative de concilier oral et écrit. La démonstration de ses propos par une analyse des œuvres fait néanmoins défaut. L’article de Mariana Ionescu, « L’Enonciation culturelle chez Panaït Istrati et Patrick Chamoiseau : traduction ou trahison? », (Voix Plurielles [en ligne], vol. 5, no 2, décembre 2008, p. 109-121. http://brock.scholarsportal.info/journals/voixplurielles/article/view/467/441) se questionne aussi sur la possibilité de traduire une culture orale dans l’écriture, sans la trahir. Samia Kassab-Charfi, dans Patrick Chamoiseau (Paris, Gallimard/Institut français, 2012), consacre également une partie de son livre à cette question. 32 Chiara Molinari, Parcours d’écriture francophones : poser sa voix dans la langue de l’autre, Paris, L’Harmattan, 2005 ; Christiane Ndiaye, « De la pratique des détours chez Sembène, Chamoiseau et Ben Jelloun », dans Tangence, vol. 49, 1995, p. 63-77. 33 Geneviève Guérin, « De Solibo Magnifique à Biblique des derniers gestes. Esquisse d’une poétique chamoisienne », mémoire de maîtrise, Université Laval, 2009 ; Dominque Chancé, L’Auteur en souffrance, op. cit. 34 Dominique Chancé, « De Chronique des sept misères à Biblique des derniers gestes, Patrick Chamoiseau est-il baroque? », dans Modern Language Notes, vol. 118, no 4, 2003, p. 867-894 ; et Dominique Chancé, Patrick Chamoiseau, écrivain postcolonial et baroque, Paris, Honoré Champion, 2010. 35 Euridice Figueiredo, « L’humour rabelaisien de Patrick Chamoiseau et Mario de Andrade », dans Jozef Kwaterko [dir.], L’humour et le rire dans les littératures francophones des Amériques, Paris, L’Harmattan, 2005, p. 79-95. 8 mémoire. F. Lagarde36 reconnaît à l’écriture chamoisienne le pouvoir de compenser le « drame » par « la merveille du style », caractérisé, selon lui, par l’oralité, l’écart et l’amplification. La vision de Lagarde se rapproche de notre conception de la poétique de l’indicible dans la mesure où il analyse les procédés stylistiques de l’écrivain en tant que « ruses de l’écriture » face à la domination et au drame. O. Panaïté37 apporte également des éléments d’intérêt pour notre mémoire. Elle analyse les tendances du roman français contemporain – au sein duquel elle situe l’œuvre de Chamoiseau – et remarque entre autres un penchant vers l’ouverture, l’exubérance et l’hétérogénéité discursive. Enfin, l’œuvre de Chamoiseau a fait l’objet d’études critiques en relation avec bien d’autres thématiques – comme le temps38, le « Lieu »39, la ville40, la danse et la musique41, l’exil et l’errance42, le marronnage43, etc. – et selon différentes approches, telles que les analyses générique44, intertextuelle45 et métatextuelle46. Il faut signaler aussi que les romans chamoisiens les plus étudiés jusqu’à présent semblent être Texaco47, Solibo magnifique48, 36 François Lagarde, « Chamoiseau : l’écriture merveilleuse », dans Études françaises, vol. 37, n° 2, 2001. Oana Panaïté, « Poétiques de récupération, poétiques de créolisation », dans Littérature, vol. 151, septembre 2008, p. 52-74 38 Béatrice Barjon, « Le temps sacré dans L’esclave vieil homme et le molosse de Patrick Chamoiseau », dans Jean-François Durand [dir.], L’écriture et le sacré : Senghor, Césaire, Glissant, Chamoiseau, Montpellier, Centre d’étude du XXe siècle, 2002, p. 183-202. 39 Voir, par exemple, l’ouvrage de Lorna Milne, Patrick Chamoiseau: espaces d’une écriture antillaise, Amsterdam/New York, Rodopi, 2006, consacré à l’analyse de différents espaces de l’imaginaire chamoisien – la cale, le marché, l’habitat créole et les bois – constitutifs du « Lieu-Martinique ». 40 Roy Chandler Caldwell, « For a Theory of the Creole City : Texaco and the Postcolonial Postmodern », dans Mary Gallagher [éd.], Ici-là. Place and Displacement in Caribbean Writing in French, AmsterdamNew-York, Rodopi, 2003, p. 25-40. 41 Gladys M. Francis, « Fonctions et enjeux de la danse et de la musique dans le texte francophone créole », dans Nouvelles études francophones, vol. 26, no 1, 2011, p.179. 42 Jacqueline Couti, « L’errance d’exil et le recadrage mémoriel dans Pélagie-la-Charrette d’Antonine Maillet et Chronique des sept misères de Patrick Chamoiseau », dans Romance Studies, vol. 29, no 2, 2011, p. 93-107. 43 Au sujet du marronnage, beaucoup de critiques ont étudié L’esclave vieil homme et le molosse ; entre autres Marie-Christine Rochmann, qui analyse l’évolution de la représentation du marronnage dans les romans de Chamoiseau (L’esclave fugitif dans la littérature antillaise. Sur la déclive du morne, Paris, Karthala, 2000). 44 Olga Hél-Bongo, « Quand le roman se veut essai : la traversée du métatexte dans l’œuvre romanesque de Abdelkébir Khatibi, Patrick Chamoiseau et V. Y. Mudimbe », thèse de doctorat, Université Laval, 2011. 45 Bernadette Cailler, « Palimpseste et métafiction historiographique : une lecture d’Un dimanche au cachot de Patrick Chamoiseau », dans Œuvres et critiques, vol. 36, no 2, 2011, p. 57-66 ; Marie-Christine Rochmann, « L’esclave vieil homme et le molosse, roman de la réécriture », dans Judith Misrahi-Barak [dir.], Revisiting Slave Narratives/Les avatars contemporains des récits d’esclaves, Montpellier, Presses de l’Université de Montpellier III, 2005, p. 455-470. 46 Olga Hél-Bongo, « Quand le roman se veut essai », thèse citée. 47 Patrick Chamoiseau, Texaco, Paris, Gallimard, 1992. 48 Patrick Chamoiseau, Solibo magnifique, Paris, Gallimard, 1998. 37 9 Chronique des sept misères49 et L’esclave vieil homme et le molosse50. Une grande attention est aussi accordée à son essai Écrire en pays dominé51 et, enfin, à son œuvre autobiographique Une enfance créole52. Un dimanche au cachot, en revanche, reste encore moins exploré que ces derniers, ce qui motive davantage notre choix du roman. On remarque, par ce rapide parcours du discours critique, l’énorme poids des principes esthétiques définis dans Éloge de la Créolité au moment d’aborder l’étude de la poétique chamoisienne dans les différentes œuvres romanesques de l’auteur. Nombreuses contributions, en effet, s’appliquent à retrouver l’illustration des principes théorisés dans l’œuvre essayistique de Chamoiseau, oubliant parfois, comme le rappelait J. Bessière, que la « poétique explicite » du commentaire métatextuel et la « poétique implicite » de sa mise en œuvre ne correspondent pas nécessairement53. Par ailleurs, le poids de l’oralité en tant que trait distinctif de l’écriture chamoisienne est aussi à souligner. Son omniprésence fait en sorte que sont délaissées d’autres approches sur l’étude de l’écriture qui pourraient 49 Patrick Chamoiseau, Chronique des sept misères, Paris, Gallimard, 1992. Patrick Chamoiseau, L’esclave vieil homme et le molosse, Paris, Gallimard, 1997. 51 Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, Paris, Gallimard (Folio Essai), 1997. Parmi les études consacrées à cette œuvre, citons celles de Richard Watts, « The 'Wounds of Locality': Living and Writing the Local in Patrick Chamoiseau’s’ Écrire en pays dominé », dans French Forum, vol. 28, no 1, hiver 2003, p. 111-129 ; Kathleen Gyssels, « Du paratexte pictural dans Un Plat de porc aux bananes vertes (André et Simone Schwarz-Bart) au paratexte sériel dans Écrire en pays dominé (Patrick Chamoiseau) », dans Freeman Henry [dir.] Beginnings in French Literature, New York, Rodopi, 2002, p. 197-213 ; Kathleen Gyssels, « Du « guerrier de l’imaginaire » aux auteurs virtuels : libertés et limites de l’internet pour les auteurs antillais », dans Africultures, no 54, 2003, p. 117-127 ; Luciano Picanço, « Rêver des voix égarées : l’utilisation de l’autobiographie onirique dans Écrire en pays dominé de Patrick Chamoiseau », dans Nottingham French Studies, no 51, vol. 2, été 2012, p. 192-203 ; Luciano Picanço, « Entre l’autobiographie et la théorie : l’intertextualité dans Écrire en pays dominé de Patrick Chamoiseau », dans Nouvelles Études Francophones, vol. 21, no 1, printemps 2006, p. 169-180 ; et Olga-Hél Bongo, « Quand le roman se veut essai », thèse citée. 52 Patrick Chamoiseau, Une enfance créole, Paris, Gallimard (Folio), 2006. Parmi les études consacrées aux récits autobiographiques de l’auteur, nous pouvons mentionner celles de Susanne Gehrmann, « La traversée du Moi dans l’écriture autobiographique francophone », dans Revue de l’Université de Moncton, vol. 37, no 1, 2006, p. 67-92 ; Emmanuelle Tremblay, « De la mémoire autobiographique au théâtre de la mémoire chez Patrick Chamoiseau », dans Dahouda Kanaté et Sélom Gbanou [dir.], Mémoires et identités dans les littératures francophones, Paris, L’Harmattan, 2008, p. 171-191 ; Maroc Modenesi, « Une Enfance créole vers le troisième millénaire », dans Giovanni Dotoli [dir.], Où va la Francophonie au début du troisième millénaire?, Fasano/Paris, Schena Editore/Presses Universitaires de Paris Sorbonne, 2005, p. 217-231; RoseMyriam Réjouis, « Caribbean Writers and Language : The Autobiographical Poetics of Jamaica Kincaid and Patrick Chamoiseau », dans The Massachusetts Review, vol. 44, no 1-2, 2003, p. 213-232 ; Thomas Spear, « L’Enfance créole: la Nouvelle Autobiographie antillaise », dans Suzanne Crosta [dir.], Récits de vie de l'Afrique et des Antilles: Enracinement, errance, exil, Sainte-Foy, Grelca, 1998, p. 143-167 ; Gertrud AubBuscher, « Une Enfance créole Revisited: Language in Patrick Chamoiseau’s Chemin d’école », dans Essays in French Literature, no 41, novembre 2004, p. 1-16. 53 Jean Bessière, « Patrick Chamoiseau et les récits de l’inédit. Poétique explicite, poétique implicite », dans Pierre Laurette et Hans-George Ruprecht [dir.], Poétiques et imaginaires. Francopolyphonie littéraire des Amériques, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 279-292. 50 10 éclairer autrement l’œuvre de l’écrivain martiniquais. En somme, si certains critiques soulèvent, occasionnellement, les marques d’un indicible dans ses romans54, aucune étude ne s’est encore centrée sur cet aspect de façon systématique. 2. LA NOTION D’INDICIBLE EN LITTÉRATURE La notion d’indicible appliquée à la littérature a connu un essor considérable depuis la deuxième moitié du XXe siècle. Elle a été principalement associée à la « littérature concentrationnaire », mais elle s’applique de nos jours à toutes sortes d’événements violents et douloureux55. Il n’en demeure pas moins vrai que c’est surtout56 autour de la Shoah que continue à s’élaborer la plupart du discours critique et théorique sur l’indicible. Le premier aspect à souligner à propos de cette notion, c’est le manque de consensus dont elle fait l’objet. En effet, les études sur l’indicible ont d’abord relié la notion à un manque expressif57. Les recherches se sont penchées sur la capacité référentielle du langage 54 Samia Kassab-Charfi, par exemple, mentionne sans s’y attarder l’insuffisance de la langue pour dire l’horreur du marronnage (Patrick Chamoiseau, op. cit., p. 31). Un cas différent est celui d’Anny D. Curtius qui, dans « “Poétique forcée” et “poétique naturelle” dans l’œuvre de Patrick Chamoiseau », aborde la problématique de l’indicibilité mais dans un sens différent de celui que nous lui attribuons. En reprenant la définition de “poétique forcée” de Glissant, elle associe la difficulté à dire avec l’imposition d’une langue inappropriée. (Cf. Pierre Laurette et Hans-George Ruprecht [dir.], Poétiques et imaginaires. Francopolyphonie littéraire des Amériques, Paris, L’Harmattan, 1995, p. 293-299.) 55 Isaac Bazié, par exemple, analyse l’indicible dans des œuvres sur le génocide rwandais (Isaac Bazié, « Au seuil du chaos : devoir de mémoire, indicible et piège du devoir dire », dans Présence francophone, no 63, 2004, p. 29-45). Dans son ouvrage, Jean Ouédraogo réfère à l’indicible comme ce que les griots ne « doivent » pas dire (Jean Ouédraogo, Maryse Condé et Ahmadou Kourouma. Griots de l’indicible, New York, Peter Lang, 2004). On peut citer aussi : Caroline Giguère, « L’indicible dans La Polka et La Fabrique de cérémonies de Kossi Efoui : jeux de masques et de coulisses » [en ligne], dans Interférences littéraires, nouvelle série, no 4 (« Indicible et littérarité »), mai 2010, p. 131-140 ; Laure Coret, « Traumatismes collectifs et écritures de l’indicible : les romans de la réhumanisation (Afrique francophone, Antilles, Amérique latine) », thèse de doctorat, Paris, Université de Paris 8, 2007 ; Emmanuel Muligo, « Écrire l’indicible : pour une étude du témoignage de Yolande Mukagasana », mémoire de maîtrise, Kingston, Queen’s University, 2012. 56 L’ouvrage de Marie-Chantal Killeen, Essai sur l’indicible. Jabès, Duras, Blanchot, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes (L’imaginaire du texte), 2004, est un des rares textes à envisager l’indicible comme problématique liée à l’écriture (en général), sans référer à la violence ou aux génocides (même si – ou malgré que – les œuvres de Jabès, Duras et Blanchot font directement écho à la Shoah). Nous pouvons citer également l’ouvrage collectif dirigé par Lauric Guillaud et Nathalie Prince consacré aux œuvres fantastiques et de science-fiction (Lauric Guillaud et Nathalie Prince [dir.], L’indicible dans les œuvres fantastique et de science-fiction, Paris, Michel Houdiard Éditeur, 2008). Dans ce dernier, indicible renvoie à l’invisible, à l’irreprésentable ou à l’ineffable. 57 Primo Levi et Robert Antelme ont soulevé cette question dans leurs témoignages. Parmi les critiques qui partagent cette conception de l’indicible, nous pouvons citer Linda Pipet, La notion d’indicible dans la 11 face à des événements qui dépassent l’entendement ou dont l’horreur semble impossible à verbaliser. Selon cette conception de l’indicible, les auteurs que Maria Cotroneo regroupe parmi « la critique classique des années d’après-guerre58 » ont pris position en s’opposant à l’écriture littéraire des génocides par l’incapacité qu’elle aurait à représenter avec « fidélité » un événement réel. Ce qu’ils reprochent surtout au langage littéraire, c’est la distorsion qu’il fait subir aux événements59. Ce souci de fidélité répond surtout à une question d’éthique, qui a partie liée avec le caractère historique des faits indicibles et qui met en jeu le respect pour les victimes et le devoir de mémoire. Ainsi, l’indicibilité des abominations des génocides relève pour certains d’une crainte de la banalisation des faits ou d’un refus d’en faire de la beauté ou de l’art60. Selon eux, l’œuvre d’art « aurait le défaut de figer et donc de tuer le souvenir », étant donné qu’elle « est admirée pour ce qu’elle est et non pour ce qu’elle représente » 61. D’un point de vue opposé, mais également pour des questions morales ou éthiques, de nombreux critiques62 et écrivains63 se sont prononcés en faveur d’une écriture littéraire du génocide. C’est le document brut qui, pour eux, ne « parle pas » par lui-même, alors que littérature des camps de la mort, Paris, L’Harmattan, 2000. Pour une approche linguistique de la notion cf. : Jean-Jacques Franckel et Claudine Normand, « On ne peut pas me dire : “il faut le taire” », dans Linx [en ligne], no 10 (« L’indicible et ses marques dans l’énonciation »), 1998. http://linx.revues.org/948. 58 Maria Cotroneo fait référence dans sa thèse à Theodor W. Adorno, George Steiner et Berel Lang. Cf. Maria Cotroneo, « Entre fiction et témoignage : les enjeux théoriques de la pratique testimoniale et la présence du doute dans les récits de la Shoah d’Élie Wiesel et d’Imre Kertész », thèse de doctorat, Québec, Université Laval, 2013, p. 11. 59 À la base de cette idée se trouve une conception du langage qui, employé d’une certaine manière ou avec une certaine rigueur, serait apte à dire « objectivement » le réel. Cette aptitude que l’on confère souvent aux récits de l’Histoire a été suffisamment contestée par des théoriciens comme Roland Barthes ou Gérard Genette. Celui-ci considère l’histoire comme étant de la littérature non fictionnelle en prose, qu’il appelle « littérature de diction ». (Gérard Genette, Fiction et diction. Précédé de Introduction à l’architexte, Paris, Seuil (Points), 2004 [1979].). Pierre Macherey explique aussi que : « [d]ire c’est par excellence un acte, qui modifie la réalité à quoi il s’applique […] : la conformité aux choses que profère le discours, quel qu’il soit, est toujours illusoire en elle-même » (Pierre Macherey, Pour une théorie de la production littéraire, Paris, François Maspero, 1966, p. 74). 60 Parmi ces critiques nous pouvons mentionner Theodor Adorno. Dans son article « L’art est-il gai ? », il s’explique à propos d’une phrase polémique qu’il a prononcée : « La phrase selon laquelle on ne peut plus écrire de poème après Auschwitz n’est pas à prendre telle quelle, mais il est certain qu’après cela, parce que cela a été possible et parce que cela reste possible indéfiniment, on ne peut plus présenter un art qui soit gai. Objectivement, il dégénère en cynisme, quand bien même il emprunterait la bonté de la compréhension humaine. » (Theodor W. Adorno, « L’art est-il gai ? », dans Notes sur la littérature, traduction de Sibylle Muller, Paris, Flammarion, 1999 [1958], p. 433). 61 Explication de Linda Pipet au sujet d’une citation polémique de Romain Gary (Linda Pipet, La notion d’indicible dans la littérature des camps de la mort, op. cit., p. 141). 62 Parmi lesquels Linda Pipet, Maria Cotroneo et Rachel Ertel. 63 Notamment Primo Levi, Jorge Semprun, Élie Wiesel et Robert Antelme. 12 le document littéraire aurait l’avantage de créer un « sentiment plus fort » qui « va plus loin »64. Il y a ceux qui, comme Robert Antelme, vont reconnaître au langage des limites représentationnelles et ceux qui, comme Jorge Semprún, soutiennent que l’« [o]n peut toujours tout dire, le langage contient tout65. » Ainsi, la critique contemporaine va mettre de l’avant la difficulté à représenter l’expérience des camps, reliant le problème à une difficulté cognitive et affective, à une difficulté à comprendre et même à entendre, plutôt qu’aux failles du langage. Les critiques qui partagent ce point de vue66 considèrent la littérature et l’art comme des moyens privilégiés d’expression de l’indicible. Karla Grierson va même rejeter la notion et préfère parler d’« incompréhensible67 ». Mais cette différenciation est discutable, puisque la mise en mots est dépendante d’une activité cognitive de déchiffrement qui la précède et, inversement, la compréhension du monde dépend de notre conceptualisation linguistique du réel68. La plupart des critiques conservent la notion malgré tout, tantôt en la critiquant, tantôt en exploitant sa polysémie, ce qui produit parfois des flottements, voire des contradictions conceptuelles. C’est par exemple le cas de l’ouvrage de Michael Rinn, Les récits du génocide. Sémiotique de l’indicible, où l’indicible est tantôt présenté comme synonyme de technè, tantôt analysé comme adjectif, tantôt comme nom, ce qui provoque un flou définitoire. En somme, cette synthèse des problèmes soulevés par la critique à propos de l’indicible montre que la difficulté à dire relève, selon les chercheurs, d’une incapacité à appréhender le réel, des limites du langage et d’une problématique de négociation de sens et de réception. Un traitement complet de la notion devrait donc tenir compte, selon nous, 64 Linda Pipet, La notion d’indicible dans la littérature des camps de la mort, op. cit., p. 145. Jorge Semprun, L’écriture ou la vie, Paris, Gallimard, 1994, p. 23. 66 On pourrait citer : Michael Rinn, selon qui « l’impossibilité de figurer le génocide tient à l’échec de la conceptualisation visuelle annulant les autres facultés cognitives et communicatives. » (Michael Rinn, Les récits du génocide. Sémiotique de l’indicible, Lausanne/Paris, Delachaux/Niestlé, 1998, p. 50). 67 Karla Grierson, « Indicible et incompréhensible dans le récit de déportation », dans Daniel Dobbels et Dominique Moncond’huy [dir.], Les camps et la littérature. Une littérature du XXe siècle, Poitiers, UFR Langues Littératures Poitiers, 1999, p. 97-129. 68 Ainsi le disait Émile Benveniste dans Catégories de pensée et catégories de langue : « C’est ce qu’on peut dire qui délimite et organise ce qu’on peut penser. La langue fournit la configuration fondamentale des propriétés reconnues par l’esprit aux choses. » (cité par Pedro Mascarello-Bisch, « L’appréhension de l’indicible subjectif », dans Linx [en ligne], no 10 (« L’indicible et ses marques dans l’énonciation »), 1998. http://linx.revues.org/948). 65 13 de ces trois dimensions, étant donné leur interdépendance. Certains travaux récents, comme ceux de Michel Rinn69, s’efforcent de les intégrer dans les analyses textuelles, mais ils demeurent rares. 69 Voir notamment Michael Rinn, Les Récits du génocide. Sémiotique de l’indicible, op. cit., où l’auteur élabore une approche pragmatique de l’indicible. On pourrait également citer l’article de Denis Mellier, « Pour une critique de l’indicible fantastique », où l’auteur s’efforce de théoriser l’indicible par l’observation de l’usage qu’en font les écrivains dans leurs œuvres, plutôt que par la définition qu’en donnent les dictionnaires ou les critiques. Si son analyse se restreint à un corpus d’œuvres fantastiques ou de sciencefiction, sa démarche est intéressante et il est un des seuls à proposer une définition de l’indicible comme une stratégie rhétorique (Denis Mellier, « Pour une critique de l’indicible fantastique », dans Lauric Guillaud et Nathalie Prince [dir.], L’indicible dans les œuvres fantastique et de science-fiction, op. cit., p. 219-231). 14 CONSIDÉRATIONS THÉORIQUES ET MÉTHODOLOGIQUES Notre recherche s’appuie sur les travaux de Bakhtine et de ceux qui ont poursuivi et approfondi ses réflexions autour du texte littéraire. Les recherches sur l’énonciation, la pragmatique et l’analyse du discours, ainsi que celles qui concernent la sociologie du texte littéraire, ont contribué, en se focalisant sur des aspects différents mais complémentaires du fait littéraire, à en donner une nouvelle conception : « celle d’un acte de communication dans lequel le dit et le dire, le texte et son contexte sont indissociables70. » Ainsi, notre mémoire va appliquer au roman à l’étude les outils conceptuels de deux approches : la sociologie institutionnelle et la pragmatique. Celles-ci nous permettront de dégager et de caractériser la poétique mise en place dans Un dimanche au cachot pour parvenir à dire les indicibles de l’Histoire, tout en tenant compte de « l’espace des possibles71 » dans lequel a émergé cette écriture. La théorie des champs de Pierre Bourdieu et l’approche institutionnelle de Jacques Dubois72 constitueront les bases de notre réflexion sur le contexte de production de l’œuvre de Chamoiseau. La notion de « champ littéraire » théorisée par Bourdieu présente l’avantage, pour l’étude des littératures francophones, de fournir un cadre d’analyse approprié et non connoté sur leur mode de fonctionnement (contrairement aux notions de « centre » et de « périphérie » utilisées, encore aujourd’hui, pour signifier les rapports entre le champ littéraire français et ceux des autres littératures francophones). Les précisions apportées par Dubois à propos de l’« institution littéraire » nous permettront, notamment, de faire le lien entre le champ et les instances de production, reconnaissance et diffusion des œuvres littéraires. En ce sens, nous adoptons la distinction proposée par Pascal Durand73 pour combiner les concepts de champ et d’institution : le premier sera réservé à tout ce qui relève du relationnel et de l’interactionnel, et que nous mesurerons en termes de positions et de prises de position des agents au sein du champ. Le deuxième fera référence à l’infrastructure du système, comme les maisons d’édition, les revues, les académies, mais 70 Dominique Maingueneau, Le contexte de l’œuvre littéraire. Énonciation, écrivain, société, Paris, Dunod, 1993, p. vi. 71 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire, Paris, Seuil (Libre examen), 1992, p. 326. 72 Jacques Dubois, L’institution de la littérature : introduction à une sociologie, Paris, Labor, 1978. 73 Pascal Durand, « Introduction à la sociologie des champs symboliques », dans Romuald Fonkoua et Pierre Halen [dir.], Les champs littéraires africains, Paris, Karthala, 2001, p. 26. 15 aussi les instances institutionnelles reliées à la reconnaissance et à la reproduction des prises de position littéraires dominantes, telles que les établissements d’enseignement. La préoccupation de restreindre le recoupement des deux notions répond à un souci de clarté, mais aussi à un besoin d’adaptation de la théorie de Bourdieu à une réalité autre que celle qu’il a analysée dans Les règles de l’art, à savoir le champ littéraire français au XIXe siècle74. En effet, le champ littéraire antillais partage avec d’autres champs francophones la particularité de posséder au moins une partie de son institution « expatriée » ou « exilée75 ». De ce fait, distinguer dans la conception de champ ce qui est matériel de ce qui relève du domaine du discours ou de l’action des agents nous paraît utile pour expliquer ces phénomènes, avec tout ce que cela implique comme stratégies de positionnement pour les écrivains francophones. Si l’on convient, avec Bourdieu, que « [j]amais la structure même du champ n’a été aussi présente dans chaque acte de production [littéraire]76 », on peut comprendre pourquoi l’approche sociologique du fait littéraire peut fournir des clés précieuses pour l’interprétation d’une œuvre et de ses parti-pris esthétiques. En même temps, ce n’est qu’en reconstituant l’espace des prises de positions artistiques par rapport auquel s’est construit le projet de l’auteur que l’on pourra rendre compte avec justesse de sa singularité, compte tenu de la double stratégie de continuation et de distinction que chaque agent opère vis-àvis des esthétiques dominantes qui lui sont contemporaines. Pour saisir la spécificité de l’écriture chamoisienne dans Un dimanche au cachot, analysée en termes de stratégies discursives pour dire l’indicible, nous combinerons les théories sociologiques avec des théories de l’énonciation dans leur composante 74 À propos de l’application de la théorie des champs à d’autres contextes, on lira avec intérêt l’article de Denis Saint-Jacques et Alain Viala, « À propos du champ littéraire. Histoire, géographie, histoire littéraire », dans Annales HSS, no 2, mars-avril 1994, p. 395-406. 75 C’est le terme qu’utilise Katharina Städtler pour se référer aux champs littéraires africains. Elle explique que « [l]a plupart des champs littéraires africains enjambent les frontières nationales, et certains, à l’époque coloniale comme de nos jours, comportent même une partie exilée en Europe ou ailleurs. Cette partie exilée peut s’organiser selon sa propre dynamique et en fonction des champs littéraires (et politiques) voisins, tout comme le champ littéraire afro-francophone des années 40 se constituait dans le voisinage du champ littéraire français. » (« La Négritude en France (1940-1950). À propos d’un champ littéraire colonisé en exil », dans Romuald Fonkoua et Pierre Halen [dir.], Les champs littéraires africains, op. cit., p. 207). 76 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op. cit., p. 268. Justin Bisanswa fait le même constat à propos du champ littéraire africain et francophone dans Roman africain contemporain, Paris, Honoré Champion, 2009, p. 45. 16 pragmatique. Nous nous appuierons notamment sur les travaux d’Oswald Ducrot77 et de Dominique Maingueneau78. La « démarche79 » pragmatique appliquée à l’étude de l’œuvre littéraire invite à approcher le texte comme discours, c’est-à-dire comme activité, mettant au premier plan l’interaction entre le texte et le contexte. En d’autres termes, l’analyse du discours considère que l’énoncé ne peut être coupé de l’énonciation et que le sens se construit dans la dynamique d’un échange. C’est pourquoi, même si dans l’œuvre littéraire les places qu’occupent énonciateur et récepteur sont inégales, l’écrivain tout autant que le lecteur doivent anticiper sur les intentions de l’autre pour construire le sens. Cependant, « l’acteur essentiel de cette communication littéraire, signale Maingueneau, est le texte même, conçu comme un dispositif qui organise les parcours de sa lecture80. » De cette manière, la perspective pragmatique présente l’avantage, par rapport à d’autres théories 81, de supprimer la division texte/contexte, tout en restant focalisée sur le texte. En effet, comme l’affirme Ducrot, « [t]out énoncé parle de son énonciation, [...] il la montre82. » C’est donc dans l’énoncé, c’est-à-dire dans le texte littéraire, qu’il faut chercher les indices de l’énonciation et de son sujet83. Ainsi, dans le cadre de notre mémoire, l’adoption de théories provenant de la linguistique pour l’analyse de l’énonciation de l’indicible s’avère pertinente pour trois raisons principales. D’une part, la pragmatique exige de s’attacher aux unités textuelles, de faire parler exclusivement l’œuvre, ce qui, face à des thèmes aussi sensibles que l’esclavage et la déshumanisation, nous préserve du piège de faire du roman un prétexte pour des prises de position idéologiques. D’autre part, elle 77 Oswald Ducrot, Le dire et le dit, Paris, Éditions de Minuit, 1984. De Dominique Maingueneau, nous consulterons notamment : Pragmatique pour le discours littéraire, Paris, Nathan, 2001[1990] et Le contexte de l’œuvre littéraire, op. cit. 79 Dominique Maingueneau utilise cette notion et précise que « [p]lutôt qu’une doctrine, la pragmatique est en fait une certaine manière d’aborder la communication, verbale et non verbale, à travers quelques idées forces : la primauté de l’interaction, le discours comme activité, la réflexivité de l’énonciation, l’inscription des énoncés dans des genres de discours, l’inséparabilité du texte et du contexte… » (Le contexte de l’œuvre littéraire, op. cit., p. 18) 80 Dominique Maingueneau, Pragmatique pour le discours littéraire, op. cit., p. 50. 81 Pour simplifier, on pourrait dire que l’histoire littéraire déterminait le sens des œuvres en fonction du seul contexte, alors que le structuralisme s’y est opposé en inversant le rapport texte/contexte, priorisant le premier. L’approche pragmatique s’efforce de dépasser cette dichotomie. 82 Oswald Ducrot et al., Les mots du discours (cité par Jean-Claude Coquet, « L’implicite de l’énonciation », Langages, n° 70, 1983, p. 10.) 83 Jean-Claude Coquet, « L’implicite de l’énonciation », art. cit., p. 10. 78 17 fournit des éléments d’analyse pour aborder les textes dans leur dimension implicite et elle nous rappelle l’importance du récepteur dans le processus discursif. La démarche pragmatique va dès lors nous permettre de comprendre les mécanismes par lesquels le roman dit sans dire, parvenant ainsi à énoncer l’indicible et à le rendre recevable. Elle nous aidera aussi à réfléchir sur les implications que le choix d’une énonciation saturée d’implicite peut comporter, et pour l’auteur, et pour le lecteur. Dans le cas de l’écrivain, elle permet, par exemple, de se déresponsabiliser des propos véhiculés, ou de faire comprendre sans choquer. Dans le cas du lecteur, celui-ci peut se voir plongé dans le domaine de l’incertitude. Enfin, par sa conception de l’œuvre littéraire en tant que discours produit dans un cadre institutionnel, cette approche va nous aider, au moment de traiter de notre problématique dans Un dimanche au cachot, à avoir toujours à l’esprit nos analyses sociologiques sur le champ et la trajectoire de l’écrivain. 18 GRANDES ARTICULATIONS DU TRAVAIL Notre mémoire s’articule autour de deux chapitres. Le premier vise à situer et à comprendre, à partir d’une approche sociologique, les prises de position esthétiques de Patrick Chamoiseau dans Un dimanche au cachot. Le chapitre se divise en deux parties : la première circonscrit le contexte d’énonciation de l’écrivain en termes de champ littéraire. La deuxième élabore la trajectoire de Chamoiseau à partir d’une analyse de ses dispositions, positions et prises de position dans le champ littéraire antillais. Le deuxième chapitre est consacré à l’étude des stratégies d’écriture mises en place par l’écrivain dans son effort pour exprimer les horreurs de l’esclavage dans Un dimanche au cachot. Ces stratégies se regroupent en trois parties, selon les trois dimensions de l’indicible définies dans la problématique. Il se propose, enfin, de définir la poétique chamoisienne de l’indicible, à partir des principes esthétiques observés dans le texte. 19 CHAPITRE 1 ÉTAT DU CHAMP LITTÉRAIRE ANTILLAIS ET TRAJECTOIRE DE PATRICK CHAMOISEAU 1. INTRODUCTION Bakhtine affirme, dans Esthétique et théorie du roman, que l’œuvre de création n’est signifiante que « dans une définition réciproque, active et tendue avec la réalité84 ». Il insiste sur la nécessité de relier le texte à son contexte de production, entendu non seulement comme « réel », mais aussi – pour utiliser le terme de Bourdieu – comme « champ ». En effet, selon Bakhtine, « [à] côté de la réalité de la connaissance et de l’acte, qui préexistent pour l’artiste du verbe, préexiste aussi la littérature : il est contraint de lutter avec et pour les anciennes formes littéraires, de s’en servir, de les combiner, d’avoir raison de leur résistance ou de trouver en elles un soutien85. » L’analyse du texte littéraire, poursuit-il, doit également tenir compte de la trajectoire individuelle de l’écrivain puisque « [l]’auteur-créateur est un élément constitutif de la forme artistique86 ». Ainsi, nous voudrions, dans notre premier chapitre, situer l’œuvre de Chamoiseau dans son contexte socio-discursif et analyser comment l’écrivain a réussi, étant donné son origine sociale et un état déterminé des champs qu’il a fréquentés, à émerger et à se construire comme écrivain majeur de son époque. Pierre Bourdieu définit le champ littéraire comme « un champ de forces agissant sur tous ceux qui y entrent, et de manière différentielle selon la position qu’ils y occupent 87 ». Il s’agit d’un espace structuré de positions, occupées par des agents, qui s’entre-déterminent et qui reposent sur une répartition inégale de capitaux. Aussi le champ est-il un espace « de luttes de concurrence qui tendent à conserver ou à transformer ce champ de forces 88. » Il est donc le produit de la coexistence des agents – à savoir, écrivains, groupes ou écoles 84 Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman, traduction de Daria Olivier, préface de Michel Aucouturier, Paris, Gallimard (Tel), 2011 [1975], p. 41. 85 Ibid., p. 49. 86 Ibid., p. 70. 87 Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », dans Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 89, septembre 1991, p. 4-5. 88 Ibid., p. 5. 21 littéraires – et de leurs différentes prises de position esthétiques. Mais ce sont les agents occupant des positions dominantes qui imposent, à chaque époque, les limites du champ et ses catégories de perception et d’appréciation légitimes. Ainsi, s’il y a un type de relation qui soit structurante à l’intérieur des champs, c’est celle de l’opposition entre dominants et dominés, dont toute la dynamique consiste en une lutte pour transformer ou conserver le rapport de forces existant. La notion d’« habitus » est inséparable de celle de champ puisqu’elle concerne l’action pratique du sujet. Bourdieu la définit comme un système de « dispositions », « des manières d’être permanentes (acquises au sein du monde social), de manières permanentes de construire le monde, de le percevoir, de l’organiser89. » L’habitus constitue donc le sens pratique de l’agent, développé à partir des expériences qu’il aura accumulées, des représentations et des valeurs relevant de sa classe d’origine, ainsi que de celles qu’il aura incorporées au cours de sa formation scolaire et de sa carrière. Partant, toute « prise de position », toute stratégie orientée vers les intérêts d’un agent résulte, d’après Bourdieu, d’une « relation inconsciente entre un habitus et un champ90 ». Par ailleurs, Jacques Dubois développe la notion d’« institution » qu’il définit comme un « ensemble de normes s’appliquant à un domaine d’activités particulier et définissant une légitimité qui s’exprime dans une charte ou dans un code91. » Pour lui, « l’institution littéraire repose sur un certain nombre d’instances dont la fonction première est d’apporter aux écrivains et à leurs œuvres la reconnaissance d’une identité et d’un classement 92. » Ces instances soumettent les œuvres « aux épreuves successives de la sélection, la reconnaissance, la consécration et la conservation93 ». Sans faire directement partie du champ littéraire tel que conçu par Bourdieu, ces instances sont des éléments constitutifs du « marché des biens symboliques » et exercent une influence déterminante dans le 89 Pierre Bourdieu, « Le fonctionnement du champ intellectuel », dans Regards sociologiques, no 17/18, 1999, p. 8. 90 Pierre Bourdieu, « Quelques propriétés générales des champs », dans Questions de sociologie, Paris, Minuit, 1980, p. 119 (cité par Pascal Durand, « Introduction à une sociologie des champs symboliques », dans Romuald Fonkoua et Pierre Halen [dir.], Les champs littéraires africains, op. cit., p. 25.) 91 Jacques Dubois, L’institution de la littérature. Introduction à une sociologie, op. cit., p. 32. 92 Jacques Dubois, « Du modèle institutionnel à l’explication de textes », dans Maurice Delcroix et Fernand Hallyn [dir.], Méthodes du texte : introduction aux études littéraires, Paris/Louvain-la-Neuve, Duculot, 1990 [1987], 306. 93 Id. 22 fonctionnement du champ. Nous retiendrons ainsi de cette théorie l’attention particulière portée à la structure institutionnelle pour la compréhension de la trajectoire de l’écrivain. La méthode de travail que nous adopterons suit le principe postulé par Bourdieu selon lequel « la construction du champ est le préalable logique à la construction de la trajectoire sociale94 ». De la sorte, nous retracerons l’histoire de la construction du champ littéraire antillais et nous décrirons ses caractéristiques au moment où Chamoiseau commence à s’investir en littérature, entre les années 1970 et 1980. Nous établirons, ensuite, la trajectoire de l’écrivain, comprise comme la « série de positions occupées successivement dans [l]e champ95 », à partir de ses dispositions, positions et prises de position. Dans cette démarche, nous nous appuierons sur divers ouvrages d’histoire de la littérature, sur des textes critiques96 et sur des discours d’écrivains témoignant de l’état du champ littéraire en question et de son institution. Pour la trajectoire de Chamoiseau, nous ferons aussi appel à ses récits autobiographiques, essais, entretiens et conférences, à partir desquels nous déterminerons ses dispositions et ses positions dans le champ littéraire antillais97. Nous tiendrons aussi compte de son œuvre littéraire et de ses manifestations publiques à propos de la littérature, dans le but de cerner ses prises de position esthétiques et leur dynamique jusqu’à la parution d’Un dimanche au cachot. 94 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art : genèse et structure du champ littéraire, op. cit., p. 298. Id. 96 L’histoire du champ antillais et la trajectoire de Patrick Chamoiseau élaborés par Olga Hél-Bongo dans sa thèse de doctorat et par Geneviève Guérin dans son mémoire de maîtrise seront particulièrement utiles dans cette étape de notre recherche, non seulement par leurs analyses et par les informations qu’elles fournissent, mais parce qu’elles offrent deux modèles d’application des mêmes théories convoquées dans notre mémoire. Cf. Olga Hél-Bongo, « Quand le roman se veut essai : la traversée du métatexte dans l’œuvre romanesque de Abdelkébir Khatibi, Patrick Chamoiseau et V. Y. Mudimbe », thèse de doctorat, Québec, Université Laval, 2011 ; Geneviève Guérin, « De Solibo Magnifique à Biblique des derniers gestes. Esquisse d’une poétique chamoisienne », mémoire de maîtrise, Québec, Université Laval, 2009.) 97 Comme la plupart des écrivains francophones – et compte tenu du statut politique particulier de la Martinique (Département français d’outre-mer) – Chamoiseau s’investit, à un moment donné de sa carrière, dans le champ littéraire français, où il fait publier la plupart de ses œuvres. Pour cette raison, lorsque nous analyserons les positions dans la trajectoire de l’écrivain, quelques remarques concernant les caractéristiques du champ littéraire français dans les années 1980 seront nécessaires. 95 23 2. LE CHAMP LITTÉRAIRE ANTILLAIS Parler de « champ littéraire antillais » ou de « littérature antillaise » ne va pas encore de soi. Nombreux ouvrages d’histoire littéraire, anthologies et critiques font encore état d’un malaise au moment de catégoriser, de définir et d’analyser cette littérature. Depuis les années 1990 jusqu’à nos jours, on signale son caractère « essentiellement problématique98 » et « bipolaire99 ». On lui attribue une institution « à l’étape de projet100 » au point que certains l’appréhendent comme « un fragment de littératures “métropolitaines”101 » ou la situent dans « l’entre-deux […] de la littérature française et de la francophonie102 ». Ces exemples, que l’on pourrait multiplier, traduisent le manque de légitimité et d’autonomie qui pèse encore sur certaines littératures que l’on appelle « minoritaires103 », « régionales104 » ou « de l’exigüité105 ». L’histoire du champ littéraire antillais est ainsi marquée par la lutte pour sa difficile autonomie. Ce qui expliquerait une forte implication de ses agents pour créer des institutions locales solides, aussi bien que pour donner à la littérature antillaise une histoire, une esthétique originale, un corpus et une légitimation interne. Lorsque Chamoiseau commence à s’investir en littérature, dans les années 1972, le champ littéraire antillais a déjà une histoire, une tradition et des représentants très reconnus et consacrés : Aimé Césaire et Édouard Glissant. L’histoire de cette littérature, qui ne peut se comprendre qu’en lien avec l’histoire politique des Antilles, coloniale et esclavagiste, est divisée par un point d’inflexion déterminant : l’avènement du mouvement de la Négritude, 98 Roger Toumson, « Les littératures caribéennes francophones. Problèmes et perspectives », dans Cahiers de l’Association internationale des études françaises, no 55, 2003, p. 103. 99 L’introduction à son ouvrage La littérature franco-antillaise. Haïti, Guadeloupe et Martinique (Paris, Karthala, 1992) met en évidence la nécessité de justification et de délimitation d’un objet d’études encore mal cerné et difficile à fixer. Voir notamment les pages 7-9. 100 Lise Gauvin, « Manifester la différence. Place et fonctions des manifestes dans les littératures francophones », dans Globe. Revue internationale d’études québécoises, vol. 6, no 1, 2003, p. 23. 101 Dominique Chancé, Histoire des littératures antillaises, Paris, Ellipses, 2005, p. 3. 102 Véronique Bonnet, Guillaume Bridet et Yolaine Parisot [dir.], Caraïbe et océan Indien : questions d’histoire, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 9. 103 Danielle Dumontet, « Le meurtre du père dans la littérature antillaise ou l’émancipation d’une littérature », dans Immaculada Linares [dir.], Littératures francophones, València, Universitat de València, 1996, p. 86. 104 Id. 105 François Paré, Les littératures de l’exigüité, Hearst, Le Nordir, 1992. 24 à Paris, dans les années 1930106. Moment charnière pour la littérature antillaise et pour toutes les littératures du monde noir, ce mouvement est aussi bien idéologique et politique qu’esthétique. Il trouve un moyen d’expression extrêmement fécond dans la littérature. La Négritude contribue au développement d’une conscience politique et identitaire « antillaise », acquis important pour toute tentative de construction d’un champ littéraire autonome. Avant les années 1930, les Antilles françaises produisent une littérature coloniale, élaborée par des Français sur les îles et adressée à un lectorat métropolitain curieux de l’ailleurs107. Après l’abolition de l’esclavage en 1848, les créoles prendront la plume avec une production de type « régionaliste108 », un style d’imitation des écrivains français109, un regard auto-exotique sur le réel antillais et un discours d’attachement à la France qui va perdurer pendant les premières décennies du XXe siècle110. En dépit de cela, comme le remarque Olga Hél-Bongo, les régionalistes « commencent à développer une conscience nationaliste, désirant inscrire une spécificité culturelle créole dans leurs écrits111. » Ce que confirme Romuald Fonkoua pour qui cette littérature « semble s’adresser d’abord aux Antillais112 ». Pendant la période de l’entre-deux guerres, au moment où l’Occident est en crise et que Paris devient le centre des avant-gardes, les intellectuels africains et antillais, parmi lesquels figuraient Aimé Césaire, Léon Gontran Damas et Lépold Sédar-Senghor, vont converger et trouver à Paris un milieu propice113 au développement des idées de 106 Pour une présentation détaillée du mouvement de la Négritude et sa genèse, se référer à l’ouvrage de Lilyan Kesteloot, Histoire de la littérature négro-africaine, Paris, Karthala, 2001. Pour une approche plus large des « mouvements nègres » en France : cf. Philippe Dewitte, Les mouvements nègres en France, 19191939, Paris, L’Harmattan, 1986. 107 Romuald Fonkoua, « Les écrivains antillais à Présence Africaine. Remarques sur le fonctionnement d’un champ littéraire », dans Présence Africaine, no 175-176-177, 2007-2008, p. 529. 108 Ibid., p. 530-531. 109 Jacques Corzani, « Culture savante et culture populaire (XVIIIe – XXe siècles) », dans Pierre Pluchon [dir.], Histoire des Antilles et de la Guyane, Toulouse, Privat, 1982, p. 449. 110 Roger Toumson, « Les littératures caribéennes francophones. Problèmes et perspectives », art. cit., p. 106. 111 Olga Hél-Bongo, « Quand le roman se veut essai », thèse citée, f. 67. 112 Romuald Fonkoua, « Les écrivains antillais à Présence Africaine », art. cit., p. 531. 113 En effet, un discours de revalorisation du Noir aurait difficilement atteint la force et l’importance qu’il a eu France, dans un contexte raciste comme celui qu’il y avait alors aux Antilles où c’étaient les Antillais mêmes qui reproduisaient les rapports de stratification sociale par la couleur de la peau, imposés d’abord par le système colonial. 25 revalorisation du Noir que les mouvements de la négro-renaissance américaine et de l’indigénisme haïtien avaient commencé à véhiculer une quinzaine d’années auparavant. Le mouvement de la Négritude se nourrit des courants de pensée anticolonialiste, surréaliste et humaniste qui se développent en Occident après la Première Guerre mondiale. Il naît d’une réflexion sur la condition de l’homme noir, mais son combat s’étend progressivement à la défense de tous les opprimés de la Terre. Il sera voué à la revalorisation de la culture et des valeurs « nègres » et aura une portée politique. Katharina Städtler signale, en ce sens, qu’« entre 1940 et 1950, les acteurs africains du champ politique français étaient en même temps les principaux acteurs du nouveau sous-champ intellectuel et littéraire africain dans la métropole114. » Ce phénomène explique l’engagement des œuvres littéraires de l’époque, en parfaite harmonie avec la conception de l’écrivain engagé, forgée alors en France par Jean-Paul Sartre. Les premières revues115 à travers lesquelles ils vont s’exprimer voient le jour à Paris, de même que la première maison d’édition consacrée aux études africaines : Présence Africaine116. Un intérêt commun vis-à-vis de la situation prolétarienne rapprochera les intellectuels noirs des intellectuels français de gauche, notamment de Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Emmanuel Mounier et Michel Leiris. Ces liens stratégiques assureront aux tenants de la Négritude une légitimité certaine et un large public. La préface de Sartre, intitulée « Orphée noir », à l’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache de Senghor, donnera droit de cité à la littérature négro-africaine en Europe et lui fera une place privilégiée au sein du champ littéraire français117. Au fur et à mesure que cette légitimité sera acquise, les intellectuels antillais travailleront à la diffusion de ces idées nouvelles dans leur région et se centreront de plus en plus sur des problématiques proprement antillaises. 114 Katharina Städtler, « La Négritude en France (1940-1950). À propos d’un champ littéraire colonisé en exil », dans Romuald Fonkoua et Pierre Halen [dir.], Les champs littéraires africains, op. cit., p. 198. 115 La revue du monde noir (1931-1932), Légitime défense (1932) et L’étudiant noir (1935) viennent s’ajouter à une liste plus large de petits journaux et revues dont on parle moins (telles que Le cri des nègres, La race nègre, La voix des nègres) mais qui ont contribué à construire les bases pour l’éclosion du « mouvement nègre » au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Présence Africaine, fondée par Alioune Diop en 1947 (et encore active), reprend le débat entamé par les revues précédentes et lui donne une visibilité plus large. 116 Maison d’édition fondée par Alioune Diop au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et toujours active. 117 Si les écrivains antillais avaient déjà une place au sein du champ métropolitain, celle qui était réservée à la littérature coloniale et régionaliste (la preuve en est le prix Goncourt attribué à René Maran en 1921), la littérature négro-africaine s’assure, à son tour, une reconnaissance auprès des agents anticolonialistes du souschamp restreint de la littérature française de l’époque. 26 Ainsi, Aimé Césaire rentrera en Martinique et fondera, en 1941, la revue Tropiques. Celleci s’attachera à revaloriser l’africanité de l’Antillais et à dénoncer la stérilité artistique martiniquaise causée par l’aliénation résultant des rapports sociaux. Elle entreprendra une réflexion nouvelle et positive sur le folklore antillais et prônera la poésie surréaliste comme forme de libération et comme moyen d’expression efficace – parce que biaisée – dans une conjoncture politique de censure. La revue sera interdite en 1943 et Césaire exilé en Haïti. La censure et l’exil étant alors des mesures gouvernementales fréquentes pour désarticuler toute tentative d’indépendance dans les colonies, la capitale française restera le principal pôle d’action de la Négritude pendant toute sa période de rayonnement. La poésie sera son mode d’écriture privilégié et donnera lieu à des chefs d’œuvre tels que Cahier d’un retour au pays natal de Césaire, reconnu comme une sorte de manifeste. Puis, une production en prose gagnera de l’importance dès les années 1950 et ne cessera de se développer118. Après quelques décennies d’efforts concertés entre les écrivains antillais et africains pour l’internationalisme noir, le mouvement de la Négritude va se scinder progressivement dans les années 1960, où l’heure des nationalismes triomphants va mettre au-devant de la scène les revendications nationales. Certains critiques vont même « évoquer l’existence de deux Négritudes119 » associées à Senghor, d’une part, et à Césaire, d’autre part. Le facteur politique, explique Romuald Fonkoua, va accentuer les divergences au sein du champ, notamment au moment des indépendances africaines : « Alors que dès le départ la question de la situation coloniale était la base d’un consensus général de représentations, celle-ci per[d] de sa valeur symbolique [pour les Antillais] avec l’accession des peuples [africains] à l’autonomie et à la liberté politique120. » La Négritude demeurera, cependant, un mouvement littéraire très important aux Antilles, non seulement par la figure indélébile de Césaire et par la force de son œuvre qui continue à inspirer ses successeurs, mais aussi par le rôle que joue l’Afrique dans la définition identitaire des Antillais. Elle aura constitué une 118 Nous pouvons citer parmi ses représentants : Jacques Roumain, Jacques-Stephen Alexis et Marie Chauvet en Haïti ; Joseph Zobel, Mayotte Capécia, Frantz Fanon, Léonard Sainville et Édouard Glissant en Martinique et enfin Birago Diop, Bernard Dadié, Camara Laye, Mongo Beti et Ousmane Socé Diop, entre autres, en Afrique. 119 Romuald Fonkoua, « Les écrivains antillais à Présence Africaine », art. cit., p. 541. 120 Ibid., p. 542. 27 étape fondamentale dans le processus d’autonomisation du champ littéraire par l’affirmation des valeurs nègres et par l’invention d’une « littérature nègre » revendicatrice de sa spécificité et de ses origines africaines. En s’opposant à tous les discours méprisants et réificateurs de l’ethnologie coloniale sur le Noir, elle aura permis à l’écrivain noir de prendre véritablement la parole, de se faire le sujet du discours sur lui-même et d’assumer son histoire121. Pourtant, le cri de revendication de l’africanité et la focalisation sur la couleur noire éveillera progressivement aux Antilles des résistances chez différents groupes ethniques, non seulement blancs, mais aussi métis et surtout hindous, au point que ces derniers commenceront à revendiquer leur « indianité122 ». Ainsi, « [d]evant la nécessité non de diviser mais de réunir les diverses catégories antillaises dans un même projet politique, de le soutenir par une théorie culturelle, certains intellectuels, plus ou moins marqués par le message de Frantz Fanon, voudront intégrer la Négritude dans une notion plus vaste : celle d’antillanité123. » La figure centrale dans ce processus de questionnement qui constitue « le deuxième moment de la quête identitaire antillaise124 », est Édouard Glissant. Déjà reconnu à l’époque125 et avec un activisme social et politique remarquable, Glissant se trouve entre la génération des « pères » et celle des « fils » de la Négritude, et tire avantage des deux rôles. Il réussira tout le long de sa carrière, par son talent et par sa maîtrise des règles de fonctionnement du champ, à s’investir dans une position systématiquement dominante. À partir de 1960, une nouvelle sensibilité littéraire et idéologique commence donc à contester certains principes de la Négritude à partir d’une perspective caribéenne. Glissant crée la notion d’« antillanité » à la fin des années 1950 et la théorise dans son essai Le discours antillais126. L’Antillanité, affirme Olga Hé-Bongo, « désigne l’être-antillais, doublement exproprié par son arrachement à la terre africaine et par l’interdiction qui le frappe de posséder la terre nouvelle. L’antillanité théorise le mouvement de l’être qui 121 Voir à ce sujet Nouréini Tidjani-Serpos, « L’ethnologie coloniale et la naissance de la littérature africaine », dans Présence Africaine, no 136, 1985, p. 150-167. 122 Jacques Corzani, « Culture savante et culture populaire (XVIIIe – XXe siècles) », art. cit., p. 460. 123 Id. 124 Geneviève Guérin, « De Solibo Magnifique à Biblique des derniers gestes », mémoire cité, f. 33. 125 Glissant avait participé au mouvement de la Négritude à Paris et obtient le prix Renaudot pour La Lézarde en 1958. 126 Édouard Glissant, Le discours antillais, Paris, Seuil, 1981. 28 cherche à se réenraciner dans le sol caribéen. Elle insiste donc sur la terre 127 » et sur le besoin de « retrouver l’unité (l’équilibre) par-delà l’éparpillement128 » des îles caribéennes. Ainsi, comme on le remarque dans certains romans de Glissant129, les thèmes et les formes d’écriture changent. L’histoire et l’identité sont toujours au centre des productions littéraires, mais elles n’ont plus comme seule référence l’Afrique. Le questionnement tourne autour de l’espace, de l’homme antillais et de son histoire ; et la quête identitaire se fait par l’observation des cultures créoles, irréductibles à leurs diverses composantes et à leur nature rhizomatique130. « Diversité » et « relation » sont donc au centre de la poétique glissantienne, puisque pour lui, dans un élan du monde qui mène « de l’Un au Divers131 », « [l]a Relation, complexe, ardue, imprévisible, est le feu majeur des poétiques à venir132. » Malgré la puissance du projet poétique de Glissant, l’Antillanité ne prendra pas pour autant l’ampleur d’un mouvement littéraire. Selon Chamoiseau, Confiant et Bernabé, « les voies de pénétration dans l’Antillanité n’étant pas balisées, la chose fut plus facile à dire qu’à faire133. » Aussi sera-elle presque exclusivement associée à son théoricien et la production littéraire antillaise demeurera, même au-delà des années 1980, majoritairement marquée par la Négritude césairienne. Des mutations poétiques commenceront néanmoins à se répandre dès les années 1960-1970, comme l’utilisation littéraire du créole. Dans certains romans de Glissant, Simone Schwarz-Bart et Vincent Placoly, les auteurs optent pour une créolisation de la langue française134. Alors que d’autres, plus radicaux, comme Sony Rupaire, Monchoachi, Jean Bernabé et Raphael Confiant, écrivent complètement en créole. Le nombre de 127 Olga Hél-Bongo, « Quand le roman se veut essai », thèse citée, f. 71. Édouard Glissant, Le discours antillais, op. cit., p. 22. 129 Notamment La Lézarde (Seuil, 1958), Le quatrième siècle (Seuil, 1964), Malemort (Seuil, 1975) et La case du commandeur (Seuil, 1981). 130 Glissant emprunte la notion de rhizome à Deleuze et Guattari et l’appliqueaux principes d’identité et de culture. Dans Introduction à une Poétique du Divers, Glissant explique que l’« identité rhizome », propre aux cultures composites résultant d’une créolisation, s’oppose à l’identité des cultures occidentales (ou « ataviques ») « à racine unique et exclusive de l’autre » (p. 23). L’identité rhizome est ainsi celle qui va « à la rencontre d’autres racines » (p. 23), celle qui résulte du processus de créolisation. (Édouard Glissant, Introduction à une Poétique du Divers, Paris, Gallimard, 1996, p. 23 et 59). 131 Édouard Glissant, Le discours antillais, op. cit., p. 18. 132 Ibid., p. 19. 133 Jean Bernabé, Raphaël Confiant et Patrick Chamoiseau, Éloge de la Créolité, édition bilingue français/anglais, traduction de M. B. Taleb-Khyar, Paris, Gallimard, 1993 [1989], p. 23. 134 Jacques Corzani, « Culture savante et culture populaire (XVIIIe – XXe siècles) », art. cit., p. 460. 128 29 publications en créole et la diversité des genres dans lesquels on l’emploie – poèmes, contes, romans, théâtre – font preuve de cet engouement qui prendra, chez des intellectuels comme Confiant et Bernabé, la forme d’un combat135. En ce qui concerne les genres, le roman poursuit son épanouissement, mais la poésie « ne perd pas tout d’un coup ses prérogatives. Les genres poétique et romanesque entretiennent d’étroites relations. Le passage s’accomplit sans heurt. Les grands créateurs sont à la fois poètes et romanciers136. » Il en est ainsi de Paul Niger et de Glissant. Le théâtre aussi connaîtra alors une période de grande vitalité137. Il sera essentiellement engagé et populaire et son succès encouragera, par exemple, la création du Théâtre Populaire Martiniquais par Henri Melon en 1969, et la naissance, en 1971, du Festival de la ville de Fort-de-France qui réunira des personnalités du milieu théâtral antillais et français comme Aimé Césaire, Jean-Marie Serreau et Yvan Labéjof. Enfin, on remarque, dans les champs culturels antillais de l’époque, des efforts concertés vers leur autonomisation. De manière générale, la consolidation des institutions locales s’intensifie. En 1967, Glissant fonde l’Institut martiniquais d’études, « à la fois établissement d’enseignement alternatif au système scolaire français et centre de recherches où est envisagée la possibilité de l’autonomie d’un discours scientifique […], dans une approche ouverte (sans cloisonnement disciplinaire et sans méthodologie unique) et assumant sa subjectivité138. » En 1970, Guy Cabort-Masson ouvre une autre institution d’éducation alternative au système français : l’Association martiniquaise d’éducation populaire139. La même année voit le jour l’Université des Antilles et de la Guyane et, en 1975, le Groupe d’Études et de Recherche en espace Créolophone et Francophone 135 Marie-Christine Hazaël-Massieux soutient que la période 1970-1990 est « la grande période du créole aux Antilles. De fait, pendant ces vingt années, le créole tend à être moins un enjeu qu’un combat – et c’est peutêtre pour cela que cela se termine globalement mal, du moins pour le créole qui, aux Antilles après 1990, décline dans le domaine de la littérature proprement dite. » (« La langue, enjeu littéraire dans les écrits des auteurs antillais ? », dans Cahiers de l'Association internationale des études françaises, n° 55, 2003, p. 166.) 136 Roger Toumson, « Les littératures caribéennes francophones. Problèmes et perspectives », art. cit., p. 111. 137 Chamoiseau atteste que « les salles étaient pleines » (Stéphanie Bérard, « Patrick Chamoiseau : un théâtre qui s’accorde à la complexité du monde », dans Africultures, vol. 1, no 80-81, 2010, p. 217). 138 Anna Lesne (citant Romuald Fonkoua) dans : « S’écrire aux Antilles, écrire les Antilles. Écrivains et anthropologues en dialogue », dans L’homme, no 207-208, 2013, p. 23. 139 Celle-ci visait d’abord l’éducation primaire et offre également aujourd’hui une formation secondaire. Elle fut reconnue par l’Éducation nationale en 1974 et compta parmi ses enseignants Vincent Placoly. 30 (GEREC-F)140. Ils donneront lieu à des structures éditoriales universitaires. Une dernière illustration de ce phénomène est la création de nouvelles maisons d’édition – Désormeaux, M.G.G. et les Éditions Caribéennes – et de revues locales. Parmi les revues à vocation scientifique, il faudrait mentionner Acoma, fondée par Glissant. Martinique Hebdo et Le naïf adoptent un profil journalistique. Au développement des infrastructures va s’ajouter la construction d’un métadiscours critique sur la littérature antillaise, tout aussi important pour la consolidation du champ141. Danielle Dumontet observe que [s]e sentant très souvent mécompris et pressentant les difficultés à ordonner et à classifier les différents sous-ensembles qui constituent leur corpus littéraire, les auteurs antillais se sont emparé dans les années soixante-dix de la critique littéraire pour essayer de trouver d’autres paramètres plus aptes à appréhender leur propre production. Commence alors une nouvelle période pendant laquelle les écrivains antillais accompagnent leurs textes littéraires de réflexions critiques sur le champ littéraire d’où est issue leur production. […] Le romancier le plus prolixe en matière de critique est Édouard Glissant 142. » En effet, ce dernier va produire une poétique en cinq tomes143 et une vaste œuvre essayistique qu’il développera toute sa vie. Mais la profusion du métadiscours critique chez les auteurs antillais s’explique aussi, comme le signale Dumontet, par leur nécessité à « se situer dans une filiation, dans une histoire de la littérature qu’il a fallu certes réécrire, mais qui semble être la condition pour acquérir, voire conquérir le statut de “littérature nationale”144. » La publication d’anthologies de textes antillais145 et des premiers livres 140 L’université se crée en 1970 mais son décret fondateur n’est effectif qu’en 1982. Le GEREC-F est fondé par un groupe de linguistes et chercheurs, dont Jean Bernabé et Raphaël Confiant. Ils lancent, la même année, le périodique « Espace créole » visant à assurer la diffusion des travaux du groupe. 141 Pierre Bourdieu affirme qu’« entre toutes les inventions qui accompagnent l’émergence du champ de production, une des plus importantes est sans doute l’élaboration d’un langage artistique » (Les règles de l’art, op. cit., p. 402.) 142 Danielle Dumontet, « Le meurtre du père dans la littérature antillaise ou l’émancipation d’une littérature », art. cit., p. 86. 143 Soleil de la conscience (Seuil, 1956) ; L’intention poétique (Seuil, 1969) ; Poétique de la Relation (Seuil, 1990) ; Traité du Tout-Monde (Gallimard, 1997) ; La Cohée du Lamentin (Gallimard, 2005). 144 Danielle Dumontet, « Le meurtre du père dans la littérature antillaise ou l’émancipation d’une littérature », art. cit., p. 87. 145 Maryse Condé, La poésie antillaise, Paris, Nathan, 1977 ; Maryse Condé, Le roman antillais, Paris, Nathan, 1977. 31 d’histoire de la littérature antillaise146, vers la fin des années 1970, peut se comprendre selon la même visée : inscrire une tradition littéraire. L’histoire du champ littéraire antillais, avec ses caractéristiques, les tendances et les écrivains qui y ont dominé successivement, va marquer la trajectoire de Chamoiseau et son œuvre dans la mesure où « [l]’héritage accumulé par le travail collectif se présente à chaque agent comme un espace de possibles, c’est-à-dire comme un ensemble de contraintes probables qui sont la condition et la contrepartie d’un ensemble fini d’usages possibles147. » En effet, soutient Bourdieu, « [c]’est une seule et même chose que d’entrer dans un champ de production culturelle, en acquittant un droit d’entrée qui consiste essentiellement dans l’acquisition d’un code spécifique de conduite et d’expression148 ». Comme le montrera la construction de la trajectoire de l’écrivain, la connaissance du code et des potentialités objectives du champ, intériorisée par Chamoiseau dans Éloge de la Créolité149, d’abord, puis dans Écrire en pays dominé150 et dans Lettres créoles : tracées antillaises et continentales de la littérature151, lui donne les moyens de « dégager une béance autorisant, légitimant même, son propre projet littéraire152. » 3. TRAJECTOIRE DE PATRICK CHAMOISEAU 3. 1. DISPOSITIONS Bourdieu définit les dispositions comme « l’ensemble des propriétés incorporées » que possède un agent, « y compris l’élégance, l’aisance ou même la beauté, et le capital sous ses diverses formes, économique, culturel, social153 ». Ces dispositions, qui dépendent des catégories de perception résultant de l’expérience de vie, ainsi que des positions 146 Auguste Joyau, Panorama de la littérature à la Martinique : XVIIe et XVIIIe siècles, Morne Rouge, Éditions des Horizons Caraïbes, 1974 ; Jacques Corzani, La littérature des Antilles Guyane françaises, Fortde-France, Désormeaux, 1978. 147 Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », art. cit., p. 36. 148 Id. 149 Jean Bernabé, Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Éloge de la Créolité, Paris, Gallimard, 1989. 150 Patrick Chamoiseau, Écrire en pays dominé, op cit. 151 Patrick Chamoiseau et Raphaël Confiant, Lettres créoles : tracées antillaises et continentales de la littérature : Haïti, Guadeloupe, Martinique, Guyane, 1635-1975, Paris, Gallimard, 1999. 152 Geneviève Guérin, « De Solibo Magnifique à Biblique des derniers gestes », mémoire cité, f. 34. 153 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op. cit., p. 28. 32 occupées successivement dans le champ, déterminent les manières de voir et de construire le monde. Elles « vont commander et la manière de jouer et la réussite au jeu154 ». Patrick Chamoiseau, cadet d’une famille de cinq enfants, est né le 3 décembre 1953 à Fort-de-France, dans une Martinique départementalisée. Sa famille possède un faible capital économique et vivra des « temps de misère » (E1, 28). Ses deux parents et les cinq enfants sont locataires d’un vieil appartement « en bois, à l’époque où l’on ne vivait que dans des maisons en béton » (E1, 32). L’effort des parents pour préserver leur progéniture d’un sentiment d’infériorité a sans doute aidé Chamoiseau à avoir une enfance heureuse et à percevoir sa demeure comme « un vaste palais » (E1, 164). En ce sens, il raconte que dans cette rue du centre-ville notre famille était sans doute la moins bien lotie. C’étaient pour l’essentiel des Syriens à magasins, et mulâtres fonctionnaires, patrons de manufactures et d’entrepôts d’import-export. Man Ninotte, consciente de notre désavantage, avait toujours tracé la ligne, interdisant à ses enfants de se rendre chez qui que ce soit, pour ne pas être confrontés au détour d’une remarque, à la brûlure d’une malveillance et aux réalités de notre pauvre condition. Il fallait donc éviter les visites et consacrer son temps à étudier plus que les autres… (E3, 58) Les précautions maternelles n’empêcheront pas pour autant Chamoiseau d’acquérir, très vite, une conscience aigüe de son déclassement social. La présence obsédante des thématiques de la précarité et de la misère dans ses trois récits d’enfance et dans plusieurs de ses romans en est symptomatique. Le père, homme respecté, est un « mulâtre155 » élégant, soucieux de sa présentation et de ses manières, cultivé et intéressé par l’actualité, l’Histoire et les problématiques mondiales. Musicien dans sa jeunesse, puis cordonnier et facteur, il est décrit comme un « manieur de vocabulaire français » (E1, 28), amateur du langage et des classiques de la littérature française, mais aussi grand orateur, « érigeant autour de lui, lors des compagnies du punch, les cathédrales d’un haut français » (E1, 98). Pour lui, comme le signale Bourdieu, l’hexis corporelle – dont le langage est une dimension – explique tout le rapport au monde social156. Par son passé d’artiste, « le Papa » conserve son amour pour la musique – il écoute des opéras et de la musique classique – qu’il défendra comme une « pratique 154 Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op. cit., p. 28. Dans la culture antillaise, le fait d’être métis et d’avoir la peau plus claire est un signe de distinction sociale. 156 Pierre Bourdieu, « L’économie des échanges linguistiques », dans Langue française, n° 34, 1977, p. 31. 155 33 honorable » (E3, 67). Chamoiseau ne le connaîtra qu’« en mulâtre à crinière blanche » (E1, 98), malade. Il ne retiendra de lui que « le souvenir de cette présence altière, qui passait en silence, ne lui parlait jamais, ou qui parfois au moment de la sieste, lui lisait une page d’almanach ou une fable de La Fontaine… » (E3, 70). Cependant, il avoue sa fascination pour cette figure capable de modifier l’ordre des choses par sa seule présence. Ce dernier sera hospitalisé jusqu’à sa mort, alors que le négrillon est encore enfant. « Man Ninotte », la mère, est une « négresse guerrière » et pilier du foyer. Elle rêvait d’être chanteuse, mais elle fut dans sa jeunesse placée chez une métisse pour des tâches domestiques et devint, par la suite, femme au foyer et cuisinière. Ce qui ressort le plus de la description de Man Ninotte est sa force, son endurance et sa bravoure. Figure centrale et imposante, Man Ninotte semble être le modèle de vie le plus admiré de Chamoiseau : elle inspire chacun de ses personnages dont il fait l’éloge dans ses romans 157. La mère est dépeinte comme une femme et une mère dévouée, vaillante, consacrée au bien-être et à la réussite de ses enfants. Chamoiseau se souvient qu’elle « semblait conférer à l’école une autorité suprême […] cela semblait être l’ultime sens de sa vie » (E2, 98). Et, si elle ne lit presque pas, elle connaît la valeur symbolique des livres qu’elle conserve et qu’elle « mignonne » (EPD, 33). Man Ninotte, créolophone, est sensible à la beauté de la poésie en langue française qu’elle admire d’abord chez le Papa, capable de maîtriser « une ire de Man Ninotte avec un bout de Corneille » (E1, 97), puis chez son petit dernier, le « poète » de la famille. En effet, selon Chamoiseau, la fascination pour le français plutôt que ses aptitudes pour l’écriture lui « conféra une identité familiale » (EPD, 74). Il dira : « [s]i j’avais écrit en créole, je serais demeuré plus invisible que les crabes-mantous lors des grands secs de février. » (Id.) L’enfance de Chamoiseau est ainsi marquée, principalement, par la figure du père – celui qui possède le plus de capital symbolique et qui manie le discours d’autorité – et par celle de la mère, modèle de résistance héroïque des « dominés ». Cette double influence 157 L’écrivain affirme dans un entretien : « Ma mère est au principe de tous mes livres. C’est elle qui habite tous mes personnages féminins et même tous les autres personnages qui luttent contre l’existence, contre la déveine. Et tout l’univers sensible de mes textes vient de ma mère. » (Entretien radiophonique de Patrick Chamoiseau avec Antoine Spire lors de l’émission « L’échappée belle », diffusée sur France Culture le 8 mars 1996. Cf. Samia Kassab-Charfi, Patrick Chamoiseau, Paris, Gallimard/Institut français, 2012, où est inclus un cd audio de l’INA) 34 explique probablement la disposition de Chamoiseau à s’identifier profondément aux « dominés158 », à ne jamais cesser de fréquenter ces milieux sociaux et de s’y impliquer (entre autres par son travail d’éducateur de jeunes délinquants). Chamoiseau fréquente également les milieux socio-culturels « dominants » dont il constitue aujourd’hui l’un des principaux représentants. Il a compris très tôt que l’accumulation de capital culturel, faute de capital économique, peut contribuer à un reclassement social, comme va en témoigner sa scolarisation. L’expérience de l’école française apparaît traumatisante et aliénante pour Chamoiseau. On n’y vit pas, on y survit. La description du Maître traduit bien la représentation de l’Antillais assimilé et dominé. Raciste et violent, le Maître favorise et institue la distinction sociale des enfants en affichant sa préférence pour ceux qui appartiennent aux classes dominantes. Ils parlent français, sont plus « clairs » et de meilleure situation socio-économique. Chamoiseau raconte que [l]es préférés des Maîtres se ressemblaient. Ils partageaient presque la même distance que ceux-ci entretenaient vis-à-vis de nous. Ils étaient mieux habillés, leurs chaussures étaient plus fines, leurs chaussettes brodées avalaient leurs genoux. À la récréation, ils ne participaient jamais à nos batailles assoiffées autour des robinets, et tétaient des gourdes ostentatoires pleines de merveilles sucrées. Elles demeuraient accrochées à leur ceinture de cuir et suscitaient à l’entour une soif déchirante. (E2, 106) Ainsi, l’école offre l’occasion à Chamoiseau de prendre conscience et de vivre l’expérience du déclassement. Sa physionomie ne correspond pas au modèle dominant : c’est un « négrillon », petit, malingre et avec la corpulence d’un ouistiti (E1, 14). Son caractère n’est pas celui d’un leader : il est plutôt timide, sensible, mélancolique, songeur et solitaire. Pendant les récréations, il reste à l’écart et fréquente les enfants avec un tempérament similaire au sien. De plus, il comprend qu’il est dépourvu de capital économique et de capital social hérité, comme celui que confère un « grand nom » : son nom était un machin compliqué rempli de noms d’animaux, de chat, de chameau, de volatiles et d’os. Comme si cela ne suffisait pas, il se découvrit affublé d’une prononciation réfugiée en bout de langue qui l’amenait à téter les syllabes les plus dures et à empâter les autres. Cela transforma son nom en un mâchouillis d’un haut comique qui acheva son anéantissement. (E2, 51) 158 Chamoiseau réfère à ses amis d’enfance en disant que ce sont des « opprimés » (E3, 35). 35 Ce sentiment se voit renforcé par le dénigrement de l’institution scolaire envers tout ce qui constitue l’identité créole. Le Maître associe celle-ci à la sauvagerie et à la déchéance. La langue créole y est interdite et considérée comme « l’irrémédiable boulet qui maintiendrait les enfants dans les bagnes de l’ignorance » (E2, 85). Ainsi, souligne Chamoiseau, pour des enfants comme lui dont la langue maternelle était le créole, « [p]rendre la parole fut désormais dramatique. » (E2, 83) Face aux humiliations auxquelles ils étaient soumis, « [c]hacun se sentait invalidé » (E2, 84) et « [p]arler devint héroïque » (E2, 83). L’enseignement est donc source d’étrangeté et d’écrasement : non seulement il est dispensé dans une langue française étrangère – puisque le Maître ne tolère que la variante parisienne – et dominante, mais toutes les références, les lectures et les valeurs renvoient à un ailleurs et relèguent au plan de sous-culture ce qui est proprement martiniquais. Dans ce contexte, l’apprentissage de l’écriture devient pour Chamoiseau une stratégie de survie et de compensation. L’écriture conduit au plaisir et permet de suppléer à une parole que Chamoiseau peine à dire, sans doute moins par un manque de compétence que par le sentiment d’illégitimité que l’école fait naître en lui. En contrepoids du milieu scolaire hostile et décourageant, Chamoiseau trouve dans sa famille une ambiance stimulante, « studieuse mais attrayante » (E2, 183) et, dans ses frères et sœurs, un exemple de succès. Bon nombre de livres qu’ils lisent sont rangés précieusement dans une « caisse de pommes de terre » et proviennent des prix d’encouragement et d’excellence reçus par les Grands. La sœur aînée, Anastasie, était comme une seconde mère pour les frères et sœurs ; elle « assumait le commandement en l’absence de Man Ninotte » (E1, 28) et deviendra institutrice. La seconde sœur, Marielle, était passionnée pour la lecture. Jojo, le premier des deux grands frères, était amateur d’algèbre et un « mathématicien génial ». Il fait connaître à Chamoiseau le Cahier d’un retour au pays natal par sa « cérémonie » matinale de récitation du poème (E3, 199). Paul, le second grand frère, est un « musicien prometteur » (EPD, 74). Chamoiseau grandit ainsi dans un milieu où arts et sciences sont appréciés, mais surtout en observant ses aînés étudier, supervisés par Anastasie ou Man Ninotte et contrôlés également par le père. En effet, la réussite sociale est associée par la mère et par la « mère seconde » à la réussite scolaire. Le père, quant à lui, se montre plus critique à ce sujet et considère que le savoir qu’on y acquiert n’est ni déterminant ni pertinent, puisque « dans un endroit comme ça on 36 entr[e] mouton pour en sortir cabri. » (E2, 43) Quoi qu’il en soit, la famille dispose le jeune Chamoiseau à comprendre – même s’il sera toujours un élève moyen159 – qu’un reclassement social est possible par la formation. En effet, c’est Anastasie qui le prépare aux examens et qui « lui explique que tout échec ne provient que d’un manque de travail, et qui l’entoure d’une exigence patiente, et qui le condamne à réussir en tout… » (E3, 68). Le contexte familial, peut-être par l’inexistence d’une tradition de professionnels ou de commerçants qui aurait pu influencer les choix de carrière des successeurs, est également propice au libre développement des talents des enfants. Man Ninotte veillait à « activer [leurs] centres d’intérêt » : « qui aimait lire recevait ce qui se lit, qui aimait la musique se voyait attribuer de quoi gratter du son, qui aimait jouer avait de quoi fairezouelle. » (EPD, 43). Aussi la curiosité pour les livres et pour les images manifestée par Chamoiseau bien avant l’école sera-t-elle motivée et assouvie par la mère. Ne disposant ni de moyens économiques ni de connaissances suffisantes pour effectuer un choix éclairé, Man Ninotte va lui ramener chaque semaine du marché aux poissons, sans faire de distinction, tout « ce qui était approchant du livre » (E2, 186). La culture littéraire acquise par Chamoiseau dans son enfance sera donc hétéroclite et, sauf dans le cas des enseignements reçus à l’école, non dirigée. Le goût pour l’écriture sera précédé de la fascination pour le dessin, la lecture, et de la fétichisation du livre. Dès l’enfance, Chamoiseau participe à des cérémonies de lecture de bandes dessinées dans une sorte de petit « cénacle » avec les « cinq ou six opprimés » (E3, 35) qu’il aime fréquenter et qui composent ce qu’il appelle « la tribu ». Il commence à écrire à l’adolescence, vers l’âge de douze ans, et cela constitue pour lui « un point de bascule » (EPD, 74). Depuis, raconte-t-il, « les grandes-personnes me considérèrent comme un être humain » (Id.) et l’écriture excusa ses silences, ses solitudes et son peu d’élan vers les autres (Id.). Il compose principalement des poèmes en « langue dominante », mais aussi des bandes dessinées en « langue dominée » (EPD, 67). Sa famille l’encourage à poursuivre. 159 À l’école, il va se démarquer seulement en littérature (Entretien radiophonique de Patrick Chamoiseau avec Alain Veinstein lors de l’émission « Du jour au lendemain », diffusée sur France Culture le 6 décembre 1986. Cf. Samia Kassab-Charfi, Patrick Chamoiseau, op. cit.) 37 Les premières publications de Chamoiseau, sous le pseudonyme d’Abel, sont des bandes dessinées dans le mensuel M.G.G., créé en 1972 par Tony Delsham160. À la même période, inspiré par une représentation de L’exception et la règle de Bertolt Brecht, jouée au parc floral de Fort-de-France, Chamoiseau débute dans l’écriture théâtrale et compose « une dizaine161 » de pièces engagées, portant sur des problématiques antillaises contemporaines. Certaines ont été jouées aux Antilles et en Europe, principalement en France, mais elles restent pour la plupart inédites. Les informations relatives à la production théâtrale chamoisienne sont peu nombreuses, souvent imprécises et même contradictoires. Mais nous pensons qu’elle précède la production romanesque et qu’elle se fait connaître principalement aux Antilles et en France par des metteurs en scène et des acteurs reliés au champ antillais. L’écrivain fait allusion à sept de ses pièces : « Supermarché », pièce inédite et mise en scène162, aborde la problématique de la consommation. « Solitude la mulâtresse » est une adaptation inédite du roman La mulâtresse Solitude163. La pièce a été mise en scène par Yvan Labéjof et jouée en Martinique, puis en France en 1976. « Misère et misère double », pièce également inédite, est inspirée des lettres des frères Jackson : des noirs Américains qui réfléchissent à la question raciale. Chamoiseau réunit dans une cellule un noir et un blanc, et confronte la misère du blanc, provenant de sa seule situation sociale, à celle du noir, causée également par sa condition raciale. « Une manière d’Antigone » est une adaptation inédite de la pièce de Sophocle à propos des émeutes de Fort-de-France au début des années 1970. Elle a été mise en scène par Marie-Line Ampigny et la compagnie du théâtre de l’AIR (Artistes Immigrés Réunis) sous le titre « Le bourreau d’Antigone164 ». « Casting » ou « Audition sur l’esclavage » est une autre pièce inédite portant sur l’histoire de l’esclavage et sur la 160 À la suite de Geneviève Guérin, Olga Hél-Bongo affirme qu’il a publié aussi des bandes dessinées dans Le Naïf (Hél-Bongo, 2011 : 124). Chamoiseau ne parle que de M.G.G. (voir l’entretien à Chamoiseau publié sur le site web de la maison d’édition Delcourt, où il a publié, en 2009, Encyclomerveille d’un tueur : http://www.editions-delcourt.fr). Les autres articles auxquels nous avons eu accès sur la BD aux Antilles ne le mentionnent pas non plus. 161 Stéphanie Bérard, « Le Théâtre de Patrick Chamoiseau. Entretien avec le dramaturge martiniquais », dans Nouvelles Études Francophones, vol. 22, no 2, automne 2007, p. 166. 162 Chamoiseau mentionne cette pièce dans Écrire en pays dominé et affirme dans un entretien qu’elle fut représentée, mais sans donner d’autres précisions (Bérard, 2007 : 166). 163 André Schwarz-Bart, La Mulâtresse Solitude, Paris, Seuil, 1972. 164 Les représentations auront lieu à Paris en 1984, à Sarcelles et à Lille en 1985, puis dans une tournée à Cayenne, en Belgique et en Martinique. 38 complexité de la société créole actuelle, stratifiée encore de nos jours selon des critères ethniques. Manman Dlo contre la fée Carabosse165 est une allégorie de l’histoire coloniale aux Antilles qui confronte Manman Dlo, représentante de la culture populaire créole, à la Fée Carabosse, incarnation de la culture occidentale. C’est sa première œuvre publiée avec son vrai nom et sa seule pièce publiée jusqu’à présent. Mais le projet d’en publier d’autres a existé : à l’intérieur du livre, l’éditeur annonce les pièces à paraître du même auteur : Une manière d’Antigone et Misère et Misère double. Enfin, « Un dimanche avec un dorlis » est, selon Stéphanie Bérard, la dernière pièce de Chamoiseau166. Elle aborde la problématique de l’incertain, introduite par le personnage mythologique créole du dorlis, face à la pensée cartésienne. La mise en scène a été réalisée par Greg Germain167. De 1973 à 1975, Chamoiseau enseigne au Collège Lamennais168. En septembre 1975, il part en France pour étudier et travailler, puisque la situation en Martinique est « très difficile » 169. Il poursuit des études en droit et économie sociale à l’Université de Sceaux, ainsi qu’une formation pour devenir éducateur. Quant à son choix d’études, il raconte qu’il y avait aux Antilles une fascination pour le juridique et pour les lettres170 qu’il explique en ces termes : Je ne parlais pas beaucoup, mais j’ai toujours eu du goût pour ceux qui parlent bien et ceux qui détiennent l’art de la parole, parce qu’aux Antilles tout est basé sur la parole et il y a une fascination pour celui qui maîtrise, non seulement qui maîtrise le français mais qui maîtrise aussi une force d’émotion et de transmission par le simple biais du verbe. Donc, j’ai fait des études de droit171. Les études de droit ne suscitent pas une passion chez Chamoiseau, mais sont l’expression d’un manque. Par contre, « [son] goût du peuple et [sa] passion pour ceux qui sont en difficulté [l’]a rapidement poussé vers une carrière sociale172. » Il devient éducateur dans le milieu pénitentiaire en France, travaille plusieurs années à Fleury-Mérogis et, depuis, ne 165 Patrick Chamoiseau, Manman Dlo contre la fée Carabosse, Paris, Éditions Caribéennes, 1981. Stéphanie Bérard, « Le Théâtre de Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 173. 167 Les représentations auront lieu en France (2004 et 2006) et en Martinique (2005). 168 Wendy Knepper, Patrick Chamoiseau: A Critical Introduction, Jackson, University Press of Mississippi, 2012, p. xi. 169 Chamoiseau affirme cela dans son entretien radiophonique avec Alain Veinstein (1986). Samia KassabCharfi et d’autres critiques s’accordent également pour fixer l’année 1975 comme la date d’émigration de l’écrivain. 170 Id. 171 Id. 172 Id. 166 39 quittera pas ce métier. De retour en Martinique, il va reprendre son travail d’éducateur à la Protection Judiciaire de la Jeunesse. Durant son séjour à Paris, Chamoiseau s’affirme dans sa carrière d’écrivain. Il continue à faire du théâtre pendant ses études et fait jouer certaines de ses pièces. Par ailleurs, l’exil le met dans « une sorte d’introspection personnelle173 » qui l’amène à écrire pour essayer de « comprendre ce qui nous était arrivé, mieux appréhender ce que nous étions, mieux explorer notre existence. » (EPD, 85) En 1976174, les éditions du Seuil refusent « en des termes qui [l]e laissèrent sans écriture durant une charge de temps. » (EPD, 86) le manuscrit de son premier roman, Notre dernière chance (inédit), au sujet d’une grève agricole. Il abandonne donc pour quelque temps le roman et le marché éditorial parisien, mais poursuit sa collaboration avec des collègues antillais pour la production théâtrale et la publication de bandes dessinées telles que Les Antilles sous Bonaparte : Delgres175 et Le retour de Monsieur Coutcha176. L’envie d’écrire des romans revient grâce à la lecture de Malemort de Glissant et de Dézafi de Frankétienne (EPD, 91-92). Ces textes provoquent un éveil chez Chamoiseau, menant à une problématisation de l’écriture, à un français créolisé. Chronique des sept misères est publié chez Gallimard en 1986, après le refus de plusieurs éditeurs antillais et français. Il obtient le Prix Kléber Haedens, le Prix de l'île Maurice et le Prix international francophone Loys Masson. Ce roman, comme le précise Olga Hél-Bongo, est un succès de librairie177. Après dix ans d’« exil178 », comme il le dit lui-même, Chamoiseau rentre en Martinique en 1986, sans couper pour autant ses liens avec la France. Il continuera à publier la plupart de ses textes dans des maisons d’édition parisiennes et à participer à des événements culturels, hommages et salons du livre organisés à l’Hexagone. 173 Entretien radiophonique avec Alain Veinstein (1986). Wendy Knepper, Patrick Chamoiseau: A Critical Introduction, op. cit., p. xi. 175 Patrick Chamoiseau et Georges Puisy, Les Antilles sous Bonaparte, Fort-de-France, Désormeaux, 1981. 176 Patrick Chamoiseau et Tony Delsham, Le retour de Monsieur Coutcha, Fort-de-France, M.G.G., 1984. 177 Olga Hél-Bongo, « Quand le roman se veut essai », thèse citée, f. 125. 178 Cf. Patrick Chamoiseau et al., « Ethnologues de nous-mêmes », dans L’Autre, vol. 12, no 2, 2011, p. 137. 174 40 En 1988 paraît son deuxième roman, Solibo magnifique, chez Gallimard. Il aborde la problématique de la mort du conteur créole, gardien de la mémoire, dont le personnage du « Marqueur de paroles » se fait l’héritier. La même année, Chronique des sept misères est réédité en collection « Folio » avec une préface de Glissant. Chamoiseau publie également, chez Hatier, un recueil de contes créoles, Au temps de l’antan, récompensé par le Grand prix de la littérature de jeunesse. Il collabore avec les photographes Emmanuel Valentin et Michel Renaudeau dans l’ouvrage Martinique, publié chez Richier/Hoa-Qui, et il prononce, avec Confiant et Bernabé, une conférence intitulée Éloge de la Créolité au Festival Caraïbe de la Seine-Saint-Denis. Cette dernière, publiée chez Gallimard en 1989, est d’une importance capitale pour les trois coauteurs puisqu’elle s’érige en manifeste du nouveau mouvement littéraire antillais de la Créolité et encourage diverses entreprises de promotion du créole. En 1989 paraît aussi le moyen-métrage Les oubliés de la liberté de Guy Deslauriers, avec un scénario de Chamoiseau. En 1990 est publié chez Hatier le premier tome de la trilogie autobiographique de Chamoiseau : Antan d’enfance. Il y consigne les premières années de sa vie et sa disposition à l’« émerveille », malgré les difficiles conditions de vie qui surgissent dans chacun des souvenirs. Cette œuvre obtient le Grand Prix Carbet de la Caraïbe et sera rééditée chez Gallimard en 1993 sous le nom Une enfance créole I : Antan d’enfance. En 1992, année de commémoration du 500e anniversaire de la « découverte » de l’Amérique, Chamoiseau publie son troisième roman, chez Gallimard, Texaco. Celui-ci retrace l’histoire de la création et de la subsistance de ce modeste quartier martiniquais, en se reportant aux origines de l’histoire coloniale antillaise, par le biais de l’histoire de la lignée de Marie-Sophie laborieux, héroïne du roman et « mère » de Texaco. Le roman est récompensé par le prix littéraire français le plus prestigieux, le Prix Goncourt, conférant à Chamoiseau une consécration internationale. La même année, il codirige avec Jacques Corzani et Martine Allain le Dictionnaire encyclopédique des Antilles et de la Guyane publié chez Désormeaux. Par ailleurs, il s’engage politiquement par la cofondation, avec Garcin Malsa, Édouard Glissant et Raphaël Confiant, du Mouvement des Démocrates et des Écologistes pour une Martinique Souveraine (MODEMAS), parti de gauche dont il sera pendant quelques années le vice-président. 41 En 1993, Chamoiseau participe à la conception du documentaire Sorciers, réalisé par Guy Deslauriers, au sujet des quimboiseurs qui exercent encore en Martinique. En 1994, paraît le film de Deslauriers L’exil du roi Behanzin, avec un scénario de Chamoiseau. Le long-métrage raconte l’histoire du roi du Dahomay, vaincu par l’armée française en 1890 et exilé en Martinique. La même année, il publie chez Gallimard le deuxième tome de son autobiographie, Chemin d’école, où il retrace avec humour son expérience aliénante à l’école française. Il participe également à l’ouvrage collectif d’essais et de nouvelles Écrire la parole de nuit. La nouvelle littérature antillaise aux côtés d’Édouard Glissant, Raphaël Confiant, René Depestre, Ernest Pépin et Gisèle Pineau, entre autres. Chamoiseau s’y exprime au sujet de la nécessité d’assurer une continuité entre l’oralité et l’écriture, le conteur et l’écrivain. Toujours en 1994, Chamoiseau publie, en collaboration avec le photographe Rodolphe Hammadi, Guyane. Traces-mémoires du bagne aux Éditions du Monum/Patrimoine. Il y recrée les histoires inscrites dans les « traces-mémoire » du bagne guyanais. En 1996 paraît le documentaire sur Édouard Glissant, réalisé par Guy Deslauriers – avec un scénario de Chamoiseau – pour la série française « Un siècle d’écrivains ». Puis, paraissent chez Gallimard, en 1997, l’essai Écrire en pays dominé, sorte d’autobiographie intellectuelle et littéraire de Chamoiseau, et le roman L’esclave vieil homme et le molosse qui s’inscrit de manière originale dans la tradition antillaise du roman marron 179. Dans ces textes surgit la figure du « guerrier » qui donne lieu à la création du « Guerrier de l’imaginaire ». En 1998, année du décès de Man Ninotte, Chamoiseau publie Émerveilles, un livre pour enfants, et Elmire des sept bonheurs. Confidences d’un vieux travailleur de la distillerie Saint-Étienne, en collaboration avec le photographe Jean-Luc de Laguarigue, tous deux chez Gallimard. Un an plus tard paraît chez le même éditeur un ouvrage critique sur les figures majeures de la littérature antillaise rédigé en collaboration avec Confiant : Lettres créoles : tracées antillaises et continentales de la littérature : Haïti, Guadeloupe, Martinique, Guyane, 1635-1975. Puis, en 1999, Chamoiseau compose un autre scénario de 179 À ce sujet, voir Marie-Christine Rochmann, L’esclave fugitif dans la littérature antillaise. Sur la déclive du morne, Paris, Karthala, 2000. 42 film pour Guy Deslauriers : Le passage du milieu. Le long-métrage témoigne de l’horreur de la traite négrière par la représentation d’un voyage sur un bateau négrier, narré par la voix d’un esclave. En 2000 et 2001, Chamoiseau publie deux nouveaux livres, en collaboration avec Jean-Luc de Lagarigue : Case en pays-mêlés, publié chez Traces HSE, et Métiers créoles : tracées de mélancolie, publié chez Hazan. Un an plus tard, paraissent Le commandeur d’une pluie, chez Gallimard jeunesse, Livret des villes du deuxième monde, aux éditions du Monum/Patrimoine, ainsi que son cinquième roman, Biblique des derniers gestes, chez Gallimard. Ce dernier narre, en 865 pages, la vie de « quinze milliards d’années » du combattant anticolonialiste Balthazar Bodule Jules. Le récit a lieu le jour de sa mort, provoquée « non pas [par] son grand âge, mais [par les] rigueurs de son échec » (BDG, 15). Il reçoit le Prix Spécial du Jury RFO. Chamoiseau compose également le scénario pour Biguine, troisième film de Guy Deslauriers sorti en 2004, où il aborde la problématique du métissage à travers l’histoire de la biguine, danse et musique issue du contact de cultures à Saint-Pierre. En 2005, paraît chez Gallimard le dernier tome de son autobiographie, À bout d’enfance : l’écrivain raconte son éveil à la sexualité par la « découverte » des petites filles. Ce récit, comme les deux autres, laisse entrevoir, malgré l’humour du narrateur, les violences de la société antillaise. En 2007, Chamoiseau écrit, en collaboration avec Glissant, un manifeste en réaction à la création du Ministère de l’identité en France : Quand les murs tombent. L’identité nationale hors-la-loi?, publié aux éditions Galaade. Il collabore avec la photographe Anne Chopin dans la publication de Martinique vue du ciel. Trésors cachés et patrimoine naturel, paru chez HC éditions. Enfin, il publie son sixième roman, Un dimanche au cachot, chez Gallimard, pour lequel il reçoit le Prix du livre RFO en 2008. Ce roman, de même que L’esclave vieil homme et le molosse, aborde la thématique de l’esclavage. Mais Un dimanche au cachot se distingue par son héroïsation des esclaves qui choisissent de résister à l’intérieur de la plantation, plutôt que par le marronnage. Le roman présente de forts liens intertextuels avec L’esclave vieil homme et le molosse et tous deux seront réédités ensemble, chez Gallimard « Folio » en 2010, dans un coffret intitulé Le déshumain 43 grandiose, avec une postface de l’auteur. Dans cette postface, Chamoiseau élabore sous forme d’essai argumentatif ses idées sur l’Histoire, la mémoire et l’identité antillaises qui sous-tendent les deux œuvres. Il attribue au silence qui a régné, chez les Antillais, sur le « crime » (P, 7) constitué par la Traite et l’esclavage, un instinct de survie face à « l’extrême horreur » (Id.). Ce faisant, Chamoiseau inscrit d’emblée, l’Histoire de sa communauté, sous le signe de l’« indicible » (P, 8). Il montre d’abord l’impasse – l’état d’une « mémoire obscure » – de laquelle il propose de sortir par l’« expérience », en tant que « lieu d’un surgissement » (P, 22) permettant la naissance d’une « mémoire consciente », transformatrice. Dans les années qui suivront, Chamoiseau va poursuivre dans la même voie empruntée jusqu’ici en ce qui concerne la variété et l’abondance de sa production. Il continue à s’investir dans le roman180, l’essai181, la bande dessinée182, la littérature de jeunesse183, le théâtre184 et le cinéma185. Il aurait même créé un jeu vidéo sur Manman Dlo186. Chamoiseau reste également un intellectuel engagé, prenant position sur des sujets d’actualité et contribuant, par son travail social, au bien-être de sa communauté. Non seulement il travaille, du moins jusqu’en 2010 ou 2011187, au Tribunal de Fort-de-France comme éducateur pour les jeunes délinquants, mais il dirige, dès 2011, le projet de valorisation culturelle et patrimoniale de Saint Pierre et des Trois îlets lancé par Serge 180 Depuis 2007, l’écrivain a publié trois romans : Les neuf consciences du Malfini (Gallimard 2009), L’empreinte à Crusoé (Gallimard, 2012) et Hypérion le victimaire. Martiniquais épouvantable (La Branche, 2013). 181 Patrick Chamoiseau, Césaire, Perse, Glissant. Les liaisons magnétiques, Paris, Philippe Rey, 2013. 182 Patrick Chamoiseau et Thierry Ségur, Encyclomerveille d'un tueur, Paris, Delcourt, 2009. 183 Patrick Chamoiseau, Le papillon et la lumière, Paris, Philippe Rey, 2011 (Réédité chez Gallimard Folio en 2013). 184 Stéphanie Bérard affirmait, en 2010, que Chamoiseau avait « récemment accepté une commande d’écriture du comité de lecteurs du Théâtre National de Bretagne à Rennes. » (Stéphanie Bérard, « Patrick Chamoiseau : un théâtre qui s’accorde à la complexité du monde », art. cit., p. 216.) 185 Scénario du film Aliker (2009) réalisé par Guy Deslauriers. 186 Nous n’avons pas connaissance de la parution du jeu vidéo susmentionné, mais, en 2006, Chamoiseau disait, selon Stéphanie Bérard, qu’il était alors en train de le préparer. (Stéphanie Bérard, « Le théâtre de Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 172.) Thierry Ségur, dessinateur dans la BD Encyclomerveille d’un tueur, confirme cette information en précisant qu’il a rencontré pour la première fois Chamoiseau en 2004, « au travers d’une collaboration pour un jeu vidéo dont il était le scénariste. » (voir l’entretien avec Chamoiseau publié sur : http://www.editions-delcourt.fr) 187 Dans l’entretien publié en 2011 dans L’Autre, les rédacteurs affirment avoir rencontré l’écrivain à son lieu de travail, à Fort-de-France, où il était toujours éducateur de la Protection Judiciaire de la Jeunesse. Patrick Chamoiseau et al., « Ethnologues de nous-mêmes », art. cit., p. 135. 44 Lechtimy, président du Conseil Régional. En 2010, il sera récompensé par la décoration honorifique de Commandeur des Arts et des Lettres du Ministère de la culture français. En somme, les dispositions familiales de Chamoiseau font de lui un agent à faibles capitaux économique, social et culturel. Sa conscience de déclassement social est vécue de manière violente, ce qui engendre en lui un certain nombre de complexes. Sa personnalité timide le dispose à la lecture, puis à l’écriture, où il trouve une forme de reclassement symbolique. Chamoiseau incorpore également des représentations positives des conceptions de famille et de communauté, et garde des attaches profondes envers ses origines. Il acquiert des valeurs de solidarité, d’effort, de persévérance, ainsi qu’une ambition de dépassement et d’amélioration par le travail. Son entourage lui fournit des modèles de résistance, de contestation et de transgression, ce qui va le disposer à une implication sociale suivant un idéal de justice et d’égalité. Sa mère, idéal de résistance et de combativité face à toutes les adversités, lui enseigne la force de sacrifice, la persévérance, l’astuce, la générosité et la gaieté. Son père illustre l’esprit critique et la transgression : il a choisi, contre toutes les convenances et au prix de ses attaches familiales, d’épouser une femme noire, à une période où c’était « comme rebrousser chemin sur l’amélioration de la race. » (E3, 61) Enfin, ses frères et sœurs lui prouvent, par le travail, que le reclassement social est possible. 3. 2. POSITIONS Comprendre les productions artistiques implique au préalable, selon Bourdieu, de saisir qu’« elles sont la résultante de la rencontre de deux histoires, l’histoire de la position du poste qu’ils occupent, et l’histoire de leurs dispositions188 ». Nous nous efforcerons donc de déterminer, grâce à l’analyse des réseaux construits par Chamoiseau, « comment il s’est assuré une position en accommodant ses dispositions […] aux possibles que lui offrait le champ en tant que structure de relations189. » 188 Cité par Jacques Dubois « Du modèle institutionnel à l’explication de textes », dans Maurice Delcroix et Fernand Hallyn [dir.], Méthodes du texte : introduction aux études littéraires, Paris/Louvain-la-Neuve, Duculot, 1990 [1987], p. 310. 189 Id. 45 L’émergence de Chamoiseau dans le champ littéraire antillais s’est faite de manière progressive, selon des dispositions qui l’ont amené, dans une première étape, à s’investir doublement dans des genres prestigieux et dans la para-littérature. En effet, le manque de capital symbolique le porte à s’investir « à vide » dans l’écriture de poèmes « doudouistes » et césairiens, puis au théâtre. Mais la bande dessinée va lui permettre de subvenir, la première, à ses besoins économiques. Pendant son adolescence, Chamoiseau va s’initier à la vie culturelle de Fort-deFrance, dominée par la puissance de la figure de Césaire et par le rayonnement de la Négritude. Il va assister à des festivals culturels, à des récitals de poésie militante anticolonialiste et à des représentations théâtrales engagées qui vont accroître sa conscience critique. Les débuts de Chamoiseau comme écrivain de théâtre sont motivés par la fréquentation du milieu dramaturgique de Fort-de-France, où il a rencontré deux metteurs en scène prestigieux : Jean-Marie Serreau et surtout Yvan Labéjof. Celui-ci est devenu le metteur en scène de l’une de ses premières pièces, « Solitude la mulâtresse », dont il aurait commandé l’écriture à Chamoiseau190. Serreau et Labéjof appartiennent à l’avant-garde théâtrale française des années 1960. Serreau est le premier metteur en scène de Césaire en France et Labéjof a été son collaborateur191. Grâce à leurs liens avec Césaire, ils assistent à diverses représentations théâtrales à Fort-de-France au début des années 1970, et Labéjof s’installe par la suite en Martinique. En faisant jouer « Solitude la mulâtresse » dans plusieurs villes de France et, notamment, au festival d’Avignon, Labéjof a permis à Chamoiseau de commencer à se faire connaître, ne serait-ce que dans les milieux avantgardistes du théâtre français. Par ailleurs, Labéjof a fait jouer la pièce par sa compagnie théâtrale Fer de Lance, créée en 1972 avec des acteurs antillais. Chamoiseau a ainsi rencontré de jeunes agents du champ théâtral parisien, comme l’actrice martiniquaise Marie-Lise Ampigny, avec qui il va collaborer par la suite. Labéjof raconte que Chamoiseau, « qui n’avait qu’une vingtaine d’années et n’était pas homme de théâtre, a 190 C’est ce qu’affirme Labéjof (Eric Hersilie-Héloïse, Adams Kwateh et Yvan Labéjof, « Yvan Labéjof : “Je suis toujours dans le monde de Césaire” », dans France-Antilles Martinique [en ligne], 1er juillet 2014. http://www.martinique.franceantilles.mobi/regions/departement/yvan-labejof-je-suis-toujours-dans-le-mondede-cesaire-261516.php). Chamoiseau ne dit pas que l’adaptation lui fut commandée, mais il reconnaît que Labéjof lui avait parlé de l’histoire de La Mulâtresse Solitude et qu’il lui avait offert le roman (Stéphanie Bérard, « Le Théâtre de Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 171). 191 Eric Hersilie-Héloïse, Adams Kwateh et Yvan Labéjof, « Yvan Labéjof : “Je suis toujours dans le monde de Césaire” », art. cit. 46 réussi une adaptation d’une justesse remarquable au point que l’auteur du roman a félicité la pièce192. » En ce qui concerne la bande dessinée, elle a d’abord permis à Chamoiseau d’établir des liens, qui dureront plusieurs années, avec l’un des acteurs culturels les plus importants et les plus médiatiques à la Martinique et aux Antilles : Tony Delsham. Dans les années 1970, face à une Martinique inondée des médias français, Delsham met en place une structure éditoriale locale et s’investit dans les productions culturelles de masse. Après le roman-feuilleton, la bande dessinée se révèle le type de littérature le plus consommé par la population locale. Ainsi, en 1972, il crée la première bande dessinée antillaise : M. G. G.193, la maison d’édition avec le même nom et le magazine Martinique Hebdo. Chamoiseau va dès lors collaborer avec lui par la bande dessinée, puis, comme critique littéraire dans le magazine Antilla. La publication de bandes dessinées ne va pas conférer à Chamoiseau un grand capital symbolique, mais elle va lui permettre de se faire connaître dans le milieu culturel antillais, ce dont témoigne sa toute première rencontre avec Glissant. « J’étais avec un ami qui était à l’IME, l’école qu’il [Glissant] dirigeait. C’était un ami d’enfance. Il avait réussi au bac et allait donc visiter ses professeurs. J’avais accompagné cet ami chez Glissant et lui, en me voyant, il m’avait dit : “Ah, c’est vous qui faites les petites bandes dessinées. Bravo ! Continuez, continuez.”194 » Le neuvième art ouvre ainsi à Chamoiseau les premières portes dans le milieu éditorial martiniquais, puisque c’est aussi pour la bande dessinée que Chamoiseau sera engagé, plus tard, par Émile Desormeaux. La carrière de Chamoiseau prend un nouveau tournant lors de son séjour à Paris. Il fréquente d’abord le milieu universitaire, le milieu pénitentiaire et le milieu du théâtre. Avec une tentative infructueuse de publication romanesque, son entrée dans le champ 192 Eric Hersilie-Héloïse, Adams Kwateh et Yvan Labéjof, « Yvan Labéjof : “Je suis toujours dans le monde de Césaire” », art. cit. 193 Pour une brève historique de la bande dessinée aux Antilles, lire l’article de Christophe Cassiau-Haurie, « La BD caribéenne francophone en mal d’auteurs et d’éditeurs », dans Africultures [en ligne], le 10 septembre 2008. http://www.africultures.com/php/index.php?nav=article&no=8066#sthash.YKkx7rkI.dpuf 194 Luiggia Pattano, « Sur L’Éloge de la Créolité : un entretien avec Patrick Chamoiseau », dans Mondes francophones.com [en ligne], 5 janvier 2011, p. 18. http://mondesfrancophones.com/espaces/creolisations/surleloge-de-la-creolite-un-entretien-avec-patrick-chamoiseau/ 47 littéraire français se fait par le théâtre et par le biais de réseaux antillais à Paris, à savoir les Éditions Caribéennes, qui publient Manman Dlo contre la fée Carabosse, et des circuits dramaturgiques antillais et africains. Les conditions sont favorables : un espace de diffusion pour le théâtre « noir » s’y était créé et Chamoiseau comptait, en quelque sorte, sur le « parrainage » d’un artiste et metteur en scène reconnu dans le champ, Yvan Labéjof. En effet, dans les années 1970, le théâtre français est un théâtre engagé195. Dans ce contexte, comédiens et metteurs en scène africains et antillais se regroupent sous l’initiative du metteur en scène martiniquais Benjamin Jules-Rosette et de la comédienne Darling Légitimus pour donner naissance, en 1975, à la troupe du « Théâtre Noir ». Quatre ans plus tard, la troupe fonde, au 20e arrondissement, l’Ensemble Culturel Théâtre Noir. Cet espace est à la fois un « lieu de rencontre et de diffusion196 » pour le théâtre de l’Afrique subsaharienne et des Antilles et permet enfin aux comédiens noirs « de dire des textes de grande qualité bien loin des “Madame est servie !” qui leur étaient réservés197. » Les comédiens Marie-Line Ampigny et Luc Saint-Eloy, qui ont fait partie de la troupe du Théâtre Noir, fondent ensuite dans le même esprit la compagnie du Théâtre de l’AIR (Artistes Immigrés Réunis) dans le but d’offrir « une autre notion du théâtre antillais […] loin des clichés et des stéréotypes198 ». Ampigny mettra en scène « Une manière d’Antigone » de Chamoiseau, entre autres au Théâtre Noir. Chamoiseau va ainsi se faire une place dans ce milieu un peu marginal du théâtre parisien, mais beaucoup plus accessible pour lui que n’importe quelle autre sphère. L’une des clés de la réussite de ses pièces, en ce sens qu’elles ont été représentées, aura été sa connaissance pratique du milieu : « [j]e n’ai jamais écrit une pièce sans penser aux moyens », déclare l’écrivain. « Je sais toutes les difficultés : le transport de l’œuvre, le décor, le peu d’argent dont on dispose. J’ai toujours fait du théâtre “pauvre”199. » La deuxième tentative de publication d’un roman, inspiré cette fois-ci des esthétiques 195 Dominique Viart et de Bruno Vercier, La littérature française au présent, 2e édition augmentée, avec la collaboration de Franck Evrard, Paris, Bordas, 2008, p. 499. 196 Axel Arthéron, « Regards sur le “Théâtre Noir” de Benjamin Jules-Rosette », dans Africultures, vol. 2/3, no 92-93, 2013 p. 266. 197 Id. 198 Stéphanie Bérard, « Résister, marronner, créer “hors domination” : le Théâtre de l’Air Nouveau de Luc Saint-Éloy », dans Africultures, vol. 2/3, no 92-93, 2013 p. 271. 199 Stéphanie Bérard, « Le Théâtre de Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 167. 48 de Glissant et de Frankétienne, va être fructueuse et déterminante dans la carrière de Chamoiseau. L’aventure éditoriale de Chronique des sept misères n’a pas été facile ; mais elle a permis à l’écrivain d’entrer en contact avec Glissant et d’émerger dans le champ littéraire français grâce à la sortie du texte chez l’un des éditeurs les plus prestigieux de l’institution. Chamoiseau en parle dans son entretien avec Luiggia Pattano : quand Chronique des sept misères a été fini, j’ai pensé tout de suite que c’était à Glissant de le préfacer. Et comme en plus ça venait de son travail, j’avais envie de savoir ce qu’il allait en penser. C’est donc à ce moment-là que j’ai cherché à le rencontrer. J’ai appris qu’il était directeur du Courrier de l’Unesco, j’ai téléphoné à l’Unesco et on me l’a passé. Je lui ai dit que j’avais écrit un roman et demandé s’il voulait le lire. Glissant m’a répondu de le déposer chez lui, et que oui, il allait le lire. Par conséquent, je suis allé à l’Unesco. Je ne sais plus en quelle année. Peut-être quatre ans avant la sortie du livre. Peut-être dans les années quatre-vingt-trois quatre-vingt-quatre. Je suis allé à l’Unesco, je lui ai donné le manuscrit. Lui, il était au téléphone. Il m’a dit : « Déposez le manuscrit sur la table. » Moi, je l’ai déposé et suis reparti. Trois ou quatre mois plus tard, n’ayant aucune nouvelle, je l’ai rappelé pour savoir s’il l’avait lu. Glissant m’a répondu que c’était pas mal et qu’il l’avait déposé aux Éditions du Seuil. Et il l’avait effectivement déposé aux Éditions du Seuil avec une recommandation pour qu’il soit édité. Ce qui m’avait surpris parce que moi, j’avais l’idée de ne pas me faire publier en France, mais de me faire publier en Martinique. Au lieu de faire le circuit habituel, je voulais choisir une maison d’édition antillaise. Soit les Éditions Desormeaux soit les Éditions Caribéennes. Mais quand Glissant m’a dit qu’il l’avait déposé au Seuil, j’ai laissé aller. Le Seuil a refusé. Et d’ailleurs, toutes les maisons d’édition antillaises ont refusé. Les Éditions Caribéennes ont refusé. Les Éditions Desormeaux ont refusé. Tony Delsham (les Éditions MGG) a refusé aussi en me disant : « Non, mais c’est un truc d’intellos. Personne ne va lire ça. C’est illisible. » Et quand ça a été refusé un peu partout, en désespoir de cause, je l’ai déposé chez Gallimard, où il a été accepté. Chronique des sept misères est donc sorti et a eu un grand succès. Je suis passé chez Bernard Pivot. Je n'avais toujours pas revu Glissant. Ce n'est qu'en quatre-vingt-huit, quand j'ai publié Solibo Magnifique, que j’ai essayé de le revoir pour lui offrir le livre. Je suis allé donc chez lui, place Furstenberg… Je l’ai rencontré dans la rue au moment où il était en train d’entrer. Je lui ai dit: « Je vous ai apporté mon dernier livre. » Et lui : « C’est formidable! On fait une fête. » Et c’est là que ça a commencé. Il a fait une fête chez lui pour la sortie de Solibo Magnifique. Son épouse avait fait des marinades. Ça avait été une belle soirée. On avait diné ensemble. Et depuis on ne s’est jamais quittés200. Ainsi, Glissant joue un rôle fondamental dans la reconnaissance de Chamoiseau comme écrivain, notamment par sa préface à Chronique de sept misères et par l’amitié qui les fera collaborer ensemble jusqu’au décès de celui-là. Pourtant, il semblerait que ce ne fut pas la recommandation de Glissant au Seuil ni sa préface – qu’il ne rédigera, d’ailleurs, que deux ans après la publication du roman, lors de sa réédition en collection Folio – ce qui ouvrit à Chamoiseau les portes de Gallimard et lui garantit un tel succès, confirmé par les ventes et par les prix. Certes, il s’agit toujours d’un concours de circonstances. Mais on ne peut pas négliger, tel que le rappelle Dubois, que « [s]i l’institution française se fait 200 Luiggia Pattano, « Sur L’Éloge de la Créolité : Un entretien avec Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 18-19. 49 aujourd’hui accueillante à ses “périphéries”, c’est pour autant que celles-ci intègrent les normes qu’elle édicte. […] [E]lle tolère mal que votre langue, votre imaginaire, votre comportement institutionnel diffère des siens201. » Ceci dit, trois facteurs ont pu jouer, selon nous, en faveur de Chamoiseau. Premièrement, l’état du champ littéraire français des années 1980, qui constitue un contexte favorable à l’accueil des littératures francophones. Deuxièmement, la forte correspondance entre les prises de position de Chronique des sept misères et les principales tendances du champ littéraire français. Troisièmement, le choix de la maison d’édition, avec un comité de lecteurs favorables à l’ouverture aux imaginaires étrangers. Parmi les caractéristiques du champ littéraire français contemporain citées par Dominique Viart et Bruno Vercier dans La littérature française au présent, nous pouvons relever la prédominance du genre romanesque, de nouveau associé au goût de la narration, ainsi que la disposition à l’émergence d’écrivains provenant d’origines et de milieux sociaux de plus en plus divers202. On constate, par leur description du champ, une ouverture grandissante aux littératures de l’ailleurs, notamment par leur rôle dans le renouvellement du roman et de l’écriture. Les littératures antillaises, par exemple, occupent une place à part dans l’ouvrage, non seulement par la qualité littéraire qu’on leur reconnaît, mais aussi par l’originalité du français et des formes narratives qu’elles introduisent. En effet, les littératures antillaises sont perçues par certains critiques français comme « plus authentiquement jeunes, créatives et vivantes que bien des discours trop sûrs d’eux, qui risquent de n’être bientôt que des académismes203. » C’est aussi l’opinion de Raphaël Confiant, pour qui l’on assiste à un « dessèchement204 » du français et des contenus de la littérature française : « En France, on ne peut faire un roman qui se passe en province, car les critiques littéraires vont rire de vous, ils vont se dire que vous faites de la littérature régionale205. » Et il ajoute : 201 Jacques Dubois, « En finir avec la marginalité », dans Lise Gauvin et Jean-Marie Klinkenberg [dir.], Écrivain cherche lecteur : l’écrivain francophone et ses publics, Paris, Créaphis, 1991, p. 124. 202 Dominique Viart et Bruno Vercier, « Introduction », La littérature française au présent, op. cit., p. 7-24. 203 Propos de Joël Thomas dans une Rencontre de novembre 1994 à l’Université de Perpignan (Catherine Delpech et Maurice Roelens [dir.], Société et littérature antillaises aujourd’hui, Perpignan, Presses universitaires de Perpignan (Cahiers de l’Université de Perpignan no 25), 1997, p. 57.) 204 Paola Ghinelli, « Raphaël Confiant », dans Archipels littéraires, Montréal, Mémoire d’encrier, 2005, p. 66. 205 Id. 50 C’est d’ailleurs pourquoi la créolité, et la littérature francophone en général ont eu autant de succès en France, ce n’est pas vraiment en raison de notre talent. Comme en France ils ont cette littérature très étouffée, nous sommes une sorte d’oxygène pour eux, ils sentent bien qu’ils ont besoin de quelque chose de différent, et pour cela ils font appel à la littérature qu’ils appellent exotique. Mais eux-mêmes ne changent pas leur manière d’écrire, car la littérature française n’est pas populaire du tout, c’est une littérature élitiste. […] Quand Patrick Chamoiseau a obtenu le prix Goncourt, ça faisait dix-sept ans qu’on n’avait pas traduit un prix Goncourt en anglais206 ! Le contexte favorise ainsi la recherche effrénée de « la production littéraire et artistique non occidentale207 ». D’où, entre autres, la place de plus en plus importante accordée aux écrivains francophones dans le marché éditorial208 et dans la course aux prix les plus prestigieux de l’institution parisienne209. Certes, l’avancée des écrivains francophones ne va pas sans résistance210 dans le champ littéraire français. Mais la nécessité et la volonté d’ouverture à ces littératures sont indéniables : la récente nomination de Dany Laferrière à l’Académie française est symboliquement significative. Il s’agit sans doute, comme le soutiennent Viart et Vercier, d’un trait de « l’annexionnisme211 » français, d’autant plus stratégique pour leur institution qu’il leur permet de conserver la domination du marché culturel en langue française, dans une période où l’intérêt mondial envers les pays du Sud va grandissant. La deuxième circonstance favorable à l’émergence de Chamoiseau, à savoir les tendances romanesques prépondérantes dans le champ littéraire français depuis les années 206 Paola Ghinelli, « Raphaël Confiant », dans Archipels littéraires, op. cit., p. 67. Nadège Veldwachter, Littérature francophone et mondialisation, Paris, Karthala, 2012, p. 89. 208 On peut citer, par exemple, la création de collections ou de maisons d’édition spécialisées dans les cultures et les littératures du « Sud » comme Karthala et L’Harmattan. 209 En effet, la quantité de prix littéraires prestigieux accordés aux écrivains francophones augmente progressivement. À titre d’exemple, le prix Renaudot a été décerné, depuis les cinquante dernières années, à Glissant (1958), René Dépestre (1988), Ahmadou Kourouma (2000), Alain Mabanckou (2006), Tierno Monenembo (2008) et Scholastique Mukasonga (2012). Ce qui montre que, depuis le début du XXI e siècle, plus d’un quart des prix Renaudot ont couronné des écrivains francophones. 210 On peut citer, à ce sujet, le cas de Chamoiseau et la polémique suscitée par l’attribution du prix Goncourt à Texaco en 1992. Bernard Pivot s’est illustré, dans sa revue Lire, à dénoncer l’influence exercée par Milan Kundera sans laquelle, selon lui, Chamoiseau n’aurait pas reçu le prix. Il va même intituler son article : « Et pour finir, le Goncourt aussi à Kundera » et signaler le « lobbying » exercé par les grands éditeurs dans la course aux prix. Pourtant, l’intérêt de sa critique réside moins dans le dévoilement des manigances pour l’obtention des prix que dans l’image dégradante de l’œuvre chamoisienne (transférable, évidemment, aux littératures francophones) qu’il s’efforce d’imposer. « Reste cette interrogation », déclarera-t-il : « comment Milan Kundera a-t-il pu lire de bout en bout ce roman gros et ardu ? Ses complications linguistiques ont découragé des lecteurs dont la première langue est pourtant le français. » (Cité par Dominique Chancé, « Texaco de Patrick Chamoiseau, prix Goncourt 1992 », dans Jean-Louis Cabanès et al., Les Goncourt dans leur siècle. Un siècle de « Goncourt », Paris, Septentrion, 2005, p. 373). 211 Dominique Viart et Bruno Vercier, La littérature française au présent, op. cit., p. 10. 207 51 1980, montre que les jeux formels qui s’étaient imposés avec le Nouveau-roman cèdent la place à un intérêt pour le social, pour l’Histoire et pour le sujet212. Les écritures sur l’Histoire213 se caractérisent par un manque de certitudes, de documents et de témoins qui provoquent une mise à mal de la linéarité du récit, au profit d’une « reconstruction hésitante et inquiète d’expériences partielles214 ». Comme dans la littérature antillaise, « il faut “bricoler” pour parvenir à une vérité possible, recevable à l’épreuve du soupçon, avec les éléments rassemblés ici et là, dont les failles et défaillances sont connues215. » Le dit de l’Histoire passe ainsi du côté du sujet et se substitue au « discours global – imposé, autoritaire, mais aujourd’hui déconstruit216. » D’autre part, le roman français s’intéresse au réel contemporain et réactive le roman populaire dans la tradition des Misérables de Hugo et de Germinal de Zola. Comme Chronique des sept misères, les textes figurent le monde du travail (ouvrier et rural) avec ses principales problématiques : le chômage, l’exode rural et la progressive disparition de la culture ouvrière. Face à ces réalités, selon Viart et Vercier, l’écrivain « se fait ethnologue du présent, retient les traces d’un patrimoine en voie de disparition 217 », où l’on reconnaît, presque mot pour mot, le rôle que se donne le Marqueur de paroles218. On s’aperçoit ainsi que Chronique des sept misères rassemble de manière remarquable et avec un style personnel et novateur la majorité des préoccupations du roman français contemporain. En effet, cet exemple parfait du roman se plaît à raconter des histoires, et son originalité réside surtout dans l’emprunt de la structure et des stratégies narratives du conte, produisant un récit à « expansions » multiples, avec des effets de 212 Dominique Viart et Bruno Vercier, La littérature française au présent, op. cit., p. 7-8. On pourrait citer, parmi les romans sur les Guerres mondiales, Les Champs d’honneur (1990) de Jean Rouaud, qui reçut le prix Goncourt, L’Acacia (1989) de Claude Simon, ainsi que le resurgissement de la littérature des camps, par la réimpression de témoignages de rescapés (tels L’espèce Humaine de Robert Antelme en 1978 et Les jours de notre mort de David Rousset en 1988) et par la publication de nouveaux témoignages comme La Douleur (1985) de Marguerite Duras. La publication de travaux importants sur la Shoah, comme L’écriture du désastre (1980) de Maurice Blanchot, est aussi significative puisqu’elle remet à jour la problématique de l’insuffisance du langage pour dire l’indicible. 214 Dominique Viart et Bruno Vercier, La littérature française au présent, op. cit., p. 130. 215 Ibid., p. 140-141. 216 Ibid., p. 145. 217 Ibid., p. 221. 218 Dans plusieurs entretiens, Chamoiseau parle du rôle d’ethnologue de l’écrivain antillais. Cf. notamment Vanessa Girard, Émilie Riback et Claire Mestre, « Ethnologues de nous-mêmes. Entretien avec Patrick Chamoiseau », dans L’Autre, vol. 12, no 2, 2011, p. 135-143, et Anna Lesne, « S’écrire aux Antilles, écrire les Antilles. Écrivains et anthropologues en dialogue », dans L’homme, no 207-208, 2013, p. 17-36. 213 52 suspense et des amplifications caractéristiques du conte oral. Le roman s’interroge également sur le présent, sur les problématiques actuelles vécues en Martinique, tout en faisant un retour sur l’Histoire de l’esclavage, par le biais incertain de la mémoire et en donnant la voix à ceux qui ne l’ont jamais eue. En ce sens, le roman de Chamoiseau satisfait l’horizon d’attente du lectorat français pour l’ailleurs, mis en valeur par le déploiement d’un français que certains diront « au rhum219 ». Gallimard saura mettre à profit cet attrait, dans son édition Folio, par une couverture « exotisante » avec des fruits tropicaux, du rhum, une marchande noire et les contours de l’île. Enfin, s’il y a toujours une part de chance lorsqu’un écrivain trouve un éditeur, le profil de Gallimard a été, selon nous, un facteur important pour que la rencontre ait lieu. En effet, Gallimard « revendique une indépendance capitalistique et éditoriale, notamment au moyen d’une “structure équilibrée et diversifiée” […] [qui] lui permet “d’avoir une liberté de manœuvre et d’action plus importante”.220 » Il est vrai, comme le soutient Julien Denieuil, qu’il peut s’agir d’une « stratégie de communication221 ». Néanmoins, cette maison d’édition dispose d’un comité de lecture composé d’écrivains aux profils divers (parmi lesquels Claude Roy, Roger Grenier, Le Clézio, Milan Kundera, Philippe Sollers, René de Ceccatty et Jean-Marie Laclavetine). Sa collection la plus prestigieuse, la « Blanche », se caractérise par son éclectisme et repose sur le seul principe qui consiste à sélectionner les œuvres selon l’« [e]xpression des choix du comité de lecture222 ». En ce sens, Jean-Marie Laclavetine souligne dans un entretien que « [c]ertaines maisons ont une ligne éditoriale plus claire. Chez Gallimard, on publie beaucoup, ce qui permet une palette très large et des goûts très différents. Pour ma part, si je trouve un manuscrit très bon, je le trouve très bon, il n’y a pas de ligne éditoriale qui tienne. L’important c’est qu’il y ait un public possible et une tenue stylistique pour la Blanche223. » Par ailleurs, explique-t-il, 219 Propos de Patrick Chamoiseau dans « Un imaginaire pour une mondialité à faire. Fragments de deux rencontres avec Patrick Chamoiseau et Édouard Glissant », film réalisé par F. Bertelli, 2007. 220 Julien Denieuil, Concentration éditoriale et biodiversité : quels enjeux pour le livre ?, Paris, L’Harmattan, 2012, p. 116. 221 Id. 222 http://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Blanche 223 Compte-rendu de la rencontre avec Jean-Marie Laclavetine du 26 février 2014, publié sur le site de l’Université Paris 8 : http://www.master-creation-litteraire.univ-paris8.fr/spip.php?article1200 53 « [l]e service commercial n’a aucune voix au chapitre quant aux choix de publications mais fixe le volume du tirage, la date de sortie, le prix de vente224. » Dans le même ordre d’idées, le travail de René de Ceccatty comme lecteur et éditeur chez Gallimard est significatif de l’ouverture revendiquée par la maison d’édition. René de Ceccatty est un romancier, dramaturge et traducteur avec un intérêt manifeste pour les cultures et pour les imaginaires divers. Ses traductions d’œuvres littéraires italiennes et japonaises, son travail de critique littéraire souvent consacré à la littérature antillaise, ainsi que son réseau d’artistes et amis étrangers225 en témoignent. De Ceccatty a été lecteur chez Gallimard de 1982 à 1986, c’est-à-dire dans les années où Chamoiseau a déposé le manuscrit de son roman. Lorsqu’on lui demande s’il a « aidé des auteurs à se révéler », il répond : J’aime lire des manuscrits et découvrir des auteurs pour les éditer mais je n’aime pas entretenir de rapport paternaliste. […] Un écrivain qui est éditeur ou simple lecteur sert la littérature et il est nécessaire qu’il ait le même enthousiasme pour les livres des autres que pour ses propres livres, en aidant à la naissance de l’œuvre d’un autre. J’ai édité des livres très différents parce que j’aime entrer dans d’autres systèmes littéraires. C’est pour cela que j’aime aussi la littérature étrangère226. Il ne serait pas étonnant, tout compte fait, que l’hommage que lui rend Chamoiseau en lui dédiant Antan d’enfance soit relié, entre autres, à l’acceptation de son premier manuscrit. La publication de Chronique des sept misères chez Gallimard va à elle seule, par la valeur symbolique de la maison d’édition, assurer à Chamoiseau une place dominante dans le champ littéraire antillais. Celle-ci sera confirmée, selon lui, par la popularité immédiate que va lui conférer son passage à l’émission de Bernard Pivot. « La chance pour moi, en tout cas, ce qui s’est produit, c’est que dès mon premier livre je suis passé chez Bernard Pivot. Un Noir chez Pivot, à l’époque, c’était vraiment un événement. Je me souviens que ça avait fait la une de France Antilles à l’époque et ça, ça avait suffi à faire de moi une 224 Compte-rendu de la rencontre avec Jean-Marie Laclavetine du 26 février 2014, publié sur le site de l’Université Paris 8 : http://www.master-creation-litteraire.univ-paris8.fr/spip.php?article1200. 225 Dans son essai Mes argentins de Paris (Éditions Séguier, 2014), de Ceccatty rend hommage à l’apport culturel des artistes étrangers, en l’occurrence argentins, en France. Il y raconte la trajectoire de certains de ses amis proches, comme le metteur en scène Alfredo Arias avec qui il collabore, l’écrivain Hector Biancotti et la traductrice Silvia Baron Supervielle. 226 Brigitte Aubonnet, « Entretiens avec René de Ceccatty », dans Encres vagabondes, no 12, septembre 1997 (extraits de l’entretien publiés sur le site de la Médiathèque municipale Jacques Thyraud : http://www.mediatheque.romorantin.com/tag/rene-de-ceccatty/). 54 petite célébrité locale, et tout le monde s’est jeté sur Chronique227. » Ainsi, avec plus de capital symbolique et une meilleure connaissance du champ, Chamoiseau va pouvoir aspirer à la consécration, par la production d’un manifeste qui va le placer, aux côtés de Jean Bernabé et de Raphaël Confiant, en tête de file du nouveau mouvement littéraire antillais de la Créolité. Comme nous le verrons dans l’analyse des prises de position, Éloge de la Créolité va permettre aux auteurs, par une habile rhétorique, d’aspirer au dépassement de la Négritude et de l’Antillanité. Au-delà de la polémique que le manifeste va susciter228, la portée du mouvement est indéniable. Nombreux écrivains antillais vont se reconnaître dans leurs idées et la Créolité va fasciner la critique universitaire. La consécration de Chamoiseau culminera avec l’obtention du prix Goncourt pour Texaco. Depuis sa carrière de romancier, Chamoiseau enrichira son capital social en se liant à des acteurs importants des champs littéraires français et antillais. Par ailleurs, son éclectisme et son esprit critique lui permettront de se mouvoir dans le champ avec une certaine liberté. En ce sens, sa fidélité envers son principal éditeur, Gallimard, ne l’empêche pas de publier ailleurs, en France ou aux Antilles, lorsque des amis ou des projets le sollicitent. De la même manière, il assume ses divers intérêts en s’essayant à tous les genres et à plusieurs arts, malgré les conseils de son « mentor », Édouard Glissant, qui lui a « toujours reproché d’écrire des petits livres avec des amis photographes 229 ». Par la diversité de genres, d’arts et d’activités qu’il embrasse, Chamoiseau se dérobe aux 227 Entretien radiophonique de Patrick Chamoiseau avec Yves Calvi lors de l’émission « Nonobstant », diffusée sur France Inter le 2 février 2009. Cf. Samia Kassab-Charfi, Patrick Chamoiseau, op. cit. 228 À sa parution, Éloge de la Créolité a été assez mal reçu aux Antilles, d’une part par Césaire et les défenseurs de la Négritude, d’autre part par Édouard Glissant. Certaines critiques portaient sur le fait qu’ils écrivaient en français plutôt qu’en créole et sur leur mise en scène médiatisée (par exemple leur recours à l’éditeur Gallimard). Césaire s’est montré plutôt indifférent et a déclaré qu’il s’agissait d’un « département de la Négritude ». Glissant, lui, a reproché à la notion de « créolité » le fait de déboucher sur une définition de l’être, comme l’avait fait la Négritude pour définir « l’être nègre ». Il a insisté sur la notion de « créolisation » qu’il avait déjà employée dans Le discours antillais, mettant l’accent sur le « mouvement perpétuel d’interpénétrabilité culturelle et linguistique » et sur « l’imprévisible » (Lise Gauvin et Édouard Glissant, L’imaginaire des langues. Entretiens avec Lise Gauvin (1991-2009), Paris, Gallimard, 2010, p. 31-33). La vision de Chamoiseau sur la réception du manifeste confirme l’ampleur de son impact : « ça a été terrible. Il y a eu une contestation violente. Les débats ont duré plusieurs années. Il y a eu beaucoup d’opposition. […] On a réveillé la vie intellectuelle martiniquaise, ça c’est sûr, et guadeloupéenne, parce qu’on était attaqués de partout. C’était terrible. Mais en même temps on publiait nos romans, on avait des prix littéraires. Et cela énervait beaucoup de monde, mais ça nous faisait aussi beaucoup de partisans. Donc c’était bien. » (Luiggia Pattano, « Sur L’Éloge de la Créolité : Un entretien avec Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 4) 229 Ibid., p. 12. 55 étiquettes et se positionne comme une sorte d’« artiste total230 » pouvant atteindre les publics les plus divers non seulement par leur âge, mais aussi par leurs intérêts et par leur condition sociale. Sa consécration lui permet d’embrasser avec aisance ces diverses préoccupations. 3. 3. PRISES DE POSITION À chaque position occupée par un agent dans un état du champ particulier correspondent, selon Bourdieu, des prises de position homologues231. Celles-ci, ajoute Bourdieu, sont constituées par des « œuvres littéraires ou artistiques évidemment, mais aussi [par des] actes et discours politiques, manifestes ou polémiques232 ». Ainsi, à travers quelques exemples, nous nous concentrerons sur l’évolution des prises de position esthétiques de Chamoiseau, depuis son entrée en littérature, jusqu’à sa consécration. Elles s’accordent, naturellement, aux positions que nous venons de décrire. La première étape dans la carrière de Chamoiseau est celle que l’on connaît le moins et qu’il qualifie comme « négriste ». Elle correspond à ses poèmes césairiens, à ses pièces de théâtre, à ses premières bandes dessinées et à son roman inédit, Notre dernière chance. Chamoiseau suit la tendance des agents à faibles capitaux décrite par Bourdieu, qui les pousse, par prudence, à demeurer « conservateurs » et à « se porter vers les positions dominantes au moment où les profits qu’elles assurent tendent à diminuer du fait même de l’attraction qu’elles exercent […] et de la concurrence intensifiée dont elles sont le lieu233. » En effet, Chamoiseau se met à produire une littérature mimétique, en adoptant le ton et les problématiques de la littérature militante anticolonialiste de l’époque, avec une langue 230 Nous entendons par « artiste total » « l’être d’exception polyvalent, autorisé à “tout” faire. » (Définition empruntée à Valérie Rousseau, dans « Artistes Or Pairs. Papa Palmerino et le Grand Antonio », dans Inter : art actuel, n° 89, 2005, p. 54). La notion d’artiste total est à mettre en parallèle avec celle d’« intellectuel total », employée par Pierre Bourdieu pour décrire la redéfinition de l’intellectuel opérée par Jean-Paul Sartre. Selon Bourdieu, Sartre « unifie des espaces qui jusque là étaient séparés, le champ philosophique et le champ littéraire, et il abolit la frontière entre le normalien critique, cuistre, etc. et l’écrivain, plus grand bourgeois, plus mondain et, du même coup, il donne une figure nouvelle au rôle de l’intellectuel qui était déjà constitué depuis Zola. […] Sartre constitue donc une sorte de méta-champ, de champ des champs. Le champ du théâtre, le champ de la littérature, le champ de la critique, le champ des sciences sociales en partie, et le champ de la philosophie, qui étaient séparés, deviennent réunis, en quelque sorte, à travers lui et à travers Les Temps modernes » (Pierre Bourdieu, « Le fonctionnement du champ intellectuel », art. cit., p. 20). 231 Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », art. cit., p. 19. 232 Id. 233 Ibid., p. 41. 56 française non questionnée. « Elle ne me posait pas de problèmes – écrit Chamoiseau. Elle était dominante, et de l’arpenter m’emplissait d’une certitude active qui semblait créatrice. » (EPD, 64) Manman Dlo contre la fée Carabosse l’illustre suffisamment. La pièce correspond parfaitement à la description que Bernabé, Chamoiseau et Confiant esquissent de l’écriture césairienne dans Éloge de la Créolité : « Aimé Césaire restitua l’Afrique mère, l’Afrique matrice, la civilisation nègre. Au pays, il dénonça les dominations et son écriture, engagée, prenant son allant dans les modes de la guerre, il porta des coups sévères aux pesanteurs post-esclavagistes. » (EC, 17) Manman Dlo contre la fée Carabosse s’ouvre par une citation de René Ménil, s’inscrivant ainsi sous l’égide de la Négritude. L’histoire se passe aux Antilles, mais oppose l’Europe à l’Afrique. Les Antilles sont donc associées à l’Afrique et à sa culture. Voici comment l’avant-propos résume la pièce : Aux Antilles, les colons sont venus, porteurs de leur Imaginaire. Les Africains aussi. Les colons ont amené la Fée Carabosse. Les Africains ont amené Manman Dlo. […] La bataille était inévitable. […] Mais, pour vaincre, [Manman Dlo] devra opérer une Grande Recherche, sorte de quête de Soi. Carabosse sera chassée, mais rien ne sera plus comme avant. Manman Dlo a gardé sa baguette. (MD, 6) Les problématiques de la pièce reprennent les préoccupations de la Négritude et des littératures africaines au lendemain des indépendances : la colonisation, la domination culturelle, le confit identitaire et une reconquête de soi où il faut apprendre à s’approprier de l’héritage laissé par l’Autre, sans se perdre pour autant. Par ailleurs, la caractérisation des personnages reproduit les stéréotypes sur le Blanc et sur le Noir que certains textes de la Négritude maintiennent. La fée Carabosse possède une « Technique » et des « siècles d’expérience » (MD, 139), alors que Manman Dlo est « une grande communion naturelle » (MD, 134). En ce qui concerne le ton de l’œuvre, ces quelques vers adressés par Manman Dlo à sa fille, à la fin de la pièce, sont éloquents : « Sans renier l’eau et l’herbe / et les nuages / tu assimileras cette baguette / tu la soumettras à ton harmonie naturelle / et / sans qu’elle t’engloutisse / engloutis-la » […] « et dépasse-moi / dépasse nous / mais jamais ho ! jamais ne te sépare de la Terre » (MD, 139) Chamoiseau reprend ainsi les mêmes termes employés pour dénoncer les abus de l’Autre et inverse le sens de la domination, ce contre quoi il va réagir dans des prises de position futures. 57 « Avec des cris. Avec des haines. Avec des dénonciations. Avec de grandes prophéties et des concepts savants. En ce temps-là – déclare Chamoiseau –, hurler fut bon. Être obscur fut signe de profondeur. […] Cela nous libérait d’un côté, nous enchaînait de l’autre en aggravant notre processus de francisation. » (EC, 21) Aujourd’hui, dira-t-il, ces pièces ne sont plus « montrables234 ». Ces œuvres-là étaient complètement inscrites dans un petit contexte. C’est l’époque très militante. J’étais en train de me constituer dans l’opposition et dans la contestation anticolonialiste. Mais maintenant… c’est d’ailleurs toute la différence entre le rebelle et le guerrier. À l’époque, j’étais un rebelle, maintenant je suis un guerrier. Le rebelle, il s’oppose à ce qui l’opprime, mais il reste dépendant de ce qui l’opprime […]. Alors que le guerrier, il choisit le champ de bataille et il change complètement le champ de bataille235. À l’occasion de cette première étape, Chamoiseau adapte ses dispositions au champ, en adoptant l’esthétique dominante et en plaidant la cause des opprimés. Il n’est pas encore un écrivain reconnu, mais il a acquis un peu de capital symbolique et de l’expérience, ce qui lui permettra d’envisager d’autres possibles. L’évolution d’une œuvre au fil du temps, explique Bourdieu, est directement reliée aux « sanctions positives ou négatives, succès ou échecs, encouragements ou mises en garde, consécration ou exclusion236 » dont elle et l’écrivain sont l’objet. En ce sens, le refus de Notre dernière chance va inciter Chamoiseau à redéfinir son projet créateur. Celui-ci, jusque-là circonscrit aux principes de la négritude césairienne et aux exigences de la littérature engagée, va voir s’élargir l’espace des possibles par la découverte de Dézafi de Frankétienne et surtout de Malemort de Glissant. Frankétienne, avec Dézafi, réussit l’« inconcevable » (EPD, 93) : écrire une œuvre d’art avec une « langue écrasée » (Id.), bouleversant de la sorte la conception du jeune Chamoiseau de l’écriture et du créole. L’œuvre de Glissant, pour sa part, devient non seulement une inspiration pour Chamoiseau, mais une référence esthétique et théorique tout au long de sa trajectoire237. Ainsi, Chamoiseau décèle dans l’Antillanité la possibilité du dépassement des limites 234 Stéphanie Bérard, « Le Théâtre de Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 167. Ibid., p. 169. 236 Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », art. cit., p. 39. 237 Geneviève Guérin considère que la figure de Glissant « hante » l’écriture chamoisienne. Elle montre bien le jeu intertextuel mis en place par Chamoiseau afin d’inscrire son œuvre dans la continuité de celle de son inspirateur. (Geneviève Guérin, « De Solibo magnifique à Biblique des derniers gestes », mémoire cité, f. 3839) 235 58 de la Négritude, qui était devenue pour lui une « barrière de corail » (EPD, 87). Avec Chronique des sept misères, il accomplit un travail d’introspection, favorisé par son exil, qui l’amène à revisiter les lieux de son enfance, c’est-à-dire la ville, et à revaloriser tout le « petit peuple » qui donnait vie au marché de Fort-de-France. Ce faisant, la ville devient pour la première fois, dans la production littéraire antillaise, un personnage de roman238. Chamoiseau adopte une attitude critique et non plus militante car, selon les perspectives de l’Antillanité, « il nous fallait sortir des cris, des symboles, […] des prophéties déclamatoires, tourner le dos à l’inscription fétichiste dans une universalité régie par les valeurs occidentales, afin d’entrer dans la minutieuse exploration de nous-mêmes » (EC, 22). Se plaçant du côté de Glissant, Chamoiseau s’inscrit donc dans le « lieu » et s’oppose, en même temps, à Césaire. Ce dernier, affirme Chamoiseau, « n’a jamais fait de phrase sans parler de l’universel. On a longtemps eu ce souci de l’universel qui nous amenait à perdre de vue le lieu. Je me suis volontiers et délibérément inscrit dans le lieu tout en reconnaissant que le langage que j’utilise déroute encore plus peut-être les gens d’ici [Martinique] que les gens de là-bas239 ». En effet, dans son roman, Chamoiseau innove en matière linguistique avec une écriture créolisée, « chamoisisé » selon Milan Kundera, qu’il oppose au français. Et c’est justement par la voix du personnage de Césaire que le français est présenté comme aliénant pour le héros. Pipi sera anéanti et désorienté par cette parole extérieure qui lui fera perdre ses moyens et ses savoirs. La thématique de l’effacement progressif des djobeurs par l’arrivée de la modernité, représentative de la culture française, s’accompagne donc d’une critique générale face à la perte de la langue et de la culture créoles auxquelles s’identifie Chamoiseau. Partant, si comme le soutient Jacques Dubois « tout texte fictionnel est figuration de la manière dont son auteur se situe, prend position, idéalement ou pratiquement, dans l’espace institutionnel240 », les prises de position dans ce roman laissent transparaître le rapport de forces qu’essaie de modifier l’écrivain. Depuis la position dominée dans laquelle il se perçoit et il perçoit la culture créole, il conteste, en s’appuyant 238 Paola Ghinelli, « Patrick Chamoiseau », dans Archipels littéraires, op. cit. , p. 20. Ibid., p. 29. Nous précisons que Chamoiseau s’exprimait à propos d’Antan d’enfance, mais la prise de position est tout aussi pertinente pour Chronique des sept misères. 240 Jacques Dubois, « Du modèle institutionnel à l’explication de textes », art. cit., p. 310-311. 239 59 sur Glissant, les tendances littéraires dominantes qui lui semblent stériles. Le succès obtenu par Chronique des sept misères lui vaudra la reconnaissance, tout en l’autorisant à envisager une nouvelle position. [L]’initiative du changement – rappelle Bourdieu – revient presque par définition aux nouveaux-entrants, c’est-à-dire aux plus jeunes, qui sont aussi les plus démunis de capital spécifique, et qui, dans un univers où exister c’est différer, […] n’existent que pour autant que, sans avoir besoin de le vouloir, ils parviennent à affirmer leur identité, c’est-à-dire leur différence, à la faire connaître et reconnaître (« se faire un nom »), en imposant des modes de pensée et d’expression nouveaux, en rupture avec les modes de pensée en vigueur […] 241. Dans cette logique, Chamoiseau, Bernabé et Confiant donnent forme, dans Éloge de la Créolité, à la définition d’une nouvelle esthétique, plus appropriée selon eux à la réalité antillaise, constituée par le « fondement même de [leur] être » (EC, 25) : la créolité. La Créolité n’aurait pas vu le jour, reconnaissent les auteurs, sans les apports des prédécesseurs – notamment de Gratiant, Césaire et Glissant. Mais le chemin parcouru vers la naissance d’une littérature antillaise n’était pas, selon eux, achevé (EC, 14). La Négritude étant malgré tout frappée « d’extériorité » (EC, 20) et l’Antillanité relevant du concept géopolitique (EC, 32), la Créolité apparaît aux auteurs comme le préalable nécessaire à l’Antillanité. En tant que projet esthétique, la Créolité doit, affirment-ils, provenir des « fondements » de l’être créole. Elle doit tenir compte du phénomène anthropologique de créolisation duquel ils sont issus (EC, 30). Ainsi, la Créolité s’inscrit sous le signe de l’ouverture, de la diversité et, comme corollaire, de la complexité (EC, 28). Chamoiseau, Bernabé et Confiant proposent ensuite les cinq principes fondamentaux que tout projet artistique créole et antillais devrait avoir : « l’enracinement dans l’oral », « la mise à jour de la mémoire vraie », « la thématique de l’existence », « l’irruption dans la modernité » et « le choix de sa parole ». Pour se préserver du reproche de « nombrilisme » qui pourrait leur être adressé, les auteurs soulignent qu’« [i]l ne peut exister une véritable ouverture sur le monde sans une appréhension préalable et absolue de ce qui nous constitue. » (EC, 41) Ils insistent sur la nécessité d’avoir toujours à l’esprit « la conscience du monde » et de sa 241 60 Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », art. cit., p. 24. diversité, pour s’en nourrir dans une dynamique permanente, dans une « relation, qui ne pille pas mais qui échange » (EC, 53). Geneviève Guérin signale avec raison que « la Créolité doit être envisagée comme l’assise de la poétique d’écriture de Chamoiseau242 », sans y voir pour autant un principe d’assujettissement de l’écrivain. La poétique chamoisienne, ajoute Guérin, « évolue de manière significative d’une œuvre à l’autre243 » ; et elle le fait, ajouterions-nous, dans le sens d’une préoccupation pour des problématiques globales, ce que Chamoiseau appelle le « contexte fondamental244 » des œuvres. En effet, une fois la consécration acquise par l’avènement de la Créolité comme nouveau mouvement littéraire dominant, ainsi que par l’obtention du prix Goncourt, les prises de position de Chamoiseau se sont modifiées dans la même mesure que ses positions et ses dispositions. Autrement dit, avec Éloge de la Créolité Chamoiseau accommodait ses dispositions aux possibles que lui offrait le champ, en visant la place que Glissant n’avait pas conquise totalement, à savoir celle de chef de file d’un nouveau mouvement littéraire245. Ce faisant, il accommodait aussi l’état du champ à ses dispositions, mettant en valeur tout ce qui avait été déprécié ou ignoré dans la culture créole qui le définissait : la langue créole, le peuple et sa douloureuse histoire. Grâce au reclassement social que lui a conféré sa nouvelle position, les urgences du « petit contexte246 » pouvaient désormais laisser place à des prises de position liées aux nouveaux possibles qui s’offraient à lui. Dans la mesure où la logique institutionnelle fait en sorte, comme l’explique Jacques Dubois, que « toute littérature qui s’instaure en « région » déclassée par avance ne le fait et ne se reproduit qu’en portant tout au long les stigmates de ce même déclassement 247 », l’orientation de l’œuvre chamoisienne nous semble aller dans le sens d’une réaction au 242 Geneviève Guérin, « De Solibo Magnifique à Biblique des derniers gestes », mémoire cité, f. 42. Id. 244 Toute œuvre d’art, affirme Chamoiseau « a deux contextes, un petit contexte et un contexte fondamental. Le petit contexte, c’est toutes les urgences d’oppression, de mémoire dont on tient compte lorsqu’on écrit. Mais le contexte fondamental reste notre individuation dans une totalité monde. » (Stéphanie Bérard, « Le Théâtre de Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 168) 245 Voir dans l’état du champ littéraire antillais de ce mémoire, la partie consacrée à l’Antillanité, notamment le deuxième paragraphe de la page 29. 246 Stéphanie Bérard, « Le Théâtre de Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 167. 247 Jacques Dubois, « En finir avec la marginalité », art. cit., p. 121. 243 61 principe de marginalisation de l’institution littéraire. C’est pourquoi lorsqu’on demandera à Chamoiseau, en 2011, s’il classerait son œuvre comme « créole » ou « martiniquaise », sa réponse sera : « Non, c’est un langage personnel. […] Aujourd’hui tout écrivain, c’est un langage dans le monde248. » Ainsi, le projet créateur de Chamoiseau continue à évoluer depuis sa consécration, mais son orientation reste fidèle aux principes d’ouverture, de diversité et de complexité qui fondaient l’esthétique de la Créolité. À titre d’exemple, on constate que, sans abandonner l’assise du « Lieu », les œuvres de Chamoiseau aspirent à une « ouverture au monde ». Selon l’auteur, « quel que soit l’endroit dans lequel on se trouve […] on est confronté à la totalité du monde, on ne peut pas échapper à l’influence du monde249 ». C’est pourquoi, l’esthétique contemporaine est d’après lui « une tension vers la totalité, c’est une tentative d’embrasser, d’englober un maximum de choses possibles250. » Ses œuvres recherchent donc l’association des langues, des genres, des imaginaires et des histoires, dans une tension vers la complexité et vers l’opacité, car « [l]a préservation du divers passe par l’acceptation de l’opacité251. » L’exigence de la complexité est liée, pour Chamoiseau, à l’objet littéraire et à l’idée de littérature. De la sorte, ses œuvres deviennent, de plus en plus, des lieux de réflexion poétique. « On ne peut pas simplement s’en remettre à la fiction : il faut – affirme Chamoiseau – que la fiction interroge la fiction, que la littérature s’interroge elle-même et on ne peut pas s’en remettre simplement à cette posture de l’écrivain : il faut mettre cet écrivain à distance et regarder comment cet écrivain élabore son propre système narratif252. » C’est ainsi parce que « l’objet ultime de la littérature – soutient-il – est la littérature253. » 248 Luigia Pattano, « Sur L’Éloge de la Créolité : un entretien avec Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 23. Maeve McCusker, « De la problématique du territoire à la problématique du lieu : un entretien avec Patrick Chamoiseau », dans The French Review, vol. 73, no 4, mars 2000, p. 726. 250 Paola Ghinelli, « Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 23. 251 Ibid., p. 30. 252 Anne Douaire, « Entretien avec Patrick Chamoiseau, 27 janvier 2005 », dans Beïda Chikhi [dir.], L’écrivain masqué, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2008, p. 235. 253 Paola Ghinelli, « Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 27. 249 62 L’œuvre de Chamoiseau affiche donc une tendance vers le désengagement, qu’elle met en scène par la figure du « Guerrier de l’imaginaire ». En opposition avec le rebelle, qui produit une littérature centrée sur le petit contexte, le Guerrier élabore une réflexion poétique, sur le terrain de l’imaginaire, visant à élucider de nouvelles manières de vivre ensemble. « Mon problème, assure l’écrivain, c’est de pouvoir changer l’imaginaire, non d’effectuer un travail politique254. » Et d’ajouter : « en faisant une littérature étroitement engagée qui se donnerait pour mission de libérer la Martinique, ma littérature n’aurait aucun intérêt, car elle disparaîtrait avec l’écosystème politique qui l’a générée 255. » Les œuvres de Chamoiseau chercheront donc de plus en plus à réfléchir sur des problématiques mondiales à partir de sa situation de Martiniquais. Elles tiendront compte aussi, mais dans une moindre mesure, des urgences du Lieu. Mais celles-ci ne sont plus, maintenant, fondamentales256. En somme, par l’abandon d’une certaine quantité de problématiques que l’écrivain considère aujourd’hui comme « réglées257 », à l’instar du combat pour le créole et pour l’oralité, Chamoiseau s’est progressivement désolidarisé de la notion de Créolité, chère à Confiant258, et a préféré se réorienter, avec Glissant, vers celle de créolisation, liée à la Relation et à des questions de poétique259. 254 Silyane Larcher, « Les identités dans la totalité-monde », dans Cités, no 29, 2009, p. 129. Ibid, p. 125. 256 Ibid, p. 124. 257 Luigia Pattano, « Sur L’Éloge de la Créolité : Un entretien avec Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 6. 258 Ibid., p. 11. 259 Id. 255 63 CHAPITRE 2 POÉTIQUE DE L ’INDICIBLE DANS UN DIMANCHE AU CACHOT 1. INTRODUCTION La trajectoire de Patrick Chamoiseau nous a permis de cerner le lieu d’énonciation d’Un dimanche au cachot, de comprendre la tradition dans laquelle il s’inscrit et contre laquelle l’écrivain s’efforce de prendre position par la construction d’une esthétique singulière. Le premier chapitre met ainsi en perspective les analyses textuelles auxquelles nous nous consacrons dans le second. Tel que nous l’avons annoncé dans la problématique de ce mémoire, notre propos est de cerner et de décrire la poétique de l’indicible mise en œuvre dans l’écriture de ce roman. Se donnant pour objet de témoigner d’un passé tragique qui s’actualise comme une douleur, Un dimanche au cachot peut être rapproché de tout un corpus d’œuvres qui, défiant les limites du langage et de l’imagination, parviennent à faire place à l’indicible par l’artifice d’un discours littéraire. Notre réflexion s’appuie dès lors sur les travaux critiques consacrés à l’œuvre chamoisienne, mais aussi sur ceux qui se sont intéressés au déchiffrement des ruses des discours littéraires confrontés, par leur propos, au risque incessant de l’échec. Notre démarche aura pour point de départ l’analyse des procédés d’écriture déployés dans Un dimanche au cachot, dans leur effort pour exprimer le vécu de l’esclavage aux Antilles. Dans un souci de cohérence et d’organisation, les procédés seront regroupés selon les trois dimensions qui déterminent, d’après nous, l’indicibilité d’un événement. Rappelons-les : l’opacité du réel et l’inadéquation du langage, poussées à l’extrême par le caractère violent, douloureux et insaisissable de l’expérience à décrire, aussi bien que la dimension pragmatique du discours, envisagée à partir des « lois sociales du dicible260 » et du recevable, mises en péril, à leur tour, par la teneur du propos. Cependant, les trois dimensions se présentent de manière conjointe dans le discours. Le choix des exemples sera donc régi par le potentiel illustratif de l’une ou l’autre des dimensions. Les observations 260 Nous empruntons le concept à Pierre Bourdieu (« L’économie des échanges linguistiques », dans Langue française, no 34, 1977, p. 22), non pas dans le but de mesurer le « dicible » en fonction de la position de l’agent dans un champ, mais pour signifier, de façon générale, la nécessaire implication de la réception et du contexte (ce qui est socialement « dicible ») dans l’acte d’énonciation que constitue ce roman. 65 auxquelles nous aurons abouti, en nous appuyant sur des théories narratives et pragmatiques, nous permettront de décrire la poétique de l’indicible à l’œuvre dans ce roman. Avant de passer à l’analyse proprement dite, nous proposons le résumé suivant d’Un dimanche au cachot, fournissant les éléments essentiels de l’histoire et du récit, entendant ces deux termes selon la distinction établie par Gérard Genette dans Figures III261. Un dimanche de pluie, l’écrivain et éducateur Patrick Chamoiseau, personnage de roman, vient en aide à une enfant maltraitée, prénommée Caroline, prise en charge par la Sainte Famille, association qui lui sert de « famille de remplacement » (UDC, 19). Cette institution pour enfants en difficulté occupe les installations d’une ancienne Habitation esclavagiste, au nord de la Martinique. Pour essayer de faire sortir Caroline des ruines d’un cachot où elle s’isole, l’écrivain-éducateur la rejoint et lui raconte une histoire : celle de ce cachot et de l’esclave qui y fut enfermée du temps de l’Habitation Gaschette. Le récit adopte ainsi une structure typique d’enchâssement, qui se verra cependant perturbée par des enchevêtrements de toutes sortes. L’entité complexe du narrateur – à la fois écrivain, éducateur, lecteur et personnage de Patrick Chamoiseau – va conjuguer les histoires, brouiller les repères spatio-temporels, métamorphoser et dédoubler les personnages, donnant lieu à une cohabitation interactive d’univers fictifs où tout s’entremêle : récits, genres, voix, effets de réel, rêve et fantastique262. En effet, l’histoire que le narrateur invente sur l’esclave qu’il prénomme « L’Oubliée » prend tellement de place dans l’économie du roman, qu’elle envahit littéralement le récit premier et devient le récit principal de l’œuvre. Le narrateur et Caroline, « dilués » dans une « gémellité mortifère » (UDC, 44), sont « avalés » par le cachot, c’est-à-dire par l’histoire qu’ils vont se mettre à vivre à travers L’Oubliée. Le narrateur plonge dès lors le lecteur dans le quotidien d’une plantation de canne à sucre, ressuscite le passé traumatique de la traite et décrit la déshumanisation des esclaves en réinvestissant les motifs de la littérature antillaise sur l’esclavage. On nous conte les conditions de vie – ou de survie – des esclaves, les châtiments monstrueux qu’on leur inflige, leurs tentatives de résistance, d’évasion et de 261 Gérard Genette, désigne par le terme « histoire », « le signifié ou contenu narratif » d’un discours. Il entend par « récit » : « le discours ou texte narratif lui-même ». Ce dernier inclut donc l’histoire et l’acte de narrer. (Figures III, Paris, Seuil (Poétique), 1972, p. 72.) 262 Tzvetan Todorov, Introduction à la littérature fantastique, Paris, Seuil, 1970. 66 suicide, les abus de toutes sortes auxquels ils sont soumis, ainsi que la souffrance, la solitude et l’anéantissement psychologique des hommes et des femmes réifiés par le système esclavagiste. La manière dont le passé est recréé par l’écrivain fait place à une reconstruction positive de la mémoire et de l’imaginaire collectif antillais, ce qui fournit à la petite pensionnaire une assise pour rebâtir sa propre identité. 1. 1. INDICIBLE ET INCONNAISSABLE Jorge-Luis Borges et Roland Barthes avaient souligné l’incapacité humaine à appréhender le réel. Dans Leçon, Barthes affirme que « le réel n’est pas représentable, et c’est parce que les hommes veulent sans cesse le représenter par les mots qu’il existe une histoire de la littérature263 ». Il y a, certes, dans toute tentative de dire le monde, une inadéquation due à l’opacité du réel et du langage, et à la perte qui s’opère dans ce processus de traduction. Néanmoins, la communication par la littérature est possible grâce à un partage de codes, d’imaginaires et de signifiés. Dans les récits d’événements que l’on appelle « indicibles », une difficulté supplémentaire s’ajoute : le réel devient insaisissable parce qu’il va à l’encontre de nos représentations, de ce qui nous semble logique et imaginable. Il arrive alors que le signe linguistique devienne incapable à remplir sa fonction médiatrice de nomination, puisqu’il n’y a plus de coïncidence entre le signe fixé par une communauté et le référent qu’il tente de désigner. De ces difficultés rend compte, dans Un dimanche au cachot, un vocabulaire obsédant lié à l’incompréhensible, à l’inexplicable et à l’indicible. Mentionnons, par exemple, que le narrateur réfère à l’histoire de l’esclavage comme une « mémoire impossible », « inatteignable » (UDC, 109) et « indicible » (UDC, 75). L’identité antillaise, à cause de son histoire, est « indéfinissable » (UDC, 27). L’Oubliée agit de façon « incomprenable », « impossible » (UDC, 293), et Caroline renferme un flux de douleur « inconnu, illisible, inintelligible » (UDC, 133). La Pierre, symbole de la totalité-monde (EPD, 313) est, elle aussi, incompréhensible (UDC, 228). Et les personnages du roman, y compris le narrateur, n’arrivent pas à expliquer ce qu’ils expérimentent et ce qu’ils se proposent de raconter. L’incompréhension des esclaves est certainement signifiante de leur aliénation. Mais celle du narrateur et du personnage du visiteur, incarnant Victor Schœlcher, sont symboliques de la barrière cognitive qui s’oppose 263 Roland Barthes, Leçon, Paris, Seuil, 1978, p. 21-22. 67 à tout regard extérieur à l’univers esclavagiste, à toute tentative de le déchiffrer dans ses composantes humaines et structurales. Il y a ainsi dans le roman, une mise en scène de la difficulté à dire. La problématique de l’indicible inhérente à l’objet même du récit, en l’occurrence l’histoire de l’esclavage, est aggravée, dans le roman étudié, par le problème de la « trace », du manque de preuves et de documents qui rendent encore plus difficile la reconstruction d’une mémoire fragmentée. La parole des peuples créoles américains, signale Chamoiseau, « s’est faite silencieuse. Non répertoriée par la Chronique coloniale, elle s’est déployée dans ses arts, ses résistances, ses héroïsmes, sans stèles, sans statues, sans monuments, sans documents. » (G, 14). Pour distinguer la trajectoire de ces peuples, ajoute-t-il, « il faut réinventer la notion de monument, déconstruire la notion de patrimoine. » (G, 15) Il est ainsi donné à l’écrivain antillais de pallier aux silences et aux béances de l’Histoire. De là naît l’urgence et la nécessité de dire ces « cruautés dont nul ne fut témoin mais que personne n’oublie. » (UDC, 32) Et c’est entre autres cette urgence, confrontée à la difficulté à l’énoncer, qui relie Un dimanche au cachot aux récits et témoignages nés au lendemain des guerres et des génocides du XXe siècle. Dans sa postface au Déshumain grandiose264, Chamoiseau proclame son devoir de mémoire : quand un être humain n’accède pas à la formulation de ce qu’il a vécu, quand il est incapable de le faire, il se retrouve enfoui dans la souffrance d’un indicible, dans le tragique d’un informulable. J’ai toujours voulu entendre ce silence et, si possible, y percevoir des formes d’appels ou de condamnations emprisonnées du crime. Je me suis toujours efforcé de croire que ce silence est d’abord l’échafaudage du retour à la vie de mes ancêtres survivants, et qu’il résonne pour moi, non comme mandat d’oubli, mais comme devoir de me souvenir. C’est paradoxalement ces silences d’après-crime qui fondent notre devoir de mémoire, mais aussi, on l’oublie trop souvent, notre droit indéfectible à la mémoire. L’association de ce devoir et de ce droit s’érige en nous comme une nécessité. Nous sommes en face d’une mémoire exigée. (P, 8) Mobilisé par cette urgence, Chamoiseau va déployer plusieurs stratégies pour faire place, dans Un dimanche au cachot, à l’indicible. Le premier écueil qu’il va affronter est celui de l’inconnaissable. La difficulté à appréhender l’univers esclavagiste et l’expérience des esclaves va être franchie, comme nous essaierons de le démontrer, par l’appréhension du passé à partir du présent, dans un rapport dialectique. Cette dialectique va permettre à 264 Patrick Chamoiseau, « Postface. De la mémoire obscure à la mémoire grandiose », dans Le déshumain grandiose, Paris, Gallimard (Folio), 2010. 68 Chamoiseau de décoder : à la fois le passé par l’interprétation du présent et le présent par l’interprétation du passé. Le point de départ de cette découverte – du passé par le présent et du présent par le passé – est constitué, dans Un dimanche au cachot, par le réel antillais contemporain et, plus spécifiquement, par le cas particulier d’une enfant maltraitée qui en ressent, à sa façon, les effets. Ainsi, le narrateur présente un panorama de la société antillaise et de ses problématiques, pour se concentrer ensuite sur l’individualité de son héroïne, Caroline, et sur sa façon de réagir à son histoire personnelle et à la société. Le contexte antillais contemporain est perçu par le narrateur comme un lieu de « dépendances » (UDC, 23). Ainsi, dit-t-il : « je vis dans un petit pays privé d’autorité que l’on dit d’outre-mer (je suis un ultramarin). Une métropole nous administre de loin (je suis un ultra-périphérique). […] (je suis le produit anesthésié d’une technocratie postcoloniale)… » (UDC, 22). Dans cette situation aliénante, les personnes ne cherchent qu’à s’évader. Aussi, le narrateur conclut-il que « [p]arvenir au dimanche dans un endroit pareil, c’est avoir enduré mille figures compulsives » (UDC, 22). Le dimanche, en tant que répit par rapport au rythme de vie de la semaine, impose le drame de la confrontation à soimême, autrement dit, de la confrontation avec la « béance ». Chamoiseau identifie donc le principal problème des Antillais à un problème d’identité265, associé au vide qui résulte d’une situation historique de domination et d’un passé indicible. Surviennent alors d’autres stratégies d’évitement (antidépresseurs et activités diverses) pour « combler » le vide. Les enfants de la Sainte-Famille apparaissent, en quelque sorte, comme les victimes de cette société. Ils se trouvent, explique le narrateur, « au fin fond d’une affreuse solitude. Dans leur mémoire remplie de maltraitances, il n’y a rien, du moins pas de quoi se constituer une idée de soi-même. » (UDC, 20) Caroline, ajoute-t-il, est « [f]ille de parents poly-toxicomanes […]. Ne parle pas ou très peu. Ne sait ni rire, ni sourire, ni pleurer. Ne fixe personne de face. Elle semble vieille avant l’heure et morte le reste du temps. » (UDC, 20) Cette enfant, comme tous ceux « que le malheur a foudroyés », « ne font que durer dans ce cadavre qu’est devenu leur être. » (UDC, 41) Mais, insérée dans une société aliénée, 265 Samia Kassab-Charfi soutient, elle aussi, que Chamoiseau place la littérature au centre de l’entreprise de reconquête de soi. (Samia Kassab-Charfi, Patrick Chamoiseau, Paris, Gallimard/Institut français, 2012). 69 Caroline va trouver, intuitivement, une possibilité d’issue en se réfugiant dans les ruines d’une ancienne Habitation esclavagiste. Soit, en renouant avec l’Histoire. Chamoiseau pose ainsi le fondement de sa méthode de « connaissance », qui va se traduire dans la structure de son roman et qui va performer, ultimement, une théorie de la littérature : il s’agit d’une conception du monde et de l’œuvre littéraire comme un palimpseste266. En effet, lorsque le personnage qu’il incarne arrive aux locaux de la SainteFamille, il déclare qu’elle « a construit ses locaux au cœur de l’âme ancienne. Elle s’est configurée dans la configuration invisible de la sucrerie. Dans la beauté du lieu, sous l’éclat de la pluie, je perçois le terrible palimpseste. » (UDC, 32) Le palimpseste, « manuscrit sur parchemin d’auteurs anciens que les copistes du Moyen Âge ont effacé pour le recouvrir d’un second texte267 », métaphorise, dans ce roman, un monde indéfectiblement marqué et habité par son passé. Les traces du passé, repérables dans le présent, apparaissent dès lors comme un point de rencontre entre ces deux temporalités. Elles informent, en ce sens, aussi bien le présent que le passé. Cette conception du monde légitime une approche du passé et de l’homme, et une tentative de connaissance de ceux-ci, à partir de la configuration du présent. Si l’homme et le monde résultent d’une histoire dont ils portent les marques (les traumatismes mais aussi les forces), ils devraient pouvoir fournir une image, nécessairement infidèle, mais quand même authentique, du passé. Chamoiseau va ainsi affronter le fragmentaire de l’histoire antillaise et va lui donner un sens en la ramenant à soi. Le « paysage » de la société actuelle va donner forme au « paysage » de la société esclavagiste, de la même manière que l’Habitation Gaschette constitue les bases de la Sainte-Famille. Cette réciprocité est ainsi structurante. Elle donne forme au roman et est au principe de toutes les interférences qui y ont lieu ; aussi bien entre les niveaux de récit qu’entre les personnages et leurs histoires. Dès lors, mimant le monde contemporain, l’univers 266 Bernadette Cailler affirme, dans le même sens, que le roman possède l’architecture du palimpseste, qui « fonctionne à bien des niveaux : temporel, thématique, structurel, formel, stylistique, symbolique, historique (traditions littéraires incluses) et, enfin, au niveau philosophique » (Bernadette Cailler, « Palimpseste et métafiction historiographique : une lecture d’Un Dimanche au cachot de Patrick Chamoiseau », dans Œuvres et critiques, vol. 36, no 2, 2011, p. 58). 267 Trésor de la langue française informatisé, sur le site du Centre national de ressources textuelles et lexicales [en ligne] http://www.cnrtl.fr 70 esclavagiste va être la scène d’une population d’esclaves aliénés, commandée et organisée selon les besoins et les principes d’une nation colonisatrice. Dans une ambiance oppressive et violente, les esclaves chercheront involontairement à s’évader, à rester étrangers à euxmêmes, à oublier les blessures, afin de ne pas être confrontés à la triste réalité. En sens inverse, le peu d’éléments attestés par les historiens et ethnographes (et repris par la littérature268) à propos de la traite et de la vie dans les plantations, sont récupérés pour reconstruire ce passé méconnu et douloureux, afin de comprendre, grâce à lui, les traumatismes qui ont perduré jusqu’à nos jours. Enfin, l’enfant blessée qu’incarne Caroline, ayant connu toutes sortes d’abus et de violences, va servir de modèle au narrateur pour imaginer les caractéristiques du personnage de L’Oubliée. Aussi, n’est-il pas étonnant si la description de Caroline correspond parfaitement à celle de son double. Toutes deux, filles uniques, se retrouvent dans ce portrait, même si des siècles les séparent : « [u]ne forme, calme, fragile. Une petite chabine, maigre, aux yeux morts, marquée des signes de maltraitance ancienne. Sur son visage : les stigmates de la drogue et d’une claustration intime, peut-être irréversible. Mais il émanait d’elle une sérénité tellement incroyable dans un pareil endroit que je crus me trouver au-devant d’un prodige. » (UDC, 37) S’appuyant sur ces éléments et leurs liens, c’est par l’imaginaire et par la littérature269 que Chamoiseau donne vie aux traces et restitue une270 mémoire de l’esclavage. Il procède en instituant, comme le signale Euridice Figueiredo, « un type de narrateur qui ressemble au conteur […] : il imprime sa marque à l’histoire qu’il raconte, se met en scène, se fait personnage ; ce qu’il raconte garde donc une valeur de témoignage parce que c’est le fruit de son expérience271 ». De cette façon, le narrateur garantit, par sa figure de « conteur » de l’histoire de L’Oubliée, et par son contact « direct » avec la trace que constitue le cachot, le lien entre le passé et le présent qui va engendrer l’histoire. Vincent Bruyère signale, lui 268 À propos du dialogue entre historiens et écrivains dans le processus d’écriture de l’Histoire antillaise, cf. Marie-Christine Rochmann, L’esclave fugitif dans la littérature antillaise. Sur la déclive du morne, Paris, Karthala, 2000. 269 Chamoiseau établit dans son œuvre un réseau de relations avec d’autres œuvres et écrivains avec lesquels il « tisse » son discours. Faulkner, Perse, Glissant et Césaire figurent parmi les plus sollicités. L’intertextualité est ainsi au centre de l’esthétique du roman. 270 Chamoiseau se positionne en faveur « des » histoires contre l’Histoire, « des » mémoires contre la Mémoire, et « des » Traces-mémoire contre le Monument (G, 16). 271 Euridice Figueiredo, « La réécriture de l’Histoire dans les romans de Patrick Chamoiseau et Silviano Santiago », dans Études littéraires, vol. 25, no 3, hiver 1992-1993, p. 31. Figueiredo fait référence, dans sa remarque, au narrateur de Solibo Magnifique. Mais elle s’applique aussi à Un dimanche au cachot. 71 aussi, que le contact avec la trace « croise deux chronotopes : aujourd’hui dans les îles-àsucre, temps de l’écriture, hier sur la plantation, temps du récit, au centre : rien, ou plutôt “un lieu qui n’en est pas un” et conjoint deux pans de la mémoire antillaise272. » Cependant, ajoute Bruyère, « [l]e toucher loin de signifier une immédiateté de l’historiographique dans le récit de Chamoiseau participe de sa rhétorique, comme signifié de son “institution imaginaire”273 ». En effet, Chamoiseau rejoint la pensée de Glissant qui reconnaît à la littérature des pouvoirs que l’histoire, en tant que discipline, n’aurait pas face à la situation de « non-histoire274 » des Antilles. Selon Glissant, la littérature, en tant qu’« exploration créatrice275 », serait plus apte à « fouiller » la mémoire et à rétablir une chronologie tourmentée. Aussi, afin de restituer les silences sur la vie des esclaves et leurs souffrances, Chamoiseau recourt-il à un imaginaire hyperbolique qui trouve dans le silence, non pas une entrave à l’écriture, mais une source de virtualités figuratives. À partir d’un donné, l’écrivain construit toute une histoire. À partir d’un personnage, il en tire plusieurs. Et cette logique narrative qui procède par accumulations et par amplifications, héritée du conteur créole, commande l’histoire de L’Oubliée. La meilleure illustration de ce procédé est celle que nous en donne le roman-même, dont le point de départ n’est qu’un édifice en ruine qui fait émerger toute l’histoire des Antilles. Et à l’intérieur du roman, ce procédé est systématique, au point de donner l’impression que rien ne peut arrêter le discours. Partant, la difficulté à dire qui relève d’un problème heuristique276 ou représentationnel, engendre chez Chamoiseau une écriture « de l’excès », pour reprendre la classification de Nathalie Prince et Lauric Guillaud277. Elle est 272 Vincent Bruyère, « Ossa Loquuntur!: Sur une impression caribéenne », dans Esprit Créateur, vol. 47, no 3, hiver 2007, p. 163. L’analyse de Bruyère est appliquée à L’esclave vieil homme et le molosse. Mais les remarques conviennent parfaitement à Un dimanche au cachot. 273 Ibid., p. 165. 274 La situation de « non-histoire » se caractérise, d’après Glissant, par un sentiment de discontinuité du passé, avec, pour conséquence, « le raturage de la mémoire collective ». Cf. : Édouard Glissant, Le discours antillais, Paris, Gallimard (Folio Essais), 1997 [1981], p. 223-224. 275 Ibid., p. 223. 276 C’est la thèse de Karla Grierson, « Indicible et incompréhensible dans le récit de déportation », dans Daniel Dobbels et Dominique Moncond’huy [dir.], Les camps et la littérature. Une littérature du XX e siècle, Poitiers, UFR Langues Littératures Poitiers, 1999, p. 97-129. 277 Nathalie Prince et Lauric Guillaud [dir.], L’indicible dans les œuvres fantastiques et de science-fiction, Paris, Michel Houdiard Éditeur, 2008. 72 bavarde et proliférante, au point que certains critiques vont la qualifier de baroque278. L’écrivain, quant à lui, pose son approche du réel en établissant la distinction suivante : « Descartes séparait, divisait et classait. Pascal voyait un tout et tentait d’appréhender l’ensemble par la jonction de chaque partie. Le cristal de la raison, le poétique de la vision. Depuis, chacun choisit son camp. » (UDC, 29) Le camp de Chamoiseau, certainement, est celui de la « vision ». Dans Un dimanche au cachot, l’opposition au « cristal de la raison » est au principe d’une esthétique contraire à l’esthétique réaliste. Celle-ci, selon Tzvetan Todorov, « a pour effet de dissimuler toute règle et de nous donner l’impression que le discours est en luimême parfaitement transparent, autant dire inexistant279 ». Les présupposés de l’écriture réaliste décrits par Philippe Hamon280 impliquent, d’abord, la possibilité de transmettre une information lisible et cohérente au sujet du monde. Puis, l’idée que la langue peut copier le réel et qu’elle est seconde face à lui (elle l’exprime mais ne le crée pas). Cette esthétique présuppose également l’effacement maximal du support et du geste producteur du message, ainsi que la volonté de faire croire au lecteur la vérité du monde représenté dans l’œuvre. Chamoiseau va adopter une approche du monde consciente de son opacité irréductible, en mettant en évidence l’opacité du langage face à un réel indicible et en déclarant le pacte fictionnel d’entrée de jeu. Les deux derniers éléments seront traités dans les prochaines parties du chapitre. Nous nous concentrerons présentement sur l’acceptation de l’opacité du réel en prenant pour exemple l’épisode central du roman : celui de l’enfermement de L’Oubliée dans le cachot de l’Habitation. L’épisode survient à la suite de la « décharge » : réaction de déchaînement violente, manifeste chez l’héroïne par un déferlement de cris et de médisances. Pour la punir, le Maître l’emprisonne dans le cachot de la plantation, dans des conditions inhumaines. L’épisode, qui occupe les trois quarts du roman, constitue l’épreuve centrale du récit et mène à la transformation du personnage et de l’Habitation. Le lecteur assiste à la « résurrection » de L’Oubliée et, à travers elle, à celle de Caroline – ou l’inverse. Mais il est 278 Par exemple : Dominique Chancé, Patrick Chamoiseau, écrivain postcolonial et baroque, Paris, Champion, 2010. 279 Tzvetan Todorov, « Présentation », dans Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982, p. 9. 280 Philippe Hamon, « Un discours contraint », dans Littérature et réalité, Paris, Seuil, 1982, p. 132-133. 73 difficile de déterminer qui influence qui dans le processus de transformation, puisque Chamoiseau parsème soigneusement tous les équivoques possibles pour que le lecteur retienne la conscience de cet entrecroisement de temps, d’histoires et de textes qui témoigne d’un réel opaque et qui performe, par l’écriture, la théorie du palimpseste. Comment Chamoiseau parvient-il à approcher le vécu inatteignable du châtiment de réclusion ? Il recrée une expérience analogue, qu’il invite à « vivre » par le biais des sens et des souvenirs de L’Oubliée (qui remémorent en même temps les blessures de Caroline : viols, drogues, châtiments physiques sauvages, violence psychologique et abandon), sans chercher à en donner une description claire et raisonnée, mais plutôt une idée imprécise. Pour faire émerger l’indicible de l’expérience, l’écrivain recourt à une logique narrative « tensive », caractérisée, selon Jacques Fontanille, par une saisie de la transformation comme un événement « éprouvé »281. Frances Fortier et Andrée Mercier constatent que « [l]a manifestation du sensible peut emprunter […] diverses formes ; relativement abstraite ou plus incarnée, tantôt feutrée, tantôt inquiète, parfois traumatisée, parfois exaltée, la perspective demeure la même : toujours il s’agit de traduire au plus près une expérience en se méfiant ouvertement d’une visée explicative qui en neutraliserait les aspérités 282. » Cette logique tensive de l’expérience alterne avec une logique plus « cognitive283 », qui commande la narration des souvenirs de L’Oubliée. Ceux-ci nous ramènent à d’autres contextes et à d’autres temporalités, en donnant épaisseur au passé et au personnage. Mais la narration par les sens est ce qui permet de saisir l’indicible de l’expérience. Elle est énoncée généralement au présent, « sans la mise à distance temporelle qui autoriserait une 281 Jacques Fontanille, Sémiotique du discours, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, 1998, p. 184. Fontanille distingue trois types de logiques narratives : la « logique de l’action », qui organise l’expérience selon un but et où le changement est programmé ; la « logique cognitive », qui organise l’expérience selon l’intention de comprendre le monde et où le changement est découvert par la rationalité; enfin, la « logique tensive », où l’expérience sensible est saisie par le discours dans le moment où elle advient. Fontanille précise que les trois logiques se combinent dans tous les récits, mais qu’il y en a généralement une qui domine : « les discours concrets accordent plus ou moins de poids au sens que donnent au monde, respectivement, l’action, la passion et la cognition : ainsi se dessinent des genres, ou des attitudes philosophiques face au sens de la vie. » (p. 186). 282 Frances Fortier et Andrée Mercier, « La narration du sensible dans le récit contemporain », dans René Audet et Andrée Mercier [dir.], La narrativité contemporaine au Québec, vol. 1, La littérature et ses enjeux narratifs, Québec, Presses de l’Université Laval, 2004, p. 188. L’article analyse le récit québécois contemporain, en se basant sur la notion de « logique tensive » de Fontanille. Si le corpus n’est pas le même, plusieurs constatations soulevées par les auteures nous semblent néanmoins applicables à l’exemple que nous analysons. 283 Caractéristiques mentionnées à la note 281. 74 posture herméneutique284 ». Par ce procédé, le narrateur, Caroline et L’Oubliée « vivent » l’horreur de l’expérience, dans un récit qui laisse cours à un imaginaire effréné et délirant, où le vraisemblable, le rêve et le fantastique se relaient. On plonge ainsi, sans repères, dans le noir désagrégeant du cachot et on suit L’Oubliée dans un voyage initiatique qui la met aux prises avec une quantité démesurée de situations, de sensations, de sentiments, de souvenirs et de pensées, mimant la volonté et l’urgence du narrateur de tout se remémorer, de tout dire et de tout revivre, ne serait-ce que pour approcher la densité du réel. L’Oubliée va progressivement faire corps avec la terre, plongeant dans ses racines antillaises. Elle va confronter ses peurs, renaître à son corps en vivant toutes sortes de sensations, récupérer le sens du désir et même deviner sa créolité. Dans ce parcours, elle va passer par tous les états : effroi, calme, rage, désespoir, allégresse, sérénité, conscience et folie. Ce faisant, la narration fait du personnage « moins un acteur ou un interprète qu’un foyer de sensations285 ». Ainsi, l’horreur suscitée par le cachot se traduit principalement par la sensation éprouvée face au noir dans lequel il enfonce ses victimes. L’obscurité, en effet, est un motif omniprésent dans cet épisode. Elle est décrite à travers son caractère étouffant et décomposant286. Pour signifier l’égarement qu’elle provoque, le narrateur insiste sur sa « densité », sur la « consistance » de l’obscurité, tantôt liquide, tantôt massive, qui dissout le corps de L’Oubliée ou l’écrase. L’ombre est comparée à un « acide », une « masse », une « huile ». Elle est « virulente », « liquéfiante » et rend le cachot incommensurable, comme « un non-espace qui se dérobait », comme un « abyme » (UDC, 112). L’obscurité favorise ainsi l’amplification et la confusion. Enfermée avec une rate, L’Oubliée va sentir que « [t]out l’obscur est la rate » (UDC, 116), au point que l’héroïne et/ou le narrateur ne sauront plus distinguer l’animal de la jeune femme : « Elle [la rate] est là aussi. Un couinement apeuré. Elle est encore plus terrifiée qu’elle. Elle est rate. L’obscur embrouille. 284 Frances Fortier et Andrée Mercier, « La narration du sensible dans le récit contemporain », art. cit., p. 188. Ibid., p. 196. 286 La référence obsédante à l’obscurité et à la terreur qu’elle suscite n’est pas sans rappeler les récits des camps. Les ressemblances entre les traits par lesquels Chamoiseau figure l’indicible, et ceux qu’avaient défini les rescapés des camps, sont souvent frappantes. Citons, par exemple, les mots de Robert Antelme : « Je rapporte ici ce que j’ai vécu. L’horreur n’y est pas gigantesque. Il n’y avait à Gandersheim ni chambre à gaz ni crématoire. L’horreur y est obscurité, manque absolu de repère, solitude, oppression incessante, anéantissement lent. » (L’espèce humaine, op. cit., p. 11) 285 75 Rate. Elle. » (UDC, 123) Le narrateur profite de l’emploi du même pronom pour accroître l’ambigüité, puisque si le premier « elle » est attribuable à la rate, les autres sont incertains. Il plonge donc le récit dans l’étrange, dans une logique où l’incroyable devient probable. Là réside notamment la terreur que provoque l’obscurité impénétrable du cachot : comme l’on n’y peut rien voir, chaque bruit, chaque sensation, chaque odeur acquiert des virtualités immenses, et immensément effrayantes. Aussi, par le toucher d’un objet indéchiffrable, L’Oubliée sent-elle une « présence » qu’elle va associer successivement à différentes choses, comme une rate, un serpent et un dieu. Le narrateur exploite ce mystère en le renforçant d’effets de suspense et en déployant un récit fantasmatique qui met en scène le désespoir, voire la folie qu’engendre la perte de repères, symbolique, par ailleurs, de la cale du bateau négrier. Ce dernier exemple l’illustre bien : « L’Oubliée attend. Elle écoute. L’obscur hurle. Le silence ne vient pas. C’est sans doute dans sa tête que ça braille ainsi. Elle a senti une forme. Une vivacité qui s’est mise à attendre à l’affût dans l’obscur. Où? L’Oubliée est secouée d’un hoquet. » (UDC, 192) La brièveté des phrases marque tout d’abord l’extrême tension, mime le battement d’un cœur affolé. Le suspense est généré par l’attente dans la peur, l’incertitude, par les sens en alerte et par les indices d’atmosphère – l’obscurité, les hurlements – qui contribuent à produire l’état d’inquiétude. Le désespoir augmente par le trouble des sens, incapables d’identifier le danger et de localiser la « présence ». Le danger dès lors est partout. Et le hoquet de L’Oubliée, montrant l’indicible, cristallise l’effroi de l’expérience. L’inimaginable du vécu de l’emprisonnement émerge donc dans le récit non seulement par le recours à un imaginaire sans limites, mais aussi par un ensemble de procédés narratifs destinés à maintenir les événements dans une ambiance terrifiante et incroyable287. La priorité accordée à la fonction émotive du langage permet au narrateur de faire avancer le récit en sollicitant incessamment l’empathie du lecteur, favorisant la 287 En donnant au récit de réclusion un caractère incroyable, Chamoiseau se permet de jouer, encore une fois, avec les frontières du réel. Il établit une comparaison très habile avec les témoignages des camps, mettant en question la pertinence de la vraisemblance vis-à-vis des expériences inhumaines. Ainsi, le narrateur commente : « [L’Oubliée] aurait pu se dire […] : Qui pourrait croire une chose pareille? Soljenitsyne, Primo Levi s’effaraient d’une même sorte au fond de leur enfer. » (UDC, 119) Suivant ce raisonnement, on pourrait conclure que pour approcher une réalité incroyable, il faudrait en proposer un récit tout aussi incroyable. De cette façon, il déstabilise le lecteur en lui rappelant, par l’allusion aux camps, que ce que l’on croit parfois impossible ou irréel, ne l’est pas toujours. 76 transmission du sens et des sensations. C’est surtout de cela qu’il s’agit : de signifier ce qu’une description raisonnée, visant à tout expliquer, laisserait intransmissible, sans que cela signifie que le maintien de l’opacité n’empêche toute forme de connaissance. La saisie impressive, soulignent Fortier et Mercier, « n’en demeure pas moins attachée à la cognition, en ce qu’elle reste liée à “[l’]appréhension et à [la] découverte de la présence du monde et de la présence à soi-même”288. » Le roman met en scène la pratique chamoisienne d’une énonciation respectueuse de l’opacité du réel par le biais d’une opacité « montrée ». Le narrateur produit des « effets d’indicible289 » en dramatisant une incapacité à dire, causée par l’impossibilité de comprendre, de savoir ou d’imaginer. Ainsi, au sujet du sentiment de L’Oubliée face à l’abandon de sa mère, le narrateur va se montrer impuissant : « Sa détresse est impossible à comprendre, impossible à décrire. C’était juste un état » (UDC, 139). De la même manière, en se référant à Caroline, l’éducateur de la Sainte-Famille – Sylvain – affirme que « cette enfant a vécu tous les cercles de l’enfer, et ce qu’elle porte en elle nul ne peut le savoir et nul ne saurait l’exprimer » (UDC, 130). Enfin, en s’approchant du cachot où gît L’Oubliée, le visiteur exprime confusément « [q]ue cette chose de pierres est une ignominie. Qu’il ne parvient même pas à comprendre, ni par le raisonnement ni par le contact de ses mains qui ne perçoivent qu’un tumulte aberrant. » (UDC, 195) Comme on le voit à travers ces exemples, la monstration de l’échec de la parole permet aux énonciateurs de signifier la dimension démesurée de la souffrance ou de l’horreur, sans en dire un mot. Le caractère exceptionnel des objets et des expériences les rend insaisissables à celui qui tente de les exprimer. L’effet d’indicible n’a donc rien de discret : en se disant silencieux, il se montre, au contraire, loquace. Ce procédé va être parodié. Durant la narration de l’enfermement de L’Oubliée dans le cachot, lors de l’apparition de la bête-longue et dans une obscurité totale, le narrateur interrompt son récit pour des raisons qui dénotent la moquerie du texte : « Elle est recroquevillée dans une 288 Frances Fortier et Andrée Mercier, « La narration du sensible dans le récit contemporain », art. cit., p. 196. Marie-Chantal Killeen, Essai sur l’indicible. Jabès, Duras, Blanchot, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes (L’imaginaire du texte), 2004, p. 37. 289 77 posture que je ne peux pas décrire car elle-même n’en sait rien. Elle ne voit rien de son corps ». Un peu plus loin, il ajoute : « de là où elle se trouve, je ne peux rien montrer : la terreur qui nous est commune efface tout. » (UDC, 141). Il y a dans ces énoncés, comme dans les exemples précédents, un effet d’indicible par la dramatisation de l’échec du discours. Cependant, les explications du narrateur dénoncent la parodisation du procédé. Il se met en scène dans une confusion totale entre récit-cadre et récit enchâssé, c’est-à-dire entre son « réel » et l’histoire qu’il invente. Il se montre victime de l’emprise que la fiction a sur lui affirmant ne pas voir L’Oubliée parce que le cachot est dans le noir, apeuré par le serpent qui guette son héroïne et prétendant assujettir son discours à ce que sait ou pense le personnage de son histoire, alors qu’il avait déclaré dès le début que l’histoire était complètement imaginaire. La scène est dès lors don quichottesque. Elle témoigne de l’autodérision à laquelle se prête l’écrivain et de sa volonté de donner à son roman une dimension critique originale et ludique290. Un dimanche au cachot se présente ainsi comme une composition sur une décomposition, dans le sens où l’ancrage dans le présent permet, par la construction d’un récit, de rassembler en une totalité signifiante un passé désagrégé et dissout par une mémoire silencieuse. Mais aussi dans le sens où la construction discursive du passé permet, par la récupération de la mémoire et par le rétablissement du lien avec le passé, de faire émerger une identité, là où elle restait décomposée par les formes de domination moderne. Yolaine Parisot remarque avec justesse qu’en imitant le dispositif énonciatif du témoignage ou du récit de vie, « l’histoire de l’esclavage […] se trouve investie par les outils forgés pour “l’histoire immédiate”, au rang de laquelle elle se trouve ainsi ramenée291 ». On pourrait ajouter cependant que, dans ce roman, les données concrètes du présent investissent, par une mise en abyme292, le passé antillais et conduisent l’écrivain à établir un parallèle entre l’univers esclavagiste aliénant et l’actualité martiniquaise – tout aussi aliénante – qu’il cherche à instituer par son roman. 290 Nous reviendrons sur cet aspect du texte dans la dernière partie du chapitre. Yolaine Parisot, « Littératures caribéennes : écrire le présent dans les marges de la contre-histoire », dans Véronique Bonnet, Guillaume Bridet et Yolaine Parisot [dir.], Caraïbe et océan Indien : questions d’histoire, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 118. 292 Lucien Dällenbach, Le récit spéculaire. Contribution à l’étude de la mise en abyme, Paris, Seuil, 1977. 291 78 1. 2. INDICIBLE ET LIMITES DU LANGAGE Nous venons d’examiner par quels artifices Chamoiseau réussit à contrepeser l’inaccessible de l’histoire sur l’esclavage par son savoir sur le présent et par une idée de la connaissance contraire à la transparence. À présent nous réfléchirons sur les possibilités du langage à dépasser ses propres limites lorsque le réel semble informulable. Primo Levi avait remarqué, dans Si c’est un homme, que l’impuissance à dire son expérience concentrationnaire relevait, entre autres, d’un manque expressif : « [n]ous disons “faim”, nous disons “fatigue”, “peur” et “douleur”, nous disons “hiver”, et en disant cela nous disons autre chose, des choses que ne peuvent exprimer des mots libres, créés par et pour des hommes libres293 ». Robert Antelme faisait la même observation : « il nous paraissait impossible de combler la distance que nous découvrions entre le langage dont nous disposions et cette expérience294 ». En effet, quand l’expérience relève plus du cri que de la parole, sa formulation devient problématique. À ce moment-là, toutes les ruses sont les bienvenues pour combler l’écart entre les faits et leur mise en paroles : stratégies d’évitement, invention de nouveaux mots, essai de reformulation, recours à l’analogie, à l’amplification ou à l’implicite, parmi d’autres. Comme nous le verrons par l’analyse de quelques exemples, le narrateur et les personnages d’Un dimanche au cachot affrontent, à leur tour, cette difficulté. Le « hoquet » en est symptomatique et la désigne clairement. Selon Bernadette Cailler, il prend forme dans la structure du roman par sa division en de nombreux micro-récits qui apparaissent sur la page comme « autant de hoquets295 ». En effet, le hoquet cristallise l’indicible et Chamoiseau en fait même, dans son roman, le principe d’une poétique à part entière. Mais ce n’est pas la seule manifestation d’une inadéquation du langage face à la réalité décrite. Au contraire, nous montrerons que plusieurs stratégies discursives sont mises en œuvre afin de signifier, par des détours, l’indicible. On peut signaler, tout d’abord, qu’il existe dans ce roman un certain nombre de mots qui reviennent avec beaucoup d’emphase, soit « mort », « crève », « peur » ou « cachot », 293 Primo Levi, Si c’est un homme, traduction de Martine Schruoffeneger, Paris, Julliard, 1987 [1958], p. 192. Robert Antelme, L’espèce humaine, édition revue et corrigée, Paris, Gallimard, 2012 [1947], p. 9. 295 Bernadette Cailler, « Le personnage historique en littérature antillaise : la question du genre (Delgrès, Schœlcher, L’Oubliée) », art. cit., p. 127. 294 79 et qui constituent, par leur réitération, des mots obsédants. En tant que procédé rhétorique, le ressassement opère comme « un moyen d’insistance obsessionnelle296 ». La reprise vise à attirer l’attention sur l’effet que la chose provoque chez l’énonciateur, plutôt que sur le sens de la chose en soi. Autrement dit, motiver la saturation de sens d’un mot, permet au roman de montrer l’obsession ou le trauma du sujet de discours. Cependant, la réitération excessive des mots indique également une limite dans leur fonction représentationnelle. La scène intitulée « Chants » en donne une illustration en parlant de la « faim ». Elle se déroule lors de la réclusion de L’Oubliée, à un moment où l’héroïne parle à l’enfant qu’elle porte en son ventre. Ce monologue est motivé par le goût de nourriture qui revient dans la bouche de L’Oubliée après avoir vomi. Pourtant, une fois prononcée la première phrase, où elle parle de « la canne qui tue et qui fait vivre » (UDC, 162), le discours se focalise sur la faim : Elle lui raconte la faim. Une mauvaise compagnie. On pouvait avoir faim avec le ventre bourré de terre ou de racines. La faim restait prise dans la tête sans se soucier du corps. Elle tenait les rêves, excitait les cauchemars. Un méchant commandeur. […] La faim a nommé sa déesse : c’est l’igname. […] Le genre de chaque igname donne une faim spéciale. Il faut trouver le bon rapport entre le genre de ta faim, le genre de l’igname et le genre de la terre. L’igname-guinée, juste pour dire, te procure une faim raide par le seul fait de l’espérer, c’est pourquoi elle peut venir deux fois… La faim a filé sa douceur : c’est patate douce. […] Et plus tu as faim d’elle, plus la patate sortira douce… Voici le bon petit jardin des famines, des peurs et des nécessités : gombos, oseille-guinée, giraumon, mil, maïs, patates, pois de toutes qualités, piments, plantes-chance, remèdes-raziè… Jolie bordelle où le Maître n’entend hak. Hi… (UDC, 163-164) La scène complète est plus longue et se structure selon cette même logique. L’effet qui se détache de ces passages est donc plus intense dans la globalité du monologue, mais le sens en est le même. L’énoncé raconte pourquoi la faim est une « mauvaise compagnie » et par quels aliments on peut y remédier. L’énonciation, elle, montre l’obsession de la faim et l’impossibilité de la rassasier. En effet, la répétition du mot « faim » mime à elle seule la dimension de la souffrance et signifie le manque excessif de nourriture par l’occupation démesurée que prend la répétition du mot dans l’espace de l’énoncé. Le jeu avec les différentes variétés de faim : « faim avec le ventre bourré de terre », « faim spéciale », « le genre de ta faim », « faim raide », renforce la magnitude de l’idée et montre l’existence de nuances que le mot, tel que nous l’entendons, n’exprime pas. 296 C’est une des qualités que Jean-Jacques Robrieux accorde aux figures de reprise. (Jean-Jacques Robrieux, Rhétorique et argumentation, 3e édition revue et augmentée, Paris, Armand Colin, 2010, p. 145.) 80 De plus, l’effet de la faim sur la patate douce – « plus tu as faim d’elle, plus la patate sortira douce… » – qui normalement est à prendre au sens figuré, a comme but ici d’introduire l’invraisemblable, afin de signifier que la faim dont parle l’esclave n’est pas de ce monde, n’est pas imaginable. Et l’accumulation des produits du « jardin des famines » traduit la teneur de la faim, c’est-à-dire son caractère insatiable. La non-coïncidence entre le signe « faim » et son référent est confirmée par la dernière remarque, où L’Oubliée affirme que le Maître n’entend rien au « jardin des famines des peurs et des nécessités ». Car si l’énoncé suggère à première vue que ce qui reste incompris du Maître est la « science » du jardin, l’énonciation montre que c’est surtout la faim, avec toute la connotation que lui attribue L’Oubliée, que le Maître et le langage des hommes libres ne connaissent pas. Ainsi, la rhétorique du passage témoigne à la fois de la hantise provoquée chez l’esclave par la nécessité désespérée de manger et met en garde le lecteur sur la noncoïncidence du signe et son référent tel que nous pouvons nous le figurer. Une autre stratégie discursive permet dans le roman de signifier l’indicible : elle relève de l’évitement. On la trouve en acte dans quelques passages, au début du texte, lorsqu’il est question de nommer le cachot. Le procédé consiste à parler de « la chose » (UDC, 34) sans la désigner par son nom. Sur plusieurs pages, le narrateur désigne le cachot par de multiples appellations, différentes les unes des autres, repoussant le moment de confrontation avec ce qui, visiblement, semble indicible. Ainsi, avant de prononcer le mot « cachot », le narrateur parle de « la chose », « le bout de ruine », « la construction », « cette ombre », « cette voûte de pierres », « la voûte sombre », « cette horreur », « cette gueule de pierres », « une ruine affreuse » et « ce cloaque ». On remarque une gradation dans la désignation, qui va d’une description plutôt objective et non connotée de l’objet, le désignant par ses caractéristiques matérielles, vers une subjectivation des dénominateurs mettant en valeur sa monstruosité. L’évitement, dans le récit, entraîne une accumulation d’appellations qui dénote, d’une part, l’inadéquation du langage au réel, qui oblige à chercher une dénomination plus juste et, d’autre part, l’évitement du mot, en tant qu’évitement de l’objet lui-même, par l’horreur qu’il suscite297. 297 C’est ce qui arrive, par exemple, avec ce que Chamoiseau appelle la « bête-longue », dont l’horreur indicible et la peur qu’elle suscite rendent imprononçable son vrai nom. 81 Le lecteur comprendra par la suite qu’il s’agit d’une stratégie rhétorique, d’un « refus » (UDC, 41) de nommer la chose pour mieux exhiber son atrocité. L’évitement du mot devient une sorte de conjuration de son horreur. Quoi qu’il en soit, le recours du narrateur à cet effet d’indicible signale une incapacité du mot « cachot » à figurer, à lui tout seul, ce que l’objet représente. Comme si, pour approcher sa véritable réalité, il fallait, par accumulation, nommer tout ce qu’il y a de ténébreux en lui, afin qu’il puisse surgir de là une idée plus juste de son indicible atrocité. Le procédé permet ainsi de signifier et d’exhiber la difficulté à exprimer ce qui provoque l’abjection de la chose : sa « ténébreuse mémoire » (Id.). L’inadéquation du langage amène aussi l’énonciateur à faire appel à des stratégies de reformulation. Celles-ci, comme les mots obsédants, dénoncent par leur seul emploi l’indicible. Elles fonctionnent, en ce sens, comme des mises en scène de la difficulté à dire. L’une des stratégies consiste à remplacer certains mots par d’autres mots existants, ou par des paraphrases. Il est ainsi de certains termes qui, dans ce roman, ne sont jamais, ou rarement, appliqués aux esclaves, tels que « vie », « liberté » et « gens ». Nous aborderons l’exemple du mot « corps », employé pour référer à la liberté et à la possession de soi298. Le terme est adopté par le maçon-franc, dans l’expression « racheter son corps » (UDC, 99), pour désigner sa condition de « nègre libre », selon le vocabulaire colonial. La substitution est fortement significative et efficace. D’une part, en refusant de se désigner « nègre libre », l’énonciateur dénonce ce que l’expression présuppose, à savoir que le « nègre », en règle générale, n’est pas libre : qu’il est « naturellement » esclave. La violence du présupposé s’explique, selon Oswald Ducrot, parce qu’il « est présenté comme une évidence, comme un cadre incontestable où la conversation doit nécessairement s’inscrire. En introduisant une idée sous forme de présupposé, je fais comme si mon interlocuteur et moi-même nous ne pouvions faire autrement que de l’accepter299. » La substitution opérée dans le roman annule donc le présupposé, le met en évidence et le 298 « Corps » est aussi employé dans d’autres passages du roman tels que : « l’après-midi peut être lâché au bon vouloir du corps » (UDC, 50) ; « la corne du dimanche dit : Préparez-votre-corps » (Id.). Les remarques que nous ferons à propos de ce qu’il sous-entend dans l’expression « racheter son corps » s’appliquent aussi aux occurrences susmentionnées. 299 Oswald Ducrot, Le dire et le dit, Paris, Éditions de Minuit, 1984, p. 20. 82 relativise, en attribuant la seule responsabilité de l’implicite à son locuteur, soit le colonisateur. L’expression « racheter son corps » est tout aussi dénonciatrice. Elle signale d’abord de manière explicite, à travers le verbe « racheter », que le corps est une chose monnayable, qu’il a été acheté par le sujet du discours et qu’il avait été acheté auparavant – renvoyant de la sorte à la traite. Mais elle présuppose aussi la réification du corps, le non-droit du sujet à son propre corps, et elle implique même, par le sous-entendu, que le sujet de l’énonciation a une vision de soi dans sa seule dimension corporelle, c’est-à-dire matérielle. L’expression montre ainsi l’aliénation du sujet et le processus de déshumanisation auquel il a été soumis et d’où il ne peut pas sortir. Nous pourrions apporter une nuance à l’interprétation précédente, compte tenu du statut de sous-entendu sur lequel nous nous fondons. Comme l’affirme Oswald Ducrot, le sous-entendu, contrairement au présupposé, est un « fait de rhétorique300 ». Il se donne comme surajouté par l’interprétation du récepteur, c’est pourquoi l’énonciateur peut toujours « [s]e retrancher derrière le sens littéral de [s]es paroles et laisser à [s]on interlocuteur la responsabilité de l’interprétation qu’il leur donne301. » Cette différence est importante parce qu’elle permet à Chamoiseau de ne pas assumer le poids de l’implication que nous avons signalée. « Racheter son corps » peut aussi signifier que le sujet du discours établit une distinction entre son corps et son âme, ce qui laisserait supposer que son âme lui a toujours appartenu. La ruse de l’écrivain consiste donc à nous maintenir dans l’incertitude, à ne pas donner une vision figée de l’esclave et à conserver la force de la dénonciation de la déshumanisation, sans pour autant s’inscrire ouvertement dans une représentation stéréotypée de l’esclave aliéné. Il revient ainsi au lecteur de garder le leadership du sens, même si tout, dans l’énonciation, renvoie à l’aliénation du personnage. Il suivrait, en ce sens, le même principe que pour le cachot : « [j]e refuse de décrire ces cachots que les esclavagistes appelaient effrayants […] : ceux qui les ont construits doivent en assumer seuls la damnation » (UDC, 41). On sait que ce n’est qu’une mise en scène, puisque le narrateur reprend immédiatement l’expression « cachots effrayants ». Mais 300 301 Oswald Ducrot, Le dire et le dit, op. cit., p. 31. Ibid., p. 19. 83 l’explicitation du refus d’assumer la responsabilité du dit, met en évidence la conscience du narrateur par rapport au poids du discours. Le recours au sous-entendu lui permet ainsi de mettre en scène l’indicible, comme si la psychologie de l’esclave lui était inatteignable et donc inexprimable et, par le même geste, Chamoiseau demeure stratégiquement dans l’opaque. Un autre procédé de reformulation pratiqué dans Un dimanche au cachot consiste à remplacer un mot qui ne remplit plus sa fonction médiatrice de nomination, par l’invention d’un nouveau terme. Ce procédé est, comme les précédents, très « parlant ». Et même plus que les autres, parce qu’il implique le caractère exceptionnel de la chose à désigner, au point de nécessiter la création d’un néologisme. Il indique le caractère irreprésentable, et partant indicible, du référent. Le meilleur exemple en est celui de la « crève ». « Crève », comme « mort », sont des mots obsédants dans ce roman, mais « crève » appartient au vocabulaire des esclaves. Cette restriction est significative. La nécessité de créer un nouveau terme pour désigner ce qui rassemble, par excellence, les êtres humains – on se rappellera le proverbe « nous sommes tous égaux face à la mort » – signale avec véhémence l’exclusion des esclaves, et plus généralement des noirs, de la catégorie humaine. Dans l’univers esclavagiste représenté dans Un dimanche au cachot, « vie » et « mort » perdent leur propriété référentielle lorsqu’on les applique aux esclaves. Cette réflexion attribuée à L’Oubliée montre la nuance entre les deux idées de la mort : « le peu qu’elle identifiait d’elle (comme un lieu incertain dans cette faible sensation qu’elle avait de son être) lui avait toujours paru en deçà de la mort, impossible à mourir, juste bon à crever. Donc, ce qui rendait ce peu si éclatant et si précieux, c’est qu’il n’avait même pas droit à la mort : il provenait de nulle part, se tenait dans nulle part, et n’allait vers nulle part… » (UDC, 191) Le passage montre, avec ironie, ce qui distingue les deux termes, soit une question de droit. Chamoiseau dénonce, avec le jeu terminologique qu’il installe, un état d’injustice qui perdure même dans la mort. Enlever le droit à la mort symbolise le comble de l’existence et rappelle, en retour, qu’on a aussi enlevé à ces personnes le droit à la vie. En effet, la désignation de l’« être » de L’Oubliée, de sa personne, désigne un informulable, puisqu’on s’y réfère de manière vague – « le peu qu’elle identifiait d’elle ». Et c’est « ce peu » qui 84 sera retenu pour désigner la vie de l’héroïne. Ce qui constitue l’être de L’Oubliée est ainsi signifié par un manque : manque de droits, manque de vie et même manque de mort. Le recours à l’antilogie, dans l’idée d’un impossible à mourir, frappe par le paradoxe qui est développé, plus loin, avec ironie. Chamoiseau s’applique ainsi à souligner l’atrocité du social dans les plantations par l’absurdité et l’injustice qui régissent les rapports sociaux. La réflexion finale sur ce qui rend « si éclatant et si précieux » l’être de l’esclave, conclut le passage avec une ironie amère. En effet, la rhétorique est ici très efficace, puisqu’à partir de l’anéantissement total dans lequel se perçoit L’Oubliée, se sentant juste « bonne à crever », l’énonciateur établit une relation logique, à savoir la conséquence, qui se révèle absurde. Parce qu’il est logiquement incohérent de conclure qu’il est « précieux » de n’avoir « même pas droit à la mort » (nous soulignons). La justification qui en est donnée, « il provenait de nulle part, se tenait dans nulle part, et n’allait vers nulle part », exacerbe l’absurde qu’introduit le début du raisonnement, puisque l’énoncé fait l’éloge (par la répétition de « nulle part ») de l’inexistence de L’Oubliée, alors que l’énonciation, au contraire, la condamne. L’ironie s’explique ici par la dissociation énonciative entre la voix du locuteur302 – le narrateur du roman – et celle de L’Oubliée, énonciatrice des propos. La dissociation permet au locuteur de faire entendre à travers son propos, le point de vue naïf de l’esclave, duquel il se distancie par sa lucidité. La problématique de l’inadéquation du langage au réel, symptomatique de l’indicible, fait aussi l’objet d’une mise en scène accentuée. Nous avons déjà mentionné le rôle du hoquet. Mais d’autres façons plus explicites de monstration apparaissent par la voix du narrateur sous forme de commentaires sur son propre discours. L’exemple le plus frappant dans ce roman est peut-être celui où le narrateur commente la difficulté à exprimer « l’inextricable du monde » : « [t]out cela, j’essaie de l’exprimer avec des mots que l’écrivain emporte, que le lecteur inspecte. L’Oubliée éprouve cet indicible bien mieux que 302 Nous établissons ici la distinction entre « locuteur » et « énonciateur » établie par Oswald Ducrot : le locuteur est « un être qui, dans le sens même de l’énoncé, est présenté comme son responsable », et les énonciateurs sont « ces êtres qui sont censés s’exprimer à travers l’énonciation, sans que pour autant on leur attribue des mots précis; s’ils “parlent”, c’est seulement en ce sens que l’énonciation est vue comme exprimant leur point de vue, leur position, leur attitude, mais non pas, au sens matériel du terme, leurs paroles. […] Je dirai que l’énonciateur est au locuteur ce que le personnage est à l’auteur. » (Oswald Ducrot, Le dire et le dit, op. cit., p. 193 et 204-205). 85 moi car elle ne l’exprime pas en mots. Ce sont ses sensations qui les lui disent, et qui les disent pour elle. » (UDC, 322) Le narrateur avoue, par son commentaire, la difficulté inhérente à l’écriture de son roman, par les failles du langage et les défauts de son dire. La comparaison qu’il établit avec le langage des sens lui permet de reconnaître l’échec des mots face à l’indicible. Le narrateur souligne la simplification à laquelle on soumet le réel dans toute tentative de traduction verbale. Les manques du dire sont ici source de frustration, étant donné que narrateur « essaye » alors que son personnage réussit « mieux que [lui] » par le silence. D’autres commentaires, pourtant, contredisent la plainte du narrateur, faisant l’éloge d’un dire qui ne recherche pas l’exactitude et qui tire sa beauté, précisément, de cette confrontation avec l’indicible, de laquelle l’écrivain ne peut sortir « gagnant » que par un échec relatif. Chamoiseau exprime son admiration pour l’œuvre de Faulkner en ces termes : « On dit que le dernier souffle de Faulkner surgit dans un hoquet, un impossible à vivre, un impossible à dire, un vertige que seule une beauté tragique et sombre aura pu amasser : saisir dans l’éclat d’une question sans limites. » (UDC, 148) On comprend que ce n’est pas le triomphe du « dire » – entendu ici, vraisemblablement comme un discours qui ne rencontre pas de difficultés de référenciation – qui constitue la beauté de l’écriture faulknérienne, mais plutôt le discours qui surgit de « l’impossible à dire », du « hoquet », et qui a « l’éclat d’une question sans limites ». Autrement-dit, la beauté de l’écriture, selon ce commentaire, est en somme celle qui surgit d’une poétique de l’indicible, qu’il appelle « poétique du hoquet ». C’est une écriture qui résulte de sa confrontation avec l’indicible, mais qui ne le vainc pas en le rendant transparent : c’est au contraire celle qui le suggère, qui le contourne, qui l’approche et qui ne peut être qu’opaque et ouverte, comme une « question sans limites ». Ces commentaires sur l’écriture, qui fonctionnent dans le roman comme des mises en scène de l’indicible et, ultimement, de sa poétique, témoignent d’un parti-pris de l’écrivain. Ils avouent au lecteur que la poétique à l’œuvre dans Un dimanche au cachot résulte d’une prise de position, et qu’il y a donc, par-dessus tout, un souci esthétique qui guide l’écriture et non pas simplement un devoir de mémoire. Les commentaires de Chamoiseau sur sa 86 poétique lui permettent, en outre, de contrôler les interprétations sur son œuvre, balisant la lecture de façon très insistante. 1. 3. INDICIBLE ET IRRECEVABLE « Comment maintenir le tout, invraisemblable, léger et jamais très sérieux ? » (UDC, 31), se questionne le narrateur d’Un dimanche au cachot à propos du roman qu’il veut écrire. Il y a, effectivement, chez Chamoiseau, une préoccupation pour l’énonciation de son discours ; un souci de neutralisation de l’horreur véhiculée par le dit, au moyen d’une maîtrise du dire. Aussi prend-il position en faveur de la « distanciation moqueuse » du conteur créole. Celle-ci, explique l’écrivain dans un entretien, est « très utile », parce que « le rire défait l’ordonnance du réel303 ». Le rire permet, ajoute-t-il, de « me moquer de moi-même, c’est-à-dire de ne pas me prendre au sérieux, de garder une distance amusée sur ce que je suis, sur ce que je fais, sur mes ambitions, mes angoisses. Je crois que c’est un point salutaire304. » Ces considérations concernent pareillement la gravité des sujets d’écriture et la recevabilité du discours. Puisque, comme le rappelle Bourdieu, « [l]e discours est une formation de compromis résultant de la transaction entre l’intérêt expressif et la censure inhérente à des rapports de production linguistique particuliers 305 ». Mais ce compromis est difficile à respecter lorsque le contenu du message est foncièrement violent. Ainsi, pour rendre son discours acceptable et compréhensible, Chamoiseau adopte différentes stratégies de distanciation, de contournement et d’équilibration sur lesquelles nous allons nous pencher en cette dernière étape de l’analyse. Un dimanche au cachot revêt ceci de particulier que, malgré la présence de passages d’une violence très manifeste, le ton général du texte est celui de la dérision et de la légèreté. Le narrateur-personnage de Chamoiseau place d’emblée le discours romanesque sous le signe de la plaisanterie par une attitude bouffonne et d’autodérision. Au début du roman, racontant « l’appel à l’aube » de son ami Sylvain pour lui demander d’intervenir auprès de Caroline, le narrateur se désigne comme un « mollusque chimérique », un « supposé éducateur, faussement attentif » et « bidon », pas sérieux et désengagé. Sans 303 Maeve McCusker, « De la problématique du territoire à la problématique du lieu : un entretien avec Patrick Chamoiseau », dans The French Review, vol. 73, no 4, 2000, p. 728. 304 Id. 305 Pierre Bourdieu, « L’économie des échanges linguistiques », art. cit., p. 22. 87 aucune pudeur, il avoue qu’il voulait juste « faire plaisir à Sylvain par une ronde de politesse et adios amigo… » (UDC, 35). Il exhibe ensuite un comportement clownesque et enfantin, se montrant peureux et ridicule par la terreur exagérée que suscite en lui le cachot. Il se distrait en fredonnant une biguine absolument inappropriée que le nom de l’enfant lui rappelle : « Caroline est très appétissante, Caroline est très chaude… » (UDC, 35). Puis, il résume la situation qui sera le cadre du roman en lui soustrayant toute importance et intérêt : « Et voilà, j’étais dans une ruine affreuse, en compagnie d’une fillette dont je ne savais rien, en train de perdre mon temps alors que j’avais un roman en souffrance. » (UDC, 37) L’histoire sur l’esclavage et le roman qu’il écrit se présentent, enfin, comme étant un bavardage sur « n’importe quoi » et comme un simple prétexte pour réussir à sortir du cachot qui l’effraie : Bon. L’enfant était à moitié folle, et moi je la suivais de près. Bon. Seul moyen de survivre : suinter vers la sortie. Mais je ne pouvais pas l’abandonner dans un endroit pareil. Quelle honte devant Sylvain! Comment la pousser à sortir? […] D’abord l’amadouer. Caroline, Caroline. Je lui murmurai n’importe quoi sur les dimanches, sur la pluie, sur le monde qui nous avale, sur les vampires capitalistes, sur mon roman débile […]. (UDC, 44-45) C’est sous ce registre – tantôt comique, tantôt ironique – et avec le même détachement, que le narrateur conte son histoire sur l’esclavage. Son ton railleur s’accompagne d’autres procédés de distanciation dont l’objectif principal est de dédramatiser un propos extrêmement grave. Certains procédés tirent leur force de leur recours à une rhétorique déconcertante et ils relèvent, généralement, des figures de pensée jouant sur l’ironie et le paradoxe. Nous nous intéresserons d’abord à l’ironie, puis nous analyserons un cas d’antilogie. L’ironie, rappelle Dominique Maingueneau, « fait entendre un point de vue distinct de celui du locuteur : dans cette perspective, une énonciation ironique met en scène un personnage qui énoncerait quelque chose de déplacé et dont le locuteur se distancierait par son ton et sa mimique. Il ferait entendre le point de vue de quelqu’un qui s’exprimerait de manière incongrue306 ». Prenant appui sur cette définition, nous tenterons de montrer en quoi cette forme d’énonciation permet de rendre l’indicible recevable. L’exemple que nous 306 Dominique Maingueneau, Linguistique pour le texte littéraire, 4e édition révisée et augmentée, Paris, Nathan, 2003, p. 98. Nous conservons dans les analyses où il est question de discours polyphoniques la différenciation entre locuteur et énonciateur établie par Oswald Ducrot. (Voir la note 302). 88 étudierons est issu de la partie intitulée « Le vendeur de porcelaine », qui narre l’arrivée du visiteur à l’Habitation esclavagiste. Le Maître l’accueille avec joie et lui présente ses possessions : Il lance un geste pour présenter ses terres, ses nègres, ses bêtes, sa belle ouvrage de défricheur tellement conforme à ce que dit notre Seigneur, la Genèse, 1.28, soyez féconds et prolifiques, remplissez la terre et dominez-la, soumettez les poissons de la mer, et les oiseaux du ciel et toute bête qui remue sur terre !... (UDC, 69-70) Le passage est très intéressant par l’écart qu’il établit entre son contenu explicite et son contenu implicite. Il permet de comprendre de façon condensée le fonctionnement de la structure de la plantation. Il présente une société divisée en deux catégories, celle où se situe le Maître, propriétaire de « tout ce qui remue sur terre », et celle des « nègres », ravalés au rang de « bêtes ». L’opposition est mise en valeur par tous les indicateurs qui soulignent le pouvoir absolu du Maître et la dépossession totale des esclaves. Le pouvoir du premier s’exprime à travers la succession d’adjectifs possessifs, les verbes avec lesquels il décrit ses gestes – remplir, soumettre, dominer – ainsi que l’accumulation des lieux sur lesquels il se doit d’exercer son pouvoir : le ciel, la mer et la terre. La dépossession des seconds est signifiée par leur réification. Mais ce sont surtout les implications de l’énoncé qui font émerger l’indicible de la situation. En effet, les subjectivèmes307 « belle » et « tellement conforme » montrent de façon provocatrice la fierté et l’impunité avec lesquelles le Maître proclame son omnipotence. De plus, son rôle en tant que sujet de discours et la place objective qu’il occupe dans l’énoncé – par la place que l’énoncé du Maître occupe dans la totalité de l’énoncé du narrateur – reflètent par l’énonciation le pouvoir du Maître vis-à-vis des esclaves. Ceux-ci, au contraire, sont sans voix, réduits à l’état d’objet de discours, situés comme un élément de plus entre les terres et les bêtes, à la suite d’une énumération. Toute l’injustice et l’aberration de la colonisation sont ainsi exprimées à travers cette distribution de rôles discursifs. Comment procède Chamoiseau pour qu’un discours aussi violent soit recevable ? En intégrant le discours du Maître dans celui du locuteur de l’énoncé, moyennant une distanciation ironique. Celle-ci est visible à partir du moment où commence le discours 307 Catherine Kerbrat-Orechioni emploie la notion pour désigner les formes d’« appréciation subjective individuelle ». Cf. Catherine Kerbrat-Orechioni, L’énonciation. De la subjectivité dans le langage, 4e édition, Paris, Armand Colin, 2002, p. 79. 89 indirect libre, par le biais duquel le locuteur fait passer pour siennes les paroles du Maître. « Pour qu’il y ait ironie, rappelle Oswald Ducrot, il faut que toute marque de rapport disparaisse, il faut “faire comme si” ce discours était réellement tenu, et tenu dans l’énonciation elle-même308. » Ainsi, l’ironie est d’autant plus forte que le discours du Maître est caricatural, notamment parce que le verset de la Bible sur lequel il s’appuie pour justifier l’état du monde, est pris dans son sens littéral et reformulé de façon comique et grotesque. Ainsi, la brutalité de l’énoncé et de ses implications perd de sa force parce qu’elle devient risible et ridicule dans la voix du personnage de Chamoiseau. L’énoncé, d’une certaine façon, se retourne contre le Maître, de sorte que ses appréciations positives deviennent odieuses, ce qui était présenté comme « tellement conforme » à la loi divine se montre contraire à la justice, et le pouvoir qu’il avait en tant que sujet de discours l’empêche de se déresponsabiliser de son propos, le condamnant sans appel. Le passage montre bien l’utilité de cette figure qui, avec une grande économie de moyens, permet au locuteur de déconstruire le discours de l’énonciateur, rentrant dans sa logique pour qu’elle se détruise d’elle-même. Une certaine forme de « justice » se fait donc par la dénonciation de l’atrocité indicible qui se lit entre les lignes, favorisant la réception du message, malgré sa violence. Un autre procédé de distanciation du locuteur se caractérise par l’adoption d’un raisonnement paradoxal. « Le paradoxe, selon Jean-Jacques Robrieux, est une forme d’expression privilégiée de ce non conformisme, de cette insolence qui semble autorisée pour autant qu’elle amuse. Renverser la pensée commune est un jeu d’autant plus attrayant qu’il conduit à des vérités très profondes. Il faut réfléchir et faire réfléchir avec le sourire, sourire souvent narquois et ironique309. » L’exemple que nous étudierons peut être rapproché de la figure de l’antilogie. Celle-ci, comme le paradoxisme, « choque le sens commun par l’association de termes contradictoires310 », mais pousse le paradoxe aux limites de l’absurde. Le passage que nous avons choisi est extrait de la partie intitulée « La roue fixe d’une journée ». Elle raconte, comme le désigne son titre, la routine des esclaves dans l’Habitation. 308 Oswald Ducrot, Le dire et le dit, op. cit., p. 210. Jean-Jacques Robrieux, Rhétorique et argumentation, op. cit., p. 225. 310 Ibid., p. 99. 309 90 Après la corne : sifflet des commandeurs. Sortir des cases, rejoindre son atelier, s’aligner audevant de l’économe qui va compter et recompter encore. Les commandeurs vont inspecter les cases pour sortir les absents : qui malade qui pas malade il faut venir au garde-à-vous et prier la prière. Après, prendre la descente vers la houle des champs de cannes. Qui sait chanter l’Afrique chante un chanté d’Afrique, qui ne sait pas chanter braille ce que lui dit son cœur. De toute manière, il faut donner de la voix. C’est obligé. Et puis, tomber dans la chaleur des tâches où rien n’est à comprendre sinon à s’efforcer sans fin et haïr la fatigue. […] Rien à comprendre : les commandeurs crient quoi faire et comment et le fouette explique vite […]. (UDC, 48) L’extrait présente une journée type à la plantation, par le biais d’un énoncé descriptif. À première vue « objectif », l’énoncé s’affiche sans commentaire ou opinion critique du narrateur. Il donne à comprendre la dureté d’un régime de travail fortement normé à coups de sifflet et avec un contrôle strict de la part des commandeurs qui, comme le suggère l’ordre de « venir au garde-à-vous », fait penser au service militaire. Ce qui se dégage surtout de l’énoncé, c’est, premièrement, la contrainte. Elle est désignée par la mention des obligations et des ordres : « il faut », « c’est obligé », « les commandeurs crient quoi faire et comment ». Sont soulignées aussi les conditions difficiles de travail, dénotées par la mention de la chaleur, de l’effort « sans fin » et de la fatigue. Enfin, on remarque la violence qui régit les comportements par la mention du « fouette » et de la « haine ». Pourtant, l’énonciation met de l’avant autre chose : l’absurdité inhérente à un système régi par des automatismes, ainsi que par des principes contraires au sens commun. D’abord, la forme du message mime, par la brièveté et la simplicité des phrases, de même que par les verbes à l’infinitif, un mode d’emploi ou un règlement. Cela marque un contraste avec les caractéristiques du récit et permet d’attirer l’attention du lecteur sur l’encodage du texte. Puis, les gestes mécaniques des commandeurs (« compter et recompter encore », « qui malade qui pas malade », « qui sait chanter […] qui ne sait pas chanter ») les montrent dépourvus de raison. La façon dont ils s’expriment – par la corne, le sifflet, le cri, et le fouet – donne d’eux une image certainement brutale, mais aussi animale, puisque l’accent est mis sur les bruits et les gestes bestiaux. Le paradoxe installé par l’énoncé est habile, puisque le seul à qui on attribue la « capacité à expliquer », est celui qui ne pourrait disposer de raison : le fouet. De plus, la mise en valeur des redondances – prier la prière, chanter un chanté – renforce l’idée de la « roue fixe » et de la répétition irréfléchie. Le remplacement de « chanson » par « chanté », ainsi que le changement du régime du verbe 91 prier, dans le but de mieux accorder la morphologie des mots, attire l’attention sur une mécanique où les particularités n’ont aucune place. La violence faite à la langue pour mieux uniformiser le discours traduit celle infligée aux hommes pour forcer l’uniformisation d’un comportement aliénant. Ainsi, aucune différence n’est tolérée. Être malade ou pas, savoir/vouloir chanter ou pas, être fatigué ou pas, tout revient au même et rien n’altère la roue fixe. Le régime engendré par un système fondé sur la répétition irrémédiable se présente dès lors comme foncièrement irrationnel et absurde, ce que confirme la répétition de « rien n’est à comprendre ». L’énonciation instaure donc dans le discours une distance lucide et critique, qui attire l’attention sur les absurdités du système – présentées de façon grossière et comique notamment par les jeux linguistiques et rhétoriques – plutôt que sur l’atrocité du réel auquel il se réfère. Ce type de stratégie de distanciation montre la volonté de l’écrivain de susciter chez son lecteur l’amusement, plutôt que la compassion ou la colère, face à une histoire qui, autrement, deviendrait tragique et d’une violence insupportable. Un autre processus d’écriture mis en place dans le roman est constitué par les ruptures permanentes du fil de l’histoire par différentes instances de discours. Ces ruptures permettent à Chamoiseau d’inscrire explicitement, et même de façon provocatrice, son histoire de l’esclavage sous le signe de l’imaginaire et de la fiction. Elles ont une fonction significative dans le processus d’énonciation de l’indicible en tant qu’effets de distanciation ironique. Chamoiseau revendique, par le biais de son roman, le droit et le devoir de la littérature et, partant, de l’imagination à investir la mémoire de sa communauté. Cette revendication mérite d’être soulignée, en ce qui concerne notre problématique, parce qu’elle implique un parti-pris de l’écrivain par rapport au traitement des indicibles de l’Histoire. En effet, produire une œuvre d’art à propos d’événements historiques douloureux, mêler délibérément l’imaginaire aux faits réellement survenus, ne va pas nécessairement de soi. Rappelons que l’un des débats suscités par la critique à propos de l’écriture littéraire de l’indicible porte justement sur l’implication éthique de la littérarisation des génocides, des guerres et d’autres événements déshumanisants comme le fut l’esclavage de traite. On se souviendra, par exemple, de la proclamation de Theodor 92 Adorno sur l’impossibilité d’écrire de la poésie après Auschwitz311. Le même débat a été soulevé à propos du projet « Rwanda, écrire par devoir de mémoire312 ». Nombreux sont ceux qui trouvent « scandaleux » de faire un objet d’art à partir d’un événement historique atroce qui, « d’une façon ou d’une autre transformera l’indicible horreur en délectation du dire313 ». Pourtant, en s’y opposant, Chamoiseau procède dans son roman à une exhibition de la fictionnalité du récit, se moquant du lecteur, de lui-même en tant qu’écrivain, et donnant finalement à son histoire sur l’esclavage une place beaucoup moins importante que celle qu’il nous avait fait croire. En effet, la structure enchâssée d’Un dimanche au cachot permet au narrateur d’établir des allers-retours constants entre le récit-cadre et le récit second. Le mouvement du narrateur sur ces deux niveaux a comme résultat une interruption permanente du récit second, réussissant de manière très ludique à baisser la tension narrative ou à apporter des éclaircissements sur l’histoire de l’Oubliée, contredisant dès lors le principe de l’opacité. À travers ces interruptions, Chamoiseau rappelle à son lecteur, continuellement, que son histoire sur L’Oubliée est pure invention. En ce sens, nous pouvons lire : « J’imagine que le jour se lève. Que c’est lundi. » (UDC, 334) Ou bien : « À propos du personnage de l’Africaine, voici ce qu’il faudrait savoir et que je vais imaginer. » (UDC, 53). Et encore : « Donnons du sens à cette rencontre. » (UDC, 74) « Elle voyait autre chose. Mais quoi ? Le mieux, c’est de l’imaginer pour elle » (UDC, 77). À ces clins d’œil au lecteur s’ajoutent les interruptions du téléphone portable du personnage de Chamoiseau, dont le rôle est, encore une fois, de briser l’effet mimétique du récit sur l’esclavage, mais aussi de garder le lien avec l’histoire de Caroline, écrasée par le 311 Plusieurs critiques s’y réfèrent. (Cf. Linda Pipet, La notion d’indicible dans la littérature des camps de la mort, Paris, L’Harmattan, 2000 ; et Maria Cotroneo, « Entre fiction et témoignage : les enjeux théoriques de la pratique testimoniale et la présence du doute dans les récits de la Shoah d’Élie Wiesel et d’Imre Kertész », thèse de doctorat, Québec, Université Laval, 2013). Dans son article « L’art est-il gai ? » publié originellement en 1967, Theodor Adorno s’explique à ce propos : « La phrase selon laquelle on ne peut plus écrire de poème après Auschwitz n’est pas à prendre telle quelle, mais il est certain qu’après cela, parce que cela a été possible et parce que cela reste possible indéfiniment, on ne peut plus présenter un art qui soit gai. Objectivement, il dégénère en cynisme, quand bien même il emprunterait la bonté de la compréhension humaine. » (Theodor Adorno, Notes sur la littérature, traduction de Sibylle Muller, Paris, Flammarion, 1999 [1958], p. 433). 312 À propos du projet d’écriture sur le génocide rwandais, on peut consulter Zakaria Soumare, Le génocide rwandais dans la littérature africaine francophone, Paris, L’Harmattan, 2013. 313 Georges Moliné, « La littérature des camps : pour une approche sémiotique », dans Daniel Dobbels et Dominique Moncond’huy [dir.], Les camps et la littérature, op. cit., p. 25. 93 poids de L’Oubliée et de son histoire. On peut voir, dans « Répétitions », un exemple de l’emploi stratégique des irruptions du récit-cadre dans le récit second. L’épisode a lieu pendant l’enfermement de L’Oubliée dans le cachot, au moment où elle se rappelle « la roue fixe » des journées dans la plantation et le seul moment de répit : midi. Le souvenir montre l’atrocité de sa vie, qui constitue « tout ce qu’elle trouve d’elle-même en elle » (UDC, 142). La gravité du récit se fait donc pesante, puisqu’il s’en dégage une indicible cruauté. Voici comment Chamoiseau rééquilibre la tension du récit : […] La canne est mûre! C’est trembler. Les bobos vont suinter. Nuits et dimanches vont disparaître. Fatigue peur douleur fatalité vont rester fixes sans aller ni venir. Alors là, tout est don du destin, toute grapille est divine, il faut en jouir tout de suite […]. Même le muscle brûlant peut se calmer si on oublie demain… Demain c’est un couillon. […] Envoyer demain se promener, prendre aujourd’hui là même ce qu’il y a à prendre comme pour toute l’année! Couper la canne. Tourner. Dépailler. Déposer. Couper. Tourner… Éclater dans ces petits morceaux, et se tenir comme ça sans trop se rassembler ni calculer demain. Midi se prend en débrouillard qui n’attend pas demain… Midi nettoie. Midi t’aiguise. La ligne l’aiguise. Bik bik bik… C midi déjà!... Kes tu fè ? Sava ?... s’inquiète Sylvain. (UDC, 143) Nous pouvons voir, dans ce passage, comment le discours de L’Oubliée laisse deviner l’indicible. L’énoncé exprime la dureté de la vie par la présence d’une isotopie de la douleur, de la peur et de la fatigue. Mais c’est surtout l’énonciation qui montre ce que l’énoncé ne peut pas dire. Le rythme imposé par les phrases mime le rythme incessant de travail et la durée inaltérable de la souffrance. La succesion des verbes à l’infinitif, ordonnés dans une séquence qui recommence infiniment par les signes de suspension – « Couper la canne. Tourner. Dépailler. Déposer. Couper. Tourner… » – résonne comme autant d’ordres et de tâches à subir indéfiniment, comme un automate et dans une totale aliénation, jusqu’à l’exténuation. L’automatisme est manifesté notamment par la formulation des verbes à l’infinitif, traduisant de la sorte la voix de l’ordre, et signifiant par-là l’annulation de la volonté individuelle. La place du travail, comme le montre la suite verbale, occupe tout l’espace : la réduction de la phrase à un seul mot, symbolisant le travail, mime la réduction du temps vital à celui-ci. L’intensité de la souffrance, pour sa part, se ressent par la façon dont l’énonciation double le sens de l’énoncé : « Fatigue peur douleur fatalité vont rester fixes sans aller ni venir. » En effet, l’accumulation produite par la suppression de tout signe de ponctuation 94 dans l’énumération des peines et des sentiments montre la fatalité de cette vie par l’inépuisable, par l’inaltérable supplice qu’elle impose. La redondance qu’introduit la succession du verbe « rester », dont le sens dit déjà la permanence, suivi de l’adjectif « fixe », puis du syntagme « sans aller ni venir », traduit, par exacerbation de sens, le poids écrasant de la perpétuation de la souffrance et de la peur qui devient, par son immuabilité, la vie même. Dans ce contexte, la mention des « bobos » fonctionne comme une litote. La figure et l’ironie qui l’accompagne, provoquent chez le lecteur un sourire amer qui ne fait qu’augmenter son empathie. Enfin, l’insistance de l’énoncé sur la haine contre « demain », manifestée entre autres par l’insulte proférée à son propos, sous-entend, par le contexte qui l’entoure, la douleur à vivre. Cette douleur inexprimable dont la seule survie semble l’oubli. Dans la dramatisation angoissante du passage, l’appel de Sylvain apparaît comme une bouffée d’air frais, à l’instar du répit de midi auquel songe L’Oubliée. La tension du récit descend et permet ensuite au narrateur de poursuivre le récit sous un autre ton, rétablissant de la sorte un équilibre salutaire et indispensable à la recevabilité du message. De façon similaire, mais défiant encore plus les attentes du lecteur314, Chamoiseau superpose aux interventions des personnages du récit-cadre, celles des personnages surgis du dédoublement du narrateur. L’écrivain, le lecteur et l’éducateur vont ainsi s’immiscer, à leur tour, dans le récit, donnant leur opinion sur la littérature et sur le texte en train de s’écrire, ou sur les problèmes de Caroline, rappelant encore une fois au lecteur le caractère fictif de l’histoire. Le texte commente ainsi son propre processus d’écriture, tout autant que sa propre poétique, par le biais de réflexions esthétiques du narrateur et de ses doubles, et même de certains personnages. Comme on peut l’observer dans cet exemple, le visiteur et le personnage-narrateur glosent sur le travail de l’écrivain : Le vendeur de porcelaine ignore pourquoi (avec quel courage, quelle inconscience, ou quelle lubie de l’écrivain) il s’est rapproché du monstre, et pourquoi il lui a touché la tête. L’écrivain qui va vite en besogne aurait mis “caresser”, mais il est plus vraisemblable qu’il ait, du bout de ses doigts visionnaires, simplement effleuré le poil chargé de bruit et de fureur. (UDC, 193) 314 Ainsi que l’explique Dominique Maingueneau, de même que l’auteur « doit présumer que le lecteur va collaborer pour surmonter la “réticence” du texte », le lecteur doit, réciproquement, postuler que l’auteur respecte un certain nombre de règles ». (Pragmatique pour le discours littéraire, op. cit., p. 34.) 95 On constate, comme l’a remarqué Olga Hél-Bongo, que « [l]a moquerie de ce roman n’est pas apparente315. » Les clins d’œil au lecteur sur l’intertextualité avec l’œuvre de Faulkner, le prétendu souci de « vraisemblance » du narrateur et la taquinerie à l’écrivain donnent une idée du jeu passionnant que constitue dans ce roman l’acte même de l’écriture. Les occurrences de ces mises en scène sont nombreuses et se retrouvent tout le long du texte, mais elles deviennent omniprésentes vers la fin du roman. Elles constituent une véritable réflexion sur l’écriture, sous la forme d’une « poétique de l’opaque » qui s’accorde bien avec la fin ouverte du roman. Elle pourrait se résumer selon ces mots du narrateur : « [m]oi, je m’accommode bien de ne rien y comprendre. J’aime bien l’idée qu’il n’y ait rien à comprendre. J’aime bien l’idée que l’intelligence des choses devrait servir à ne pas les comprendre, tout comme à ne pas être raisonnable. » (UDC, 325) Le métatexte316 justifie, dès lors, l’énoncé romanesque, volontairement ambigu et incertain. Et, à son tour, le texte confirme les principes de la poétique chamoisienne « du hoquet », décrits par le métatexte. On lira donc, à la suite du commentaire susmentionné, cette reprise de l’histoire de l’esclavage narrant les impressions de L’Oubliée à la sortie du cachot : « L’Oubliée ne comprend rien à ce qu’elle était, ni dans quoi elle était, ni ce qu’elle est maintenant. Juste quelques impossibles qu’elle sent maintenant reliés entre eux et qui l’ont transformée… » (UDC, 325) Néanmoins, par un procédé qui rappelle la prétérition rhétorique, l’écrivain va clarifier la mise en scène de l’opacité, en se retournant sur certains passages, soit les expliquant, soit les éclaircissant. L’un d’entre eux, symbolique de la création du créole, concerne le dialogue entre La Belle – qui parle une langue africaine – et L’Oubliée, sensibilisée à cette langue par sa « manman bizarre ». Le narrateur raconte que L’Oubliée « reliait les sonorités dont elle se souvenait, sans pièce souci d’un sens, avec juste une certaine intention. Et La Belle percevait ce qui lui était dit. Tout comme L’Oubliée qui captait les réponses en images dans sa tête. Les deux hospitalières se parlaient ainsi : en 315 Olga Hél-Bongo, « Quand le roman se veut essai », thèse citée, f. 300. Gérard Genette définit la métatextualité comme la relation de « commentaire » qui unit un texte à un autre texte dont il parle. C’est, pour lui, la relation critique par excellence. (Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Seuil, 1982, p. 11) 316 96 deux langues contrariées et renaissant ensemble sur un même langage. » (UDC, 56. C’est nous qui soulignons) La théâtralisation de l’opacité dont il est question ici est soulignée par la difficulté à communiquer avec clarté et par la limitation qu’elle entraîne au niveau de la profondeur dans la communication. En effet, l’échange ne semble pas pouvoir garantir la production d’un sens, ou du moins ne paraît pas en avoir l’intention définie, sans que cela pose de conflit. Pourtant, l’illustration du dialogue qui suit ces précisions du narrateur enlève complètement l’opacité dont le narrateur venait de faire état : « Pourquoi ne pas tuer la bête-longue ? » lui avait demandé la jeune femme. Ceux qui ne savent plus reconnaître les dieux les prennent pour des démons ! lui avait dit La Belle. « C’est démon qui est là ! » s’était indignée L’Oubliée. La Belle lui avait répondu : C’est lui seul qu’ils craignent et c’est lui seul qui limite leur vouloir sur cette terre. Elle voulait parler des blancs et des Maîtres. L’Oubliée protesta encore : « Il nous crève aussi ! » Mourir comme ça n’est pas crever, avait sifflé La Belle. (UDC, 56) Si la différence typographique illustre les « deux langues contrariées et renaissant ensemble sur un même langage », soit le français dans le texte et le créole dans le réel, le dialogue est malgré tout clarifié, contredisant le principe d’opacité prôné par Chamoiseau. Puisque non seulement l’échange témoigne du souci d’un sens bien concret de la part des deux personnages, qui confrontent leur position vis-à-vis de la modalité de résistance à adopter dans l’univers esclavagiste – vivre ou mourir –, mais encore le narrateur intervient avec des commentaires éclairants, reprenant ce que La Belle a voulu exprimer. Ce procédé se répète de façon assez systématique. Dans certains cas, en traduisant ce que le narrateur juge « indéchiffrable » : « Dans l’indéchiffrable de la langue créole […] on désignait La Belle en disant : An Sovmô. Une Sauvemort. La mort qui sauve. » (UDC, 57-58) Dans d’autres, en mettant en mots le silence, par la traduction de ce qu’exprime un visage : « La Belle, pleine de faiblesse pour elle, n’avait pas insisté, laissant juste un visage impassible la gifler de silence : Tu es sans-vie et tu veux donner ça à cette pauvre marmaille !... » (UDC, 58) Ou encore, en explicitant au lecteur ce que les personnages, quant à eux, déduisent dans l’opaque : Le vieil esclave lui avait désigné la petite plante farouche. Sans un mot. L’Oubliée avait regardé l’insignifiant spectacle. Regardé sans comprendre. Mais, depuis, voir cette plante fut pour elle un ravissement secret. Ce fut le seul instant où il fut proche d’elle. En revenant à ses 97 cuissons, le vieil esclave avait soufflé d’une voix sans ordre et sans conseil : Le datou mange l’esprit, le datou c’est poison… (UDC, 59) Ces exemples, relevés sur quatre pages, donnent une idée de leur poids dans la totalité de l’œuvre. On constate donc, en lisant attentivement le roman, que le principe d’opacité se prête aussi à la parodie et à la mise en scène. Même le hoquet, leitmotiv de l’indicible dans l’œuvre, fait, à l’occasion, l’objet de cette contradiction : il n’empêche pas la parole de surgir. On le voit dans « Révélation », où le narrateur rend explicites les mots ou les pensées de L’Oubliée contenus dans un hoquet. La disposition des phrases mime par ailleurs le spasme, sans briser pour autant aucun des deux énoncés : « Le souvenir surgit dans un hoquet : Il est parti, il n’est plus là! Le vieil esclave a fui dans les Grands-bois!... » (UDC, 61) Dominique Chancé notait, à propos de l’écriture de l’Histoire dans le roman antillais, qu’« il ne s’agit pas tant de raconter l’histoire que de montrer les obstacles que rencontre l’historien, il s’agit moins de se souvenir que de désigner l’oubli, moins de narrer que de poser le problème de la narration317. » C’est que l’acte d’écriture mémoriel constitue, chez l’écrivain antillais, une véritable obsession. Chamoiseau en fait lui-même allusion dans Un dimanche au cachot. Mais la forme qu’elle prend dans son roman est véritablement parodique. Elle constitue de la sorte un autre moyen de moquerie bienfaisante et s’intègre au jeu métatextuel par la dérision avec laquelle il se met en scène dans son rôle d’écrivain confronté à l’écriture de l’Histoire. Le narrateur assure que « [l]’expérience directe ne vaut rien pour l’écrire » (UDC, 42) ; c’est pourquoi il déclare veiller « à ne jamais [s]e rapprocher » (Id.) des situations et des objets sur lesquels il se propose d’écrire. Pourtant, il se montre en tant que déchiffreur de Traces-mémoires318 en train de succomber à la fascination irrésistible pour ces objets du 317 Dominique Chancé, « Narrer l’Histoire/les histoires », dans L’Auteur en souffrance. Essai sur la position et la représentation de l’auteur dans le roman antillais contemporain, 1981-1992, Paris, P.U.F. (Écritures francophones), 2000, p. 9-10. 318 Chamoiseau définit la Trace-mémoires comme « un espace oublié par l’Histoire et par la Mémoire-une, car elle témoigne des histoires dominées, des mémoires écrasées, et tend à les préserver. » (G, 16) Elle peut être matérielle, symbolique ou fonctionnelle telle que « [l]es gestes, les habitudes, les métiers, les savoirs silencieux, les savoirs corporels, les savoirs-réflexes, les symboles, les emblèmes, les paroles, les chants, la langue créole, le paysage, les arbres anciens », etc. (G, 17). 98 paysage, présentés comme déclencheurs du processus de création. Ainsi, en percevant le « petit édifice », il décèle un « cachot effrayant » (UDC, 41). Sur les parois du cachot, il repère des griffures qui sont « [c]omme des traînées hurlantes » (UDC, 39). En fouillant la terre, il retrouve une « vieille ferrure », à laquelle il confère le statut de « cadenas du cachot », et « une chose, craquante comme un vieux parchemin » (UDC, 43) qu’il attribue aux dépouilles d’un serpent. De cette façon, Chamoiseau théâtralise, de même qu’il l’avait fait dans L’esclave vieil homme et le molosse, son « fantasme archéologique319 » dont il se moque. Ce faisant, il met de l’avant son talent de fabulateur par son rappel des difficultés auxquelles se voit confronté l’écrivain antillais face à l’histoire. On constate au vu de ce qui précède que les réflexions critiques élaborées dans le roman se font par tous les moyens – par la fiction et par le commentaire – et prennent un ton sérieux ou parodique selon qu’elles se confirment ou qu’elles se contredisent. Les commentaires entrent ainsi dans un dialogue métatextuel continu qui prend une telle ampleur dans l’économie du texte, que l’on peut à juste titre se demander si ce n’est pas ce jeu-là qui occupe, en définitive, le premier plan de la scène romanesque320. Une chose est en tout cas certaine : la réflexion esthétique qui est à l’œuvre dans Un dimanche au cachot, par son interaction avec la construction de l’intrigue, contribue sans conteste à nuancer la gravité du sujet raconté, déviant l’attention du lecteur sur les processus d’écriture et de lecture. La démarche permet à l’écrivain d’exhiber sa lucidité, par le biais d’une posture auto-dérisoire. Celle-ci montre une écriture qui participe à la sacralisation de la littérature – ou à maintenir l’illusio321 – par sa maîtrise des enjeux de la littérature contemporaine et par son autoréflexivité. Mais elle la montre en participant en pleine conscience au jeu qu’impose l’appartenance au champ littéraire. Comme le remarquait Bourdieu à propos de Marcel Duchamp, Chamoiseau opère, avec ce roman, des « mystifications démystificatrices322 » de l’objet littéraire, sans cesser pour autant de « vénérer la 319 Nous empruntons l’expression à Vincent Bruyère. Au sujet de la fascination chamoisienne pour la trace cf. Vincent Bruyère, « Ossa Loquuntur! : Sur une impression caribéenne », dans Esprit Créateur, vol. 47, no 3, hiver 2007, p. 155-167. 320 C’est ce que soutient Olga Hél-Bongo dans sa thèse (« Quand le roman se veut essai », thèse citée, f. 298). 321 Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », dans Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 89, septembre 1991, p. 22. 322 Ibid. , p. 46. 99 supercherie323 » par le plaisir qu’elle provoque et par la valeur qu’elle garantit à l’œuvre d’art. Le roman de Chamoiseau se présente ainsi comme l’invitation à un divertissement où rien n’est à prendre au sérieux, surtout pas la vraisemblance. L’histoire sur l’esclavage devient donc prétexte à une réflexion sur la littérature et sur l’écriture, ainsi que sur la poétique chamoisienne qui, dans ce roman, prend la forme d’une poétique de l’indicible. Celle-ci, comme nous l’avons montré au fil du chapitre, s’efforce de restituer, par la mise en place de différentes stratégies énonciatives et narratives, les non-dits d’une mémoire que l’horreur et la douleur ont rendue « silencieuse ». De l’analyse des procédés d’écriture se dégage une esthétique commandée par la figure rhétorique de la compensation. On voit ainsi comment Chamoiseau défie l’indicible cognitif en neutralisant le poids de l’inconnu par les connaissances sur le présent, les silences de la mémoire par une écriture prolixe, et l’inimaginable de l’esclavage par un imaginaire hyperbolique. De la même manière, le roman équilibre l’opacité irréductible du monde par des commentaires éclairants. La compensation est également au principe du dépassement de l’échec à dire, non pas en disant l’indicible, mais en le montrant, en le signifiant autrement, y compris par une mise en scène des limites du langage. C’est aussi par un souci d’équilibre que l’écrivain contrebalance l’horreur et la violence du propos avec le rire, l’ironie et les digressions. Dans le même but, il compense l’urgence de dire et la gravité de l’histoire, par une réflexion ludique sur la littérature et sur l’écriture, animée par des mises en scène et des parodies sur l’écrivain et son œuvre. Enfin, la réflexion poétique suscitée par l’acte d’écriture face à l’indicible aboutit à une réflexion sur la beauté qui permet à l’écrivain de transformer le regard sur l’histoire antillaise. Voilà pourquoi, dans le roman de Chamoiseau, l’horreur du cachot, symbole de l’atrocité de l’esclavage, devient source de sérénité ; la douleur du passé se transforme en une force du présent et la petitesse des héros oubliés, par contraste avec leur résistance, fait ressortir leur grandeur. En effet, si l’énoncé dit que L’Oubliée « est de la taille d’une virgule, et fragile et menue » (UDC, 46), commentaire qui vaut également pour Caroline, 323 Pierre Bourdieu, « Le champ littéraire », art. cit. , p. 46. 100 tout dans l’énonciation fait l’éloge de la force et de la grandeur des deux personnages. C’est d’ailleurs Caroline qui, à la fin de l’histoire, finit par rassurer le personnage de Chamoiseau et l’aide à sortir du cachot par la main. François Lagarde voit, dans cette transformation du regard une conséquence du drame qui, selon lui, engendre l’amplification, la grandeur et la merveille. Ainsi, conclut-il, « [l]’augmentation est symbolique : le petit devient grand, l’esclave échappe, la “relique” est héroïque, le “crasse des boyaux” qu’est le fils pour sa mère devient le Zola de la Martinique324 ». En définitive, on pourrait postuler que si l’indicible de l’esclavage est essentiellement constitué par la douleur et l’horreur du souvenir qui en émerge, Un dimanche au cachot, par la transformation esthétique qu’il opère sur le réel, désarticule les dimensions qui le rendent indicible, ouvrant ainsi la voie à une récupération collective de la mémoire. En transcendant l’horreur de l’esclavage, le roman ouvre à une méditation sur la beauté qui lui permet de dépasser le « petit contexte » de l’œuvre et de l’ouvrir à des questionnements universels ou, pour reprendre son expression, de la totalité-monde. 324 François Lagarde, « Chamoiseau : l'écriture merveilleuse », dans Études françaises, vol. 37, n° 2, 2001, p. 174. 101 CONCLUSION GÉNÉRALE Le propos de ce mémoire était de réfléchir à la problématique de l’énonciation de l’indicible dans le roman de Patrick Chamoiseau Un dimanche au cachot. Celui-ci, par son exploration du passé esclavagiste antillais et par son essai de reconstituer l’expérience de vie d’une esclave, place au centre de son entreprise d’écriture les problèmes suscités par la difficulté à dire la déshumanisation. Il fait écho, en ce sens, à la littérature des génocides et au dilemme des rescapés confrontés à l’urgence de dire leur expérience et à l’impossibilité de témoigner. Dire l’esclavage signifie aussi se confronter au problème de la trace et à l’absence de repères face à une réalité révolue et méconnue. C’est également tenter l’émergence d’une mémoire effacée par la douleur. Ainsi, souligne l’écrivain, face à des « Trace-mémoires » indicibles et indescriptibles, leur visite « n’est pas à faire. Elle est à vivre comme une mantique. » (G, 22) L’approche de l’histoire est dès lors envisagée à partir d’une vision poétique (UDC, 29). Mais l’opacité du monde et du langage s’imposent au sujet de parole comme des obstacles à franchir. Dans le roman de Chamoiseau, l’indicible est révélé par divers indicateurs qui sont autant de ruses de l’écrivain pour le faire émerger « dans l’articulation d’un dire qui l’assume et le recouvre tout à la fois325. » Notre recherche s’est attachée à déceler ces signes, dans la visée ultime d’esquisser les marques d’une poétique chamoisienne de l’indicible. Notre conception de l’œuvre littéraire comme une activité discursive inséparable de son contexte et de son auteur nous a amenée à prendre appui sur des théories sociologiques et pragmatiques. Notre méthode a consisté, d’abord, en une analyse du contexte sociohistorique de l’écrivain, par rapport auquel nous avons situé sa trajectoire et dégagé les principales positions et prises de position occupées dans le champ littéraire antillais. Cette démarche, déployée dans le premier chapitre, nous a permis de mettre en perspective les prises de position esthétiques de l’écrivain dans Un dimanche au cachot, de manière à 325 Françoise Collin, « L’indicible est dans le dit. Maurice Blanchot, Hannah Arendt », dans Françoise Rétif, L’indicible dans l’espace franco-germanique au XXe siècle, op. cit., p. 60. 103 percevoir la spécificité de l’œuvre, compte tenu de son inscription dans une tradition littéraire. Reliée à notre problématique, la trajectoire de l’écrivain révèle, tout d’abord, deux constantes à souligner. D’une part, la préoccupation de Chamoiseau pour la difficulté à dire, ressentie depuis l’enfance et compensée par l’écriture et des études de droit. Le problème de la prise de parole et du silence est, en effet, thématisé dans plusieurs de ses romans, que ce soit sous la forme de la diglossie, de la tradition orale ou de l’indicible. La fascination pour le conteur créole, dont les stratégies narratives modèlent ses romans, a partie liée avec la même inquiétude. D’autre part, les origines modestes, l’engagement social et la carrière d’éducateur de Chamoiseau, reliés à des idéaux de justice et d’égalité, marquent toute son œuvre et l’orientent vers des thématiques sensibles. Ayant vécu luimême le déclassement, la dépréciation, l’oppression et la domination, son œuvre va s’appliquer à réhabiliter les lieux et l’histoire antillaise dépréciée, au même titre que ses héros de la vie quotidienne : les gens du peuple, les marginaux et les opprimés, dont le combat est celui de tous les jours. Il en est ainsi d’Un dimanche au cachot. Écrivain consacré, Chamoiseau ne s’identifie plus à aucun mouvement, mais choisit plutôt ses affinités littéraires en fonction de l’esthétique ou de l’imaginaire. Il inscrit principalement son œuvre et sa pensée dans la continuité de celles d’Édouard Glissant ; mais il ne s’oppose plus, comme au début de sa carrière, aux figures de Césaire ou de Perse. Un dimanche au cachot en témoigne. Les prises de position que l’on retrouve dans le roman confirment, par ailleurs, les tendances esthétiques que nous avons relevées à la fin de sa trajectoire. En effet, le roman manifeste une disposition à l’ouverture comme le montrent les « Incommencements » qui l’inaugurent et les « Recommencements » qui l’achèvent. Il reste fidèle aux principes de complexité et de diversité, dont fait preuve la structure de l’œuvre, sans doute la plus complexe depuis le premier roman de Chamoiseau. Composite, fragmentaire, fortement intertextuelle et construite comme un palimpseste, l’œuvre brouille tous les repères, les genres, les voix, les récits, et se veut ludique. Elle se présente à la fois comme un roman, comme une critique du roman et comme sa théorie. 104 Profondément ancré dans le « Lieu » par son traitement de l’histoire de l’esclavage et de la réalité antillaise contemporaine, Un dimanche au cachot traite également de problématiques reliées au tout-monde et à la modernité. Ainsi que l’affirme l’auteur : « ma problématique est une problématique de pays reliés au tout-monde et de peuples reliés à la totalité du monde, qui doivent à la fois assurer ses assises et vivre l’échange qui change […] et ça, c’est une problématique du futur326. » En ce sens, le roman à l’étude s’accorde avec la symbolique du Guerrier de l’imaginaire, dont le but est de changer le champ de bataille par l’imaginaire, plutôt que de confronter l’adversaire aspirant à une revanche. Le deuxième chapitre du mémoire, consacré à l’analyse de l’indicible dans Un dimanche au cachot, s’est appuyé sur une approche pragmatique. Celle-ci, par sa visée du sens et de l’effet d’une certaine utilisation du langage, nous a permis d’envisager le discours romanesque selon ce qu’il dit de l’esclavage et du vécu des esclaves, mais aussi selon ce qu’il en montre et selon ce qu’il fait en disant et en montrant. Notre analyse s’est articulée en trois temps, selon les trois dimensions de l’indicible que nous avons dégagées à partir de l’étude de la notion : les limites de la compréhension, de la langue et de l’écoute. Nous avons procédé, d’abord, à l’identification et à l’analyse des procédés d’écriture mis en œuvre pour signifier l’indicible. Les observations auxquelles nous avons abouti, nous ont permis, par la suite, de réfléchir au principe esthétique qui les rassemble. Nous avons constaté que c’est en faisant face aux trois dimensions de l’indicible que Chamoiseau parvient à témoigner des douleurs du passé et à construire une mémoire, pardessus le silence. En ce qui concerne l’indicible cognitif, nous avons tenté de démontrer que le roman opère une reconstruction du passé à partir d’un savoir sur le présent, par le recours à un imaginaire hyperbolique, guidé par une idée de la connaissance contraire à la transparence. Face aux limites du langage, nous avons mis de l’avant les ruses de l’écriture chamoisienne qui, par différents procédés de substitution, de reformulation et de saturation, réussissent à dépasser un manque expressif et à dire autrement ce qui s’oppose à la référenciation. Enfin, nous avons montré comment, étant donné la gravité du propos et la violence du message, l’écrivain s’efforce de rendre son discours recevable en adoptant 326 Maeve McKusker, « De la problématique du territoire à la problématique du lieu : un entretien avec Patrick Chamoiseau », art. cit., p. 727. 105 diverses stratégies de distanciation, de contournement et d’équilibration de la tension narrative. Les trois approches de l’indicible ont mis en évidence des procédés de monstration de l’impossibilité à dire. Ceux-ci relèvent d’une rhétorique et ont pour fonction d’attester de l’indicible par la mise en scène de l’échec à comprendre, à formuler, ou bien, par une réflexion critique à ce propos. Les conclusions auxquelles nous avons abouti signalent que, de façon générale, les stratégies d’écriture employées pour restituer une mémoire silencieuse et douloureuse fonctionnent par une logique de compensations entre le connu et l’inconnu, le réel et l’imaginaire, le présent et le passé, le silence et la parole, le rire et le sérieux, la monstration et la suggestion, ainsi que l’explicite et l’implicite. La même logique d’équilibration s’établit entre l’effort véritable pour dire malgré les difficultés et la simulation de l’échec. Entre le texte qui fait place à une histoire et le métatexte qui la commente. Mais aussi, suivant toujours la même oscillation, le roman balance entre la mise en scène de l’écriture faisant face à l’indicible et la parodisation de cette posture. De la sorte, par le questionnement continuel de l’œuvre sur sa propre écriture, Chamoiseau montre l’instabilité de toute chose et la nécessité d’une disposition à l’ouverture et au changement. C’est, en somme, ce à quoi aboutit sa reconstruction du passé, en procédant, une fois de plus, par compensation. L’horreur du réel est neutralisée par la beauté de l’écriture, désarticulant, par ce fait même, ce qui bloquait l’émergence de la mémoire. Le « triomphe » sur l’indicible que constitue Un dimanche au cachot, par sa récupération du passé et son effet sur le présent – soit, l’émergence d’une mémoire positive de l’esclavage – aboutit, par sa seule écriture, à une transformation. C’est ce qui donne sens, en définitive, au dénouement du roman. La poétique chamoisienne de l’indicible, telle que nous la concevons, s’articule ainsi comme une technè327 et comme sa mise en scène. De sorte que nous avons inclus les réflexions du métatexte comme autant de procédés pour signifier l’indicible. Ces deux formes d’articulation sont régies, selon notre lecture, par la figure de la compensation qui 327 Michael Rinn emploie cette notion pour désigner l’approche de l’indicible comme un « art du langage », entendu comme les « diverses stratégies discursives qui actualisent, malgré tout, une expérience individuelle extrême du génocide. » (Michael Rinn, Les Récits du génocide. Sémiotique de l’indicible, Lausanne, Paris, Delachaux et Niestlé, 1998, p. 8). 106 aboutit, dans le texte, à une transformation. Mais la mise en scène de la technè, telle qu’elle se manifeste dans Un dimanche au cachot, prend forme dans des commentaires critiques qui balisent la lecture du roman et qui élaborent, progressivement, une poétique à l’intérieur de l’œuvre. De cette manière, après une section complète consacrée à la « poétique du hoquet » (UDC, 144) de Faulkner, le narrateur déclare : Matisse disait commencer à peindre, à toucher au réel, quand il ne comprenait plus rien à ce qu’il savait, à ce qu’il faisait. Césaire s’était écrié : Qui ne me comprendrait pas ne comprendrait pas d’avantage le rugissement du tigre… […] La liberté de Faulkner (tout comme celle de Perse, de Césaire ou de Glissant) était de ne rien dévoiler tout en laissant croire qu’il le faisait. À rester dans l’incertain et à en faire la matière même d’un dévoilement sans chiffre. C’était peut-être pour eux le seul moyen de ne pas interpréter la damnation, l’emprisonner d’une transparence. La laisser se révéler ainsi dans l’incertain d’une liberté, parvenir à la conscience mais préservée par l’obscur d’une liberté indécidable. C’est en restant indécidable qu'une liberté peut ouvrir à toutes les libertés… (UDC, 346-347 ; c’est nous qui soulignons) Le sujet de notre mémoire nous a ainsi confrontés à la même tâche que s’est donnée l’écrivain : élaborer la poétique du roman. La poétique de l’opacité, explicitée par Chamoiseau, s’est d’abord imposée à nous et à notre recherche, par son insistance et par sa force. En effet, le métatexte gagne beaucoup de place à partir de la deuxième moitié du roman, passe au premier plan de l’œuvre, mais il devient, surtout, prescriptif. L’insistance avec laquelle le commentaire reprend ce que fait le texte – à savoir, envisager le réel en tenant compte de son opacité – et, inversement, la façon dont le texte s’efforce d’illustrer ce que déclare le métatexte, notamment par des « effets d’opacité », produit, par saturation de sens, un renversement. C’est avec une réflexion à ce propos que nous voudrions conclure notre recherche, puisque c’est par sa présence explicite que la poétique de l’opacité nous semble inopérante. La description de la poétique de l’opacité de laquelle se réclame Chamoiseau aux côtés de Césaire, Glissant, Perse et surtout de Faulkner, frappe par l’insistance avec laquelle le narrateur souligne l’importance de la liberté et de l’indécidable. Pourtant, au moment d’esquisser, à partir de nos analyses, les principes esthétiques de la poétique du roman, c’est de façon paradoxale que la poétique explicitée par le texte s’est présentée à nous : non pas comme une poétique de l’opacité, puisque par son insistance, elle clarifie. Mais comme une grille de lecture qui s’imposait à notre liberté de lectrice. En d’autres termes, comme une poétique qui se retourne, finalement, contre elle-même. On s’aperçoit, dès lors, suivant 107 Hél-Bongo, que Chamoiseau opère la « subversion d’une écriture qui se retourne contre elle-même328 », qui se contredit. Qui proclame une chose et fait le contraire, ou le questionne. Puisqu’établir une « poétique de l’opacité », au sein d’un roman qui se dit opaque, est en soi une contradiction. Pour être cohérente, elle aurait dû être montrée simplement, performée. La méthode que nous avons adoptée dans nos analyses textuelles nous a permis de nous concentrer sur la narration de l’histoire de l’esclavage et de L’Oubliée, sur laquelle repose le plus fortement la problématique de l’indicible, et le reste des composantes du roman ont été étudiées en fonction de leur rapport avec celle-ci, selon leur incidence sur l’énonciation de l’indicible. La triple approche de la problématique que nous avons implémentée a dégagé de nombreuses stratégies qui nous ont permis de garder une distance vis-à-vis du discours critique de l’écrivain sur sa poétique. Nous proposons dès lors, dans ce mémoire, une lecture différente de la poétique explicite du texte. Non pas contradictoire, mais complémentaire à celle-ci : inclusive de l’opacité comme l’un de ses traits, mais voyant dans la compensation une image plus juste de sa façon de procéder. 328 Olga Hél-Bongo, « Quand le roman se veut essai », thèse citée, f. 300. 108 BIBLIOGRAPHIE 1. 1. ŒUVRE À L’ÉTUDE CHAMOISEAU, Patrick, Un dimanche au cachot, Paris, Gallimard (Folio), 2007. 1. 2. CORPUS SECONDAIRE BERNABÉ, Jean, Patrick CHAMOISEAU et Raphaël CONFIANT, Éloge de la Créolité, édition bilingue français/anglais, traduction de M. B. Taleb-Khyar, Paris, Gallimard, 1993 [1989]. CHAMOISEAU, Patrick et Georges PUISY, Les Antilles sous Bonaparte, Fort-de-France, Désormeaux, 1981. CHAMOISEAU, Patrick, Manman Dlo contre la fée Carabosse, Paris, Éditions Caribéennes, 1981. CHAMOISEAU, Patrick et Tony DELSHAM, Le retour de Monsieur Coutcha, Fort-deFrance, M.G.G., 1984. 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